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Les deux nigauds

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The Project Gutenberg eBook of Les deux nigauds

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Title: Les deux nigauds

Author: comtesse de Sophie Ségur

Release date: September 14, 2004 [eBook #13456]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: This eBook was produced by Renald Levesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX NIGAUDS ***

This eBook was produced by Renald Levesque

La comtesse de Ségur

LES DEUX NIGAUDS

I

PARIS! PARIS!

M. et Mme Gargilier étaient seuls dans leur salon; leurs enfants,
Simplicie et Innocent, venaient de les quitter pour aller se coucher.
M. Gargilier avait l'air impatienté; Mme Gargilier était triste et
silencieuse.

—Savez-vous, chère amie, dit enfin M. Gargilier, que j'ai presque envie de donner une leçon, cruelle peut-être, mais nécessaire, à cette petite sotte de Simplicie et à ce benêt d'Innocent?

—Quoi? Que voulez-vous faire? répondit Mme Gargilier avec effroi.

—Tout bonnement contenter leur désir d'aller passer l'hiver à Paris.

—Mais vous savez, mon ami, que notre fortune ne nous permet pas cette dépense considérable; et puis votre présence est indispensable ici pour tous vos travaux de ferme, de plantations.

—Aussi je compte bien rester ici avec vous.

—Mais. comment alors les enfants pourront-ils y aller?

—Je les enverrai avec la bonne et fidèle Prudence; Simplicie ira chez ma soeur, Mme Bonbeck, à laquelle je vais demander de les recevoir chez elle en lui payant la pension de Simplicie et de Prudence, car elle n'est pas assez riche pour faire cette dépense. Quant à Innocent, je l'enverrai dans une maison d'éducation dont on m'a parlé, qui est tenue très sévèrement, et qui le dégoûtera des uniformes dont il a la tête tournée.

—Mais, mon ami, votre soeur a un caractère si violent, si emporté; elle a des idées si bizarres, que Simplicie sera très malheureuse, auprès d'elle.

—C'est précisément ce que je veux; cela lui apprendra à aimer la vie douce et tranquille qu'elle mène près de nous, et ce sera une punition des bouderies, des pleurnicheries, des humeurs dont elle nous ennuie depuis un mois.

—Et le pauvre Innocent, quelle vie on lui fera mener dans cette pension!

—Ce sera pour le mieux. C'est lui qui pousse sa soeur à nous contraindre de les laisser aller à Paris, et il mérite d'être puni. On envoie dans cette pension les garçons indociles et incorrigibles: ils lui rendront la vie dure; j'en serai bien aise. Quand il en aura assez, il saura bien nous l'écrire et se faire rappeler.

—Et Prudence? Elle est bien bonne, bien dévouée, mais elle n'a jamais quitté la campagne, et je crains qu'elle ne sache pas comment s'y prendre pour arriver à Paris.

—Elle n'aura aucun embarras; le conducteur de la diligence la connaît, prendra soin d'elle ainsi que des enfant; une fois en chemin de fer, ils auront trois heures de route, et ma soeur ira les attendre à la gare pour les emmener chez elle.

Mme Gargilier chercha encore à détourner son mari d'un projet qui l'effrayait pour ses enfants, mais il y persista, disant qu'il ne pouvait plus supporter l'ennui et l'irritation que lui donnaient les pleurs et les humeurs de Simplicie et d'Innocent Il parla le soir même à Prudence, en lui recommandant de ne rien dire encore aux enfants. Elle fut très contrariée d'avoir à quitter ses maîtres, mais flattée en même temps, de la confiance qu'ils lui témoignaient. Elle détestait Paris sans le connaître, et elle comptait bien que les enfants s'en dégoûteraient promptement et que leur absence ne serait pas longue.

Quelques jours après Simplicie essuyait pour la vingtième fois ses petits yeux rouges et gonflés. Sa mère qui la regardait de temps en temps d'un air mécontent, leva les épaules et lui dit avec froideur:

—Voyons, Simplicie, finis tes pleurnicheries; c'est ennuyeux, à la fin. Je t'ai déjà dit que je ne voulais pas aller passer l'hiver à Paris et que je n'irai pas.

SIMPLICIE.—Et c'est pour cela que je pleure. Croyez-vous que ce soit amusant pour moi, qui vais avoir douze ans, de passer l'hiver à la campagne dans la neige et dans la boue?

MADAME GARGILIER.—Est-ce que tu crois qu'à Paris il n'y a ni neige ni boue?

SIMPLICIE.—Non, certainement; ces demoiselles m'ont dit qu'on balayait les rues tous les jours.

MADAME GARGILIER.—Mais on a beau balayer, la neige tombe et la boue revient comme sur les grandes routes.

SIMPLICIE.—Çà m'est égal, je veux aller à Paris.

MADAME GARGILIER.—Ce n'est pas moi qui t'y mènerai, ma chère amie.

Simplicie recommence à verser des larmes amères; elle y ajoute de petits cris aigus qui impatientent sa mère et qui attirent son père occupé à lire dans la chambre à côté.

M. GARGILIER, avec impatience.—Eh bien! qu'y a-t-il donc? Simplicie pleure et crie?

MADAME GARGILIER.—Toujours sa même chanson: «Je yeux aller à Paris.

M. GARGILIER—Petite sotte, va! Tu fais comme ton frère dont je ne peux plus rien obtenir. Monsieur a dans la tête d'entrer dans une pension à Paris, et il ne travaille plus, il ne fait plus rien.

MADAME GARGILIER.—Il serait bien attrapé d'être en pension; mal nourri, mal couché, accablé de travail, rudoyé par les maîtres, tourmenté par les camarades, souffrant du froid l'hiver, de la chaleur l'été; ce serait une vie bien agréable pour Innocent, qui est paresseux, gourmand et indocile. Ah! le voilà qui arrive avec un visage long d'une aune.

Innocent entre sans regarder personne; il va s'asseoir près de
Simplicie; tous deux boudent et tiennent les yeux baissés vers la terre.

MADAME GARGILIER.—Qu'as-tu, Innocent? Pourquoi boudes-tu?

INNOCENT.—Je veux aller à Paris.

M. GARGILIER.—Petit drôle! toute la journée le même refrain: «Je veux aller à Paris… Ah! tu veux aller à Paris! Eh bien! mon garçon, tu iras à Paris et tu y resteras, quand même tu y serais malheureux comme un âne.

—Et moi, et moi? s'écria Simplicie en s'élançant de sa chaise vers son père.

—Toi, nigaude?… tu mériterais bien d'y aller, pour te punir de ton entêtement maussade.

—Je veux y aller avec Innocent! Je ne veux pas rester seule à m'ennuyer.

—Sotte fille! Tu le veux, eh bien! soit; mais réfléchis bien avant d'accepter ce que je te propose. J'écrirai à ta tante, Mme Bonbeck, pour qu'elle te reçoive et te garde jusqu'à l'été; une fois que tu seras là, tu y resteras malgré prières et supplications.

—J'accepte, j'accepte, s'écria Simplicie avec joie.

MADAME GARGILIER.—Tu n'as jamais vu ta tante, mais tu sais qu'elle n'est pas d'un caractère aimable, qu'elle ne supporte pas la contradiction.

—Je sais, je sais, j'accepte, s'empressa de dire Simplicie.

Le père regarda Innocent, et Simplicie, dont la joie était visible; il leva encore les épaules, et quitta la chambre suivi de sa femme.

Quand ils furent partis, les enfants restèrent un instant silencieux, se regardant avec un sourire de triomphe; lorsqu'ils se furent assurés qu'ils étaient seuls, qu'on ne pouvait les entendre, ils laissèrent éclater leur joie par des battements de mains, des cris d'allégresse, des gambades extravagantes.

INNOCENT.—Je t'avais bien dit que nous l'emporterions à force de tristesse et de pleurs. Je sais comment il faut prendre papa et maman. En les ennuyant on obtient tout.

SIMPLICIE.—Il était temps que cela finisse, tout de même; je n'y pouvais plus tenir; c'est si ennuyeux de toujours bouder et pleurnicher! Et puis, je voyais que cela faisait de la peine à maman: je commençais à avoir des remords.

INNOCENT.—Que tu es bête! Remords de quoi? Est-ce qu'il y a du mal à vouloir connaître Paris? Tout le monde y va; il n'y a que nous dans le pays qui n'y soyons jamais allés.

SIMPLICIE.—C'est vrai, mais papa et maman resteront seuls tout l'hiver, ce sera triste pour eux,

INNOCENT.—C'est leur faute; pourquoi ne nous mènent ils pas eux-mêmes à Paris? Tu as entendu l'autre jour Camille, Madeleine, leurs amies, leurs cousins et cousines: tous vont partir pour Paris.

SIMPLICIE.—On dit que ma tante n'est pas très bonne; elle ne sera pas complaisante comme maman.

INNOCENT.—Qu'est-ce que cela fait? Tu as douze ans; est-ce que tu as besoin qu'on te soigne comme un petit enfant?

SIMPLICIE.—Non, mais…

INNOCENT.—Mais quoi? Ne va pas changer d'idée maintenant! Puisque papa est décidé, il faut le laisser faire.

SIMPLICIE.—Oh! je ne change pas d'idée, sois tranquille; seulement, j'aimerais mieux que maman vint à Paris avec nous.

Et les enfants allèrent dans leur chambre pour commencer leurs préparatifs de départ. Simplicie n'était pas aussi heureuse qu'elle lavait espéré; sa conscience lui reprochait d'abandonner son père et sa mère. Innocent, de son côté, n'était plus aussi enchanté qu'il en avait l'air; ce que sa mère avait dit de la vie de pension lui revenait à la mémoire, et il craignait qu'il n'y eût un peu de vrai; mais il aurait des camarades, des amis; et puis il verrait Paris, ce qui lui semblait devoir être un bonheur sans égal.

Ils n'osèrent pourtant plus en reparler devant leurs parents, qui n'en parlaient pas non plus.

—Ils auront oublié, dit un jour Simplicie.

—Ils ont peut-être voulu nous attraper, répondit Innocent.

—Que faire alors?

—Attendre, et si dans deux jours on ne nous dit rien, nous recommencerons à bouder et à pleurer.

—Je voudrais bien qu'on nous dit quelque chose; c'est si ennuyeux de bouder?

Deux jours se passèrent; on ne parlait de rien aux enfants; M. Gargilier les regardait avec un sourire moqueur; Mme Gargilier paraissait mécontente et triste.

Le troisième jour, en se mettant à table pour déjeuner, Innocent dit tout bas à Simplicie:

—Commence! il est temps.

SUPPLICIE.—Et toi?

INNOCENT.—Moi aussi; je boude. Ne mange pas.

Le père et ta mère prennent des oeufs frais; les enfants ne mangent rien; ils ont les yeux fixés sur leur assiette, la lèvre avancée, les narines gonflées.

LE PÈRE.—Mangez donc, enfants; vous laissez refroidir les oeufs.

Pas de réponse.

LE PÈRE.—Vous n'entendez pas? Je vous dis de manger.

INNOCENT.—Je n'ai pas faim.

SIMPLICIE.—Je n'ai pas faim.

LE PERE.—Vous allez vous faire mal à l'estomac, grands nigauds.

INNOCENT.—J'ai trop de chagrin pour manger.

SIMPLICIE.—Je ne mangerai que lorsque je serai sûre aller à Paris.

LE PÈRE.—Alors tu peux manger tout ce qu'il y a sur la table, car vous vous mettrez en route après-demain; j'ai écrit à ta tante, qui consent à vous recevoir. Vous partirez avec Prudence, votre bonne, et vous y resterez tout l'hiver, le printemps et une partie de l'été: votre tante vous renverra à l'époque des vacances de l'année prochaine.

Simplicie et Innocent s'attendaient si peu à cette nouvelle, qu'ils restèrent muets de surprise, la bouche ouverte, les yeux fixes, ne sachant comment passer de la bouderie à la joie.

—Vous viendrez nous voir à Paris? demanda enfin Simplicie.

LE PERE.—Pas une fois! Pour quoi faire? Nous déplacer, dépenser de l'argent pour des enfants qui ne demandent qu'à nous quitter? Nous nous passerons de vous comme vous vous passerez de nous, mes chers amis.

SIMPLICIE.—Mais, vous nous écrirez souvent?

LE PERE.—Nous vous répondrons quand vous écrirez et quand cela sera nécessaire.

Simplicie se contenta de cette assurance, et commença à réparer le temps perdu, en mangeant tout ce qu'il y avait sur la table. Innocent aurait bien voulu questionner ses parents sur sa pension, sur son uniforme de pensionnaire, mais l'air triste de sa mère et la mine sévère de son père lui firent garder le silence; il fit comme sa soeur, il mangea.

Quand on sortit de table, les parents se retirèrent, laissant les enfants seuls. Au lieu de se laisser aller à une joie folle comme à la première annonce de leur voyage, ils restaient silencieux, presque tristes.

—Tu n'as pas Fair d'être contente, dit Innocent à sa soeur.

—Je suis enchantée, répondit Simplicie d'une voix lugubre, mais…

—Mais quoi?

—Mais… tu as toi-même l'air si sérieux, que je ne sais plus si je dois être contente ou fâchée.

—Je suis très gai, je t'assure, reprit tristement Innocent; C'est un grand bonheur pour nous; nous allons bien nous amuser.

SIMPLICIE.—Tu dis cela drôlement! Comme si tu étais inquiet ou triste.

INNOCENT.—Puisque je te dis que je suis gai; c'est ta sotte figure qui m'ennuie.

SIMPLICIE.—Si tu voyais la tienne, tu bâillerais rien qu'à te regarder.

INNOCENT.—Laisse-moi tranquille; ma figure est cent fois mieux que la tienne.

SIMPLICIE.—Elle est jolie, ta figure? tes petits yeux verts! un nez coupant comme un couteau, pointu comme une aiguille; une bouche sans lèvres, un menton finissant en pointe, des joues creuses, des cheveux crépus, des oreilles d'âne, un long cou, des épaules…

INNOCENT.—Ta, ta, ta… C'est par jalousie que tu parles, toi, avec tes petits yeux noirs, ton nez gras en trompette, ta bouche à lèvres épaisses, tes cheveux épais et huileux, tes oreilles aplaties, tes épaules sans cou et ta grosse taille. Tu auras du succès à Paris, je te le promets, mais pas comme tu l'entends!

Simplicie allait riposter, quand la porte s'ouvrit, et M. Gargilier entra avec un tailleur qui apportait à Innocent des habits neufs et un uniforme de pensionnaire. Il fallait les essayer; ils allaient parfaitement… pour la campagne; dans la prévision qu'il grandirait et grossirait, M. Gargilier avait commandé la tunique très longue, très large; les manches couvraient le bout des doigts, les pans de la tunique couvraient les chevilles; on passait le poing entre le gilet et la tunique boutonnée. Le pantalon battait les talons et flottait comme une jupe autour de chaque jambe; Innocent se trouvait superbe, Simplicie était ravie: M. Gargilier était satisfait, le tailleur était fier d'avoir si bien réussi. Tous les habits étaient confectionnés avec la même prévoyance et permettaient à Innocent de grandir d'un demi-mètre et d'engraisser de cent livres.

Simplicie fut appelée à son tour pour essayer les robes que sa bonne lui avait faites avec d'anciennes robes de grande toilette, de Mme Gargilier: l'une était en soie brochée grenat et orange; l'autre en popeline à carreaux verts, bleus, rosés, violets et jaunes; les couleurs de l'arc-en-ciel y étaient fidèlement rappelées; deux autres, moins belles, devaient servir pour les matinées habillées: l'une en satin marron et l'autre en velours de coton bleu; le tout était un peu passé, un peu éraillé, mais elles avaient produit un grand effet dans leur temps, et Simplicie, accoutumée à les regarder avec admiration, se touva heureuse et fière du sacrifice que lui en faisait sa mère; dans sa joie, elle oublia de la remercier et courut se montrer à son frère, qui ne pouvait se décider à quitter son uniforme.

Ils se promenèrent longtemps en long et en large dans le salon, se regardant avec orgueil et comptant sur des succès extraordinaires à Paris.

SIMPLICIE.—Tes camarades de pension n'oseront pas te tourmenter avec tes beaux habits.

INNOCENT.—Je crois bien! Ce n'est pas comme dans leurs vestes étriquées! On n'a pas ménagé l'étoffé dans les miens; on leur portera respect, je t'en réponds.

SIMPLICIE.—Et moi! Quand ces demoiselles me verront! Camille, Madeleine, Elisabeth, Valentine, Henriette et les autres? Elles n'ont rien d'aussi beau, bien certainement.

INNOCENT.—Elles vont crever de jalousie…

SIMPLICIE.—D'autant qu'on ne trouve plus d'étoffes pareilles, à ce que m'a dit maman.

INNOCENT.—Comme on nous traitera avec respect quand on nous verra si bien habillés!

SIMPLICIE.—Il ne faudra plus bouder, n'est-ce pas?

INNOCENT.—Non, non; il faut au contraire être gais et aimables.

Leur entretien fut interrompu par Prudence, qui venait chercher les habits neufs pour les emballer; Innocent et Simplicie se déshabillèrent avec regret et allèrent aider leur mère et leur bonne à tout préparer pour le départ, qui devait avoir lieu le surlendemain.

II

LE DÉPART

Ces derniers jours se passèrent lentement et tristement; M. Gargilier regrettait presque d'avoir consenti à la leçon d'ennui et de déception que méritaient si bien ses enfants, Mme Gargilier s'affligeait et s'inquiétait de cette longue séparation à laquelle elle n'avait consenti qu'à regret; les enfants eux-mêmes commençaient à entrevoir que leurs espérances de bonheur pourraient bien ne pas se réaliser,

L'heure du départ sonna enfin; Mme Gargilier pleurait, M. Gargilier était fort ému. Simplicie ne retenait plus ses larmes et désirait presque ne pas partir; Innocent cherchait à cacher son émotion et plaisantait sa soeur sur les pleurs qu'elle versait. Prudence paraissait fort mécontente.

—Allons, Mam'selle, montez en voiture; il faut partir puisque c'est vous qui l'avez voulu!

—Adieu, Simplicie; adieu, mon enfant, dit la mère en embrassant sa fille une dernière fois.

Simplicie ne répondit qu'en embrassant tendrement sa mère; elle craignit de n'avoir plus le courage de la quitter si elle s'abandonnait à son attendrissement, et Simplicie voulait à toute force voir Paris.

Elle monta en voiture; Innocent y était déjà. Prudence se plaça en face d'eux; elle avait de l'humeur et elle la témoignait.

PRUDENCE.—Belle campagne que nous allons faire! Je n'avais jamais pensé. Monsieur et Mam'selle, que vous auriez assez peu de coeur pour quitter comme ça votre papa et votre maman!

INNOCENT.—Mais, Prudence, c'est pour aller à Paris!

PRUDENCE.—Paris!… Paris!… Je me moque bien de votre Paris! Une sale ville qui n'en finit pas, où on ne se rencontre pas, où on s'ennuie à mourir, où il y a des gens mauvais et voleurs à chaque coin de rue…

INNOCENT.—Prudence, tu ne connais pas Paris, tu ne peux en parler.

PRUDENCE.—Tiens! faut-il ne parler que de ceux qu'on connaît? Je ne connais pas Notre-Seigneur, et j'en parle pourtant tout comme si je l'avais vu. Ce n'est pas lui qui aurait tourmenté sa maman, la bonne sainte Vierge, pour aller à Paris!

INNOCENT.—Nôtre-Seigneur a été à Jérusalem, c'était le Paris des Juifs.

PRUDENCE.—Laissez donc! Vous ne me ferez pas croire cela, quand vous m'écorcheriez vive…; Tout de même, Mam'selle Simplicie a meilleur coeur que vous. Monsieur Innocent; elle pleure tout au moins.

INNOCENT.—C'est parce qu'elle est fille et que les filles sont plus pleurnicheuses que les garçons.

PRUDENCE.—Ma foi. Monsieur, s'il est vrai, comme on dit, que les larmes viennent du coeur, ça prouve qu'elles ont le coeur plus tendre et meilleur.

Innocent leva les épaules et ne continua pas une discussion inutile. Simplicie finit par essuyer ses larmes; elle essaya de se consoler par la perspective de Paris. Ils arrivèrent bientôt à la petite ville d'où partaient la diligence qui devait les mener au chemin de fer; leurs places étaient retenues dans l'intérieur. Prudence fit charger sa malle sur la diligence; il n'y en avait qu'une pour les trois voyageurs; Prudence n'était pas riche en vêtements; Innocent n'avait que son petit trousseau de pensionnaire; Simplicie possédait, en dehors de ses quatre belles robes, deux robes de mérinos et peu d'accessoires.

—En route, les voyageurs pour Redon! cria le conducteur. M: Gargilier, trois places d'intérieur!

Nos trois voyageurs prirent leurs places.

—M. Boginski, deux places! Mme Courtemiche, deux places! Mme
Petitbeaudoit, une place!

Les voyageurs montaient; il y avait six places, on y entassa les personnes que l'on venait d'appeler; Mme Courtemiche avait pris deux places pour elle et pour son chien, une grosse laide bête jaune puante et méchante; elle se trouva voisine de Prudence qui, se voyant écrasée, poussa à gauche; la grosse Bête, bien établie sur la banquette, grogna et montra les dents; Prudence la poussa plus fort; la bête se lança sur Prudence, qui para cette attaque par un vigoureux coup de poing sur l'échine; le chien jette des cris pitoyables, Mme Courtemiche venge son chéri par des cris et des injures. Le conducteur arrive, met la tête à la portière.

—Qu'est-ce qu'il y a donc? dit-il avec humeur.

MADAME COURTEMICHE.—Il y a que Madame, que voici, veut usurper la place de mon pauvre Chéri-Mignon, qu'elle l'a injurié, poussé, frappé, blessé peut-être.

PRUDENCE.—La diligence est pour les humains et pas pour les chiens; est-ce que je dois accepter la société d'une méchante bête puante, parce qu'il vous plaît de la traiter comme une créature humaine?

LE CONDUCTEUR.—Les chiens doivent être sur l'impériale avec les bagages; donnez-moi cette bête, que je la hisse.

MADAME COURTEMICHE.—Non, vous n'aurez pas mon pauvre Chéri-Mignon, je ne le lâcherai pas, quand vous devriez me hisser avec.

—Tiens, c'est une idée, dit le conducteur en riant Voyons, Madame, donnez-moi votre chien.

—Jamais! dit Mme Courtemiche avec majesté.

LE CONDUCTEUR.—Alors montez avec lui sur l'impériale.

MADAME COURTEMICHE.—J'ai payé mes places à l'intérieur.

LE CONDUCTEUR.—On vous rendra l'argent.

MADAME COURTEMICHE.—Eh bien, oui, je monterai je n'abandonnerai pas
Chéri-Mignon.

Mme Courtemiche descendit de l'intérieur, suivit le conducteur et se prépara à grimper après lui l'échelle qu'on avait appliquée contre la voiture. A la seconde marche, elle trébucha, lâcha son chien, qui alla tomber en hurlant aux pieds d'un voyageur, et serait tombée elle-même sans l'aide d'un des garçons d'écurie resté au pied de l'échelle, et du conducteur, qui la saisit par le bras.

—Poussez, cria le conducteur; poussez, ou je lâche.

—Tirez, cria le garçon d'écurie; tirez ou je tombe avec mon colis.

Le conducteur avait beau tirer, le garçon avait beau pousser, Mme
Courtemiche restait au même échelon, appelait d'une voix lamentable son
Chéri-Mignon.

—Le voilà, votre Chéri-Mignon, dit un voyageur ennuyé de cette scène. A vous, conducteur! ajouta-t-il en ramassant le chien et en le lançant sur l'impériale.

Le voyageur avait mal pris son élan; le chien n'arriva pas jusqu'au sommet de la voiture; il retomba sur le sein de sa maîtresse, que le choc fit tomber sur le garçon d'écurie; et tous trois roulèrent sur les bottes de paille placées là heureusement pour le chargement de la voiture, entraînant avec eux le conducteur, qui n'avait pas pu dégager son bras de l'étreinte de Mme Courtemiche. La paille amortit le choc; mais le chien, écrasé par sa maîtresse, redoublait ses hurlements, le garçon d'écurie étouffait et appelait au secours, le conducteur ne parvenait pas à se dégager du châle de Mme Courtemiche, des pattes du chien et des coups de pied du garçon; les voyageurs riaient à gorge déployée de la triste position des quatre victimes. Enfin, avec un peu d'aide, quelques tapes au chien, quelques poussades à la dame et quelques secours au garçon, chacun se releva plus ou moins en colère.

—Madame veut-elle qu'on la hisse? dit un des voyageurs.

—Je veux user de mes droits, répondit Mme Courtemiche, d'une voix tonnante.

Et, saisissant son Chéri-Mignon de ses bras vigoureux, elle s'élança, avec plus d'agilité qu'on n'aurait pu lui en supposer, à la portière de l'intérieur restée ouverte. De deux coups de coude elle refit sa place et celle de Chéri-Mignon, et déclara qu'on ne l'en ferait plus bouger.

Ses compagnons de l'intérieur voulaient réclamer, mais les autres voyageurs étaient impatients de partir, le conducteur se voyait en retard; sans écouter les lamentations de Prudence, de Mme Petitbeaudoit et des deux Polonais (c'est-à-dire de Boginski et de son compagnon), il monta sur le siège, fouetta les chevaux, et la diligence partit.

PRUDENCE.—Vous voilà donc revenue avec votre vilaine bête. Madame, Prenez garde toujours qu'elle ne gêne ni moi ni mes jeunes maîtres, et qu'elle ne nous empeste pas plus que de droit.

MADAME COURTEMICHE.—Qu'appelez-vous vilaine bête, Madame?

PRUDENCE.—Celle que vous avez sous le bras. Madame.

MADAME COURTEMICHE.—Bête vous-même. Madame.

PRUDENCE.—Vilaine vous-même, Madame.

—Mesdames, de grâce, dit Mme Petitbeaudoit, de la douceur, de la charité!

—Oui, Mesdames, reprit un des Polonais avec un accent très prononcé, donnez-nous la paix.

PRUDENCE.—Je ne demande pas mieux, moi, pourvu que le chien ne se mette pas de la partie comme tout à l'heure.

SECOND POLONAIS.—Moi vous promets que si chien ouvre sa gueule, moi, faire taire.

PRUDENCE.—Avec quoi?

SECOND POLONAIS.—Avec le poignard qui a tué Russes à Ostrolenka.

PREMIER POLONAIS.—Et avec le bras qui a tué Russes à Varshava.

MADAME COURTEMICHE.—Ciel! mon pauvre Chéri-Mignon! Malheureux Polonais, la France qui vous reçoit, la France qui vous nourrit, la France qui vous protège! Et vous oserez percer le coeur d'un enfant de France?

PREMIER POLONAIS.—Chien pas enfant de France; moi tuer chien, pas tuer
Français.

PRUDENCE, riant.—Ah! ah! ah! Je n'en demande pas tant; que ce chien reste seulement tranquille et ne nous ennuie pas.

Innocent et Simplicie, placés en face de Prudence, de Mme Courtemiche et de son chien, étaient plus effrayés qu'amusés de tout ce qui s'était passé depuis qu'ils étaient installés dans la diligence. Le chien leur causait une grande terreur, sa maîtresse plus encore. Ils se tenaient blottis dans leur coin, ne quittant pas des yeux Chéri-Mignon, toujours prêt à montrer les dents et à s'en servir; Mme Courtemiche leur lançait des regards flamboyants, ainsi qu'aux Polonais, qu'elle prenait pour des assassins, des égorgeurs.

Mme Courtemiche gardait son chien sur ses genoux; Prudence, se voyant plus à l'aise, se calma entièrement; fatiguée de ses dernières veilles pour les préparatifs du départ, elle s'endormit; Innocent et Simplicie fermèrent aussi les yeux; le silence régnait dans cet intérieur, si agité une demi-heure auparavant. Chacun dormit jusqu'au relais; il fallait encore deux heures de route.

Mais pendant ce calme, ce silence, Mme Courtemiche seule veillait Chéri-Mignon flairait des provisions dans le panier que Prudence avait placé par terre sous, ses jambes; il luttait depuis quelques instants contre sa maîtresse pour s'assurer du contenu du panier. Mme Courtemiche l'avait péniblement retenu tant qu'un oeil ouvert pouvait le voir et le dénoncer. Mais quand elle vit le sommeil gagner tous ses compagnons de route, elle ne résista plus aux volontés de l'animal gourmand et gâté, et, le déposant doucement près du panier, non seulement elle le laissa faire, mais encore elle aida au vol en défaisant sans bruit le papier qui enveloppait la viande. Chéri-Mignon fourra son nez dans le panier, saisit un gros morceau de veau froid, et se mit à le dévorer avec un appétit dont se réjouissait le faible coeur de sa sotte maîtresse: A peine avait-il avalé le dernier morceau que la diligence s'arrêta et que chacun se réveilla. Les chevaux furent bientôt attelés; la voiture repartit.

—Il est près de midi, dit Prudence: c'est l'heure de déjeuner; avez-vous faim, Monsieur Innocent et Mademoiselle Simplicie?

—Très faim, fut la réponse des deux enfants.

==Alors nous pouvons déjeuner, et si ces messieurs les Polonais ont bon appétit, nous trouverons bien un morceau à leur offrir.

Les yeux des Polonais brillèrent, leurs bouches s'ouvrirent; les pauvres gens n'avaient rien mangé depuis la veille, pour ménager leur maigre bourse et pouvoir payer le dîner au Mans. Prudence les avait pris en amitié à cause de leurs menaces contre le chien; elle reçut avec plaisirs les vifs remerciements des deux affamés,

Prudence se baisse, prend le panier, le trouve léger, y jette un prompt et méfiant regard.

—On a fouillé dans le panier! s'écrie-t-elle. On a pris la viande! Un morceau de veau, blanc comme du poulet, pas un nerf, et pesant cinq livres!

Prudence lève son visage étincelant de colère; elle parcourt de l'oeil tous ses compagnons de route; les Polonais désappointés, Mme Petitbeaudoit stupéfaite ne font naître aucun soupçon. L'air mielleux et placide de Mme Courtemiche éveille sa méfiance: Chéri-Mignon a le museau gras, il y passe sans cesse la langue; son ventre est gonflé outre mesure; de petits morceaux de papier gras paraissent sur son front et sur une de ses oreilles.

—Voilà le voleur! s'écrie Prudence. C'est ce chien maudit qui a mangé notre déjeuner, notre meilleur morceau! un morceau que j'avais choisi entre cent chez le boucher, que j'avais fait rôtir avec tant de soin! Messieurs les Polonais, vengez-vous!

A peine Prudence avait-elle proféré ces derniers mots, à peine Mme Courtemiche avait-elle eu le temps de frémir devant la vengeance qu'elle prévoyait, que les deux Polonais. obéissant à un même sentiment, s'étaient élancés sur le chien et l'avaient précipité sur la grande route par la glace restée ouverte.

La stupéfaction de Mme Courtemiche donna à la diligence lancée au galop, le temps de faire un assez long trajet avant qu'elle, fût revenue de son saisissement. Un silence solennel régnait dans l'intérieur; chacun contemplait Mme Courtemiche et se demandait à quel excès pourrait se porter sa colère. Son visage, devenu violet, commençait à blêmir, sa lèvre inférieure tremblait, ses mains se crispaient. Elle cherchait à faire expier à Prudence le secours que lui avaient accordé les Polonais; elle n'osait pourtant s'attaquer à Prudence elle-même; mais l'attachement qu'elle paraissait avoir pour ses jeunes maîtres, dirigea l'attaque de Mme Courtemiche. Elle poussa un cri sauvage, et, s'élançant sur Innocent avant que personne eût pu l'arrêter, elle lui appliqua soufflet sur soufflet, coup de poing sur coup de poing. Prudence n'avait pas encore eu le temps de s'interposer entre cette femme furieuse et sa victime, que les Polonais avaient ouvert la portière placée au fond de la voiture, et, profitant d'un moment d'arrêt, ils avaient saisi Mme Courtemiche et l'avaient déposée un peu rudement sur la même grande route où avait été lancé son Chéri-Mignon. La diligence, en s'éloignant, leur laissa voir longtemps encore Mme Courtemiche, d'abord assise sur la grande route, puis levée et menaçant du poing la voiture qui disparaissait rapidement à ses regards. Prudence approuva et remercia les Polonais, Mme Petitbeaudoit les blâma et leur dit qu'il pourrait leur en arriver des désagréments; les Polonais s'en moquèrent et demandèrent à Prudence d'examiner le panier et ce qui restait. On profita des places qui restaient libres pour se mettre à l'aise et pour défaire tout ce que renfermait le panier.

La prévoyance de la bonne reçut sa récompense; on trouva encore un gros morceau de jambon, des oeufs durs, des pommes de terre, des galettes et force poires et pommes. Le vin et le cidre n'avaient pas, été oubliés. Dans la joie de sa vengeance satisfaite. Prudence invita aussi Mme Petitbeaudoit à partager leur repas; mais elle avait déjeuné avant de partir et ne voulait rien devoir à Prudence, dont le langage et les allures ne lui convenaient guère.

Les cinq autres convives s'acquittèrent si bien de leurs fonctions, que le panier demeura entièrement vide; les Polonais en avaient consommé les trois quarts; quand Simplicie demanda encore une poire et de la galette, tout était mangé. Prudence se repentit de n'avoir pas mieux surveillé et ménagé les provisions; elle jeta un regard de travers aux Polonais; ceux-ci étaient rassasiés et contents: ils ne bougèrent plus jusqu'à l'arrivée à Laval, où les voyageurs descendirent pour attendre le train qui devait les mener à Paris,

III

LE CHEMIN DE FER

—J'espère que nous serons plus agréablement en chemin de fer que dans cette vilaine diligence, dit Simplicie.

C'étaient les premières paroles qu'elle prononçait depuis leur départ;
Mme Courtemiche et son chien l'avaient terrifiée ainsi qu'Innocent:

—Faites enregistrer votre bagage! cria un employé,

—Où faut-il aller? dit Prudence.

—Par ici, Madame, dans la salle des bagages.

—Prenez vos billets, dit un second employé. On n'enregistre pas les bagages sans billets.

Prudence ne savait auquel entendre, où aller, à qui s'adresser; Simplicie à sa droite, Innocent à sa gauche gênaient ses mouvements; elle demandait sa malle aux voyageurs, qui l'envoyaient promener, les uns en riant, les autres en jurant. Enfin, les Polonais lui vinrent obligeamment en aide: l'un se chargea des billets, l'autre du bagage. En quelques minutes tout fut en règle.

Prudence remerciait les Polonais, qui se rengorgeaient, ils la firent entrer dans la salle d'attente des troisièmes par habitude d'économie, ils avaient pris des troisièmes pour leurs trois protégés comme pour eux-mêmes.

—Comme on est mal ici! dit Innocent.

—Il n'y a que des blouses et des bonnets ronds, dit Simplicie.

—La blouse vous gêne donc, Mam'selle? s'écria un ouvrier à la face réjouie. La blouse n'est pourtant pas méchante… quand on ne l'agace pas.

—Est-ce que vous préféreriez le voisinage d'une crinoline qui vous écrase les genoux, qui vous serre les hanches, qui vous bat dans les jambes? ajouta une brave femme à bonnet rond, en regardant de travers Innocent et Simplicie.

Simplicie eut peur; elle se serra contre Prudence; celle-ci se leva toute droite, le poing sur la hanche.

—Prenez garde à votre langue, ma bonne femme. Mam'selle Simplicie n'a pas l'habitude qu'on lui parle rude; son papa, M. Gargilier, est un gros propriétaire d'à huit lieues d'ici, je vous en préviens, et…

—Laissez-moi tranquille avec votre Monsieur propriétaire. Je m'en moque pas mal, moi. Je ne veux pas qu'on me méprise, moi et mon bonnet rond, et je parlerai si je veux et comme je veux.

—Bien, la mère! reprit l'ouvrier à face réjouie. C'est votre droit de vous défendre; mais tout de même, je pense que Mam'selle… Simplicie, puisque Simplicie il y a, n'y a pas mis de malice; la voilà tout effrayée, voyez-vous; les malicieux ça ne s'effarouche pas pour si peu. N'ayez pas peur, Mam'selle; vous n'êtes pas ces habitués de troisièmes, je crois bien. Tenez votre langue et on ne vous dira rien, non plus qu'à ce grand garçon qu'on dirait passé dans une filière, ni à cette brave dame qui veille sur vous comme une poule sur ses poussins.

La bonhomie de l'ouvrier calma la bonne femme et rassura Prudence, Innocent et Simplicie. Peu d'instants après, le sifflet, la cloche et l'appel des employés annoncèrent l'arrivée du train; les portes s'ouvrirent; les voyageurs se précipitèrent sur le quai, et chacun chercha une place convenable dans les wagons.

Prudence voulut entrer dans les premières, les employés la repoussèrent; dans les secondes, elle fut renvoyée aux troisièmes, dont l'aspect lui parut si peu agréable qu'elle commença une lutte pour arriver du moins aux secondes. Mais les employés, trop occupés pour continuer la querelle, s'éloignèrent, la laissant sur le quai avec les enfants.

—Train va partir! cria un des Polonais établis dans un wagon de troisième.

—Montez vite! cria le second Polonais.

Prudence hésitait encore; le premier coup de sifflet était donné; les deux Polonais s'élancèrent sur le quai, saisirent Prudence, Innocent et Simplicie, les entraînèrent dans leur wagon et refermèrent la portière. Au même instant le train s'ébranla, et Prudence commença à se reconnaître. Elle était entre ses deux jeunes maîtres et en face des Polonais; le wagon était plein, il y avait trois nourrices munies de deux nourrissons chacune, un homme ivre et un grand Anglais à longues dents.

BOGINSKI.—Sans nous, vous restiez à Laval, Madame, et vous perdiez places et malle.

PRUDENCE.—La malle! Seigneur Jésus! Où est-elle, la malle? Qu'en ont-ils fait?

BOGINSKI.—Elle est dans bagage, Madame; soyez tranquille, malle jamais perdue avec chemin de fer!

Prudence prenait confiance dans les Polonais; elle ne s'inquiéta donc plus de sa malle et commença l'examen des voyageurs; les poupons criaient tantôt un à un, tantôt tous ensemble. Les nourrices faisaient boire l'un, changeaient, secouaient l'autre; les couches salies restaient sur le plancher pour sécher et pour perdre leur odeur repoussante, Simplicie était en lutte avec une nourrice qui lui déposait un de ses nourrissons sur le bras. La nourrice ne se décourageait pas et recommençait sans cesse ses tentatives. Simplicie sentit un premier regret d'avoir quitté la maison paternelle; ce voyage dont elle se faisait une fête, qui devait être si gai, si charmant, avait commencé terriblement, et continuait fort désagréablement.

—Prudence, dit-elle enfin à l'oreille de sa bonne, prends ma place, je t'en prie, et donne-moi la tienne; cette nourrice met toujours son sale enfant sur moi; tu, la repousseras mieux que moi.

Prudence ne se le fit pas dire deux fois; elle se leva, changea de place avec Simplicie, et, regardant la nourrice d'un air peu conciliant, elle lui dit en se posant carrément dans sa place:

—Ne nous ennuyez pas avec votre poupon, la nourrice. C'est vous qui en êtes chargée, n'est-ce pas? C'est vous qui gardez l'argent qu'il vous rapporte? Gardez donc aussi votre marmot: je n'en veux point, moi; vous êtes avertie; tant pis pour lui si j'ai à le pousser. Je pousse rudement, je vous en préviens.

LA NOURRICE.—En quoi qu'il vous gêne, mon enfant? Le pauvre innocent ne sait pas seulement ce que vous lui voulez.

PRUDENCE.—Aussi n'est-ce pas à lui que je m'adresse, mais à vous. Je ne veux que la paix moi, et pas autre chose.

—La paix armée, je crois, dit le grand Anglais avec un accent très prononcé.

LA NOURRICE.—Ah! vous êtes un milord, vous! Ne vous mêlez pas de nos affaires, s'il vous plaît Quand les Anglais vous arrivent à la traverse, ils font toujours du gâchis!

—Quoi c'est gâchis? demanda l'Anglais.

Un des Polonais voulut expliquer à l'Anglais dans son jargon ce qu'on entend en français par le mot gâchis, il mêla à son explication quelques mots piquants contre le gouvernement anglais dans les affaires de l'Europe.

«Moi comprends pas», dit l'Anglais avec calme, et il resta silencieux; mais sa rougeur, son air mécontent prouvaient qu'il avait compris.

Prudence approuvait le Polonais du sourire; on approchait du Mans; les Polonais espéraient voir récompenser leur persévérance à aider et soutenir Prudence et ses enfants par une invitation à dîner.

Leur espoir ne fut pas trompé. Quand le train s'arrêta et que 4es Polonais eurent fait comprendre à Prudence que les voyageurs descendaient pour dîner, elle sortit du wagon avec Innocent et Simplicie, escortée de ses deux gardes du corps, qui la firent placer à table. Ils allaient faire mine de se retirer, quand Prudence, effrayée du bruit et du mouvement. leur proposa de se mettre à fable avec eux et de les faire servir. Les Polonais se regardèrent d'un air triomphant et prirent place, l'un à la droite, l'autre à la gauche de leurs trois protégés et bienfaiteurs. Le service se fit rapidement; Prudence et les enfants mangeaient et buvaient comme s'ils avaient la soirée devant eux; mais les Polonais dévoraient avec rapidité; ils connaissaient le prix du temps en chemin de fer.

Quand les employés crièrent: «En voiture. Messieurs! en voiture!» les Polonais avaient bu et mangé tout ce qu'ils avaient devant eux et tout ce qu'on leur avait servi. Prudence et les enfants commençaient leur rôti.

—Comment! en voiture! Mais, nous n'avons pas fini. Dites donc, conducteur, attendez un peu; laissez-nous finir, dit Prudence, alarmée.

La cloche sonna. «En voiture. Messieurs!» fut la seule réponse qu'elle reçut. Les Polonais se chargèrent du paiement avec la bourse de Prudence; elle profita de ces courts instants pour remplir ses poches de poulet, de gâteaux, de pommes, et se laissa entraîner ensuite par les Polonais. Ils lui firent retrouver son wagon qu'elle avait perdu, et chacun reprit sa place, excepté le milord, qui avait changé de compartiment et l'homme ivre, qu'on avait tiré du wagon et qu'on avait couché sur un des bancs de la salle des bagages.

IV

ARRIVÉE ET DÉSAPPOINTEMENT

Simplicie et Innocent achevèrent leur voyage silencieusement comme ils l'avaient commencé. Ils furent enchantés d'arriver enfin à Paris, objet de leurs voeux. Ils s'attendaient à voir leur tante avec ses gens et une voiture, les attendant à la gare. Personne ne vint les réclamer. Les enfants, étaient désappointés; Prudence était effrayée. Qu'allaient-ils devenir, au milieu de ce monde agité, de ce bruit? Heureusement, les Polonais étaient encore à ses côtés et l'aidèrent, comme à Redon, à sortir d'embarras. Quand elle eut sa malle, quand les Polonais lui eurent fait avancer un fiacre et l'y eurent fait entrer en lui demandant où il fallait aller, la pauvre Prudence resta terrifiée; elle avait oublié l'adresse dela, tante des enfants et elle ne retrouvait pas sur elle la lettre que M. Gargilier lui avait remise pour sa soeur.

La terreur de Prudence gagna les enfants; ils se mirent à pleurer. Le cocher s'impatientait; les Polonais ne bougeaient pas; un nouvel espoir se glissait dans leur coeur. Prudence serait obligée de coucher dans un hôtel, ils lui offriraient de la garder jusqu'à ce qu'elle eût retrouvé la tante perdue, et ils vivraient jusque-là sans rien dépenser.

—Que faire? où aller? s'écria Prudence éperdue.

—Malheureux voyage! s'écria Simplicie.

—Où coucherons-nous? s'écria Innocent.

—Ça pas difficile, dit un des Polonais. Moi connaître hôtel excellent pour coucher et manger.

—Excellents Polonais! sauvez-nous. Menez-nous dans quelque maison où mes jeunes maîtres soient en sûreté, et ne nous quittez pas, ne nous abandonnez pas.

—Rue de la Clef, 25! s'écrièrent les Polonais en sautant dans le fiacre.

—C'est diablement loin, murmura le cocher en refermant la portière avec humeur.

Le fiacre se mit en route; Prudence tranquillisée par la présence de ses sauveurs, se mit à regarder avec une admiration croissante les boutiques, les lanternes, le mouvement incessant des voitures et des piétons.

Le coeur des Polonais nageait dans la joie; leur petite bourse restait intacte; ils avaient vécu toute la journée aux dépens des Gargilier, et ils étaient certains de pouvoir continuer leur protection intéressée pendant deux ou trois jours encore.

Innocent et Simplicie pleuraient leurs espérances trompées; ils étaient humiliés, désolés et déjà découragés. Les exclamations de Prudence les tirèrent pourtant de leur abattement, et ils admirèrent à leur tour, en longeant les quais, cette longue file de lumières reflétée dans l'eau et ces boutiques si bien éclairées.

Enfin, ils arrivèrent rue de la Clef, 25. La maison était de pauvre apparence; les Polonais descendirent et demandèrent les logements nécessaires. Il fallut payer d'avance, Prudence leur remit dix francs, prix des cinq lits nécessaires pour la nuit. On descendit la malle de dessus l'impériale; on la monta le long de l'escalier sale, sombre et infect qui, menait aux logements arrêtés, et on entra dans un appartement composé de deux pièces; la première était sans croisées et contenait deux lits pour les Polonais. La seconde avait une fenêtre et trois lits pour Prudence et les enfants. On leur apporta leur malle, une chandelle pour eux et une autre pour la première pièce.

—Madame a-t-elle besoin de quelque chose? demanda la fille.

—Rien, rien, répondit tristement Prudence.

La fille se retira en fermant la porte; les Polonais avaient allumé chacun leur pipe; ils fumaient et chantaient à mi-voix: Bozé cos Polski en action de grâces de la bonne chance que le bon Dieu leur avait envoyée.

—Nous heureux! nous heureux! disait à mi-voix Cozrgbrlewski.

—Pourvu cela dure, répondit de même Boginski. Si elle ne peut avoir l'adressé qu'en écrivant à père!

COZRGBRLEWSKI.—Non! non, pas comme ça! Est facile à arranger. Nous aiderons à défaire paquets et chercher lettre; et si je trouve!

BOGINSKI.—Que feras-tu?

COZRGBRLEWSKI.—Tu verras! Ferons chose ensemble.

—Messieurs les Polonais, êtes-vous couchés? dit la voix lamentable de
Prudence.

—Mon, non, Madame; toujours à votre service, répondirent-ils d'un commun accord en s'élançant dans la chambre.

—Je ne trouve pas la clef de ma malle; nos effets de nuit sont dedans; nous ne pouvons rien avoir.

—Mille tonnerres! Comment faire, Boginski?

—Donne-moi quelque chose; as-tu un crochet?

Cozrgbrlewski tira de sa poche un crochet; il le fit entrer lui-même dans la serrure de la malle, tourna, retourna, et, à force de tourner et de fouiller, il parvint à ouvrir la malle. La première chose qu'il aperçut fut la lettre de M, Gargilier à Mme Bonbeck, rue Godot, No 15. Il répéta plusieurs fois en lui-même cette précieuse adresse et fit ensuite une exclamation de surprise comme s'il venait de découvrir la lettre.

—Quoi! s'écria Prudence, la malle serait-elle vide?

—Bonheur, Madame, bonheur! Voici lettre!

—Imbécile! lui dit Boginski à l'oreille.

—Tu verras; tais-toi, répondit de même Cozrgbrlewski.

—Ma lettre! merci, Messieurs, merci! Que de reconnaissance nous vous devons! Que de services vous nous avez rendus!

Les Polonais saluèrent d'un air satisfait et se retirèrent dans leur chambre, laissant, Prudence et les enfants fouiller dans la malle pour y retrouver leurs affaires de nuit. Quand ils eurent fermé la porte:

BOGINSKI.—Pourquoi toi rendre lettre, imbécile? Nous maintenant devenus inutiles.

COZRGBRLEWSKI.—Imbécile toi-même! Toi pas voir pourquoi? Moi courir vite chez Bonbeck; dire à elle que neveu, nièce et bonne dame perdus, embarrassés. Elle contente; nous ramener à elle neveu, nièce et bonne dame; tous remercier, contents; inviter toi, moi à venir voir; et nous dîner, déjeuner, tout. Et puis moi commence à aimer les petits et la dame; eux tristes; elle très bonne, et confiante en nous.

—Très bien, répondit Boginski; moi rester, toi Vite partir chez
Bonbeck.

Cozrgbrlewski prit sa vieille casquette dix fois raccommodée, descendit l'escalier, sauta dans la rue et partit en courant.

Pendant qu'il courait, les enfants regardaient tristement leurs lits sales et vieux. Simplicie pensait à celui qu'elle avait eu chez sa mère et soupirait. Innocent faisait les mêmes réflexions et répondait par des soupirs à ceux de sa soeur.

—Et bien, qu'avez-vous. Monsieur et Mam'selle? N'êtes-vous pas contents? Ne sommes-nous pas à Paris, votre beau Paris? Jolies auberges, vraiment! Beau plaisir! Voyage bien agréable! Bonne nuit que nous allons passer!

—Mon Dieu, mon Dieu! s'écria Simplicie, laissant couler ses larmes, si j'avais deviné tout cela, je n'aurais jamais demandé à venir à Paris.

INNOCENT.—Attends donc! Tu vois que nous sommes perdus! Demain nous irons chez ma tante; c'est alors que nous serons bien. C'est la faute de Prudence qui a mis la lettre de papa dans la malle.

PRUDENCE.—Et où fallait-il donc que je la misse Monsieur?

INNOCENT.—Dans ta poche! tu l'aurais trouvée en arrivant.

PRUDENCE.—Cest facile à dire: dans ta poche. Ma poche est si bourrée qu'on n'y ferait pas entier une épingle. Est-ce aussi ma faute si ce gueux de chien et sa méchante maîtresse nous ont volé, mangé nos provisions? Et puis tout le reste, est-ce ma faute aussi?

INNOCENT.—Je ne dis pas cela. Prudence; seulement je dis que…, que…, enfin que c'est ta faute.

PRUDENCE.—Cest cela| Et moi. Je dis que si vous n'aviez pas pleurniché, ennuyé, assoté votre papa et votre maman, on ne nous aurait pas envoyés à Paris, et que nous, serions restés tranquillement chez nous.

SIMPLICIE.—C'est ta faute, Innocent: c'est toi qui m'as dit de pleurer et de bouder.

INNOCENT.—Eh bien, n'avons-nous pas réussi? Tu verras demain comme tu seras contente!… Je suis fatigué, j'ai sommeil, ajouta-t-il en bâillant.

Les enfants, se couchèrent; Prudence se coucha aussi après avoir rangé sa malle, mais ce ne fut pas pour dormir. A peine la chandelle fut-elle; éteinte, que des centaines, des milliers de punaises commencèrent leur repas sur le corps des trois dormeurs. Ils se tournaient, s'agitaient dans leurs lits; ils écrasaient les punaises par centaines; d'autres revenaient, et toujours et toujours. Simplicie se grattait, se relevait, se recouchait, gémissait, pleurait. Innocent grognait, se fâchait, tapait son lit à coups de poing. Prudence comprimait sa colère, maudissait Paris, sans oser toutefois maudire la fantaisie absurde des enfants et l'incroyable faiblesse des parents. Le jour vint: les punaises se retirèrent bien repues, bien gonflées du sang de leurs victimes, et les trois infortunés, succombant à la fatigue, s'endormirent si profondément, qu'ils n'entendirent l'appel des Polonais qu'au troisième coup de poing qui ébranlait la porte. Il faisait grand jour; il était neuf heures.

—Quoi? qu'est-ce? que me veut-on? s'écria Prudence à moitié endormie.

BOGINSKI.—Il est neuf heures. Madame. Tante Bonbeck attend à dix. Faut partir bientôt.

PRUDENCE.—Je ne comprends pas. Comment Mme Bonbeck sait-elle que nous sommes ici?

BOGINSKI.—Mon ami est allé hier soir; il a lu l'adresse sur la lettre, a couru pour aider.

PRUDENCE.—Excellents Polonais! vous serez récompensés! Vite, Monsieur,
Mademoiselle, levez-vous… Levez-vous promptement et partons.

COZRGBRLEWSKI.—Pas partir sans manger; pas sain à Paris sortir sans estomac plein. Voilà café prêt.

PRUDENCE.—Merci, chers sauveurs! Cinq minutes et nous sommes prêts.

La toilette ne fut pas longue; un peu d'eau aux main et au visage, un coup de brosse aux cheveux emmêlés, et la porte fut ouverte par Prudence pour donner passage aux Polonais apportant un plateau chargé de tasses, de café, lait, sucre, pain, beurre.

Vous permettez-nous manger avec vous? dit Boginski.

—Avec plaisir et reconnaissance, chers protecteurs, répondit Prudence attendrie.

Ils avaient tous faim et tous mangèrent copieusement; mais, entre tous, les Polonais se distinguèrent par leur appétit vorace; le pain de six livres, le litre de café, la cruche de lait, la motte de beurre, le sucrier plein furent engloutis par les Polonais affamés. Lorsqu'il n'y eut plus rien à manger, ils se levèrent, regardèrent Prudence et les enfants, et ne purent s'empêcher de sourire en voyant leurs visages rouges et bouffis.

—C'est puces qui ont mangé visage? demanda Boginski en cherchant à prendre un air de compassion.

PRUDENCE.—Non, ce sont des punaises; nous n'avons pas dormi jusqu'au jour. Je ne pensais pas qu'à Paris on fût mangé de punaises.

COZRGBRLEWSKI.—Paris grand! Place pour tous.

—Il faut payer et partir, Madame, dit Boginski d'un air aimable.

PRUDENCE.—A qui faut-il payer?

BOGINSKI.—Moi vous épargner la peine. Donnez argent, et moi aller payer.

Prudence remercia, salua et remit à son protecteur une pièce de vingt francs. Boginski revint bientôt, lui apportant douze francs de monnaie.

V

MADAME BONBECK

Prudence acheva de tout ranger dans la malle, que les Polonais chargèrent sur leurs épaules, et tous descendirent l'escalier noir et tortueux, qui les mena jusque dans la rue. La malle fut posée à terre; Cozrgbrlewski courut chercher un fiacre, qu'il ne tarda pas à amener à la porte; on plaça la malle sur l'impériale; Prudence, Innocent, Simplicie et les Polonais s'entassèrent dans le fiacre.

«15, rue Godot!» cria Boginski; et le fiacre partit. A dix heures sonnantes, il s'arrêta à l'adresse indiquée. Tous descendirent; on prit la malle.

—Mme Bonbeck? dit Boginski au portier après avoir payé le fiacre avec l'argent de Prudence.

—Au cinquième, au bout du corridor, première porte à gauche, répondit le portier sans regarder les entrants.

Tous montèrent; au troisième étage, ils commencèrent à ralentir le pas, à souffler à s'arrêter.

—Comme ma tante demeure haut! dit Simplicie.

—L'escalier est joli et clair! dit Innocent.

—Diable de Paris! marmotta Prudence. Tout y est incommode et pas du tout comme chez nous. Cette idée de bâtir des maisons qui n'en finissent pas; étage sur étage! Ça n'a pas de bon sens!

—Ouf! dirent les Polonais en déposant lourdement leur charge à la porte de Mme Bonbeck;

Boginski, qui, était au fait des usages de Paris, tira le cordon de la sonnette; une femme assez sale et d'apparence maussade vint ouvrir,

—Qui demandez-vous? dit-elle d'un ton bref. C'est vous qui êtes venu hier soir pour parler à Madame?

—Oui, Madame, et nous demander Bonbeck, dit Cozrgbrlewski

—Qu'est c'est que ça, Bonbeck? répondit la bonne en fronçant le sourcil.

—Mme Bonbeck, tante de M. Innocent que voici et de Mlle Simplicie que voilà, s'empressa de répondre Prudence en faisant force révérences.

—Entrez, reprit la bonne en s'adoucissant… Et ces messieurs, entrent-ils aussi? Qu'est-ce qu'ils veulent?

—Nous amis de Madame et des enfants; nous les défendre les aider beaucoup.

—Ce sont nos protecteurs, nos sauveurs, reprit Prudence avec vivacité.

—Entrez tous, continua la bonne, en jetant toutefois sur les Polonais un regard de méfiance.

—Sac à papier! sabre de bois! vas-tu me laisser aller, toi, l'amour des chiens! cria une voix presque masculine.

Au même instant, la porte du salon s'ouvrit, et Mme Bonbeck fit son entrée tenant par les oreilles un superbe épagneul qui sautait sur elle et gênait sa marche.

C'était une femme de soixante-dix ans, sèche, vigoureuse, décidée, taille moyenne, cheveux gris, tête nue, petits yeux gris malicieux, nez recourbé, bouche maligne; l'ensemble bizarre et conservant des restes de beauté.

—A bas! l'amour des chiens! Va embrasser tes nouveaux compagnons! Bonjour, Simplette; bonjour pauvre Innocent; bonjour, dame Prude. On vous a annoncés hier soir; je vous attendais; je n'ai pas été vous prendre à la gare, comme le demandait mon frère, parce que j'avais de la musique… chez moi, mais j'ai bien pensé que vous vous tireriez d'affaire sans moi. Ah! ah! ah! quelles mines vous avez!… Allons donc, n'allongez pas vos visages! Sont-ils rouges, sont-ils drôles! Et vous autres, grands nigauds! Des Polonais, pas vrai? Je vous reconnais, mes gaillards. Allons entrez tous chez la vieille tante. Pas de cérémonies, et pas d'air guindé! J'aime qu'on rie chez moi! Celui qui ne rit pas n'a pas une bonne conscience! Par ici, l'amour des chiens, par ici; fais-leur voir comme tu es bon ami avec l'amour des chats… Tenez, voyez-moi ça! Voyez cet amour de chat! un peu pelé parce qu'il est vieux comme sa maîtresse, et qu'il bataille par-ci par-là avec l'amour des chiens. A bas! à bas! l'amour des chats! Voyons, pas de batailles! A bas, l'amour des chiens! Sac à papier! A bas! Je dis!

L'amour des chiens, l'amour des chats n'écoutaient pas les paroles conciliantes de leur maîtresse, ils se battaient comme des enragés; l'amour des chiens arrachait à belles dents les poils déjà endommagés de son ami; l'amour des chats griffait à pleines griffes le nez, les oreilles, les yeux de son camarade. Mme Bonbeck criait, se jetait entre eux, tapait l'un, tapait l'autre, sans pouvoir les séparer.

—Satanées bêtes! s'écria-t-elle. Ah! vous en voulez? On y va, on y va!

Et, saisissant un fouet, elle distribua des avertissements si frappants, que chien et chat se séparèrent et se réfugièrent dans leurs coins, hurlant et miaulant.

Mme Bonbeck remit son fouet en place, s'approcha en riant des enfants consternés, de Prudence pétrifiée et des Polonais ébahis:

—Voilà ma manière, dit-elle. Je fais tout rondement. Allons entrez au salon. Prude, ma fille, va-t'en dans ta chambre; range tout, Croquemitaine, t'aidera. C'est ma bonne que j'appelle Croquemitaine, parce qu'elle à toujours l'air de vouloir avaler tout le monde. Allons, ajouta-t-elle en poussant à deux mains les enfants et les Polonais, je veux qu'on rie, moi.

—Ah! ah! ah! ont-ils l'air effarés! Je ne vous mangerai pas allez!

COZRGBRLEWSKI.—Moi pas me laisser avaler, pas passer. Gorge étroite, moi large!

MADAME BONBECK.—Bien dit, mon garçon! Comment vous appelez-vous?

COZRGBRLEWSKI.—Cozrgbrlewski. Mâme Bonbeck.

MADAME BONBECK.—Eh? Coz… quoi?

COZRGBRLEWSKI.—Cozrgbrlewski. Mâme Bonbeck.

MADAME BONBECK.—Diable de nom! Ces Polonais, ça a des noms qu'une langue française ne peut pas prononcer.

BOGINSKI.—Langue française douée, jolie, bonne, comme dames français.

MADAME BONBECK.—Tiens, tiens, vous êtes le flatteur de la bande! C'est bien mon ami; c'est l'ancienne politesse française. Et comment vous appelez-vous?

BOGINSKI—Boginski, Madame Bonbeck.

MADAME BONBECK.—A la bonne heure! Boginski! c'est un nom chrétien, au moins. Cozi.. ki! je ne vous appellerai pas souvent, vous. Et toi, Simplette, et toi, Innocent, allez-vous rester à tournoyer comme des toupies d'Allemagne? Que veux-tu faire, toi?

SIMPLICIE, timidement.—Ce que vous voudrez, ma tante.

MADAME BONBECK, l'imitant.—Ce que vous voudrez, ma tante… Sotte, va! Tâche d'avoir une volonté, sans quoi je t'en donnerai avec le fouet de l'amour des chiens et l'amour des chats.

Simplicie frémit et regarda sa tante avec terreur.

MADAME BONBECK.—Et toi. Innocent, n'as-tu pas une volonté?

INNOCENT.—Si, ma tante. Je veux entrer en pension.

MADAME BONBECK.—Pour quoi faire, imbécile? Pour crever d'ennui?

INNOCENT.—Je veux porter un uniforme comme Léonce qui est entré au collège Stanislas.

MADAME BONBECK.—Si c'est pour porter un uniforme, je te ferai recevoir dans les enfants de troupe, grand nigaud; tu aurais bien par-ci par-là quelques coups de fouet et tes camarades à tes trousses, mais tu courrais les champs et tu ne pâlirais pas sur ces diables de grec et de latin auxquels ils ne comprennent rien, quoi qu'ils en disent.

INNOCENT.—Papa veut bien que j'entre en pension, ma tante; et il ma dit que j'entrerais dans la pension des Jeunes savants.

MADAME BONBECK.—Ânes savants, tu veux dire, nigaud?

Innocent n'osa pas répliquer; Mme Bonbeck lui donna en riant une tape sur les reins, et s'assit dans un fauteuil. Elle interrogea les Polonais, qui lui racontèrent les aventures du voyage de Prudence et des enfants; elle rit à se pâmer; sa gaieté gagna, les Polonais et même les enfants.

—Je vois que vous êtes de bons enfants, dit-elle aux Polonais. Où demeurez-vous? que faites-vous?

BOGINSKI.—Nous n'avons pas de demeure et pas rien à faire.

MADAME BONBECK.—De quoi vivez-vous?

BOGINSKI.—Gouvernement donne un franc cinquante par jour.

MADAME BONBECK.—Mais c'est une horreur! Comment peut-on vous faire vivre avec si peu de chose? Écoutez-moi, mes amis; moi qui n'ai pas comme le gouvernement dix ou quinze mille Polonais à nourrir, Je vous offre une chambrette chez moi. Je ne suis pas riche, mais j'ai bon coeur, moi. Vous m'aiderez à faire marcher mon ménage et vous aiderez Croquemitaine. Est-ce entendu? cela vous convient-il?

BOGINSKI.—Mâme Bonbeck très bonne; mon camarade et moi très contents, très reconnaissants. Nous faire tout pour Marne Bonbeck et Marne Croquemitaine.

MADAME BONBECK.—Cest bien; suivez-moi tous, je vais vous établir chacun chez vous.

Mme Bonbeck sortit suivie des enfants, des Polonais, de l'amour des chiens et de l'amour des chats; ils marchèrent vers la cuisine en traversant la salle à manger, la chambre de Mme Bonbeck, la chambre destinée à Innocent, à Simplicie et à Prudence, ensuite un bout du corridor, puis la cuisine, où Croquemitaine fit connaissance avec Prudence.

MADAME BONBECK.—Tiens, Croquemitaine, je t'amène de bons garçons qui vont t'aider et qui nous feront rire.

CROQUEMITAINE.—Madame veut loger ces messieurs?

—Et où Madame veut-elle les mettre?

MADAME BONBECK.—C'est ton affaire, mets-les où tu voudras, couche-les comme tu pourras, et fais-les marcher rondement. Ils ont de drôles de noms, va; celui-ci s'appelle Boginski, et l'autre, Polonais pur sang, Cozrrrbrrrgrr… je ne sais quoi. Nous l'appellerons Coz pour abréger. Là! vous, voilà installés, les Polonais. Venez, vous autres, et toi aussi, Prude, tu vas défaire la malle des enfants.

Elle les mena dans leur chambre, donna une tape à l'un, tira l'oreille de l'autre, et les quitta en riant pour étudier sur son violon un morceau de Mozart qu'elle devait écorcher le soir avec trois ou quatre vieux amis qui grattaient comme elle du violon, de la contrebasse, ou qui soufflaient dans des flûtes.

—Innocent, dit Simplicie, quand ils furent seuls avec Prudence, ma tante est singulière; elle me fait peur.

INNOCENT.—Pas à moi; il ne s'agit que de lui répondre et de la faire rire. C'est une bonne femme.

SIMPLICIE.—Bonne! tu as donc oublié comme elle a battu son chien et son chat?

INNOCENT.—Je crois bien; ils se battent quand elle veut nous faire voir comme ils sont bons amis!

SIMPLICIE.—Et puis, comme elle crie, comme elle rit fort, comme elle jure! Mon Dieu! que je vais être malheureuse! Pourquoi ne suis-je pas restée avec maman et papa?

INNOCENT.—Laisse donc! tu t'habitueras. Je te dis qu'elle est très bonne femme.

PRUDENCE.—Je ne sais pas où mettre nos affaires; il n'y a ni commode, ni armoire dans la chambre.

INNOCENT.—Tiens, voilà un grand placard avec six tablettes; mets tout cela dedans.

PRUDENCE.—C'est aisé à dire, mets tout cela dedans! où voulez-vous que j'accroche les robes de Mademoiselle et vos habits d'uniforme?

INNOCENT.—Laisse-les dans la malle; d'abord, pour les miens, j'espère bien les emporter bientôt à la pension.

PRUDENCE.—Et les robes de Mademoiselle, elles seront chiffonnées dans la malle.

INNOCENT.—Bah! il n'y a pas grand malheur? Ça ira tout de même.

SIMPLICIE.—Tu es bon, toi! Je ne veux pas que mes robes soient chiffonnées; je veux qu'on les accroche.

PRUDENCE.—Où Mademoiselle veut-elle que je les mette? Il n'y a ni armoires ni portemanteaux.

SIMPLICIE.—Je veux qu'on sorte mes robes.

INNOCENT.—Non, on ne les sortira pas.

SIMPLICIE.—Je te dis que si; je les sortirai moi-même.

Simplicie voulut tirer ses robes hors de la malle; Innocent se jeta dessus et la repoussa. La lutte continua quelque temps assez silencieuse, mais petit à petit s'anima; des paroles on en vint aux tapes, et les enfants se querellaient avec acharnement, malgré les remontrances de la bonne, quand la tante Bonbeck entra pour connaître la cause des cris et du bruit qui troublaient sa musique.

«Diables d'enfants! allez-vous finir! A-t-on jamais vu des enragés pareils! Faut-il que je prenne mon fouet pour vous séparer comme l'amour des chiens et l'amour des chats?»

La menace fit son effet. Innocent lâcha Simplicie, qu'il tenait par ses jupes d'une main, pendant qu'H tapait de l'autre, et Simplicie abaissa ses pieds qui battaient le tambour sur les jambes et les reins d'Innocent. La tante les fit approcher, les gratifia chacun d'une paire de claques, et retourna à son violon.

Prudence resta ébahie de voir ainsi traiter ses jeunes maîtres; Innocent et Simplicie, se frottaient les joues en pleurnichant tout bas.

—Tu vois comme elle est méchante, dit Simplicie à voix basse.

INNOCENT.—Elle tape joliment fort; sa main est sèche et dure comme du fer.

SIMPLICIE.—J'écrirai à maman que je ne veux pas rester chez elle.

INNOCENT.—Où iras-tu? Moi, c'est différent; J'irai à la pension des Jeunes savants. Prudence, prends la lettre que papa a écrite au maître de pension; nous irons la porter aujourd'hui.

PRUDENCE.—La voici dans mon portefeuille, monsieur Innocent. Mais comment trouverons-nous la rue et la maison?

INNOCENT.—Nous dirons à un des Polonais de nous y mener.

PRUDENCE.—C'est une bonne idée, ça. Je vais vite ranger vos effets, et nous appellerons les Polonais.

Prudence, aidée d'Innocent et de Simplicie, parvint à tout mettre en ordre; elle mit le linge entre les matelas; elle enveloppa dans une serviette celui d'Innocent, dans une autre tes habits et chaussures du collège; elle arrangea de son mieux ses robes et celles de Simplicie dans les deux compartiments de la malle; ensuite elle donna aux enfants de l'eau, du savon, des peignes et des brosses. Ils firent leur toilette et s'apprêtaient à sortir, quand Croquemitaine vint les prévenir qu'il était midi et, que leur tante les attendait pour déjeuner. Ils n'osèrent pas résister à la sommation, et, laissant Prudence déjeuner de son côté avec Croquemitaine, ils allèrent au salon.

—Arrivez donc, sapristi! J'aime qu'on soit exact, moi; mettons-nous à table, j'ai une faim d'enragée. Mets-toi là, Simplette, à ma droite; et toi, par ici, nigaud, en face de moi. Où sont les Polonais? Fais-les venir, Croquemitaine. Je n'aime pas attendre, tu sais.

Deux minutes après, les Polonais, lavés, peignés, nettoyés, entraient, saluaient, remerciaient.

—Aurez-vous bientôt fini vos révérences? Je n'aime pas tout ça. A table, et mangeons.

Croquemitaine apporta une omelette. Mme Bonbeck la partagea en cinq parts, réservant un bout pour Prudence et Croquemitaine.

—Tiens, Croquemitaine, emporte ça et mange là-bas avec Prude, qui doit avoir l'estomac creux. J'ai une faim terrible, moi!

Tous mangèrent leur omelette sans souffler mot. Quand ils eurent fini, la tante Bonbeck versa à boire.

—Peu de vin, beaucoup d'eau, dit-elle en riant; c'est mon régime et celui de ma bourse, qui est maigre et souvent vide, Ça ne vous va pas, eh! les Polonais? Vous aimeriez beaucoup: de vin et peu d'eau! Pas vrai?

COZRGBRLEWSKI.—Je ne dis pas non, Mâme Bonbeck; mais faut prendre quoi on donne.

MADAME BONBECK.—Et dire merci encore, Monsieur Coz. Avec vos trente sous par jour. Vous auriez chez vous de l'eau de Seine et du pain de munition.

COZRGBRLEWSKI.—Je dis pas non, Mâme Bonbeck; faut prendre quoi on a.

MADAME BONBECK.—Dites donc, mon cher, ne répétez pas à chaque phrase:
Mâme Bonbeck. Avez-vous peur que je n'oublie mon nom, par hasard?

COZRGBRLEWSKI.—Oh! cela non, Mâme Bon…

MADAME BONBECK.—Encore? Sac à papier! vous m'ennuyez, savez-vous? Laissez parler Boginski; je l'aime mieux que vous avec votre nez rouge et vos grosses moustaches rousses. Voyons, Boginski, mon garçon, racontez-nous quelque chose.

BOGINSKI.—Volontiers, moi savoir beaucoup; moi raconter comment un jour j'étais beaucoup fatigué, avec camarades aussi; j'avais resté à cheval quinze jours; j'avais pas ôté bottes; les Russes toujours près; chevaux pas ôté brides et selles; pieds à moi grattaient beaucoup; cheval buvait eau fraîche; moi ôté bottes et voir pieds en sang, des bêtes mille et dix mille courir partout sur pieds et jambes et manger moi; moi laver, layer; bêtes mourir et, noyer; moi content; puis laver bottes pleines des bêtes; moi plus content encore. Voilà Russes arrivent. Nous sauter à cheval, moi nu-pieds, galoper, tuer Russes, fendre têtes, percer poitrines; Russes peur et sauver; moi rire, moi tout à fait content; camarades aussi; après, pas content; moi plus de bottes, tombées là-bas. Mais moi pas bête; descendre par terre; tirer bottes à Russe mort, laver beaucoup, puis mettre; et c'est très bien; bottes bonnes; pas trous comme miennes; bonnes, très bonnes; et moi toujours content et galoper à camarades pour Ostrolenka.

MADAME BONBECK.—Qu'est-ce que c'est que ça, Olenka?

BOGINSKI.—C'est bataille terrible; longtemps, 1831; moi quinze ans, tué vingt-cinq Russes, puis échappé bien loin et venir en bonne France et avoir trente sous par jour. C'est bon ça. Pas mourir de faim toujours, c'est beaucoup. Pas mourir de froid, beaucoup aussi; et trouver bonne Mme Bonbeck, c'est excellent, ça!

—Pauvre garçon! dit Mme Bonbeck touchée de cette dernière phrase. Coz, allez nous chercher le plat de viande.

Coz se précipita, disparut et revint presque immédiatement apportant un grand plat de boeuf aux oignons.

Mme Bonbeck donna chacun une part suffisante.

—Portez à Croquemitaine, mon ami Coz, dit-elle, et revenez vite manger votre part.

Coz revint plus vite encore, et mangea avec empressement la grosse part que lui avait servie Mme Bonbeck.

—Sapristi! quel appétit! s'écria-t-elle. Vous êtes tous deux de vrais Polonais. C'est égal, je vous utiliserai. Que savez-vous faire, Boginski?

Moi faire écritures comme maître; moi donner leçons musique.

—Musique! dit Mme Bonbeck en sautant sur sa chaise. Vous aimez la musique? vous jouez de quelque instrument?

—Moi aimer beaucoup musique; moi jouer piano et flûte; moi savoir accorder et raccommoder pianos, flûtes, violons.

—Mon ami! mon bon ami! s'écria Mme Bonbeck en se jetant au cou de
Boginski surpris et enchanté. Vous aimez la musique! c'est admirable!
Nous ferons de la musique ensemble.

—Tout le jour, si plait à Madame, répondit Boginski; moi jamais fatigué pour musique.

MADAME BONBECK.—Mon cher ami! Quel bonheur! Comme je vous remercie de
vouloir bien loger chez moi! Mais riez donc, vous autres! Ris donc,
Simplette; ris, nigaud; ris diable de Coz… Que sais-tu toi, mon pauvre
Coz?

COZRGBRLEWSKI.—Moi sais relier livres, graver musique.

MADAME BONBECK.—Graver musique! Mais c'est une bénédiction! Vous allez me graver des sonates écrites à la main, vieilles mais superbes, admirables. Nous les vendrons, nous gagnerons de l'argent; car je ne suis pas riche, moi mes chers, mes bons amis, et je ne pourrais pas vous garder longtemps si vous ne gagniez pas quelque argent.

INNOCENT.—Ma tante, je voudrais bien sortir après dîner.

MADAME BONBECK.—Pour aller où, nigaud?

INNOCENT.—Pour porter à la pension la lettre de papa.

—MADAME BONBECK.—Tu es bien pressé, mon garçon; mais je ne te retiens pas. Va où tu voudras, restes-y si tu veux; emmène Simplette avec toi; je garde mes Polonais, moi.

INNOCENT.—Mais, ma tante, nous ne savons pas le chemin; nous voudrions un Polonais pour nous mener.

MADAME BONBECK.—Sac à papier! diables de nigauds, qui ne connaissent pas Paris! Coz, allez avec eux, et revenez vite. Je garde mon ami Boginski.

Pendant ce dialogue, Croquemitaine avait apporté de la salade et du fromage; on finissait le repas et Mme Bonbeck se leva de table, emmenant avec elle Boginski. Peu d'instants après, on les entendit racler du violon et souffler de la flûte. Les enfants allèrent chercher Prudence, et descendirent, accompagnés de Cozrgbrlewski et enchantés de prendre l'air.

VI

PREMIÈRE PROMENADE DANS PARIS

La pension était située dans une des rues qui avoisinent le jardin du Luxembourg; ils mirent près de deux heures pour arriver parce que les enfants et Prudence s'arrêtaient avec admiration devant chaque boutique, et ne pouvaient se lasser de regarder les étalages. Leurs cris de joie faisaient retourner et rire les passants; la toilette bizarre de Simplicie, qui avait mis sa robe de velours de coton bleu, l'air nigaud d'Innocent, le bonnet de paysanne de Prudence et l'habit tapé du Polonais excitaient les moqueries et les quolibets.

—Drôles de corps! disait l'un.—Toilettes impayables! disait un autre.—Des échappés de Charenton! s'écriait un troisième.—Combien paye-t-on, pour les voir?—Ce sont des faiseurs de tours!—Belle famille à montrer à la foire! etc., disaient des gamins en éclatant de rire.

Simplicie et Innocent n'entendaient rien, ne s'apercevaient de rien: Prudence commençait à comprendre qu'on se moquait de quelqu'un; elle crut que c'était du Polonais. Cozrgbrlewski voyait bien que ses trois compagnons étaient ridicules; il n'osait rien dire; mais il voyait avec inquiétude quelques gamins s'obstiner à les suivre; d'autres gamins grossissaient leur cortège à mesure qu'ils avançaient. Ils arrivèrent ainsi jusqu'au Pont-Neuf. Les rires des gamins avaient fait place aux huées; Prudence et les enfants s'aperçurent enfin que c'était eux qu'on suivait, que c'était d'eux qu'on se moquait. Prudence s'arrêta tout court au milieu du pont, et se retournant vers son escorte:

—A qui en avez-vous, polissons? De quoi riez-vous? Qu'avons-nous de drôle?

—Ha! ha! ha! répondirent les gamins.

—Voulez-vous vous en aller et nous laisser tranquilles! Je ne veux pas qu'on se moque de mes jeunes maîtres, entendez-vous?

—Ha! ha! ha! répondirent encore les gamins.

—Monsieur le Polonais, chassez ces gamins.

—Comment, Madame, vous voulez que je fasse? ils sont beaucoup.

—Faites comme à votre Ostrolenka; chargez-les, faites-leur peur.

Le Polonais ne bougea pas. Prudence fut indignée.

—Puisque le Polonais manque de courage, j'en aurai, moi, pour défendre mes jeunes maîtres. Arrière, gamins!

Les gamins ne reculèrent pas; mais l'air résolu de la pauvre Prudence prenant la défense des enfants qu'elle conduisait, leur plut, et l'un d'eux s'écria:

—Vive la bonne!—Vive le Polonais! ajouta un autre.—Vivent les provinciaux! Vive la bande! Vive le bonnet rond! Honneur au bonnet rond hurlèrent-ils tous en choeur—Un triomphe au bonnet rond! Un triomphe aux petits!

Et dans une seconde, Prudence et les enfants furent entourés par, les gamins et escortés, malgré leurs supplications et leur résistance. Le Polonais effaré courait après eux muet de terreur; Prudence suppliait en vain qu'on la laissât avec ses jeunes maîtres; les enfants se révoltaient, mais les rires des gamins étouffaient leurs paroles. Le Polonais cherchait des yeux un sergent de ville qui lui portât secours; aucun ne se trouvait sur leur chemin. Les passants s'éloignaient de ce groupe devenu très considérable; enfin un soldat, auquel le Polonais exposa la cause de ce tumulte, courut chercher du secours au poste voisin. Quand les gamins virent venir un caporal et trois soldats ils ne jugèrent pas prudent de les attendre ils se sauvèrent dans toutes les directions, poussant et culbutant Prudence, Innocent et Simplicie. Tous trois se relevèrent pleins de crotte et terrifiés. Le Polonais les rejoignit essoufflé et pâle de frayeur. Les soldats arrivèrent pour porter secours aux victimes, qu'ils croyaient blessées.

Prudence leur expliqua ce qui était arrivé, elle accepta l'offre caporal qui leur proposa de les faire entrer au corps de garde pour enlever la boue dont ils étaient couverts. On emmena donc au poste Prudence, les enfants et le Polonais qui ne voulut pas les abandonner. Ils entendaient sur leur passage des réflexions peu agréables:

—Ce sont de mauvais sujets qu'on vient d'arrêter.

—Une bande de voleurs, sans doute.

—Ou bien des gens qui se battaient au cabaret.

—Les petits ont l'air de scélérats.

—La femme a l'air féroce tout à fait.

—C'est du sang qu'ils ont sur leurs habits et leurs visages.

—Peut-être bien que oui, ils ont sans doute assassine quelqu'un.

—Le garçon a-t-il l'air bête!

—Et la fille, est-elle grasse et laide!

—Et quels oripeaux elle a sur elle!

—L'homme a un air tout drôle; on dirait que c'est lui qui a été assassiné.

—Imbécile! comment veux-tu qu'il soit assassine, puisqu'il se porte bien et qu'il marche aussi ferme que toi et moi!

—Il est pâle tout de même.

—C'est qu'il a peur.

—Entrés au corps de garde, le Polonais et ses malheureux compagnons furent entourés par les soldats Quand ils surent que loin d'être des malfaiteurs, c'étaient des victimes d'une gaieté populaire, ils s'empressèrent de leur venir en aide; ils leur apportèrent de l'eau pour enlever la boue qui couvrait leurs visages et leurs vêtements. Simplicie pleurait. Innocent tremblait de tous ses membres. Prudence grommelait contre Paris et ses habitants; le Polonais pompait de l'eau, tordait leurs mouchoirs et leurs jupes, allait de l'un à l'autre, et parlait d'Ostrolenka, des Russes, de Varsovie, au grand amusement des soldats, qui le prenaient pour un fou.

Quand la boue fut enlevée, que les habits furent à moitié sèches il courut chercher un fiacre, y fit monter la bonne et les enfants, et s'y plaça prés d'eux en donnant au cocher l'adresse de la pension des jeunes savants Prudence avait fait force remerciements et révérences aux soldats, qui riaient sous cape de l'aventure burlesque des pauvres provinciaux. Le cocher fouetta ses chevaux, la voiture se mit en marche. Personne ne parlait. Le Polonais avait bonne envie de leur reprocher leur toilette et leur tenue ridicule, cause du tumulte, mais il jugea prudent de se taire. Prudence aurait bien voulu reprocher au Polonais son attitude trop pacifique vis-a-vis des gamins, mais elle avala ses remontrances tardives et inutiles. Innocent aurait volontiers réprimandé le Polonais et Prudence, mais il n'osa exprimer son mécontentement. Simplicie aurait de grand coeur témoigné ses regrets d'avoir quitté la paisible demeure paternelle, mais elle ne voulut pas avoir l'air de revenir sur un désir si vivement et si longuement témoigné.

On arriva ainsi à la pension. Prudence, suivie des enfants et du Polonais et introduite par le portier, qui la priait d'attendre, entra, sans écouter sa recommandation, dans une cour où les pensionnaire étaient en récréation. Prudence, tenant en main la lettre de M. Gargilier, s'avança vers un groupe de jeunes gens. Les écoliers, étonnés ne répondaient à ses révérences que par des sourires et des chuchotements.

Lequel de vous, Messieurs, voudrait bien m'indiquer le chef de la pension? demanda Prudence de son air le plus aimable.

—C'est moi. Madame, qui suis son délégué, répondit le plus grand de la bande. Que demandez-vous?

—Monsieur le délégué du chef, voici une lettre de mon maître, M.
Jonathas Gargilier.

—Que dit cette lettre? répondit l'écolier, dont l'audace; n'allait pas jusqu'à ouvrir la lettre destinée à son maître:

—M. Gargilier, mon maître, désire placer dans votre estimable maison mon jeune maître que voici. Saluez, Monsieur Innocent, saluez M. le délégué du chef et ses estimables collègues.

Innocent, salua, Simplicie fit un plongeon, le Polonais s'inclina.

Au nom de mes estimables collègues et de M. le chef de pension, dont je suis le délégué, dit l'élève en retenant avec peine un, éclat de rire prêt à lui échapper, je reçois dans mon estimable maison le jeune provincial que voilà, et je vous reçois tous avec lui, car tous vous me paraissez dignes de cet honneur.

—Monsieur est bien honnête, monsieur est trop honnête; mais je dois ramener Mlle Simplicie, que voici, à sa tante, Mme Bonbeck et je dois dire à Monsieur que je ne manque jamais à mon devoir.

—Gloire à vous, estimable dame! Venez, dans un lieu plus digne de vous attendre la réception définitive de votre honorable maître.

Et marchant devant eux, suivi de tous les écoliers chuchotants et enchantés, il se dirigea vers une petite cour isolée.

Après avoir fait passer Prudence, Simplicie et le Polonais, il referma la porte au nez d'Innocent ébahi.

Venez, jeune postulant, venez au milieu de vos futurs camarades, recevoir les honneurs dus à tout nouveau venu.

Et, entraînant Innocent dans la grande cour de récréation, il le plaça au milieu, et tous, se prenant la main, Se mirent à danser une ronde effrénée autour de lui: Chacun à son tour se détachait du cercle et, s'approchant d'Innocent, donnait une saccade au pan de sa redingote, démesurément longue en chantant sur l'air des Lampions: «Le cordon, s'il vous Plait». Innocent ne comprenait rien à cette étrange réception; il avait des inquiétudes sur sa redingote, que les saccades répétées menaçaient de mettre en pièces. Il voulut s'échapper; toute issue lui était fermée. La peur commençait à la gagner; il s'élança contre un groupe moins serre que les autres; le groupe le repoussa. Innocent tomba à la renverse en criant comme un possédé.

—Tais-toi, imbécile! lui dirent à mi-voix les pensionnaires, qui voyaient approcher le maître d'étude.

Et ils se dispersèrent, ne laissant près d'Innocent que quelques-uns d'entre eux, qui s'empressaient comme pour le relever.

—Eh bien, qu'y a-t-il donc, Messieurs? Qui est-ce jeune homme? Pourquoi a-t-on crié?

—M'sieu, c'est un petit jeune homme qui est tombée; il était venu avec sa famille, qui est allée chercher M. le chef, d'institution, et en jouant il est tombé et nous le ramassons.

Innocent allait parler mais un des collègues, se baissant près de son oreille, lui dit:

—Tais-toi; si tu dis un mot, tu auras Une poussée.

Le maître d'étude regarda ses élèves avec méfiance, Innocent avec un air moqueur, et lui demanda où était sa famille.

—Là-bas! répondit Innocent en montrant du doigt la petite cour où étaient enfermées Prudence et Cie.

—Comment, là-bas! s'écria le maître d'étude en jetant autour de lui un regard menaçant. Qui est-ce qui les a menés là?

INNOCENT.—C'est le délégué.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.—Quel délégué? Délégué de qui?

INNOCENT.—Délégué du maître.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE—Ah ça! Messieurs, quelle sotte farce avez-vous jouée là? Lequel de vous a osé prendre le titre de délégué de M. le chef de pension?

Silence général. Personne ne bougea.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE, à Innocent.—Jeune homme, indiquez-moi celui de ces messieurs qui s'est dit délégué de M. le chef du pensionnat.

Innocent regarda autour de lui: le coupable avait disparu. Innocent ne répondit pas.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.—C'est bien, Messieurs; nous verrons cela plus tard.

Il alla ouvrir la porte de la petite cour et en fit sortir, avec force excuses. Prudence, Simplicie et le Polonais, assez étonnés de leur longue attente et du lieu où on les faisait attendre. Le maître d'étude salua, s'excusa et proposa à Prudence de la mener à M. le chef de pension, ce que Prudence accepta avec un plaisir évident. Après quelques minutes passées dans une salle du parloir, le maître de pension entra, salua, se nomma, reçut la lettre que lui présentait Prudence, la lut et souriant, examina du regard Innocent, qui les avait rejoints quand ils avaient traversé la cour de récréation et il demanda s'il était prêt à entrer en pension.

INNOCENT.—Oui, Monsieur, tout prêt, quand vous voudrez.

LE CHEF DE PENSION.—Eh bien, mon ami, puisque vous y voilà, pourquoi n'y resteriez-vous pas? Monsieur votre père me demande de vous recevoir le plus tôt possible.

INNOCENT.—Je n'ai pas mes uniformes, Monsieur, ni mon linge; ils sont restés à la maison.

LE CHEF DE PENSION.—On pourra vous les envoyer.

INNOCENT.—Je veux bien. Monsieur. Prudence, envoie-moi mes effets ce soir, tout de suite en rentrant.

PRUDENCE.—Mais Je n'ai personne à envoyer, Monsieur Innocent.

INNOCENT.—Et les Polonais, donc! Monsieur Coz, vous voudrez bien m'apporter un paquet, n'est-ce pas?

COZRGBRLEWSKI.—Moi porter tout; moi porter beaucoup plus après
Ostrolenka: selle, bagage, manger, tout.

LE CHEF DE PENSION.—Eh bien, voilà l'affaire arrangée, mon ami. Votre père me donne les renseignements nécessaires sur vous, ainsi que sur son banquier pour l'argent à toucher. Et vous voilà reçu.

INNOCENT.—Monsieur, je vous prie de défendre à mes camarades de me tourmenter; ils m'ont tiraillé, jeté par terre; ils ont presque déchiré ma redingote.

CHEF DE PENSION.—Je ferai les recommandations nécessaires, mon ami; faites vos adieux à votre famille. Je vais vous présenter à vos maîtres et à vos camarades.

Innocent embrassa Prudence et Simplicie sans témoigner le moindre chagrin de la séparation, et suivit le maître avec une satisfaction visible.

VII

AGRÉMENTS DIVERS

Prudence, étonnée de ce brusque départ, pleura un peu; Simplicie se sentit aussi un peu émue. Le Polonais proposa de retourner à la maison. Ils rentrèrent chez Mme Bonbeck. après une absence de quatre heures.

—Où diable avez-vous été tout ce temps? leur dit la tante en les voyant entrer.

Prudence raconta les événements de la journée et l'entrée d'Innocent au pensionnat.

—Petit animal! s'écria Mme Bonbeck; est-il nigaud, ce garçon! Et tout cela pour porter une espèce d'uniforme qui n'a ni queue ni tête! Coz, courez vite porter les effets de ce garçon, et ne soyez pas en retard pour le dîner, car nous ne vous attendrons pas. Je vous préviens. A six heures précises, comme à l'ordinaire, nous nous mettront à la table; tant pis pour les absents.

Coz ne se le fit pas dire deux fois. Le paquet fut bientôt prêt; il le chargea sur son dos, marcha d'un pas accéléré en allant, courut en revenant, et rentra dans le salon au moment où six heures sonnaient.

—A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle être exact! C'est bien, ça! J'aime les gens exacts s'écria Mme Bonbeck en donnant une tape sur le dos fatigué du pauvre Coz. A table, à présent! Simplette, tu mangeras, tu causeras, et tu riras surtout; sans quoi nous ne serons pas amis.

—Oui, ma tante, répondit tristement Simplicie.

—Petite sotte, tu as toujours l'air de venir d'un enterrement. Ris donc! je n'aime pas les visages allongés, moi.

Simplicie fit un effort pour sourire, mais son air terrifié contrastait tellement avec ce sourire forcé, que Mme Bonbeck éclata de rire, et que les Polonais même ne purent s'empêcher de prendre part à sa gaieté. Heureusement pour Simplicie que le rire la gagna aussi, et, quand Croquemitaine apporta le potage, tous riaient à ne pouvoir lui répondre.

—A la bonne heure! C'est bon, ça! Avec moi, d'abord, il faut qu'on rie.
Mangeons, à présent; Croquemitaine nous regarde avec indignation.

—Je crois bien! Laisser refroidir un si bon potage!

—Nous ne l'en avalerons que mieux, ma fille; ne te fâche pas et va nous chercher le plat de viande et la salades.

A la soupe succéda un excellent haricot de mouton, puis la salade, et puis des pruneaux pour dessert. Les Polonais se léchaient les lèvres après avoir avalé tout ce que Mme Bonbeck leur servait. Simplicie, un peu rassurée par la gaieté de sa tante, passa une soirée assez agréable à écouter d'abord les récits bizarres des Polonais, les plaisanteries de Mme Bonbeck, et puis le concert qui termina la soirée. Boginski était réellement bon musicien; il joua bien du piano et de la flûte, et trouva moyen de marcher d'accord avec Mme Bonbeck, et de couvrir les sons faux, discordants et piaillants qu'elle tirait de son violon. Mme Bonbeck était ravie; elle adorait les Polonais, surtout Boginski, et eut de la peine à le laisser partir pour se reposer des fatigues de la nuit précédente.

Quand Simplicie eut dit adieu à sa tante et se fut retirée dans sa chambre, qu'elle partageait avec Prudence, elle s'assit sur une chaise et, se mit à pleurer amèrement.

PRUDENCE.—Eh bien, Mam'selle, qu'est-ce qui vous prend? Auriez-vous déjà assez de Paris?

SIMPLICIE.—Si j'avais su comment ce serait et tout ce qui nous arrive, je n'aurais jamais demandé de venir à Pans, répondit Simplicie en sanglotant.

PRUDENCE.—Je vous le disais bien; vous ne vouliez pas me croire. Il en sera de même pour M. Innocent; il se se fatiguera bien vite de la pension, vous verrez ça.

SIMPLICIE.—Tant pis pour lui, c'est sa faute: c'est lui qui m'a dit de pleurer et de bouder pour qu'on nous mène à Paris; c'est lui qui ma dit que je m'y amuserais, beaucoup. Joli plaisir que la promenade de ce matin; un monde énorme qui vous empêche d'avancer, une boue affreuse qui abîme les robes et la chaussure, un bruit de voitures qui empêche de s'entendre! Cest bien amusant, en vérité!

PRUDENCE.—Ah bien! Mam'selle, à présent que le mal est fait, à quoi sert de se désoler et de pleurer? Votre tante n'est pas si méchante qu'il le parait, et vous vous accoutumerez aux ennuis de Paris; d'ailleurs, ne suis-je pas là, moi, pour vous consoler?

SIMPLICIE.—Je voudrais retourner à Gargilier.

PRUDENCE.—Ça, c'est impossible; votre papa m'a défendu de vous ramener avant qu'il en donne l'ordre.

SIMPLICIE.—J'écrirai demain à maman que je m'ennuie et que je veux revenir.

PRUDENCE:—Écrivez, Mam'selle: J'écrirai aussi moi comme votre papa me l'a ordonné.

Simplicie allait répliquer, lorsqu'elle entendit frapper contre le mur; sa tante couchait dans la chambre à côté.

—Allez-vous bientôt vous taire et me laisser dormir bavardes! Soufflez la bougie; je n'aime pas qu'on brûle mes bougies inutilement.

Simplicie et prudence se regardèrent avec frayeur et se déshabillèrent promptement. Cinq minutes après une obscurité complète régnait dans la chambre; elles firent leur prière se couchèrent à tâtons et ne tardèrent pas à s'endormir. Simplicie était fatiguée; elle dormit tard. Prudence s'était levée de bonne heure, avait tout préparé pour la toilette de Simplicie et avait déjà écrit la lettre suivante:

«Monsieur et Madame,

«J'ai l'honneur de vous faire part de notre arrivée. Nous avons eu tout plein d'aventures en route et dans cet affreux Paris, qui n'a pas du tout l'air comme il faut; les gens ne sont pas honnêtes; ils vous rient au nez, vous éclaboussent et vous bousculent en criant, puis ils vous font tomber dans la crotte. Monsieur et Madame pensent que ce n'est pas de bonnes manières. En diligence, un vaurien de chien a dévoré le beau morceau de veau rôti que j'avais préparé pour mes jeunes maîtres; heureusement qu'un brave Polonais a jeté par la fenêtre le chien et la dame avec. Les Polonais sont de braves gens; ils ont tué beaucoup de Russes, parce qu'ils avaient les jambes dévorées de vermine; ils ont tout de même été très bons; ils nous ont menés dans une maison très laide, toute noire, où nous n'avons pas dormi par rapport aux punaises qui nous ont mis la figure et les bras comme des boisseaux. La soeur de Monsieur n'est pas très méchante; seulement, qu'elle crie beaucoup, à preuve que Mam'selle en a peur tout à fait. M. Innocent est entré à la maison des savants après que les bons soldats nous ont nettoyés et débarbouillés; la robe de Mam'selle est perdue de boue et d'eau. Le Polonais roux nous a suivis, mais il s'est tout de même sauvé; ce n'était pas gentil. Il nous a ramenés en voiture; elles ne sont pas belles; si Monsieur voyait les chevaux et le cocher, il rirait, bien sûr; c'est maigre, c'est sale, ça ne ressemble pas à la belle carriole bleue de Monsieur, ni à son char à bancs rouge et vert. Mam'selle a bien ri à dîner, parce que Madame était en colère, comme toujours, ce qui a bien fait plaisir à Madame et, ce qui a fait bien pleurer Mam'selle en se couchant, qui regrette Monsieur, Madame et Gargilier. Et M. Innocent a des camarades qui me font l'effet d'être des diables, et qu'ils nous ont enfermés dans un trou sale et qu'on nous a ouvert avec le Polonais roux. Et Madame est si contente des Polonais, qu'elle les a gardés et qu'ils mangent comme des affamés, et M. Boginski fait de la musique avec Madame; elle racle sur ses cordes qui font comme si elles miaulaient, et M. Boginski souffle dans une chose comme un mirliton; ça fait une drôle de musique dont Madame est si contente que ça fait rire. C'est après que Mam'selle, qui dort, a pleuré. J'ai dépensé pas mal d'argent que m'a donné Monsieur, mais j'en ai encore plein la bourse, je présente bien mes respects à Monsieur et à Madame; je puis dire que Mam'selle se repent déjà de son voyage et que la leçon de Monsieur commence son effet, et qu'elle sera bonne, et que Mam'selle reviendra tout autre et que Monsieur n'aura plus à s'en plaindre. J'ai l'honneur de saluer bien respectueusement Monsieur et Madame; je dis bien des amitiés à Florence, à Rigobert, à Chariot et à Amable.

«Votre dévouée servante pour la vie, «PRUDENCE CRÉPINET.»

Elle finissait d'écrire l'adresse: A Monsieur et Madame Gargilier à Castel-Gargilier, lorsque Simplicie s'éveilla en demandant s'il faisait jour.

—Comment, Mam'selle, s'il fait jour? Madame a déjà demandé deux fois si
Mam'selle était prête.

—Ah! mon Dieu! s'écria Simplicie en sautant à bas de son lit. Pourquoi ne m'as-tu pas éveillée. Prudence?

—Ma foi, Mam'selle, vous dormiez si bien que je n'en pas eu le coeur.

—Vite de l'eau, du savon!

—Voilà, voilà, Mam'selle; tout est prêt.

Simplicie se débarbouilla, $e peigna, se coiffa en moins d'un quart d'heure. Elle acheva de s'habiller, et elle finissait sa prière, lorsque la porte s'ouvrit avec violence, et Mme Bonbeck parut:

—Quelle diable d'habitude avez-vous là, vous autres! Comme des princesses! A peine habillées à neuf heures! Mon café qui m'attend depuis une heure! Ah! mais je n'aime pas ça, moi; j'aime qu'on soit exact. Entends-tu, petite?

—Pardon, ma tante; j'étais si fatiguée que j'ai dormi plus longtemps.
Je ne savais pas… je ne croyais pas…

—C'est bon, c'est bon, tu t'excuseras plus tard. Vite, viens prendre le café; les Polonais ont les dents longues, prends garde qu'ils ne t'avalent.

Mme Bonbeck, satisfaite de sa plaisanterie, partit en riant, suivie de Simplicie. Les Polonais saluèrent; on se mit à table, et ils mangèrent, comme d'habitude, tout ce qu'on leur servit.

Mme Bonbeck donna ensuite à Cozrgbrlewski de la musique à graver; elle lui apporta les outils nécessaires et l'établit à son travail jusqu'au second déjeuner. Boginski fut employé à ranger la musique, à accorder le piano et à nettoyer les violons et flûtes, Simplicie s'ennuya, bâilla, fut grondée, et se retira dans sa chambre pour écrire à sa mère.

VIII

PREMIÈRE VISITE

Après déjeuner, Simplicie, voyant que sa tante s'apprêtait à reprendre son violon, lui demanda la permission d'aller voir ses amies avec sa bonne.

—Tes amies! Quelles amies as-tu ici?

—Mlles de Roubier, et bien d'autres que je vois à la campagne.

—Va, va, ma fille, fais ce que tu voudras; je ne suis pas un tyran, moi; j'aime la liberté. Boginski, nous allons faire de la musique pendant une heure ou deux. Vous, Coz, vous allez accompagner Simplicie avec Prude, et vous prendrez garde à ne pas laisser recommencer les sottises d'hier.

—Madame Bonbeck, c'est pas ma faute à moi; c'est robe drôle et manières et tout; messieurs regarder, rire, gamins moquer et courir, Mam'selle Simplette doit pas mettre robe comme hier.

—Ah! c'est pour ça. Attendez, j'y vais, moi, et je vais la faire habiller comme il faut.

Mme Bonbeck se dirigea comme une flèche vers la chambre où Simplicie achevait de boutonner sa robe de satin marron.

MADAME BONBECK.—Qu'est-ce que c'est que cette toilette, Mademoiselle? Etes-vous folle? Allez-vous vous faire suivre et huer, comme hier, par tous les polissons des rues? Ôtez-moi cela! Prude, enlève cela et habille-la devant moi.

SIMPLICIE.—Mais, ma tante.

MADAME BONBECK.—Il n'y a pas de mais, tu vas défaire cette robe et en mettre une autre tout de suite, devant moi.

PRUDENCE.—Mam'selle n'a pas de robe plus simple, Madame; c'est sa moins belle.

MADAME BONBECK.—Comment diable t'a-t-on nippée? Ça a-t-il du bon sens! Mets ta robe de voyage, si tu n'en as pas d'autre. Prude a de l'argent! demain elle t'en achètera une avec Croquemitaine; mais Je ne veux pas que tu sortes parée comme une châsse.

SIMPLICIE.—Ma tante, tout le monde s'habille comme cela.

MADAME BONBECK.—Personne, petite sotte, personne. Vas-tu m'en remontrer à moi qui habite Paris depuis cinquante ans, sans en bouger?

SIMPLICIE.—Je vous en prie, ma tante,, laissez-moi mettre ma robe aujourd'hui seulement, pour aller chez mes amies.

MADAME BONBECK.—Pour te faire insulter comme hier! Non, non, cent fois non!

SIMPLICIE.—J'irai en voiture, ma tante; il n'y aura pas de danger puisqu'on ne me verra pas.

MADAME BONBECK.—En voiture, vas-y si tu veux; sois ridicule, fais-toi moquer dans les salons, si cela te fait plaisir; mais ne circule pas dans les rues, entends-tu bien?

SIMPLICIE.—Non, ma tante, je ne marcherai pas, bien sûr.

MADAME BONBECK.—Ha! ha! ha! quelle figure tu as! C'est à rire, en vérité. Ma soeur a perdu la cervelle pour t'avoir affublée de ces vieux oripeaux.

Simplicie était fort choquée de voir sa tante rire de ce qu'elle croyait si beau et si enviable; mais elle n'osa pas le témoigner et acheva de s'habiller pendant que Mme Bonbeck appelait Coz pour aller chercher un fiacre.

—Allez vite, mon ami Coz, courez, chercher fin petit fiacre pour Simplette et Prude; vous les accompagnerez, car elles n'y entendent rien; on les mènerait aux abattoirs ou au Jardin Turc sans qu'elles pussent s'expliquer.

Coz expédiait vite les commissions: il fut bientôt de retour; Simplicie était prête, Prudence attendait: elles montèrent dans le fiacre, Coz s'assit à côté du cocher, Prudence donna l'adresse de Mlles de Roubier, et la voiture roula dans les beaux quartiers de Paris, les boulevards, la place de la Concorde et le faubourg Saint-Germain; Clara et Marthe demeuraient dans la rue de Grenelle. Le fiacre s'arrêta à la porte du 91. Coz descendit, ouvrit la portière et fit descendre Prudence et Simplicie. Il les mena chez le concierge, où elles demandèrent Mlles de Roubier. «Au premier, en face», répondit le concierge. Elles allaient monter suivies de Coz, quand le cocher de fiacre courut après eux:

—Hé! bourgeois dites donc, et ma course?

COZRGBRLEWSKI:—On payera quand seront revenues les dames.

LE COCHER.—Ah! mais non! Dites donc, bourgeois, vous ne m'avez pas pris à l'heure; vous me devez la course. Un franc cinquante.

Coz commença une dispute sérieuse avec le cocher; Prudence s'en mêla pour ne pas abandonner son ami dans le danger; les gros mots se faisaient déjà entendre; le cocher jurait comme un templier. Coz fit voir qu'il connaissait très bien ce genre de langage; Prudence, effrayée, allait de l'un à l'autre, sans avoir l'idée de terminer ce combat de langues en payant au cocher la somme qu'il demandait; les fenêtres commençaient à se garnir de, têtes, lorsque le concierge, jaloux de l'honneur de la maison, parvint à glisser dans F oreille de Prudence:

—Payez-lui ses trente sous, tout sera fini.

—Tenez, monsieur le cocher, voilà votre argent; prenez, je vous en prie, prenez, s'empressa de dire Prudence en lui tendant deux pièces d'argent.

Le cocher, ne se le fit pas dire deux fois; il prit ses trente sous et s'en alla en grommelant. Le concierge rentra dans sa loge, non sans avoir jeté un regard étonné sur la toilette de Simplicie et de Prudence. Elle montèrent l'escalier; Coz, faisant l'office de domestique, ouvrit, dit au valet de chambre d'annoncer Simplicie et resta dans l'antichambre avec Prudence.

Simplicie entra donc seule chez Clara et Marthe, qui s'amusaient à faire des fleurs avec leurs amies, Elisabeth, Valentine, Marguerite et Sophie. La toilette éclatante et ridicule de Simplicie causa un étonnement général; on la regardait sans parler. Simplicie fut un peu embarrassée de ces marques de surprise; elle sentit pour la première fois qu'elle était ridicule, ce qui lui donna un malaise si visible que Clara s'en aperçut et en eut pitié.

—Bonjour, Simplicie, lui dit Clara en s'avançant vers elle et en lui prenant la main; vous voilà donc à Paris! Depuis quand? Êtes-vous venue avec votre maman? Est-elle au salon, chez maman?

—Non, répondit Simplicie avec un embarras croissant, maman est restée à
Gargilier.

—Vous êtes donc seule avec votre papa? reprit Marthe.

—Non, répondit Simplicie plus bas encore, papa est resté à Gargilier.

—Comment et pourquoi alors êtes-vous à Paris? s'écrièrent les enfants.

Simplicie ne savait que répondre; là encore elle commençait à voir le tort qu'elle avait eu; elle ne savait comment expliquer son voyage, et elle se taisait, roulant son mouchoir entre ses tenant les yeux baissés, commençant un mot, puis un autre; enfin elle eut la pensée de mettre son voyage sur le dos de sa tante.

Ma tante ne nous connaissait pas; elle désirait nous voir. On nous a envoyés chez elle avec ma bonne, Prudence.

MARGUERITE.—Je. vous plains, pauvre Simplicie; c'est un grand chagrin pour vous d'être séparée de votre maman et de votre papa.

SOPHIE.—Pourquoi ayez-vous accepté? Il fallait dire à à votre maman que vous ne vouliez pas; on ne vous aurait pas envoyée de force.

SIMPLICIE.—C'est que…, c'est que… Innocent et moi, nous avions envie de voir Paris.

Les enfants la regardèrent avec surprise, et, malgré le silence qu'elles gardèrent toutes, Simplicie devina sans peine que ce silence même était un blâme, que ces demoiselles trouvaient qu'elle avait eu tort, et que si elles ne le lui disaient pas, c'était par politesse.

—Asseyez-vous donc, Simplicie, lui dit enfin Clara. Voyez les jolies fleurs que nous faisons. Vous pourrez nous aider en coupant les bandes de papier vert, en arrangeant les queues, les boutons, les feuilles.

Après avoir travaillé quelque temps Simplicie leur demanda:

—Comment avez-vous pu faire ces jolies fleurs toutes seules?

MARTHE.—Nous avons eu une maîtresse de fleurs.

SIMPLICIE.—Où donc en avez-vous trouvé une?

SOPHIE.—Dans tous les magasins de fleurs il y a des demoiselles qui viennent donner des leçons.

SIMPLICIE.—C'est charmant; on trouve de tout à Paris. A la campagne il n'y a rien de tout cela.

MARGUERITE.—Oui, mais à la campagne on vit bien plus à l'aise; on est bien plus avec ses parents.

SOPHIE.—Tu dois penser que Simplicie ne tient pas beaucoup à voir ses parents, puisqu'elle a mieux aimé venir chez sa tante.

CLARA.—Pourquoi dis-tu cela, Sophie? Ses parents lui ont probablement ordonné de partir.

SOPHIE.—Est-ce vrai, Simplicie? Est-ce que vous auriez mieux aimé rester chez vous?

Simplicie rougit, balbutia et ne savait comment répondre sans trop mentir, lorsque Cozrgbrlewski vint la tirer d'embarras en entr'ouvrant la porte; il passa sa grosse tête rousse et fit signe du doigt à Simplicie de venir. Et comme Simplicie ne répondait pas à son appel, il entra son corps à moitié, au grand ébahissement des enfants, et fit:

—Pst, Pst, Mam'selle! faut venir de suite, Mme Prude demande venir. Mme
Bonbeck gronder si Mam'selle rester longtemps.

Les enfants, surpris et un peu troublés d'abord, partirent d'un éclat de rire qui rassura Coz. Il entra tout à fait. Les enfants, le prenant pour un fou, se mirent à crier. Simplicie était honteuse et désolée. Coz avançait toujours en souriant; les enfants reculèrent jusqu'au coin le plus éloigné de la chambre en continuant à appeler leurs bonnes, deux autres portes s'ouvrirent; la bonne de Clara et de Marthe entra par l'une pendant que Prudence apparaissait par l'autre. La bonne, voyant cet homme roux, à longs cheveux, à moustaches et à barbiche,, crut que c'était un voleur, et appela au secours de toutes la force de ses poumons; deux domestiques accoururent, et, partageant l'erreur de la bonne, Se jetèrent sur Coz, qui se débattait en criant:

—Moi Polonais; moi pas faire mal, moi chercher fiacre; moi ami de Mme Bonbeck… Lâchez! lâchez!… Polonais mauvais en colère; moi tuer beaucoup de Russes à Ostrolenka!

Plus il parlait et plus les domestiques tenaient à s'assurer de ce fou dangereux. Ils l'avaient saisi, le tenaient fortement et s'apprêtaient à l'emmener, quand Prudence, s'élançant à son secours, cria aux domestiques:

—Arrêtez, Messieurs: c'est notre ami, notre sauveur! C'est M. Coz, brave Polonais: il a accompagné Mlle Simplicie; il nous a protégés en voyage; il a jeté par la fenêtre le méchant chien qui nous a mangé notre veau, il nous a emmenés dans une auberge; il nous suit partout, il est très bon, je vous assure.

La bonne, qui comprenait enfin son erreur, dit aux domestiques de laisser aller le Polonais. Coz avait ses habits en désordre; le noeud de sa cravate était à la nuque, ses cheveux étaient ébouriffés; il arrangeait ses vêtements, ces cheveux, sa cravate, tout en marmottant:

—Moi Polonais; moi tirer Russes, moi chercher voiture, moi appeler Mlle
Simplicie; moi pas content; moi dire à Mme Bonbeck!

Simplicie, rouge et humiliée, restait muette et immobile; les enfants, que la bonne avait calmés, et qui comprenaient la méprise, cherchèrent à leur tour à rassurer Simplicie; Clara et Marthe lui proposèrent de venir les voir le soir pour passer plus de temps ensemble; Sophie et Marguerite lui firent leurs excuses de la scène, qui venait d'avoir lieu, et firent si bien que Simplicie crut que le tort venait d'elles et non de Coz. Simplicie reprit son air satisfait et s'en alla en promettant de revenir. Quand elle fut partie, les enfants furent pris d'un fou rire, et toutes quatre se roulèrent sur les canapés en riant à suffoquer. La bonne partagea leur accès de gaieté.

—Quelle drôle de visite nous avons eue là! s'écria enfin Marguerite.

SOPHIE.—Et quelle toilette ridicule avait Simplicie!

MARTHE.—Et quelle figure a cet homme roux qui l'accompagne!

—J'ai eu peur tout de bon! j'ai réellement cru que c'était un fou!

MARGUERITE.—Si du moins Simplicie avait dit quelque chose pour nous rassurer! Elle restait muette comme un poisson!

CLARA.—C'est que la pauvre fille était honteuse. Il était ridicule!

SOPHIE.—Pourquoi l'as-tu engagée à venir le soir, Clara? Elle nous ennuiera horriblement.

CLARA.—Parce qu'elle était si embarrassée, qu'elle m'a fait pitié. Puisqu'on l'engageait à revenir, elle a dû croire que nous la trouvions ni ridicule ni ennuyeuse.

SOPHIE.—Tu as bien de la charité; je ne l'aurais pas engagée, moi.

CLARA.—Tu aurais fait comme moi si tu avais vu comme moi combien la pauvre fille était honteuse de son Polonais et de sa bonne.

SOPHIE.—C'est bien fait! Cela lui apprendra à quitter ses parents pour venir s'amuser à Paris et nous ennuyer de ses visites.

CLARA.—Ce n'est pas bien, ce que tu dis, ma petite Sophie; ses parents l'ont probablement obligée à venir voir sa tante.

SOPHIE.—Laisse donc! Comme c'est probable! Envoyer sa fille à Paris malgré elle! Je ne crois pas cela, moi.

CLARA.—Crois ce que tu voudras, mais ne le dis pas.

SOPHIE.—Ce qui veut dire que tu crois tout comme moi, mais que par bonté tu fais semblant de croire le contraire.

MARGUERITE.—Et quand cela serait, Sophie, c'est d'autant plus beau à
Clara, et tu ne devrais pas la taquiner là-dessus.

SOPHIE.—Je te prie, toi, de ne pas me prêcher; tes sermons me mettent toujours en colère.

MARGUERITE.—Parce que je dis vrai et que tu n'as rien à répondre, ma belle amie.

SOPHIE.—Parce que vous avez le talent d'impatienter, Mademoiselle, et que vous parlez sans savoir ce que vous dites, comme une corneille qui abat des noix.

MARGUERITE.—Où Mademoiselle à-t-elle entendu des corneilles parler?

SOPHIE.—Laisse-moi tranquille! Tu m'ennuies.

Marguerite allait répliquer, mais Clara et Marthe l'engagèrent à ne pas continuer la dispute; elles en dirent autant à Sophie; une fois apaisée, elle se mit à rire et embrassa affectueusement Marguerite, qui venait se jeter à son cou. Les enfants racontèrent à leurs mamans la visite de Simplicie, et leur terreur mal fondée; Sophie compléta le récit imparfait de ses amies en décrivant la toilette de Simplicie, en blâmant son séjour à Paris, en riant de la figure et du langage du Polonais et de Prudence. Mme de Roubier mit fin à son caquet en lui reprochant son peu d'indulgence; elle trouva pourtant que l'invitation de Clara était un peu trop charitable.

IX

SCÈNES DÉSAGRÉABLES

Lorsque Simplicie fut en voiture avec Prudence, elle lui reprocha de l'avoir envoyé chercher si tôt et d'avoir laissé entrer le Polonais chez ses amies.

PRUDENCE.—Et que fallait-il donc que je fisse, Mam'selle? Je n'osais pas entrer, moi.

SIMPLICIE.—Mais pourquoi si tôt?

PRUDENCE.—Parce que M. Coz était allé chercher une voiture, et le cocher tempêtait à la porte parce qu'on le faisait attendre.

SIMPLICIE.—Par exemple! celui qui nous a amenées à ta pension d'Innocent a attendu bien plus longtemps et il n'a rien dit.

PRUDENCE.—Parce qu'on l'avait prévenu qu'on lui payait l'heure,
Mam'selle.

SIMPLICIE.—Et pourquoi Coz ne l'a-t-il pas dit à celui-ci?

PRUDENCE.—Parce que, Mam'selle, quand on prend un cocher à l'heure, c'est plus cher que quand on le prend à la course.

SIMPLICIE.—Qu'est-ce que ça fait?

PRUDENCE.—Ça fait que monsieur votre papa ma bien recommandé de ménager l'argent, et que nous en avons terriblement dépensé jusqu'à présent.

SIMPLICIE.—Ah bah! Nous ne dépenserons plus rien maintenant que nous sommes chez ma tante.

PRUDENCE.—Pardon, Mam'selle; votre papa m'a ordonné de payer la moitié de la dépense chez madame votre tante, qui n'est pas assez riche pour nous garder sans rien payer.

SIMPLICIE.—C'est tout de même ennuyeux. Ce Polonais est ridicule; ces demoiselles se sont moquées de lui… et de moi aussi bien certainement.

PRUDENCE.—Et que vous importe que ces péronnelles se rient de vous?
Est-ce que je m'en tourmente, moi? Est-ce que nous avons besoin d'elles?
Est-ce que ça m'amuse d'y aller?

Pendant qu'on se moquait de vous au salon, les domestiques riaient de moi et du pauvre Coz, à l'antichambre.

SIMPLICIE.—Que t'ont-ils dit? de quoi se sont-ils moqués?

PRUDENCE.—Que sais-je, moi? De tout! de notre cocher de fiacre, de votre belle toilette, de la mienne, de mon bonnet breton, comme si j'allais me mettre en marionnettes comme leurs filles, avec leurs ridicules cages qui accrochent les passants et qui emportent les boutiques des petits marchands. C'est pour cela que Coz, qui commençait à se mettre en colère, à été chercher une voiture pour nous tirer de là.

SIMPLICIE.—C'est agréable de ne pas pouvoir rester chez mes amies parce que Coz et toi vous dites des choses ridicules.

PRUDENCE.—Comment, Mam'selle! Qu'ai-je dit, moi, de ridicule? J'ai pris parti pour vous, qui êtes ma jeune maîtresse, et je le ferai toujours, quoi que vous en disiez. Ce n'est pas ridicule cela. Et ce pauvre Coz est un bien bon garçon; il fait tout ce qu'on veut, ne se refuse à rien, et ne demande qu'à être bien nourri. Vouliez-vous qu'il vous laissât insulter sans répondre?

SIMPLICIE.—Je veux que tu me laisses tranquille, toi; tu m'ennuies avec tes explications qui sont sottes comme toi.

PRUDENCE.—Ah! Mam'selle, ce n'est pas bien ce que vous dites là! non, ce n'est pas bien!

La pauvre Prudence se mit à pleurer; Simplicie, impatientée, lui tourna le dos, tout en se reprochant sa dureté envers la pauvre Prudence, si dévouée et si affectionnée. Elles arrivèrent, sans avoir dit un mot de plus, à la porte de Mme Bonbeck au moment où cette dernière descendait l'escalier pour sortir. Prudence donna à Coz l'argent nécessaire peut payer le cocher, et suivit tristement Simplicie, qui allait à la rencontre de sa tante.

MADAME BONBECK.—Eh bien! déjà de retour? Ta belle toilette n'a donc pas produit l'effet que tu espérais! Quelle diable de mine boudeuse tu fais! Et toi, Prude, pourquoi pleurniches-tu? Raconte-moi ça! Vous n'avez pourtant pas eu d'escorte de gamins?

PRUDENCE.—Hi! hi! hi! Madame, c'est Mam'selle qui me gronde, qui me bouscule, qui me dit que je suis sotte, Ce n'est pourtant pas ma faute si les domestiques sont mal élevés à Paris et s'ils se moquent de la robe de Mam'selle et de son châle, et de M. Coz, et du cocher. Que pouvais-je faire que ce que j'ai fait? Défendre Mam'selle, qui est ma maîtresse, et M. Coz, qui est tout de même bien complaisant et tout à fait bon garçon.

Le visage de Mme Bonbeck s'enflammait de colère à mesure que Prudence parlait.

—Sotte! dit-elle en saisissant Simplicie par le bras. Ingrate! fais tes excuses à Prude! Et tout de suite encore…, entends-tu? Embrasse-la et demande-lui pardon.

SIMPLICIE.—Mais, ma tante…

MADAME BONBECK.—Il n'y a pas de mais. Tu as chagriné cette bonne fille, qui se dévoue à te servir, et je veux que tu lui fasses réparation.

SIMPLICIE.—Mais, ma tante…

MADAME BONBECK.—Ah! sapristi! tu résistes, mauvais coeur! sans coeur! A genoux, alors, à genoux!…

Simplicie n'obéissait pas; son orgueil se révoltait à la pensée de s'humilier devant une pauvre et humble servante. Mme Bonbeck, que la colère gagnait de plus en plus, lui secoua les épaules, la fit pirouetter, lui donna un coup de genou dans les reins et lui cria de rentrer, dans sa chambre pendant qu'elle emmènerait la pauvre Prude et Coz. Avant que Prudence et Coz eussent pu se reconnaître, Mme Bonbeck les avait saisis par le bras et entraînés dans la rue.

—Viens, ma pauvre Prude; tu es une bonne fille. Tu vas venir avec moi acheter deux robes raisonnables à Simplette, qui est une sotte et une ingrate, puis un chapeau pour remplacer son extravagant chaperon à plumes, puis une casaque pour compléter sa toilette; Coz, mon ami, tu vas avoir la complaisance de nous accompagner pour porter nos emplettes.

Coz salua et suivit, pendant que Prudence, plus embarrassée de la bonté de Mme Bonbeck que de ses colères, raccompagnait avec tremblement, mais sans résistance.

Simplicie, suffoquée de honte et de colère d'avoir été traitée si brutalement devant témoins, s'empressa de rentrer dans sa chambre, se jeta sur son lit et se mit à sangloter avec violence,

«Suis-je malheureuse, se dit-elle, de m'être mise dans les mains de cette méchante femme! Papa n'aurait pas dû m'envoyer chez elle! Si j'avais pu deviner tout ce qui m'arrive depuis mon départ. Je n'aurais pas écouté Innocent et je n'aurais pas demandé à venir à Paris. C'est que je ne m'amuse, pas du tout! je m'ennuie à périr… Je suis mal logée, l'appartement est si petit qu'on y étouffe, perché au cinquième étage; je n'ai rien pour m'amuser; j'ai une peur horrible de ma tante! Mon Dieu! mon Dieu! que je suis malheureuse! Et cette sotte Prudence qui va se plaindre à ma tante! Je vais joliment la gronder ce soir.»

Pendant longtemps Simplicie continua à former des projets sinistres, à entretenir dans son coeur des sentiments de colère et de vengeance; mais à force de pleurer, de s'ennuyer, elle eut enfin la pensée de s'adresser au bon Dieu pour qu'il lui vienne, en aide. Dieu exauça en amollissant son coeur et en lui ouvrant les yeux sur ses propres torts; elle comprit qu'elle avait été dure et injuste pour la pauvre Prudence, qui avait montré au contraire une patience et une bonté touchantes; qu'elle était injuste aussi pour le Polonais, qui était complaisant et serviable,

Sa colère se calma; elle conserva seulement de la rancune contre sa tante, qui la traitait avec une rudesse à laquelle ses parents ne l'avaient pas habituée, et elle se mit à écrire à sa mère pour lui demander… non pas encore de la faire revenir près d'elle, mais seulement de ne pas la laisser trop longtemps à Paris.

«Je commence déjà à m'y ennuyer quelquefois, écrivait-elle. Ma tante est sans cesse en colère; je ne sais comment faire pour la mettre de bonne humeur; elle veut que je rie toujours, et j'ai plus souvent envie de pleurer que de rire. Mais bientôt je m'amuserai beaucoup, parce que Mlles de Roubier m'ont engagée à aller chez elles le soir, et que j'irai faire des visites à toutes ces demoiselles de la campagne. J'espère que nous irons au spectacle et aux promenades. Je vous écrirai, tout cela, ma chère maman, etc.»

Pendant qu'elle se consolait en écrivant, Mme Bonbeck lui achetait une robe de mérinos bleu foncé et une autre à fond marron avec pois bleus; un chapeau marron et bleu orné d'un simple ruban et un manteau-paletot de drap noir. Elle rentra dans le salon et y fit déposer le paquet que Coz avait porté.

—Allez me chercher Simplette, dit-elle à Prudence,

—Votre tante vous demande, Mam'selle, dit Prudence en entrant.

SIMPLICIE.—Je ne veux pas y aller, pour qu'elle recommence à me secouer. J'aime mieux rester avec toi.

PRUDENCE.—Oh Mam'selle, je vous en supplie, allez-y; Mme Bonbeck n'est guère patiente, vous savez. Si elle allait se mettre en colère!

SIMPLICIE.—D'abord, si elle me bat, je me sauverai avec toi.

PRUDENCE.—Et où irions-nous, Mam'selle?

SIMPLICIE.—Nous irions au chemin de fer et nous retournerions à
Gargilier. Décidément, je m'ennuie chez ma tante à Paris.

PRUDENCE.—Est-ce que vous savez si vous vous y ennuierez! Nous n'y sommes que depuis trois jours.

La sonnette s'agita avec violence.

—C'est votre tante, Mam'selle! c'est votre tante! s'écria Prudence avec terreur. Allez-y; elle vous battrait.

Simplicie, qui partageait la frayeur de Prudence et qui devait se soumettre aux exigences de sa tante, se rendit enfin à son appel et la trouva avec un commencement de colère.

—Qu'est-ce qui te prend donc de ne pas venir quand je t'appelle! Je n'aime pas à attendre, moi. Tiens, voici deux robes, un chapeau et un manteau raisonnables; tu ne sortiras pas sans qu'une des robes soit faite; travailles-y avec Prudence; Croquemitaine t'aidera quand elle pourra. Emporte ça, et à dîner ne m'apporte pas un air grognon; je n'aime pas cela. Tu as vu que je sais me servir de mes mains et de mes pieds; ne me fais pas recommencer une seconde fois; je te secouerais plus fort que la première.

Simplicie ne répondît pas, prit le paquet et le porta dans sa chambre.

SIMPLICIE.—Ma tante veut que nous fassions les robes nous-mêmes; elle dit que je ne sortirai que lorsqu'il y en aura une de faite.

PRUDENCE.—Soyez tranquille, Mam'selle, je vais bien me dépêcher; quand je devrais veiller un peu, vous l'aurez après-demain.

SIMPLICIE.—Il ne faut pas que tu te fatigues par trop, Prudence. Je t'aiderai de mon mieux.

PRUDENCE.—Bien, bien, Mam'selle, vous m'aiderez si vous voulez; ça n'en marchera que mieux. Je vais me mettre tout de suite à en tailler une. Laquelle voulez-vous avoir: la première, Mam'selle?

SIMPLICIE.—Celle à pois bleus, elle me plaît beaucoup.

Prudence prit la pièce marron et bleu, et commença par tailler la jupe pour donner à Simplicie une occupation facile. Leur journée s'acheva paisiblement; Mme Bonbeck semblait avoir oublié sa colère et le reste; les yeux seuls de Simplicie en témoignaient.

X

INNOCENT AU COLLÈGE

Deux jours après, Simplicie eut sa robe. Prudence avait passé presque toute la nuit à la terminer, et le lendemain, elle eut à supporter une bonne gronderie de Mme Bonbeck, qui ne voulait pas qu'on veillât à cause de la chandelle ou de l'huile qu'on brûlait. Simplicie, qui s'était ennuyée pendant deux jours et qui avait plus d'une fois regretté ses parents à la campagne, fut enchantée de s'habiller pour aller voir Innocent à la pension. Cette fois elle n'alla pas en voiture, elle ne s'arrêta pas à toutes les boutiques, et Coz, qui les accompagnait, n'eut pas à faire taire des gamins ni à dissiper des attroupements. Ils arrivèrent sans aventure à la pension et demandèrent Innocent; on les fit entrer au parloir, et ils attendirent.

Pendant que ces dames attendent, nous allons raconter comment Innocent avait passé ses premiers jours avec ses nouveaux camarades.

Quand le maître de pension ramena Innocent dans la cour où jouaient les élèves, il les appela tous:

—Messieurs, leur dit-il, je vous recommande de l'indulgence et de la charité envers ce nouveau camarade que je vous amène; vous l'avez déjà bousculé et maltraité. Je ne veux pas ces plaisanteries brutales qui nuisent à la bonne renommée de ma maison,

—Nous n'avons rien fait. Monsieur; nous avons joué entre nous, s'écrièrent les élèves.

—Ce n'est pas vrai, dit Innocent; vous m'avez tiré ma redingote, vous m'avez jeté à terre, vous avez enfermé Prudence, Simplicie et le Polonais dans la cour.

—Tu mens, dit un grand élève, ce n'est pas nous, qui avons fait cela.

INNOCENT.—C'est vous tous; et vous qui parlez, vous avez dit que vous étiez le délégué du maître.

LE MAÎTRE.—Ah! c'est donc vous. Monsieur Léon. qui vous êtes rendu coupable de ce manque de respect, de cette haute inconvenance envers ma maison et les personnes qui m'avaient amené un élève?

LEON.—Non, M'sieu; il ment, ce n'est pas moi.

INNOCENT.—C'est vous, je vous reconnais bien; et quand Prudence, Simplicie et le Polonais viendront me voir, ils vous reconnaîtront bien aussi.

LE MAÎTRE.—Monsieur Léon, je vois à votre mine que vous êtes coupable; et l'accent de ce jeune homme est l'accent de la vérité.

LEON.—Mais, M'sieu…

LE MAÎTRE.—Je ne vous parle pas de ça. Je dis que c'est vous et que vous serez privé de sortie dimanche prochain.

LEON.—Mais, M'sieu…

LE MAÎTRE.—Je ne vous parle pas de ça. Vous ne sortirez pas.

Le maître se retira,, laissant Innocent en proie aux vengeances de ses ennemis.

—Rapporteur! capon! dit Léon en lui allongeant un coup de poing sur l'épaule.

—Méchant! langue de pie! dit un autre élève eu lui tirant les cheveux,

—Mouchard! crièrent les autres en lui tirant les oreilles, les cheveux, en lui assénant des coups de pied, des coups de poing.

—Aïe, aïe! au secours! ils me battent, ils m'arrachent les cheveux, ils me griffent! cria Innocent en se débattant.

Le maître d'étude, habitué à ces cris et à ces combats dans cette pension mal tenue et mal composée, n'y fit aucune attention, jusqu'à ce que les cris furent devenus aigus et violents. Il marcha alors vers le groupe, se fit jour jusqu'à Innocent qu'il dégagea des mains et des pieds de ses ennemis. Il le retira échevelé et sanglotant.

—C'est une honte. Messieurs! un abus de force! une lâcheté! Tomber cinquante à la fois sur un innocent, maigre, faible et incapable de se défendre. Vous êtes tous au piquet, messieurs.

—Mais M'sieu, il a rapporté; il a fait punir Léon; il mérite d'être puni lui-même.

—Vous voyez bien que, venant d'arriver, il, ne connaît pas les usages de la pension. Fallait-il l'assommer pour cela? Au piquet tous, jusqu'à la fin de la récréation.

La résistance était inutile: les élèves s'aliénèrent contre le mur, laissant Innocent maître du champ de bataille, il remit en ordre ses vêtements, ses cheveux, regarda les élèves d'un air de triomphe, et se promena de long en large derrière eux. Quand il les approchait de trop près, il recevait un coup de pied lestement détaché; d'autres lui tiraient la langue, lui lançaient de petits cailloux, du sable, lui décochaient des injures et des menaces.

—Tu ne l'emporteras pas en paradis, mauvais mouchard! lui dit Léon.

—Nous te corrigerons de faire le rapporteur, dit un autre.

—Je me mettrai près du maître, répondit Innocent.

—On saura, bien te trouver seul, mauvais Judas.

—M'sieu, dit Innocent, en s'approchant du maître d'étude, ils m'appellent Judas, mouchard, rapporteur, et je ne sais quoi encore.

LE MAÎTRE.—Taisez-vous, Monsieur; vous me fatiguez de vos plaintes. Ne les agacez pas, ils ne vous diront rien.

INNOCENT.—Je ne leur dis rien, M'sieu; je me promène.

LE MAÎTRE.—Vous les narguez. Monsieur. Est-ce que je ne vois pas votre air moqueur et insolent?

INNOCENT.—Mais, M'sieu, puisqu'ils m'appellent Judas!

LE MAÎTRE.—Ils ont raison. Monsieur. Et je vous préviens que si vous continuez comme vous avez commencé ils vous rompront les os, ils vous écorcheront vif, sans que je puisse les en empêcher.

INNOCENT.—Ah! mon Dieu! je ne peux pas rester ici; je veux m'en aller chez ma tante.

LE MAÎTRE.—Il n'y a plus de tante pour vous, Monsieur; vous êtes ici, vous y resterez; nous répondons de votre personne, et personne n'a le droit de venir vous reprendre.

INNOCENT.—J'écrirai à papa, à maman; je ne peux pas rester ici pour avoir les os rompus et la peau arrachée. Les méchants garçons! Je les déteste!

LE MAÎTRE.—Détestez-les tant que vous voudrez, Monsieur, mais ne les taquinez pas; c'est dans votre intérêt que je vous le dis.

Le maître d'étude s'éloigna, laissant Innocent tout penaud an milieu de la cour. Quand il leva les yeux sur ses camarades, ils lui firent tous les cornes.

Innocent resta immobile en face d'eux, cherchant, sans le trouver, un moyen de défense contre les agressions qu'il redoutait. Mais que pouvait-il faire seul contre douze? La cloche sonnait pendant qu'il réfléchissait.

—En classe. Messieurs! en classe! cria le maître d'étude.

Les élèves quittèrent leur mur avec une vive satisfaction et se dirigèrent deux par deux vers la classe, ils défilèrent devant Innocent, et chacun lui donna en passant une chiquenaude, un pinçon, une claque, un coup de pied. Innocent, au lieu de s'éloigner, resta en place comme un nigaud et suivit ses camarades en pleurnichant. Le maître d'étude lui assigna sa place, lui fit donner un pupitre et les cahiers et livres nécessaires.

Le voisin d'Innocent lui pinça les parties charnues.

—Laisse-moi, méchant! Ne me touche pas!

—Silence, là-bas! dit te maître d'étude.

Quelques instants après, même agacerie, même réclamation d'Innocent.

—Monsieur, si vous parlez encore. Je vous marque dix mauvais points.

INNOCENT.—M'sieu, ce n'est pas ma faute; il me pince.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.—Taisez-vous, Monsieur…

INNOCENT.—M'sieu, c'est lui…

LE MAÎTRE D'ÉTUDE, écrivant sur le tableau.—Dix mauvais points pour
Gargilier.

INNOCENT, pleurant.—M'sieu, ce n'est pas juste; ce n'est pas ma faute.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE, écrivant.—Vingt mauvais.. points pour Gargilier.

INNOCENT, sanglotant.—Je le dirai au maître; ce n'est pas juste.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.—Deux cents vers à copier. Monsieur Gargilier, pour insubordination et impertinences.

Des bravas et des battements de mains partirent de tous les bancs.

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.—Silence, mauvais sujets! mauvais coeurs! Comme c'est vilain de se réjouir du malheur d'un camarade.

PLUSIEURS VOIX.—M'sieu, puisqu'il est impertinent pour vous!

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.—Ça vous chagrine beaucoup, n'est-il pas vrai, qu'il soit impertinent envers moi? On dirait que vous ne l'êtes jamais, vous autres; un tas d'insolents, de braillards, de fainéants!

QUELQUES VOIX.—Mais, M'sieu…

LE MAÎTRE D'ÉTUDE.—Silence! Le premier qui parle a trois cents vers à copier.

La menace fit son effet; le silence le plus absolu régna dans la salle; on n'entendait d'autre bruit que celui des feuillets qu'on tournait, des plumes grinçant sur le papier, et les sanglots d'Innocent.

LE MAÎTRE.—Aurez-vous bientôt fini vos gémissements douloureux, Gargilier! Cest assommant, ça. Si j'entends encore un sanglot ou un soupir, je vous donne cinq cents vers au lieu de deux cents.

Innocent se moucha fortement, essuya ses yeux, retint ses pleurs. Il commença son pensum tout en pestant contre le maître, les élèves, et en regrettant déjà de se trouver dans cette pension, objet de ses ardents désirs depuis plusieurs mois.

—Je mènerai une jolie vie dans cette maudite maison! pensait-il en répandant quelques larmes silencieuses, De méchants camarades, des maîtres injustes et cruels! On me gronde, ou me punit à tort, et l'on ne veut pas me laisser parler pour me justifier! Si j'avais su que la pension fût si désagréable, je n'aurait jamais demandé à y entrer.

Les voisins d'Innocent, satisfaits de le voir puni, ne le tourmentèrent plus et le laissèrent tranquillement achever ses deux cents vers, ce qui fut facile; n'ayant pas de devoir à faire de la classe précédente, il employa les deux heures d'étude à faire son pensum.

Quand la cloche sonna la classe, Innocent présente son cahier au maître d'étude, qui l'examina, et le trouva bien.

—C'est bien, Monsieur. Je vous marque dix bons points.

—Merci, Monsieur, vous êtes bien bon, répondit Innocent enchanté.

Le maître d'étude, qui n'était pas habitué aux politesses et aux compliments de ses élèves, parut très satisfait, et, sans en rien dire effaça les vingt mauvais points qu'il avait marqués précédemment.

La classe se passa, comme toutes les classes de cette pension: le maître fat ennuyeux, sévère, parfois injuste; les élèves furent bruyants, indociles, insupportables: un ange y aurait perdu patience. Innocent était ébahi; il eut de la peine à comprendre la leçon, tant il y eut d'interruptions, de tumulte sourd, de réclamations. Deux élèves furent renvoyés de la classe; Innocent croyait les retrouver tristes et honteux; il fut surpris de les entendre, à la récréation, rire de leur renvoi et raconter qu'ils avaient réussi à le cacher au maître de pension.

—Comment avez-vous fait? demanda Innocent.

LES ÉLÈVES.—Pas difficile, va; au lieu de rentrer en étude, nous sommes restés au parloir à nous reposer et à nous amuser. Et quand les camarades sont rentrés, nous nous sommes mêlés à eux comme si nous n'avions pas quitté les rangs.

INNOCENT.—Et si quelqu'un était entré au parloir?

LES ÉLÈVES.—Bah! personne n'y entre à cette heure; et si même quelqu'un était venu, nous nous serions fourrés sous la table, qui est couverte d'un grand tapis; personne ne nous aurait vus.

INNOCENT.—Et si le professeur dit au maître qu'il vous a renvoyés?

LES ÉLÈVES.—Pas de danger: une fois sorti de la classe, il ny pense plus, et il ne voit pas souvent le maître.

—Dis donc, Gargilier, s'écria un élève, est-ce que tu ne manges rien avec ton pain?

INNOCENT.—Je n'ai rien; il faut bien que je le mange sec.

L'ÉLÈVE.—Et pourquoi n'achètes-tu pas quelque chose?

INNOCENT.—Quoi?

L'ÉLÈVE.—Quoi? Du chocolat, parbleu! des tartes, des noix, des pommes, etc.

INNOCENT.—Où?

L'ÉLÈVE.—Chez le portier, imbécile; il vend de tout.

INNOCENT.—Je ne sais pas comment faire.

L'ÉLÈVE.—As-tu de l'argent? Je t'achèterai ce qu'il te faut, moi.

INNOCENT.—J'ai vingt francs; mais, dans ma poche, je n'ai que vingt sous.

—C'est bien, donne-les moi; tu vas voir.

L'élève courut chez le portier:

—Père Frimousse, avez-vous de bonne marchandise, bien fraîche?

LE PORTIER.—Je crois bien. Monsieur! Voyez, choisissez.

L'ÉLÈVE.—Je prends dix croquets, deux pommes, un quarteron de noix et deux tartes. Combien le tout?

LE PORTIER.—Dix croquets, cent centimes; deux pommes, vingt centimes; les noix, vingt-cinq centimes; les tartes, quarante centimes: total, deux francs quinze centimes.

L'élève ne prit pas la peine de vérifier le compte du portier; il ne s'aperçut pas qu'on faisait payer trente centimes de trop.

L'ÉLÈVE.—Tenez, voici toujours un franc à compte; mettez le reste sur le mémoire de Gargilier.

PORTIER.—Gargilier? connais pas. Je ne fais pas crédit à l'inconnu.

L'ÉLÈVE.—C'est le nouvel élève arrivé ce matin; son père est immensément riche; il donne au fils tout ce qu'il veut il n'y a pas de danger que vous perdiez avec lui.

LE PORTIER.—C'est possible! Mais, tout de même, Je ne serais pas fâché d'avoir mon argent: si demain je ne suis pas payé; je fais du bruit.

L'ÉLÈVE.—Vous serez payé demain, c'est moi qui vous le dis.

LE PORTIER.—Avec ça que vous êtes de bonne paye, vous qui n'avez jamais un sou! C'est toujours les autres qui payent pour vous.

L'ÉLÈVE.—Qu'est-ce que ça vous fait, puisque, au total, vous n'y perdez jamais rien! Je fais aller votre commerce, moi.

LE PORTIER.—Et vous vous nourrissez bien, aussi. Voilà que vous avez mangé la moitié des provisions de votre protégé. Comment l'appelez-vous, ce brave garçon?

L'ÉLÈVE.—Gargilier! Une bonne pratique, allez! Bête comme il n'y en a pas; niais comme on n'en voit pas, un vrai Jocrisse.

LE PORTIER.-Bien, bien, on en fera son profit; merci, Monsieur.. Tout de même ne mangez pas tout.

L'ÉLÈVE.—Non, non, je n'en mange que juste la moitié; le reste est pour lui.

L'élève partit en courant, et remit aux mains impatientes d'Innocent cinq croquets, une pomme, dix noix et une tarte.

L'ÉLÈVE.—Tiens, Gargilier, tu vas te régaler; j'en ai pris beaucoup, tu en auras pour deux ou trois jours; alors tu me redois un franc quinze, que j'ai payés pour toi.

INNOCENT.—Comme c'est cher! Deux franco quinze pour si peu de chose!

L'ÉLÈVE.—Tu appelles ça peu de chose, toi! Cinq beaux Croquets…

INNOCENT.—Pas déjà si beaux, et secs comme des pendus.

L'ÉLÈVE.—Une pomme magnifique…

INNOCENT.—Petite et ridée, tu appelles cela magnifique!

L'ÉLÈVE.—Dix noix, une tarte excellente!

Innocent goûta la tarte et dit, en faisant la grimace:

—La cuisinière de maman en faisait de meilleures; ça sent le rance et la poussière!

L'ÉLÈVE.—Ma foi, mon cher, une autre fois achète toi-même et choisis à ton idée; Je ne fais plus tes commissions, moi. En attendant, rends-moi mes vingt-trois sous.

INNOCENT.—Je te les donnerai quand nous rentrerons en étude; j'ai mis mon argent dans mon pupitre.

L'élève, satisfait de son premier succès, n'insista pas. Innocent goûta à tout et y goûta tant et tant qu'il ne lui resta plus rien pour le lendemain. En rentrant à l'étude, il donna à l'élève infidèle une pièce de cinq francs en le priant de lui rendre le reste en monnaie.

—Je n'en ai pas maintenant, Je te la rendrai à la première occasion.

-Il courut chez le portier, et, lui remettant la pièce de cinq francs:

—Tenez père Frimousse, Gargilier vous envoie cinq francs.

Vous les garderez et il aura chez vous un compte courant. Il vous donnera de temps en temps une ou deux pièces de cinq francs. De cette façon, vous êtes payé d'avance, et vous êtes bien sûr de n'y rien perdre.

Le portier enchanté de cet arrangement au moyen duquel il pouvait faire des gains considérables, remercia l'élève qui lui valait cette bonne pratique et témoigna sa satisfaction en lui offrant une tablette de chocolat, que le coupable accepta et avala avec joie.

XI

LA POUSSÉE

Innocent croyait être rentré en grâce auprès de ses camarades; les dernières récréations s'étaient bien passées; le maître d'étude, qui les surveillait de près, ne trouva rien à redire à la conduite des élèves envers Innocent, qu'il honorait d'une protection particulière, et qui cherchait toutes les occasions de lui être agréable. Les élèves s'apercevaient bien de la faveur d'Innocent; ils en parlaient; bas entre eux, mais ils ne lui en faisaient voir ni jalousie ni rancune. Trois jours s'étaient passés depuis rentrée d'Innocent en pension; il paraissait s'habituer à ses camarades, et eux, de leur côté, ne semblaient avoir conservé aucun souvenir des orages du premier jour. Mais ce calme était, un calme trompeur; l'oubli du passé n'était qu'apparent. Le grand élève ne perdait pas de vue sa vengeance, exaspéré par l'approche du dimanche, qui était son jour de pénitence. Il avait vainement cherché un moment d'absence ou d'inattention du maître d'étude; toujours il le voyait à son poste et attentif à leurs mouvements. Un vendredi enfin le maître d'étude fut demandé par le chef du pensionnat pour la vérification des bons et mauvais points des élèves; le grand élève s'aperçut de l'absence, il fit un signal convenu avec les élèves de la classe supérieure qui étaient dans le complot; un hop! retentissant se fit entendre, et toute la grande classe se rua sur le malheureux Innocent, l'entraîna dans une encoignure, et là commença ce que les collégiens appellent la presse ou une poussée. Tous se jetèrent sur Innocent pour le presser, l'écraser contre le mur; les plus rapprochés l'écrasaient de leur poids, ceux qui suivaient aidaient à la poussée. Le malheureux Innocent, effrayé, éperdu, voulut crier, mais ses cris furent étouffés par les cris de joie et de triomphe de ses bourreaux. Il suffoquait de plus en plus, la frayeur lui coupait la respiration, qui devenait difficile, ses yeux s'injectaient de sang, sa voix ne pouvait plus se faire passage, son regard suppliant demandait grâce, et les méchants élèves poussaient, poussaient toujours, ne croyant pas le mal aussi grand et riant des gémissements de leur victime. A ce moment, un autre grand cri, parti d'un autre groupe, se fit entendre. C'était la classe moyenne, celle d'Innocent, qui, d'abord spectatrice indifférente de la poussée, commença à s'indigner et à s'émouvoir quand elle vit la torture qu'on infligeait à Innocent. Paul, Louis et Jacques se concertèrent en un infant pour délivrer leur camarade; il ameutèrent la classe, se mirent à sa tête, et, poussant un hourra formidable, s'élancèrent comme des lions, sur le groupe des pousseurs; ils les tirèrent par leurs habits, par les jambes, par les cheveux, par les oreilles, les forcèrent à lâcher prise, arrivèrent ainsi jusqu'à Innocent, qu'ils trouvèrent haletant, sans parole, presque sans regard. Pendant que Paul, aidé de quelques camarades, emportait Innocent au grand air, Louis et Jacques; menaient les amis au combat contre les grands élèves, qu'ils rossèrent et culbutèrent malgré leur force. Au plus fort de la bataille, mais au moment où la défaite des grands était constatée par une fuite générale, le maître d'étude et le maître de pension parurent, attirés par les cris étranges qu'ils avaient entendus. Innocent était couché par terre; Paul aidé par trois de ses camarades, lui avait dénoué sa cravate, déboutonné son gilet; ils lui mouillaient le front et les tempes d'eau froide qu'ils prenaient à la pompe; les yeux d'Innocent étaient fermés, ses dents étaient serrées, ses mains raidies convulsivement; son front était pâle et crispé.

La cour de récréation était un vaste champ de bataille; de tous côtés on se battait; des grands fuyaient devant les moyens qui étaient en bien plus grand nombre; d'autres se retiraient en montrant les poings et en lançant des ruades à leurs poursuivants.

—Qu'est-ce donc qui se passe ici, pour l'amour de Dieu? s'écria le maître alarmé. Hervé, tâchez de établir l'ordre, pendant que je tâcherai de mon côté, de savoir ce qui est arrivé.

Et, s'approchant du groupe qui entourait Innocent, il demanda à Paul ce qu'il y avait et pourquoi Innocent était dans ce déplorable état.

Monsieur, répondit Paul avec force et avec calme, vous savez que jamais je ne dénonce aucun de mes camarades, mais aujourd'hui je me croirais coupable si je vous cachais la vérité. Par suite de la dénonciation de Gargilier contre Léon Granier, celui-ci a juré avec Georges Crépu et Alamir Dandin de se venger de ce pauvre garçon, qui ne connaissait pas les usages des pensions, et qui croyait sans doute agir loyalement en disant la vérité. Ils ont attendu un moment où l'absence de M. Hervé donnait le champ libre à leur vengeance, ils ont pressé Gargilier, et d'une manière inusitée, car jamais nous ne prolongeons cette punition au delà d'une plaisanterie plus alarmante que pénible. Malgré sa terreur, ses cris et ses supplications, ils l'ont pressé jusqu'à ce qu'il fût hors d'état de se défendre. Moi et mes camarades, nous nous sommes précipités pour le délivrer quand nous avons reconnu qu'il courait un danger séreux; mais nous n'y avons réussi qu'après bataille; il y a eu du temps perdu, et lorsque nous avons pu le dégager, il était près de perdre connaissance. Nous l'avons apporté ici pendant que les autres continuaient à mettre la grande classe en déroute, et nous ne sayons que faire pour lui rendre le sentiment.

—Vite un médecin! s'écria le maître, s'adressant à un garçon de classe. Vous avez bien agi, mes amis, ajouta-t-il en serrant fortement la main à Paul, à Louis et à Jacques. Quant à ces méchants garnements, ils recevront leur punition.

Le maître d'étude était parvenu à rétablir l'ordre; la grande classe, honteuse et alarmée, l'oeil morne et la tête baissée, s'était rangée d'un côté de la cour; la classe moyenne, radieuse et triomphante, s'était placée en face, la tête haute, les yeux brillants.

—Messieurs, dit le maître s'adressant à la classe moyenne, vous vous êtes comportés bravement, avec humanité et générosité; vous avez, comme preuve de ma satisfaction, une levée générale de mauvais points.

Cette annonce fut reçue avec enthousiasme par des cris de:

—Vive Monsieur le chef de la pension!

Se tournant ensuite vers la grande classe:

—Messieurs, leur dit-il, vous vous êtes conduits comme des barbares et des lâches! (Un frémissement de colère se fait sentir dans l'auditoire.) Oui, Messieurs, comme des lâches, répéta le maître avec force. Vous vous êtes mis douze contre un; vous avez usé lâchement et cruellement d'un moyen barbare en lui-même, et que des garçons de coeur et d'honneur devraient repousser avec indignation. Vous vous êtes sauvés devant une classe inférieure qui vous a battue et chassé: elle, forte du sentiment généreux qui l'excitait contre vous; et vous, faibles par le sentiment de votre propre dégradation. Messieurs Granier, Crépu et Dandin, vous êtes chassés de ma maison; vous resterez consignés dans les cachots jusqu'à ce que vos parents vous envoient chercher… Ah! pas de réclamations, Messieurs! elles seraient inutiles, continua le maître; je ne fais jamais grâce aux fautes de coeur et d'honneur. Et vous, Messieurs de la grande classe, vous êtes tous en retenue; jusqu'à nouvel ordre; rentrez en étude, votre récréation est finies.

La grande classe défila en silence et se rendit à l'étude; l'absence du maître leur permit de raisonner de l'événement dont les rendait victimes leur'méchanceté. Ils se disputèrent, se reprochèrent les uns aux autres de s'être entraînés, se désolèrent de la retenue qui pouvait les priver de la sortie du dimanche. L'un devait aller au spectacle; l'autre avait un dîner d'amis et de cousins; un troisième avait une soirée de tours merveilleux; un autre encore avait, chez un oncle fort riche, une loterie où tous les numéros étaient gagnants, et de fort beaux lots. D'autres frémissaient, pleuraient. Peu se repentaient sincèrement et s'affligeaient de la mauvaise action qu'ils avaient commise; parmi ces derniers, l'un d'eux, Hector Froment, qui était resté silencieux, la tête cachée dans ses main frappa tout à coup du poing sur la table et s'écria:

—Eh bien, mes amis, c'est bien fait! Nous n'avons que ce que nous méritons! Depuis six mois que nous nous laissons conduire par ces trois méchants garçons qui vont être chassés (et j'en suis très content), nous n'avons que des retenues, des pensums, des réprimandes; je ne sais si cela vous arrange, vous, mais moi, je déclare, que tout cela m'ennuie et que je n'en veux plus; je veux redevenir ce que j'étais, un bon élève, un brave garçon, comme l'est ce Paul Rivier qui nous a dénoncés. Il a eu raison; c'est…

—C'est un pestard et un lâche! je ne le regarderai de ma vie! s'écria un élève furieux.

—Je te dis, moi, que c'est un brave et honnête garçon. Les lâches, c'est nous, comme a dit le maître.

—Ah ça! vas-tu fouiner, capon?

—Je ne fouine pas, je ne caponne pas; mais je dis ce que je pense, et je pense ce que je dis.

—Imbécile! dit l'élève en levant les épaules.

Hector ne répondit pas; il prit du papier et se mit à écrire. Les autres, après quelques instants de discussions, de gémissements et de regrets, firent comme lui: les devoirs y gagnèrent d'être mieux, faits que d'habitude; les leçons apprises et bien sues; le silence fut gardé plus exactement que jamais. Le maître d'étude n'eut pas un mauvais point à marquer.

Pendant que les coupables se rendaient, les uns au cachot, les autres en étude, le garçon de classe courait à toutes jambes chercher le médecin, qu'il ne trouva pas; et qu'il poursuivit de maison en maison en faisant quelques haltes, soit au café, soit au cabaret, quand il rencontrait un ami qui lui proposait une tasse ou un petit verre; pendant ce temps. Innocent se remettait petit à petit de sa frayeur et de son évanouissement; il ouvrit les yeux, la bouche, avala de l'air à pleins poumons, se releva, regarda autour de lui d'un air effaré, voulut marcher, et serait retombé si ses nouveaux amis ne l'eussent soutenu; il les regarda avec surprise, essaya de parler, mais ne put parvenir à articuler une parole.

Le maître et le maître d'étude Hervé firent approcher un banc, sur lequel on assit Innocent. On lui fit avaler quelques gorgées d'eau fraîche et d'arnica; on lui frotta d'eau et de vinaigre les tempes, le front et le visage. Il revint complètement à lui, et, quand il put parler, il remercia vivement les élèves qui lui donnaient des soins, et fondit en larmes.

—C'est bon cela, dit le maître, c'est une détente. Laissez-le pleurer c'est très bon.

Innocent pleura pendant quelques minutes; il se calma graduellement, et, se tournant vers le maître, il le remercia de ses bontés; il en fit autant au maître d'étude; puis il demanda aux élèves ce qui était arrivé depuis qu'il avait perdu connaissance, qui l'avait sauvé et où étaient ses ennemis.

Paul lui expliqua ce qui s'était passé; le maître compléta le récit et fit un grand éloge de Paul, Louis et Jacques. Innocent leur demanda de continuer à le protéger.

—Tu peux être tranquille, tu ne cours plus de dangers, M. le chef de pension renvoie les trois méchants qui montaient toujours les mauvais coups; les autres auront peur et se tiendront en repos. Mais si on voulait te tourmenter, nous sommes là. C'est que nous avons gagné là une fameuse victoire! Vingt-trois moyens qui ont fait fuir douze grands!

—Nous sommes les zouaves du collège! s'écria Louis.

—C'est ça! 3 zouaves! répondit Jacques.

—Mon pauvre garçon, tu devrais aller à l'infirmerie prendre un bain de pieds et te coucher, dit le maître d'étude.

—Oui Monsieur, répondit Innocent en se levant.

Ses amis demandèrent la permission de le conduire jusqu'à l'infirmerie et de le recommander à l'infirmière. Le maître y consentit, et Innocent et son escorte firent une entrée, triomphale et bruyante à l'infirmerie. Il n'y avait heureusement aucun malade ce jour-là; ils racontèrent à l'infirmière ce qui était arrivé à Innocent; le récit traîna, fut recommencé dix fois; enfin, la classe moyenne fut obligée de se rendre à l'étude, et Innocent resta seul. Il était dans son lit, seul, bien seul: personne pour le plaindre, pour le consoler, pour l'amuser. L'infirmière allait et venait, lisait, travaillait et ne regardait seulement pas Innocent Il acheva tristement la journée, dormit mal, se leva le lendemain après la visite du médecin, qui déclara qu'il avait eu plus de peur que de mal, et qui ne lui ordonna ni sangsues, ni vésicatoire, ni diète, ni purgation. On lui apporta à manger; il mourait de faim, et il aurait voulu manger quatre fois autant qu'on lui en donnait, mais l'infirmière fut inflexible. Innocent passa encore une triste journée sans aucune occupation. Quelques élèves de la moyenne vinrent le voir pendant quelques instants. Paul lui apporta un livre amusant, Jacques lui donna un douzaine de billes; Louis lui glissa en cachette deux croquets et une tablette de chocolat, qu'il mangea avec délices; l'infirmière ne s'en aperçut qu'à la dernière bouchée: il n'y avait plus rien, à confisquer; elle gronda, menaça de se plaindre. Innocent se fâcha, se plaignit de mourir de faim. Ce fut la seule distraction réelle de la journée. Le second jour, qui était dimanche, il allait si bien qu'on lui permit de quitter l'infirmerie et de sortir si on venait le chercher. Mais, hélas! personne ne vint! Les élèves étaient tous partis, excepté la grande classe, condamnée à la retenue, et Innocent restait là: ni sa tante, ni sa soeur, ni Prudence n'avaient pensé à lui.

XII

LE PARLOIR

Après dîner. Innocent s'était retiré tristement dans un coin de la cour, lorsqu'il entendit appeler:

«Monsieur Gargilier, au parloir!»

Ses yeux brillèrent, et il s'élança vers la porte qui menait au parloir.
En l'ouvrant il se trouva en, face de Simplicie, de Prudence et de
Cozrgbrlewski.

—Simplicie, Prudence, s'écria-t-il avec un accent de joie qui les surprit, que je suis content de vous voir! Bonjour, Monsieur Coz. Comment allez-vous vous? Comment va ma tante?

SIMPLICIE,—Nous allons bien et ma tante va bien. Qu'est-ce qui te prend? Pourquoi es-tu si content de nous voir?

INNOCENT.—Oh oui! je suis content! Si tu savais comme c'est triste d'être seul, sans amis, sans personne qui vous aime, qui s'intéresse à vous!

SIMPLICIE.—Comment, seul? Vous êtes près de cent ici.

INNOCENT.—On est plus de cent, plus de mille dans la rue et pourtant on est comme si on était seul.

COZRGBRLEWSKI.—Tiens, tiens! vous pas content, Monsieur Nocent? Vous pas aimer être sans soeur et sans bonne femme?

INNOCENT.—Je m'ennuie. Je suis seul.

SIMPLICIE.—C'est bien ta faute! Pourquoi as-tu voulu venir à Paris et en pension? Et moi aussi, je m'ennuie, et joliment va?

INNOCENT.—Tu as ma tante, toi.

SIMPLICIE.—Oui, c'est agréable, ma tante! Elle me donne des soufflets, elle me gronde. Je la déteste.

INNOCENT.—Tu as Prudence.

SIMPLICIE.—Prudence est ma bonne; je ne peux pas faire d'elle ma société.

INNOCENT.—Elle t'aime. Ici personne ne m'aime,

SIMPLICIE.—Pourquoi as-tu voulu venir? C'est ta faute.

INNOCENT.—Oui, c'est ma faute; je m'en repens bien, Je t'assure.

SIMPLICIE.—Et moi donc, si je pouvais retourner à Gargilier, comme je serais contente!

INNOCENT.—A quoi t'amuses-tu?

SIMPLICÏE.—A rien; je m'ennuie.

INNOCENT.—Et toi. Prudence?

PRUDENCE.—Oh! l'ouvrage ne me manque pas, Monsieur; je ne m'ennuie pas. Je savonne, je repasse, je couds, je lave la vaisselle, j'aide à la cuisine, je promène Mam'selle.

INNOCENT.—Tu es bien heureuse de ne pas t'ennuyer, MOI, je m'ennuie.

SIMPLICIE.—Tu ne fais donc rien?

INNOCENT.—Rien.

SIMPLICIE.—A quoi passes-tu ton temps? Je croyais qu'on travaillait beaucoup en pension.

INNOCENT.—C'est vrai, on travaille; mais je n'ai pu rien faire parce que j'ai été malade.

PRUDENCE.—Qu'avez-vous eu. Monsieur Innocent.

INNOCENT.—Ils m'ont pressé, j'ai manqué étouffer je suis tombé sans connaissance; Paul, Louis et Jacques m'ont délivré.

PRUDENCE.—Mais c'est abominable! et pourquoi? et qui?

Innocent, enchanté d'exciter la compassion, raconta longuement la poussée dont il avait été victime et le renvoi des trois élèves qui avaient excité les autres et qui avaient dirigé la presse. Simplicie admirait plus le courage des défenseurs d'Innocent qu'elle ne, plaignait son frère. Quand il eut fini son récit. Prudence pleurait à chaudes larmes. Cozrgbrlewski regardait le plafond d'un air féroce, serrait les poings et répétait:

—Si moi là, moi aurais tué tous, comme à Ostrolenka. Brigands, scélérats, bêtes brutes!

Simplicie restait impassible et disait de temps en temps: «Voilà ce que c'est!… C'est bien ta faute! Tu as voulu être en pension!… et voilà ce que tu as gagné à ton pensionnat.»

INNOCENT.—Tais-toi donc, tu m'ennuies! Est-ce que je savais que ces garçons étaient si méchants!

PRUDENCE.—Qu'allez-vous devenir, mon pauvre Monsieur Innocent, avec ces mauvais garnements? Ils vont vous mettre en pièces.

INNOCENT.—Le maître a chassé les trois plus méchants; les autres n'oseront pas; et puis j'ai des amis qui me défendront contre les grands.

COZRGBRLEWSKI.—C'est grand qui a fait cela.

INNOCENT.—Oui, c'est la grande classe.

COZRGBRLEWSKI.—Coquins! Grand contre petit! Lâches! lâches!

Au moment de la plus grande indignation de Coz, deux élèves de la grande classe entrèrent au parloir. Coz s'élança vers eux:

—Vous, quelle classe? petit ou grand?

—Grande, comme vous voyez; nous ne sommes plus dans les moutards.

—Ah! vous grande! vous lâches! vous presser M. Nocent? Voilà pour grands, voilà pour lâches, voilà pour presser.

Et chaque voilà fut accompagné d'un moulinet de bras et de jambes qui terrassa les élèves avant qu'ils eussent pu se reconnaître. Prudence applaudissait, Simplicie criait. Innocent restait ébahi; Coz, les poings menaçants, regardait avec un sourire satisfait les deux élèves étendus à ses pieds, se relevant lentement et avec effroi.

Quand ils furent debout, ils jetèrent à Coz un regard menaçant et quittèrent la salle, Coz se frottait les mains en riant et marchait à grands pas en long et en large dans le parloir.

INNOCENT.—Vous avez fait mal, Coz; ils vont être furieux contre moi.

COZRGBRLEWSKI.—Eux lâches, pas oser vous rien faire. Vos amis petits faire peur aux grands.

—Certainement que vous avez très mal fait. Monsieur Coz, reprit Simplicie avec aigreur, ces jeunes élèves ont l'air très bon et vous avez été très grossier pour eux.

COZRGBRLEWSKI—Moi pas grossier, Mam'selle, mais moi juste, punir lâches, grands comme petits.

SIMPLICIE,—Mais ils sont punis, puisqu'ils ne sortent pas aujourd'hui dimanche.

COZRGBRLEWSKI.—Pas assez cela. Mam'selle, pas assez: moi donner coups, c'est mieux.

—Ce Polonais est insupportable, marmotta Simplicie en haussant les. épaules.

—Est-ce que vous n'allez pas venir avec nous, Monsieur Innocent? dit Prudence après une demi-heure de conversation. On sort le dimanche. Vous dînerez, et le soir Coz vous ramènera.

INNOCENT.—Je ne demande pas mieux, je serai enchanté; mais il faut une permission.

PRUDENCE.—Et comment faire?

INNOCENT.—Je vais aller, la demander au maître. Attendez-moi, je vais revenir.

Innocent se leva, ouvrit la porte, poussa un cri et rentra d'un bond dans le parloir. Coz, Prudence et Simplicie répétèrent ce cri, Innocent était noir comme un nègre; sa tête, son visage, ses habits, ses mains étaient couverts d'un enduit noir et gluant. Ils continuèrent tous quatre à crier pendant que la porte, restée ouverte, laissait voir des têtes d'élèves qui apparaissaient et se retiraient aussitôt; les éclats de rire de la cour répondaient aux cris de détresse du parloir. Le portier arriva enfin, vit Innocent, devina le tour, et sortit précipitamment pour aller chercher les maîtres. Ils ne tardèrent pas à accourir et témoignèrent leur colère en voyant cette nouvelle méchanceté des élèves. Les deux grands que Coz avait si bien rossés avaient pris conseil de leurs camarades et avaient décidé que Coz ou Innocent recevrait le grand baptême; ils étaient allés accrocher un pot de cirage à une ficelle au-dessus de la porte, de façon que la porte, en s'ouvrant, devait faire basculer le pot et le vider sur la personne qui sortirait la première. Ils étaient bien sûrs que ce serait Innocent ou un des siens, puisqu'il n'y avait qu'eux au parloir, et ils se vengeraient ainsi de la volée de coups que Coz leur avait donnée.

Les maîtres emmenèrent Innocent dans la cuisine, où on le savonna à l'eau chaude des pieds à la tête. Prudence avait voulu le suivre et donner ses soins à son jeune, maître. Simplicie et Coz étaient restés au parloir, Simplicie grondant Coz et lut reprochant d'avoir excité la colère des élèves en les injuriant et en les battant sans aucun motif. Coz ne disait rien et supportait avec une patience imperturbable les accusations malveillantes de Simplicie.

Enfin, Innocent rentra au parloir, blanc comme avant son baptême au cirage, et vêtu de sa plus belle redingote traînante, de son plus large pantalon à la mamelouk,, de sa plus longue cravate à cornes menaçantes, et de ses bottes vernies à grands talons. Prudence était fière de la toilette de son jeune maître; Innocent était si content de sortir avec ses plus beaux vêtements, qu'il ne songeait plus à sa teinture si récente. Le maître, qui pensait à l'honneur de sa maison, restait sombre et mécontent; il dit à Prudence et à Simplicie de ne pas s'alarmer du tour qu'on avait joué à Innocent, qu'il punirait sévèrement les coupables afin que chose pareille ne recommençât pas. Simplicie balbutia quelques paroles de remerciement, Prudence fit révérence sur révérence, Coz salua trois fois, et ils partirent avec Innocent.

Le maître entra dans la cour, il fit mettre en rang la grande classe, et demanda le nom des nouveaux coupables. Le silence fut la seule réponse de la classe,

—Les coupables ne peuvent pas rester impunis, Messieurs, dit le maître, toute la classe est consignée jusqu'à ce qu'ils se soient déclarés; pas de récréations, pas de promenades. Le maître se retira: Les élèves se regardèrent avec, anxiété, et tous entourèrent Grégoire et Honoré, les deux meneurs.

—Allez-vous nous laisser trimer jusqu'aux vacances, dites-donc? Cest joliment aimable ce que vous faites là! Nous allons tous être enfermés parce qu'il vous plaît de vous faire rosser et de vous venger sur ce grand dadais de Gargilier. Ce garçon est un porte-malheur. Il nous a donné plus d'ennuis depuis huit jours qu'il est ici que nous n'en avions eu dans toute l'année.

GREGOIRE.—Alors pourquoi vous plaignez-vous que nous l'ayons un peu noirci! Il n'a pas eu ce qu'il méritait je déteste ce Gargilier.

LES ÉLÈVES.—Mais ce n'est pas une raison pour faire une sottise qui nous a fait consigner.

GREGOIRE.—Ah bah! Vous avez tous dit oui, quand Honoré et moi nous avons parlé du grand baptême.

UN ÉLÈVE.—Oui, mais nous n'avons pas attaché le pot de cirage.

UN AUTRE ÉLÈVE.—Et puis, il fallait bien dire comme vous, pour ne pas se mettre en guerre avec vous.

LES ÉLÈVES.—Vous allez vous déclarer, et dès ce soir, avant la récréation; sinon, vous aurez les petites et les grandes misères, soyez-en sûrs.

Grégoire, et Honoré s'éloignèrent pour se consulter, pendant que les élèves continuèrent à s'agiter et à délibérer sur les vexations auxquelles seraient soumis les coupables. On décida que leurs pupitres seraient bouleversés, leurs copies déchirées, leurs livres tachés d'encre, leurs lits inondés, leurs chaussures enlevées, leurs brosses à cheveux brûlées, leurs provisions de bouche saupoudrées de terre et de cendre, leurs cheveux tirés, leurs oreilles, allongées, leurs habits déchiquetés, et quelques autres inventions aussi méchantes. Quand on rentra dans les salles d'étude, Grégoire et Honoré, qui avaient appris par leurs camarades la décision prise contre eux, jugèrent prudent de se déclarer, et ils prièrent le maître d'étude d'aller dire au chef de pension qu'ils étaient les seuls coupables du tour joué à Innocent. Le maître d'étude les engagea à y aller, eux-mêmes et leur donna une permission de sortie de classe.

—Que me voulez-vous. Messieurs? Pourquoi, quittez vous l'étude? leur demanda rudement le maître en les voyant entrer.

Les deux élèves présentèrent leur permission et balbutièrent une phrase pour expliquer que c'étaient eux qui avaient accroché le pot de cirage à la porte du parloir.

—C'est bien. Messieurs; vous faites bien d'avouer la vérité; votre punition en sera plus légère. Au lieu de vous renvoyer de ma maison, comme je l'aurais fait si je vous avais reconnus coupables sans votre aveu, je me borne à vous mettre en demi-retenue de récréation pendant trois jours, et à vous priver de la promenade au bois de Vincennes, jeudi prochain. Allez, Messieurs, et portez à M. Hervé ce papier qui lève la retenue de la classe.

Ce fut ainsi que se termina l'aventure d'Innocent au parloir. Depuis ce jour, les vexations auxquelles il fut soumis furent moins pénibles et moins apparentes, mais dans la grande classe il resta toujours des sentiments de haine et de vengeance dont il eut souvent à souffrir, et que nous aurons encore occasion de signaler.

XIII

LA SORTIE

Innocent partit enchanté de se retrouver avec les siens. Il n'attendit pas Simplicie, Prudence et Coz pour monter quatre à quatre l'escalier de sa tante Et se précipiter dans le salon, où elle jouait sur son violon une symphonie de Beethoven, accompagnée par la flûte de Boginski.

—Bonjour, ma tante, comment vous portez-vous? s'écria Innocent en se jetant à son cou, sans égard pour la symphonie, le violon et l'archet.

MADAME BONBECK.—Que le diable t'emporte! Tu m'as fait rouler mon violon; tu as manqué briser mon meilleur archet, et tu nous as interrompus au plus beau passage de cette admirable symphonie en la bémol.

INNOCENT.—Pardon, ma tante; c'est que j'étais si content de vous voir!

MADAME BONBECK.—De me voir? Tiens! qu'est-ce qui te prend? tu me connais à peine.

INNOCENT.—Oui, ma tante, mais je vous aime beaucoup, et je vous ai regrettée plus d'une fois depuis huit jours que je suis en pension.

MADAME BONBECK.—Ce qui ne veut pas dire que tu m'aimes, mon garçon, mais que tu détestes la pension. Te voilà donc sorti?

INNOCENT.—Oui, ma tante, je viens achever la journée avec vous.

MADAME BONBECK.—Mais tu ne vas pas m'ennuyer au salon, empêcher ma musique, briser mes violons et me faire enrager. Va-t'en chez Simplicie et reviens pour dîner. Allons, Boginski, reprenons l'andante pianissimo, con amore, maestoso!

A peine eut-elle tiré quelques sons du violon, qu'une nouvelle interruption vint l'irriter contre Innocent. En se retirant, il marcha sans voir sur la queue du chat, à demi-couché sur le ventre du chien. La douleur fit faire au chat un bond prodigieux; en retombant, les griffes de ses quatre pattes s'enfoncèrent dans la peau du chien, qui, bondissant à son tour, s'élança sur le chat, puis sur Innocent: le chat le reçût à coups de griffes, Innocent à coup de pied. La tante s'élança sur Innocent et lui cassa son archet sur le dos; d'un coup de pied elle lança l'amour des chats à l'autre bout de la chambre et d'un coup de poing terrassa l'amour des chiens; Innocent se sauva chez sa soeur, le chat se blottit sous un canapé, le chien se réfugia derrière un rideau, et Mme Bonbeck revint près de Boginski, son archet cassé à la main, jurant contre Innocent, regrettant un excellent archet, tâchant de le remplacer en cherchant dans cent qu'elle avait en réserve, et pestant contre les importuns, les enfants et les parents incommodes. Boginski ne disait rien, mais cherchait à la calmer en l'approuvant du geste, du regard et par quelques offres de service pour remettre en hon état l'archet cassé. Pendant qu'elle grondait, jurait et menaçait, Innocent et Simplicie demandèrent à Prudence de sortir à pied pour se promener et pour éviter la tante jusqu'au dîner. Prudence, toujours aux ordres de ses jeunes maîtres, y consentit sans peine, et ils sortirent tous trois accompagnés du fidèle Coz.

Innocent et Simplicie marchaient en avant; Prudence suivait avec Coz, qui lui offrit le bras pour avoir l'air de bons bourgeois faisant leur dimanche avec leurs enfants. Prudence, enchantée de se donner une si noble apparence, prit le bras de Coz, et tous deux suivirent les enfants.

Ils marchèrent longtemps et toujours droit en avant. Ils étaient arrivés sans le savoir aux Champs-Elysées; c'était pour eux un spectacle magnifique; les voitures, le beau monde, les petites boutiques, les jeux divers, les Guignols et autres théâtres leur causaient une admiration telle, que les enfants, oubliant Prudence et Coz, se perdirent dans la foule, et que Prudence et Coz, oubliant les enfants, les perdirent de vue. Innocent et Simplicie marchaient, s'arrêtaient, regardaient! Ils s'assirent devant un Guignol, et virent tous les crimes de Polichinelle et sa punition par le diable. Comme ou finissait, une femme vint leur demander trois sous par chaise; ils n'avaient pas d'argent et se retournèrent pour en demander à Prudence. Point de Prudence, ils étaient seuls.

—Nous n'avons pas d'argent, dit timidement Innocent.

—Comment, pas d'argent! Et pourquoi venez-vous prendre mes chaises, si vous n'avez pas de quoi les payer?

—Nous croyions que ma bonne était avec nous.

—Ma bonne! Voyez donc ce grand dadais qui se promène avec sa bonne! Tout cela est bel et bon, mon brave garçon, mais il me faut mes six sous, et je saurai bien vous les faire dégorger.

Innocent et Simplicie regardaient alentour d'eux avec frayeur; la foule les entourait et prenait parti, les uns pour la femme, les autres pour les enfants. La femme les tarabustait, les menaçait de les faire arrêter comme vagabonds, et terrifiait de plus en plus les enfants, qui finirent par pleurera et appeler é leur secours Coz et leur bonne.

—Ça n'a pas de bon sens de tourmenter ainsi ces enfants, dit une bonne femme avec un panier sous le bras; vous voyez bien qu'ils n'ont pas de quoi vous payer; laissez-les donc tranquilles!

—Plus souvent que je me laisserais pigeonner de mes six sous! S'ils n'ont pas d'argent, ils ont des vêtements; ceux du garçon sont assez grands pour en vêtir deux. J'ai tout juste besoin d'une calotte pour mon petit gars; j'en trouverai une dans le trop-plein de sa redingote. Voyons, mon garçon, voici des ciseaux; vous allez vous tenir bien tranquille pendant que je vais tailler ma calotte.

—Au secours! au secours! criais Innocent poursuivi par la femme et se sauvant de chaise en chaise.

—Au secours! répétait Simplicie courant après son frère.

—Un sergent de ville arriva et s'informa de la cause de ce tumulte.

—Ils veulent me voler six sous! cria la femme.

—Elle veut me couper ma redingote, balbutia Innocent.

—Rendez à cette femme les six sous que vous lui avez volés, mauvais garnements, dit le sergent de ville.

—Nous n'avons pas volé; nous n'avons pas d'argent pour payer ses chaises; c'est ma bonne qui a l'argent, et ma bonne est perdue.

Après quelques informations prises de droite et de gauche, le servent de ville déclara à la femme furieuse q'il prenait les enfants sous sa protection.

—Mais soyez tranquille pour vos six sous, ajoute-t-il ces enfants ont sans doute leurs parents à Paris; en sachant leur adresse, vous rentrerez toujours dans vos six sous. Où demeurez-vous, mon garçon?

—Je loge à la pension des Jeunes savants, mais je suis sorti chez ma tante, Mme Bonbeck.

Le sergent de ville sourit; la foule éclata de rire à nom significatif,

—Un nom qui vous irait, dit un des rieurs à la bonne femme.

—Où demeure votre tante? demanda le sergent de ville.

—Rue Godot, répondit Innocent

—Quel numéro?

—Je ne sais pas, j'ai oublié.

—Et comment donc ferez-vous pour payer cette brave femme? demanda le sergent de ville.

—Mous reconnaîtrons bien la maison, Simplicie et moi; nous prendrons un fiacre qui nous y mènera.

—Connu, connu, mon fiston, dit la femme. Le fiacre vous emmènera, mais ne vous mènera pas chez la tante, et j'en serai pour mon argent.

—Mon Dieu! mon Dieu! comment faire? s'écria Innocent éclatant en sanglots.

Le sergent, qui reconnaissait dans Innocent un accent et un air de vérité, lui dit de se calmer, qu'il ne leur arriverait rien de fâcheux, et qu'il les mènerait lui-même rue Godot.

—Je vous avancerais bien les six sous, bonne femme, mais je ne les ai pas sur moi, dit le sergent de ville; vous savez que je suis tous les jours de garde ici; vous me retrouverez, c'est moi qui réponds des six sous qu'on vous doit.

Cette assurance calma la femme, et le sergent de ville allait emmener Innocent et Simplifie lorsque des cris se firent entendre, la foule fut séparée violemment, et une femme éperdue, suivie par un homme à mine étrange, s'élança dans le cercle au milieu duquel se tenaient le sergent, la loueuse de chaises et les enfants. Elle poussa la loueuse de chaises, fit trébucher le sergent, et saisit les enfants dans ses bras.

—Mes pauvres enfants, mes pauvres jeunes maîtres, faut-il que j'aie eu ce malheur! Vous perdre, et apprendre eu vous cherchant que vous étiez accusés de vol par une méchante créature qui…

—Qu'est-ce à dire, méchante créature? interrompit la loueuse avec colère. Créature vous-même, et mauvaise créature, encore!…

—J'ai retrouvé mes enfants, je me moque de vos injures, vieille rien du tout, répondit Prudence avec majesté.

—Ah! vraiment! Moi, une rien du tout! Venez-y voir donc, perdeuse d'enfants, coureuse, de promenades!

—Silence, Mesdames. Pas d'injures! Du calme, de la modération, dit le sergent.

—Mes pauvres enfants! mes pauvres jeunes maîtres! pardonnez-moi ma distraction; Je ne sais où j'avais la tête d'avoir pu vous perdre de vue une seule minute! Je n'ai pas cessé de courir et de vous appeler depuis que je vous ai perdus.

Prudence les embrassait, leur baisait les mains elle ne songeait plus à la loueuse de chaises, ni à ses injures; elle questionnait les enfants, écoutait leurs explications, remerciait le sergent de ville. La foule s'attendrissait et laissa éclater un murmure de désapprobation quand la loueuse de chaises, s'approchant de Prudence, lui demanda impérieusement ses six sous.

—Quels six sous? que voulez-vous encore?

—Je veux mes six sous, ou je vous fais fourrer au violon.

Le sergent de ville expliqua à Prudence la réclamation de la loueuse. Prudence s'empressa de tirer les six sous de sa poche et de les remettre à la femme, en lui disant avec sévérité:

—Les voilà, ces six sous pour lesquels vous avez insulté mes pauvres jeunes maîtres. Cet argent ne vous profitera pas, c'est moi qui vous le prédis.

La femme, contente de ravoir un argent qu'elle croyait perdu, l'empocha sans répondre. La foule se dispersa, et Prudence, tenant Innocent d'une main, Simplicie de l'autre, et suivie de Coz, se mit en marche pour retourner à la maison, non sans avoir remercié encore le sergent de ville de la protection qu'il avait accordée à ses jeunes maîtres. Le Polonais était honteux d'avoir si mal rempli son rôle.

—Si Madame, Prudence et Mam'selle et Monsieur veut rien dire à tante et à camarade Boginski; moi pas bien faire; moi avoir oublié regarder enfants, avoir regardé chevaux et Mme Prudence. Moi mauvais, mal fait. Tante gronder, camarade gronder! Et moi pauvre, triste. Je vous prie rien dire du pauvre Coz.

PRUDENCE.—Non, mon pauvre Monsieur Coz, je ne dirai rien, ni mes jeunes maîtres non plus, c'est ma faute plus que la vôtre, moi la bonne, moi qui les ai élevés, C'est moi qui suis coupable.

INNOCENT.—Non, non. Prudence, console-toi; nous sommes bien plus coupables que toi; nous marchions, nous nous arrêtions sans penser à toi et sans nous retourner pour voir si tu nous suivais. N'en parlons pas à ma tante; elle serait probablement, en colère.

SIMPLICIE.—Et nous aurions des soufflets pour toute consolation.

COZRGBRLEWSKI.—Et moi chassé; et n'avoir plus chambre ni dîner; garder seulement trente sous, donnés par le gouvernement; c'est pas assez pour tout acheter, tout payer.

PRUDENCE.—N'ayez pas peur. Monsieur Coz; Mme Bonbeck et votre camarade ne sauront pas un mot de l'affaire. Dépêchons-nous pour ne pas être en retard. Mme Bonbeck n'aime pas à attendre.

XIV

POLONAIS RECONNAISSANTS

Ils se dépêchèrent si bien qu'ils arrivèrent à la maison juste à temps pour dîner. Six heures sonnaient comme ils entraient au salon. Coz et Prudence, qui avaient longtemps couru à la recherche des enfants, étaient rouges et suants; il allèrent chacun chez soi pour changer de linge, mais? Coz n'eut que le temps de se baigner le visage; on l'appela et il accourut dans la salle à manger; où Mme Bonbeck se mettait à table avec Boginski et les enfants.

MADAME BONBECK.—Vous voila, mon ami Coz? Quelle diable de figure vous avez! Plus rouge que vos cheveux! Où avez-vous été pour vous mettre en cet état?

COZ.—Moi pas rouge, Mâme Bonbeck; moi pas état, moi comme toujours.

MADAME BONBECK.—Je n'ai pourtant pas la berlue; je vous dis que vous êtes rouge comme un homme qui a couru la poste. Et Je veux savoir pourquoi vous êtes rouge. Que diable! J'ai bien le droit de savoir pourquoi vous êtes rouge.

COZ.—Moi peux pas savoir, Mâme Bonbeck.

MADAME BONBECK.—Ah! je vois bien; on me cache quelque chose. Simplicie, qu'est-ce que c'est? Je veux que tu me le dises.

SIMPLICIE.—Je ne sais rien du tout, ma tante; M. Coz est rouge parce qu'il a chaud probablement.

MADAME BONBECK.—Et pourquoi a-t-il chaud?

SIMPLICITÉ.—Je ne sais pas, ma tante; probablement parce qu'il fait chaud.

MADAME BONBECK.—Alors pourquoi n'es-tu pas rouge, ni Innocent non plus?

SIMPLICIE.—Je ne sais pas, ma tante.

MADAME BONBECK.—Sotte, va! toujours la même réponse: «Je ne sais pas, ma tante». Innocent, mon garçon, tu n'es pas dissimulé, toi; et tu vas me dire pourquoi Coz est si rouge.

INNOCENT.—Ma tante, c'est parce qu'il a voulu se faire beau et qu'il a tellement serré sa cravate, qu'il suffoque et qu'il en sue.

MADAME BONBECK.—Merci, mon ami; et toi, grand imbécile, veux-tu lâcher ta cravate tout de suite? A-t-on jamais, vu une sottise pareille!

Coz ne répondit pas, il était stupéfait de l'invention d'Innocent et il n'éprouvait, nullement le besoin de dénouer sa cravate.

—Entêté! coquet! s'écria Mme Bonbeck en se levant de table et se dirigeant vers Coz, attends, mon garçon, je vais te faire respirer librement.

Elle saisit le bout de la cravate de Coz, qui voulant se dégager, tira en arrière; la cravate se dénoua et resta dans les mains de Mme Bonbeck; on vit alors, à la grande confusion du pauvre Coz, qu'il n'avait pas de chemise et qu'au bas de la cravate était attaché un morceau de papier formant devant de chemise. Mme Bonbeck s'aperçut la première du dénûment du malheureux Polonais.

—Pauvre garçon! dit-elle. Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous manquiez de linge? Et vous, Boginski, êtes-vous aussi pauvre que Coz?

Boginski ne répondit pas, rougit et baissa la tête. Mme Bonbeck examina sa cravate et vit qu'elle avait également un morceau de papier comme celle de Coz. Elle ne dit rien, se rassit, servit la soupe, et chacun la mangea en silence. Le reste du dîner fut sérieux. Mme Bonbeck servit les Polonais plus abondamment que de coutume. Après dîner, elle appela Croquemitaine, causa avec elle quelques instants, lui glissa dans la main quelques pièces d'argent, rentra dans le salon, donna à Coz de la musique à graver, fit accorder le piano et les violons par Boginski, ne s'occupa aucunement des enfants, qui s'amusèrent à examiner les outils à graver et la manière dont Coz s'en servait, et fut assez agitée pendant une heure que dura l'absence de Croquemitaine. Cette dernière revint portant un gros paquet, qu'elle remit à Mme Bonbeck. Le paquet fut ouvert, examiné.

MADAME BONBECK.—Coz, Boginski, venez ici. Tenez, voilà pour vous apprendre à venir dîner chez moi sans chemise, dit Mme Bonbeck en leur jetant à la tête deux paquets dont ils eurent quelque peine à se dépêtrer.

Ils ramassèrent les effets épars sur le parquet, virent avec bonheur que chacun d'eux avait six bonnes chemises dont trois blanches et trois de couleur. Ils prirent les mains de Mme Bonbeck et les baisèrent à plusieurs reprises, avec affection et respect.

—C'est bien, c'est bien, mes amis, dit Mme Bonbeck avec émotion; et une autre fois, quand vous manquerez du nécessaire, venez me le dire. Je ne laisserai pas dans le besoin des créatures humaines chassées de leur pays par un abominable Néron.

Boginski et Coz essuyèrent du, revers de la main (ils n'avaient pas de mouchoirs) les larmes de reconnaissance qui coulaient malgré eux; Mme Bonbeck se moucha deux ou trois fois, fit une pirouette:

—Allons, allons, s'écria-t-elle avec gaieté, nous voici à même de trouver la chose introuvable, dit-on: la chemise d'un homme heureux. Je veux que dans ma maison toutes les chemises soient des chemises de gens heureux.

—Ce ne sera pas toujours la mienne, dit Simplicie à mi-voix.

—Ni la mienne, ajouta Innocent de même en soupirant.

MADAME BONBECK.—Qu'est-ce que vous marmottez là-bas, vous autres? Pourquoi soupirez-vous? Je veux qu'on rie moi; je veux que tout le monde soit heureux.

INNOCENT.—Ma tante, je soupire parce que je ne suis pas heureux, et je ne suis pas heureux parce que je vis éloigné de vous dans cette horrible pension où je m'ennuie à mourir.

MADAME BONBECK.—Qu'est-ce que je te disais, mon garçon? tu as voulu faire à ta tête, et voilà. C'est bien tout de même, ce que tu dis là. Nous arrangerons cela; j'écrirai à mon frère Gargilier; nous te tirerons de ta pension, sois tranquille. Et toi, Simplicie, pourquoi fais-tu la moue?

SIMPLICIE.—Je ne sais pas, ma tante.

MADAME BONBECK.—Diable de sotte! On n'a jamais vu une fille plus impatientante. «Je ne sais pas, ma tante.» Pourquoi ne dis-tu pas comme ton frère? A la bonne heure, celui-là. Il parle et parle très bien. Tiens, j'ai une furieuse démangeaison de te donner une paire de claques. Va-t'en. Vrai je ne réponds pas de moi; la main me démange.

Simplicie ne se le fit pas dire deux fois; elle s'empressa de se soustraire aux envies fâcheuses de sa tante et courut se jeter sur une chaise dans sa chambre; elle réfléchit tristement à la vie qu'elle menait à Paris: pas un plaisir, pas même de repos, et beaucoup de contrariétés, de peines et d'ennuis. Elle commença à reconnaître le vide que lui laissait l'absence de ses parents, de leur protection, de leur tendresse; leur dévouement lui apparut sous son vrai jour; elle se trouva ingrate et méchante; elle sentit combien elle les avait blessés, chagrinés; elle pensa avec effroi au temps considérable qui lui restait encore à vivre loin d'eux et près d'une tante qu'elle redoutait; Après quelques hésitations elle se décida à écrire à sa mère et à la prier de la laisser revenir à Gargilier.

Mme Bonbeck fut si satisfaite de la flatterie d'Innocent qu'elle le garda jusqu'au lendemain matin. Coz fut chargé de le ramener au collège, où il fut reçu par l'annonce d'une retenue de récréation pour n'être pas rentré la veille. Il eut beau réclamera le maître d'étude lui répondait toujours: «C'est le règlement! je n'y puis rien changer». Il se soumit en pleurant et, de même que Simplicie, réfléchit avec douleur aux douceurs de la vie de famille dont il s'était privé, et aux ennuis pénibles que lui valaient son obstination et son ingratitude. Il réfléchit aux privations quotidiennes qu'il endurait, et l'heure matinale du lever, à la nourriture mauvaise et insuffisante, à la tyrannie des élèves, à la longueur des leçons, aux punitions infligées pour la moindre négligence, et il se repentit amèrement d'avoir forcé son père à l'envoyer dans cette maison d'éducation.

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