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Les Désenchantées — Roman des harems Turcs contemporains

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XXXIII

DJÉNANE A ANDRÉ

"14 du Ramazan 1322 (22 novembre 1905).

Notre ami, vous savez que demain est la mi-Ramazan, et que toutes les dames turques prennent leur volée. Ne viendrez-vous pas de deux heures à quatre heures à la promenade, à Stamboul, de Bayazid à Chazadé-Baché?

Nous sommes très occupées en ce moment, avec nos Iftars, mais nous allons arranger une belle escapade ensemble à la côte d'Asie, pour bientôt: c'est une invention de Mélek, et vous verrez comme ce sera bien machiné.

DJÉNANE."

Ce "demain-là", il y avait vent du Sud et beau soleil d'automne, griserie de tiédeur et de lumière, temps à souhait pour les belles voilées, qui n'ont par an que deux ou trois jours d'une telle liberté. En voiture fermée, bien entendu, leur promenade, avec eunuque sur le siège près du cocher; mais elles avaient le droit de relever les stores, de baisser les glaces,—et de stationner longuement pour se regarder les unes les autres, ce qui est interdit les jours ordinaires. De Bayazid à Chazadé-Baché, un parcours d'un kilomètre environ, au centre de Stamboul, en pleine turquerie, par les rues d'autrefois qui longent les colossales mosquées, et les enclos ombreux pour les morts, et les saintes fontaines. Dans ces quartiers habituellement calmes, si peu faits pour les élégances modernes, quelle anomalie que ces files de voitures, assemblées le jour de la mi-Ramazan! Par centaines, des coupés des landaus, arrêtés ou marchant au petit pas; il en était venu de tous les quartiers de l'immense ville, même des palais échelonnés le long du Bosphore. Et là-dedans, rien que des femmes, très parées; le yachmak qui voile jusqu'aux yeux, assez transparent pour laisser deviner le reste du visage; toutes les beautés des harems, presque visibles aujourd'hui par exception, les Circassiennes roses et blondes, les Turques brunes et pâles. Très peu d'hommes rôdant autour des portières ouvertes, et pas un Européen: de l'autre côté des ponts, à Péra, on ignore toujours ce qui se passe dans Stamboul.

André chercha ses trois amies qui, paraît-il, avaient fait grande toilette pour lui plaire; il les chercha longtemps, et ne put les découvrir, tant il y avait foule. A l'heure où les promeneuses reprenaient le chemin des harems jaloux, il s'en alla un peu déçu; mais, pour avoir rencontré le regard de tant de beaux yeux qui souriaient d'aise à cette douce journée, qui exprimaient si naïvement la joie de flâner dehors une fois par hasard, il comprit mieux que jamais, ce soir- là, le mortel ennui des séquestrations.

XXXIV

Elles connaissaient au bord de la Marmara, du côté asiatique, une petite plage solitaire, très abritée, disaient-elles, de ce vent qui désole le Bosphore, et tiède comme une orangerie. Justement une de leurs amies habitait aux environs et s'engageait à fournir un alibi très acceptable, en affirmant mordicus les avoir retenues toute la journée. Donc, elles avaient décidé qu'on tenterait de faire par là une dernière promenade ensemble, avant cette séparation prochaine, qui pouvait si bien être la grande et la définitive: André comptait prendre bientôt un congé de deux mois pour la France; Djénane devait aller avec sa grand-mère passer la saison des froids dans son domaine de Bounar-Bachi; entre eux, le revoir ne serait plus qu'au printemps de l'année suivante, et d'ici là, tant de drames pouvaient advenir…

Le dimanche 12 décembre 1904, jour choisi pour cette promenade, après mille combinaisons et roueries, se trouva être l'un de ces jours de splendeur qui, sous ce climat variable, viennent tout à coup en plein hiver, entre deux périodes de neige, ramener l'été. Sur le pont de la Corne-d'Or, d'où partent les petits vapeurs pour les Échelles d'Asie, ils se rencontrèrent en plein soleil de midi, mais sans broncher, en voyageurs qui ne se connaissent point, et ils prirent comme par hasard le même bateau, où elles s'installèrent correctement dans le roufle- harem réservé aux musulmanes, après avoir congédié nègres et négresses.

A cause de ce beau ciel, il y avait aujourd'hui un monde fou qui allait se promener sur l'autre rive. En même temps qu'eux, étaient parties une cinquantaine de dames-fantômes et, quand on accosta l'Échelle de Scutari, André, s'embrouillant au milieu de tous ces voiles noirs qui débarquaient ensemble, prit d'abord une fausse piste, suivit trois dames qu'il ne fallait pas et risqua d'amener un affreux scandale. Par bonheur, elles avaient l'allure moins élégante que le petit trio en marche là-bas, et il les lâcha tout confus au détour du premier chemin, pour rejoindre ses trois amies,—les vraies, cette fois.

Ils frétèrent une voiture de louage, la même pour eux quatre, ce qui est toléré à la campagne. Lui, étant le bey, s'assit à la place d'honneur, contrairement à nos idées occidentales, Djénane à côté de lui, Zeyneb et Mélek en face, sur la banquette de devant. Et, les chevaux lancés au trot, elles éclatèrent de rire toutes les trois sous leurs voiles, à cause du tour bien joué, à cause de la liberté conquise jusqu'à ce soir, à cause de leur jeunesse, et du temps clair, et des lointains bleus. Elles étaient du reste le plus souvent adorables de gaieté enfantine, entre leurs crises sombres, même Zeyneb qui savait oublier son mal et son désir de mourir. C'est avec une souriante aisance de défi qu'elles bravaient tout, la séquestration absolue, l'exil, ou peut-être quelque autre châtiment plus lourd encore.

A mesure qu'on s'avançait le long de la Marmara, le perpétuel courant d'air du Bosphore se faisait de moins en moins sentir. Leur petite baie était loin, mais baignée d'air tiède, comme elles l'avaient prévu, et si paisible dans sa solitude, si rassurante pour eux dans son absolu délaissement! Elle s'ouvrait au plein Sud, et une falaise en miniature l'entourait comme un abri fait exprès. Sur ce sable fin, on était chez soi, préservé des regards comme dans le jardin clos d'un harem. On ne voyait rien d'autre que la Marmara, sans un navire, sans une ride, avec seulement la ligne des montagnes d'Asie à l'extrême horizon; une Marmara toute d'immobilité comme aux beaux jours apaisés de septembre, mais peut-être trop pâlement bleue, car cette pâleur apportait, malgré le soleil, une tristesse d'hiver; on eût dit une coulée d'argent qui se refroidit. Et ces montagnes, tout là-bas, avaient déjà leurs neiges éblouissantes.

En montant sur la petite falaise, on n'apercevait âme qui vive, dans la plaine un peu nue et désolée qui s'étendait alentour. Donc, ayant relevé leur voile jusqu'aux cheveux, toutes trois se grisaient d'air pur; jamais encore André n'avait vu au soleil, au grand air, leurs si jeunes visages, un peu pâlis; jamais encore ils ne s'étaient sentis tous dans une si complète sécurité ensemble,—malgré les risques fous de l'entreprise, et les périls du retour, ce soir.

D'abord, elles s'assirent par terre, pour manger des bonbons achetés en passant chez le confiseur en vogue de Stamboul. Et ensuite elles passèrent en revue tous les recoins de la gentille baie, devenue leur domaine clandestin pour l'après-midi. Un étonnant concours de circonstances, et de volontés, et d'audaces, avait réuni là,—par cette journée de décembre si étrangement ensoleillée, presque inquiétante d'être si belle et d'être si furtive entre deux crises du vent de Russie,—ces hôtes qui lui arrivaient de mondes très différents et qui semblaient voués par leur destinée première à ne se rencontrer jamais. Et André, en regardant les yeux, le sourire de cette Djénane, qui allait repartir après-demain pour son palais de Macédoine, appréciait tout ce que l'instant avait de rare et de non retrouvable; les impossibilités qu'il avait fallu déjouer pour se réunir là, devant la pâleur hivernale de cette mer, les impossibilités reparaîtraient encore demain et toujours; qui sait? on ne se reverrait peut-être même jamais plus, au moins avec tant de confiance et le coeur si léger; c'était donc une heure dans la vie à noter, à graver, à défendre, autant que faire se pourrait, contre un trop rapide oubli…

A tour de rôle, un d'eux montait sur la minuscule falaise, pour signaler les dangers de plus loin. Et une fois, la dame du guet, qui était Zeyneb, annonça un Turc arrivant le long de la mer, en compagnie lui aussi de trois dames au voile relevé. Elles jugèrent que ce n'était pas dangereux, qu'on pouvait affronter la rencontre; seulement elles rabattirent pour un temps les gazes noires sur leur visage. Quand le Turc passa, sans doute quelque bey authentique promenant les dames de son harem, celles-ci avaient également baissé leur voile, à cause d'André; mais les deux hommes se regardèrent distraitement, sans méfiance d'un côté ni de l'autre; l'inconnu n'avait pas hésité à prendre ces gens rencontrés dans cette baie pour les membres d'une même famille.

Des petits cailloux tout plats, comme taillés à souhait, que le flot tranquille de la Marmara avait soigneusement rangés en ligne sur le sable, rappelèrent tout à coup à André un jeu de son enfance; il apprit donc à ses trois amies la manière de les lancer, pour les faire sautiller longtemps à la surface polie de la mer, et elles s'y mirent avec passion, sans succès du reste… Mon Dieu! combien elles étaient enfants, et rieuses, et simples, aujourd'hui, ces trois pauvres petites compliquées, surtout cette Djénane, qui s'était donné tant de mal pour gâcher sa vie!

Après cette heure unique, ils allèrent rejoindre leur voiture qui attendait là-bas, loin, pour les ramener à Scutari. Sur le bateau, bien entendu, ils ne se connaissaient plus. Mais pendant la courte traversée, ils eurent ensemble la réapparition merveilleuse de Stamboul, éclairage des soirs limpides. Un Stamboul vu de face, en enfilade; d'abord les farouches remparts crénelés du Vieux Sérail, que baignait la nappe tout en argent rose de la Marmara; et puis, au-dessus, l'enchevêtrement des minarets et des coupoles, profilé sur un rose différent, un rose de décembre aussi, mais moins argenté, moins blême que celui de la mer, tirant plutôt sur l'or…

XXXV

DJÉNANE A ANDRÉ, LE LENDEMAIN

"Encore une fois sauvées! Nous avons eu de terribles difficultés au retour; mais maintenant il fait calme dans la maison… Avez-vous remarqué, en arrivant, comme notre Stamboul était beau?

Aujourd'hui la pluie, la neige fondue battent nos vitres, le vent glacé joue de la flûte triste sous nos portes. Combien nous aurions été malheureuses, si ce temps-là s'était déchaîné hier! A présent que notre promenade est dans le passé et qu'il nous en reste comme le souvenir d'un joli rêve, elles peuvent souffler, toutes les tempêtes de la Mer Noire…

André, nous ne nous reverrons pas avant mon départ, les circonstances ne permettent plus d'organiser un rendez-vous à Stamboul; c'est donc mon adieu que je vous envoie, sans doute jusqu'au printemps. Mais voulez- vous faire une chose que je vous demande en grâce? Dans un mois, quand vous partirez pour la France, puisque vous comptez prendre les paquebots, emportez un fez et choisissez la ligne de Salonique; on s'y arrête quelques heures, et je sais un moyen de vous y rencontrer. Un de mes nègres viendra vous porter à bord le mot d'ordre. Ne me refusez pas.

Que le bonheur vous accompagne, André, dans votre pays!…

DJÉNANE."

Après le départ de Djénane, André resta cinq semaines encore à Constantinople, où il revit Zeyneb et Mélek. Quand le moment vint de prendre son congé de deux mois, il s'en alla par la ligne indiquée, emportant son fez; mais à Salonique aucun nègre ne se présenta au paquebot. La relâche fut donc pour lui toute de mélancolie, à cause de cette attente déçue,—et aussi à cause du souvenir de Nedjibé qui planait encore sur cette ville et sur ces arides montagnes alentour. Et il repartit sans rien savoir de sa nouvelle amie.

Quelques jours après être arrivé en France, il reçut cette lettre de
Djénane:

"Bounar-Bachi, près Salonique, 10 janvier 1905.

Quand et par qui pourrai-je faire jeter à la poste ce que je vais vous écrire, gardée comme je le suis ici?

Vous êtes loin et on n'est pas sûr que vous reviendrez. Mes cousines m'ont raconté vos adieux et leur tristesse depuis votre départ. Quelle étrange chose, André, si on y songe, qu'il y ait des êtres dont la destinée soit de traîner la souffrance avec eux, une souffrance qui rayonne sur tout ce qui les approche! Vous êtes ainsi et ce n'est pas votre faute. Vous souffrez de peines infiniment compliquées, ou peut- être infiniment simples. Mais vous souffrez; les vibrations de votre âme se résolvent toujours en douleur. On vous approche: on vous hait ou l'on vous aime. Et, si l'on vous aime, on souffre avec vous, par vous, de vous. Ces petites de Constantinople, vous avez été cette année un rayon dans leur vie; rayon éphémère, elles le savaient d'avance. Et à présent elles souffrent de la nuit où elles sont retombées.

Pour moi, ce que vous avez été, peut-être un jour vous le dirai-je. Ma souffrance à moi est moins de ce que vous soyez parti que de vous avoir rencontré.

Vous m'en avez voulu sans doute de n'avoir pas arrangé une entrevue, à votre passage par Salonique. La chose en soi était possible, dans la campagne qui est déserte comme au temps de votre Nedjibé. Nous aurions eu dix minutes à nous, pour échanger quelques mots d'adieu, un serrement de main. Il est vrai, mon chagrin n'en aurait pas été allégé, au contraire. Pour des raisons qui m'appartiennent, je me suis abstenue. Mais ce n'est point la peur du danger qui a pu m'arrêter, oh! loin de là; si, pour aller à vous, j'avais su la mort embusquée sur le chemin de mon retour, je n'aurais pas eu d'hésitation ni de trouble, et je vous aurais porté alors, André, l'adieu de mon coeur, tel que mon coeur voudrait vous le dire. Nous autres, femmes turques d'aujourd'hui, nous n'avons pas peur de la mort. N'est-ce pas vers elle que l'amour nous pousse? Quand donc, pour nous, l'amour a-t-il été synonyme de vie?

DJÉNANE."

Et Mélek, chargée de faire passer cette lettre en France, avait ajouté sous la même enveloppe ces réflexions qui lui étaient venues:

"En songeant longuement à vous, notre ami, j'ai trouvé, j'en suis sûre, plusieurs des causes de votre souffrance. Oh! je vous connais maintenant, allez! D'abord vous voulez toujours tout éterniser, et vous ne jouissez jamais pleinement de rien, parce que vous vous dites: "Cela va finir." Et puis la vie vous a tellement comblé, vous avez eu tant de choses bonnes dans les mains, tant de choses dont une seule suffirait au bonheur d'un autre, que vous les avez toutes laissé tomber, parce qu'il y en avait surabondance. Mais votre plus grand mal, c'est qu'on vous a trop aimé et qu'on vous l'a trop dit; on vous a trop fait sentir que vous étiez indispensable aux existences dans lesquelles vous apparaissiez; on est toujours venu au-devant de vous; jamais vous n'avez eu besoin de faire aucun pas dans le chemin d'aucun sentiment: chaque fois, vous avez attendu. A présent vous sentez que tout est vide, parce que vous n'aimez pas vous-même, vous vous laissez aimer. Croyez-moi, aimez à votre tour, n'importe, une quelconque de vos innombrables amoureuses, et vous verrez comme ça vous guérira.

MÉLEK."

La lettre de Djénane déplut à André, qui la jugea pas assez naturelle. "Si son affection, se disait-il, était si profonde, elle aurait, avant tout et malgré tout, désiré me dire adieu, soit à Stamboul, soit à Salonique; il y a de la littérature là-dedans." Il se sentait déçu; sa confiance en elle était ébranlée, et il en souffrait. Il oubliait que c'était une Orientale, plus excessive en tout qu'une Européenne, et d'ailleurs bien plus indéchiffrable.

Il fut sur le point, dans sa réponse, de la traiter en enfant, comme il faisait quelquefois: "Un être qui traîne la souffrance avec lui! Alors nous y voilà, à votre homme fatal que vous déclariez vous-même démodé depuis 1830…" Mais il craignit d'aller trop loin et répondit sur un ton sérieux, lui disant qu'elle l'avait péniblement atteint en le laissant partir ainsi.

Aucune communication directe n'était possible avec elle, à Bounar-Bachi, dans son palais de belle-au-bois-dormant; tout devait passer par Stamboul, par les mains de Zeyneb ou de Mélek, et de bien d'autres complices encore.

Au bout de trois semaines, il reçut ces quelques mots, dans une lettre de Zeyneb.

"André, comment vous blesser de n'importe ce que je puisse dire ou faire, moi qui suis un rien auprès de vous? Ne savez-vous pas que toute ma pensée, toute mon affection est une chose humble, que vos pieds peuvent fouler; un long tapis ancien, aux dessins quand même encore jolis, sur lequel vos pieds ont le droit de marcher. Voilà ce que je suis, et vous pourriez vous fâcher contre moi, m'en vouloir?

DJÉNANE."

Elle était redevenue Orientale tout entière là-dedans, et André, qui en fut charmé et ému, lui récrivit aussitôt, cette fois avec un élan de douce affection,—d'autant plus que Zeyneb ajoutait: "Djénane est malade là-bas, d'une fièvre nerveuse persistante qui inquiète notre grand-mère, et le médecin ne sait qu'en penser."

Des semaines après, Djénane le remercia par cette petite lettre, encore très courte, et orientale autant que la précédente:

"Bounar-Bachi, 21 février 1905.

Je me disais depuis des jours: Où est-il, le bon remède qui doit me guérir? Il est arrivé, le bon remède, et mes yeux, qui sont devenus trop grands, l'ont dévoré. Mes pauvres doigts pâles le tiennent, merci! Merci de me faire l'aumône d'un peu de vous-même, l'aumône de votre pensée. Soyez béni pour la paix que votre seconde lettre m'a apportée!

Je vous souhaite du bonheur, ami, en remerciement de l'instant de joie que vous venez de me donner. Je vous souhaite un bonheur profond et doux, un bonheur qui charme votre vie comme un jardin parfumé, comme un matin clair d'été.

DJÉNANE."

Malade, vaincue par la fièvre, la pauvre petite cloîtrée redevenait quelqu'un de la plaine de Karadjiamir,—comme on redevient enfant. Et, sous cet aspect, antérieur à l'étonnante culture dont elle était si fière, André l'aimait davantage.

Cette fois encore, au petit mot de Djénane, il y avait un post-scriptum de Mélek. Après des reproches sur la rareté de ses lettres toujours courtes, elle disait:

"Nous admirons votre agitation, en vous demandant comment il faudrait nous y prendre pour être agitées nous aussi, occupées, surmenées, empêchées d'écrire à nos amis. Enseignez-nous le moyen, s'il vous plaît. Nous au contraire, c'est tout le jour que nous avons le temps d'écrire, pour notre malheur et pour le vôtre…

MÉLEK."

XXXVI

Quand André revint en Turquie, son congé terminé, aux premiers jours de mars 1905, Stamboul avait encore son manteau de neige, mais, ce jour-là, c'était sous un ciel admirablement bleu. Autour du paquebot qui le ramenait, des milliers de goélands et de mouettes tourbillonnaient; le Bosphore était criblé de ces oiseaux comme d'une sorte de neige à plus gros flocons; des oiseaux fous, innombrables, une nuée de plumes blanches qui s'agitaient en avant d'une ville blanche; un merveilleux aspect d'hiver, avec l'éclat d'un soleil méridional.

Zeyneb et Mélek qui savaient par quel paquebot il devait rentrer, lui envoyèrent le soir même, par leur nègre le plus fidèle, leurs sélams de bienvenue, en même temps qu'une longue lettre de Djénane qui, disaient-elles, était guérie, mais prolongeait encore son séjour dans son vieux palais lointain.

Une fois guérie, la petite barbare de la plaine de Karadjiamir était redevenue volontaire et compliquée, plus du tout la "chose humble que son ami pouvait fouler aux pieds". Oh! non, car elle écrivait maintenant avec rébellion et violence. C'est qu'il y avait eu, derrière la grille des harems, d'incohérents bavardages sur se livre qu'André préparait; une jeune femme, que cependant il avait à peine entrevue et seulement sous l'épais voile noir, se serait vantée, prétendaient quelques-unes, d'être son amie, la grande inspiratrice de l'oeuvre projetée; et Djénane, la pauvre séquestrée là-bas, s'affolait d'une jalousie un peu sauvage:

"André, ne comprenez-vous pas quelle rage d'impuissance doit nous prendre, quand nous pensons que d'autres peuvent se glisser entre vous et nous? Et c'est pis encore quand cette rivalité s'exerce sur ce qui est notre domaine: vos souvenirs, vos impressions d'Orient. Ne savez- vous pas, ou avez-vous oublié que nous avons joué notre vie (sans parler de notre repos), et cela uniquement pour vous les donner complètes, ces impressions de notre pays,—car ce n'était même pas pour gagner votre coeur (nous le savions las et fermé); non, c'était pour frapper votre sensibilité d'artiste, et lui procurer, si l'on peut dire, une sorte de rêve à demi réel. Afin d'arriver à cela, qui semblait impossible, afin de vous montrer ce que, sans nous, vous n'auriez pu qu'imaginer, nous avons risqué, les yeux ouverts, de nous mettre dans l'âme un chagrin et un regret éternels. Croyez-vous que beaucoup d'Européennes en eussent fait autant?

Oui, il y a des heures où c'est une torture de songer que d'autres pensées viendront en vous qui chasseront notre souvenir, que d'autres impressions vous seront plus chères que celles de notre Turquie vue avec nous et à travers nous. Et je voudrais, votre livre fini, que vous n'écriviez plus rien, que vous ne pensiez plus, que vos yeux durs et clairs ne s'adoucissent jamais plus pour d'autres. Et quand la vie m'est trop intolérable, je me dis qu'elle ne durera pas longtemps, et qu'alors, si je pars la première et s'il est possible aux âmes libérées d'agir sur celles des vivants, mon âme à moi s'emparera de la vôtre pour l'attirer, et, où je serai, il faudra qu'elle vienne.

Ce qui me reste à vivre, je le donnerais sur l'heure pour lire dix minutes en vous. Je voudrais avoir la puissance de vous faire souffrir, —et le savoir, moi qui aurais donné, il y a quelques mois, cette même vie pour vous savoir heureux.

Mon Dieu, André, êtes-vous donc si riche en amitiés, que vous en soyez si gaspilleur? Est-ce généreux à vous de faire tant de peine à qui vous aime, et à qui vous aime de si loin, d'une tendresse si désintéressée? Ne gâtez pas follement une affection qui,—pour être un peu exigeante et jalouse,—n'en est pas moins la plus vraie peut-être et la plus profonde que vous ayez rencontrée dans votre vie.

DJÉNANE."

André se sentit nerveux après avoir lu. Le reproche était enfantin et ne tenait pas debout, puisqu'il n'avait parmi les femmes turques d'autres amies que ces trois-là. Mais c'est le ton général, qui n'allait plus. "Cette fois, il n'y a pas à se le dissimuler, se dit-il, voici une vraie fausse note, un grand éclat discord, au milieu de ces trois amitiés soeurs, dont je m'obstinais à croire la pure harmonie tellement inaltérable… Pauvre petite Djénane, est-ce possible pourtant?"

Il essaya d'envisager cette situation nouvelle, qui lui parut sans issue. "Cela ne peut pas être, se dit il, cela ne sera jamais, parce que je ne veux pas que cela soit. Voilà pour ce qui me concerne; de mon côté, la question est tranchée." Et quand on s'est prononcé d'une façon aussi nette envers soi-même, cela protège bien contre les pensées troubles et les alanguissements perfides.

Son mérite à se parler ainsi n'était d'ailleurs pas très grand, car il avait la conviction absolue que Djénane, même l'aimât-elle, resterait toujours intangible. Il connaissait à présent cette petite créature à la fois confiante et hautaine, audacieuse et immaculée: elle était capable de se livrer loin à un ami qu'elle jugeait décidé à ne pas sortir de son rôle de grand aîné fraternel, mais sans doute elle eût laissé retomber à jamais son voile sur son visage, avec une déception irrémédiable, rien que pour une pression de main un peu prolongée ou tremblante…

L'aventure ne lui en paraissait pas moins pleine de menaces. Et des phrases, dites autrefois par elle et qui l'avaient à peine frappé, lui revenaient à la mémoire aujourd'hui avec des résonances graves: "L'amour d'une musulmane pour un étranger n'a d'autre issue que la fuite ou la mort."

Mais le lendemain, par un beau temps presque déjà printanier, tout lui sembla beaucoup moins sérieux. Comme l'autre fois, il se dit qu'il y avait peut-être pas mal de "littérature" dans cette lettre, et surtout de l'exagération orientale. Depuis quelques années du reste, pour lui faire entendre qu'on l'aimait, il fallait de lui prouver jusqu'à l'évidence,—tant le chiffre de son âge lui était constamment présent à l'esprit, en obsession cruelle…

Et, le coeur plus léger qu'hier, il se rendit à Stamboul, à Sultan- Selim, où l'attendaient Zeyneb et Mélek qu'il lui tardait de revoir. Stamboul, toujours diversement superbe dans le lointain, était ce jour- là pitoyable à voir de près, sous l'humidité et la boue des grands dégels, et l'impasse où s'ouvrait la maisonnette des rendez-vous, avait des plaques de neige encore, le long des murs à l'ombre.

Dans l'humble petit harem, où il faisait froid, elles le reçurent le voile relevé, confiantes et affectueuses, comme on reçoit un grand frère qui revient de voyage. Et tout de suite, il fut frappé de l'altération de leurs traits. Le visage de Zeyneb, qui restait toujours la finesse et la perfection mêmes, avait pris une pâleur de cire, les yeux s'étaient agrandis et les lèvres décolorées: l'hiver, très rude cette année-là en Orient, avait dû aggraver beaucoup le mal qu'elle dédaignait de soigner. Quant à Mélek, pâlie elle aussi, un pli douloureux au front, on la sentait concentrée, presque tragique, mûrie soudain pour quelque résistance suprême.

"Ils veulent encore me marier! dit-elle, âprement et sans plus en réponse à l'interrogation muette qu'elle avait devinée dans les yeux d'André.

—Et vous? demanda-t-il à Zeyneb.

—Oh! moi… j'ai la délivrance là, sous ma main", répondit-elle en touchant sa poitrine, que soulevait de temps à autre une petite toux sinistre.

Toutes deux se préoccupaient de cette lettre de Djénane, qui hier venait de passer par leurs mains, et qui était cachetée, chose sans précédent entre elles où il n'y avait jamais eu un mystère.

"Que pouvait-elle bien vous dire?

—Mon Dieu!… Rien… Des enfantillages… Je ne sais quels absurdes caquets de harem, dont elle s'est émue bien à tort…

—Ah! sans doute l'histoire de cette nouvelle inspiratrice de votre livre, qui aurait surgi, en dehors de nous?…

—Justement. Et ça ne tient pas debout, je vous assure; car, en dehors de vous trois et des quelques vagues fantômes à qui vous m'avez vous même présenté…

—Nous n'y avons jamais cru, ni ma soeur, ni moi… Mais elle, là-bas, loin de tout… Dans la réclusion, qu'est-ce que vous voulez, on se monte la tête…

—Et elle se l'est montée si bien qu'elle m'en veut très sérieusement…

—Pas à mort, toujours, interrompit Mélek, ou du moins cela n'en a pas l'air… Tenez, regardez plutôt ce qu'elle m'écrit ce matin…"

Elle lui tendit ce passage de lettre, après avoir replié la feuille, sur la suite que sans doute il ne devait pas lire:

"Dites-lui que je pense à lui sans cesse, que ma seule joie au monde est son souvenir. Ici, je vous envie, c'est tout ce que je fais; je vous envie pour les moments que vous passez ensemble, pour ce qu'il vous donne de sa présence; je vous envie de ce que vous êtes si près de lui, de ce que vous pouvez voir son regard, de ce que vous pouvez serrer sa main. Ne m'oubliez pas quand vous êtes ensemble; je veux ma part de vos réunions et de leur danger."

"Évidemment, conclut-il, en rendant la lettre pliée, cela n'a pas l'air d'une haine bien mortelle…"

Il avait fait son possible pour parler d'un ton léger, mais ces quelques phrases, communiquées par Mélek, le laissaient plus convaincu et plus troublé que la longue lettre violente à lui adressée. Pas de "littérature" là-dedans; c'était tout simple, et si clair!… Et avec quelle candeur elle écrivait à ses cousines ces phrases transparentes, quand elle avait pris la peine de cacheter si soigneusement ses grands reproches amoureux de l'autre jour!

Ainsi avait décidément tourné, contre son attente, cette étrange et paisible amitié de l'année dernière, avec trois femmes, qui, au début, ne devaient former qu'une indissoluble petite trinité, une seule âme, à jamais sans visage. Ce résultat l'épouvantait bien, mais le charmait aussi; en ce moment, il se sentait incapable de dire s'il préférait que ce fût ainsi ou que ce ne fût pas…

"Quand revient-elle? demanda-t-il.

—Aux premiers jours de mai, répondit Zeyneb. Nous devons nous réinstaller, comme l'année dernière, dans notre yali de la côte d'Asie. Nos humbles projets sont d'y passer encore un dernier été ensemble, si la volonté de nos maîtres ne vient pas nous séparer par quelque mariage avant l'automne. Je dis dernier, parce que moi, l'hiver sans doute m'emportera, et, dans tous les cas, les deux autres, l'été prochain, seront remariées.

—Ça, on verra bien!" dit Mélek, avec un sombre défi.

Pour André également, ce serait le dernier été du Bosphore. Son poste à l'ambassade prenait fin en novembre, et il était décidé à suivre passivement sa destinée, un peu par fatalisme, et puis aussi parce qu'il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas s'entêter à prolonger, surtout lorsqu'elles ne sauraient avoir que des solutions douloureuses ou coupables. Il entrevoyait donc, avec beaucoup de mélancolie, le recommencement de cette saison enchantée au Bosphore, où l'on circule en caïque sur l'eau bleue, le long des deux rives aux maisons grillagées, ou bien dans la Vallée-du-Grand-Seigneur et dans les montagnes de la côte d'Asie, tapissées de bruyères roses. Tout cela reviendrait une suprême fois, mais pour finir sans aucune espérance de retour. Sur les rendez-vous avec ses trois amies, pèserait, comme l'année dernière, la continuelle attente des délations, des espionnages capables en une minute de le séparer d'elles pour jamais, de plus, cette certitude de ne pas revoir l'été suivant serait là pour donner plus d'angoisse à la fuite des beaux jours d'août et de septembre, à la floraison des colchiques violets, à la jonchée de feuilles des platanes, à la première pluie d'octobre. Et puis surtout, il y aurait cet élément nouveau si imprévu, l'amour de Djénane, qui, même incomplètement avoué, même tenu en bride comme elle en serait capable avec sa petite main de fer, ne manquerait pas de rendre plus haletante et plus cruelle la fin de ce rêve oriental.

XXXVII

Vers le 10 du mois d'avril, le valet de chambre d'André, en le réveillant le matin, lui annonça d'une voix joyeuse, comme un événement pour lui faire plaisir:

"J'ai vu deux hirondelles! Oh! elles chantaient, mais elles chantaient!…"

Déjà les hirondelles étaient à Constantinople! Et quel chaud soleil entrait ce matin-là par les fenêtres! Mon Dieu, les jours fuyaient donc encore plus vite qu'autrefois! Déjà commencé, le printemps; déjà une chose entamée, au lieu d'être en réserve pour l'avenir, comme André pouvait se le figurer hier encore par le temps sombre qu'il faisait, et avant les hirondelles apparues! Et le prochain été, qui arriverait demain, qui arriverait tout de suite, serait le dernier, irrévocablement le dernier de sa vie d'Orient et le dernier sans doute de sa simili-jeunesse… Retourner en Turquie, plus tard, dans les grisailles crépusculaires de son avenir et de son déclin,… peut-être oui… Mais cependant pour quoi faire? Quand on revient, qu'est-ce qu'on trouve, de soi-même et de ce qu'on a aimé? Quelle décevante aventure, que ces retours, puisque tout est changé ou mort!… Et d'ailleurs, se disait-il, quand j'aurai écrit le livre dont ces pauvres petites m'on arraché la promesse, ne me serai-je pas fermé à tout jamais ce pays, n'aurai-je pas perdu la confiance de mes amis les Turcs et le droit de cité dans mon cher Stamboul?…

Il passa comme un jour, ce mois d'avril. Pour André, il passa en pèlerinage et rêveries à Stamboul, stations à Eyoub ou à Sultan-Fatih, et narguilés de plein air,—malgré les temps incertains, les reprises du froid et du vent de neige.

Et puis ce fut le 1er mai, et Djénane ne parla point de quitter son vieux palais inaccessible. Elle écrivait moins que l'an dernier, et des lettres plus courtes. "Excusez mon silence, lui dit-elle une fois. Tâchez de le comprendre, il y a tant de choses dedans…"

Zeyneb et Mélek cependant affirmaient toujours qu'elle viendrait et semblaient bien en être sûres.

Ces deux-là aussi, André les voyait moins que l'année dernière. L'une était plus retirée de la vie, et la seconde plus inégale, sous cette menace d'un mariage. En outre, les surveillances avaient redoublé cette année, autour de toutes les femmes en général,—et peut-être en particulier autour de celles-là, que l'on soupçonnait (oh! très vaguement encore) d'allées et venues illicites. Elles écrivaient beaucoup à leur ami, qui pourtant les aimait bien, mais se contentait parfois de répondre en esprit, d'intention seulement. Et alors elles lui faisaient des reproches,—et si discrets:

"Khassim-Pacha, le 8 mai 1905.

Cher ami, qu'y a-t-il? Nous sommes inquiètes, nous vos pauvres amies lointaines et humbles. Quand des jours se passent ainsi sans des lettres de vous, un lourd manteau de tristesse nous écrase les épaules, et tout devient terne, et la mer, et le ciel, et nos coeurs.

Nous ne nous plaignons pas pourtant, je vous assure, et ceci n'est que pour vous redire encore une fois une chose déjà vieille et que vous savez du reste, c'est que vous êtes notre grand et seul ami.

Êtes-vous heureux dans ce moment? Vos jours ont-ils des fleurs?

Suivant ce que nous offre la vie, le temps passe vite ou il se traîne. Pour nous, c'est se traîner qu'il fait. Je ne sais vraiment pourquoi nous sommes là, dans ce monde?… Mais peut-être bien pour l'unique joie d'être vos esclaves très dévouées, très fidèles, jusqu'à la mort et au- delà…

ZEYNEB ET MÉLEK."

Déjà le 8 mai!… Il lut cette lettre à sa fenêtre, par un long crépuscule tiède qui invitait à s'attarder là, devant l'immense déploiement des lointains et du ciel. Chez lui, on n'était vraiment plus à Péra; très loin de la "grand-rue" tapageuse, on dominait ce bois de vieux cyprès odorants, qui est enclavé dans la ville et s'appelle le petit champ-des-morts, et on avait Stamboul, avec ses dômes, dressé en face de soi sur tout l'horizon.

La nuit descendit peu à peu sur la Turquie, une nuit sans lune, mais très étoilée. Stamboul, dans l'obscurité, se drapa de magnificence, redevint comme chaque soir une imposante découpure d'ombre sur le ciel. Et la clameur des chiens, le heurt du bâton ferré des veilleurs, commencèrent de s'entendre dans le silence. Et puis, ce fut l'heure des muezzins, et, de toute cette ville fantastique, étalée là-bas, s'éleva l'habituelle symphonie des vocalises en mineur, hautes, faciles et pures, ailées comme la prière même.

La première nuit, cette année, qui fut une vraie nuit de langueur et d'enchantement. André, de sa fenêtre, l'accueillit avec moins de joie que de mélancolie: son dernier été commençait…

Le lendemain, à son ambassade, on lui annonça comme très prochaine l'installation de tous les ans à Thérapia. Pour lui, cela équivalait presque au grand départ de Constantinople, puisqu'il n'y reviendrait que pour quelques tristes journées, à la fin de la saison, avant de quitter définitivement la Turquie.

D'ailleurs, Turcs et Levantins s'agitaient déjà pour l'émigration annuelle vers le Bosphore ou les îles. Partout, le long du détroit, rive d'Europe et rive d'Asie, les maisons se rouvraient; sur les quais de pierre ou de marbre, se démenaient les eunuques préparant la villégiature de leurs maîtresses, apportant, à pleins caïques peinturlurés et dorés, les tentures de soie, les matelas pour les divans, les coussins à broderies. C'était bien l'été, venu pour André plus vite que d'habitude, et qui fuirait certainement plus vite encore, puisque toujours les durées semblent de plus en plus diminuer de longueur, à mesure que l'on avance dans la vie.

XXXVIII

Le 1er du beau mois de juin! Mai n'avait eu aucune durée; Djénane n'était d'ailleurs pas revenue, et ses lettres, maintenant toujours courtes, n'expliquaient rien.

Le 1er du beau mois de juin! André qui avait repris son appartement de Thérapia, au bord de l'eau, devant l'ouverture de la Mer Noire, s'éveilla dans la splendeur du matin, le coeur plus serré, du seul fait d'être en juin; rien que ce changement de date lui donnait le sentiment d'un grand pas de plus vers la fin.—D'ailleurs, son mal sans remède, qui était l'angoisse de la fuite des jours, ne manquait jamais de s'exaspérer dans l'effarement extra-lucide des réveils.—Ce qu'il sentait fuir, cette fois, c'était ce printemps oriental, qui le grisait comme au temps de sa jeunesse, et qu'il ne retrouverai jamais, jamais plus… Et il songeait: "Demain finira tout cela, demain s'éteindra pour moi ce soleil; les heures me son strictement comptées, avant la vieillesse et le néant…"

Mais comme toujours, quand le réveil fut complet, reparurent à son esprit les mille petites choses amusantes et jolies de la vie quotidienne, les mille petits mirages qui font oublier la marche du temps, et la mort. Pour commencer, ce fut la Vallée-du-Grand-Seigneur qui se représenta à son souvenir; elle était là, en face de lui, derrière ces collines boisées de la rive d'Asie qu'il apercevait chaque matin en ouvrant les yeux, et il irait dans l'après-midi s'y asseoir comme l'année dernière à l'abri des platanes, pour fumer des narguilés en regardant de loin passer sur la prairie les promeneuses voilées qui ressemblent à des ombres élyséennes. Ensuite ce fut la préoccupation puérile de son nouveau caïque; on l'avertit qu'il venait d'accoster sous les fenêtres, arrivant tout fraîchement doré de Stamboul, et que les rameurs demandaient à essayer leurs livrées neuves. Pour son dernier été d'Orient, il voulait paraître en bel équipage, les vendredis, aux Eaux- Douces, et il avait imaginé une très orientale combinaison de couleurs; les vestes des bateliers et le long tapis traînant allaient être en velours capucine brodé d'or, et sur ce tapis, le domestique assis à la turque, tout au bout de la petite proue effilée, serait en bleu-de-ciel brodé d'argent. Quand ces figurants eurent endossé leurs parures nouvelles, il descendit pour voir l'effet sur l'eau. En ce moment, elle était un miroir imperceptiblement ondulé, cette eau du Bosphore, d'habitude plutôt remuante. Paix infinie dans l'air, fête de juin et de matin dans les verdures des deux rives. André fut content de l'essayage, s'amusa les yeux avec le contraste de ce bonhomme, bleu et argenté, trônant sur ce velours jaune sombre,—dont les broderies dorées reproduisaient un vieux poème arabe consacré à la perfidie de l'amour. Et puis il s'étendit dans le caïque, pour aller faire un tour jusqu'en Asie, avant l'ardeur du soleil méridien.

Le soir, il reçut une lettre de Zeyneb, qui lui donnait rendez-vous au prochain jour des Eaux-Douces, rien que pour se croiser en caïque, bien entendu. Tout devenait plus dangereux, disait-elle, la surveillance était redoublée; on venait aussi de leur interdire de se promener le long de la côte, comme l'an passé dans cette barque légère, où elles ramaient elles-mêmes en voile de mousseline. Par ailleurs, jamais aucune amertume dans ses plaintes, à Zeyneb; elle était une trop douce créature pour s'irriter, et puis aussi trop lasse et tellement résignée à tout, avec cette bonne et prochaine mort, qu'elle avait accueillie dans sa poitrine… En post-scriptum elle racontait que le pauvre vieux Mevlut (eunuque d'Éthiopie) venait de se laisser mourir, dans sa quatre-vingt- troisième année; et c'était un vrai malheur, car il les chérissait, les ayant élevées, et ne les aurait trahies ni pour or ni pour argent. Elles aussi l'aimaient bien; il était pour ainsi dire quelqu'un de la famille. "Nous l'avons soigné, écrivait-elle, soigné comme un grand-père." Mais ce dernier mot avait été effacé après coup, et à la place, on lisait, au-dessus, de l'écriture moqueuse de Mélek: "grand-oncle!…"

Le vendredi suivant, il alla donc aux Eaux-Douces, pour la première fois de la saison, et dans son équipage aux couleurs plus étranges que l'an passé. Il y croisa et recroisa ses deux amies, qui avaient changé aussi leur livrée bleue pour du vert et or, et qui étaient en tcharchaf noir, voile semi-transparent, mais baissé sur le visage. D'autres belles dames, aussi très voilées de noir, tournaient la tête pour le regarder, —des dames qui passaient comme étendues sur cette eau aujourd'hui si encombrée d'énigmatiques promeneuses, entre ses rives de fougères et de fleurs: presque toutes ces invisibles s'occupaient de lui, pour avoir lu ses livres, le connaissaient, pour se l'être fait montrer par d'autres; peut-être même, avec quelques-unes d'entre elles, avait-il causé l'automne dernier, sans voir leur visage, pendant ses aventureuses visites à ses petites amies. Il cueillait çà et là un regard attentif, un gentil sourire, à peine perceptible sous les épaisses gazes noires. Et puis aussi elles approuvaient l'assemblage de couleurs qu'il avait imaginé, et qui glissait avec un éclat de capucine et d'hortensia bleu, sur le ruisseau vert, entre les prairies vertes et les rideaux ombreux des arbres; elles s'étonnaient avec sympathie de cet Européen qui se révélait un pur Oriental.

Et lui, encore si enfant à ses heures, s'amusait d'attirer l'attention des jolies inconnaissables, et d'avoir parfois régné secrètement sur leurs pensées, à cause de ses livres qu'on lisait beaucoup cette année- là dans les harems. Le ciel de juin était adorable de tranquillité et de profondeur. Les spectatrices aux voiles blancs, qui observaient assises en groupes sur les pelouses des bords, montraient, par l'entrebâillement des mousselines, de jolis yeux calmes. On sentait la bonne odeur des foins, et celle de tous ces narguilés qui se fumaient à l'ombre.

Et on savait que l'été durerait bien trois mois encore, on savait que la saison des Eaux-Douces commençait à peine; on reviendrait donc plusieurs vendredis et tout cela aurait en somme une petite durée, ne finirait pas dès demain…

Quand André remisa pour un temps son beau caïque dans les herbages, afin d'aller lui aussi fumer un narguilé à l'ombre des arbres, et faire à son tour celui qui regarde passer le monde sur l'eau, il était en pleine illusion de jeunesse, et griserie d'oubli.

XXXIX

LETTRE QU'IL REÇUT DE DJÉNANE, LA SEMAINE SUIVANTE

"Le 22 juin 1905.

Me voici de retour au Bosphore, André, comme je vous l'avais promis, et il me tarde infiniment de vous revoir. Voulez-vous descendre jeudi à Stamboul et venir vers deux heures à Sultan-Selim, dans la maison de ma bonne nourrice? J'aime mieux là que chez notre amie, à Sultan-Fatih, parce que c'était le lieu de nos premières rencontres…

Mettez votre fez, naturellement, et observez les précautions d'autrefois; mais n'entrez que si notre signal habituel, le coin d'un mouchoir blanc, sort d'entre les grilles, à l'une des fenêtres du premier étage. Sinon, l'entrevue sera manquée, hélas! et peut-être pour longtemps; alors continuez votre chemin jusqu'au bout de l'impasse, puis, revenez sur vos pas, de l'air de quelqu'un qui s'est trompé.

Tout est plus difficile cette année, et nous vivons dans les transes continuelles…

Votre amie,

DJÉNANE."

Ce jeudi-là, il sentit plus que jamais, dès son réveil, l'inquiétude de son aspect. "Depuis l'année dernière, se disait-il, j'ai dû sensiblement vieillir; il y a des fils argentés dans ma moustache, qui n'y étaient pas quand elle est partie." Il eût donné beaucoup pour n'avoir jamais troublé le repos de son amie; mais l'idée de déchoir physiquement à ses yeux lui était quand même insupportable.

Les êtres comme lui, qui auraient pu être de grands mystiques mais n'ont su trouver nulle part la lumière tant cherchée, se replient avec toute leur ardeur déçue vers l'amour et la jeunesse, s'y accrochent en désespérés quand ils les sentent fuir. Et alors commencent les puérils et lamentables désespoirs, parce que les cheveux blanchissent et que les yeux s'éteignent; on épie, dans la terreur désolée, le moment où les femmes détourneront vers d'autres leur regard…

Le jeudi venu, André, à travers les désolations charmantes du Vieux- Stamboul, sous le beau ciel de juin, s'achemina vers Sultan-Selim, effrayé de la revoir, et peut-être plus encore d'être revu par elle…

En arrivant à l'impasse funèbre, levant les yeux, il aperçut tout de suite la petite chose blanche indicatrice, qui se détachait sur les bruns et les ocres sombres des maisons. Et, derrière la porte, il trouva Mélek aux aguets:

"Elles sont là? demanda-t-il.

—Oui, toutes deux; elles vous attendent."

A l'entrée du petit harem, de plus en plus pauvre et fané, Zeyneb se tenait le visage découvert.

Au fond, très dans l'ombre, Djénane, qui cependant vint à lui avec un élan tout spontané, tout jeune, lui donner sa main. Elle était bien là; il réentendit sa voix de musique lointaine… Mais les yeux couleur d'eau profonde n'y étaient plus, ni les sourcils inclinés comme ceux des madones de douleur, ni l'ovale pur, ni rien: le voile était retombé aussi impénétrable qu'aux premiers jours; prise d'épouvante pour s'être trop avancée, la petite princesse blanche se retirait dans sa tour d'ivoire… Et André comprit dès l'abord que tout prière serait inutile, que ce voile ne se relèverait plus jamais, à moins peut-être que ne survînt quelque circonstance tragique et suprême. Il eut le sentiment que, dans cette affection si défendue, la période légère et douce avait pris fin. On marchait à partir d'aujourd'hui vers l'inévitable drame.

SIXIÈME PARTIE

XL

Toutefois des jours de calme apparent leur étaient réservés encore.

Il est vrai, juillet passa sans qu'il leur fût possible de se revoir, même de loin, aux Eaux-Douces,—juillet qui est à Constantinople une saison de grand vent et d'orages, une période pendant laquelle le Bosphore, du matin au soir, se couvre d'écume blanche. Ce mois-là, c'est à peine si Djénane put lui écrire, tant elle était surveillée par une vieille tante revêche, venue d'Erivan pour faire une visite interminable, et qui ne supporterait pas de sortir en caïque si l'eau n'était lisse comme un miroir.

Mais la dame, qu'André et ses trois amies appelaient "Peste Hanum", déguerpit au commencement d'août, et le reste de l'été, de leur dernier été, ne cessa plus d'être si beau! Août, septembre et octobre, c'est au Bosphore la saison délicieuse, où le ciel a des limpidités édéniques, où les jours déclinent, se recueillent et s'apaisent, mais en gardant la splendeur.

Ils redevinrent les habitués des Eaux-Douces d'Asie, et arrangèrent des entrevues à Stamboul dans la maisonnette de Sultan-Selim. Extérieurement, tout se retrouvait pour eux comme pendant l'été de 1904, même le voile noir baissé à demeure sur le visage de Djénane; mais il y avait dans leurs âmes des sentiments nouveaux, des sentiments encore inexprimés, dont on n'était pas tout à fait certain, et qui cependant amenaient parfois au milieu de leurs causeries des silences trop lourds.

Et puis, l'année précédente ils se disaient: "Nous avons un autre été en réserve devant nous." Tandis que maintenant tout allait finir, puisque André quittait la Turquie en novembre; et constamment ils pensaient à cette séparation prochaine, qui leur apparaissait comme aussi définitive qu'une mise au tombeau.

Étant de vieux amis, ils avaient déjà des souvenirs en commun, et ils formaient des projets pour recommencer avant l'inexorable fin, des choses d'antan, promenades ou pèlerinages faits naguère à eux quatre: "Il faudrait tâcher de revoir ensemble, encore une fois dans la vie, notre petite forêt vierge de l'automne passé, à Béicos… La tombe de Nedjibé, il faudrait y retourner une suprême fois, nous tous…"

Pour André, qui cette année-là éprouvait la petite mort chaque fois que changeait le nom du mois, le matin du 1er septembre marqua un grand échelon franchi, dans cette descente de la vie qui s'accélérait comme une chute. Il lui parut que, depuis la veille, l'air avait soudainement pris sa limpidité et sa fraîcheur de l'automne, et qu'il était plus sonore aussi, comme cela arrive d'habitude à l'arrière-saison; mieux qu'hier on entendait les trompettes turques, au timbre grave, qui sonnaient en face, sur la côte d'Asie où les soldats ont un poste, à l'ombre des platanes de Béicos. L'été s'enfuyait décidément, et ils songea, avec un frisson, que les colchiques violets allaient commencer de fleurir parmi des feuilles mortes, dans la Vallée-du-Grand-Seigneur.

Cependant combien tout était radieux ce matin, et quel calme inaltéré sur le Bosphore! Pas un souffle, et, à mesure que montait le soleil, une tiédeur délicieuse. Sur l'eau passait maintenant une longue caravane de navires voiliers, remorqués par un bateau à vapeur; navires turcs d'autrefois, avec des châteaux-d'arrière aux peinturlures archaïques, navires comme on n'en voit plus qu'en ces parages; toute toile serrée, ils s'en allaient docilement ensemble vers la Mer Noire, dont l'entrée s'apercevait là-bas entre deux plans d'abruptes montagnes, et qui semblait une mer si tranquille et inoffensive, pour qui ne l'eût point connue. Directement au-dessous de ses fenêtres, André regarda le petit quai ensoleillé, le long duquel de beaux caïques attendaient, entre autres le sien, qui ce soir le conduirait aux Eaux-Douces…

Les Eaux-Douces!… Encore cinq ou six fois à reparaître là, en Oriental, sur ce ruisseau bordé de verdure, où il exerçait comme une petite royauté éphémère et où les dames voilées reconnaissaient de loin la livrée de ses rameurs. Et beaucoup de jours encore à s'asseoir, au baisser du soleil, sous les platanes géants du Grand-Seigneur, à fumer là des narguilés au milieu d'une paix sans nom, tout en regardant la lente promenade des femmes, des "ombres heureuses", dans les lointains de la prairie élyséenne… Au moins trente ou trente-cinq jours d'été, un répit vraiment acceptable avant la grande fin, qui ne serait tout de même pas immédiate… Les collines d'Asie, ce matin-là, au-dessus de Béicos, étaient entièrement roses sous le floraison des bruyères, mais roses comme des rubans roses. Les maisonnettes des villages turcs qui s'avancent dans l'eau, les grands platanes verts aux branches desquels depuis trois cents ans les pêcheurs suspendent leurs filets, tout cela, et le ciel bleu, se regardait tranquillement dans la glace du Bosphore qui avait sa netteté des inaltérables beaux jours. Et ces choses ensemble paraissaient tellement confiantes dans la durée de l'été, et du calme, et de la vie, et de la jeunesse, qu'André une fois de plus s'y laissa prendre, oublia la date et ne sentit plus la menace des proches lendemains.

L'après-midi, il alla donc aux Eaux-Douces, où tout rayonnait dans une lumière idéale; il y croisa ses trois amies, et cueillit d'autres regards de femmes voilées. Il en revint par un incomparable soir, en longeant la côte d'Asie: vieilles maisons muettes où l'on ne sait jamais quel drame se passe; vieux jardins secrets sous des retombées de verdure; vieux quais de marbre très gardés, où d'invisibles belles sont toujours assises les vendredis pour assister au retour des caïques. Entraîné par la cadence vive de ses rameurs, il fendait l'air caressant et suave; respirer était une ivresse. Il se sentait reposé, il avait conscience d'être jeune d'aspect à ce moment, et en lui s'éveillait la même ardeur à vivre qu'au temps de sa prime jeunesse, la même soif de jouir éperdument de tout ce qui passe. Son âme, qui le plus souvent n'était qu'un obscur abîme de lassitude, pouvait ainsi changer, sous le voluptueux enjôlement des choses extérieures, ou devant quelque fantasmagorie jouée pour ses yeux d'artiste,—changer, redevenir comme neuve, se sentir prête pour toute une suite d'aventures et d'amours.

Il ramenait dans son caïque Jean Renaud, qui lui confiat avec des plaintes brûlantes sa peine d'être amoureux d'une belle dame des ambassades, très aimablement indifférente à son désir, et d'être amoureux en même temps de Djénane qu'il n'avait jamais vue, mais dont la silhouette et la voix troublaient son sommeil. Et André écoutait sans hausser les épaules de tels aveux, qui étaient bien dans le ton de cette soirée; il se sentait au diapason avec ce jeune, et préoccupé uniquement des mêmes questions, tout le reste ne comptant plus. L'amour était partout dans l'air. Confidence pour confidence, il avait envie de lui crier, dans une sorte de triomphe: "Eh bien! moi, tenez, je suis plus aimé que vous!…"

Ils continuèrent leur chemin sans plus se parler, chacun pour soi égoïstement plongé dans ses pensées que dominait l'amour; et la splendeur d'un soir d'été sur le Bosphore magnifiait leur rêverie. Auprès d'eux, les quais interdits des vieilles demeures continuaient de défiler; des femmes assises tout au bord les regardaient glisser, dans les rayons maintenant couleur de cuivre rouge, et ils s'amusaient en eux-mêmes de savoir que, pour les spectatrices voilées, leur passage, leur caïque avec ses nuances rares, devait faire bien, au milieu de cette apothéose du soleil couchant.

XLI

Septembre vient de finir!… Maintenant la belle teinte rose des bruyères, sur les collines d'Asie, se meurt de jour en jour, se change en une couleur de rouille. Et, dans la vallée de Béicos, les colchiques violets sont fleuris à profusion parmi l'herbe fine des pelouses; la jonchée des feuilles de platanes, la jonchée d'or est partout répandue. Le soir, pour fumer son narguilé devant la cabane de quelqu'un de ces humbles petits cafetiers qui sont encore là, mais qui vont repartir, on choisit une place au soleil, on recherche la dernière chaleur de l'été déclinant, ensuite, dès que les rayons commencent à raser la terre et que l'on voit comme un reflet rouge d'incendie sur l'énorme ramure des platanes, on sent une fraîcheur soudaine qui vous saisit et qui est triste; on s'en va, et les pas sur l'herbe font bruisser les feuilles mortes. A présent, les grandes pluies d'automne, qui laissent la prairie toute détrempée, alternent avec ces jours encore chauds et étrangement limpides, où les abeilles bourdonnent sur les scabieuses d'arrière- saison, mais où des buées froides s'exhalent du sol et des bois quand le soir tombe.

Toutes ces feuilles jaunes par terre, André a déjà connu les pareilles, dans cette même vallée, l'an passé;—et cela attache à un lieu, d'y avoir vu deux fois la chute des feuilles. Il sait donc que ce sera une souffrance de quitter pour jamais ce petit coin pastoral de l'Asie, où il est venu presque chaque jour pendant deux étés radieux. Il sait aussi que cette souffrance, comme tant d'autres déjà éprouvées ailleurs, s'oubliera vite, hélas! dans les grisailles de plus en plus sombres d'un proche avenir…

Toute l'année, ils s'étaient vus dans l'impossibilité de refaire par ici aucune promenade ensemble, André et ses amies. Mais ils en avaient combiné deux, coûte que coûte, pour le 3 et 5 octobre, les dernières et les suprêmes.

Le but fixé pour celle d'aujourd'hui 3, était la petite forêt vierge découverte par eux en 1904. Et ils se retrouvèrent là tous ensemble, au bord de ce marécage dissimulé comme exprès, dans un recreux de montagne. Ils reprirent leurs places de jadis, sur les mêmes pierres moussues, près de cette eau dormante d'où sortaient des roseaux si grands et de si hautes fougères. Osmondes que l'on eût dit une sorte tropicale.

André vit tout de suite qu'elles n'étaient pas comme d'habitude, les pauvres petites, ce soir, mais nerveuses et outrées, chacune à sa manière, Djénane avec une affectation de froideur, Mélek avec violence:

"Maintenant on veut nous remarier toutes, dirent-elles, pour rompre notre trio de révoltées. Et puis nous avons des allures trop indépendantes, à ce qu'il paraît, et il nous faut des maris qui sachent nous mater.

—Quant à moi, précisa Mélek, la chose a été arrêtée en conseil de famille samedi, on a désigné le bourreau, un certain Omar Bey, capitaine de cavalerie, un bellâtre au regard dur, que l'on a cependant daigné me montrer un jour de ma fenêtre; donc ça ne traînera pas…"

Et elle frappait du pied, les yeux détournés, en froissant dans ses doigts toutes les feuilles à sa portée.

Il ne trouva rien à lui dire et regarda les deux autres. A Zeyneb, la plus près de lui, il allait demander: "Et vous?" Mais il craignait la réponse, qu'il devinait trop bien, le geste doux et navré qu'elle aurait pour lui indiquer sa poitrine. Et c'est à Djénane, comme toujours la seule au voile baissé, qu'il posa la question:

"Et vous?

—Oh! moi, répondit-elle, avec cette indifférence un peu hautaine qui lui était venue depuis quelques jours, moi, il est question de me redonner à Hamdi…

—Et alors, qu'est-ce que vous ferez?

—Mon Dieu, que voulez-vous que je fasse! Il est probable que je me soumettrai. Puisqu'il en faut un, n'est-ce pas, autant subir celui-là qui a déjà été mon mari; la honte me semblera moindre qu'auprès d'un inconnu…"

André l'entendit avec stupeur. L'épais voile noir l'empêchait du reste de lire dans ses yeux ce qu'il y avait de sincère ou non, sous cette résignation soudaine. Ce consentement inespéré à un retour vers Hamdi, c'était ce qu'il pouvait souhaiter de meilleur, pour trancher une situation inextricable; mais d'abord il y croyait à peine, et puis il s'apercevait que ce serait plutôt un dénouement pour le faire souffrir.

Ils ne dirent plus rien sur ces sujets qui brûlaient, et un silence plein de pensées s'ensuivit. Ce fut la voix douce de Djénane qui après s'éleva la première, dans ce lieu, si calme que l'on entendait l'une après l'autre tomber chaque feuille. Sur un ton bien détaché, bien tranquille, elle reparla du livre:

"Ah! dit-il en essayant de n'être plus sérieux, c'est vrai, le livre! Depuis des temps, nous n'y pensions plus… Voyons, qu'est-ce que je vais raconter? Que vous voulez aller dans le monde le soir, et porter le jour des beaux chapeaux, avec beaucoup de roses et de plumets dessus, comme les dames Pérotes?

—Non, ne soyez pas moqueur, André, aujourd'hui, si près de notre dernier jour…"

Il les écouta donc avec recueillement. Sans s'illusionner le moins du monde sur la portée de ce qu'il pourrait faire pour elles, il voulait au moins ne pas les présenter sous un jour fantaisiste, ne rien écrire qui ne fût conforme à leurs idées. Il lui parut qu'elles tenaient à la plupart des coutumes de l'Islam, et qu'elles aimaient infiniment leur voile, à condition de le relever parfois devant des amis choisis et à l'épreuve. Le maximum de leurs revendications était qu'on les traitât davantage comme des êtres pensants, libres et responsables; qu'il leur fût permis de recevoir certains hommes, même voilées si on l'exigeait, et de causer avec eux,—surtout lorsqu'il s'agirait d'un fiancé.

"Avec ces seules concessions, insista Djénane, nous nous estimerions satisfaites, nous et celles qui vont nous suivre, pendant au moins un demi-siècle, jusqu'à une période plus avancée de nos évolutions. Dites- le bien, notre ami, que nous ne demanderions pas plus, afin qu'on ne nous juge point folles et subversives. D'ailleurs, ce que nous souhaitons là, je défie que l'on trouve dans le livre de notre prophète un texte un peu formel qui s'y oppose."

Quand il prit congé d'elles, le soir approchant, il sentit la petite main que lui tendit Mélek brûler comme du feu.

"Oh! lui dit-il, effrayé, mais vous avez une main de grande fièvre!

—Depuis hier, oui, une fièvre qui augmente… Tant pis, hein, pour le capitaine Omar Bey!… Et ce soir, cela ne va pas du tout; je sens une lourdeur dans la tête, une lourdeur… Il fallait bien que ce fût pour vous revoir, sans quoi je ne me serais pas levée aujourd'hui."

Et elle s'appuya au bras de Djénane. Une fois arrivés dans la plaine, ils ne devaient plus avoir l'air de se connaître,—dans la plaine tapissée de fleurs violettes et jonchée de feuilles d'or,—puisqu'il y avait là d'autres promeneurs, et des groupes de femmes, toujours ces groupes harmonieux et lents qui viennent le soir peupler la Vallée de Béicos. Comme d'habitude, André de loin les regarda partir, mais avec le sentiment cette fois qu'il ne reverrait plus jamais, jamais cela: à l'heure dorée par le soleil d'automne, ces trois petites créatures de transition et de souffrance, ayant leurs aspects d'ombres païennes et s'éloignant au fond de cette vallée du Repos, sur ces fines pelouses qui n'ont pas l'air réel, l'une dans ses voiles noirs, les deux autres dans leurs voiles blancs…

Quand elles eurent disparu, il se dirigea vers les cabanes de ces petits cafetiers turcs, qui sont là sous les arbres, et demanda un narguilé, bien que déjà la fraîcheur du soir d'octobre eût commencé de tomber. Dans un dernier rayon de soleil, contre l'un des platanes géants, il s'assit à réfléchir. Pour lui un effondrement venait de se faire; cette résignation de Djénane avait anéanti son rêve, son dernier rêve d'Orient. Sans bien s'en apercevoir, il avait tellement compté que cela durerait après son départ de Turquie; une fois séparée de lui, et ne le voyant plus vieillir, elle lui aurait gardé longtemps, avait-il espéré, cette sorte d'amour idéal, qui ainsi serait resté à l'abri des déceptions par lesquelles meurt l'amour ordinaire. Mais non, reprise maintenant par ce Hamdi, qui était jeune et que sans doute elle n'avait pas cessé de désirer, elle allait être tout à fait perdue pour lui: "Elle ne m'aimait pas tant que ça, songeait-il; je suis encore bien naïf et présomptueux! C'était très gentil, mais c'était de la "littérature", et c'est fini, ou plutôt cela n'a jamais existé… J'ai l'âge que j'ai, voilà d'ailleurs ce que ça prouve, et demain, ni pour elle ni pour aucune autre, je ne compterai plus."

Il restait le seul fumeur de narguilé en ce moment sous les platanes. Décidément c'était passé, la saison des beaux soirs tièdes qui amenaient dans cette vallée tant de rêveurs d'alentour; ce soleil oblique et rose n'avait plus de force; il faisait froid: "Je m'obstine à vouloir prolonger ici mon dernier été, se disait-il, mais c'est aussi vain et absurde que de vouloir prolonger ma jeunesse; le temps de ces choses est révolu à jamais…"

Maintenant le soleil s'était couché derrière l'Europe voisine, et dans le lointain les chalumeaux des bergers rappelaient les chèvres; autour de lui cette plaine, devenue déserte sous ses quelques grands arbres jaunis, prenait cet air tristement sauvage qu'il lui avait déjà connu à l'arrière-saison d'antan… Tristesse du crépuscule et des jonchées de feuilles sur la terre, tristesse du départ, tristesse d'avoir perdu Djénane et de redescendre la vie, tout cela ensemble n'était plus tolérable et disait trop l'universelle mort…

XLII

Ils venaient d'imaginer depuis quelques jours un moyen très ingénieux de correspondre, pour les cas d'urgence. Une de leurs amies appelée Kiamouran avait autorisé André à contrefaire son écriture, très connue de la domesticité soupçonneuse, et à signer de son nom; de plus, elle avait fourni plusieurs enveloppes à son chiffre, avec l'adresse de Djénane mise de sa propre main. Il pouvait donc leur écrire ainsi (à mots couverts cependant, par crainte des indiscrétions), et son valet de chambre, qui avait pris l'habitude du fez et du chapelet, allait porter cela directement au yali des trois petites coupables; parfois même André l'envoyait à une heure précise et convenue d'avance; l'une de ses trois amies se trouvait alors comme par hasard dans le vestibule, d'où les nègres venaient d'être écartés, et pouvait donner une réponse verbale au messager si sûr.

Le lendemain donc, il risqua une de ces lettres signées Kiamouran, pour s'informer de la fièvre de Mélek et demander si la promenade à la mosquée de la montagne tiendrait toujours. Et il reçut le soir un mot de Djénane, disant que Mélek était couchée avec beaucoup plus de fièvre, et que les deux autres ne pourraient s'éloigner d'elle.

Seul, il voulut la faire quand même, cette promenade, le 5 octobre, jour qu'ils avaient fixé pour monter là une dernière fois ensemble.

Et c'était par un temps merveilleux de l'automne méridional; les bois sentaient bon, les abeilles bourdonnaient. Aujourd'hui, il se croyait moins attaché à ses petites amies turques, même à Djénane, et il avait conscience qu'il se reprendrait à la vie ailleurs, où elles ne seraient pas. Il lui semblait aussi qu'au départ son regret maintenant serait moins pour elles que pour l'Orient lui-même, pour cet Orient immobile qu'il avait adoré depuis ses années de prime jeunesse, et pour le bel été d'ici qui s'achevait, pour ce recoin pastoral de l'Asie où il venait de passer deux saisons dans le calme des vieux temps, dans l'ombre des arbres, dans la senteur des feuilles et des mousses… Oh! le clair soleil encore aujourd'hui! Et ces chênes, ces scabieuses, ces fougères aux teintes rougies et dorées, lui rappelaient les bois de son pays de France, à tel point qu'il retrouvait tout à coup les mêmes impressions que jadis, à la fin de ses vacances d'enfant, lorsqu'il fallait à cette même époque de l'année quitter la campagne où l'on avait fait tan de jolis jeux sous le ciel de septembre…

A mesure qu'il s'élevait cependant, par les petits sentiers de lichens et de bruyères, à mesure que se découvraient les lointains, s'en allait son illusion de France; ce n'était plus cela, et la notion du pays turc s'imposait à la place; les méandres profonds du Bosphore s'ouvraient à ses pieds, montrant les villages ou les palais des rives, et les caravanes de bateaux en marche. Vers l'intérieur des terres, c'étaient aussi des aspects étrangers, une succession infinie de collines couvertes dun même et épais manteau de verdure, des forêts trop grandes et tranquilles, comme notre France nen connaît plus.

Quand il atteignit enfin ce plateau, battu par tous les souffles du large, qui sert de péristyle à la vieille mosquée solitaire, quantité de femmes turques étaient assises là sur lherbe, venues en pèlerinage dans de très primitives charrettes à boeufs. Vite, dès quil fut aperçu, vite les mousselines enveloppantes sabaissèrent pour cacher tous les visages. Et cela devint une muette compagnie de fantômes voilés, qui se détachaient, avec une grâce archaïque, sur limmensité de la Mer Noire, soudainement apparue autour de lhorizon.

André se dit alors que, pour lui, le charme de ce pays et de son mystère résisterait à tout, même à la déception causée par Djénane, même aux désenchantements du déclin de la vie….

XLIII

Le lendemain, qui tombait un vendredi, il ne voulut pas manquer daller aux Eaux-Douces dAsie, car cétait bien la dernière des dernières fois: son contrat de la saison, pour le caïque et les rameurs, expirait ce soir-là même, et du reste les ambassades redescendaient toutes à Constantinople la semaine suivante; le temps du Bosphore touchait à sa fin.

Et jamais jour de plein été ne fut si lumineux ni si calme; à part qu'il y avait moins de barques peut-être le long de la rive déjà un peu délaissée on aurait pu se croire à un vendredi du beau mois daoût. Par habitude, par attachement aussi, toujours et quand même, il fit passer son caïque sous les fenêtres closes du yali de ses amies…. Le petit signal blanc était là, à son poste! Quelle inexplicable surprise! Est-ce donc quelles allaient venir ?…

Là-bas, aux Eaux-Douces, les prairies étaient couleur dor autour de la gentille rivière, tant il y avait de feuilles mortes en jonchée, et les arbres disaient bien l'automne. Cependant la plupart des caïques élégants, habitués de ce lieu, entraient lun après l'autre, amenant les belles des harems, et André reçut au passage, encore une fois pour ladieu final, des sourires discrets qui lui venaient de dessous les voiles.

Longtemps il attendit, regardant de tous côtés; mais ses amies toujours narrivaient point, et la Journée savançait, et les promeneuses commençaient à se retirer.

Il sen allait donc lui aussi, et il était presque à la sortie de la rivière, lorsquil vit poindre dans un beau caïque a livrée bleu et or, une femme seule, la tête enveloppée du yachmak blanc qui laisse paraître les yeux; des coussins sans doute lélevaient, car elle semblait un peu grande et haute sur leau, comme sétant arrangée ainsi pour être mieux vue.

Ils se croisèrent, et elle le regarda fixement: Djénane!… Ces yeux couleur de bronze vert et ces longs sourcils roux, que depuis une année elle lui avait cachés, nétaient comparables à aucuns et ne pouvaient être confondus avec dautres…. Il frissonna devant lapparition si imprévue qui se dressait à deux pas de lui; mais il ne fallait pas broncher, à cause des bateliers, et ils passèrent immobiles, sans échanger un signe.

Cependant il fit retourner son caïque linstant daprès, pour la croiser encore tout à lheure quand elle redescendrait le cours du ruisseau. Presque plus personne lorsquils se retrouvèrent près lun de lautre, dans ce croisement rapide. Et, à cette seconde rencontre, la figure quenveloppait le yachmak de mousseline blanche se détacha pour lui sur les cyprès sombres et les stèles dun vieux cimetière, qui est posé là au bord de leau;—car dans ce pays les cimetières sont partout, sans doute pour maintenir plus présente la pensée de la mort.

Le soleil, déjà bas, et ses rayons, devenus roses, il fallait sen aller. Leurs deux caïques sortirent presque en même temps de létroite rivière, et se mirent à remonter le Bosphore, dans la magnificence du soir, celui dAndré à une centaine de mètres derrière celui de Djénane…, Il la vit de loin mettre pied sur son quai de marbre et rentrer dans son yali sombre.

Ce quelle venait de faire en disait très long: seule, être allée aux Eaux-Douces,—de pus, y être allée en yachmak, afin de montrer ses yeux et den graver lexpression dans la mémoire de son ami. Mais André, qui d'abord avait senti tout ce quil y avait là de particulier et de touchant, se rappela soudain un passage de Medjé où il racontait quelque chose danalogue, à propos dun regard solennel échangé dans une barque au moment de la séparation : Cétait très gentil de sa part, se dit-il donc tristement; mais cétait encore un peu littéraire ; elle voulait imiter Nedjibé…. Cela ne lempêchera pas, dans quelques jours, de rouvrir les bras à son Hamdi.

Et il continua de remonter le Bosphore en longeant de tout près la rive dAsie; déjà beaucoup de maisons vides, hermétiquement closes; beaucoup de jardins aux grilles fermées, sous l' enchevêtrement des vignes vierges couleur de pourpre; partout sindiquait lautomne, le départ, la fin. Çà et là, sur ces petits quais où il est si défendu daborder, quelques femmes attardées à la campagne étaient encore venues s'asseoir au bord de leau pour ce dernier vendredi de la saison; mais leurs yeux (tout ce quon voyait de leur visage), exprimaient la tristesse du retour si prochain au harem de la ville, lappréhension de l'hiver. Et le soleil couchant éclairait toute cette mélancolie, comme un feu de Bengale rouge.

Lorsque André fut rentré dans sa maison de Thérapia, ses rameurs vinrent lui présenter leurs sélams dadieu; ils avaient repris leurs humbles costumes et chacun rapportait, soigneusement pliées, sa belle chemise en gaze de Brousse, et sa belle veste de velours capucine. Ils rapportaient aussi le long tapis en velours de même couleur, recommandant avec naïveté de bien le faire sécher parce quil était imprégné dhumidité salée. André regarda ces pauvres loques, où les broderies dor avaient commencé de prendre, sous les embruns et le soleil, la patine des vieilles choses précieuses. Quen faire? Les détruire, ne serait-ce pas moins triste que de les rapporter dans son pays, pour se dire plus tard, dans l'avenir morne, en retrouvant ces reliques, fanées de p lus en plus: "Cétait la livrée de mon caïque jadis, du temps lumineux où jhabitais au Bosphore…."

Le crépuscule arrivait. Il pria son domestique turc, celui qui était un ancien berger dEski-Chehir, de prendre sa flûte au son grave et de rejouer lair de lan dernier, lespèce de fugue sauvage qui exprimait maintenant pour lui tout lindicible dune fin dété, dans ce lieu, et dans ces circonstances spéciales. Puis, sétant accoudé à sa fenêtre, il regarda partir son caïque dont les rameurs étaient redevenus de pauvres bateliers, et qui allait redescendre par étapes vers Constantinople pour sy louer à un nouveau maître. Longtemps il suivit des yeux, sur leau de plus en plus couleur de nuit, cette longue chose blanche, effilée, dont la disparition dans les grisailles crépusculaires représentait pour lui la fuite pareille de deux étés dOrient.

XLIV

Le samedi 7 octobre dernier jour du Bosphore, il reçut un mot de Djénane le prévenant que Mélek avait toujours plus de fièvre, que les aïeules étaient inquiètes, et que l'on rentrait en ville aujourdhui même pour une consultation de médecins.

Toutes les ambassades aussi pliaient bagage. André brusqua ses préparatifs de départ, pour avoir le temps de passer encore une fois sur la rive dAsie, en face, avant la tombée de la nuit, et faire ses adieux à la Vallée-du-Grand-Seigneur. Il y arriva tard, sous un ciel où couraient de gros nuages sombres qui jetaient en passant des gouttes de pluie. La vallée était déserte et, depuis la veille, les petits cafés sous les arbres avaient déménagé. Il dit adieu à deux ou trois humbles âmes en turban qui habitaient là dans des cabanes;—ensuite à un bon chien jaune et un bon chat gris, petites âmes aussi de cette vallée, quil avait connues pendant deux saisons et qui semblaient comprendre son définitif départ. Et puis il refit, au petit pas de funérailles, le tour de ces tranquilles prairies encloses, désertes ce soir, mais où les voiles de ses amies avaient si souvent frôlé lherbe fine et les fleurs violettes des colchiques. Et cette promenade le retint jusquà lheure semi-obscure où les étoiles sallument et où commencent de sentendre les premiers aboiements des chiens errants. Au retour de ce pèlerinage, quand il se retrouva sous les énormes platanes de lentree, qui forment là une sorte de bocage sacré, il faisait déjà vraiment noir, et les pieds butaient contre les racines, allongées comme des serpents sous les amas de feuilles mortes. Dans lobscurité, il revint au petit embarcadère, dont chaque pavé de granit lui était familier, et monta en caïque pour regagner la côte dEurope.

Le vent a hurlé toute la nuit sur le Bosphore, ce vent de la Mer Noire dont la voix lugubre sentendra bientôt dune façon presque continue pendant quatre ou cinq mois dhiver. Et ce matin il y a redoublement de rafales, qui viennent secouer la maison dAndré pour ajouter à la tristesse de son dernier réveil à Thérapia.

"Eh bien! il en fait, un temps!" lui dit son valet de chambre, en ouvrant ses fenêtres.

En face, sur les collines dAsie, on voit des nuages bas et obscurs, qui se traînent, à toucher les arbres échevelés.

Et c'est sous la tourmente sinistre, sous le coup de fouet des averses quil descend aujourdhui le Bosphore pour la dernière fois, passant devant le yali de ses amies, où déjà tout est fermé, calfeutré, des envolées de feuilles mortes dansant la farandole sur le quai de marbre.

Le soir donc il se réinstalle à Constantinople, oh! pour si peu de temps avant le grand départ! Juste cinquante jours, car il a décidé de rentrer en France par mer et de prendre le paquebot du 30 novembre, ceci afin davoir une date fixée davance, inchangeable, à laquelle il faudra bien se soumettre.

Et une lettre de Djénane, à la nuit tombante, lui apporte le verdict des médecins: fièvre cérébrale, dapparence tout de suite très grave; la pauvre petite Mélek sans doute va mourir, vaincue par tant de surexcitation nerveuse, de révolte, dépouvante, que lui a causé ce nouveau mariage.

XLVI

Ces deux semaines de fin octobre, que dura lagonie de Mélek, furent de beau temps presque inaltérable et de mélancolique soleil. André, chaque soir, à la manière des écoliers, effaçait maintenant le jour révolu, sur un calendrier où la date du 30 novembre était marquée dune croix. Il vivait le plus possible à Stamboul, de cette vie turque si près de finir pour lui. Mais, ici comme au Bosphore, la tristesse de lautomne sajoutait à celle du départ si prochain, et il faisait déjà presque froid, pour les rêveries, pour les narguilés de plein air, devant les saintes mosquées, sous les arbres qui seffeuillaient.

Naturellement, il ne voyait plus jamais ses amies, car Djénane et Zeyneb ne séloignaient pas de celle qui allait mourir. Sur la fin, elles mettaient pour lui, aux grillages dune fenêtre, un imperceptible signal blanc qui signifiait: elle vit toujours; et il était convenu quun signal bleu signifierait: tout est fini. Dès le matin donc, et ensuite deux fois dans la journée, lui-même, ou son ami Jean Renaud, ou son valet de chambre, passaient par le cimetière de Khassim-Pacha, pour regarder anxieusement à cette fenêtre.

Pendant ce temps-là, dans la maison de la petite mourante, où régnait un attentif silence, des Imams, sur la requête des aïeules, étaient constamment en prière; lIslam, le vieil Islam divinement berceur des agonies, enveloppait de plus en plus lenfant révoltée, qui cédait par degrés à son influence, et sendormait sans terreur; du reste le doute chez elle nétait quun mal encore curable, une greffe encore récente sur de longues hérédités de calme et de foi. Et voici que peu à peu, même les observances naïves, qui sont au Coran ce que chez nous les pratiques de Lourdes sont à l'Évangile, même les superstitions des deux vénérables aïeules, ne choquaient plus cette petite incrédule dhier, qui acceptait quon lui mît des amulettes, et que ses vêtements fussent exorcisés par les derviches; on faisait bénir dans la mosquée dEyoub ses chemises délégante, qui venaient de chez le bon faiseur parisien, ou bien on les envoyait plus loin encore, à Scutari, chez les saints Hurleurs dont le souffle a le don de guérir, tant quils sont dans lextase, après leurs longs cris vers Allah.

Quand finit le mois d'octobre elle était depuis deux jours sans paroles, et probablement sans connaissance, plongée dans une sorte de brûlant et lourd sommeil que les médecins disaient tout proche de la mort.

XLVII

Le 2 novembre, Zeyneb, qui était de veille à son chevet, se retourna tout à coup frissonnante, parce que du fond de la chambre demi-obscure, une voix sélevait au milieu du si continuel silence, une voix très douce, très fraîche, qui disait des prières. Elle ne lavait pas entendu venir, cette jeune fille au voile baissé. Pourquoi était-elle là, son Coran à la main?—Ah! oui, elle comprit tout de suite: la prière des morts! C'est un usage en Turquie, lorsquil y a dans une maison quelquun qui agonise, que les jeunes filles ou les femmes du quartier viennent à tour de rôle lire les prières: elles entrent comme de droit, sans se nommer, sans lever leur voile, anonymes et fatales; et leur présence est signe de mort, comme chez nous celle du prêtre qui apporte lextrême-onction.

Mélek aussi avait compris, et ses yeux depuis longtemps fermés se rouvrirent; elle était arrivée à ce mieux plein de mystère qui, chez les mourants, survient presque toujours. Et elle retrouva un peu de sa voix, que lon aurait pu croire éteinte pour jamais:

"Venez plus près, dit-elle à linconnue, je nentends pas assez bien…. Ne craignez pas que jaie peur, venez…. Lisez plus haut… que je ne perde pas…."

Ensuite elle voulut confesser elle-même la foi musulmane et, ouvrant dans la pose de la prière ses petites mains de cire blanche, elle répéta les paroles sacramentelles:

"Il ny a de Dieu que Dieu seul, et Mahomet est son élu (1)…"

(1) La illahé illallah Mohammedun Ressoulallah. Ech hedu en la illahé illallah vé ech hedu en le Mohammedul alihé hou ve ressoulouhou

Mais, avant la fin de sa confession, insaisissable comme un souffle, les pauvres mains qui sétaient tendues venaient de retomber. Alors, celle dont on ne savait pas le nom rouvrit son Coran pour continuer de lire…. Oh! la douceur rythmée, le bercement de ces prières dIslam, surtout lorsquelles sont dites par des lèvres de jeune fille sous un voile épais!… Jusquà une heure avancée de la nuit, les pieuses inconnues se succédèrent, entrant et se retirant sans bruit comme des ombres, mais il ny eut point de cesse dans lharmonieuse mélopée qui aide à mourir.

Souvent dautres personnes aussi entraient sur la pointe du pied, et se penchaient, sans mot dire, vers ce lit de mortel sommeil. Cétait la mère, créature passive et bonne, toujours si effacée quelle comptait à peine. Cétaient les deux aïeules, mal résignées, muettes et presque dures dans la concentration de leur désespoir. Ou cétait le père, Mehmed-Bey, visage bouleversé de douleur et peut-être de remords; au fond il ladorait, sa fille Mélek, et par son implacable observance des vieilles coutumes, il lavait conduite à mourir…. Ou bien encore, qui entrait en tremblant, cétait la pauvre mademoiselle Tardieu, lex- institutrice, mandée les derniers jours parce que Mélek lavait voulu, mais tolérée avec hostilité comme responsable et néfaste.

Les yeux de lenfant agonisante sétaient refermés; à part un frémissement des mains quelquefois, ou une crispation des lèvres, elle ne donnait plus signe de vie.

XLVIII

Environ quatre heures du matin. Cétait maintenant Djénane qui veillait. Depuis un instant la visiteuse voilée, dont la prière emplissait cette chambre de harem, forçait la voix au milieu du silence plus solennel, lisait avec exaltation comme si elle avait le sentiment que quelque chose se passait, quelque chose de suprême. Et Djénane, qui tenait toujours une des petites mains transparentes de Mélek dans les siennes, sans sapercevoir quelle devenait froide, sursauta de terreur, parce quon lui frappait sur lépaule: deux petits coups davertissement, avec une discrétion sinistre… Oh! latroce figure de vieille, jamais vue, qui venait de surgir là derrière elle, entrée sans bruit par cette porte toujours ouverte, une grande vieille, large de carrure, mais décharnée, livide, et qui, sans rien dire, lui faisait signe: "Allez-vous-en!" Elle avait dû longuement épier dans le couloir, et puis, sûre, avec son tact professionnel, que son heure était venue, elle sapprochait pour commencer son rôle.

"Non! Non! dit Djénane, en se jetant sur la petite morte, pas encore! Je ne veux pas que vous l'emportiez, non!…

—Là, là, doucement, dit la vieille femme, en lécartant avec autorité, je ne lui ferai point de mal."

Du reste, il ny avait aucune méchanceté dans sa laideur, mais plutôt de la compassion morne, et surtout une grande lassitude. Tant et tant de jolies fleurs fauchées dans les harems, tant elle avait dû en emporter, cette vieille aux bras robustes, cette "Laveuse de morte", ainsi quon les appelle.

Elle la prit à son cou, comme une enfant malade, et la belle chevelure rousse, dénouée, sépandit sur son horrible épaule. Deux de ses aides, - - dautres vieilles praticiennes encore plus effrayantes,—attendaient dans lantichambre avec des lumières. Djénane et celle qui priait se mirent à suivre, par les corridors et les vestibules plongés dans le froid silence davant-jour, le groupe macabre qui sen allait, se dirigeant vers lescalier pour descendre….

Ainsi la petite Mélek-Sadiha-Saadet, à vingt ans et demi, mourut de la terreur dêtre jetée une seconde fois dans les bras dun maître imposé….

Lescalier descendu, les vieilles avec leur fardeau arrivèrent à la porte dune salle du rez-de-chaussée, dans les communs de cette antique demeure, une sorte doffice pavée de marbre, où il y avait au milieu une table en bois blanc, une cuve pleine deau chaude encore fumante, et un drap déplié sur un trépied; dans un coin, un cercueil,—un léger cercueil aux parois minces comme on les fait en Turquie,—et enfin, par terre, un châle ancien roulé autour dun bâton, un de ces châles "Validé" qui servent de drap mortuaire pour les riches: toutes ces choses, préparées bien à lavance, car dans les pays dIslam, un ensevelissement doit marcher très vite.

Quand les vieilles eurent étendu lenfant sur la table, qui était courte, les beaux cheveux roux, toujours dénoués, descendirent jusque par terre. Avant de commencer leur besogne, elles firent à Djénane et à linconnue voilée un geste qui les congédiait. Celles-ci dailleurs se retiraient delles-mêmes, pour attendre dehors. Et Zeyneb, éveillée par quelque intuition de ce qui se passait, était venue se joindre à elles, —une Zeyneb qui ne pleurait pas, mais qui était plus blanche que la morte, avec des yeux plus cernés de bleuâtre. Toutes les trois restèrent là immobiles et glacées, suivant en esprit les phases de la toilette suprême, écoutant les bruits sinistres de leau qui ruisselait, des objets qui se déplaçaient dans cette salle sonore; et, quand ce fut fini, la grande vieille les rappela:

"Venez maintenant la voir."

Elle était blottie dans son étroit cercueil, et tout enveloppée de blanc, sauf le visage, encore découvert pour recevoir les baisers dadieu; on navait pu fermer complètement ses paupières, ni sa bouche; mais elle était si jeune, et ses dents si blanches, quelle demeurait quand même délicieusement jolie, avec une expression denfant et une sorte de demi-sourire douloureux.

Alors on alla éveiller tout le monde pour venir lembrasser, le père, la mère, les aïeules, les vieux oncles rigides, qui depuis quelques jours ne létaient plus, les servantes, les esclaves. La grande maison semplit de lumières qui sallumaient, deffarements, de pas précipités, de soupirs et de sanglots.

Quand arriva lune des aïeules, la plus violente des deux, celle qui était aussi grand-mère de Djénane et qui, ces derniers jours, campait dans la maison, quand arriva cette vieille cadine 1320, musulmane intransigeante sil en fut et, ce matin, si exaspérée contre lévolution nouvelle qui lui enlevait ses petites-filles,—justement linstitutrice craintive, mademoiselle Tardieu, était là, auprès du cercueil, à genoux. Et les deux femmes se regardèrent une seconde en silence, lune terrible, lautre humble et épouvantée:

"Allez-vous-en! lui dit l'aïeule dans sa langue turque, en frémissant de haine. Quest-ce donc quil vous reste à faire là, vous? Votre oeuvre est finie…. Vous mentendez, allez-vous-en!"

Mais la pauvre fille, en reculant devant elle, la regardait avec tant de candeur et de désespoir dans des yeux pleins de larmes, que la vieille cadine eut soudainement pitié; sans doute comprit-elle, en un éclair, ce que depuis des années elle se refusait à admettre, que linstitutrice dans tout cela n'était qu'un instrument irresponsable au service du Temps…. Alors elle lui tendit les mains, en lui criant: "Pardon!…" Et ces deux femmes, jusque-là si ennemies, pleurèrent à sanglots dans les bras lune de lautre. Des incompatibilités didées, de races et dépoques les avaient séparées longuement; mais toutes deux étaient bonnes et maternelles, capables de tendresse et de spontané retour.

Cependant un peu de lueur blême à travers les vitres annonçait la fin de cette nuit de novembre. Djénane donc, se souvenant dAndré, monta chercher un bout de ruban bleu comme cétait convenu, et, enlevant lautre signal, attacha celui-là aux quadrillages de la même fenêtre.

XLIX

Ce fut le valet de chambre qui vint regarder au lever du jour, et remonta tout effaré vers Péra:

"Mademoiselle Mélek doit être morte, dit-il à son maître en le réveillant; elles ont mis un signal bleu, que je viens de voir…."

Il avait eu plus dune fois loccasion de parler à cette petite Mélek, par quelque fente de porte, lorsquil venait faire les dangereuses commissions dAndré; même elle lui avait montré gentiment son visage en lui disant merci. Et pour lui cétait mademoiselle Mélek, tant il lui avait trouvé lair jeune.

André, informé une heure plus tard par Djénane quon lemporterait à la mosquée vers midi, descendit à Khassim-Pacha avant onze heures. Il avait pris un fez et des vêtements dhomme du peuple, pour être plus sûr quon ne le reconnaîtrait pas, car il voulait à un moment donné sapprocher beaucoup, et essayer de remplir un pieux devoir dIslam envers sa petite amie.

Dabord il attendit à lécart, dans le cimetière voisin de la maison. Et bientôt il vit sortir le léger cercueil, porté à lépaule par des gens quelconques, ainsi que le veut lusage en Turquie; un vieux châle lenveloppait exactement, un châle "Validé" à raies vertes et rouges, et aux minutieux dessins de cachemire; un petit voile blanc était posé dessus, du côté de la tête, pour indiquer que cétait une femme, et, innovation surprenante, il y avait aussi un modeste bouquet de roses épinglé au châle.

Chez les Turcs, on se hâte bien plus que chez nous denterrer les morts, et on nenvoie point de lettres de faire-part. Vient qui veut, les parents, les amis, chez qui la nouvelle sest répandue, les voisins, les domestiques. Jamais de femmes dans ces cortèges improvisés, et surtout point de porteurs: ce sont les passants qui en font loffice.

Un beau soleil de novembre, une belle journée lumineuse et calme;
Stamboul, resplendissant là-bas et, prenant son grand air immuable, au-
dessus du léger brouillard d'automne qui enveloppait à ses pieds la
Corne-dOr.

Bien souvent il passait dune épaule à une autre, le cercueil de Mélek, au gré des sens rencontrés en chemin et qui voulaient tous faire une action pieuse en portant quelques minutes cette petite morte inconnue. Devant, marchaient deux prêtres à turban vert; une centaine dhommes suivaient, des hommes de toutes classes; et il était venu aussi des vieux derviches, avec leurs bonnets de mages, qui psalmodiaient en route, à voix haute et lugubre,—comme ces cris de loups, les soirs dhiver dans les bois.

On se rendit à une antique mosquée, en dehors des maisons, presque à la campagne, dans un bas-fond tout de suite sauvage. La petite Mélek fut déposée sur les dalles de la cour, et les Imams, en voix de fausset très douces, chantèrent les prières des morts.

Dix minutes à peine, et on se remit en marche pour descendre vers le golfe, prendre ensuite des barques, et gagner lautre rive, les grands cimetières dEyoub où serait sa définitive demeure.

En approchant de la Corne-dOr, dans les quartiers bas où il y avait beaucoup de monde, le cortège se fit plus lent, à cause de tous ceux qui voulurent en être. La petite Mélek fut portée là, à tour de rôle, par une quantité de bateliers ou de matelots. André, qui avait hésité jusquà cette heure, sapprocha enfin, rassuré par cette foule où il était comme perdu, il toucha de la main le vieux châle "Validé", avança lépaule, et sentit le poids de sa petite amie sy appuyer un peu le temps de faire une vingtaine de pas avec elle vers la mer.

Après, il séloigna pour tout à fait, de peur que son obstination à suivre ne fût remarquée…

L

Une semaine plus tard, les deux qui restaient, Djénane et Zeyneb lappelèrent à Sultan-Selim. Dans la toujours pareille petite maison si humble, si cachée, si sombre, ils se retrouvèrent ensemble pour lavant- dernière fois de leur vie, elles toutes noires et invisibles, sous des voiles également épais et également baissés.

Entre eux, il ne fut guère question que de celle qui était partie, celle qui était "libérée", comme elles disaient, et André apprit tous les détails de sa fin. Il lui sembla que leurs voix navaient point de larmes sous les masques de gaze noire; toutes deux se montraient graves et apaisées. De la part de Zeyneb, rien que de très normal dans ce détachement-là, car elle nappartenait pour ainsi dire plus à ce monde. Mais Djénane létonnait dêtre si tranquille. A un moment donné, croyant bien faire, il lui dit avec beaucoup de douceur affectueuse: "On ma fait connaître Hamdi Bey, ce dernier vendredi à Yldiz; il est distingué, élégant et de jolie figure." Mais elle coupa court, sanimant pour la première fois: "Si vous voulez bien, André, nous ne parlerons pas de cet homme." Il apprit alors par Zeyneb que dans la famille, si atterrée par la mort de Mélek, on ne songeait plus à ce mariage pour le moment.

Cétait vrai quil avait rencontré Hamdi Bey et lavait trouvé tel. Depuis lors, il sefforçait même de se dire: "Je suis très heureux qu il soit ainsi, le mari de ma chère petite amie." Mais cela sonnait faux, car au contraire il souffrait davantage de lavoir vu, davoir constaté son charme extérieur et surtout sa jeunesse.

Après les avoir quittées, lorsquil refit, comme tant dautres fois, la si longue route entre cette maison et la sienne, Stamboul, plus que jamais, lui produisit leffet dune ville qui sen va, qui piteusement soccidentalise, et plonge dans la banalité, lagitation, la laideur; après ces rues encore immobiles, autour de Sultan-Selim, dès quil atteignit les quartiers bas qui sont proches des ponts, il sécoeura au milieu du grouillement des foules qui, de ce côté, na point de cesse; dans la boue, dans lobscurité des ruelles étroites, dans le brouillard froid du soir, tous ces empressés qui vendaient ou achetaient mille pauvres choses pitoyables et d'immondes victuailles, nétaient plus des Turcs, mais un mélange de toutes les races levantines. Sauf le fez rouge quils portaient encore, la moitié dentre eux navaient pas la dignité de garder le costume national, et saffublaient de ces loques européennes, rebuts de nos grandes villes, qui se déversent ici à pleins paquebots. Jamais aussi bien que cette fois il navait aperçu les usines, qui fumaient déjà de place en place, ni les grandes maisons bêtes, copies en plâtre de celles de nos faubourgs. "Je mobstine à voir Stamboul comme il nest plus, se dit-il; il sécroule, il est fini. Maintenant il faut faire une complaisante et continuelle sélection de ce quon y regarde, des coins que lon y fréquente; sur la hauteur, les mosquées tiennent encore, mais tous les bas quartiers sont déjà minés par le "progrès", qui arrive grand train avec sa misère, son alcool, sa désespérance et ses explosifs. Le mauvais souffle dOccident a passé aussi sur la ville des Khalifes; la voici "désenchantée" dans le même sens que le seront bientôt toutes les femmes de ses harems….

Mais ensuite il songea, plus tristement encore: "Après tout, quest-ce que ça peut me faire? Je ne suis déjà plus quelquun dici, moi; il y a une date absolue, qui va arriver très vite, celle du 30 novembre, et qui memmènera sans doute pour jamais. A part les humbles stèles blanches de Nedjibé, là-bas, dont lavenir minquiétera encore, que mimportera tout le reste? Et moi-même dailleurs, dans cinq ans, dans dix ans si lon veut, que serai-je autre chose quun débris? La vie na pas de durée, et la mienne est déjà en arrière de ma route, les choses de ce monde ne me regarderont bientôt plus. Le Temps peut bien continuer sa course à donner le vertige, emporter tout cet Orient que jaimais, et toutes les beautés de Circassie qui ont de grands yeux couleur de mer, emporter toutes les races humaines et le monde entier, le cosmos immense; quest- ce que ça me fera, puisque je ne le verrai pas, moi qui ai presque fini à présent, et qui demain aurai perdu la conscience dêtre….

A certains moments en revanche, il lui semblait que cette date du 30 novembre ne pourrait jamais arriver, tant il était chez lui à Constantinople, ancré dans cette ville, et même ancré dans sa demeure où rien encore navait été dérangé pour le départ. Et en continuant de marcher parmi ces foules, tandis que sallumaient dinnombrables lanternes, au milieu des cris, des appels, des marchandages en toutes les langues du Levant, il se sentait flotter à la dérive entre des impressions contradictoires.

LI

Novembre allait finir, et ils étaient ensemble la dernière et suprême fois. Ce toujours même rayon de soleil, sur la maison den face, leur envoyait, pour un moment encore avant le soir, dans le petit harem pauvre et si caché au coeur de Stamboul, sa lueur réfléchie et comme fadice. La pâle Zeyneb au visage dévoilé et linvisible Djénane perdue dans le noir de ses draperies, causaient avec leur ami André aussi tranquillement quau cours de leurs entrevues ordinaires; on eût dit que cette journée aurait des lendemains, que la date du 30 novembre, désignée pour trancher tout, nétait pas si proche, ou peut-être même n'arriverait point; vraiment, rien n'indiquait que jamais, jamais plus, après cette fois-là, ils ne réentendraient sur terre sonner leurs voix….

Zeyneb, sans apparente émotion, combinait des moyens de sécrire quand il serait en France : "La poste restante est maintenant trop surveillée; en ces temps de terreur que nous traversons, plus personne na le droit dentrer dans les bureaux sans se nommer. Notre correspondance au contraire sera très sûre par le chemin que jai imaginé; un peu long seulement; ne vous étonnez donc pas si nous tardons quelquefois quinze jours à vous répondre.

Djénane exposait avec sang-froid ses plans pour au moins apercevoir encore son ami, le soir même de ce 30 novembre: "A quatre heures de lhorloge de Top-hané, qui est lheure où les paquebots partent, nous passerons toutes deux le long du quai. Ce sera dans la plus ordinaire des voitures de louage, vous mentendez bien. Nous passerons aussi près que possible du bord; vous, de la dunette où vous vous tiendrez, veillez bien tous les fiacres pour ne pas nous manquer; il y a toujours foule par là, vous savez, et, comme des femmes turques nont jamais le droit de sarrêter, ça durera le temps dun éclair, notre adieu…"

Ce soir, cétait leur rayon de soleil en face qui devait leur marquer le moment précis de la séparation; quand il disparaîtrait au faîte du toit, André se lèverait pour partir: ils étaient convenus de cela dès le début; ils sétaient accordé cette limite extrême, après laquelle tout serait fini.

André, qui davance sétait figuré les trouver douloureusement vibrantes, à cette entrevue suprême, restait confondu devant leur calme. Et puis il avait bien compté revoir les yeux de Djénane, ce dernier jour; mais non, les minutes passaient, et rien ne bougeait dans larrangement du tcharchaf sévère, ni dans les plis de ce voile, sans doute aussi définitivement baissé que sil était de bronze sur un visage de statue.

Vers trois heures et demie enfin, tandis quils parlaient du "livre" pour dire quelque chose, une presque soudaine pénombre vint envahir le petit harem, et tous les trois en même temps firent silence.—"Allons !…" dit simplement Zeyneb, de sa jolie voix malade, en montrant de la main les fenêtres grillagées que néclairait plus le reflet de la maison voisine…. Le rayon venait de se perdre au-dessus des vieux toits; cétait lheure, et André se leva. Pendant la minute de lextrême fin, où ils furent debout les uns devant les autres, il eut le temps de penser: "Cette fois était la seule, bien la seule où j'aurais pu la regarder encore, avant que ses yeux et les miens retournent à la poussière…." Être si absolument sûr de ne plus jamais la rencontrer, et cependant partir ainsi, sans lavoir revue, non, il ne sattendait pas à cela; mais il en subit la déception et langoissante mélancolie sans rien dire. Sur la petite main qui lui était tendue, il sinclina cérémonieusement pour la baiser du bout des lèvres, et ce fut tout ladieu….

Maintenant, les vieilles rues désertes, les vieilles rues mortes, par où il sen allait seul.

Cela a très bien fini, se disait-il. Pauvre petite emmurée, cela ne pouvait mieux finir!… Et moi, je mimaginais fatuitement que ce serait dramatique….

Cétait même plutôt trop bien, cette fin-là, car il sen allait avec un tel sentiment de vide et de solitude!… Et une tentation le prenait de revenir sur ses pas, vers la porte au vieux frappoir de cuivre, pendant quelles pouvaient y être encore. A Djénane il aurait dit: "Ne nous quittons pas ainsi, chère petite amie; vous qui êtes gentille et bonne, ne me faites pas cette peine; montrez-moi vos yeux une dernière fois, et puis serrez ma main plus fort; je men irai moins triste…." Bien entendu il nen fit rien et continua sa route. Mais, à cette heure, il aimait avec détresse tout ce Stamboul, dont les milliers de feux du soir commençaient à se refléter dans la mer; quelque chose ly attachait désespérément, il ne définissait pas bien quoi, quelque chose qui flottait dans lair au-dessus de la ville immense et diverse, sans doute une émanation dâmes féminines,—car dans le fond cest presque toujours cela qui nous attache aux lieux ou aux objets,—des âmes féminines quil avait aimées et qui se confondaient; était-ce de Nedjibé, ou de Djénane, ou delles deux, il ne savait trop….

LII

Deux lettres du lendemain:

ZEYNEB A ANDRÉ

"Vraiment, je nai pas compris que nous nous voyions hier pour la dernière fois; sans cela je me serais traînée comme une pauvre malheureuse, à vos pieds, et je vous aurais supplié de ne pas nous laisser ainsi…. Oh! vous nous laissez perdues dans les ténèbres de lesprit et du coeur. Vous, vous allez à la lumière, à la vie, et nous nous végéterons nos jours lamentables, toujours pareils dans la torpeur de nos harems….

Après votre départ, nous avons eu des sanglots. Zérichteh, la bonne nourrice de Djénane, est descendue, elle nous a grondées beaucoup et nous a prises dans ses bras; mais elle aussi, la pauvre bonne âme, pleurait de nous voir pleurer.

ZEYNEB."

"Jai fait remettre ce matin chez vous dhumbles souvenirs turcs. La broderie est de la part de Djénane; cest l"ayette", le verset du Coran, qui, depuis son enfance, veillait au-dessus de son lit. Acceptez les voiles de moi: celui brodé de roses est un voile circassien qui ma été donné par mon aïeule; celui brodé dargent était dans les coffres de notre yali: vous les jetterez sur quelque canapé, dans votre maison de France.

Z…."

DJÉNANE A ANDRÉ

"Je voudrais lire en vous, quand le navire doublera la Pointe-du-Sérail, quand à chaque tour dhélice senfuiront les cyprès de nos cimetières, nos minarets, nos coupoles…. Vous les regarderez jusquà la fin, je le sais. Et puis, plus loin, déjà dans la Marmara, vos yeux chercheront encore, près de la muraille byzantine, le cimetière abandonné où nous avons prié un jour…. Et enfin, pour vos yeux tout se brouillera, les cyprès de Stamboul, et tous les minarets et toutes les coupoles, et, dans votre coeur bientôt, tous les souvenirs….

Oh! quils se brouillent donc et que tout se confonde : la petite maison dEyoub qui fut celle de votre amour et lautre pauvre logis au coeur de Stamboul près dune mosquée, et la grande demeure triste où vous êtes une fois entré en fraude…. Et quelles se brouillent aussi, toutes ces silhouettes: laimée dautrefois, qui près de vous allait dans son feredjé gris, le long de la muraille, parmi les petites marguerites de janvier (jai suivi son Sentier et appelé son ombre), et ces trois autres plus tard, qui voulaient être vos amies. Confondez-les toutes, confondez-les bien et gardez-les ensemble dans votre coeur (dans votre mémoire, ce nest pas assez). Elles aussi, celles daujourdhui, vous ont aimé, plus que vous ne lavez cru peut-être…. Je sais que vos yeux auront des larmes, lorsque disparaîtra le dernier cyprès… et je veux pour moi, une larme…

Et là-bas.., quand vous serez arrivé, comment penserez-vous à vos amies? Le charme rompu, sous quel aspect vous apparaîtront-elles? Cest atroce de se dire que peut-être il ne restera rien, que peut-être vous hausserez les épaules et vous sourirez en y repensant….

Quelle hâte et quelle frayeur jai de le lire, ce livre où vous parlerez des femmes turques,—de nous!…. Y trouverai-je ce que je cherche en vain à découvrir depuis que nous nous connaissons: le fond de votre âme, le vrai intime de vos sentiments; tout ce que ne révèlent ni vos lettres brèves, ni vos paroles rares. Jai bien quelquefois senti en vous lémotion, mais cétait si tôt réprimé, si furtif! Il y a eu des moments ou jaurais voulu vous ouvrir la tête et le coeur, pour savoir enfin ce quil y avait derrière vos yeux froids et clairs!…

Oh! André, ne dites pas que je divague!… Je suis malheureuse et seule,… je souffre et me débats dans la nuit!… Adieu. Plaignez-moi. Aimez-moi un peu si vous pouvez.

DJÉNANE."

André répondit:

"Il ne vous reste plus grand-chose à découvrir, allez derrière mes yeux "froids et clairs". Je sais bien moins ce qui se passe derrière les vôtres, chère petite énigme….

Vous me la reprochez toujours, ma manière silencieuse et fermée: c'est que jai trop vécu, voyez-vous; quand il vous en sera arrivé autant, vous comprendrez mieux….

Et si vous croyez que vous navez pas été glaciale, vous, hier, au moment de nous quitter…!

Donc, à demain soir quatre heures, au triste quai de Galata. Dans ce tohubohu des départs, je veillerai bien; je naurai dautre préoccupation, je vous assure, que de ne pas manquer le passage de votre chère silhouette noire,… puisque cest tout ce que vous me laissez le droit de regarder encore….. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

ANDRÉ.

LIII

Le jeudi 30 novembre est arrivé, prompt et sans merci, comme arriveront empressées toutes les dates décisives ou fatales, non seulement pour chacun de nous celle où il faudra mourir, mais celles après qui verront tomber les derniers de notre génération, finir lIslam et disparaître nos races au déclin, puis celles encore qui amèneront la consommation des Temps, lanéantissement et l'oubli des tourbillons de soleils dans les souveraines Ténèbres….

Vite, vite il est arrivé ce jeudi 30 novembre, date quelconque et inaperçue pour la majorité des êtres si divers que Constantinople voit sagiter dans ses foules; mais, pour Djénane, pour André, date marquant un de ces tournants brusques où la vie change.

A l'aube froide et grise, tous deux séveillèrent presque en même temps, tous deux sous le même ciel, dans la même ville pour quelques heures encore, séparés seulement par un ravin empli dhabitations humaines et par un bois de cyprès empli de morts,—mais en réalité très loin lun de lautre à cause dinvisibles barrières. Lui, fut saisi par limpression du départ, dès quil rouvrit les yeux, car il nhabitait plus sa maison, mais campait à lhôtel; il sy était du reste perché le plus haut possible, pour fuir le tapage den bas, les casquettes des globe-trotters dAmérique et les élégances des aigrefins de Syrie; et surtout pour avoir vue encore sur Stamboul, avec Eyoub au lointain.

Et tous deux, Djénane et André, interrogèrent dabord lhorizon, lépaisseur des nuées, la direction du vent dautomne, lun de sa fenêtre largement ouverte, lautre à travers loppressant, léternel quadrillage de bois où semprisonnent les harems.

Ils avaient souhaité pour ce jour un temps lumineux et le rayonnement nostalgique de ce soleil darrière-saison, qui parfois vient épandre sur Stamboul une tiédeur de serre. Lui, cétait pour emporter, dans ses yeux avides et affolés de couleur, une dernière vision magnifique de la ville aux minarets et aux coupoles.

Elle, cétait pour être plus sûre de réussir à lapercevoir encore une fois, de ce quai de Galata, en passant le long de son navire en partance,—car autrement, rien ne lui causait plus intime mélancolie que ces pâles illuminations roses des beaux soirs de novembre, et depuis longtemps elle sétait dit que sil fallait, après quil serait parti pour jamais, rentrer sensevelir chez soi par un de ces couchers de soleil languides et tout en or, ce serait plus intolérable que sous la morne tombée des crépuscules pluvieux. Mais voila, par temps de pluie tout deviendrait plus compliqué et plus incertain: quel prétexte inventer alors pour une promenade, comment échapper à lespionnage redoublé des eunuques noirs et des servantes?…

Or, la pluie sannonçait, à nen pas douter, pour tout le jour. Un ciel obscur, remué et tourmenté par le vent de Russie; de gros nuages qui couraient bas, presque à toucher la terre, enténébrant les lointains et inondant toutes choses; du froid et de la mouillure.

Et Zeyneb aussi, par sa fenêtre aux vitres ouvertes, regardait le ciel, indifférente à sa propre conservation, aspirant longuement lhumidité glacée des hivers de Constantinople, qui déjà lannée précédente avait développé dans sa poitrine les germes de la mort. Puis tout à coup il lui sembla quelle gaspillait les minutes utiles; ce nétait pourtant que ce soir à quatre heures, le départ dAndré, mais elle ne se tint pas daller chez Djénane, comme elle lavait promis hier; toutes deux avaient à revoir ensemble leurs plans, a combiner de plus infaillibles ruses, afin de passer bien exactement à lheure voulue sur ce quai des paquebots. Il demeurait encore là pour presque un jour, lui; donc, lagitation causée par sa présence, le trouble et le danger continuaient de les soutenir; elles se sentaient actives et fébriles; tandis quaprès, oh! après ce serait la replongée soudaine dans ce calme où il ny aurait plus rien….

Pour André au contraire, la journée commençait dans la mélancolie plutôt tranquille. Limmense lassitude davoir tant vécu, tant aimé et tant de fois dit adieu, endormait décidément son âme à lheure de ce départ, que davance il sétait représenté plus cruel. Avec surprise, presque avec remords, il constatait déjà en soi-même une sorte de détachement avant dêtre en route…. "Dailleurs il fallait couper court, se disait-il; quand je serai loin, tout ira mieux pour elle; tout sarrangera, hélas! sous les caresses de Hamdî….

Mais quel ciel décevant, pour le dernier jour! Il avait compté, dans une flânerie triste et douce au soleil de novembre, aller encore jusquà Stamboul. Mais non, impossible, avec ce temps dhiver; ce serait finir sur des images trop décolorées…. Il ne passerait donc pas les ponts, - - plus jamais,—et resterait dans ce Péra insipide et crotté, à sennuyer en attendant lheure.

Deux heures, temps de quitter lhôtel pour se diriger vers la mer. Avant de descendre, il y eut cependant linfinie tristesse du dernier regard jeté de la fenêtre, vers cet Eyoub et ces grands champs des morts que lon napercevrait plus den bas, ni de Galata, ni de nulle part: tout au loin, dans le brouillard, au-delà de Stamboul, quelque chose comme une crinière noire dressée sur lhorizon, une crinière de mille cyprès que, malgré la distance, on voyait aujourdhui remuer, tant le vent les tourmentait….

Après quil eut regardé, il descendit donc vers ce quartier bas de Galata, toujours encombré dune vile populace Levantine, qui est la partie de Constantinople la plus ulcérée par le perpétuel contact des paquebots, et par les gens quils amènent, et par la pacotille moderne quils vomissent sans trêve sur la ville des Khalifes.

Ciel sombre, ruelles feutrées de boue gluante, cabarets immondes empestant la fumée et lalcool anisé des Grecs, cohue de portefaix en haillons, et troupes de chiens galeux.—De tout cela, le soleil magicien parvient encore à faire de la beauté, parfois; mais aujourdhui, quelle dérision, sous la mouillure de lhiver!

Quatre heures maintenant; on sent déjà baisser le jour de novembre derrière lépaisseur des nuages. Cest lheure officielle du départ,— et lheure aussi où doit passer lentement la voiture de Djénane pour le grand adieu. André, sa cabine choisie, ses bagages placés, se tient à larrière sur la dunette, entouré daimables gens des ambassades qui sont venus pour le conduire, tantôt distrait de ce quon lui dit par lattente de cette voiture, tantôt oubliant un peu celles qui vont passer, pour répondre en riant à ceux qui lui parlent.

Le quai, comme toujours, est bondé de monde. Il ne pleut plus. Lair est plein du bruit des machines, des treuils à vapeur, et des appels, des cris lancés par les portefaix ou les matelots, en toutes les langues du Levant. Cette foule mouillée, qui hurle et se coudoie, cest un méli- mélo de costumes turcs et de loques européennes, mais les fez bien rouges sur toutes les têtes font quand même lensemble encore oriental. Le long de la rue, derrière tout ce monde, les cafés regorgent de Levantins, des figures coiffées de bonnets rouges garnissent chaque fenêtre de ces maisons en bois, perpétuellement remplies de musiquettes orientales et de fumées de narguilés. Et ces gens regardent, comme toujours, le paquebot en partance. Mais, au-delà de ce quartier interlope, de cette bigarrure de costumes et de ce bruit, au-delà, séparé par les eaux dun golfe qui supporte une forêt de navires, le grand Stamboul érige ses mosquées dans la brume; sa silhouette toujours souveraine écrase les laideurs proches, domine de son silence le grossier tumulte….

Ne viendront-elles pas, les pauvres petites ?… Voici quAndré les oublie presque, dans cette griserie inévitable des départs, occupé quil est à distribuer des poignées de main, à répondre à des propos d'insouciante gaieté. Et puis, il nest plus bien certain si c'est lui en personne qui sen va: tant de fois il est monté sur ces mêmes paquebots, en face de ce même quai et de ces mêmes foules, venant reconduire ou recevoir des amis, comme cest lusage à Constantinople. Du reste, cette ville de Stamboul, profilée là-bas, est tellement sienne, presque sa ville à lui depuis plus dun quart de siècle; est-ce possible quil la quitte bien réellement? Non, il lui semble que demain il y retournera comme dhabitude, retrouvant les endroits si familiers et les visages si connus….

Cependant le second coup de la cloche du départ achève de sonner; les amis qui le reconduisaient sen vont, la dunette se vide; ceux-là seuls qui doivent prendre la mer restent en face les uns des autres et sobservent.—Il ny a pas à dire, il a tinté un peu lugubrement, ce second coup de cloche, le dernier,—et André alors se ressaisit….

Ah! cette voiture là-bas, ce doit être cela. Un coupé de louage,—bien quelconque, mais elle lavait annoncé tel,—et qui avance avec plus de lenteur encore que lencombrement ne l'exigerait. Il va passer tout près; la glace est baissée; là-dedans ce sont bien deux femmes voilées de noir…. Et lune soulève brusquement son voile. Djénane!… Djénane qui a voulu être vue; Djénane qui le regarde, la durée dune seconde, avec une de ces expressions dangoisse qui ne peuvent plus soublier jamais….

Ses yeux resplendissaient au milieu de ses larmes; mais déjà ils ny sont plus…. Le voile est retombé, et cette fois André a senti que cétait quelque chose de définitif et déternel, comme lorsquon vous cache une figure aimée sous le couvercle dun cercueil…. Elle ne sest point penchée à la portière, elle na pas fait un adieu de la main, pas un signe; rien que ce regard, qui suffisait du reste pour mettre une femme turque en danger grave. Et maintenant le coupé de louage continue lentement sa marche, il séloigne à travers la foule pressée….

Cependant ce regard-là vient de pénétrer plus avant dans le coeur dAndré que toutes les paroles et toutes les lettres. Sur le quai, ces groupes de gens, qui lui disent adieu de la main ou du chapeau, nexistent plus pour lui; il ny a au monde à présent que cette voiture là-bas, qui sen retourne lentement vers un harem. Et ses yeux, qui voudraient au moins la suivre, tout à coup sembrument, voient les choses comme oscillantes et troubles….

Mais quoi? alors, cest quil rêve! La voiture, qui cheminait toujours au pas, on dirait quelle séloigne rapidement quand même, et dans un sens différent de celui où les chevaux marchent! Elle sen va par le travers, comme une image que lon emporte, et tout sen va avec elle, les gens, ce grouillement de peuple, les maisons, la ville…. Ah! cest le paquebot qui est parti!… Sans un bruit, sans une secousse, sans quon ait entendu tourner son hélice…. La pensée ailleurs, il ny avait pas pris garde…. Le grand paquebot, entraîne par des remorqueurs, séloigne du quai sans qu'on le sente remuer; on dirait que cest le quai qui fuit, qui se dérobe très vite, avec sa laideur, avec ses foules, tandis que le grand Stamboul, étant plus haut et plus lointain, ne bouge pas encore. La clameur des voix se perd, on ne distingue plus les mains qui disent adieu,—ni la caisse noire de cette voiture, au milieu des mille points rouges qui sont des fez turcs.

Toujours sans que rien n'ait semblé remuer à bord, et dans un silence presque soudain que lon nattendait pas, Stamboul lui-même commence de sestomper sous le brouillard et le crépuscule; toute cette Turquie sefface, avec une sorte de majesté funèbre, dans le lointain,— bientôt dans le passé.

Et André ne cesse de regarder, aussi longtemps quun vague contour de Stamboul reste dessiné au fond des grisailles du soir. Pour lui, de ce côté-là de lhorizon, persiste un charme dâmes et de formes féminines, —de celles qui sen allaient tout à lheure dans cette voiture, et des autres déjà dissoutes par la mort….

La tombée de la nuit, dans la Marmara….

André songe: "A cette heure-ci, elles viennent darriver chez elles." Et il se représente ce qua dû être leur trajet de retour, puis leur rentrée à la maison sous des regards inquisiteurs, et enfin leur enfermement, leur solitude ce même soir….

On est encore tout près: ce phare, qui vient de sallumer à petite distance, et brille sur lobscurité de la mer, cest celui de la Pointe- du-Sérail. Mais André a limpression dêtre déjà infiniment loin; ce départ a tranché comme dun coup de hache les fils qui reliaient sa vie turque à lheure présente, et alors cette période, en réalité si proche mais qui nest plus retenue par rien, se détache, tombe, tombe tout à coup au fond de labîme où sanéantissent les choses absolument passées….

LIV

A son arrivée en France, il reçut ces quelques mots de Djénane:

"Quand vous étiez dans notre pays, André, quand nous respirions le même air, il semblait encore que vous nous apparteniez un peu. Mais à présent vous êtes perdu pour nous; tout ce qui vous touche, tout ce qui vous entoure nous est inconnu,… et de pus en plus votre coeur, votre pensée distraite nous échappent. Vous fuyez,—ou plutôt cest nous qui pâlissons, jusquà disparaître bientôt. Cest affreux de tristesse.

Quelque temps encore votre livre vous obligera de vous souvenir. Mais après ?… Jai cette grâce à vous demander: vous men enverrez tout de suite les premiers feuillets manuscrits, nest-ce pas? Hâtez-vous. Ils ne me quitteront jamais; où que jaille, même dans la terre, je les emporterai avec moi…. Oh! la triste chose que le roman de ce roman: il est aujourdhui le seul terrain où je me sente sûre de vous rencontrer; il sera demain tout ce qui survivra dune période à jamais finie….

DJÉNANE."

André aussitôt envoya les feuillets demandés. Mais plus de réponse, plus rien pendant cinq semaines, jusquà cette lettre de Zeyneb:

"Khassim-Pacha, le 13 Zilkada 1323.

André, cest demain matin que lon doit conduire notre chère Djénane à Stamboul, dans la maison de Hamdi Bey une seconde fois, avec le cérémonial usité pour les mariées. Tout a été conclu singulièrement vite, toutes les difficultés aplanies; les deux familles ont combiné leurs démarches auprès de Sa Majesté Impériale pour que liradé de séparation fût rapporté; elle na eu personne pour la défendre.

Hamdi Bey lui a envoyé aujourdhui les plus magnifiques gerbes de roses de Nice; mais ils ne se sont pas même revus encore, car elle avait chargé Émiré Hanum de lui demander comme seule grâce dattendre après la cérémonie de demain. Elle a été comblée de fleurs, si vous pouviez voir sa chambre, où vous êtes entré une fois, elle a voulu les y faire porter toutes, et on dirait un jardin denchantement.

Ce soir, je lai trouvée stupéfiante de calme, mais je sens bien que ce nest que lassitude et résignation. Dans la matinée de ce jour, où il faisait étrangement beau, je sais quelle a pu sortir accompagnée seulement de Kondjé-Gul, pour aller aux tombes de Mélek et de votre Nedjibé, et, sur la hauteur dEyoub, à ce coin du cimetière où ma pauvre petite soeur vous avait photographiés ensemble, vous en souvenez-vous? Je voulais passer cette dernière soirée auprès delle, nous avions fait ainsi, Mélek et moi, la veille de son premier mariage; mais jai compris quelle préférait être seule; je me suis donc retirée avant la nuit, le coeur meurtri de détresse.

Et maintenant me voila rentrée au logis, dans un isolement affreux; je la sens plus perdue que la première fois, parce que mon influence est suspecte à Hamdi, on me tiendra à lécart, je ne la verrai plus…. Je ne croyais pas, André, que lon pouvait tant souffrir; si vous étiez quelquun qui prie, je vous dirais priez pour moi; je me borne à vous dire ayez pitié, une grande pitié de vos humbles amies, des deux qui restent.

ZEYNEB."

"Oh! ne croyez pas quelle vous oublie; le 27 Ramazan, notre jour des morts, elle a voulu que nous allions ensemble à la tombe de votre Nedjibé, lui porter des fleurs… et nos prières, ce qui nous reste de notre foi perdue…. Si vous navez pas reçu de lettres depuis plusieurs jours, cest quelle était souffrante et torturée; mais je sais quelle a lintention de vous écrire longuement ce soir, avant de sendormir; en me quittant, elle me la dit.

Z…."

LV

Mais le surlendemain arriva ce faire-part (1) manuscrit, dans lequel
André, dès quil déchira lenveloppe, crut reconnaître lécriture de
Djavidé Hanum:

"Allah!

Feridé-Azâdé-Djénane, fille de Tewfik Pacha Darihan Zâdé et de Seniha
Hanum Kerissen, vient de mourir ce 14 Zilkada 1323.

Elle était née le 22 Redjeb 1297, à Karadjiamir.

Suivant sa volonté, elle a été inhumée dans le Turbé des vénérés Sivassi dEyoub, pour y dormir son dernier sommeil.

Mais ses yeux, qui étaient purs et beaux, se sont rouverts déjà, et Dieu, qui la beaucoup aimée, a dirigé son regard vers les jardins du paradis, où Mahomet, notre prophète, attend ses fidèles.

Nous tous qui mourrons, notre prière monte vers toi, ô Djénane-Feridé- Azâdé, et te demande de ne pas nous oublier dans ton appel. Et nous, tes humbles amies, nous suivrons la voie lumineuse que tu nous auras tracée.

O Djénane-Feridé-Azàdé, que le rahmet (2) dAllah descende sur toi!

Khassim-Pacha, 15 Zilkada 1323."

Il avait lu avec hâte et avec trouble; dabord la forme orientale de cette note ne lui était pas familière, et puis, tous ces noms différents quavait Djénane, il ne les connaissait pas à première vue ils le déroutaient…. Et il fallut presque des minutes avant quil eût bien irrévocablement entendu quil sagissait delle….

(1). En Turquie, on nenvoie point de lettres de faire-part pour les morts. On avertit les amis éloignés par un entrefilet de journal, ou une note manuscrite, toujours à peu près dans la forme ci-dessus. (2). Rahmet. (La suprême miséricorde, le grand pardon divin qui efface tout.) On dit toujours pour un mort dont le nom est cité: "Allah rahmet eylésun!" (Dieu lui donne son rahmet!) comme on disait chez nous jadis: "Que Dieu ait son âme!"

LVI

Une longue lettre de Zeyneb lui parvint trois jours après, contenant une enveloppe fermée, sur laquelle son nom, "André", avait été écrit encore de la main de Djénane.

LETTRE DE ZEYNEB

"André, toutes mes souffrances, toutes mes détresses nétaient que joie tant que son sourire les éclairait; tous mes jours noirs silluminaient delle: je le comprends à présent quelle ny est plus….

Voici une semaine bientôt quelle est couchée sous de la terre…. Jamais je ne reverrai ses yeux profonds et graves où son âme paraissait, jamais je nentendrai plus sa voix, ni son rire denfant; tout sera morne autour de moi jusquà la fin: Djénane est couchée dans la terre…. Je ne le crois pas encore, André, et pourtant jai touché ses petites mains froides, jai vu son sourire figé, ses dents nacrées entre ses lèvres de marbre…. Cest moi qui suis allée près delle la première, qui ai pris la suprême lettre quelle avait écrite, la lettre pour vous, froissée et tordue entre ses doigts…. Je ne le crois pas encore, et pourtant je lai vue raidie et blanche; jai tenu dans mes mains ses mains de morte…. Je ne le crois pas, mais cela est, et je lai vu, et jai vu son cercueil enveloppé du Validé-Châle, avec un voile vert de la Mecque, et jai entendu lImam dire pour elle la prière des morts….

Jeudi, ce jour même où nous devions la reconduire à Hamdi Bey, jai reçu un mot à laube, avec une clef de sa chambre…. (Cette serrure quelle était si contente davoir obtenue, vous vous rappelez?) Cest Kondja-Gul qui mapportait cela, et pourquoi de si bonne heure?… Javais de leffroi déjà en déchirant lenveloppe…. Et j'ai lu: "Viens, tu me trouveras morte. Tu entreras la première et seule dans ma chambre; près de moi tu chercheras une lettre; tu la cacheras dans ta robe, et ensuite tu lenverras à mon ami.

Et jy suis allée en courant, je suis entrée seule dans cette chambre…. Oh! André, lhorreur dentrer là…. Lhorreur du premier regard jeté là-dedans!… Où serait-elle? Dans quelle pose,… tombée, couchée?… Ah! là, dans ce fauteuil, devant son bureau, cette tête renversée, toute blanche, qui avait lair de regarder le jour levant…. Et je ne devais pas appeler, pas crier…. Non, la lettre, je devais chercher la lettre…. Des lettres, jen voyais cinq ou six cachetées sur ce bureau près delle; sans doute ses adieux, Mais il y avait aussi des feuillets épars, ce devait être ça, avec cette enveloppe prête qui portait votre nom…. Et le dernier feuillet, celui que vous verrez froissé, je lai pris dans sa main gauche qui le tenait, crispée…. Jai caché tout cela, et, quand jai eu fait comme elle voulait, alors seulement jai crié de toute ma voix, et on est venu….

Djénane, mon unique amie, ma soeur…. Pour moi, il ny a plus rien, en dehors delle, après elle, ni joie, ni tendresse, ni lumière du jour; elle a tout emporté au fond de sa tombe, où se dressera bientôt une pierre verte, là-bas, vous savez, dans cet Eyoub que vous aimiez tous deux….

Et elle aurait vécu, si elle était restée la petite barbare, la petite princesse des plaines dAsie! Elle naurait rien su du néant des choses…. Cest de trop penser et de trop savoir, qui la empoisonnée chaque jour un peu…. Cest lOccident qui la tuée, André…. Si on lavait laissée primitive et ignorante, belle seulement, je la verrais là près de moi, et jentendrais sa voix…. Et mes yeux nauraient pas pleuré, comme ils pleureront des jours et des nuits encore…. Je naurais pas eu ce désespoir, André, si elle était restée la petite princesse des plaines dAsie….

ZEYNEB."

La lettre de Djénane, André avait une pieuse frayeur de louvrir.

Ce nétait plus comme le faire-part, décacheté si distraitement. Cette fois il était averti; depuis des jours, il avait pris le deuil pour elle; la tristesse de lavoir perdue était entrée en lui par degrés avec une pénétration lente et profonde; il avait eu le temps aussi de méditer sur la part de responsabilité qui lui revenait dans ce désespoir.

Donc, avant de déchirer cette enveloppe, il senferma seul, pour nêtre troublé par rien dans son tête-â-tête avec elle.

Plusieurs feuillets…. Et le dernier, celui den dessous, en effet, les doigts le sentaient tout froissé et meurtri.

Dabord il vit que cétait son écriture des lettres habituelles, toujours sa même écriture aussi nette. Elle avait donc été bien maîtresse delle-même devant la mort! Et elle commençait par ces phrases un peu rythmées qui étaient dans sa manière; des phrases dabord si calmes, quAndré eût douté presque, lui qui ne lavait pas vue "raidie et blanche", lui qui navait pas eu le contact de sa main de morte".

LA LETTRE

"Mon ami, lheure est venue de nous dire adieu. Liradé par lequel je me croyais protégée a été rapporté, Zeyneb a dû vous lapprendre. Ma grand- mère et mes oncles ont tout préparé pour mon mariage, et demain doit me rendre à lhomme que vous savez.

Il en minuit et, dans la paix de la maison close, point dautre bruit que le grincement de ma plume; rien ne veille, hors ma souffrance. Pour moi, le monde sest évanoui; jai déjà pris congé de tout ce qui my était cher, jai écrit mes dernières volontés et mes adieux. Jai débarrassé mon âme de tout ce qui nen est pas lessence, jen ai voulu chasser toutes les images—pour que rien ne demeure entre vous et moi, pour ne donner quà vous les dernières heures de ma vie, et que ce soit vous seul qui sentiez sarrêter le dernier battement de mon coeur.

Car, mon ami, je vais mourir…. Oh! dune mort paisible semblable à un sommeil, et qui me gardera jolie. Le repos, loubli sont là, dans un flacon à portée de ma main. Cest un toxique arabe très doux qui, dit- on, donne à la mort lillusion de lamour.

André, avant de men aller de la vie, jai fait un pèlerinage à la petite tombe qui vous est chère. Jai voulu prier là et demander à celle que vous avez aimée de me secourir à lheure du départ,—et aussi de permettre à mon souvenir de se mêler au sien dans votre coeur. Et tantôt je me suis rendue à Eyoub, seule avec ma vieille esclave, demander aux morts de me faire accueil. Parmi les tombes jai erré, choisissant ma place. Dans ce coin où nous nous étions assis ensemble, je me suis reposée seule. Ce jour dhiver avait la douceur de lavril où mon âme, en ce même lieu, sétait donnée…. Dans la Corne-dOr, au retour, du ciel il pleuvait des roses. Oh! mon pays, si beau dans ta pourpre du soir! Jai clos mes yeux pour emporter dans lautre vie ta vision!…

Zeyneb mavait conseillé la fuite, quand lannulation de liradé nous a été signifiée. Cependant, je nai pu my résoudre. Peut-être, si javais su trouver, sous un autre ciel, lamour pour maccueillir…. Mais je navais droit de prétendre quà une pitié affectueuse. Jaime mieux la mort, je suis lasse.

Un calme étrange règne en moi…. Jai fait apporter dans ma chambre,— ma chambre de jeune fille oh vous êtes entré un jour,—toutes les fleurs envoyées par mes amies pour la "fête" de demain. En les disposant autour de mon lit, de la table sur laquelle jécris, cest à vous, ami, que je pense. Je vous évoque. Cette nuit, vous êtes mon compagnon. Si je ferme les yeux, vous voici, froid, immobile; mais vos yeux à vous,— ces yeux dont je naurai jamais sondé le mystère,—percent mes paupières closes et me brûlent le coeur. Et si je rouvre mes yeux, vous êtes là encore parmi les fleurs, votre portrait me regarde.

Et votre livre,—notre livre, - à part ces feuillets que vous mavez donné et qui me suivront demain, je men vais donc sans lavoir lu! Ainsi je n'aurai pas même su votre exacte pensée. Aurez-vous bien senti la tristesse de notre vie. Aurez-vous bien compris le crime déveiller des âmes qui dorment et puis de les briser si elles senvolent, linfamie de réduire des femmes à la passivité des choses?… Dites-le, vous, que nos existences sont comme enlisées dans du sable, et pareilles à de lentes agonies…. Oh! dites-le! Que ma mort serve au moins à mes soeurs musulmanes! Jaurais tant voulu leur faire du bien quand je vivais!… Javais caressé ce rêve autrefois, de tenter de les réveiller toues…. Oh! non, dormez, dormez, pauvres âmes. Ne vous avisez jamais que vous avez des ailes!… Mais celles-là qui déjà ont pris leur essor, qui ont entrevu d'autres horizons que celui du harme, oh! André, je vous les confie; parlez d'elles et parlez pour elles. Soyez leur défenseur dans le monde où l'on pense. Et que leurs larmes à toutes, que mon angoisse de cette heure, touchent enfin les pauvres aveuglés, qui nous aiment pourtant, mais qui nous oppriment!…"

L'écriture maintenant changeait tout à coup, devenait moins assurée, presque tremblante:

"Il est trois heures du matin et je reprends ma lettre. J'ai pleuré, tant pleuré, que je n'y vois plus bien. Oh! André! André! est-ce donc possible d'être jeune, d'aimer, et cependant d'être poussée à la mort? Oh! quelque chose me serre à la gorge et m'étouffe… J'avais le droit de vivre et d'être heureuse… Un rêve de vie et de lumière plane encore autour de moi… Mais demain, le soleil de demain, c'est le maître qu'on m'impose, ce sont ses bras qui vont m'enlacer… Et où sont-ils, les bras que j'aurais aimés…"

Un intervalle, témoignant d'un autre temps d'arrêt: l'hésitation suprême sans doute et puis l'accomplissement de l'acte irrévocable. Et la lettre, pour quelques secondes encore, reprenait sa tranquillité harmonieuse. Mais cette tranquillité-là donnait le frisson…

"C'est fini, il ne fallait qu'un peu de courage. Le petit flacon d'oubli est vide. Je suis déjà une chose du passé. En une minute, j'ai franchi la vie, il ne m'en reste qu'un goût amer de fleurs aux lèvres. La terre me parait lointaine, et tout se brouille et de dissout?—tout sauf l'ami que j'aimais, que j'appelle, que je veux près de moi jusqu'à la fin."

L'écriture commençait à s'en aller de travers comme celle des petits enfants. Puis, vers la fin de la nouvelle page, les lignes chevauchaient tout à fait. La pauvre petite main n'y était plus, ne savait plus, les lettres se rapetissaient trop, ou bien tout à coup devenaient très grandes, effrayantes d'être si grandes… C'était le dernier feuillet, celui qui avait été tordu et pétri pendant la convulsion de la mort, et les meurtrissures de ce papier ajoutaient à l'horreur de lire.

"…l'ami que j'appelle, que je veux près de moi jusqu'à la fin… Mon bien-aimé, venez vite, car je veux vous le dire… Ne saviez-vous donc pas que je vous chérissais de tout mon être? Quand on est mort, on peut tout avouer. Les règles du monde, il n'y en a plus. Pourquoi, en m'en allant, ne vous avouerais-je pas que je vous ai aimé?…

André, ce jour où vous êtes assis là, devant ce bureau où je vous écris mon adieu, le hasard, comme je me penchais, m'a fait vous frôler; alors j'ai fermé les yeux, et derrière mes yeux clos, quels beaux songes ont tout à coup passé! Vos bras me pressaient contre votre coeur, et mes mains emplies d'amour touchaient doucement vos yeux et en chassaient la tristesse. Ah! la mort aurait pu venir, et elle serait venue en même temps que pour vous la lassitude, mais comme elle eût été douce, et quelle âme joyeuse et reconnaissante elle eût emportée… Ah! tout se brouille et tout se voile… On m'avait dit que je dormirais, mais je n'ai pas encore sommeil, seulement tout remue, tout se dédouble, tout danse, mes bougies sont comme des soleils, mes fleurs ont grandi, grandi, je suis dans une forêt de fleurs géantes…

Viens, André, viens près de moi, que fais-tu là parmi les roses? Viens près de moi pendant que j'écris, je veux ton bras autour de moi et tes chers yeux près de mes lèvres. Là, mon amour, c'est ainsi que je veux dormir, tout près de toi, et te dire que je t'aime… Approche de moi tes yeux, car, de l'autre vie où je suis, on peut lire dans les âmes à travers les yeux… Et je suis une morte, André… Dans tes yeux clairs où je n'ai pas su voir, y a-t-il pour moi une larme?… Je ne t'entends pas répondre parce que je suis morte… Pour cela je t'écris, tu n'entendrais pas ma voix lointaine…

Je t'aime, entends-tu au moins cela, je t'aime…"

Oh! sentir ainsi, comme sous la main, cette agonie! Être celui à qui elle s'était obstinée à parler quand même, pendant la minute de grand mystère où l'âme s'en va… Recueillir la dernière trace de sa chère pensée qui venait déjà du domaine des morts!…

"Et je m'en vais, je m'envole, serre-moi!… André!… Oh! t'aimera-t-on encore d'un amour si tendre… Ah! le sommeil vient et la plume est lourde? Dans tes bras… mon bien-aimé…. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils se perdaient, tracés à peine, les derniers mots. Du reste, ni cela, ni rien, celui qui lisait ne pouvait plus lire… Sur le feuillet, froissé par la pauvre petite main qui ne savait plus, il appuya les lèvres, pieusement et passionnément. Et ce fut leur grand et leur seul baiser…

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