Les derniers paysans - Tome 2
Gibiers par les foulées,
Place aux âmes damnées!
Puis il a disparu dans les ventes en faisant grésiller les feuilles.
Les femmes avaient cessé de filer; les hommes se regardèrent, et les gardes eux-mêmes semblaient saisis. Moser leur demanda ce que cela voulait dire. L'un d'eux répondit avec un peu d'embarras que, selon la croyance du couvert, l'apparition du mau-piqueur annonçait la grande chasse des réprouvés.
—Et il y a des gens baptisés qui peuvent croire à de pareils contes? demanda Moser scandalisé.
Un murmure s'éleva parmi les boisiers.
—Les gens baptisés croient ce qui frappe leurs oreilles, fit observer un vieillard; tous ceux qui sont ici ont ouï la trompe de l'avertisseur de tristesse, et vos gens eux-mêmes peuvent en rendre témoignage.
Les gardes avouèrent, avec un peu d'hésitation, que c'était la vérité.
—Ainsi, vous avez entendu le cor dans la forêt sans chercher les chasseurs? demanda l'Alsacien.
—Par la raison qu'ils seraient allés au-devant de la mort, reprit le boisier qui avait déjà parlé: la venue du mau-piqueur est toujours un méchant signe; mais quiconque rencontre la chasse n'a qu'à faire préparer sa bière, car ses heures sont comptées.
—Eh bien! j'en courrai la chance, dit Moser, et que le diable me brûle si je ne force pas vos damnés à me montrer leurs ports-d'armes!
Tous les assistants se récrièrent; le vieillard secoua la tête.
—Il ne faut pas jouer avec les morts, dit-il, Dieu a fait les parts; il a donné le jour aux hommes, et la nuit aux mauvais esprits. C'est d'un cœur trop fier d'aller contre sa volonté, et, si vous avez un bon patron dans le ciel, il vous épargnera cette épreuve.
—J'attends au contraire qu'il me l'accorde, dit Moser. Depuis quinze ans que je marche sous le couvert, je n'y ai trouvé que des braconniers de ce monde-ci: j'aurais plaisir à en rencontrer quelques-uns de l'autre; mais vous verrez que la chasse aura été remise, et que le diable nous trouvera trop à jeun et trop éveillés pour faire retentir la trompe du mau-piqueur.
Nul ne répondit, il y eut une pause. La hutte était enveloppée de ce grand silence de la solitude, à peine entrecoupé par le bruit du vent et la rumeur des eaux. Tout à coup un son de cor s'éleva, grandit, courut le long des ravines, et vint éclater à la porte de la cabane. L'effet fut terrible et soudain. Hommes et femmes se levèrent d'un seul mouvement. Moser me regarda avec surprise; il y eut un court silence, puis l'appel de la trompe se répéta plus vif et plus rapproché.
—C'est lui! c'est lui! murmurèrent toutes les voix.
Le forestier s'était levé.
—Il est clair que quelqu'un s'amuse à nos dépens, dit-il, avec une impatience irritée; reste à savoir qui rira le dernier.
Et se tournant vers ses deux compagnons:
—En route! ajouta-t-il; le mau-piqueur me semble un peu enroué, nous allons tâcher de lui éclaircir la voix.
Les gardes, qui s'étaient levés, se regardaient d'un air inquiet, et le son du cor continuait à retentir avec une force toujours croissante; tous les boisiers s'étaient rassemblés autour de la cheminée, où ils parlaient à voix basse. Moser attendait près de la porte en examinant la batterie de son fusil. Enfin ses compagnons le rejoignirent, mais d'un air qui trahissait leur trouble. L'Alsacien leur demanda s'ils avaient peur.
—On peut craindre sans honte ce qu'on ne comprend pas, dit le plus âgé avec humeur, et, pour mon compte, je me demande ce que nous allons faire à cette heure dans la forêt.
—Votre devoir! répliqua Moser durement; savez-vous ce que cache cette mauvaise plaisanterie dont on veut nous effrayer? êtes-vous sûrs qu'elle ne serve point à quelque maraudeur pour ravager les ventes? Le bois nous est confié, nous devons le surveiller comme notre enfant. Voulez-vous donc qu'on vous prenne pour des lâches? Allons, en avant, vous dis-je, et veillez à vos fusils.
Les gardes ne dirent mot, et nous prîmes notre chemin vers la futaie.
Moser se dirigeait sur le son du cor, qui devenait à chaque instant plus distinct. Ses hallalis ne ressemblaient en rien aux airs de chasse contemporains: c'étaient des appels prolongés et plaintifs, entrecoupés de fanfares furieuses, mais dont le rhythme antique rappelait les airs de la vieille France. Le mau-piqueur paraissait venir à notre rencontre par un sentier parallèle à celui que nous suivions. Bientôt le cor éclata à notre droite et de si près, que nous en paraissions à peine séparés par quelques buissons. Moser tourna brusquement de son côté; mais à l'instant même nous l'entendîmes retentir à notre gauche. Le forestier surpris s'élança dans la nouvelle direction; l'hallali passa aussitôt à droite, plus éclatant que jamais. Cette fois, Moser lui-même s'arrêta désorienté, et demanda aux gardes s'il y avait dans la forêt des échos: tous deux répondirent négativement; ils nous firent même remarquer que le son du cor avait de nouveau changé de place et se faisait entendre derrière nous. L'Alsacien allait rebrousser chemin, quand nous le distinguâmes en avant. Le son se maintint dans cette direction, que nous suivîmes quelque temps, mais avec des intermittences qui continuaient à nous égarer. Parfois on eût cru le corneur nocturne à quelques pas; dans d'autres instants, il nous paraissait perdu à l'extrémité de la forêt. Les deux gardes nous suivaient dans un saisissement que trahissait leur haleine haletante. Quand nous nous arrêtâmes enfin au milieu d'un carrefour sauvage, ils se mirent à regarder autour d'eux avec une épouvante qu'ils ne cherchaient plus à dissimuler.
—C'est aller volontairement à l'encontre du malheur! dit le plus vieux d'une voix altérée; le forestier doit savoir à cette heure que nous n'avons pas affaire à des hommes, et la raison nous dit de retourner aux huttes.
Moser ne répliqua rien. Le corps penché et l'oreille ouverte à toutes les brises de la nuit, il semblait étudier depuis quelque temps avec une attention particulière les hallalis du mau-piqueur; il se redressa enfin et se tourna de notre côté.
—J'ai le mot de l'énigme, dit-il vivement; les sons éloignés sont plus nets et plus forts que ceux qui retentissent à quelques pas: ce n'est ni le même musicien ni le même instrument, il y a évidemment deux trompes, et voilà une heure qu'on se moque de nous!
Quelque vraisemblable que fût l'explication, elle ne put persuader nos compagnons, qui se refusèrent positivement à explorer l'un des côtés de la forêt, tandis que Moser et moi aurions parcouru l'autre. L'Alsacien dut se résigner à les conduire dans une des directions, en me laissant prendre seul la route opposée. Un des gardes me donna son fusil, et j'entrai dans une étroite foulée qui me conduisait à la partie la plus solitaire de la forêt.
J'avançais avec difficulté sur un terrain marécageux, où le pied glissait à chaque pas. La clarté stellaire donnait à l'ensemble de la futaie je ne sais quel aspect chimérique; tantôt des lueurs filtrant à travers l'ombrage couraient devant moi sur l'herbe fine à la manière des follets, tantôt de vieux arbres desséchés se dressaient aux angles des bouées comme des fantômes qui agitaient à la brise leurs linceuls de lierre. Mille rumeurs couraient dans l'air, des cris sans nom sortaient des tannières creusées sous les racines, des soupirs étouffés descendaient du haut des cimes; on sentait vivre autour de soi un monde inconnu et invisible.
Le cor avait cessé de retentir; mais depuis quelque temps il me semblait entendre, au milieu des murmures de la nuit, un bruit de pas que trahissait de plus en plus le craquement des branches mortes et des glands desséchés. Enfin, à l'entrée d'un placis, j'aperçus distinctement une ombre tenant à la main une trompe de chasse: elle émergeait comme moi de l'obscurité, et entrait dans l'espace éclairé. Au léger cri que je laissai échapper, elle se retourna de mon côté, puis s'élança vers le centre du placis, où elle disparut derrière un obstacle que je pris d'abord pour un rocher; mais en approchant, je reconnus un chêne gigantesque, dont le tronc vermoulu avait fait jaillir, à quelques pieds de terre, un taillis de rameaux. Après avoir vainement tourné autour du colosse sans pouvoir atteindre l'ombre fuyante, je revins brusquement sur mes pas, et je me trouvai en face du porteur de trompe, qui n'était autre que Bruno.
En me reconnaissant, il parut plus surpris qu'effrayé; mais j'étais un peu en colère de l'émotion que la plaisanterie m'avait causée, et je lui mis la main au collet.
—Parbleu! je tiens cette fois le mau-piqueur! m'écriai-je, et je veux le faire connaître aux gens de la coupe.
—Au nom du Christ! ne le faites pas, Monsieur, interrompit le chercheur de miel d'une voix troublée, ce serait me perdre à jamais.... et d'autres avec moi.
—Qui cela? demandai-je.
Il hésita.
—Notre musique ne porte dommage à personne, reprit-il en évitant de répondre, nous avons seulement voulu faire causer les gens...
Un coup de feu l'interrompit; il s'arrêta court d'un air déconcerté.
—Voici qui vous donne un démenti, maître Bruno, répliquai-je.
—Ce sont les gardes qui tirent en rentrant, balbutia le jeune garçon.
—Les gardes suivent une direction opposée, repris-je, et je gage que les gens qui ont entendu parler les fusils de la forêt reconnaîtraient plutôt la voix de celui de Bon-Affût.
Bruno me regarda.
—Ah! il faut que quelqu'un ait averti Monsieur, s'écria-t-il; il n'aurait pu avoir tout seul une pareille idée. Mais Monsieur ne voudrait point faire de peine à un pauvre homme....
—D'autant que je sais à qui il destine la chasse, répliquai-je.
Et je lui racontai comment j'avais entendu la promesse faite à la Louison par le braconnier; je lui annonçai en même temps que Moser était dans la forêt avec ses gardes. Un peu effrayé pour Bon-Affût, qui se croyait à l'abri de toute poursuite grâce à son stratagème, Bruno voulut aller l'avertir: j'avais perdu mon orientation à travers les bouées, et, dans la crainte de m'égarer de plus en plus, je me décidai à le suivre.
Le chasseur d'abeilles ne prit ni par les avenues, ni par les sentiers; il coupa droit vers le lit d'un ruisseau desséché que nous longeâmes quelque temps sans bruit sur une jonchée de feuilles humides et cachées par les touffes de coudriers. Nous atteignîmes ainsi un gîte très fourré où le braconnier venait également d'arriver avec un chevreuil. Bruno lui expliqua rapidement notre rencontre et la présence de forestiers dans le bois. J'indiquai le plus exactement qu'il me fut possible la direction que je leur avais vu prendre et le carrefour où ils m'avaient donné rendez-vous. Le chercheur de miel fit observer que leur route devait les éloigner de nous.
—S'ils la suivent! objecta Bon-Affût; mais ils auront entendu, comme Monsieur, ma canardière chanter sous le couvert: en se dirigeant sur le son, ils vont arriver par la rabine de la Hubiais, et avant dix minutes nous les aurons sur nos talons. Le plus sage est de tourner vers la brande et de filer par la clairière de la petite Fougeace.
A ces mots, sans attendre notre réponse, il reprit le chevreuil dont Bruno avait lié les pieds, le jeta sur son épaule et se mit en marche.
Au sortir du fourré s'ouvrait une vaste bruyère sans ombrages, dans laquelle il fallut s'engager. Toutes les étoiles avaient disparu du ciel; un vent froid s'était élevé; on apercevait à travers la brume nocturne les lisières de la forêt, qui semblait ourler la brande d'un pli plus sombre, et d'où sortait la triste rumeur du vent dans les feuilles. De temps en temps retentissaient dans la nuit des cris de loups affamés auxquels répondaient, comme un écho, les hurlements des chiens dans les villages. Bon-Affût rentra enfin sous le couvert, et, après avoir traversé une jeune vente, tourna vers la clairière de la Fougeace. Nous commencions à côtoyer le long étang qui la ferme à gauche, quand une grande clarté nous apparut de l'autre côté dans les arbres. Des vapeurs lumineuses montaient sous les voûtes de verdure, puis disparaissaient derrière les tourbillons d'une fumée blanchâtre que pailletaient des étincelles.
—Le feu! s'écria Bon-Affût, le feu est à la futaie!
Et il courut avec nous vers la clairière. Nous vîmes alors que l'incendie n'avait encore gagné que les lisières. Le feu allait de buisson en buisson jusqu'au pied des grands arbres, dont il effleurait les troncs noueux. Bon-Affût s'était arrêté les deux mains appuyées sur son fusil.
—Encore quelque vacher du diable qui aura allumé une bourrée aux bords des traînes! dit-il. Si on ne débarrasse point la forêt de ces fainéans, nous n'aurons bientôt plus que des bois-arcis.
—Sans compter que c'est nous autres qu'on accuse de tous les dégâts, fit observer Bruno.
—Le garçon dit pourtant vrai, reprit le braconnier en me regardant. Demain les gardes assureront que le feu a été mis par les coureurs de bois, comme si le monde avait coutume de brûler son champ et sa maison!
Je déclarai que le forestier alsacien ne manquerait point en effet de regarder l'accident comme une nouvelle malice du mau-piqueur, et que celui-ci ferait sagement d'éviter sa rencontre, s'il ne voulait s'exposer à quelques semaines de retraite forcée dans la prison de Savenay.
—Moi en prison! interrompit Bon-Affût, qui releva sa canardière par un geste instinctif et menaçant; c'est impossible! j'ai besoin du couvert pour vivre. En prison! que le diable me torde si je n'en usais pas les murs avec mes ongles! C'est dans la forêt que j'ai toutes mes connaissances; faut que j'y reste... pour la verdaude... et pour d'autres encore!.... Mais Monsieur a raison, pas moins; il est inutile de s'arrêter; d'autant que nous ne pouvons rien contre le feu. Si le vent reste où il souffle, il n'y a d'ailleurs pas de danger; la forêt se tiendra bien. Seulement faut rebrousser chemin, vu qu'ici on ne peut plus passer, et que nous sommes enfermés entre le feu et l'eau.
Nous retournâmes vers l'entrée de la clairière; mais près d'y arriver, Bruno, qui marchait en avant, revint vivement sur ses pas.
—Qu'y a-t-il? demanda le braconnier en s'arrêtant.
—J'ai vu quelqu'un dans la foulée! répliqua le jeune garçon à voix basse.
Nous reculâmes jusqu'à l'ombre projetée par une touffe de saules qui bordaient l'étang; mais trop tard pour échapper aux regards de Moser et des deux gardes, qui venaient de déboucher dans la clairière.
—Nous sommes pris! dit le chasseur d'abeilles en voyant l'Alsacien nous montrer du doigt.
—Pas encore! murmura Bon-Affût caché derrière le buisson, et dont j'entendis craquer la batterie.
Les forestiers continuaient à marcher sur nous avec précaution; ils ne pouvaient avoir aperçu le braconnier, qui, dès le premier instant, s'était accroupi dans l'ombre. Je fis comprendre rapidement à Bruno que le seul moyen de dérober la présence de Bon-Affût et d'éviter une lutte dangereuse était de marcher à leur rencontre. Il se débarrassa à l'instant de sa trompe de chasse qu'il laissa glisser sur l'herbe près de Bon-Affût, et il s'avança avec moi vers Moser.
Celui-ci m'eut à peine reconnu, que, sans prendre le temps de nous interroger, il courut examiner l'incendie.
Bien que les flammes ne parussent point devoir s'étendre, il envoya les deux gardes pour réclamer en toute hâte du secours au campement des boisiers. Ce fut seulement après leur départ que nous pûmes échanger quelques explications. Ainsi que le braconnier l'avait prévu, Moser était venu au coup de fusil. Les taillis en feu le confirmèrent dans ses premiers soupçons.
—Les braconniers sont à l'ouvrage, me dit-il, et, afin d'avoir le couvert à eux, ils ont voulu effrayer. Heureusement que je suis sevré depuis trop longtemps pour croire aux contes de nourrice. Dès ma première tournée, ce matin, j'ai reconnu que la forêt était au pillage; tout le monde en use comme de son bien. Les troupeaux du Gavre broutent, en guise d'herbe, les chênes naissants; l'étrèpe des paysans fauche le reste pour litières; les marchands de glu, en écorchant les houx, font chaque année pour cent louis de bois mort. Il ne reste déjà plus de cerfs sous le couvert; bientôt on cherchera en vain des chevreuils. Il est temps d'en finir avec les vagabonds qui moissonnent effrontément dans le champ du roi.
A ce moment, son regard tomba sur Bruno, qui revenait vers nous après s'être approché du marais, et il me demanda ce que c'était que ce compagnon recueilli en chemin. J'expliquai notre rencontre la veille chez le fermier et tout à l'heure près du chêne du grand duc de manière à prévenir tout soupçon. Moser voulut lui adresser quelques questions, mais le chercheur de miel n'eut point l'air de les comprendre. Un masque de stupidité s'était subitement étendu sur tous ses traits; à chaque demande du forestier, il éclatait de rire et répondait longuement par de puériles divagations. Je m'aperçus bientôt que, pendant qu'il fixait ainsi l'attention de l'Alsacien, ses yeux fouillaient la nuit vers l'ouverture de la clairière; je suivis leur direction, et il me sembla distinguer, à travers l'obscurité, une forme vague qui rampait aux bords de l'étang. Je compris que c'était Bon-Affût qui gagnait le bois. Bruno ne témoigna aucune intention de le suivre. Assis sur l'herbe devant le brûlis, dont les flammes commençaient à s'abattre et ne serpentaient plus que dans les broussailles, il écoutait Moser, qui me développait son plan contre les maraudeurs de la forêt.
Notre conversation fut interrompue par le retour des gardes, qu'accompagnait une troupe nombreuse de boisiers. A l'annonce d'un brûlis, tous étaient accourus armés de seaux, de haches et de hoyaux. Les femmes elles-mêmes avaient suivi pour prêter secours. Le premier effort les rendit maîtres de l'incendie: la lisière de buissons qui brûlait encore fut abattue, le terrain nettoyé, et le brasier éteint. Le dommage avait été peu de chose; mais les boisiers, nourris par l'exploitation de la forêt, qu'ils regardent comme leur champ, restèrent émus et irrités de l'inquiétude qu'ils venaient d'éprouver. Tout le monde demandait à la fois comment le feu avait pris.
—Comment? répéta le forestier; demandez aux vauriens que vous laissez maîtres du couvert, et qui tôt ou tard vous en feront un tas de cendres! Voilà où conduisent vos histoires de veillée! On vous fait trembler comme de vieilles femmes avec une fanfare, et pendant ce temps les braconniers tuent le gibier et mettent le feu aux futaies.
Il y eut parmi les boisiers un mouvement et un échange de réflexions rapides. Quelques-uns des plus jeunes penchaient évidemment vers l'opinion de Moser; mais la plupart ne pouvaient échapper ainsi à l'empire de la tradition.
—Bruno a vu le mau-piqueur, disait une femme.
—Nous avons entendu tous la trompe maudite, ajoutait un vieillard.
—Demain, on trouvera par les foulées la trace de la meute avec les plumes ou le poil du gibier.
—Et puisque le forestier est sorti pendant la chasse, il en aura sa part.
—Dieu me damne! ceci est une chose que je voudrais voir! s'écria en riant Moser, qui alla reprendre son fusil posé contre un chêne.
Il s'interrompit tout-à-coup. Une patte de chevreuil était plantée dans le canon même de la carabine!
Le saisissement fut d'abord général. Les boisiers se montrèrent avec une surprise effrayée l'envoi du chasseur maudit qui devait être, selon la tradition, un talisman de malheur; mais après avoir réfléchi un instant, l'Alsacien se frappa le front, et se tournant de mon côté:
—C'est un tour du jeune drôle que vous avez rencontré près du chêne au duc, s'écria-t-il; il était là tout à l'heure; qu'est-il devenu?
Je cherchai Bruno autour de moi; il avait disparu. Le forestier s'informait à tout le monde du chemin qu'il avait pu prendre, quand des femmes qui puisaient de l'eau à l'étang pour éteindre les derniers brasiers accoururent avec la trompe de chasse cachée par le chercheur de miel derrière les touffes de saule. Les boisiers la reconnurent aussitôt pour l'avoir vue aux mains de Bon-Affût.
A ce nom, Moser fut frappé d'un trait de lumière. Les renseignements recueillis depuis son arrivée sur le braconnier ne lui permettaient point de douter que tout ce qui venait d'arriver ne fût son ouvrage. Le chasseur d'abeilles lui servait évidemment de compère; tous deux avaient abusé de la crédulité des gens du couvert en jouant cette comédie du mau-piqueur, et, quand ils s'étaient vus poursuivis, ils avaient mis le feu au taillis, afin de détourner l'attention.
Malgré la vraisemblance de ces explications, les boisiers eussent peut-être continué à douter sans l'arrivée de Michelle, qui, tardivement avertie du brûlis, avait pris les grands sentiers, et ne savait rien de ce qui s'était passé à la clairière. Elle raconta que, vers la petite ravine, elle avait aperçu deux hommes qui lui avaient d'abord fait peur, mais qu'en les laissant approcher, elle avait reconnu Bruno et Bon-Affût, qu'elle les avait appelés, et qu'au lieu de répondre, tous deux s'étaient enfoncés dans les jeunes ventes.
Ceci mit fin aux incertitudes. Il s'éleva un cri de réprobation générale. Honteux d'avoir été pris pour dupes et irrités d'un essai d'incendie qui les exposait à perdre leur gagne-pain, les boisiers s'écrièrent qu'il fallait arrêter les deux maraudeurs.
D'après le rapport de Michelle, ils avaient pris le chemin de la Madeleine: on se partagea en plusieurs bandes qui devaient occuper tous les passages et se rabattre ensemble sur la ferme.
Ne pouvant prévenir les fugitifs, ni empêcher cette battue, je me décidai à ne point quitter le forestier.
La troupe que Moser conduisait prit par le sentier où Bon-Affût et Bruno avaient été aperçus; mais ceux-ci avaient sans doute trop d'avance pour qu'on pût les atteindre; car nous arrivâmes à la Madeleine sans avoir rien rencontré. Bien que la ferme fût close et silencieuse, une raie de lumière dessinée sur le seuil prouvait suffisamment que tout le monde n'y était point endormi; un chien ayant aboyé à notre approche, la lumière disparut. Moser nous arrêta d'un geste en pressant le pas. Presqu'au même instant la porte s'ouvrit, le père Louroux avança la tête pour voir qui venait, et le forestier se trouva brusquement devant lui.
A l'exclamation poussée par le fermier, nous nous rapprochâmes tous ensemble, ce qui le fit reculer et nous permit d'entrer; mais, déconcerté un instant, il se remit vite et demanda ce qui nous amenait.
—D'abord ce vaurien, dit Moser en montrant Bruno assis sur la pierre du foyer, puis un autre qui doit être à la ferme avec lui.
—Qui cela? demanda Louroux d'un air étonné.
—Le braconnier de la Mare-aux-Aspics.
—Bon-Affût? il n'est point ici, comme vous pouvez voir; mais je lui ai parlé pas plus tard qu'hier, même que Monsieur était témoin.
Le forestier ne perdit point son temps à contester, il se mit à fouiller tous les coins de la ferme sans rien découvrir. Le paysan, qui vit son désappointement, jugea l'occasion favorable pour se plaindre d'une visite faite sous cette forme et à pareille heure: il commençait à le prendre de très haut; mais l'Alsacien lui coupa la parole en l'avertissant qu'on connaissait ses rapports avec les braconniers, que la présence du chasseur d'abeilles, reçu au milieu de la nuit, était une confirmation suffisante, et qu'il aurait lui-même à rendre compte de sa part de responsabilité dans le double crime de braconnage et d'incendie. Il raconta ensuite brièvement ce qui avait eu lieu, annonça que toutes les routes étaient surveillées, et reprit sa recherche, suivi cette fois du paysan effrayé, qui était bien vite redescendu de la récrimination à l'humilité, et prenait tous les saints du calendrier à témoin de son innocence.
Le forestier voulut emmener Bruno. En passant devant un des lits refermés dont l'unique chambre de l'habitation des Louroux était garnie, celui-ci murmura quelques mots bretons que je ne pus distinguer; mais à peine eut-il disparu, que le battant du lit glissa doucement dans la coulisse, et, aux premières clartés du jour qui pénétraient par la porte ouverte, je vis la tête charmante de la Louison s'avancer avec une précaution inquiète. Fatigué de ma longue course de nuit à travers la forêt, je m'étais assis dans l'ombre du foyer, où elle ne pouvait me voir. Elle se pencha au bord du lit, regarda encore vers l'entrée, et se laissa couler à terre, elle était pieds nus, coiffée d'un petit bonnet à trois pièces, comme en portent les enfants, et vêtue d'une simple jupe de berlinge. Je la vis s'avancer jusqu'à la porte à pas comptés, regarder au dehors, puis gagner la seconde entrée, qui donnait sur une cour de derrière.
Persuadé qu'elle voulait avertir le braconnier, je la suivis jusqu'au seuil. Comme elle allait traverser la cour, la voix de Moser se fit entendre, et il parut lui-même, continuant ses recherches. La jeune paysanne effrayée fit d'abord un mouvement pour rentrer, puis s'arrêta. Le forestier venait vers elle en compagnie du père Louroux. Michelle causait plus loin très vivement avec Bruno.
—C'est-il donc la naissance d'un nouveau Jésus, notre maître, demanda la Louison en souriant, pour qu'on mène tant de déduit par l'housteau, et qu'on réveille les bergères avant la pointure du jour?
—D'où vient cette fille et que veut-elle? interrompit brusquement Moser.
Mais Michelle avait tressailli à la voix de Louison.
—Eh bien! le forestier ne voit donc pas? dit-elle en s'approchant; c'est la pastoure de la Magdeleine, à qui ses parents n'ont laissé ni bas ni sabots.
Et s'adressant à l'enfant avec cette pitié triomphante qui insulte:
—Hélas! voici bien du malheur pour toi, pauvre créature, ajouta-t-elle; ton grand ami Bon-Affût va être conduit en prison.
—Et son chagrin vous portera beaucoup de profit, faut croire, répliqua un peu aigrement la Louison, car la mauvaise nouvelle rit plein vos yeux.
—Il y a toujours profit pour les honnêtes gens qu'on fasse justice, reprit Michelle en élevant la voix; le braconnier est un malheureux qui a mis le feu aux futaies...
—Vous mentez, la Michelle! s'écria Louison, dont l'œil bleu étincela; Bon-Affût aime trop le couvert pour lui avoir fait du mal. Allez, allez, c'est d'un méchant courage d'accuser ainsi ceux qui ne sont point là et qui n'ont personne pour les défendre.
—Tu le défends, toi, laideronnette! s'écria la boisière en éclatant de rire.
—C'est du moins preuve qu'elle a le cœur mieux placé que vous, dit sévèrement le chercheur de miel.
Michelle se retourna de son côté avec une expression de rancune hautaine.
—C'est bon, mon Bruno, reprit-elle amèrement, on sait que vous êtes bien disposé pour la Louison et pour Bon-Affût. Quand les oiseaux ont le même plumage, ils font ensemble leurs nids; mais, pour le moment, le commerce va mal, mon pauvre gars, et vous voilà tous deux pris.
—Encore une menterie! interrompit la pastoure en colère; Bon-Affût n'est pas pris et ne le sera pas.
—Voyez-vous la rusée qui sait cela! s'écria Michelle; gage qu'elle connaît le retrait du braconnier!
Moser, qui avait prêté jusqu'alors peu d'attention à la querelle des deux jeunes filles, devint attentif. Il interrogea Louison en usant de tous les moyens de la surprendre; mais la petite pastoure échappa à ses piéges avec une finesse naturelle et alerte dont je fus émerveillé. Les boisiers arrivèrent sur ces entrefaites; ils avaient exploré les chemins sans rien rencontrer. Le forestier ne put cacher son dépit. Outre la nécessité de justifier la confiance de l'administration à laquelle il avait promis une prompte réforme des abus qui ruinaient la forêt, il mettait sans doute son amour-propre à ne pas échouer devant tant de témoins et à signaler son arrivée au Gavre par une prise importante. Après avoir ordonné de fouiller encore les environs de la Magdeleine, il s'assit à la porte de la ferme et alluma sa pipe allemande, comme s'il eût voulu attendre là le résultat des nouvelles recherches.
Cependant je m'étais aperçu qu'il continuait à suivre de l'œil tous les mouvements de la Louison; le jour s'était levé, et l'on commençait à entendre au loin dans la forêt le lambis du vacher; la pastoure fit sortir les bestiaux des étables et se dirigea avec eux vers les pâtures. Moser la laissa partir sans avoir l'air d'y prendre garde; mais à peine fut-elle engagée dans le sentier qui conduisait aux friches, que je le vis éteindre vivement sa pipe et reprendre son fusil. Je lui demandai ce qu'il voulait faire; il mit le doigt sur ses lèvres en me montrant la pastoure, et se glissa dans le champ qu'elle côtoyait. Je le rejoignis sans trop comprendre son projet, et nous suivîmes la Louison de l'autre côté de la haie. La bergerette marchait en chantant, sans se presser ni regarder derrière elle, uniquement occupée en apparence des pailles qu'elle tressait. Elle arriva ainsi au pâtis, grimpa sur un petit monticule qui le dominait et s'assit sur un bouquet de frênes. Pour la première fois alors elle promena les yeux autour d'elle; mais vaguement et comme si elle n'eût point regardé. Presque à ses pieds était un champ de blés mûrs dont les épis ondulaient à la brise du matin. A droite s'ouvrait la forêt, à gauche s'étendait la culture où nous nous tenions cachés. Louison continuait à chanter; mais sa voix s'élevait insensiblement et jetait au loin les modulations de la complainte champêtre.
—Dans quelle langue de sauvage nous chante-t-elle là? demanda Moser, qui s'efforçait en vain de comprendre les paroles.
Je lui fis signe de se taire, car j'avais reconnu le rude accent celtique. La pastoure chantait le vieux guerz de Jean Devereux, mais en l'entrecoupant d'avertissements adressés à un auditeur invisible.
«Bretons, soyez tous sur vos gardes, c'est là que demeure Jean la Prise, il est avec ses soldats dans sa citadelle, comme un bigorneau dans sa coquille.»
A cet endroit, la voix changeait légèrement d'inflexion et substituait aux paroles traditionnelles ce rapide avertissement:
«Toute la troupe des coupeurs de bois est ici; le plus sûr pour vous est de retourner à cette heure dans la forêt, vers le gîte de la Mare-aux-Aspics.»
Puis le chant primitif reprenait:
«Ils ont pillé dans ce pays tout ce qui était vieux et tout ce qui était neuf,—les croix d'argent des églises, les hanaps dorés des bourgeois.»
Et l'accent s'élevait encore pour ajouter:
«Il n'y a personne à droite; suivez les blés sans lever la tête, vous arriverez à la petite bouée de houx.»
Mon œil se retourna vers le champ de blé, et, au bout de quelques secondes, je vis la mer d'épis s'entr'ouvrir légèrement et dessiner un sillon qui semblait se diriger vers la forêt. Je me levai pour mieux distinguer; Moser, qui suivait tous mes mouvements, surprit mon regard, aperçut l'agitation des épis et poussa une exclamation joyeuse: il avait tout deviné.
Ecartant les buissons derrière lesquels nous étions abrités, il traversa en courant la friche, arriva à la clôture du champ de blé, trop élevée en cet endroit pour être franchie, la côtoya un instant, et, apercevant enfin une ouverture garnie de ramées, s'y élança; mais je l'entendis jeter un cri de douleur et je le vis s'abattre: il avait rencontré la faulx cachée sous les feuilles pour la passée des sangliers.
Les deux gardes, qui arrivaient et qui avaient vu comme moi l'accident, accoururent pour m'aider à relever l'Alsacien. Moser était couvert de sang, mais il ne parut point s'en préoccuper.
—Vite, vite, au braconnier! balbutia-t-il en montrant la direction dans laquelle fuyait Bon-Affût.
Après un moment d'hésitation, les gardes se précipitèrent à la poursuite d'Antoine, tandis que Moser s'aidait du talus pour se redresser et les suivre du regard.
Je voulus en vain savoir s'il était dangereusement atteint; étanchant machinalement avec son mouchoir le sang qui coulait de ses mains et de sa poitrine, il ne semblait s'occuper que du braconnier. Dès que celui-ci s'était vu découvert, il n'avait plus songé à se cacher dans les blés et courait à travers les sillons; il s'efforçait de gagner le bois, poursuivi par les forestiers. L'intervalle qui le séparait d'eux s'agrandissait de plus en plus, et il était évident qu'il allait leur échapper, lorsqu'à la dernière clôture il se trouva inopinément en face d'une troupe de boisiers qui l'entourèrent et le saisirent.
Aux cris qui l'avertissaient de cette capture, Moser fit un geste de triomphe, et, à bout de forces, se laissa glisser au pied du fossé.
Un quart d'heure après, tout le monde était réuni devant la ferme du père Louroux. On attelait une charrette pour le forestier, dont on avait pansé les blessures. A quelques pas, au milieu d'un cercle formé par les boisiers, se tenaient Bon-Affût et Bruno. Ils avaient les mains liées et étaient appuyés à un petit mur d'enclos. Louise, assise un peu plus loin, sanglotait, la tête sur ses genoux. Je m'approchai pour donner quelques encouragements aux prisonniers; mais le braconnier, longtemps silencieux, venait d'adresser la parole à la jeune pastoure: il parlait en breton, afin de n'être pas compris de ceux qui les entouraient.
—Ne pleure pas, chère créature, disait-il d'une voix très douce: oublies-tu qu'il y a ici un mauvais cœur jaloux qui boit tes larmes comme une eau de source?
Son œil indiquait Michelle, qui les regardait de loin avec une expression de joie troublée; mais la pastoure ne parut point prendre garde à l'espèce d'avantage qu'elle donnait à sa rivale: le malheur de ses deux amis l'occupait uniquement.
—En prison! vous, en prison! mes pauvres gens! reprit-elle les mains pressées l'une contre l'autre.
—Le garçon n'y sera pas longtemps, vu qu'on ne trouvera rien contre lui.
—Mais vous, cher homme, dit la Louison en regardant Bon-Affût avec une tendresse filiale, qu'allez-vous devenir quand il n'y aura plus de feuilles sur votre tête, que vous ne pourrez plus respirer au cœur de l'air, et qu'il faudra rester nuit et jour entre des murailles?
Le front du braconnier s'obscurcit.
—Oui ce sera une dure épreuve, dit-il sourdement.
—Laissez-moi vous suivre au moins, vieil Antoine, reprit vivement Louison; peut-être qu'ils me permettront de demeurer avec vous, et, si c'est défendu, je pourrai rester à la porte de votre prison, je chanterai pour vous avertir que je suis là; j'irai prier les juges qu'ils vous laissent partir.
—Pauvre innocente! interrompit Bon-Affût, qu'est-ce qu'on dirait ici, et comment vivrais-tu là-bas?
—Ici on dirait que je vous sers comme mon vrai père, répliqua la pastoure, vous savez qu'on le dit déjà, et, pour vivre là-bas, je travaillerais, ou, s'il n'y a pas d'ouvrage pour moi, eh bien! je m'asseoirais au coin de la prison, et quand il passerait de bonnes âmes, elles verraient que j'ai faim et elles me secourraient pour l'amour du Christ!
Un sourire attendri passa sur le visage du braconnier; il regarda avec complaisance la petite paysanne, dont le charmant visage était tourné vers lui.
—Tu as bon cœur, la Louison, dit-il, mais il faut que tu restes à la Magdeleine; je le veux. Il n'est pas bon que les jeunes filles soient par les chemins, demandant secours à ceux qui passent. S'il y en a qui donnent au nom du Christ, comme tu dis, il y en a aussi qui veulent prendre au nom du diable. Demeure ici; Bruno reviendra avant qu'il soit longtemps, et moi plus tard.
La pastoure voulut insister.
—C'est dit, entends-tu bien? ajouta le braconnier d'un ton impérieux.
Louison joignit les mains et baissa la tête.
—On fera selon votre désir, dit-elle avec une résignation presque craintive.
Il y eut un assez long silence; Bruno l'interrompit en annonçant à demi-voix qu'on allait partir. Les gardes venaient, en effet, de placer Moser dans la charrette et reprenaient leurs fusils. La pastoure se jeta au cou de Bon-Affût en sanglottant. Le courage de celui-ci parut fléchir: il devint très pâle, tout son corps tremblait, et il fut obligé de s'asseoir; mais ce ne fut que l'émotion d'un instant. Il se releva presque aussitôt.
—Allons, Dieu vous gardera, pauvre fille, dit-il en retenant avec peine ses sanglots, ne pleurez pas, vous donneriez occasion de parler aux mauvaises gens... Embrassez-la, Bruno..... et maintenant en voilà assez. Du courage, mes enfants, nous reviendrons quand il plaira à Dieu!
Puis, comme s'il se ravisait:
—Encore un mot, la Louison, ajouta-t-il plus bas; vous savez où est la Mare-aux-Aspics, vous connaissez le trou de la verdaude; j'ai caché au fond sept pièces de six livres, qui sont toutes mes économies: je voulais en avoir dix pour le jour où Bruno et vous seriez revenus ensemble de l'église. Tant que j'aurai chance de compléter la somme, n'y touchez pas; mais, si on vous dit que je n'ai plus besoin que de prières, alors prenez l'héritage; la verdaude vous connaît comme moi, et vous laissera faire.
A ces mots, il embrassa de nouveau la jeune paysanne, dont les sanglots redoublaient malgré elle.
Je me décidai à intervenir.
—Rassurez-vous, ma bonne créature, lui dis-je en breton, vos deux amis reviendront bientôt.
—Monsieur parle blohik[17]! s'écria le braconnier; alors il a tout entendu!....
[17] Dialecte breton de l'évêché de Vannes.
—Mais il n'abusera de rien, ajoutai-je rapidement, car il part aussi tout à l'heure et vous rejoindra demain à Savenay, où il espère bien que sa déposition vous justifiera complétement.
—Que Dieu vous en récompense! répondirent en même temps Bruno et la pastoure.
Nous ne pûmes en dire davantage, car les gardes arrivaient. Ils firent signe aux prisonniers, qui allèrent se placer derrière la charrette, et la petite escorte se mit en marche.
En passant, Moser me salua. Il avait sur son visage défait et dans ses yeux enfiévrés une expression de joie farouche. A le voir si faible et si pâle conduire en triomphe ces deux hommes pleins de vigueur, je me rappelai involontairement Richelieu à l'agonie, traînant à sa suite de Thou et Cinq-Mars. Les boisiers regardaient, groupés à l'entrée de l'aire, et Louison, debout sur le petit mur, adressait de loin des signes d'adieu aux prisonniers; mais tout-à-coup elle poussa une exclamation, se retourna vers moi et se rassit en pleurant. La charrette et ceux qui la suivaient venaient de disparaître sous l'ombre des rabines.
Je ne pus arriver à Savenay que le surlendemain; mais je me rendis aussitôt chez le magistrat chargé d'instruire l'affaire de Bruno et du braconnier. Mes explications suffirent pour dissiper tous les soupçons d'incendie et pour faire rendre la liberté au jeune coureur de bois. Quant à son compagnon, il avait trop de vieux comptes à régler avec les forestiers pour que je pusse obtenir son élargissement avant mon départ; mais j'avais heureusement retrouvé à Savenay un ancien condisciple, devenu avoué, qui me promit de surveiller son affaire et de l'assister au besoin. J'appris effectivement, assez longtemps après mon excursion chez les boisiers, que l'avoué de Savenay avait réussi à tirer Bon-Affût de prison au bout de quelques semaines, et qu'il l'avait placé sur le domaine de Carheil, où l'ancien braconnier était devenu le modèle des gardes-chasse. On m'assura même que ce dernier allait se trouver de nouveau réuni au chercheur de miel, récemment gagé comme terrassier-planteur, et qui devait le rejoindre, après la sève d'août, avec la pastoure de la Magdeleine, que les gens du couvert appelaient par avance Louison Bruno.
HUITIÈME RÉCIT.
LA GROAC'H.
J'étais parti de Pontrieux fort tard, prenant un chemin de traverse que j'avais autrefois parcouru et qui, selon mon calcul, devait me permettre d'atteindre Tréguier avant la fin du jour; mais je m'aperçus bientôt que mes souvenirs m'avaient trompé. La nuit me surprit au tiers du voyage, et je commençai à craindre de m'égarer au milieu de ces routes entrelacées que l'obscurité rendait plus difficiles à reconnaître. Pour comble d'embarras, le vent s'éleva et la neige se mit à tomber.
Je venais justement d'atteindre un plateau couvert de bruyères que l'orage balayait sans obstacle et où on eût en vain cherché un abri. Enveloppé dans mon caban de peau de chèvre, la tête basse et le corps penché pour lutter contre le vent, je suivais avec peine le sentier inégal. De quelque côté que mon regard se tournât, il n'apercevait qu'un nuage blanchâtre et mobile qui confondait la terre avec le ciel. Par intervalle pourtant la tempête semblait s'arrêter; le vent se taisait, on entendait retentir au loin des rumeurs de cascade, ou quelques hurlements plaintifs de loups affamés; puis la rafale s'élevait de nouveau, grandissait, grondait, et tout allait se perdre dans un immense rugissement.
J'avais d'abord lutté avec une sorte de plaisir orgueilleux contre ces tourbillons qui se succédaient comme des vagues; mais insensiblement, la fatigue et le froid amortissaient mon ardeur, et je commençai à chercher autour de moi les moyens de me procurer un abri.
Par bonheur, le sentier que j'avais suivi jusqu'alors ne tarda point à descendre et à s'enfoncer dans une gorge étroite. Quelques arbres dépouillés montrèrent, devant moi, leurs silhouettes confuses, et, à mesure que je m'en approchais, l'orage semblait s'éloigner. Enfin, je me trouvai à l'entrée d'une coulée où ses sifflements assourdis par les montagnes n'arrivaient plus que comme un écho, et où la neige tombait moins pressée.
Je relevai la tête, heureux de pouvoir respirer à l'aise.
Je savais d'ailleurs, par expérience, que le vallon annonçait immanquablement des habitations. Un lavoir, un four isolé, me confirmèrent bientôt dans cette espérance, et, au bout de quelques pas, j'aperçus un hameau composé d'une douzaine de chaumières.
La première, dont je m'approchai, était obscure et vide; mais dirigé par un bruit de voix, j'en gagnai une autre bâtie à l'écart, et, poussant la porte, je me trouvai au milieu d'une filerie bretonne[18].
[18] Réunion des femmes qui veillent en filant.
Une douzaine de femmes, accroupies sur leurs talons, autour d'un foyer où brillait une flambée d'ajoncs, tournaient leurs fuseaux en causant et en chantant. Quelques enfants, couchés à leurs pieds, s'étaient endormis, et une jeune mère, assise au coin le plus reculé de l'âtre, allaitait un nouveau-né en murmurant, à demi-voix, un air de nourrice.
A mon entrée, toutes se détournèrent. Je m'étais arrêté sur le seuil pour secouer la neige dont j'étais couvert, et je déposai mon bâton près de la porte selon l'usage. La maîtresse de la maison comprit que je demandais un abri.
—Bénédiction de Dieu à ceux qui sont ici, dis-je en m'avançant à sa rencontre.
—Et à vous! répliqua-t-elle avec le laconisme armoricain.
—Il y a un drap mortuaire sur la lande, et les loups eux-mêmes ne retrouveraient pas leur chemin.
—Les maisons ont été faites pour les chrétiens.
En prononçant ces mots, la paysanne me montrait du geste le foyer. Toutes les fileuses s'écartèrent pour m'engager à approcher, et j'allai prendre place près de la jeune mère, tandis que la maîtresse du logis jetait sur le feu une brassée de ronces desséchées.
Il y eut un assez long silence, les lois de l'hospitalité bretonne défendant d'adresser des questions à un hôte avant qu'il n'ait parlé lui-même. Je demandai enfin si Tréguier était encore loin.
A trois lieues et quelques sifflées, répondit la paysanne; mais les rivières sont débordées et la route dangereuse sans guide.
—Un de vos hommes ne pourrait-il m'en servir?
—Les hommes d'ici sont partis pour Terre-Neuve sur le navire le Saint-Pierre.
—Quoi, tous?
—Tous, notre maître[19] sait bien que ceux de la même paroisse embarquent ensemble quand ils le peuvent.
[19] Les paysans bretons appellent les bourgeois mon maître.
—Et vous les attendez?
—Chaque jour.
—Oui, oui, reprit une des fileuses, en soupirant, que Dieu les protège! Les autres navires sont de retour à Bréhat, à Saint-Brieuc, et partout, il n'y a que le Saint-Pierre en retard......
—Et pourtant, continua une seconde femme avec intention, il est temps que les hommes reviennent.
—Pourquoi cela? demandai-je.
Elle me montra du doigt la paysanne qui était assise devant moi sur l'âtre.
—Demandez à Dinah combien il lui reste de boisseaux d'orge dans sa huche? dit-elle.
La jeune Bretonne rougit.
—Sans compter, ajouta la maîtresse de la maison, qu'elle me doit autant de mesures de lait que son enfant a de jours.
—Et que le propriétaire de la maison a menacé hier de faire vendre chez elle, ajouta une troisième.
—Aussi, reprit celle qui avait parlé la première, je lui ai conseillé de demander à Dieu que les matelots du Saint-Pierre aient fait bonne pêche pour avoir double part!
—Je demande seulement à Dieu qu'il ramène Joan, dit la paysanne, en serrant son nourrisson contre son sein.
Je fus frappé de l'accent triste, passionné et profond avec lequel ces mots avaient été prononcés, et je me tournai vers Dinah pour la regarder. C'était une femme de vingt-quatre ans au plus, dont la beauté avait quelque chose de mâle et de doux à la fois. La taille droite, le front haut, ses pieds nus hardiment appuyés sur la pierre de l'âtre, elle soutenait d'un bras l'enfant qui s'était endormi sur son sein, tandis que son autre main retombait immobile. Il y avait dans les lignes souples mais fièrement dessinées de son visage, dans ses lèvres entr'ouvertes, dans ses yeux noirs, toujours prêts à se baisser, je ne sais quelle fierté effarouchée que tempérait pourtant visiblement une bienveillance caressante.
Au bout d'un instant, elle s'aperçut que je l'observais et détourna la tête avec embarras. Mais pendant l'examen auquel je m'étais livré, la conversation avait continué entre les fileuses, et chacune d'elles parlait de ce qu'elle devait faire quand le Saint-Pierre serait de retour.
—J'irai à la ville et je mangerai une fois du pain de froment à ma faim, disait l'une.
—Mon frère m'a promis une bague d'argent de trente blancs, ajoutait une autre.
—Moi, j'achèterai une messe pour l'âme de ma mère.
—Moi, j'irai au pardon de Sainte-Anne.
—Et vous, Dinah? demandai-je à la paysanne, que ferez-vous quand Joan sera de retour?
—Je mettrai son enfant dans ses bras et je resterai avec eux, me répondit-elle en rougissant.
Dans ce moment, la vache noire qui se trouvait au fond de la cabane, avança la tête par-dessus la claie qui nous séparait d'elle et fit entendre un meuglement.
—Il y a quelqu'un près du seuil, dit la maîtresse de la maison.
Elle n'avait point achevé qu'un coup brusque ébranla la porte, et qu'une voix rude se fit entendre au dehors.
—Y a-t-il place pour les pauvres dans cette maison? demanda-t-elle.
—Anaïk Timor! s'écrièrent toutes les femmes.
—Anaïk! répéta Dinah, en rapprochant son enfant de son sein par un mouvement involontaire.
—Qu'est-ce donc? demandai-je.
—Une mendiante qui voit clair dans l'avenir, et qui jette des sorts, ajouta la maîtresse de la cabane.
—Y a-t-il place pour les pauvres dans cette maison? répéta la voix d'un accent d'impatience.
—Laissez-la entrer, ou elle nous fera arriver malheur, fit observer Dinah.
Une fileuse alla ouvrir la porte, et Anaïk Timor parut.
C'était une vieille femme, de petite taille, et dont les vêtements en lambeaux laissaient voir en partie les membres maigres. Elle portait sur l'épaule un bissac de toile rousse d'où sortait le goulot d'une bouteille, et tenait de l'autre main un bâton d'épines durci au feu. La neige, qui s'était arrêtée dans les déchirures de ses vêtements souillés, semblait en tacheter la couleur sombre, et quelques mèches de cheveux gris, hérissés par le givre, pendaient en glaçons le long de ses joues creusées. Son œil gris avait cette expression âpre et pourtant flottante que donne la folie ou l'ivresse.
Elle s'arrêta au milieu de la chambre et se secoua avec un sourd grognement.
—On a bien de la peine à recevoir la vieille Timor, dit-elle, en promenant autour d'elle un regard mécontent; on la laisse frapper sans répondre.
—Personne ne vous attendait, répliqua la maîtresse avec quelque embarras.
—Non....... on ne m'attend jamais, moi, grommela Anaïk; qu'importe à ceux qui ont chaud près du foyer que les autres aient froid hors du seuil! Mais il faut prendre garde; tout le monde aura son tour!......
Bien que je connusse les priviléges accordés aux mendiants de nos campagnes, et que je fusse accoutumé à les voir, une fois admis, traiter les maîtres de la maison sur un pied d'égalité, je m'étonnai du ton impérieux et presque menaçant de la vieille femme. Tout en grondant elle s'était déchargée de son bissac. Après l'avoir déposé dans un coin, elle fit quelques pas vers l'âtre et m'aperçut.
—Ah! il y a ici un gentilhomme[20], dit-elle en s'arrêtant court et fixant sur moi son regard perçant; un gentilhomme qui porte de la toile fine...... qui a une montre... Jann aussi en avait une.... et des anneaux d'or aux oreilles.... et des souliers à rubans! Quand Jann vivait, la vieille Timor n'avait pas besoin de frapper aux portes avec un bâton de mendiante! Mais il est allé rejoindre son père et ses sœurs.... Alors tout le monde a pu marcher sur la tête de la veuve qui avait descendu en terre son dernier fils.
[20] Les Bretons donnent ce nom à tous les citadins (Tud-Gentil).
Et elle se mit à chantonner inintelligiblement les couplets connus de la peste d'Elliant.
«J'avais neuf fils que j'avais mis au monde et voilà que la mort est venue me les prendre.
»Me les prendre sur le seuil de notre porte, et je n'ai personne pour me donner une goutte d'eau.»
Tout en murmurant ce chant, elle s'était agenouillée sur la pierre du foyer, et elle étendait ses mains de squelette devant la flamme dont les lueurs mourantes faisaient scintiller le givre sur sa chevelure. Ses yeux hagards, qui erraient autour d'elle, s'arrêtèrent sur Dinah, et un éclair haineux traversa tous ses traits.
—Ah! te voilà, œil de corbeau, reprit-elle; pourquoi viens-tu avec d'honnêtes gens, toi, la fille d'un cordier.
Je regardai la jeune paysanne qui pâlit.
Ces mots de fille de cordier m'expliquaient la timidité de Dinah, et la vague malveillance qui semblait l'entourer. Elle appartenait à cette race maudite de kacouss contre laquelle s'élevait encore en Bretagne le préjugé populaire.
—Tu es fière, reprit Anaïk, parce qu'un jeune homme de la paroisse a bien voulu de toi; parce que tu as un enfant qui grandit... Moi aussi, j'ai eu un mari, des enfants!!!! Mais attends un peu! Voilà un an que je t'ai prédit de mauvais jours....
—Pourquoi me voulez-vous du mal, Timor? demanda Dinah d'un ton doux et craintif.
—Pourquoi! s'écria la vieille; tu me demandes pourquoi? ton mari ne m'a-t-il pas chassée de sa maison?
—Parce que vos injures me faisaient pleurer.
—Des injures, répéta Anaïk; je t'appelais FILLE DE CORDIER! N'est-ce pas la vérité?.. Et cependant Joan a dit que j'étais ivre! il m'a menacée! oui, il a menacé la vieille Timor!... Ah! ah! ah!—Il y en a qui croient pouvoir mettre le pied sur la vipère, mais la vipère sait mordre. Une heure viendra où je serai vengée de tous ceux qui m'ont en mépris... et qui m'ont fait attendre à la porte.... Oui, oui, les gens d'ici ne seront pas toujours aussi fiers, c'est de Tréguier que leur viendra le malheur.
—De Tréguier, répéta vivement Dinah, avez-vous vu quelqu'un qui en arrivait?
—Moi, répliqua la mendiante.
—Quoi! cette nuit?
—Tout à l'heure.
—Et vous avez appris quelque nouvelle?
—Il est arrivé un navire.
—Le Saint-Pierre! s'écrièrent toutes les voix.
Anaïk promena autour d'elle un regard méchant et éclata de rire.
—Non, dit-elle, un navire de Saxons[21].
[21] Nom que les Bretons donnent aux Anglais.
Les fileuses poussèrent une exclamation de désappointement.
—Dieu confonde les païens de l'île, dit l'une d'elles avec dépit, j'ai cru que c'étaient nos gens.
—Les Saxons aussi viennent de Terre-Neuve, fit observer Timor.
—Apportaient-ils des nouvelles du Saint-Pierre, demanda Dinah, inquiète du sourire fauve de la mendiante.
Celle-ci ne parut pas avoir entendu.
—Ils sont descendus chez Mareck pour boire, et comme le capitaine parlait français, je l'ai entendu.
—Et que disait-il?
—Il parlait de glaces grosses comme des montagnes qui flottaient sur les mers de là-bas, et qui brisaient les vaisseaux.
—Il en a vu?
—Il en a vu.
—Et il a entendu parler de naufrages?
—Non, mais en revenant, il a trouvé des débris que l'eau emportait.
—Des débris de navires?
—Et sur une des planches il y avait écrit: Le Saint-Pierre.
L'annonce d'Anaïk Timor fut un coup de foudre. Les fileuses laissèrent tomber leurs fuseaux.
—Le Saint-Pierre! répétèrent toutes les voix; il a dit le Saint-Pierre?
—De Tréguier.
—Vous avez bien entendu?.... Vous êtes sûre?
—Sûre.
Des cris de désespoir éclatèrent. J'avais été saisi comme elles par cette subite nouvelle; mais le sourire de la vieille mendiante me mit en défiance.
—Ne la croyez pas, m'écriai-je; elle veut vous épouvanter... elle est ivre.
Et m'adressant à Timor:
—Tu n'as point vu de capitaine anglais, lui dis-je; on ne t'a point dit que le Saint-Pierre avait fait naufrage; tu mens, méchante groac'h.
A ce nom, par lequel on désigne en Bretagne la pire espèce des sorcières, les yeux de la mendiante étincelèrent et elle se redressa avec un grondement sauvage.
—Ah! oui dà, s'écria-t-elle en frappant du pied contre l'âtre..... Ah! c'est comme cela que le gentilhomme parle à la vieille Anaïk! je mens, je suis ivre! eh bien! que les femmes d'ici consultent les avertissements! qu'elles écoutent si l'eau de la mer ne tombe pas goutte à goutte au pied de leur lit; que celles qui ont cassé le pain blanc des Rois regardent si la part de l'absent ne s'est point gâtée[22].... Ah! Timor est une Groac'h..... C'est bon, c'est bon! Dieu répondra au gentilhomme et aux femmes de Loc-Evar; Dieu a des intersignes, et les noyés sauront parler....
[22] Présages qui, aux yeux des Bretons, annoncent la mort des absents.
—Ecoutez, interrompit Dinah, qui s'était levée pâle et les traits bouleversés.
Nous prêtâmes l'oreille, un chant venait de s'élever à travers les éclats de la tempête.
Il devint bientôt plus distinct, plus rapproché, et, le vent ayant fait une pause, nous pûmes distinguer des voix qui répétaient le Cantique des âmes.
«Frères, parents, amis, au nom de Dieu, écoutez-nous, secourez-nous, au nom de Dieu, s'il est encore de la pitié dans le monde.
»Tous ceux que nous avons nourris nous ont depuis longtemps oubliés; ceux que nous avons aimés nous ont sans pitié délaissés.
»Vous reposez là mollement; les pauvres âmes sont bien mal; vous dormez d'un profond sommeil, les pauvres âmes veillent dans la souffrance.
»Nous sommes dans les flammes et l'angoisse; feu sur nos têtes, feu sous nos pieds; flammes en haut, flammes en bas; priez pour les âmes[23].»
[23] Voir les Derniers Bretons et le Barzas-Breis, où se trouve ce chant.
Dès les premiers vers de ce chant lugubre, toutes les femmes s'étaient levées dans une inexprimable angoisse; moi-même, frappé de cette espèce de réponse à l'appel de Timor, j'étais demeuré immobile et comme fasciné; mais en entendant les voix s'éloigner, je m'élançai vers la porte de la cabane, et je fis quelques pas au dehors. Aussi loin que mon œil put percer la nuit le val était désert, la neige continuait à tomber en silence, et l'ouragan à rugir sur la montagne.
Pendant toute cette scène, Anaïk Timor était seule restée impassible. En rentrant, je la trouvai debout promenant sur les femmes qui l'entouraient un regard triomphant: ce regard s'arrêta tout-à-coup sur moi.
—Ah! ah! j'étais folle, s'écria-t-elle; on disait tout-à-l'heure à la vieille Timor qu'elle avait menti!
—Et elle n'a point prouvé le contraire, repris-je, en cherchant à cacher mon trouble.
—Le gentilhomme n'a-t-il donc pas entendu les voix?
—J'ai entendu des pèlerins ou des voyageurs qui passaient en chantant un cantique.
Elle me regarda d'un œil farouche et secoua la tête.
—Bien, dit-elle, on parle ainsi à la ville, à la ville on ne croit pas aux âmes; ils regardent leurs morts comme des chiens qui pourrissent tout entiers dans le trou de terre où on les a mis.—Bien, bien, Dieu apprendra aux païens ce qu'il sait faire.... Le gentilhomme peut dire que ceux qui viennent de passer là n'étaient pas les noyés du Saint-Pierre.
—Et le gentilhomme aura raison, interrompit une voix grave.
Je me retournai; un prêtre venait d'entrer et se tenait debout sur le seuil.
Toutes les femmes se levèrent en criant:
—Le recteur!
Celui-ci s'avança lentement et jeta un regard sévère sur Anaïk Timor.
—Qu'es-tu venu faire ici, lui demanda-t-il brusquement.
—Le pauvre a le droit d'aller partout où il y a un morceau de pain et des chrétiens, répondit la mendiante avec humeur.
—Ce n'est pas la faim, reprit le curé, mais la joie d'apporter une mauvaise nouvelle qui t'a amenée si tard dans nos chemins.
—Ainsi la mendiante a dit la vérité? s'écria Dinah palpitante.
—Non, pas toute entière, répondit le prêtre.
—Comment?
—Le navire anglais débarqué à Tréguier n'a pas seulement apporté la nouvelle de la perte du Saint-Pierre; il a aussi amené ceux qu'il avait sauvés.
—Sauvés... ils sont sauvés!
—Du moins en partie, reprit le prêtre.
Quand le naufrage a eu lieu, six hommes firent vœu, s'ils échappaient, de venir nus pieds et voilés entendre la messe que je dirais pour eux à l'autel de la Vierge.
—Et ces six-là?
—Ils ont survécu.
—Où sont-ils?
—Vous venez de les entendre passer.
Les femmes voulurent se précipiter hors de la cabane.
—Arrêtez! s'écria le recteur en barrant le seuil, vous ne pouvez les voir.
—Ne sont-ils point ici?
—Ils sont ici, mais tous ont promis de ne quitter le voile qui les couvre qu'après le saint office.
—Leurs noms, au moins, leurs noms! s'écria Dinah éperdue.
—Ce serait violer le serment, répondit le prêtre; car ils ont juré de ne se faire connaître à leurs femmes, à leurs sœurs, ou à leurs mères, qu'après le vœu accompli. Respectez l'engagement qu'ils ont pris devant Dieu.
Il s'éleva une clameur de désespoir, et il y eut comme un moment d'hésitation. Chaque femme nommait tout haut son père, son fils, son frère ou son mari, s'efforçant de surprendre une réponse sur les traits du recteur à chacun des noms prononcés; mais le prêtre, impassible, continuait à invoquer la sainteté du vœu et à en appeler à leur soumission. Enfin, quelques-unes n'écoutant que leur douloureuse impatience, crièrent qu'elles voulaient connaître leur sort; le recteur essaya vainement de les retenir; elles coururent à une seconde porte et l'ouvrirent précipitamment.
—Allez donc, dit le prêtre indigné, allez, violez la promesse faite à Dieu; mais tremblez qu'il punisse votre sacrilège, et que la première qui soulèvera le voile des naufragés ne cherche en vain celui qu'elle attend.
Dinah, qui allait sortir, recula vivement.
—Ah! je n'irai pas, s'écria-t-elle épouvantée.
—Soumettez-vous et priez, reprit-il avec autorité; votre incertitude doit durer peu de temps désormais; souffrez-là sans murmure, comme une punition de vos fautes; élues ou frappées, songez à plier vos âmes aux volontés divines. Que chacune de vous, à partir de cet instant, se dise veuve ou orpheline; qu'elle fasse accepter à son cœur ce dur sacrifice; et si celui qu'elle a cru perdu sort tout-à-l'heure du tombeau, qu'elle voie là un miracle dont elle devra remercier Dieu aussi longtemps qu'elle vivra.
Les femmes fondirent en larmes et tombèrent à genoux.
Le recteur s'efforça de les calmer en adressant à chacune quelque consolation particulière. Il leur rappela la résignation de Marie, cette sainte patronne des cœurs brisés, et, leur ayant annoncé qu'il allait célébrer la messe de délivrance pour les naufragés, il les engagea à se rendre avec lui à l'église, pour joindre leurs prières aux siennes.
Toutes suivirent, sauf Dinah, qui se retourna vivement, courut à la vieille Timor, assise au foyer, et lui saisit la main.
—Tu connais ceux qui sont sauvés, demanda-t-elle d'un accent étouffé?
—Moi? répliqua Anaïk.
—Tu as dû les rencontrer à Tréguier.
—Eh bien?
—Joan! où est Joan?
La mendiante fit un geste moqueur.
—Le prêtre a ordonné d'attendre, dit-elle.
—Non, s'écria Dinah qui se laissa glisser à genoux, les mains jointes et l'œil égaré; je t'en conjure, Anaïk, dis si tu as vu Joan; si tu l'as reconnu!... Oh! rien qu'un geste qui dise oui.... ou s'il a péri... eh bien! que je le sache!..... Mieux vaut mourir de suite qu'attendre!.... Anaïk, Anaïk! ne me refuse pas!
—Et que me donneras-tu pour ma nouvelle, demanda la mendiante?
—Tout ce que j'ai, cria Dinah. Que voulez-vous, tenez, mon chapelet d'ébène? ma croix?... Les voilà.
—Ce n'est point assez.
—Eh bien! voilà encore la bague d'argent qu'il m'a donnée, prenez tout, Anaïk; tout ce que j'ai au monde.
Elle était toujours aux pieds de la vieille femme, serrant d'une main son enfant contre sa poitrine, et présentant de l'autre sa croix, sa bague et son chapelet. Timor la tint un instant comme agonisante sous son regard; puis poussant un éclat de rire insensé:
—Garde tout, dit-elle; j'aime mieux ton tourment!
Dinah se leva d'un bond et s'élança hors de la cabane.
J'étais trop ému pour rester étranger à ce qui allait se passer; je la suivis. Elle traversa le hameau en courant, et nous arrivâmes ensemble à l'église.
Les femmes y étaient déjà réunies; les cierges brillaient sur l'autel; l'enfant de chœur venait d'y poser le pupitre.... Tout-à-coup, la porte de la sacristie s'ouvrit et les six naufragés parurent, voilés de draps mortuaires qui les enveloppaient tout entiers.
Un sourd gémissement retentit parmi les femmes; quelques noms s'échappèrent au milieu des sanglots..... mais les voiles demeurèrent immobiles!
J'essayerais en vain de rendre la solennité lugubre de cette scène. Le silence qui régnait dans l'église n'était interrompu que par la voix du prêtre, et si, par instant, une plainte retentissait sourdement, cette voix s'élevait comme pour rappeler à la patience, et la plainte s'éteignait étouffé!.... Sublime puissance de la volonté sur l'âme humaine!... Toutes ces femmes étaient là, attendant l'arrêt qui allait décider de leur vie, et toutes, les mains jointes sur leur cœur, demeuraient immobiles.
Je cherchai plusieurs fois Dinah du regard; elle était agenouillée à l'entrée, le front levé, les mains pendantes et son enfant étendu devant elle comme une victime qui attend le coup sans songer à l'éviter.
Enfin le recteur prononça les paroles sacramentelles destinées à congédier les fidèles, un frémissement parcourut la foule. Il y eut un moment d'angoisse inexprimable. Toutes les têtes étaient penchées en avant, tous les bras tendus vers l'autel.
—Elevez vos âmes à Dieu! dit le prêtre.
Et prenant par la main le premier homme voilé qui se trouvait le plus près de lui, il le fit avancer d'un pas et souleva le linceul qui le couvrait! Un cri partit et une femme s'élança vers l'autel.
Le prêtre passa à un second naufragé, puis aux suivants. A chaque voile arraché, retentissait un nouveau cri de joie à demi étouffé par un douloureux murmure, mais au dernier, une clameur de désespoir s'éleva et les sanglots éclatèrent de toutes parts.
Je me tournai vivement vers Dinah; elle était à la même place, dans la même attitude, regardant toujours.... Tous les linceuls étaient tombés et elle cherchait encore Joan.
Je passai le reste de la nuit au presbytère pendant que le recteur s'occupait de consoler les orphelins et les veuves. Enfin, le jour venu, je pus reprendre le chemin de Tréguier.
L'orage avait cessé et le soleil, dégagé de brouillard, brillait joyeusement dans le ciel; les oiseaux, ranimés, sautillaient en gazouillant sur les arbres étincelants de givre, les haies d'aubépines avaient secoué leurs robes de neige et montraient leurs riants bourgeons; la création entière semblait renaître et un souffle de printemps passait sur la campagne attiédie.
Près de descendre du coteau, je me retournai, et jetai un dernier regard sur le hameau désolé que je venais de quitter, j'aperçus au loin Dinah, la veuve de Joan, qui descendait le versant opposé, son enfant dans ses bras, et tenant à la main le bâton blanc des mendiants.
FIN.
TABLE DES CHAPITRES.
Cinquième Récit (suite). La Niole blanche.
Sixième Récit. Le Kacouss de l'Armor.
Septième Récit. Les Boisiers.
Huitième Récit. La Groac'h.