Les Désenchantées — Roman des harems Turcs contemporains
QUATRIÉME PARTIE
XVIII
Après les ciels changeants du mois de mai, où le souffle de la Mer Noire s'obstine à promener encore tant de nuages chargés de pluie froide, le mois de juin avait déployé tout à coup sur la Turquie le bleu profond de l'Orient méridional. Et l'exode annuel des habitants de Constantinople vers le Bosphore s'était accompli. Le long de cette eau, presque tous les jours remuée par le vent, chaque ambassade avait pris possession de sa résidence d'été, sur la côte d'Europe; André Lhéry donc s'était vu obligé de suivre le mouvement et de s'installer à Thérapia, sorte de village cosmopolite, défiguré par des hôtels monstres où sévissent le soir des orchestres de café-concert; mais il vivait surtout en face, sur la côte d'Asie restée délicieusement orientale, ombreuse et paisible.
Il retournait souvent aussi à son cher Stamboul, dont il était séparé là par une petite heure de navigation sur ce Bosphore, peuplé de la multitude des navires et des barques qui sans trêve montent ou descendent.
Au milieu du détroit, entre les deux rives bordées sans fin de maisons ou de palais, c'est le défilé ininterrompu des paquebots, des énormes vapeurs modernes, ou bien des beaux voiliers d'autrefois cheminant par troupes dès que s'élève un vent propice; tout ce que produisent et exportent les pays du Danube, le Sud de la Russie, même la Perse lointaine et le Boukhara, s'engouffre dans ce couloir de verdure, avec le courant d'air perpétuel qui va des steppes du Nord à la Méditerranée. Plus près des berges, c'est le va-et-vient des embarcations de toute forme, yoles, caïques effilés que montent des rameurs brodés d'or, mouches électriques, grandes barques peinturlurées et dorées où des équipes de pêcheurs rament debout, étendant leurs longs filets qui accrochent tout au
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passage. Et, traversant cette mêlée de choses en marche, de continuels et bruyants bateaux à roues, du matin au soir, transportent entre les Échelles d'Asie et les Échelles d'Europe, les hommes au fez rouge et les dames au visage caché.
De droite et de gauche, le long de ce Bosphore, vingt kilomètres de maisons, dans les jardins et les arbres, regardent par leurs myriades de fenêtres, ces empressements qui ne cessent jamais sur l'eau verte ou bleue. Fenêtres libres, ou fenêtres si grillagées des impénétrables harems. Maisons de tous les temps et de tous les styles. Du côté d'Europe, hélas! déjà quelques villas baroques de Levantins en délire, façades composites ou même art nouveau, écoeurantes à côté des harmonieuses demeures de la vieille Turquie, mais noyées encore et négligeables dans la beauté du grand ensemble. Du côté d'Asie, où n'habitent guère que des Turcs, dédaigneux des pacotilles nouvelles et jaloux de silence, on peut sans déception longer de près la terre, car il est intact, le charme de passé et d'Orient qui plane encore là partout. A chaque détour de la rive, à chaque petite baie qui s'ouvre au pied des collines boisées, on ne voit apparaître que choses d'autrefois, grands arbres, recoins d'oriental mystère. Point de chemins pour suivre le bord de l'eau, chaque maison, d'après la coutume ancienne, ayant son petit quai de marbre, séparé et fermé, où les femmes du harem ont le droit de se tenir, en léger voile, pour regarder à leurs pieds les gentils flots toujours courants et les fins caïques qui passent, arqués en croissant de lune. De temps à autre, des criques ombreuses, et si calmes, emplies de barques à longue antenne. De très saints cimetières, dont les stèles dorées semblent s'être mises là bien au bord, pour regarder elles aussi cheminer tous ces navires, et se mouvoir en cadence tous ces rameurs. Des mosquées, sous de vénérables platanes plusieurs fois centenaires. Des places de village, où des filets sèchent, pendus aux ramures qui font voûte, et où des rêveurs à turbans sont assis autour de quelque fontaine de marbre, inaltérablement blanche avec pieuses inscriptions et arabesques d'or.
Quand on descend vers Constantinople, venant de Thérapia et de l'embouchure de la Mer Noire, cette féerie légendaire du Bosphore se déroule peu à peu en crescendo de magnificence, jusqu'à l'apothéose finale, qui est au moment où s'ouvre la Marmara: alors sur la gauche apparaît Scutari d'Asie, et, sur la droite, au-dessus des longs quais de marbre et des palais du Sultan, le haut profil de Stamboul se lève avec ses amas de flèches et de coupoles.
Tel était le décor à changements et à surprises dans lequel André Lhéry devait vivre jusqu'à l'automne, et attendre ses amies, les trois petites ombres noires, qui lui avaient dit: "Nous serons aussi pendant l'été au Bosphore", mais qui depuis tant de jours ne donnaient plus signe de vie. Et comment savoir à présent ce qu'elles étaient devenues, n'ayant pas le mot de passe pour leur vieux palais perdu dans les bois de Macédoine?
XIX
DJÉNANE A ANDRÉ
"Bounar-Bachi, près de Salonique, 20 juin 1904 (à la franque).
Votre amie pensait à vous; mais, pendant des semaines, elle était trop bien gardée pour écrire.
Aujourd'hui, elle voudrait vous conter sa pâle petite histoire, son histoire de mariage; subissez-la, vous qui avez écouté celles de Zeyneb et de Mélek avec tant de bienveillance, à Stamboul, si vous vous rappelez, dans la maisonnette de ma bonne nourrice.
Moi, l'inconnu que mon père m'avait donné pour mari, André, n'était ni un brutal ni un malade: au contraire, un joli officier blond, aux manières élégantes et douces, que j'aurais pu aimer. Si je l'ai exécré d'abord, en tant que maître imposé par la force, je ne garde plus à présent contre lui aucune haine. Mais je n'ai pas su admettre l'amour comme il l'entendait, lui, un amour qui n'était que du désir et restait si indifférent à la possession de mon coeur.
Chez nous, musulmans, vous savez combien, dans une même maison, hommes et femmes vivent séparés. Cela tend à disparaître, il est vrai, et je connais des privilégiées dont l'existence se passe vraiment avec leur mari. Mais ce n'est point le cas dans les vieilles familles strictement pratiquantes comme les nôtres, là, le harem où nous devons nous tenir, et le selamlike où résident les hommes nos maîtres, sont des demeures tout à fait distinctes. J'habitais donc notre grand harem princier, avec ma belle-mère, deux belles-soeurs et une jeune cousine de Hamdi, nommée Durdané, celle-ci jolie, d'une blancheur d'albâtre, avec des cheveux au henneh ardent, des yeux glauques, des prunelles comme phosphorescentes dont on ne rencontrait jamais le regard.
Hamdi était fils unique, et sa femme fut très choyée. On m'avait donné tout un étage du vieil hôtel immense; j'avais pour moi seule quatre luxueux salons à l'ancienne mode turque, où je m'ennuyais bien; pourtant ma chambre à coucher était venue de Paris, ainsi que certain salon Louis XVI, et mon boudoir où l'on m'avait permis d'apporter mes livres;—oh! je me rappelle qu'en les rangeant dans des petites armoires de laque blanche, je me sentais si angoissée à songer que, là où ma vie de femme venait de commencer, elle devrait aussi finir, et qu'elle m'avait déjà donné tout ce que j'en devais attendre!… C'était donc cela, le mariage: des caresses et des baisers qui ne cherchaient jamais mon âme, de longues heures de solitude, d'enfermement, sans intérêt et sans but, et puis ces autres heures où il me fallait jouer un rôle de poupée,— ou de moins encore…
J'avais essayé de rendre mon boudoir agréable et de décider Hamdi à y passer ses heures de liberté. Je lisais les journaux, je causais avec lui des choses du palais et de l'armée, je tâchais de découvrir ce qui l'intéressait, pour apprendre à en parler. Mais non, cela dérangeait ses idées héréditaires, je le vis bien. "Tout cela, disait-il, était bon pour les conversations entre hommes, au selamlike." Il ne me demandait que d'être jolie et amoureuse… Il me le demanda tant, qu'il me le demanda trop…
Une qui devait savoir l'être, amoureuse, c'était Durdané! Dans la famille, on l'admirait pour sa grâce,—une grâce de jeune panthère qui faisait ondoyer tous ses mouvements. Elle dansait le soir, jouait du luth; elle parlait à peine mais souriait toujours, d'un sourire à la fois prometteur et cruel, qui découvrait ses petites dents pointues.
Souvent elle entrait chez moi, pour me tenir compagnie, soi-disant. Oh! le dédain qu'elle affichait alors pour mes livres, mon piano, mes cahiers et mes lettres! Loin de tout cela elle m'entraînait toujours, dans l'un des salons à la turque, pour s'étendre sur un divan et fumer des cigarettes, en jouant avec un éternel miroir. A elle, qui avait été mariée et qui était jeune, je pouvais, croyais-je, dire mes peines. Mais elle ouvrait ses grands yeux d'eau et éclatait de rire: "De quoi peux-tu te plaindre? Tu es jeune, jolie, et tu as un mari que tu finis par aimer!—Non, répondais-je, il n'est pas à moi, puisque je n'ai rien de sa pensée.—Que t'importe sa pensée? Tu l'as, lui, et tu l'as à toi seule!" Elle appuyait sur ces derniers mots, les yeux mauvais.
Un vrai chagrin pour la mère de Hamdi était que je n'eusse pas d'enfant au bout d'une année de mariage; certes, disait-elle, on m'avait jeté un sort. Et je refusais de me laisser conduire aux sources, aux mosquées et vers les derviches réputés pour conjurer de tels maléfices: un enfant, non, je n'en voulais point. Si par malheur il nous était né une petite fille, comment l'aurais-je élevée? En Orientale, comme Durdané, sans autre but dans la vie que les chansons et les caresses? Ou bien comme nous l'avions été, Zeyneb, Mélek et moi-même, et ainsi la condamner à cruellement souffrir?
Voyez-vous, André, je le sais bien, qu'elle est inévitable, notre souffrance, que nous sommes l'échelon, nous et sans doutes celles qui vont immédiatement suivre, l'échelon par lequel les musulmanes de Turquie sont appelées à monter et à s'affranchir. Mais une petite créature de mon sang, et que j'aurais bercée dans mes bras, la vouer à ce rôle sacrifié, je ne m'en sentais pas le courage.
Hamdi, à cette époque-là, avait l'intention bien arrêtée de demander un poste à l'étranger, dans quelque ambassade. "Je t'emmènerai, me promettait-il, et là-bas tu vivras de la vie des Occidentales, comme la femme de notre ambassadeur à Vienne, ou comme la princesse Éminé en Suède. "Je pensais donc qu'alors, seuls dans une maison plus petite, notre existence deviendrait forcément plus intime. Je pensais aussi qu'à l'étranger il serait content, peut-être fier, d'avoir une femme cultivée, au courant de toutes choses.
Et comme je m'y appliquais, à être au courant! Toutes les grandes revues françaises, je les lisais, tous les grands journaux, et les romans et les pièces de théâtre. C'est alors, André, que j'ai commencé à vous connaître d'une manière si profonde. Jeune fille, j'avais déjà lu Medjé et quelques-uns de vos livres sur nos pays d'Orient. Je les ai relus, pendant cette période de ma vie, et j'ai mieux compris encore pourquoi nous toutes, les musulmanes, nous vous devons de la reconnaissance, et pourquoi nous vous aimons plus que tant d'autres. C'est que nous nous sommes trouvées en intime parenté d'âme avec vous par votre compréhension de l'Islam. Oh! notre Islam faussé, méconnu, auquel pourtant nous restons si fidèlement attachées, car ce n'est pas lui qui a voulu nos souffrances!… Oh! notre Prophète, ce n'est pas lui qui nous a condamnées au martyre qu'on nous inflige! Le voile, qu'il nous donna jadis, était une protection, non un signe d'esclavage. Jamais, jamais, il n'a entendu que nous ne fussions que des poupées de plaisir: le pieux Imam qui nous a instruites dans notre saint livre nous l'a nettement dit. Vous, dites-le vous-même, André; dites-le pour l'honneur du Coran et pour la vengeance de celles qui souffrent. Dites- le, enfin, parce que nous vous aimons…
Après vos livres d'Orient, il m'a fallu tous les autres. Sur chacune de leurs pages est tombée une larme… Les auteurs très lus, en écrivant, songent-ils à l'infinie diversité des âmes où s'en ira plonger leur pensée? Pour les femmes occidentales qui voient le monde, qui y vivent, les impressions produites par un écrivain pénètrent sans doute moins avant. Mais pour nous, les éternellement cloîtrées, vous tenez le miroir qui le reflète, ce monde à jamais inconnu; c'est par vous que nous le voyons. Et c'est à travers vous que nous sentons, que nous vivons; ne comprenez-vous pas alors que l'écrivain aimé devienne une partie de nous-mêmes? Je vous ai suivi partout autour de la terre, et j'ai des albums pleins de coupures de journaux qui parlaient de vous; j'en ai entendu dire beaucoup de mal que je n'ai pas cru. Bien avant de vous avoir rencontré, j'avais exactement pressenti l'homme que vous deviez être. Quand je vous ai connu enfin, mais je vous connaissais déjà! Quand vous m'avez donné vos portraits, mais, André, je les avais tous, dormant au fond d'un coffret secret, dans un sachet de satin!… Et après cet aveu, vous demanderiez à nous revoir? Non, ces choses se disent seulement à l'ami qu'on ne reverra jamais…
Mon Dieu, ma petite histoire de mariage, combien m'en voici éloignée!… J'en étais, je crois, à la fin de l'hiver qui suivit la belle fête de mes noces. Un long hiver, cette année-là, et Stamboul, deux mois sous la neige. J'avais beaucoup pâli et je languissais. La mère de Hamdi, Émiré Hanum, devinait bien d'ailleurs que je n'étais pas heureuse. Elle s'inquiéta, paraît-il, de me voir si blanche, car un jour les médecins furent mandés, et, sur leurs conseils, elle m'envoya passer deux mois aux îles (1), où vos amies Zeyneb et Mélek venaient déjà de s'installer.
Vous les connaissez, nos îles, et les douceurs de leur printemps? C'est l'amour de la vie et l'amour de l'amour qu'on y respire. Dans cet air pur, sous les pins qui embaument, je me sentais renaître. Les mauvais souvenirs, les notes fausses de ma vie de femme, tout se fondit en une langueur tendre. Je me jugeai folle d'avoir été auprès de mon mari si compliquée et si exigeante. Ce climat et cet avril m'avaient changée. Par les soirs de clair de lune, dans le beau jardin de notre villa, je me promenais seule, sans autre désir, sans autre rêve que d'avoir près de moi mon Hamdi, et, son bras autour de ma taille, de n'être rien qu'une amoureuse. Je sentais le regret amer des baisers que je n'avais pas su rendre, la nostalgie des caresses qui m'avaient ennuyée.
Avant le délai fixe, sans prévenir, je repartis pour Stamboul, suivie seulement de mes esclaves.
Le bateau qui me ramenait, retardé par des avaries, n'arriva qu'à nuit close,—et vous savez que nous n'avons pas le droit, nous autres musulmanes, d'être dehors après le coucher du soleil. Il était bien neuf heures, quand j'entrai sans bruit dans notre hôtel. Hamdi, à cette heure-là, devait être au selamlike, avec son père et ses amis, comme d'habitude; ma belle-mère, sans doute enfermée à méditer son Coran, et ma cousine, en train de se faire dire son horoscope par quelque esclave habile à lire dans le marc de café.
Je montai donc tout droit chez moi, et, en entrant dans ma chambre, je ne vis rien autre chose que Durdané entre les bras de mon mari…
Vous direz, André, qu'elle est bien banale, mon aventure, et très courante en Occident; aussi ne vous l'ai-je contée que pour la suite qu'elle comporte.
Mais je suis fatiguée, ami que je ne dois plus revoir, et cette suite sera pour demain.
DJÉNANE."
(1) Les îles des Princes, dans la mer de Marmara. A Constantinople, on dit "les îles".
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XX
Cependant le mois de juillet tout entier s'écoula sans que la suite annoncée parvînt à André Lhéry, non plus qu'aucune autre nouvelle des trois petites ombres noires.
Comme tous les riverains du Bosphore à cette saison, il vivait beaucoup sur l'eau, en va-et-vient de chaque jour entre l'Europe et l'Asie. Étant au moins aussi Oriental qu'un Turc, il avait son caïque; et ses rameurs portaient le traditionnel costume: chemises en gaze de Brousse aux manches flottantes et vestes en velours brodé d'or. Le caïque était blanc, long, effilé, pointu comme une flèche, et le velours des livrées était rouge.
Un matin, dans cet équipage, il longeait la rive asiatique, parcourant d'un regard distrait les vieilles demeures avancées tout au bord, les fenêtres closes des harems, la retombée des verdures par-dessus les grilles des mystérieux jardins,—quand il vit venir devant lui une barque frêle où ramaient trois femmes drapées de soie blanche; un eunuque, en redingote correctement boutonnée, se tenait assis à l'arrière, et les trois rameuses donnaient toute leur force comme pour une joute. Elles le croisèrent de près et tournèrent la tête vers lui; il constata qu'elles avaient des mains élégantes, mais les voiles de mousseline étaient baissés sur les visages, ne laissant deviner rien.
Et il ne se douta point d'avoir rencontré là ses trois petits fantômes noirs, qui étaient devenus, avec l'été, des fantômes blancs.
Le lendemain, elles lui écrivirent:
"Le 3 août 1904.
Depuis deux jours, vos amies sont revenues s'installer au Bosphore, côté d'Asie. Et hier matin, elles étaient montées en barque, ramant elles- mêmes, comme c'est leur habitude, pour aller vers Pacha-Bagtché, où c'est plein de mûres dans les haies, et plein de bleuets dans l'herbe.
Nous ramions. Au lieu du tcharchaf et du voile noir, nous n'avions qu'un yeldirmé de soie claire et une écharpe de mousseline autour de la tête: au
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Bosphore, à la campagne, on nous le permet. Il faisait beau, il faisait jeune, un vrai temps d'amour et d'aube de vie. L'air était frais et léger, et les avirons dans nos mains ne pesaient pas plus que des plumes. Au lieu de jouir paisiblement de la belle matinée, je ne sais quelle ardeur folle nous avait prises de nous hâter, et nous faisions voler notre barque sur l'eau, comme à la poursuite du bonheur, ou de la mort…
Ce n'est ni la mort, ni le bonheur que nous avons attrapé dans cette course, mais notre ami, qui faisait son pacha, dans un beau caïque aux rameurs rouges et dorés. Et moi, j'ai croisé en plein vos yeux, qui regardaient dans la direction des miens sans les voir.
Depuis notre retour ici, nous sommes au peu grisées, comme des captives qui sortiraient de cellule pour reprendre la prison simple: si vous saviez, malgré la magnificence des roses, ce que c'était, là-bas d'où nous venons!… Quand on est, comme vous, quelqu'un de l'Occident fiévreux et libre, est-on capable de sentir l'horreur de nos existences mortes, de nos horizons où n'apparaît qu'une seule chose: aller là-bas dormir à l'ombre d'un cyprès, au cimetière d'Eyoub, après que l'Imam aura bien dit les prières qu'il faut!
DJÉNANE."
"Nous vivons comme ces verreries précieuses, vous savez, que l'on tient emballées dans des caisses pleines de son. Tous les chocs, on s'imagine ainsi nous les éviter, mais il nous arrivent quand même, et alors les cassures vives, avec les deux morceaux en perpétuel contact, nous font un mal sourd, profond et horrible…
ZEYNBEB."
"Je suis la seule personne de bon sens dans le trio, ami André, vous vous en êtes certainement déjà aperçu. Les deux autres,—ceci tout à fait entre nous, n'est-ce pas,—sont un peu "maboul". Surtout Djénane, qui veut bien continuer à vous écrire, mais ne plus vous revoir. Heureusement que je suis là, moi, pour arranger les choses. Répondez- nous à l'ancienne adresse (Madame Zahidé, vous vous rappelez?). Après- demain nous avons une amie sûre qui doit aller en ville et passer à la poste restante.
MÉLEK."
XXI
André leur écrivit sur l'heure. A Djénane, il disait: "Ne plus vous revoir,—ou mieux ne plus entendre votre voix, car je ne vous ai jamais vue,—et cela parce que vous m'avez fait une gentille déclaration d'amitié intellectuelle! Quel enfantillage! J'en reçois bien d'autres, allez, et ça ne m'émotionne pas du tout." Il tenait de prendre la chose en badinage et de se confirmer dans un rôle de vieil ami, très aîné, un peu paternel. Dans le fond, il était inquiet des résolutions extrêmes que cette petite âme fière et obstinée était capable de prendre; il ne s'y fiait pas, et sentait d'ailleurs qu'elle lui était déjà très chère, que ne plus la revoir assombrirait tout son été.
Dans sa lettre, il réclamait aussi la suite de l'histoire promise, et, en finissant, contait, pour l'acquit de sa conscience, comment par hasard il les avait toutes les trois "identifiées".
Le surlendemain elles répondirent:
"Que vous nous ayez identifiées, est un malheur: ces amies dont vous ne connaîtrez jamais le visage, vous intéressent-elles encore, maintenant que leur petit mystère est usé, percé à jour?…
La suite de mon histoire: cela, rien de plus facile, vous l'aurez.
Nous revoir, André, c'est moins simple: laissez-moi réfléchir…
DJÉNANE."
"Eh bien! moi, je vais m'identifier à fond, en vous apprenant où est notre demeure. Quand vous descendez le Bosphore, côté d'Asie, dans la seconde crique après Tchiboukli, il y a une mosquée; après la mosquée, un grand yali très vieux style, très grillagé, pompeux et triste, avec toujours quelque aimable nègre en redingote qui rôde sur le quai étroit: c'est chez nous. Au premier étage, qui s'avance en encorbellement sur la mer, les six fenêtres de gauche, défendues par de farouches quadrillages, sont celles de nos chambres. Puisque vous aimez cette côte d'Asie, passez là de préférence et regardez à ces fenêtres, sans regarder trop: vos amies, qui reconnaîtront de loin votre caïque, montreront le bout de leur doigt par un trou, en signe d'amitié, ou bien le coin de leur mouchoir.
Ça s'arrange avec Djénane, et comptez sur une entrevue à Stamboul pour la semaine prochaine.
MÉLEK."
Il ne se fit point prier pour "passer là". Le lendemain précisément se trouvait être un vendredi, jour de promenade élégante aux Eaux-Douces d'Asie où il ne manquait jamais de se rendre, et la vieille demeure de Djénane, sans doute très facile à reconnaître, était sur le chemin. Étendu dans son caïque, il passa aussi près que la discrétion put l'y autoriser. Le yali, tout en bois suivant la coutume turque, un peu déjeté par le temps, et peint à l'ocre
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sombre, avait grand air, mais combien triste et secret! Par la base, il baignait presque dans le Bosphore, et les fenêtres de ses amies captives surplombaient l'eau marine, qu'agitait l'éternel courant. Derrière, c'étaient des jardins haut murés, qui montaient se perdre dans les bois du coteau voisin.
Sous la maison s'ouvrait une de ces espèces d'antres voûtés, qui étaient d'usage général dans le vieux temps pour remiser les embarcations des maîtres, et André, comme il approchait, en vit sortir un beau caïque équipé pour la promenade, rameurs en veste de velours bleu brodé d'or, et long tapis de même velours, brodé pareillement, qui traînait dans l'eau. Iraient-elles aux Eaux-Douces, elles aussi, ses petites amies? Cela en avait tout l'air.
Il passa, en jetant un coup d'oeil aux grillages indiqués; des doigt fins, chargés de bagues, en sortirent, et le coin d'un mouchoir de dentelles. Rien qu'à la façon enfantine de remuer ces doigts-là et de faire danser ce bout de mouchoir, André tout de suite reconnut Mélek.
A Constantinople, il y a des Eaux-Douces d'Europe: c'est, dans les arbres et les prairies, une petite rivière où l'on vient en foule, les vendredis de printemps. Et il y a les Eaux-Douces d'Asie: une rivière encore plus en miniature, presque un ruisseau, qui coule des collines asiatiques pour se jeter dans le Bosphore, et où l'on se réunit tous les vendredis d'été.
A l'heure où André s'y rendait aujourd'hui, quantité d'autres caïques y venaient aussi des deux rives, les uns amenant des dames voilées, les autres des hommes en fez rouge. Au pied d'une fantastique citadelle du moyen âge sarrasin, hérissée de tours et de créneaux, et près d'un somptueux kiosque au quai de marbre, appartenant à Sa Majesté le Sultan, s'ouvre ce petit cours d'eau privilégié qui attire chaque semaine tant de belles mystérieuses.
Avant de s'engager là, entre les berges de roseaux et de fougères, André s'était retourné pour voir si vraiment elles venaient aussi, ses amies, et il avait cru reconnaître, là-bas, loin derrière lui, leurs trois silhouettes en tcharchaf noir, et la livrée bleu et or de leurs bateliers.
Déjà beaucoup de monde, quand il arriva; du monde sur l'eau; des barques de toute forme et des livrées de toute couleur; du monde alentour, sur ces pelouses presque trop fines et trop jolies qui s'arrangent en amphithéâtre, comme exprès pour les gens qui veulent s'asseoir et regarder ces barques passer. Çà et là, de grands arbres, à l'ombre desquels des petits cafés venaient de s'établir, et où d'indolents fumeurs de narguilés avaient étendu des nattes sur l'herbe pour s'y reposer à l'orientale. Et des deux côtés, les collines boisées, touffues, un peu sauvages, enfermaient tout cela entre leurs pentes délicieusement vertes. C'étaient des femmes surtout, qui garnissaient le haut des gradins naturels, sur les deux charmants petits rivages, et rien n'est aussi harmonieux qu'une foule de femmes turques à la campagne, sans tcharchafs sombres comme à la ville, mais en longs vêtements toujours d'une seule couleur,—des roses, des bleus, des bruns, des rouges,—chacune ayant la tête uniformément enveloppée d'un voile en mousseline blanche.
L'étrangeté amusante de la promenade, c'est cet encombrement même, sur une eau si tranquille, si enclose et enveloppée de verdure,—avec tant de paires de jolis yeux qui observent alentour, par la fente des voiles. Souvent on n'avance plus, les avirons se croisent, se mêlent, les rameurs crient, les caïques se frôlent, et on est stationnaire les uns près des autres, avec tout loisir de se regarder. Il y a des dames sans visage qui restent une heure rangées contre la berge, leur caïque presque dans les joncs et les fleurs d'eau, et qui détaillent avec un face-à-main ceux qui passent. Il en est d'autres qui ne craignent pas de se lancer dans la mêlée, mais toujours impassibles et énigmatiques sous le voile baissé, tandis que se démènent leurs bateliers chamarrés d'or. Et, si l'on fait cinq ou six cents mètres à peine, en remontant la gentille rivière, on est dans l'épaisseur des branchages, entre des arbres qui se penchent sur vous, on touche les galets blancs du fond, il faut rebrousser chemin, alors on tourne à grand-peine, tant l'étroit caïque a de longueur, et on redescend le fil de l'eau,—mais pour le remonter ensuite, et puis le redescendre, comme qui ferait les cent pas dans une allée.
Quand son caïque eut tourné, dans la petite nuit verte où le ruisseau finit d'être navigable, André songea: "Je vais sûrement croiser mes amies, qui ont dû arriver aux Eaux-Douces quelques minutes après moi." Il ne regarda donc plus les femmes assises par groupes sur l'herbe, plus les paires d'yeux noirs, gris ou bleus que montraient toutes ces têtes enveloppées de blanc; il ne s'occupa que de ce qui arrivait à sa rencontre sur l'eau. Un défilé encore si joli dans son ensemble, bien que ce ne soit déjà plus comme aux vieux temps et qu'il faille parfois tourner la tête pour ne pas voir les prétentieuses yoles américaines des jeunes Turcs dans le train, ni les vulgaires barques de louage où des Levantines exhibent d'ahurissants chapeaux. Cependant les caïques dominent encore, et il y en avait aujourd'hui de remarquables, avec leurs beaux rameurs aux vestes de velours très dorées; là-dedans passaient, à demi étendues, des dames en tcharchaf plus ou moins transparent, et quelques grandes élégantes, en yachmak comme pour se rendre à Yldiz, laissant voir leur front et leurs yeux d'ombre.—Au fait, comment donc n'étaient-elles pas aussi en yachmak, ses petites amies, des fleurs d'élégance pourtant, au lieu d'arriver ici toutes noires, telles qu'il les avait aperçues là-bas? Sans doute à cause de l'obstination de Djénane à rester pour lui une invisible.
A un détour de la rivière, elles apparurent enfin. C'était bien cela: trois sveltes fantômes, sur un tapis de velours bleu, qui accrochait les algues en traînant dans l'eau ses franges d'or. Trois, c'est beaucoup pour un caïque; deux étaient royalement assises à l'arrière sur la banquette de velours, le même velours que le tapis et la livrée des rameurs,—les aînées sans doute, celles-là,—et la troisième, la plus enfant, se tenait accroupie à leurs pieds. Elles passèrent à le toucher. Il reconnut d'abord, de si près, sous la gaze noire qui aujourd'hui n'était pas triple, ces yeux rieurs de Mélek entrevus un jour dans un escalier, et regarda vite les deux autres assises aux bonnes places. L'une avait aussi un voile semi-transparent qui permettait de deviner presque le visage tout jeune, d'une finesse et d'une régularité exquises, mais laissant encore les yeux dans l'imprécision. Il n'hésita pas: ce devrait être Zeyneb, qui consentait enfin à être moins cachée, et la troisième, aussi parfaitement indéchiffrable que toujours, c'était Djénane.
Il va sans dire, ils n'échangèrent ni un salut, ni un signe. Seule, Mélek, la moins sévèrement voilée, lui sourit, mais si discrètement qu'il fallait être tout près pour le voir.
Deux autres fois encore ils se croisèrent, et puis ce fut le temps de s'en aller. Le soleil n'éclairait bientôt plus que la cime des collines et des bois: on sentait la fraîcheur délicieuse qui montait de l'eau avec le soir. La petite rivière et ses entours se dépeuplaient peu à peu, pour redevenir solitaires jusqu'à la semaine prochaine; les caïques se dispersaient sur tous les points du Bosphore, ramenant les belles promeneuses qui, avant le crépuscule, doivent être de retour et mélancoliquement enfermées dans tous ces harems disséminés le long du rivage. André laissa partir ses amies bien avant lui, de peur d'avoir l'air de les suivre; puis rentra en rasant le bord asiatique, très lentement pour laisser reposer ses rameurs et voir se lever la lune.
XXII
DJÉNANE A ANDRÉ
"Le 17 août 1904 (à la franque).
Vraiment, André, vous tenez à la suite de ma petite histoire? C'est pourtant une bien pauvre aventure, que j'ai commencé de vous conter là.
Mais combien fait mal un amour qui meurt! Ah! s'il mourait du moins tout d'un coup! Mais non, il lutte, il se débat, et c'est cette agonie qui est cruelle.
Parce que de mes mains mon petit sac tomba, au bruit d'un flacon à parfum qui se brisait par terre, Durdané tourna vers moi la tête. Elle ne fut pas troublée. Ses yeux couleur d'eau s'ouvrirent et elle me fit son joli sourire de panthère. Sans un mot, elle et moi nous regardions. Hamdi encore ne voyait rien. Elle avait un bras passé autour de son cou et, doucement, elle le força lui aussi à tourner la tête: "Djénane!" dit-elle, d'une voix indifférente.
Je ne sais ce qu'il fit, car je me sauvai pour ne plus voir. D'instinct, c'est auprès de sa mère que j'allai me réfugier. Elle lisait son Coran, et d'abord gronda d'être interrompue dans sa méditation, puis se leva effarée, pour aller vers eux, me laissant seule. Quand elle revint, je ne sais combien de minutes après: "Rentre dans ton appartement, me dit- elle, avec une douceur tranquille; va, ma pauvre petite, ils n'y sont plus."
Dans mon boudoir, seule,les portes fermées, je me jetai sur une chaise longue, et j'y pleurai jusqu'à m'endormir épuisée. Oh! ensuite, à l'aube, ce réveil! Retrouver cela dans sa mémoire, recommencer à penser, se dire qu'il faut prendre un parti. J'aurais voulu les haïr, et il n'y avait en moi que de la douleur, pas de la haine; de la douleur et de l'amour.
Il était grand matin, le jour commençait à peine. J'entendis des pas s'approcher de ma porte, ma belle-mère entra, et je vis d'abord que ses yeux avaient
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pleuré. "Durdané est partie, me dit-elle; je l'ai envoyée loin d'ici, chez une de nos parentes." Puis, s'asseyant près de moi, elle ajouta que ces choses arrivent tous les jours dans la vie; que les caprices d'un homme ont moins de conséquences que ceux du vent; que je devais rentrer dans ma chambre, me faire très belle, et sourire à Hamdi ce soir, quand il rentrerait du palais; il était très malheureux, paraît-il, et ne voulait pas m'approcher avant que je fusse consolée.
Dans l'après-midi, on m'apporta des blouses de soie, des dentelles, des éventails, des bijoux.
Alors, je priai seulement, qu'on me laissât seule dans ma chambre. Je voulais essayer de voir clair au fond de moi-même. Pensez donc que la veille j'étais rentrée au harem toute vibrante d'un sentiment nouveau; j'y avais apporté tout le printemps des îles, ses parfums et ses chansons, et les baisers cueillis là dans l'air, et tout le frisson d'un réveil amoureux…
Le soir Hamdi vint chez moi, tranquille, un peu pâle. Tranquille moi- même, je lui demandai simplement de me dire la vérité: m'aimait-il encore, ou non? Je serais retournée chez ma grand-mère, pour le laisser libre. Il sourit et me prit dans ses bras. "Quelle enfant tu es, me dit- il; voyons, pourrais-je cesser de t'aimer?" Et il me couvrait de baisers, me grisait de caresses.
Je tentai pourtant de demander comment il avait pu aimer l'autre, s'il m'aimait toujours… Oh! André, alors j'ai appris à juger les hommes,— ceux de chez nous du moins: celui-là n'avait même pas le courage de son amour! Cette Durdané, mais non il ne l'aimait point. Une fantaisie seulement à cause de ses prunelles vertes, de son corps onduleux lorsqu'elle dansait le soir. Et puis elle prétendait connaître des arts subtils pour ensorceler les hommes, et il avait voulu tenter l'épreuve. D'ailleurs, qu'est-ce que cela pouvait bien me faire? Sans ma rentrée à l'improviste, l'aurais-je même su jamais?
Oh! de l'entendre, quelle pitié et quel dégoût au fond de moi-même, pour elle, pour lui, et pour moi qui voulais pardonner! Je souffrais moins cependant, depuis que j'étais renseignée: ainsi donc, ce corps souple et ces yeux d'eau, c'était là tout ce que Hamdi avait aimé chez l'autre! Eh bien! je me savais plus jolie qu'elle; moi aussi j'avais des prunelles vertes, d'un vert de mer plus sombre et plus rare que le sien, et, s'il suffisait avec lui d'être jolie et amoureuse, j'étais les deux à présent.
Et la campagne de reconquête commença. Oh! ce ne fut pas long; le souvenir de Durdané ne pesa plus lourd bientôt sur la mémoire de son amant… Mais jamais de ma vie je n'ai connu de jours plus lamentables. Je sentais tout ce qui était en moi de haut et de pur s'en aller, s'effeuiller comme des roses qui se fanent près du feu. Je n'avais plus une pensée en dehors de celle-ci: lui plaire, lui faire oublier l'amour de l'autre dans un amour plus grand.
Mais bientôt, quelle horreur de m'apercevoir qu'avec le mépris croissant de moi-même, me venait peu à peu la haine de celui pour qui je m'avilissais! Car j'étais devenue tout à fait et uniquement une poupée de plaisir. Je ne songeais qu'à être belle, à l'être chaque jour d'une manière différente. A pleines caisses, arrivaient de Paris les toilettes du soir, les "déshabillés", les parfums, les fards; tous les artifices de la coquetterie d'Occident et ceux de notre coquetterie orientale étaient devenus mon seul souci. Je n'entrais plus jamais dans mon boudoir, par crainte des reproches muets de mes livres délaissés; là flottaient des pensées si différentes, hélas! de celles d'à présent…
La Djénane amoureuse avait beau faire, elle pleurait sur la Djénane d'autrefois qui avait essayé d'avoir une âme… Et comment vous exprimer cette torture, quand je sentis enfin bien nettement que mes caresses étaient fausses, que mes baisers mentaient, que chez moi l'amour n'était plus!
Mais il m'aimait, lui, maintenant, avec une ardeur qui devenait pour moi une épouvante; quel parti prendre pour échapper à ses bras, que faire pour ne pas prolonger cette honte? Je ne vis d'autre issue que la mort, et je voulus l'avoir là, toujours préparée, et tout près de moi, sur cette table de toilette devant laquelle à présent j'étais constamment assise; une mort bien douce et prompte, à portée de ma main, dans un flacon d'argent pareil à mes flacons de parfum.
C'est là que j'en étais, quand un matin, entrant dans le salon de ma belle-mère Émiré Hanum, je trouvai deux visiteuses qui remettaient leur tcharchaf pour partir: Durdané et la tante éloignée qui en avait pris charge. Elle souriait, comme toujours, cette Durdané, mais aujourd'hui avec un petit air de triomphe, tandis que les deux vieilles dames paraissaient bouleversées. Mois au contraire, je me sentais si calme. Je remarquai que sa robe, en drap beige, était un peu flottante, que sa taille semblait épaissie et ses mouvements plus lourds: elle acheva lentement de fixer son tcharchaf, son voile, nous salua et sortit. "Qu'est-elle venue faire?" demandai-je simplement, quand nous fûmes seules. Émiré Hanum me fit asseoir près d'elle en me tenant les mains, hésita avant de répondre, et je vis des larmes couler sur ses rides: cette Durdané allait avoir un enfant, et il fallait que mon mari l'épousât; une femme de leur famille ne pouvait être mère sans être épousée, et d'ailleurs une enfant de Hamdi avait de droit sa place dans la maison.
Elle me disait cela en pleurant et m'avait prise dans ses bras. Mais avec quelle tranquillité je l'écoutais! C'était la délivrance au contraire qui venait à moi, quand je me croyais perdue! Et je répondis aussitôt que je comprenais tout cela très bien, que Hamdi était libre, que j'étais prête à divorcer sur l'heure sans en vouloir à personne.
"Divorcer! reprit-elle, avec une explosion de larmes. Divorcer! Tu veux divorcer! Mais mon fils t'adore. Mais nous t'aimons tous, ici! Mais tu es la joie de nos yeux!"
Pauvre femme, en quittant cette maison, elle est la seule que j'aie regrettée… Pour me retenir, elle commença de me citer l'exemple des épouses de son temps, qui savaient être heureuses dans des situations semblables. Elle-même, n'avait-elle pas eu à partager l'amour du pacha avec d'autres? Dès qu'avait pâli sa beauté, n'avait-elle pas vu une, deux, trois jeunes femmes se succéder au harem? Elle les appelait ses soeurs; jamais aucune ne lui avait manqué d'égards, et c'était toujours à elle-même que revenait le pacha quand il avait une confidence à faire, un avis à demander, ou bien quand il se sentait malade. De tout cela avait-elle souffert? A peine, puisqu'elle ne se souvenait plus que d'un seul chagrin dans sa vie: c'était quand mourut la petite Sahida, la dernière de ses rivales, en lui confiant son bébé! Oui, le plus jeune frère d'Hamdi, le petit Férid n'était pas son propre fils à elle, mais le fils de la pauvre Sahida; c'est du reste à cette heure que je l'apprenais…
Durdané devait faire le lendemain sa rentrée dans le harem. Que m'importait cette femme, au point où nous en étions? D'ailleurs Hamdi ne l'aimait plus et ne voulait que moi. Mais elle était le prétexte qu'il fallait saisir, l'occasion qu'il ne fallait perdre à aucun prix. Pour abréger, par horreur des scènes et plus encore par crainte de Hamdi qui s'affolerait, je fis séance tenante ma demi-soumission. A genoux devant cette mère qui pleurait, je demandai seulement, et j'obtins, d'aller passer deux mois de retraite à Khassim-Pacha, dans ma chambre de jeune fille; j'avais besoin de cela, disais-je, pour me résigner; ensuite je reviendrais.
Et j'étais partie avant que Hamdi ne fût rentré d'Yldiz.
C'est à ce moment-là, André, que vous arriviez à Constantinople. Les deux mois expirés, mon mari, bien entendu, voulut me reprendre: je lui fis dire qu'il ne m'aurait pas vivante, le petit flacon d'argent ne me quitta plus, et ce fut une lutte atroce, jusqu'au jour où Sa Majesté le Sultan daigna signer l'iradé qui me rendit libre.
Vous avouerai-je que j'ai souffert encore, les premières semaines. Contre mon attente, l'image de cet homme, ses baisers que j'avais trop aimés et trop haïs, devaient continuer quelque temps de me poursuivre.
Aujourd'hui tout s'apaise. Je lui ai pardonné d'avoir fait de moi presque une courtisane; il ne m'inspire plus ni le désir ni haine; c'est fini. Un peu de honte me reste pour avoir cru rencontrer l'amour parce qu'un joli garçon me serrait dans ses bras. Mais j'ai reconquis ma dignité, j'ai retrouvé mon âme et repris mon essor.
Maintenant, répondez-moi, André, que je sache si vous me comprenez, ou bien si, comme tant d'autres, vous me tenez pour une pauvre petite déséquilibrée, en quête de l'impossible.
DJÉNANE.
XXIII
André répondit à Djénane que son Hamdi lui faisait l'effet de ressembler beaucoup à tous les hommes, à ceux d'Occident aussi bien qu'à ceux de Turquie, et que c'était elle, la petite créature d'exception et d'élite. Et puis il la pria de remarquer,—ce qui n'était pas neuf,—que rien ne fuyait comme le temps; les deux années de son séjour à Constantinople avaient déjà commencé leur fuite, et ne se retrouveraient jamais plus; ils devaient donc en profiter tous deux pour échanger leurs pensées, qui seraient si promptes à s'anéantir, comme les pensées de tous les êtres, dans les abîmes de la mort.
Et il reçut un avis de rendez-vous pour le jeudi suivant, à Stamboul, à
Sultan-Selim, dans la vieille maison, au fond de l'impasse de silence.
Ce jour-là, il descendit le Bosphore dès le matin, dans une mouche à vapeur, et trouva un Stamboul de grand été, qui semblait s'être rapproché de l'Arabie, tant il y faisait chaud et calme, tant les mosquées étaient blanches sous l'ardent soleil d'août. Comment imaginer aujourd'hui qu'une ville pareille pouvait avoir de si longs hivers et de si persistants linceuls de neige? Les rues étaient plus désertes, à cause de tout ce monde qui avait émigré vers le Bosphore ou les îles de la Marmara, et les senteurs orientales s'y exagéraient dans l'atmosphère surchauffée.
Pour attendre l'heure, il alla à Sultan-Fatih, s'asseoir à sa place d'autrefois, sous les arbres, à l'ombre, devant la mosquée. Des imams qui étaient là, et ne l'avaient pas vu depuis tant de jours, lui firent grand accueil; après quoi, ils retombèrent dans leur rêverie. Et le "cafedji", le traitant comme un habitué, lui apporta, avec le narguilé berceur, la petite Tékir, la chatte de la maison, qui avait été souvent sa compagne au printemps et qui s'installa tout de suite près de lui, la tête sur ses genoux pour être caressée. En face, les murs de la mosquée éblouissaient avec leur réverbération blanche. Des enfants puisaient l'eau d'une fontaine et la versaient sur les vieux pavés, autour des fumeurs, mais il faisait quand même si chaud que les pinsons et les merles, dans les cages pendues aux branches, restaient muets et somnolents. Des feuilles jaunes cependant tombaient déjà, annonçant que ce bel été ne tarderait pas à courir vers son déclin.
A Sultan-Selim, où il arriva sous l'accablement de deux heures, l'impasse était inquiétante de sonorité et de solitude. Derrière la porte au frappoir de cuivre, il trouva Mélek en faction, qui lui sourit comme une bonne petite camarade, heureuse de le revoir enfin. Son voile était mis en simple et sa figure se voyait à peu près comme celle d'une Européenne en voilette de deuil. En haut, il trouva Zeyneb arrangée pareillement et, pour la première fois, il vit briller ses prunelles brunes, il rencontra le regard de ses jeunes yeux graves et doux. Mais, ainsi qu'il s'y attendait, Djénane persistait à n'être qu'une svelte apparition noire, absolument sans visage.
La question qu'elle lui posa, d'un petit ton drôle, dès qu'il fut assis sur le modeste divan décoloré:
"Eh bien! comment va votre ami Jean Renaud?…
—Mais parfaitement, je vous remercie, répondit-il de même; vous savez son nom?
—On sait tout, dans les harems. Exemple: je puis vous dire que vous dîniez hier au soir chez madame de Saint-Enogat, à côté d'une personne en robe rose; que vous vous êtes isolés après, tous deux, sur un banc du jardin et qu'elle a accepté une de vos cigarettes au clair de lune. Ainsi de suite… Tout ce que vous faites, tout ce qui vous arrive, nous savons… Alors, vous m'assurez qu'il va toujours bien, monsieur Jean Renaud?
—Mais oui, je vous dis…
—Alors, Mélek, tu as perdu ta peine: ça n'agit pas."
Il apprit donc que Mélek, depuis quelques jours, avait entrepris des prières et un envoûtement pour obtenir sa mort,—un peu comme enfantillage et plus encore pour tout de bon, s'étant imaginée qu'il incarnait une influence hostile et maintenait André en défiance contre elles.
"Voilà, dit Djénane en riant, vous avez voulu connaître des Orientales, eh bien! c'est ainsi que nous sommes. Dès qu'on gratte un peu le vernis: des petites barbares!
—En tout cas, pour celui-ci, vous vous trompiez bien. Mais au contraire, il rêve de vous tout le temps, le pauvre Jean Renaud! Et tenez, sans lui, nous ne nous connaîtrions pas; notre premier rendez- vous, à Pacha-Bagtché, le jour de ce grand vent, il m'a entraîné, je refusais d'y venir…
—Bon Jean Renaud! s'écria Mélek. Écoutez, alors emmenez-le demain vendredi aux Eaux-Douces, dans votre beau caïque, et j'irai tout exprès, moi, pour lui faire un sourire en passant…"
Dans le petit harem triste et semi-obscur, où la splendeur de ce jour d'été se devinait à peine, Djénane, plus encore que la dernière fois, faisait son sphinx et ne bougeait pas. On sentait qu'une timidité nouvelle, une gêne lui étaient venues, pour s'être trop livrée dans ses longues lettres, et de la voir ainsi, cela rendait André un peu nerveux, par instants, presque agressif.
Aujourd'hui, elle cherchait à maintenir la conversation sur le livre:
"Ce sera un roman, n'est-ce pas?…
—Comment saurais-je faire autre chose? Mais encore, je ne le vois pas du tout ce roman-là.
—Permettez-vous que je vous dise ce que je pensais? Un roman, oui, et dans lequel vous seriez un peu.
—Ah! cela non, par exemple.
—Laissez-moi expliquer. Vous ne parleriez pas à la première personne, je sais déjà que vous ne le voulez plus. Mais il pourrait y avoir là- dedans un Européen de passage dans notre pays, un chantre de l'Orient qui verrait avec vos yeux et sentirait avec votre âme…
—Et on ne me reconnaîtrait pas du tout, soyez-en sûre!
—Qu'est-ce que ça peut vous faire? Laissez-moi continuer, voulez- vous… Il aurait rencontré clandestinement, avec les mille dangers inévitables, une de nos soeurs de Turquie et ils se seraient aimés…
—Ensuite?
—Ensuite, eh bien! il part, comme c'est fatal, voilà tout…
—Ce sera tout à fait nouveau dans mon oeuvre cette petite intrigue- là…
—Pardon, il pourrait y avoir ceci de nouveau, que l'amour entre eux deux resterait pur et toujours inavoué…
—Ah!… Et elle après son départ?
—Elle!… Eh bien! mais… que voulez-vous qu'elle fasse? Elle meurt!"
Elle meurt… C'était prononcé avec l'accent d'une conviction si poignante qu'André en reçut comme un choc profond qui le surprit et lui commanda le silence.
Et Zeyneb ensuite fut celle qui recommença de parler:
"Dis-lui, Djénane, le titre auquel tu songeais; il nous avait paru si joli, à nous: Le bleu dont on meurt… Non? Il n'a pas l'air de vous plaire?
—Il est gentil, c'est vrai, dit André… Je le trouve peut-être un peu… Comment dire cela, voyons… Un peu romance…
—Allons, reprit Djénane, dites tout de suite que vous le trouvez 1830… Il est rococo; passons….
—Un titre qui a des papillotes", ajouta Mélek.
Il comprit alors que, depuis un moment il lui faisait de la peine en contrecarrant avec demi-moquerie ses petites idées littéraires, quelle sétait acquises toute seule, avec tant deffort et parfois avec une intuition merveilleuse. Soudain elle lui parut si naïve et si jeune, elle quil jugeait à première vue peut-être un peu trop frottée de lectures! il fut désolé davoir pu la froisser, même très légèrement, et tout de suite changea de ton, pour redevenir tout à fait doux, presque avec tendresse.
"Mais non, chère petite amie invisible, il n'est pas rococo, il nest pas ridicule, votre titre, ni rien de ce que vous pouvez imaginer ou dire…. Seulement, ne mettons pas de mort là-dedans, voulez-vous? Dabord ça changera; jen ai tant fait mourir dans mes livres; vous ny pensez pas, on me prendrait pour le sire de Barbe-Bleue! Non, pas de mort, dans ce livre; mais au contraire, si possible, de la jeunesse et de la vie…. Cette restriction posée, jessaierai de lécrire sous la forme qui vous plaira, et nous travaillerons ensemble, comme deux collaborateurs bien daccord, bien camarades, n'est-ce pas?"
Et ils se quittèrent beaucoup plus amis quils ne lavaient été jusquà ce jour.
XXIV
DJÉNANE A ANDRÉ
"Le 16 septembre 1904.
Jétais parmi les fleurs du jardin, et je my sentais si seule, et si lasse de ma solitude! Un orage avait passé dans la nuit et saccagé les rosiers. Les roses jonchaient la terre. De marcher sur ces pétales encore frais, il me semblait piétiner des rêves.
C'est dans ce jardin-là, au Bosphore, que, depuis mon arrivée de Karadjiamir, jai passé tous mes étés denfant et de jeune fille, avec vos amies Zeyneb et Mélek. En ce temps-là de notre vie, je ne dirai pas que nous fussions malheureuses. Tout était souriant. Chacun autour de nous goûtait ce bonheur négatif où l'on se contente de la paix du moment qui passe et de la sécurité pour celui qui vient. Nous n'avions jamais vu saigner des coeurs. Et nos journées qui glissaient douces et lentes, entre nos études et nos petits plaisirs, nous laissaient en demi- sommeil, dans cette torpeur qu'apportent nos étés toujours chauds: nous n'avions jamais pensé que nous pourrions être à plaindre. Nos institutrices étrangères avaient beaucoup souffert dans leur pays. Elles se trouvaient bien parmi nous; ce calme était pour elle comme celui d'un port après la tempête. Et lorsque nous leur disions parfois nos rêves vagues et nos désirs imprécis: vivre comme les Européennes, voyager, voir, elles nous répondaient en vantant la tranquillité et la douceur dont nous étions entourées. Tranquillité, douceur de la vie des musulmanes, toute notre enfance, nous n'avions pas entendu autre chose. Aussi rien d'extérieur ne nous avait préparées à souffrir. La douleur est venue de nous. L'inquiétude et l'inassouvissable désir sont nés de nous-mêmes. Et mon drame à moi a vraiment commencé le jour de mon mariage, quand les fils d'argent de mon voile de mariée m'enveloppaient encore…
Oh! notre première rencontre, André, dans ce sentier, par ce grand vent, vous vous souvenez, auriez-vous pensé en ce temps-là que vous seriez si tôt pour nous un ami très cher? Et vous, je sens que vous commencez à vous attacher à ces petites Turques, bien qu'elles aient déjà perdu l'attrait d'être mystérieuses. Quelque chose d'infiniment doux s'est glissé en moi depuis notre dernière entrevue, depuis l'instant où votre voix et vos yeux ont changé, parce que vous aviez peur de m'avoir blessée; alors j'ai compris que vous étiez bon et consentiriez à être mon confident en même temps que mon ami. Quel bien cela me ferait de vous dire, à vous qui devez le comprendre, tant de choses lourdes que personne n'a jamais entendues; des choses dans ma destinée qui me déroutent; vous qui êtes un homme et qui savez, vous me les expliqueriez peut-être.
J'ai votre portrait, là, tout près, sur ma table à écrire, et il me regarde avec ses yeux clairs. Vous-même, je vous sais non loin d'ici, sur l'autre rive; un coin de Bosphore seul nous sépare, et cependant, entre nous deux, quelle distance toujours, quel abîme de difficultés, avec une si constante incertitude de nous revoir jamais! Malgré tout cela, je voudrais, quand vous aurez quitté notre pays, ne plus être seulement un vague fantôme dans votre mémoire; je voudrais au moins y demeurer comme une réalité, une pauvre, triste petite réalité.
Ces roses sur lesquelles je marchais tout à l'heure, savez-vous ce qu'elles me rappelaient? Un effeuillement pareil, dans les allées de ce même jardin, il y a un peu plus de deux ans. Mais ce n'était pas une bourrasque d'été, cette fois, qui en était cause, c'était bien l'automne. Octobre avait jauni les arbres, il faisait froid, et nous devions rentrer le lendemain en ville, à Khassim-Pacha. Tout était emballé, la maison en désordre. Nous étions allées dire adieu au jardin et cueillir les dernières fleurs. Un vent aigre gémissait dans les branches. La vieille Irfané, une de nos esclaves un peu sorcière qui lit dans le marc de café, avait prétendu que ce jour était favorable pour des prédictions sur notre destinée. Elle vint donc nous apporter du café qu'il fallut boire; cela ce passait au fond du jardin, dans un recoin abrité par la colline, et je la vois encore, assise à nos pieds, parmi les feuilles mortes, anxieuse de ce qu'elle allait découvrir. Dans les tasses de Zeyneb et Mélek, elle ne vit qu'amusements et cadeaux; elles étaient encore si jeunes. Mais elle hocha la tête, en lisant dans la mienne: "Oh! l'amour veille, dit-elle, mais l'amour est perfide. Tu ne reviendras plus au Bosphore de longtemps, et quand tu y reviendras, la fleur de ton bonheur sera envolée. Oh! pauvre, pauvre! Il n'y a dans ton destin que l'amour et la mort." Je ne devais en effet revenir ici que cet été, après mon triste mariage. Cependant, est-ce bien la fleur de mon bonheur qui s'est envolée, puisque, le bonheur, je ne l'ai point connu?… Non, n'est-ce pas? Mais jamais sa prédiction finale ne m'avait frappée autant qu'aujourd'hui: "Il n'y a dans ton destin que l'amour et la mort."
DJÉNANE"
XXV
Ils se rencontrèrent beaucoup, pendant toute cette délicieuse fin de l'été. Aux Eaux-Douces d'Asie, chaque semaine au moins une fois, leurs caïques se frôlèrent, eux ne bronchant point, Zeyneb et Mélek, dont les traits se voyaient un peu, osant à peine sourire à travers leurs gazes noires. A Stamboul, chez la bonne nourrice, ils se revirent aussi; elles étaient plus libres au Bosphore que dans leurs grandes maisons d'hiver à Khassim-Pacha, trouvaient mille prétextes pour venir en ville et semaient leurs esclaves en route; il est vrai, chaque entrevue nouvelle nécessitait des tissus d'audaces et de ruses, qui toujours paraissaient près de se rompre et de changer en drame l'innocente aventure, mais qui toujours finissaient par réussir miraculeusement. Et le succès leur donnait plus d'assurance, leur faisait imaginer de plus téméraires entreprises. "Vous pourriez raconter cela dans le monde, à Constantinople, s'amusaient-elles à lui dire, personne ne vous croirait."
Dans la petite maison de Stamboul, quand ils étaient ensemble, à causer comme de vieux amis, il arrivait maintenant que Zeyneb et Mélek relevaient leur voile, montraient l'ovale entier de leur visage, les cheveux seuls restant cachés sous la mante noire, et ainsi elles ressemblaient à des petites nonnains, toutes jeunes et élégantes. Djénane seule ne transigeait point; rien ne pouvait se deviner de ses traits, aussi funèbrement enveloppés de noir que le premier jour, et, lui, tremblait d'en faire la remarque, prévoyant quelque réponse absolue qui enlèverait toute espérance de jamais connaître ses yeux.
Il osait aller quelquefois, le soir, après entente avec elles, les écouter faire de la musique, par ces nuits immobiles et perfides du Bosphore, qui n'ont pas un souffle, qui sont tièdes, enjôleuses, mais vous imprègnent tout de suite d'une pénétrante rosée froide. Presque chaque jour, l'été, le courant d'air violent de la Mer Noire passe dans ce détroit et le blanchit d'écume; mais il ne manque jamais de s'apaiser au coucher du soleil, comme si on fermait soudain les écluses du vent; dès le crépuscule, rien n'agite plus les arbres sur les rives, tout s'immobilise et se recueille; la surface de la mer devient un miroir sans rides, pour les étoiles, pour la lune, pour les mille lumières des maisons ou des palais; une langueur orientale se répand, avec l'obscurité, sur ces bords extrêmes de l'Europe et de l'Asie qui se regardent, et l'humidité continuelle de ces parages enveloppe les choses d'une buée qui les harmonise et les grandit, les choses proches comme les choses lointaines, les montagnes, les bois, les mosquées, les villages turcs et les villages grecs, les petites baies asiatiques plus silencieuses que celles de la côte européenne et plus figées chaque soir dans leur calme absolu.
Entre Thérapia, où André habitait, et le yali de ses trois amies, il fallait, à l'aviron, presque une demi-heure.
La première fois, il avait pris son caïque, et c'était toujours un enchantement de circuler, la nuit, en cet équipage, de s'en aller ainsi presque à toucher l'eau même, et comme étendu sur ce beau miroir bleu pâle et argent que devenait la surface apaisée. La rive d'Europe, à mesure qu'on s'en éloignait, reprenait, elle aussi, du mystère et de la paix; tous ses feux traçaient sur le Bosphore d'innombrables petites raies lumineuses qui avaient l'air de descendre jusqu'aux profondeurs d'en dessous; ses musiques d'Orient dans les petits cafés en plein air, les vocalises étranges de ses chanteurs continuaient de vous suivre, portées et embellies par les sonorités de la mer; même les affreux orchestres de Thérapia s'adoucissaient dans le lointain et dans la magie nocturne, jusqu'à être agréables à entendre. Et, là-bas en face, il y avait cette rive d'Asie, vers laquelle on se rendait, si voluptueusement couché; ses fouillis d'épaisse verdure, ses collines tapissées d'arbres faisaient des masses noires, qui paraissaient démesurément grandes au- dessus de leurs reflets renversés; quant à ses lumières, plus discrètes et plus rares, elles étaient projetées par des fenêtres garnies de grillages, derrière lesquels on devinait la présence des femmes qu'il ne faut pas voir.
Cette fois-là, en caïque, André n'osa pas s'arrêter sous les fenêtres éclairées de ses amies, et il passa son chemin. Ses rameurs, dont les broderies du reste brillaient trop à la lune, et pouvaient éveiller le soupçon de quelque nègre aux aguets sur la rive, ses rameurs étaient des Turcs, et, malgré leur dévouement, capables de le trahir, dans leur indignation, s'ils avaient flairé la moindre connivence entre leur maître européen et les femmes de ce harem.
Il revint les autres soirs dans la plus humble de ces barques de pêche qui se répandent par milliers toutes les nuits sur le Bosphore. Ainsi il put longuement s'arrêter, en faisant mine de tendre des filets; il écouta Zeyneb qui chantait, accompagnée au piano par Mélek ou Djénane; il connut sa jeune voix chaude. Une voix si belle et si naturellement posée, surtout en ses notes graves,—et où l'on sentait par instants une imperceptible fêlure, qui la rendait peut-être plus prenante encore, en la marquant pour bientôt mourir.
Vers la mi-septembre, ils osèrent une chose inouïe: gravir ensemble une colline toute rose de bruyères et se promener dans un bois. Cela se fit sans encombre au-dessus de Béicos, le point de la côte d'Asie qui est en face de Thérapia et qu'André avait adopté pour y venir chaque soir, au déclin du soleil. Comment dire le charme de ce Béicos, qui fit plus tard un de leurs lieux de rendez-vous les plus chers et les moins troublés par la crainte… De Thérapia, si niaisement agité avec ses prétentions mondaines, on arrive là, par contraste, dans le silence ombreux des grands arbres, dans la paix réfléchie du temps passé. Un petit débarcadère aux vieilles dalles blanches, et tout de suite on trouve une plaine édénique, sous des platanes de quatre cents ans, qui n'ont plus l'air d'appartenir à nos climats, tant ils ont pris avec les siècles des formes de baobab ou de banian indien. C'est une plaine parfaitement unie, qui est veloutée en automne d'une herbe plus fine que celle des pelouses dans nos jardins les mieux soignés, une plaine qui a l'air d'avoir été créée exprès pour les promenades de méditation et de sage mélancolie; elle a juste la grandeur qu'il faut (une demi-lieu à peine) pour rester intime, sans que l'on s'y sente prisonnier; elle est close de tous côtés par des collines solitaires, couvertes de bois,—et les Turcs, frappés de son charme unique, l'ont nommée "la Vallée-du-Grand- Seigneur". On ne s'y doute point que le Bosphore est là tout près, avec son va-et-vient qui dérangeait le recueillement; les collines vous le cachent. On y est isolé de tout, et on n'y entend aucun bruit, si ce n'est, à la tombée du soir, les chalumeaux des berges qui rassemblent leurs chèvres, dans les montagnes alentour. Les majestueux platanes, qui étendent sur la terre leurs racines comme d'énormes serpents, forment à l'entrée de cette plaine une sorte de bois sacré; mais, plus loin, ils s'espacent, puis se rangent en allée, pour laisser libres les grandes pelouses où se promènent lentement, le soir, les musulmanes au voile blanc. Il y a aussi un ruisseau qui coule dans cette Vallée-du-Grand- Seigneur, un ruisseau frais, habité par des tortues; des petits ponts en planches le traversent; sur ses bords, à l'ombre de quelques vieux arbres, les marchands de café turc s'installent pour l'été dans des cabanes, et c'est là que les hommes prennent place pour fumer leur narguilé, le vendredi surtout, en regardant de loin les femmes voilées qui vont et viennent sur cette prairie des longs rêves. Elles marchent par groupes de trois, de quatre, de dix, ces femmes, un peu clairsemées là, un peu perdues, car ces pelouses déploient pour elles de très vastes tapis. Elles ont des vêtements tout d'une pièce et tout d'une couleur, - - souvent des soies de Damas roses ou bleues, lamées d'or,—qui tombent en plis à l'antique, et des mousselines blanches enveloppent toutes les têtes; ces costumes, au milieu de ce site très particulier, et cette quiétude charmée qu'elles ont dans l'allure, font songer, quand approche le crépuscule, aux Ombres bienheureuses du paganisme se promenant dans les Champs Élyséens…
André était un des fidèles habitués de la Vallé-du-Grand-Seigneur; il y vivait presque journellement, depuis qu'il était censé résider à Thérapia.
A lheure fixée il avait débarqué là sous les platanes-baobabs, en compagnie de Jean Renaud, chargé encore de faire le guet et samusant toujours de ce rôle. Ses domestiques musulmans, impossibles en pareille circonstance, il les avait laissés sur la rive dEurope, pour namener quun fidèle serviteur français qui lui apportait comme dhabitude un fez turc dans un sac de voyage. Depuis ses intimités nouvelles, il était coutumier de ces changements de coiffure qui avaient jusquici conjuré le danger, et qui se faisaient n'importe où, dans un fiacre, dans une barque, ou simplement au milieu dune rue déserte.
Il les vit arriver toutes les trois en talika, puis mettre pied à terre; et, comme des petites personnes qui vont innocemment se promener, elles prirent à travers la plaine, qui déjà, par places, devenait violette sous la floraison des colchiques dautomne. Zeyneb et Mélek portaient le yeldirmé léger que l'on tolère à la campagne et le voile de gaze blanche qui laisse paraître les yeux; Djénane seule avait gardé le tcharchaf noir des citadines, pour continuer dêtre strictement invisible.
Quand elles sengagèrent dans certain sentier, convenu entre eux, un sentier qui grimpe vers la montagne, il les rejoignit, présenta Jean Renaud,—à qui elles avaient désiré toucher le bout des doigts pour s'excuser davoir préparé sa mort,—et qui fut envoyé en avant comme éclaireur. Par lexquise soirée quil faisait, ils montèrent gaiement au milieu des châtaigniers et des chênes; lherbe autour deux était pleine de scabieuses. Bientôt ce fut la région des bruyères, et les dessous de tous ces bois en devinrent entièrement roses. Et puis les lointains peu à peu se découvrirent. De ce côté-ci du Bosphore, le côté asiatique, c'étaient des forêts et des forêts: à perte de vue, sur les collines et les montagnes, sétendait ce superbe et sauvage manteau vert, qui abrite encore ses brigands et ses ours. Ensuite ce fut la Mer Noire, qui tout à coup se déploya infinie sous leurs pieds; dun bleu plus décoloré et plus septentrional que celui de la Marmara pourtant si voisine, elle paraissait aujourdhui doucereusement tranquille et pensive, au soleil de ces derniers beaux jours dété, comme si elle méditait déjà ses continuelles fureurs et son tapage de lhiver, pour quand recommencerait à se lever le terrible vent de Russie.
Le but de leur promenade était une vieille mosquée des bois, lieu de pèlerinage demi-abandonné, sur un plateau dominant cette mer des tempêtes, et battu en plein par les souffles du Nord. Il y avait là, dans une maison croulante, un petit café bien pauvre, tenu par un bonhomme tout blanc. Ils sassirent devant la porte, pour regarder dormir au-dessous deux cette immensité pâle. Les quelques arbres, ici, se penchaient échevelés, tous dans la même direction, ayant cédé à la longue sous leffort continu des mêmes rafales du large. Lair était vif et pur.
Ils ne causèrent point du livre, ni de rien de précis. Il ny avait aujourdhui que Zeyneb qui fût un peu grave; Djénane et Mélek étaient toutes à la griserie de cette promenade en fraude, toutes à la contemplation de cette âpre magnificence des montagnes et des falaises qui dévalaient sous leurs pieds jusquà la mer. Pour être seules ici avec André, les petites révoltées avaient dû semer dans les villages de la route deux nègres et autant de négresses dont elles payaient le silence; mais leurs audaces, qui jusqu'ici réussissaient toujours, ne les gênaient plus du tout. Et le bonhomme à barbe blanche leur servit du café dans ses vieilles tasses bleues, là, dehors, devant la triste Mer Noire, ne doutant point davoir affaire à un bey authentique, en pèlerinage avec les dames de son harem.
Cependant lair ici devenait très frais, après la chaleur de la vallée, et Zeyneb fut prise dune petite toux quelle cherchait à dissimuler, mais qui disait la même chose sinistre que la fêlure encore si légère de sa jolie voix. Au regard échangé entre les deux autres, André comprit quil y avait là un sujet danxiété déjà ancien; elles voulurent resserrer les plis du costume sur la frêle poitrine, mais la malade, ou la seulement menacée, haussa les épaules:
"Laissez donc, dit-elle, du ton de la plus tranquille indifférence. Eh! mon Dieu, quest-ce que cela peut faire?
Cette Zeyneb était la seule du trio quAndré croyait un peu connaître: une désenchantée dans les deux sens de ce mot-la, une découragée de la vie, ne désirant plus rien, nattendant plus rien, mais résignée avec une douceur inaltérable; une créature toute de lassitude et de tendresse; exactement lâme indiquée par son délicieux visage, si régulier, et par ses yeux qui souriaient avec désespérance. Mélek au contraire, qui semblait pourtant avoir un bon petit coeur, ne cessait de se montrer fantasque à lexcès, violente, et puis enfant, capable de se moquer, de rire de tout. Quant à Djénane, la plus exquise des trois, combien elle restait mystérieuse, sous son éternel voile noir, si compliquée, si frottée de toutes les littératures: avec cela, inégale, à la fois soumise et altière, nhésitant pas, par moments, à se livrer avec une confiance presque déconcertante, et puis rentrant aussitôt après dans sa tour divoire pour y redevenir encore plus lointaine.
"Celle-là, songeait André, je ne démêle ni ce quelle me veut, ni pourquoi elle m'est déjà chère; on dirait parfois quil y ait entre nous des ressouvenirs en commun don ne sait quel passé…. Je ne commencerai à la déchiffrer que le jour où jaurai vu enfin quels yeux elle peut bien avoir; mais jai peur quelle ne me les montre jamais.
Il fallut redescendre de bonne heure vers la plaine de Béicos pour leur laisser le temps de rassembler leurs esclaves et de rentrer avant la nuit. Ils se replongèrent donc bientôt dans les sentiers du bois, et elles voulurent quAndré leur donnât lui-même à chacune un brin de ces bruyères qui faisaient la montagne toute rose; cétait pour le mettre à leur corsage ce soir, par bravade enfantine, pendant le dîner en compagnie des aïeules et des vieux ondes rigides.
En arrivant à la plaine, il les quitta par prudence, mais les suivit des yeux, marchant un peu loin derrière elles. Peu de monde aujourdhui, dans cette Vallée-du-Grand-Seigneur où le soleil prenait déjà ses nuances dorées du soir; seulement quelques femmes, la tête voilée de blanc, assises par terre, en groupes espacés dans le lointain. Elles sen allaient, les trois petites audacieuses, dun pas harmonieux et lent, Zeyneb et Mélek drapées de soies à peine teintées, presque blanches, marchant de chaque côté de Djénane toujours en élégie noire; leurs vêtements traînaient sur la pelouse exquise, sur lherbe courte et fine, froissant les fleurs violettes des colchiques, promenant les feuilles jaune dor tombées déjà des platanes. Elles ressemblaient bien à trois ombres élyséennes, traversant la vallée du grand repos; celle du milieu, celle en deuil étant sans doute une ombre encore inconsolée de lamour terrestre…
Il les perdit de vue quand elles arrivèrent sous les grands platanes, dans le bois sacré qui est à lautre bout de cette plaine fermée. Le soleil descendait derrière les collines, disparaissait lentement de cet éden; le ciel prenait sa limpidité verte des beaux soirs dété et les tout petits nuages, qui le traversaient en queues de chat, ressemblaient à des flammes orangées. Les autres ombres heureuses qui étaient restées longtemps assises, çà et là, sur lherbe fleurie de colchiques, se levaient toutes pour sen aller aussi, mais bien doucement comme il sied à des ombres. Les flûtes des bergers dans le lointain commençaient leur musiquette du temps passé pour faire rentrer les chèvres. Et tout ce lieu se préparait à devenir infiniment solitaire, au pied de ces grands bois, sous une nuit détoiles.
André Lhéry se dirigea à regret vers le Bosphore, qui apparut bientôt, comme une nappe dargent rose, entre les silhouettes déjà noires des platanes géants du rivage. A ses rameurs, il recommanda de ne point se presser: il regagnait sans aucune avidité la côte dEurope, Thérapia où les grands hôtels allumaient leurs feux électriques et accordaient (ou à peu près), pour la soirée dite élégante, leurs orchestres de foire.
XXVI
LETTRES QUANDRÉ REÇUT LE LENDEMAIN
"Le 18 septembre 1904.
Notre ami, savez-vous un thème que vous devriez développer, et qui donnerait bien la page la plus "harem" de tout le livre? Le sentiment de vide quamène dans nos existences lobligation de ne causer quavec des femmes, de navoir pour intimes que des femmes, de nous retrouver toujours entre nous, entre pareilles. Nos amies? mais, mon Dieu, elles sont aussi faibles et aussi lasses que nous-mêmes. Dans nos harems, la faiblesse, les faiblesses plutôt, ainsi réunies, amassées, ont mal à lâme, souffrent davantage dêtre ce quelles sont et réclament une force. Oh! quelquun avec qui ces pauvres créatures oubliées, humiliées, pourraient parler, échanger leurs petites conceptions, le plus souvent craintives et innocentes! Nous aurions tant besoin dun ami homme, dune main ferme, mâle, sur laquelle nous appuyer, qui serait assez forte pour nous relever si nous sommes près de choir. Pas un père, pas un mari, pas un frère; non, un ami, vous dis-je; un être que nous choisirions très supérieur à nous, qui serait à la fois sévère et bon, tendre et grave, et nous aimerait dune amitié surtout protectrice…. On trouve des hommes ainsi, dans votre monde, nest-ce pas?
ZEYNEB."
"Des existences où il ny a rien! Sentez-vous toute lhorreur de cela ? De pauvres âmes, ailées maintenant, et que lon tient captives; des coeurs où bouillonne une jeune sève, et auxquels laction est interdite, qui ne peuvent rien faire, pas même le bien, qui se dévorent ou susent en rêves irréalisables. Vous représentez-vous les jours mornes que couleraient vos trois amies, si vous n'étiez pas venu, leurs jours tous pareils, sous la tutelle vigilante de vieux oncles, de vieilles femmes dont elles sentent constamment peser la désapprobation muette.
Du drame de mon mariage que je vous ai conté, il restait, tout au fond de moi-même, la rancune contre lamour (du moins lamour tel quon lentend chez nous), le scepticisme de ses joies, et à mes lèvres une amertume ineffaçable.
Cependant je savais à peu près déjà quil était autre en Occident, lamour qui mavait tant déçue, et je me mis à létudier avec passion dans les littératures, dans l'histoire, et, comme je lavais pressenti, je le vis inspirateur de folies, mais aussi des plus grandes choses; cest lui que je trouvai au coeur de tout ce quil y a de mauvais dans ce monde, mais aussi de tout ce quil y a de bon et de sublime…. Et plus amère devint ma tristesse, à mesure que je percevais mieux le rayonnement de la femme latine. Ah! quelle était heureuse, dans vos pays, cette créature pour qui depuis des siècles on a pensé, lutté et souffert; qui pouvait librement aimer et choisir, et qui, pour se donner, avait le droit dexiger quon le méritât. Ah! quelle place elle tenait chez vous dans la vie, et combien était incontestée sa royauté séculaire!
Tandis que, en nous les musulmanes, presque tout sommeillait encore. La conscience de nous-mêmes, de notre valeur séveillait à peine, et autour de nous on était volontairement ignorant et suprêmement dédaigneux de lévolution commencée!
Nulle voix ne sélèverait donc, pour crier leur aveuglement à ces hommes, pourtant bons et parfois tendres, nos pères, nos maris, nos frères! Toujours, pour le monde entier, la femme turque serait donc lesclave achetée à cause de sa seule beauté, ou la Hanum lourde et trop blanche, qui fume des cigarettes et vit dans un kieff perpétuel?….
Mais vous êtes venu, et vous savez le reste. Et nous voici toutes trois à vos ordres, comme de fidèles secrétaires, toutes trois et tant dautres de nos soeurs si nous ne vous suffisions pas; nous voici prêtant nos yeux à vos yeux, notre coeur à votre coeur, offrant notre âme tout entière à vous servir….
Nous pourrons nous rencontrer peut-être une fois ou deux, ici au Bosphore, avant lépoque de redescendre en ville. Nous avons tant damies très sûres, disséminées le long de cette côte, et toujours prêtes à nous aider pour établir nos alibis.
Mais jai peur…. Non pas de votre amitié: comme vous lavez dit, elle est pour nous au-dessus de toute équivoque…. Mais jai peur du chagrin,… dans la suite, après votre départ.
Adieu, André, notre ami, mon ami. Que le bonheur vous accompagne!
DJÉNANE."
"Djénane ne vous la sûrement pas raconté. La dame en rose qui fumait vos cigarettes lautre soir chez les Saint-Énogat,—madame de Durmont, pour ne pas la nommer,—était venue passer laprès-midi chez nous aujourdhui, soi-disant pour chanter des duos de Grieg avec Zeyneb. Mais elle a tellement parlé de vous et avec un tel enthousiasme quune jeune amie russe, qui se trouvait là, nen revenait pas. La peur nous a prises quelle se doutât de quelque chose et voulût nous tendre un piège; alors nous vous avons bien bêché, en nous mordant les lèvres pour ne pas rire, et elle a donné là-dedans en plein, et vous a défendu avec violence. Autant dire que sa visite na été que confrontation et interrogatoire sur nos sentiments respectifs pour vous. Quel heureux mortel vous faites!
Nous venons dimaginer et de combiner un tas de délicieux projets pour nous revoir. Votre valet de chambre, celui que vous dites si sûr, sait- il conduire? En le coiffant lui aussi dun fez, nous pourrions faire une promenade avec vous en voiture fermée, lui sur le siège. Mais tout cela, il faut le combiner de vive voix, la prochaine fois que nous nous verrons.
Vos trois amies vous envoient beaucoup de choses jolies et tendres.
MÉLEK."
"Ne manquez pas au moins le jour des Eaux-Douces, demain; nous tâcherons dy être aussi. Comme les autres fois, passez avec votre caïque du côté dAsie, sous nos fenêtres. Si on vous fait voir un coin de mouchoir blanc, par un trou des quadrillages, cest quon ira vous rejoindre; si le mouchoir est bleu, cela signifiera: Catastrophe, vos amies sont enfermées.
M…."
Jusquà la fin de la saison, ils eurent donc aux Eaux-Douces dAsie leurs rendez-vous muets et dissimulés. Chaque fois que le ciel fut beau, le vendredi,—et le mercredi qui est aussi un jour de réunion sur la gentille rivière ombreuse,—le caïque dAndré croisa et recroisa celui de ses trois amies, mais sans le plus léger signe de tête qui eût trahi leur intimité pour ces centaines dyeux féminins, aux aguets sur la rive par lentrebâillement des mousselines blanches. Si linstant se présentait favorable, Zeyneb et Mélek risquaient un sourire à travers la gaze noire. Quant à Djénane, elle était fidèle à son voile triple, aussi parfaitement dissimulateur quun masque; on sen étonnait bien un peu, dans les autres caïques où passaient des femmes, mais personne nosait penser à mal, le lieu étant si impropre à toute entreprise coupable, et celles qui la reconnaissaient, à la livrée des rameurs, se bornaient à dire sans méchanceté : "Cette petite Djénane Tewfik Pacha a toujours été une originale.
XXVII
DJÉNANE A ANDRÉ
"28 septembre 1904.
Pour nous, quelle impression nouvelle de savoir que, dans la foule des Eaux-Douces, on a un ami! Parmi ces étrangers, qui nous resteront à jamais inconnus et nous considèrent de leur côté comme dinconnaissables petites bêtes curieuses, savoir que peut-être un regard nous cherche,— nous en particulier, pas les autres pareillement voilées:—savoir que peut-être un homme nous envoie une pensée daffectueuse compassion! Quand nos caïques se sont abordés, vous ne me voyiez point, cachée sous mon voile épais, mais jétais là pourtant, heureuse dêtre invisible, et souriant à vos yeux qui regardaient dans la direction des miens.
Est-ce parce que vous avez été si bon et si simple, si bien lami tel que je le désirais, lautre jour, là-haut, devant la Mer Noire, pendant notre entrevue qui fut cependant presque sans paroles? Est-ce parce que jai senti enfin, sous le laconisme de vos lettres, un peu daffection vraie et émue? Jignore, mais vous ne me semblez plus si lointain. Oh! André, dans des âmes longtemps comprimées comme les nôtres, si vous saviez ce quest un sentiment idéal, fait dadmiration et de tendresse!….
DJÉNANE."
Ils correspondaient souvent, à cette fin de saison, pour leurs périlleux rendez-vous. Elles pouvaient encore assez facilement lui faire passer leurs lettres, par quelque nègre fidèle qui arrivait en barque à Thérapia, ou qui venait le trouver dans l'exquise Vallée-du-Grand- Seigneur le soir. Et lui qui navait de possible que la poste restante de Stamboul, répondait le plus souvent par un signal secret, en passant dans son caïque, sous leurs fenêtres farouches. Il fallait profiter de ces derniers jours du Bosphore, avant le retour à Constantinople où la surveillance serait plus sévère. Et on sentait venir à grands pas lautomne, surtout dans la tristesse des soirs. De gros nuages sombres arrivaient du Nord, avec le vent de Russie, et des averses commençaient de tomber, qui mettaient à néant parfois leurs combinaisons les plus ingénieusement préparées.
Près de la plaine de Béicos, dans un bas-fond solitaire et ignoré, ils avaient découvert une petite forêt vierge, autour dun marais plein de nénuphars. Cétait un lieu de sécurité mélancolique, enclos entre des pentes abruptes et dinextricables verdures; un seul sentier dentrée où veillait Jean Renaud, avec un sifflet dalarme. Ils se rencontrèrent là deux fois, au bord de cette eau verte et dormante, parmi les joncs et les fougères immenses, dans lombre des arbres qui seffeuillaient. Cette flore ne différait en rien de celle de la France, et ces fougères géantes étaient la grande Osmonde de nos marais; tout cela plus développé peut-être, à cause de latmosphère plus humide et des étés plus chauds. Les trois petits fantômes noirs circulaient au milieu de cette jungle, un peu embarrassés de leurs traînes et de leurs souliers toujours trop fins, et, dans quelque endroit propice, ils sasseyaient autour dAndré, pour un instant de causerie profonde, ou de silence, inquiets de voir passer au-dessus deux les nuages doctobre, qui parfois assombrissaient tout et menaçaient de quelque lourde ondée. Zeyneb et Mélek, de temps à autre, relevaient leur voile pour sourire à leur ami, le regardant bien dans les yeux, avec un air de franchise et de confiance. Mais Djénane, jamais.
André, avec tous ses voyages en pays exotiques, navait pas depuis de longues années, vécu ainsi dans lintimité des plantes de nos climats. Or, ces roseaux, ces scolopendres, ces mousses, ces belles fougères Osmondes, lui rappelaient à sy méprendre certain marais de son pays où, pendant son enfance, il sisolait de longues heures pour rêver aux forêts vierges, encore jamais vues. Et cétait tellement la même chose, ce marais asiatique et le sien, quil lui arrivait de se croire ici chez lui, replongé dans la première période de son éveil à la vie…. Mais alors, il y avait ces trois petites fées orientales, dont la présence constituait un anachronisme étrange et charmant….
Le vendredi 7 octobre 1904 arriva, dernier vendredi des Eaux-Douces dAsie, car les ambassades redescendaient la semaine suivante à Constantinople, et, chez les trois petites Turques, on se disposait à faire de même. Du reste, toutes les maisons du Bosphore allaient fermer leurs portes et leurs fenêtres, pour six mois de vent, de pluie ou de neige.
André et ses amies avaient échangé leur parole de faire tout au monde pour se revoir ce jour-là aux Eaux-Douces, puisque ce serait fini ensuite, jusquà lété prochain si entouré dincertitudes.
Le temps menaçait, et lui, partant quand même dans son caïque pour le rendez-vous, se disait: On ne les laissera pas séchapper, avec ce vent qui se lève. Mais lorsquil passa sous leurs fenêtres, il vit sortir des grillages le coin de mouchoir blanc que Mélek faisait danser, et qui signifiait, en langage convenu: Allez toujours. On nous a permis. Nous vous suivons.
Aucun encombrement aujourdhui sur la petite rivière, ni sur les pelouses environnantes, où les colchiques dautomne fleurissaient parmi la jonchée des feuilles mortes. Peu ou point dEuropéens; rien que des Turcs, et surtout des femmes. Et, dans les paires de beaux yeux, que laissaient à découvert les voiles blancs mis comme à la campagne, on lisait beaucoup de mélancolie, sans doute à cause de cette approche de lhiver, la saison ou laustérité des harems bat son plein, et où lenfermement devient presque continuel.
Ils se croisèrent deux ou trois fois. Même le regard de Mélek, a travers son voile baissé, son voile noir de citadine, nexprimait que de la tristesse; cette tristesse que donnent universellement les saisons au déclin, toutes les choses près de finir.
Quand il fut lheure de sen aller, le Bosphore, à la sortie des Eaux- Douces, leur réservait des aspects de beauté tragique. La forteresse sarrasine de la rive dAsie, au pied de laquelle il fallait passer, toute rougie par le soleil couchant, avait des créneaux couleur de feu. Et au contraire, elle semblait trop sombre, lautre forteresse, plus colossale, qui lui fait vis-à-vis sur la côte dEurope, avec ses murailles et ses tours, échelonnées, juchées jusquen haut de la montagne. La surface de leau écumait, toute blanche, fouettée par des rafales déjà froides. Et un ciel de cataclysme sétendait au-dessus de tout cela; nuages couleur de bronze ou couleur de cuivre, très tourmentés et déchirés sur un fond livide.
Heureusement elles n'avaient pas long chemin à faire, les petites Turques, en suivant le bord asiatique, pour atteindre leur vieux quai de marbre, toujours si bien gardé, où leurs nègres les attendaient. Mais André, qui avait à traverser le détroit et à le remonter vent debout, narriva quà la nuit, ses bateliers ruisselants de sueur et deau de mer, les vestes de velours, les broderies dor trempées et lamentables. A larrière-saison, les retours des Eaux-Douces ont de ces surprises, qui sont les premières agressions du vent de Russie, et qui serrent le coeur, comme laccourcissement des jours.
Chez lui, où il ramenait en hâte ses rameurs transis pour les réchauffer, il entendit en arrivant une musiquette étrange, qui emplissait la maison; une musiquette un peu comme celle que les bergers faisaient à lheure du soleil couchant, en face, dans les bois et les vallées de Béicos dAsie; sur des notes graves, un air monotone, rapide, beaucoup plus vif quune tarentelle ou une fugue, et avec cela, lugubre, à en pleurer. Cétait un de ses domestiques turcs qui soufflait à pleins poumons dans une longue flûte, se révélant tout à coup grand virtuose en turlututu plaintif et sauvage.
"Et où as-tu appris? lui demanda-t-il.
—Dans mon pays, dans la montagne, près dEski-Chéhir, je jouais comme ça, le soir, quand je faisais rentrer les chèvres de mon père.
Eh bien! il ne manquait plus quune musique pareille, pour compléter langoisse, sans cause et sans nom, dune telle soirée…
Et longtemps cet air de flûte, quAndré se faisait rejouer au crépuscule, conserva le pouvoir dévoquer pour lui tout lindicible de ces choses réunies: le retour des Eaux-Douces pour la dernière fois; les trois petits fantômes noirs, sur une mer agitée, rentrant à la nuit tombante sensevelir dans leur sombre harem, au pied de la montagne et des bois; le premier coup de vent dautomne; les pelouses dAsie semées de colchiques violets et de feuilles jaunes; la fin de la saison au Bosphore, lagonie de lété….
XXVIII
André était réinstallé à Péra depuis une quinzaine de jours et avait pu revoit une fois à Stamboul, dans la vieille maison de Sultan-Selim, ses trois amies qui lui avaient amené une gentille inconnue, une petite personne dissimulée sous de si épais voiles noirs que le son de sa voix était presque étouffé. Le lendemain, il reçut cette lettre :
"Je suis la petite dame fantôme de la veille, monsieur Lhéry; je n ai pas su vous parler; mais, pour le livre que vous nous avez promis à toutes, je vais vous raconter la journée dune femme turque en hiver. Ce sera de saison, car voici bientôt novembre, les froids, lobscurité, tout un surcroît dombre et dennui sabattant sur nous… La journée dune femme turque en hiver. Je commence donc.
Se lever tard, même très tard. La toilette lente, avec indolence. Toujours de très longs cheveux, de trop épais et lourds cheveux, à arranger. Puis après, se trouver jolie, dans le miroir dargent, se trouver jeune, charmante, et en être attristée.
Ensuite, passer la revue silencieuse dans les salons, pour vérifier si tout est en ordre; la visite aux menus objets aimés, souvenirs, portraits, dont lentretien prend une grande importance. Puis déjeuner, souvent seule, dans une grande salle, entourée de négresses ou desclaves circassiennes; avoir froid aux doigts en touchant largenterie éparse sur la table, avoir surtout froid à lâme; parler avec les esclaves, leur poser des questions dont on nécoute pas les réponses….
Et maintenant, que faire jusquà ce soir? Les harems du temps jadis, à plusieurs épouses, devaient être moins tristes: on se tenait compagnie entre soi…. Que faire donc? De laquarelle? (Nous sommes toutes aquarellistes distinguées, monsieur Lhéry: ce que nous avons peint décrans, de paravents, déventails!) Ou bien jouer du piano, jouer du luth? Lire du Paul Bourget, ou de lAndré Lhéry? Ou bien broder, reprendre quelquune de nos longues broderies dor, et sintéresser toute seule à voir courir ses mains, si fines, si blanches, avec les bagues qui scintillent?… Cest quelque chose de nouveau que lon souhaiterait, et que lon attend sans espoir, quelque chose dimprévu qui aurait de l'éclat, qui vibrerait, qui ferait du bruit, mais qui ne viendra jamais…. On voudrait aussi se promener malgré la boue, malgré la neige, nétant pas sortie depuis quinze jours; mais aller seule est interdit. Aucune course à imaginer comme excuse; rien. On manque despace, on manque dair. Même si on a un jardin, il semble quon ny respire pas, parce que les murs en sont trop hauts.
On sonne! Oh! quelle joie si cela pouvait être une catastrophe, ou seulement une visite!
Une visite! cest une visite, car on entend courir les esclaves dans lescalier. On se lève; vite une glace, pour sarranger les yeux avec fièvre. Qui ça peut-il être? Ah! une amie jeune et délicieuse, mariée depuis peu. Elle entre. Élans réciproques, mains tendues, baisers des lèvres rouges sur les joues mates.
"Est-ce que je tombe bien? Que faisiez-vous, ma chère?
—Je mennuyais.
—Bon, je viens vous chercher, pour une promenade ensemble, nimporte où."
Un instant plus tard, une voiture fermée les emmène. Sur le siège, à côté du cocher un nègre: Dilaver, linévitable Dilaver, sans lequel on na pas le droit de sortir et qui fera son rapport sur lemploi du temps.
Elles causent, les deux promeneuses:
"Eh bien! aimez-vous Ali Bey?
—Oui, répond la nouvelle mariée, mais parce quil faut absolument que jaime quelquun; jai soif daffection. Ceci est en attendant. Si je trouve mieux plus tard….
—Eh bien! moi, je naime pas le mien, mais là pas du tout; aimer par force, non, je ne suis pas de celles qui se plient…."
Leur voiture roule, au grand trot de deux chevaux magnifiques. Elles ne devront pas en descendre, ce ne serait plus comme il faut. Et elles envient les mendiantes libres qui les regardent passer.
Elles sont arrivées à la porte du Bazar, où des gens du peuple achètent des marrons grillés.
"Jai bien faim, dit lune. Avons-nous de largent?
—Non.
—Dilaver en a.
—Dilaver, achète-nous des marrons.
Dans quoi les mettre? Elles tendent leurs mouchoirs de dentelles, tous les marrons leur reviennent là-dedans, où ils ont pris une odeur d'héliotrope.—Et cest tout leur grand événement du jour, cette dînette quelles samusent à faire là comme des femmes du peuple mais sous le voile, et en voiture fermée.
Au retour, en se quittant, elles sembrassent encore, et échangent ces éternelles phrases de femmes turques entre elles:
"Allons, pas de chimères, pas de regrets vains. Réagissez!"
Cependant cela les fait sourire elles-mêmes, tant le conseil en connu et usé.
La visiteuse est donc partie. Cest le soir. On allume de très bonne heure, car la nuit tombe plus tôt dans les harems, à cause de ces quadrillages de bois aux fenêtres. Votre nouveau fantôme noir dhier, monsieur Lhéry, se retrouve seul. Mais voici le bey qui rentre, le maître annoncé par un bruit de sabre dans lescalier. La pauvre petite dame de céans a encore plus froid à lâme. Par habitude, elle se regarde dans une glace; limage reflétée lui parait vraiment bien jolie, et elle pense: "Toute cette beauté, pour lui, quel dommage!"
Lui, insolemment étendu sur une pile de coussins, commence une histoire:
"Vous savez, ma chère, aujourdhui au palais….
Oui, le palais, les camarades et les fusils, les nouvelles armes, cest tout ce qui lintéresse; rien de plus, jamais.
Elle nécoute pas, elle a envie de pleurer. Alors, on la traite de "détraquée".
Elle demande la permission de se retirer dans sa chambre, et bientôt elle pleure à sanglots, la tête sur son oreiller de soie, lamé dor et dargent, pendant que les Européennes, à Péra, vont au bal ou au théâtre, sont belles et aimées, sous des flots de lumière…
"***"
XXIX
Pour la seconde fois depuis le retour du Bosphore, André et son trio de fantômes étaient ensemble, dans la maison clandestine, au coeur du Vieux-Stamboul.
Vous ne savez pas, disait Mélek, notre prochain rendez-vous, ce sera ailleurs, pour changer. Une amie à nous qui habite à Mehmed-Fatih, votre quartier délection, nous a offert de nous réunir chez elle. Sa maison tout à fait turque, où il ny a aucun maître, est une vraie trouvaille, calme et sûre. Je vous y prépare du reste une surprise, dans un harem, plus luxueux que celui-ci et au moins aussi oriental. Vous verrez ça!"
André ne lécoutait pas, décidé à brûler ses vaisseaux aujourdhui pour essayer de connaître les yeux de Djénane, et très préoccupé de laventure, sentant que sil sy prenait mal, si elle se cabrait dans son refus, avec son caractère incapable de fléchir, ce serait fini à tout jamais. Or, cet éternel voile noir sur cette figure de jeune femme devenait pour lui un malaise obsédant, une croissante souffrance, à mesure quil sattachait à elle davantage. Oh! savoir ce quil y avait là-dessous! Rien quun instant, saisir laspect de cette sirène à voix céleste, pour le fixer ensuite dans sa mémoire!… Et puis, pourquoi se cachait-elle, et pas ses soeurs? Quelle différence y avait-il donc? A quel sentiment autre et inavoué pouvait-elle bien obéir, la petite âme altière et pure?…
Une explication parfois lui traversait lesprit, mais il la chassait aussitôt comme absurde et entachée de fatuité: Non, se disait-il toujours, elle pourrait être ma fille; ça na pas le sens commun."
Et elle se tenait là tout près de lui; il naurait eu quà soulever de la main ce morceau détoffe, qui pendait à peine plus bas que la barbe dun loup de bal masqué! Pourquoi fallait-il que ce geste si tentant, si simple, fût aussi impossible et odieux quun crime!…
Lheure passait, et il serait bientôt temps de les quitter. Le rayon du soleil de novembre sen allait vers les toits,—toujours ce même rayon sur le mur den face, dont le reflet jetait dans lhumble harem un peu de lumière.
"Écoutez-moi, petite amie, dit-il brusquement, il faut à tout prix que je connaisse vos yeux; je ne peux plus, je vous assure, je ne peux plus continuer comme ça…. Dabord la partie est inégale, puisque vous voyez les miens tout le temps, vous, à travers cette gaze double, ou triple, je ne sais, qui est votre complice. Mais rien que vos yeux, si vous voulez, vous mentendez bien…. Au lieu de votre désolant tcharchaf noir, venez en yachmak la prochaine fois; en yachmak aussi austère quil vous plaira, ne découvrant que vos prunelles,—et les sourcils qui concourent à lexpression du regard…. Le reste de la figure, jy consens, cachez-le-moi pour toujours, mais pas vos yeux…. Voyez, je vous le demande, je vous en supplie…. Pourquoi faites-vous cela, pourquoi? Vos soeurs ne le font plus…. De votre part, ce nest que de la méfiance, et cest mal…."
Elle demeura interdite et silencieuse, un moment pendant lequel, lui, entendait battre ses propres artères.
"Tenez, dit-elle enfin, du ton des résolutions graves, regardez, André, si je me méfie!"
Et, levant son voile, quelle rejeta en arrière, elle découvrit tout son visage pour planter bien droit, dans les yeux de son ami, ses jeunes yeux admirables, couleur de mer profonde.
Cétait la première fois quelle osait lappeler par son nom, autrement que dans une lettre. Et sa décision, son mouvement avaient quelque chose de si solennel, que les deux autres petites ombres, dans leur surprise, restaient muettes, tandis quAndré reculait imperceptiblement sous le regard fixe de cette apparition, comme quand on a un peu peur, ou que lon est ébloui sans vouloir le paraître.
CINQUIÈME PARTIE
XXX
Au coeur de Stamboul, sous le ciel de novembre. Le dédale des vieilles rues, bien entendu pleines de silence, et aux pavés sertis dherbe funèbre, sous les nuages bas et obscurs; lenchevêtrement des maisons en bois, jadis peintes docre sombre, toutes déjetées, toutes de travers, avec toujours leurs fenêtres à doubles grillages impénétrables au regard.—Et cétait tout cela, tout ce délabrement, toute cette vermoulure, qui, vu de loin, figurait dans son ensemble une grande ville féerique, mais qui, vu en détail, eût fortement déçu les touristes des agences. Pour André toutefois et pour quelques autres comme lui, ces choses, même de près, gardaient leur charme fait dimmuabilité, de recueillement et de prière. Et puis, de temps à autre, un détail exquis: un groupe de tombes anciennes, très finement ciselées, à un carrefour, sous un platane de trois cents ans; ou bien une fontaine en marbre, aux arabesques dor presque éteint.
André, coiffé du fez des Turcs, sengageait dans ces quartiers daprès les indications dune carte faite par Mélek avec notes à lappui. Une fois, il sarrêta pour contempler lune de ces nichées de petits chiens errants, qui pullulent à Constantinople, et auxquels les bonnes âmes du voisinage avaient, comme dhabitude, fait laumône dune litière en guenille et dun toit en vieux tapis. Ils gîtaient là-dessous, avec des minois aimables et joyeux. Cependant il ne les caressa point, de peur de se trahir, car les Orientaux, sils sont pleins de pitié pour les chiens, dédaignent de les toucher, et réservent pour les chats leurs câlineries. Mais la maman vint quand même ramper devant lui, en faisant des grâces, pour bien marquer à quel point elle se sentait honorée de son attention.
"La quatrième maison à gauche, après un kiosque funéraire et un cyprès", était le lieu où le convoquait aujourdhui le caprice de ses trois amies. Un domino noir, au voile baissé et qui semblait nêtre pas Mélek, lattendait derrière la porte entrouverte, le fit monter sans mot dire, et le laissa seul dans un petit salon très oriental et très assombri par des grillages de harem: divans tout autour et inscriptions dIslam décorant les murailles. A côté, on entendait des chuchotements, des pas légers, des frous-frous de soie.
Et, quand le même domino inconnu revint lappeler dun signe et lintroduisit dans la salle proche, il put se croire Aladin entrant dans son sérail. Ses trois austères petits fantômes noirs dautrefois étaient là, métamorphosés en trois odalisques, qui étincelaient de broderies dor et de paillettes avec une magnificence adorablement surannée. Des voiles anciens de la Mecque, en gaze blanche toute pailletée, tombaient derrière elles, sur leurs épaules, enveloppant leurs cheveux arrangés en longues nattes; debout, le visage tout découvert, inclinées devant lui comme devant le maître, elles lui souriaient avec leur fraîche jeunesse aux gencives roses.
Cétaient les costumes, les bijoux des aïeules, exhumés pour lui des coffres de cèdre; encore avaient-elles su, avec leur tact délégantes modernes, choisir parmi les satins doucement fanés et les archaïques fleurs dor brodées en relief pour composer des assemblages particulièrement exquis. Elles lui donnaient là un spectacle que personne ne voit plus et auquel ses yeux dEuropéen nauraient jamais osé prétendre. Derrière elles, plus dans lombre, et rangées sur les divans, cinq ou six complices discrètes se tenaient immobiles, uniformément noires en tcharchaf et le voile baissé, leur silencieuse présence augmentant le mystère. Tout cela, quon neût fait pour aucun autre, était dune audace inouïe, dun stupéfiant défi au danger. Et on sentait, autour de cette réunion défendue, la tristesse attentive dun Stamboul enveloppé dans la brume dhiver, la muette réprobation dun quartier plein de mosquées et de tombeaux.
Elles samusèrent à le traiter comme un pacha, et dansèrent devant lui, —une danse des grand-grand-mères dans les plaines de Karadjiamir, une danse très chaste et très lente, avec des gestes de bras nus, une pastorale dAsie, que leur jouait sur un luth, dans lombre au fond de la salle, une des femmes voilées. Souples, vives et faussement languissantes, elles étaient redevenues, sous ces costumes, de pures Orientales, ces trois petites extra-cultivées, à lâme si inquiète, qui avaient médité Kant et Schopenhauer.
"Pourquoi nêtes-vous pas gai aujourdhui? demanda Djénane tout bas à
André. Cela vous ennuie, ce que nous avions imaginé pour vous?
—Mais vous me ravissez au contraire; mais je ne verrai jamais rien daussi rare et daussi délicieux. Non, ce qui mattriste, je vous le dirai quand les dames noires seront parties; si cela vous rend songeuse peut-être, au moins je suis sûr que cela ne vous fera pas de peine."
Les dames noires ne restèrent quun moment. Parmi ces invisibles,—qui étaient toutes des révoltées, il va sans dire,—André reconnut à leur voix, dès que la conversation commença, les deux jeunes filles qui étaient venues un jour à Sultan-Selim, celles qui avaient eu une aïeule française et rêvaient dune évasion; Mélek les pressait de relever aussi leur voile, par bravade contre la règle tyrannique; mais elles refusèrent, disant avec un gentil rire:
"Vous avez bien mis six mois, vous, à relever le vôtre!"
Il y avait aussi une femme vraisemblablement jeune, qui parlait le français comme une Parisienne et que le livre promis par André Lhéry passionnait beaucoup. Elle lui demanda:
"Vous voulez sans doute—et cest ce que nous voudrions aussi nous - - prendre la femme turque au point actuel de son évolution? Eh bien,— pardonnez à une ignorante petite Orientale de donner son avis à André Lhéry,—si vous écrivez un roman impersonnel, en le faisant tourner autour dune héroïne, ou dun groupe dhéroïnes, ne risquez-vous pas de ne plus rester lécrivain dimpulsion que nous aimions tant? Si cela pouvait être plutôt une sorte de suite à Medjé, votre retour en Orient, à des années de distance….
—Je lui avais exactement dit cela, interrompit Djénane; mais jai été si mal accueillie que je nose plus guère lui exposer mes petites idées sur ce livre….
—Mal accueillie, oui, répondit-il en riant; mais, malgré cela, ne vous ai-je pas promis que, sauf me mettre en scène, je ferais tout ce que vous voudriez? Alors, exposez-les-moi bien, au contraire, vos idées, aujourdhui même, et les dames-fantômes qui nous écoutent consentiront peut-être à y joindre aussi les leurs….
—Le roman ou le poème damour dune Orientale ne varie guère, reprit la dame noire qui avait déjà parlé. Toujours ce sont des lettres nombreuses et des entrevues furtives. Lamour plus ou moins complet, et, au bout, la mort; quelquefois, mais rarement, la fuite. Je parle, bien entendu, de lamour avec un étranger, le seul dont soit capable lOrientale cultivée, celle daujourdhui, qui a pris conscience delle- même.
—Combien la révolte vous rend injuste pour les hommes de votre pays! essaya de dire André. Rien que parmi ceux que je connais, moi, je pourrais vous en citer de plus intéressants que nous, et de plus….
—La fuite, non, interrompit Djénane, mettons seulement la mort. Jen reviens à ce que je proposais lautre jour à M. Lhéry; pourquoi ne pas choisir une forme qui lui permette, sans être absolument en scène, de traduire ses propres impressions? Celle-ci par exemple: "Un étranger qui lui ressemblerait comme un frère", un homme gâté comme lui par la vie, et un écrivain très lu par les femmes, revient un jour à Stamboul, quil a aimé jadis. Y retrouve-t-il sa jeunesse, ses enthousiasmes?… (A vous de répondre, monsieur Lhéry!) Il y rencontre une de nos soeurs qui lui aurait écrit précédemment, comme tant dautres pauvres petites, éblouies par son auréole. Et alors ce qui, il y a vingt ans, fût devenu de lamour, nest plus chez lui que curiosité artistique. Bien entendu, je ne ferais pas de lui un de ces hommes fatals qui sont démodés depuis 1830, mais seulement un artiste, quamusent les impressions nouvelles et rares. Il accepte donc les entrevues successives, parce quelles sont dangereuses et inédites. Et que peut-il en advenir, si ce nest lamour?… mais en elle, pas en lui, qui nest quun dilettante et ne voit là-dedans quune aventure….
"Ah! non, dit-elle tout à coup, en se levant avec une impatience enfantine, vous mécoutez là, tous, vous me faites pérorer comme un bas bleu…. Tenez, je me sens ridicule. Plutôt je vais danser encore une danse de mon village; je suis en odalisque, et ça mira mieux…. Toi, Chahendé, je ten prie, joue cette ronde des pastoures, que nous répétions avant larrivée de monsieur Lhéry, tu sais…. Et elle voulut prendre ses deux soeurs par la main pour danser.
Mais les assistantes protestèrent, réclamant la fin du scénario.
Et, pour la faire se rasseoir, elles sy mirent toutes, aussi bien les deux autres petites houris pailletées dor que les fantômes en deuil.
"Oh! vous mintimidez à présent!… Vous mennuyez bien…. La fin de lhistoire?… Mais il me semble quelle était finie… Navions-nous pas dit tout à lheure que lamour dune musulmane navait dautre issue que la fuite ou la mort?… Eh bien?… Mon héroïne à moi est trop fière pour suivre létranger. Elle mourra donc, non pas directement de cet homme, mais plutôt, si vous voulez, de ces exigences inflexibles du harem qui ne lui laissent pas le moyen de se consoler de son amour et de son rêve, par laction."
André la regardait parler. Aujourdhui son aspect dodalisque, dans ses atours qui avaient cent ans, rendait plus inattendu encore son langage; ses prunelles vert sombre restaient levées obstinément vers le vieux plafond compliqué darabesques, et elle disait tout cela avec le détachement dune personne qui invente un joli conte, mais ne saurait être mise en cause…. Elle était insondable….
Ensuite, quand les dames noires s'en furent allées, elle sapprocha de lui, toute simple et confiante, comme une bonne petite camarade:
"Et maintenant quelles sont parties, quavez-vous?
—Ce que jai…. Vos deux cousines peuvent lentendre, nest-ce pas?
—Certainement, répondit-elle, à demi blessée. Quels secrets pourrions- nous avoir vis-à-vis delles, vous et moi? Ne vous ai-je pas dit, dès le début, que toutes les trois nous ne serions jamais pour vous quune seule âme?
—Eh bien! jai quen vous regardant je suis charmé et presque épouvanté par une ressemblance. Lautre jour déjà, quand vous avez levé votre voile pour la première fois, ne mavez-vous pas vu reculer devant vous? Je retrouvais le même ovale du visage, le même regard, les mêmes sourcils, quelle avait coutume de rejoindre par une ligne de henneh. Et encore, cette fois-là, je ne connaissais pas vos cheveux, pareils aux siens, que vous me montrez aujourdhui, nattés comme elle avait coutume de faire…."
Elle répondit duse voix grave:
"Ressembler à votre Nedjibé, moi!… Ah! jen suis aussi troub1ée que vous, allez!… Si je vous disais, André, que depuis cinq ou six ans cétait mon rêve le plus cher…."
Ils se regardaient profondément, muets lun devant lautre; les sourcils de Djénane sétaient un peu relevés, comme pour laisser les yeux souvrir plus larges, et il voyait luire ses prunelles couleur de mer sombre,—tandis que les deux autres jeunes femmes, dans ce harem où commençait hâtivement le crépuscule, se tenaient à lécart, respectant cette confrontation mélancolique.
"Restez comme vous êtes là, ne bougez pas, André, dit-elle tout à coup. Et vous deux, venez le regarder, notre ami; placé et éclairé comme il est, on lui donnerait à peine trente ans?"
Lui, alors, qui avait tout à fait oublié son âge, ainsi quil lui arrivait parfois, et qui se faisait à ce moment lillusion dêtre réellement jeune, reçut un coup cruel, se rappela quil avait commencé de redescendre la vie, et que cest la seule pente inexorable quaucune énergie na jamais remontée. Quest-ce que je fais, se demanda-t-il, auprès de ces étranges petites qui sont la jeunesse même? Si innocente quelle puisse être, laventure où elles mont jeté, ce nest plus une aventure pour moi…."
Il les quitta plus froidement peut-être que dhabitude, pour sen aller, si seul, par la ville immense où baissait le jour dautomne. Il avait à traverser combien de quartiers différents, combien de foules différentes, et des rues qui montaient, et des rues qui redescendaient, et tout un bras de mer, avant de regagner, sur la hauteur de Péra, son logis de hasard qui lui parut plus détestable et plus vide que jamais, à la nuit tombante….
Et puis, pourquoi pas de feu chez lui, pas de lumière? Il demanda ses domestiques turcs, chargés de ce soin. Son valet de chambre français, qui sempressait pour les suppléer, arriva levant les bras au ciel:
"Tous partis, faire la fête! Cest le carnaval des Turcs, qui commence ce soir; pas eu moyen de les retenir…."
Ah! il avait oublié en effet; on était au 8 novembre, qui correspondait cette année avec louverture de ce mois de Ramazan, pendant lequel il y a jeûne austère tous les jours, mais naïves réjouissances et illuminations toutes les nuits. Il alla donc à une de ses fenêtres qui regardaient Stamboul, pour savoir si la grande féerie quil avait connue dans sa jeunesse, un quart de siècle auparavant, se jouait encore en lan 1322 de lhégire.—Oui, cétait bien cela, rien navait changé; lincomparable silhouette de ville, là-bas, dans limprécision nocturne, commençait de briller sur plusieurs points, silluminait rapidement partout à la fois. Tous les minarets, qui venaient dallumer leurs doubles ou triples couronnes lumineuses, ressemblaient à de gigantesques fuseaux dombre, portant, à différentes hauteurs dans lair, des bagues de feu. Et des inscriptions arabes, au-dessus des mosquées, se traçaient dans le vide, si grandes et soutenues par de si invisibles fils que, dans ce lointain et cette brume, on les eût dites composées avec des étoiles, comme les constellations. Alors il se rappela que Stamboul, la ville du silence tout le reste de lannée, était, pendant les nuits du Ramazan, plein de musiques, de chants et de danses; parmi ces foules, il est vrai, on napercevrait point les femmes, même pas sous leur forme ordinaire de fantôme qui est encore jolie, puisque toutes, depuis le coucher du soleil, devaient être rentrées derrière leurs grilles; mais il y aurait mille costumes de tous les coins de lAsie, et des narguilés, et des théâtres anciens, et des marionnettes, et des ombres chinoises. Dailleurs, lélément Pérote, autant par crainte des coups que par inepte incompréhension, ny serait aucunement représenté. Donc, oubliant encore une fois le nombre de ses années, qui lavait rembruni tout à lheure, il reprit son fez, et, comme ses domestiques turcs, sen alla vers cette ville illuminée, de lautre côté de leau, faire la fête orientale.
XXXI
Le 12 novembre, 4 du Ramazan, fut le jour enfin de cette visite ensemble à la tombe de Nedjibé, quils projetaient entre eux depuis des mois, mais qui était bien une de leurs plus périlleuses entreprises; ils lavaient jusquici différée, à cause de sa difficulté même, et à cause de tant dheures de liberté quelle exigeait, le cimetière étant très loin.
La veille, Djénane, en lui donnant ses dernières instructions, lui avait écrit: "Il fait si beau et si bleu, ce matin, jespère de tout coeur que demain aussi nous sourira." Et, quant à André, il sétait toujours imaginé ce pèlerinage saccomplissant par une de ces immobiles et nostalgiques journées de novembre, où le soleil dici donne par surprise une tiédeur de serre, dans ce pays en somme très méridional, apporte une illusion dété, et puis fait Stamboul tout rose le soir, et plus mervei1leusement rose encore lAsie qui est en face, à lheure du Moghreb, pour un instant fugitif, avant la nuit qui ramène tout de suite le frisson du Nord.
Mais non, quand souvrirent ses contrevents le matin, il vit le ciel chargé et sombre: cétait le vent de la Mer Noire, sans espoir daccalmie.—Il savait du reste quà cette heure même, les jolis yeux de ses amies cloîtrées devaient aussi interroger le temps avec anxiété, à travers les grillages de leurs fenêtres.
Il ny avait pas à hésiter cependant, tout cela ayant coûté tant de peine à combiner, avec laide de complicités, payées ou gratuites, que lon ne retrouverait peut-être plus. A lheure dite, une heure et demie, en fez et le chapelet à la main, il était donc à Stamboul, à Sultan- Fatih, devant la porte de cette maison de mystère où quatre jours plus tôt elles lavaient reçu en odalisques. Il les trouva prêtes, toutes noires, impénétrablement voilées; Chahendé Hanum, la dame inconnue de céans, avait voulu aussi se joindre à elles; cétait donc quatre fantômes qui se disposaient à le suivre, quatre fantômes un peu émus, un peu tremblants de laudace de ce quon allait faire. André, à qui reviendrait de prendre la parole en route, soit avec les cochers, soit avec quelque passant imprévu, sinquiétait aussi de son langage, de ses hésitations peut-être, ou de son accent étranger, car le jeu était grave.
"Il vous faudrait un nom turc, dirent-elles, pour le cas où nous aurions besoin de vous parler.
—Eh bien, dit-il, prenons Arif, sans chercher plus. Jadis, je mamusais à me faire appeler Arif Effendi; aujourdhui je peux bien être monté en grade; je serai Arif Bey."
Linstant daprès, chose sans précédent à Stamboul, ils cheminaient ensemble dans la rue, létranger et les quatre musulmanes, Arif Bey et son harem. Un vent inexorable amenait toujours des nuages plus noirs, charriait de lhumidité glacée; on était transi de froid. Mélek seule restait gaie et appelait son ami: Iki gueuzoum beyim effendim (Monsieur le Bey mes deux yeux, une locution usitée qui signifie: Monsieur le Bey qui mêtes aussi cher que la vue). Et André lui en voulait de sa gaieté, parce que la figure de la petite morte, ce jour- là, se tenait obstinément présente à sa mémoire, comme posée devant lui.
Arrivés à une place où stationnaient des fiacres, ils en prirent deux, un pour le bey, un pour ses quatre fantômes, les convenances ne permettant guère à un homme de monter dans la même voiture que les femmes de son harem.
Un long trajet, à la file, à travers les vieux quartiers fanatiques, pour arriver enfin, en dehors des murs, dans la solitude funèbre, dans les grands cimetières, à cette saison pleins de corbeaux, sous les cyprès noirs.
Entre la porte dAndrinople et Eyoub, devant les immenses murailles byzantines, ils descendirent de voiture, la route, jadis dallée, nétant plus possible. A pied, ils longèrent un moment ces remparts en ruine; par les éboulements, par les brèches, des choses de Stamboul se montraient de temps à autre, comme pour mieux imposer à lesprit la pensée de lIslam, ici dominateur et exclusif: c'était, plus ou moins dans le lointain, quelquune des souveraines mosquées, dômes superposés en pyramide, minarets qui pointaient du sol comme une gerbe de fuseaux, blancs sous le ciel noir.
Et ce lieu dimposante désolation, où André passait avec les quatre jeunes femmes voilées de deuil, pour accomplir le pieux pèlerinage, était précisément celui où jadis, un quart de siècle auparavant, Nedjibé et lui avaient fait leur seule promenade de plein jour; cétait là que tous deux, si jeunes et si enivrés lun de lautre, avaient osé venir comme deux enfants qui bravent le danger; là quils sétaient arrêtés une fois, au pâle soleil dhiver, pour écouter chanter dans les cyprès une pauvrette de mésange qui se trompait de saison; là que, sous leurs yeux, on avait enterré certaine petite fille grecque au visage de cire…. Et plus dun quart de siècle avait passé sur ces infimes choses, uniques pourtant dans leurs existences, et ineffaçables dans la mémoire de celui des deux qui continuait de vivre.
Ils quittèrent bientôt le chemin qui longe ces murailles de Byzance, pour senfoncer en plein domaine des morts, sous un ciel de novembre singulièrement obscur, au milieu des cyprès, parmi la peuplade sans fin des tombes. Le vent de Russie ne leur faisait pas grâce, leur cinglait le visage, les imprégnait dhumidité toujours plus froide. Devant eux, les corbeaux fuyaient sans hâte, en sautillant.
Apparurent les stèles de Nedjibé, ces stèles encore bien blanches, quAndré désigna aux jeunes femmes. Les inscriptions, redorées au printemps, brillaient toujours de leur éclat neuf.
Et, à quelques pas de ces humbles marbres, les gentils fantômes visiteurs, sétant immobilisés spontanément, se mirent en prière,— dans la pose consacrée de lIslam, qui est les deux mains ouvertes et comme tendues pour quêter une grâce,—en prière fervente pour lâme de la petite morte. Cétait si imprévu dAndré et si touchant, ce quelles faisaient là, quil sentit ses yeux tout à coup brouillés de larmes, et, de peur de le laisser voir, il resta à lécart, lui qui ne priait pas.
Ainsi, il avait réalisé ce rêve qui semblait si impossible: faire relever cette tombe, et la confier à dautres femmes turques, capables de la vénérer et de lentretenir. Les marbres étaient là, bien debout et bien solides, avec leurs dorures fraîches; les femmes turques étaient là aussi, comme des fées du souvenir ramenées auprès de cette pauvre petite sépulture longtemps abandonnée;—et lui-même y était avec elles, en intime communion de respect et de pitié.
Quand elles eurent fini de réciter la "fathia", elles sapprochèrent pour lire linscription brillante. Dabord la poésie arabe, qui commençait sur le haut de la stèle, pour descendre, en lignes inclinées, vers la terre. Ensuite, tout au bas, le nom et la date: "Une prière pour lâme de Nedjibé Hanum, fille de Ali-Djianghir Effendi, morte le 18 Chabaan 1297." Les Circassiens, contrairement aux Turcs, ont un nom patronymique, ou plutôt un nom de tribu. Et Djénane apprit là, avec une émotion intime, le nom de la famille de Nedjibé:
"Mais, dit-elle, les Djianghir habitent mon village! Jadis ils sont venus du Caucase avec mes ancêtres, voici deux cents ans quils vivent près de nous!"
Cela expliquait mieux encore leur ressemblance, bien étonnante pour nêtre quun signe de race; sans doute étaient-elles du même sang, de par la fantaisie de quelque prince dautrefois. Et quel mystérieux aïeul, depuis longtemps en poussière, avait légué, à travers qui sait combien de générations, à deux jeunes femmes de caste si différente, ces yeux persistants, ces yeux rares et admirables ?…
Il faisait un froid mortel aujourdhui dans ce cimetière, où ils se tenaient depuis un moment immobiles. Et tout à coup la poitrine de Zeyneb, sous ses voiles noirs, fut secouée dune toux déchirante.
Allons-nous-en, dit André qui sépouvanta, de grâce allons-nous-en, et maintenant marchons très vite…."
Avant de sen aller, chacune avait voulu prendre une de ces brindilles de cyprès, dont la tombe était jonchée; or, pendant que Mélek, toujours la moins voilée de toutes, se baissait pour ramasser la sienne, il entrevit ses yeux pleins de larmes,—et il lui pardonna bien sa gaieté de tout à lheure dans la rue.
Arrivés à leurs voitures, ils se séparèrent, pour ne pas prolonger inutilement le péril dêtre ensemble. Après leur avoir fait promettre de donner au plus tôt des nouvelles de leur retour au harem, dont il sinquiétait, car la fin de la journée était proche, il sen alla pour Eyoub, tandis que leur cocher les ramenait par la porte dAndrinople.
Six heures maintenant. André rentré chez lui, à Péra. Oh! le sinistre soir! A travers les vitres de ses fenêtres, il regardait seffacer dans la nuit limmense panorama, qui lui donnait cette fois un des rappels, les plus douloureux quil eût jamais éprouvés, du Constantinople dautrefois, du Constantinople de sa jeunesse. La fin du crépuscule. Mais pas encore lheure où les minarets allument tous leurs couronnes de feux, pour la féerie dune nuit de Ramazan; ils nétaient pour le moment qu'à peine indiqués, en gris plus sombre, sur le gris presque pareil du ciel. Stamboul, ainsi quil arrivait souvent, lui montrait une silhouette aussi estompée et incertaine que dans ses songes, jadis quand il voyageait au loin. Mais à lextrême horizon, vers lOuest, il y avait comme une frange noire assez nettement découpée sur un peu de rose qui traînait là, dernier reflet du soleil couché,—une frange noire: les cyprès des grands cimetières. Et il pensait, les yeux fixés là-bas: elle dort, au milieu de cet infini de silence et d'abandon, sous ses humbles morceaux de marbre, que cependant par pitié jai fait relever et redorer….
Eh bien! oui, la tombe était réparée et confiée à des musulmanes, dont les soins pieux avaient chance de se prolonger quelques années encore, car elles étaient jeunes. Et puis après? Est-ce que ça empêcherait cette période de sa vie, ce souvenir de jeunesse et damour, de séloigner, de tomber toujours plus effroyablement vite dans labîme des temps révolus et des choses qui sont oubliées de tous? Dailleurs, ces cimetières eux- mêmes, si anciens cependant et si vénérés, à quelle continuation pouvaient-ils prétendre? Quand lIslam, menacé de toutes parts, se replierait sur lAsie voisine, les nouveaux arrivants que feraient-ils de cet encombrement de vieilles tombes? Les stèles de Nedjibé sen iraient alors, avec tant de milliers dautres….
Et voici quil lui semblait maintenant que, du fait seul davoir accompli ce devoir si longtemps différé, et dêtre quitte pour ainsi dire envers la petite morte, il venait de briser le dernier lien avec ce cher passé; tout était fini plus irrémédiablement….
Il y avait ce soir, à lambassade dAngleterre, dîner et bal auxquels il devait se rendre. Bientôt lheure de sa toilette. Son valet de chambre allumait les lampes et lui préparait son frac.—Après la visite dans les bois de cyprès, avec ces petites Turques en tcharchaf noir, quel changement absolu dépoque, de milieu, didées!…
Au moment de quitter sa fenêtre pour aller shabiller, il vit des flocons de neige qui commençaient de tomber: la première neige…. Il neigeait là-bas, sur la solitude des grands cimetières.
Le lendemain matin, lui arriva la lettre quil avait demandée à ses amies, pour avoir des nouvelles de leur retour au harem.
"4 Ramazan, neuf heures du soir.
Rentrées saines et sauves, ami André, mais non sans tribulations. Il était très tard, juste à limite permise, et puis une de nos amies complices sétait étourdiment coupée. Ça sest arrangé, mais quand même les vieilles dames de la maison et les vieilles barbes se méfient.
Merci de tout notre coeur pour la confiance que vous nous avez témoignée. Maintenant cette tombe nous appartient un peu, nest-ce pas, et nous irons y priez souvent quand vous aurez quitté notre pays.
Ce soir je vous sens si loin de moi, et pourtant vous êtes si près! De ma fenêtre je pourrais voir, là-bas sur la hauteur de Péra, les lumières des salons dambassade où vous êtes, et je me demande comment vous pouvez vous distraire, quand nous sommes si tristes. Vous direz que je suis bien exigeante; je le suis en effet, mais pas pour moi, pour une autre.
Vous êtes gai, en ce moment sans doute, entouré de femmes et de fleurs, lesprit et les yeux charmés. Et nous, dans un harem à peine éclairé, tiède et bien sombre, nous pleurons.
Nous pleurons sur notre vie. Oh! combien triste et vide, ce soir! Ce soir plus que les antres soirs. Est-ce de vous sentir si près et si loin, qui nous rend plus malheureuses?
DJÉNANE."
Et moi, Mélek, savez-vous ce que je viens vous dire maintenant? Comment pouvez-vous vous distraire aux lumières, quand nous, devant trois branchettes tombées dun cyprès, nous pleurons. Elles sont la, posées dans un coffret saint en bois de la Mecque; elles ont une odeur acre et humide, qui pénètre, qui attriste. Vous savez, nest-ce pas, où nous les avons prises?…
Oh! comment pouvez-vous être à un bal ce soir, et ne pas vous rappeler les peines que vous créez, les existences que vous avez brisées sur votre route. Je ne peux mimaginer que vous ne pensiez pas à ces choses- là, quand nous, des soeurs étrangères et lointaines, nous en pleurons….
MÉLEK."
XXXII
Elles lui avaient annoncé que le Ramazan allait les rendre plus captives, à cause des prières, des saintes lectures, du jeûne de toute la journée, et surtout à cause de la vie mondaine du soir, qui prend une importance exceptionnelle pendant ce mois de carême: grands dîners dapparat, nommés Iftars, qui sont pour compenser labstinence du jour, et auxquels on convie quantité de monde.
Et au contraire, voici que ce Ramazan semblait faciliter leur projet le plus fantastique, un projet à en frémir: recevoir une fois André Lhéry à Khassim-Pacha même, chez Djénane, à deux pas de madame Husnugul!
Stamboul, en carême dIslam, ne se reconnaît plus. Le soir, fêtes et milliers de lanternes, rues pleines de monde, mosquées couronnées de feux, grandes bagues lumineuses partout dans lair, soutenues par ces minarets qui alors deviennent à peine visibles tant ils ont pris la couleur du ciel et de la nuit. Mais, en revanche, somnolence générale tant que dure le jour; la vie orientale est arrêtée, les boutiques sont closes; dans les innombrables petits cafés, qui dordinaire ne désemplissent jamais, plus de narguilés, plus de causeries, seulement quelques dormeurs allongés, sur les banquettes, la mine fatigué par les veilles et par le jeûne. Et dans les maisons, jusquau coucher du soleil, même accablement que dehors. Chez Djénane en particulier, où les domestiques étaient vieux comme les maîtres, tout le monde dormait, nègres imberbes, ou gardiens moustachus avec pistolets à la ceinture.
Le 12 Ramazan 1322, jour fixé pour lextravagante entreprise, la grand- mère et les grands-oncles, grippés à point, gardaient la chambre, et, circonstance inespérée, madame Husnugul, depuis deux jours, était retenue au lit par une indigestion, contractée au cours dun iftar.
André devait se présenter à deux heures précises, à la minute, à la seconde; il avait la consigne de raser les murailles, pour nêtre point vu des fenêtres surplombantes, et de ne se risquer dans la grande porte que si on lui montrait, à travers les grilles du premier étage, le coin dun mouchoir blanc,—le signal habituel.
Vraiment, cette fois, il avait peur; peur pour elles, et peur pour lui- même, non du danger immédiat, mais du scandale européen, universel, qui ne manquerait point de survenir s'il se laissait prendre. Il arrivait lentement, les yeux au guet. Disposition favorable, la maison de Djénane était sans vis-à-vis et donnait, comme toutes celles du voisinage, sur le grand cimetière de cette rive; en face, rien que les vieux cyprès et les tombes; aucun regard ne pouvait venir de ce côté-là, qui était une solitude enveloppée aujourdhui par la brume de novembre.
Le signal blanc était à son poste; il ne sagissait donc plus de reculer. Il entra, comme qui se jette tête baissée dans un gouffre. Un vestibule monumental, vieux style, vide aujourdhui de ses gardiens armés et dorés. Mélek seule, en tcharchaf noir derrière la porte, et qui lui jeta, de sa voix rieuse:
"Vite, vite! Courez!"
Ensemble, ils montèrent un escalier quatre à quatre, traversèrent comme le vent de longs couloirs, et firent irruption dans lappartement de Djénane, qui attendait toute palpitante, et referma sur eux à double tour.
Un éclat de rire, aussitôt: leur rire de gaminerie quelles lançaient comme un défi à tout et à tous, chaque fois quun danger plus immédiat venait dêtre conjuré. Et Djénane montrait d'un amusant petit air de triomphe la clef quelle tenait à la main: une clef, une serrure, quelle innovation subversive, dans un harem! Elle avait obtenu ça depuis hier, paraît-il, et nen revenait pas de ce succès. Elle, Djénane, et aussi Zeyneb, puis Mélek lestement débarrassée de son tcharchaf, étaient plus pâles que de coutume, à cause du jeûne sévère. Dailleurs elles se présentaient à André sous un aspect tout à fait nouveau pour lui, qui ne les avait jamais vues qu'en odalisques ou en fantômes: coiffées et habillées en Européennes très élégantes; seul détail pour les rendre encore un peu Orientales, des tout petits voiles de Circassie, en gaze blanche et argent, posés sur leurs cheveux, descendaient sur leurs épaules.
"Je croyais qu'à la maison vous ne mettiez pas de voile du tout, demanda
André.
—Si, si, toujours. Mais ces petits-là seulement."
Elles le firent entrer dabord dans le salon de musique, où lattendaient trois autres femmes, conviées à la périlleuse aventure: mademoiselle Bonneau de Saint-Miron, mademoiselle Tardieu, ex- institutrice de Mélek, et enfin une dame-fantôme, Ubeydé Hanum, diplômée de lécole normale et professeur de philosophie au lycée de jeunes filles, dans une ville dAsie Mineure. Pas rassurées, les deux Françaises, qui étaient restées longtemps indécises entre la tentation et la peur de venir. Et mademoiselle de Saint-Miron avait tout lair de quelquun qui se dit à soi-même: "Cest moi, hélas! la cause première de cet inénarrable désastre, André Lhéry en personne dans lappartement de mon élève!" Elles causèrent cependant, car elles en mouraient denvie, et il parut à André quelles avaient lâme à la fois haute et naïve, ces deux demi-vieilles filles; du reste, distinguées et supérieurement instruites, mais avec une exaltation romanesque un peu surannée en 1904. Elles crurent pouvoir lui parler de son livre, dont elles savaient le titre et qui les excitait beaucoup:
"Plusieurs pages de vos Désenchantées sont déjà écrites, maître, nest-ce pas?
—Mon Dieu! non, répondit-il en riant, pas une seule!
—Et moi, je le préfère,—dit Djénane à André, de sa voix qui surprenait toujours comme une musique extra-terrestre, même après dautres voix déjà très douces.—Vous le composerez une fois parti, ce livre, ainsi au moins il servira encore de lien entre nous pendant quelques mois: quand vous aurez besoin dêtre documenté, vous songerez a nous écrire…."
André jugeant devoir, par politesse, adresser une fois la parole à la dame-fantôme, lui demanda le plus banalement du monde si elle était contente des petites Turques dAsie, ses élèves. Il prévoyait quelque réponse de pédagogue, aussi banale que sa question. Mais la voix sérieuse et douce, qui partait de dessous le voile noir, lui dit en pur français ce quil nattendait pas:
"Trop contente, hélas!… Elles napprennent que trop vite et sont beaucoup trop intelligentes. Je regrette dêtre lun des instruments qui aura inoculé le microbe de la souffrance à ces femmes de demain. Je plains toutes ces petites fleurs, qui seront ainsi plus tôt fanées que leurs candides aïeules…."
Ensuite on parla du Ramazan. Jeûne toute la journée, bien entendu, petits ouvrages pour les pauvres et lectures pieuses; au cours de ce mois lunaire, une musulmane doit avoir relu son Coran tout entier, sans passer une ligne; elles navaient garde dy manquer, ces trois petites qui, malgré le déséquilibrement et lincroyance, vénéraient avec admiration le livre sacré de lIslam; et leurs Corans étaient là, marqués dun ruban vert à la page du jour.
Et puis, le soleil couché, ce sont les Iftars. Dans le sélamlike, iftar des hommes, suivi dune prière pour laquelle invités, maîtres et serviteurs se réunissent en commun dans la grande salle, chacun agenouillé sur son tapis à mihrab; chez Djénane, paraît-il, cette prière était chantée chaque soir par un des jardiniers, le seul qui fût jeune, et dont la voix de muezzin emplissait toute la demeure.
Dans le harem, iftar des femmes:
"Ces réunions de jeunes Turques, dit Zeyneb, deviennent rarement frivoles en Ramazan, alors que le mysticisme est réveillé au fond de nos âmes, et les questions quon y aborde sont de vie et de mort. Toujours la même ardeur, la même fièvre au début. Et toujours la même tristesse à la fin, le même découragement dont nous sommes prises, quand, après deux heures de discussions, sur tous les dogmes et toutes les philosophies, nous nous retrouvons au même point, avec la conscience de n'être que de faibles, impuissantes et pauvres créatures! Mais lespoir est un sentiment si tenace que, malgré la faillite de nos tentatives, il nous reste la force de reprendre, le lendemain, une autre voie pour essayer encore d'atteindre linapprochable but….
—Nous, les jeunes Turques, ajouta Mélek, nous sommes une poignée de graines dune très mauvaise plante, qui germe, résiste et se propage, malgré les privations deau, les froids, et même les "coupes" répétées.
—Oui, dit Djénane, mais on peut nous diviser en deux espèces. Celles qui, pour ne pas mourir, saisissent toutes les occasions de sétourdir, doublier. Et celles, mieux trempées, qui se réfugient dans la charité, comme par exemple Djavidé, notre cousine; je ne sais pas si, chez vous, les petites soeurs des pauvres font plus de bien quelle, avec plus de renoncement; et, dans nos harems, nous en avons tant dautres qui légalent. Il est vrai, elles sont obligées dopérer en secret, et quant à former des comités de bienfaisance, interdiction absolue, car nos maîtres désapprouvent ces contacts avec les femmes du peuple, par crainte que nous ne leur communiquions nos pessimismes, nos détraquements et nos doutes.
Mélek, dont les interruptions brusques étaient la spécialité, proposa de faire essayer à André sa cachette en cas de grande alarme: cétait derrière un chevalet dangle, qui supportait un tableau et que drapaient des brocarts:
"Un surcroît de précaution, dit-elle cependant, car rien n'arrivera. Le seul valide de la famille en ce moment, cest mon père, et il ne quittera Yldiz quaprès le coup de canon de Moghreb…
—Oui, mais enfin, objecta André, si quelque chose dimprévu le ramenait avant lheure?
—Eh bien! dans un harem on nentre pas sans être annoncé. Nous lui ferions dire quune dame turque est ici en visite, Ubeydé Hanum, et il se garderait de franchir notre porte. Pas plus difficile que ça, quand on sait sy prendre…. Non, il ny a vraiment que votre sortie, tout à lheure, qui sera délicate.
Sur le piano traînaient les feuillets manuscrits dun nocturne que Djénane venait de composer, et André eût aimé se le faire jouer là par elle, quil navait jamais entendue que de loin, en passant la nuit sous ses fenêtres au Bosphore. Mais non, en Ramazan, on osait à peine faire de la musique. Et puis, quelle imprudence de réveiller cette grande maison dormeuse, dont le sommeil, en ce moment, était si nécessaire!
Quant à Djénane, elle désirait que son ami se fût accoudé une fois pour écrire à son bureau de jeune fille,—son bureau sur lequel jadis, au temps où il n'était à ses yeux qu'un personnage de rêve, elle griffonnait son journal en pensant à lui. Donc, elles l'emmenèrent dans la grande chambre où tout était blanc, luxueux et très moderne. Il dut regarder en leur compagnie, par les fenêtres aux persiennes quadrillées toujours closes, ces perspectives familières à leur enfance, et devant lesquelles sans doute la grise et lente vieillesse finirait par venir peu à peu les éteindre; des cyprès, des stèles de tous les âges; en bas, comme dans un précipice, l'eau de la Corne-d'Or, aujourd'hui terne et lourde, semblable à une nappe d'étain, et puis, au-delà, Stamboul noyé de brume hivernale. Il du regarder aussi, par les fenêtres libres qui donnaient à l'intérieur, ce vieux jardin si haut muré que Djénane lui avait décrit dans ses lettres: "Un jardin tellement solitaire, lui disait-elle, que l'on peut y errer sans voile. D'ailleurs, chaque fois que nous y descendons, nos nègres sont là, pour éloigner les jardiniers."
En effet, dans le fond là-bas, où les platanes enchevêtraient leurs énorme ramures dépouillées, tristement grisâtres, cela prenait des allures de forêt prisonnière; elles devaient pouvoir se promener là- dessous sans être aperçues de personne au monde.
André bénissait le concours d'audaces qui lui permettait de connaître cette demeure, si interdite à ses yeux… Pauvres petites amies de quelques mois, rencontrées sur le tard de sa vie errante, et qu'il allait fatalement quitter pour jamais! Au moins comme cela, quand il repenserait à elles, le cadre de leur séquestration s'indiquerait précis dans sa mémoire…
Maintenant, c'était l'heure de se retirer, l'heure grave. André avait presque oublié, au milieu d'elles, l'invraisemblance de la situation; à présent qu'il s'agissait de sortir, le sentiment lui revenait de s'être faufilé tout vif dans une ratière, dont l'issue après son passage se serait rétrécie et hérissée de pointes.
Elles firent plusieurs rondes d'exploration; tout se présentait bien; le seul personnage de trop était un certain nègre, du nom de Yousouf, qui gardait avec obstination le grand vestibule. Pour celui-là, il fallait imaginer sur-le-champ une course longue et urgente:
"J'ai trouvé, dit tout à coup Mélek. Rentrez dans votre cachette, André.
Nous allons le faire comparaître ici même, ce sera un comble!"
Et, quand il se présenta:
"Mon bon Yousouf, une commission vraiment pressée. Monte à Péra bien vite, pour nous acheter un livre nouveau, dont je vais t'inscrire le nom sur une carte; au besoin, tu feras tous les libraires de la grand-rue, mais surtout ne reviens pas bredouille!"
Et voici ce qu'elle écrivit sans rire: "Les Désenchantées, le dernier roman d'André Lhéry."
Une ronde encore dans les couloirs, après de nouveaux ordres jetés aux uns et aux autres pour les occuper ailleurs; puis elle vint prendre André par la main, d'une course folle l'entraîna jusqu'en bas, et un peu nerveusement le poussa dehors.
Lui s'en alla, rasant de plus près que jamais les vieilles murailles, se demandant si cette porte, fermée peut-être avec trop de bruit, n'allait pas se rouvrir pour une bande de nègres avec revolvers et bâtons, lancés à sa poursuite.
Elles lui avouèrent le lendemain leur mensonge, au sujet de ces petits voiles de Circassie. A la maison, elles n'en mettaient point. Mais, pour une musulmane, montrer à un homme tous ses cheveux, montrer sa nuque surtout, est plus malséant encore que montrer son visage, et elles n'avaient pu s'y résoudre.