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Les deux nigauds

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XV

LA POLICE CORRECTIONNELLE

Quelques jours après la visite d'Innocent, Mme Bonbeck sortait de table avec ses Polonais reconnaissants, ayant chacun sur le corps une belle chemise à carreaux lilas et bistre, lorsque Croquemitaine entra effarée, présentant d'une main tremblante un papier à sa maîtresse. Mme Bonbeck prit le papier avec empressement. Je parcourut, tapa du pied, laissa échapper un juron et, se tournant vers les Polonais:

—C'est une horreur! C'est une infamie! Mes pauvres amis! on vous traîne en police correctionnelle! on vous accuse d'avoir voulu assassiner Mme Courtemiche et son chien.

—Ha! ha! ha! répondit Boginski en riant; moi savoir ce ce que c'est. Ce n'est rien, pas de danger. Mme Courtemiche, vieille folle; son chien, méchante bête. Coz et moi avoir jeté chien par la fenêtre, puis Mme Courtemiche avec chien; voilà tout.

MADAME BONBECK.—Comment, voilà tout? Mais c'est énorme! Avec une femme furieuse qui veut plaider, vous serez condamnés à l'amende, à la prison.

BOGINSKI.—Eh bien, pas si mauvais! Amende, pas payer, pas d'argent; prison, pas bien grand malheur: gouvernement nourrit et couche. Pauvre Polonais habitués à mal coucher mal manger. Pas souvent rencontrer des Bonbeck, si bon, si Boginski termina sa phrase eh baisant avec attendrissement les mains ridées de sa bienfaitrice; qui éclata en sanglots.

MADAME BONBECK.-Mon pauvre garçon! hi! hi! hi! je suis désolée! hi! hi! hi! Il faut aller demain au tribunal; le juge d'instruction vous interrogera. Le papier dit que c'est à une heure, hi! hi! hi! J'irai avec vous, mon ami, je vous protégerai; et le pauvre Coz aussi; car il est également appelé devant le juge d'instruction.

A peine finissait-elle sa phrase, que Prudence entra éperdue.

—Madame! Madame! quel malheur, mon Dieu! comment faire? Oh! Madame! faut-il que J'aie vécu pour voir une chose pareille! Mes pauvres jeunes maîtres! ils ne peuvent pas aller là-bas; n'est-ce pas. Madame? C'est impossible! Mes pauvres jeunes maîtres!

MADAME BONBECK.—Quoi donc?… Qu'est-il arrivé? Parle donc, parle donc, folle que tu es!… Pourquoi cries-tu?… De quel malheur parles-tu? Vas-tu répondre oiseau de malheur si tu ne veux pas que je te rosse d'importance.

PRUDENCE.—Voilà, Madame! Lisez! Mes jeunes maîtres et moi, appelés devant le juge d'instruction, en police correctionnelle, pour avoir battu et jeté sur la route Mme Courtemiche et Chéri-Mignon.

MADAME BONBECK.—Que diable! il n y a pas de quoi crier! Nous irons tous; et nous verrons si l'on ose tourmenter mes braves Polonais et vous autres. A demain! A nous deux, la police correctionnelle! Je lui en dirai, ainsi qu'à sa Courtemiche. Et j'emmènerai l'amour des chiens; il débrouillera l'affaire, avec ce Chéri-Mignon, qui me fait l'effet d'être un vaurien, un animal fort mal élevé.

PRUDENCE.—Pour ça oui. Madame! Mal élevé tout à fait! Grognon, querelleur, méchant, voleur! rien n'y manque. Tout l'opposé de l'Amour.

MADAME BONBECK.—Comment? de l'Amour? Quel Amour?

PRUDENCE.—L'Amour de Madame, celui qui dort sous, la table.

MADAME BONBECK.—Ha! ha! ha! Tu veux dire Folo! C'est moi qui rappelle l'amour des chiens; ce n'est pas son nom.

PRUDENCE.—Pardon, Madame, je croyais..,

MADAME BONBECK.—C'est bon, c'est bon. Préparons-nous pour le tribunal de demain. Raconte-moi bien en détail ce qui est arrivé.

PRUDENCE.—Une chose bien simple, Madame, il est arrivé que ce maudit chien a mangé tout mon veau, un superbe morceau que j'avais choisi entre mille.

MADAME BONBECK.—Ceci n'est pas un grand crime, Prude, certainement, si tu étais chien, tu en ferais autant.

PRUDENCE, piquée.—Ça se pourrait bien, Madame; mais comme je n'avais pas l'honneur d'être chien, et chien grognon, querelleur, méchant, voleur, je ne puis dire à Madame ce que j'aurais fait, si j'avais eu cette chance-là.

MADAME BONBECK.—C'est bon, c'est bon! Faut pas te fâcher. Prude; tu pourrais être pis qu'un chien. Mais qu'a-t-il fait encore, cet animal?

PRUDENCE.—Si Madame trouve que ce n'est pas assez comme ça, j'ajouterai qu'il empestait, qu'il montrait les dents, qu'il était grognon, hargneux.

MADAME BONBECK.—Ce n'est pas encore un grand mal. S'il empestait, c'est que sa maîtresse ne l'avait pas lavé; s'il montrait les dents, c'est qu'il les avait belles et qu'il croyait vous plaire; s'il était grognon, c'est que vous ne le traitiez pas poliment. Vois-tu, Prude, un chien a son amour-propre tout comme un autre; il ne faut pas le blesser.

PRUDENCE.—Puisque Madame trouve des excuses à toutes les sottises de cet animal, je n'ai plus rien à dire.

MADAME BONBECK.—Boginski, mon ami, racontez-moi ce qui est arrivé;
Prude parle comme une crécelle, sans rien dire,

BOGINSKI.—Voilà, Mâme Bonbeck. Chien mauvais; maîtresse méchante, colère; donne claques terribles à M. Innocent. Mme Prude crier. Moi punir. Courtemiche et jeter chien sur route. Courtemiche crier, crier; vouloir battre tous, crever oeil à tous. Diligence arrêter; camarade et moi, prendre Courtemiche pousser à la porte; Courtemiche grosse, pas passer, donner coups de pied; moi pousser, camarade pousser, Courtemiche tomber assise sur la route, montrer poing, crier, hurler; diligence repartir vite et rouler; nous rire, faire cornes à Courtemiche. Voilà.

MADAME BONBECK.—Hem! hem! la Courtemiche va vous faire payer une voiture et sa route jusqu'à Paris.

BOGINSKI.—Moi pas payer; moi et camarade pas d'argent.

MADAME BONBECK.—Ce n'est pas une raison, mon ami; avec une Courtemiche, il faut faire de l'argent.

BOGINSKI.—Moi veux bien; mais comment?

MADAME BONBECK.—Nous verrons cela demain. Soyez tranquilles, mes amis, je ne vous laisserai pas pourrir en prison.

Les Polonais, suivant le conseil de Mme Bonbeck, restèrent fort tranquilles; Prudence continua à se désoler, à s'inquiéter pour ses jeunes maîtres; Mme Bonbeck prit son violon; les Polonais profitèrent d'une sonate qu'elle s'acharnait à écorcher en mesures ou hors de mesures, pour s'échapper et faire une promenade dans les rues. Simplicie resta dans sa chambre s'ennuyant, bâillant, pleurnichant et… regrettant Gargilier.

Le lendemain Mme Bonbeck, escortée des Polonais, de Prudence et de Simplicie, et tenant Folo en laisse, partit pour le Palais où se tenait la police correctionnelle; ils attendirent longtemps; on jugeait d'autres causes.

Enfin on les introduisit dans la salle; leur entrée causa quelque surprise, vu l'étrangeté des figures. Mme Courtemiche et Chéri-Mignon occupent le banc des plaignants. Mme Bonbeck et sa suite s'assoient sur le banc des prévenus.

Le président du tribunal va parler; un grognement, puis un aboiement se font entendre. C'est Chéri-Mignon qui récuse le témoin Folo.

L'HUISSIER.—Silence, Messieurs!

Chéri-Mignon aboie avec fureur.

LE PRÉSIDENT. riant—Huissier, faites taire le plaignant.

Tout le monde rit; Mme Courtemiche cherche à apaiser Chéri-Mignon.

LE PRÉSIDENT.—Mme Courtemiche et le nommé Chéri-Mignon par l'organe de sa maîtresse, accusent de voies de faits et d'injures gaves les nommés Prudence Crépinet, Innocent et Simplicie Gargilier, plus deux Polonais faisant partie de leur suite. Madame Courtemiche, qu'avez-vous à reprocher aux prévenus.

MADAME COURTEMICHE.—Je leur reproche tout: cruauté, méchanceté, injustice, assassinat.

LE PRÉSIDENT.—Précisez votre accusation.

MADAME COURTEMICHE.—Mon président, je précise en les accusant de tout ce qu'on, peut reprocher à des êtres à face humaine, mais qui sont plus brutes que les brutes.

LE PRÉSIDENT.—Ne dites pas d'injures, et expliquez-vous plus clairement.

MADAME COURTEMICHE.—Ce que je dis est pourtant assez clair, mon président. Ce sont des gens à périr sur l'échafaud.

LE PRÉSIDENT.—Si vous continuez à ne vouloir rien dire de positif, on va passer à une autre cause et renvoyer les prévenus de la plainte.

MADAME COURTEMICHE.—Renvoyez, mon président, renvoyez en prison, à
Mazas, à Vincennes, ça m'est égal, pourvu qu'ils y restent. Pas vrai,
Chéri-Mignon, tu veux bien qu'on les laisse en prison?

Chéri-Mignon répondit par un aboiement formidable auquel Folo répliqua par un grognement sourd. Chéri-Mignon, s'élança des bras de sa maîtresse, saute aux oreilles de Folo qui le reçut avec un coup de dent. Chéri-Mignon, exaspéré par cette défense inattendue, se jeta de nouveau sur Folo et lui fit au cou une morsure assez profonde.

«Pille, Folo!» lui cria Mme Bonbeck, irritée de l'acharnement du caniche.

Folo ne se le fit pas dire deux fois; plus gros et plus fort que Chéri-Mignon, il le roula par terre et le couvrit de morsures sans lui donner le temps de se relever.

Mme Courtemiche criait: Mme Bonbeck applaudissait; les juges riaient; les spectateurs regardaient et s'amusaient; les Polonais battaient des mains. Les cris des chiens, ceux de Mme Courtemiche, les applaudissements de Mme Bonbeck et des Polonais, empêchaient la voix du président de se faire entendre; enfin, les huissiers saisirent les chiens et remirent à Mme Courtemiche son favori, mordu et éreinté; Folo alla recevoir les caresses de sa maîtresse et les félicitations de la foule.

LE PRÉSIDENT.—Cette scène est inconvenante. Madame Courtemiche, pour la dernière fois, expliquez-vous ou quittez l'audience.

MADAME COURTEMICHE.—Que Je m'explique! Que je m'explique devant une Cour qui laisse insulter, dévorer mon Chéri-Mignon, mon ami, mon enfant! Plus souvent que je m'expliquerai, devant des sans-coeur et des sans-cervelle…

LE PRESIDENT.—Madame Courtemiche, vous injuriez le tribunal. Je vous engage à vous taire.

MADAME COURTEMICHE.—Ah! vous voulez me faire taire! Je veux parler, moi; je veux qu'on sache comment le gouvernement rend la justice; que c'est une honte, une humiliation pour le pays que je représente, d'être traitée comme je le suis par un tas de gens…

LE PRESIDENT.—Huissier, faites sortir la plaignante; elle abuse de la patience du tribunal.

MADAME COURTEMICHE.—Je ne veux pas sortir, moi; laissez-moi; ne me touchez pas… Je veux leur dire… Aïe! Aïe! Ne me tirez pas… Je veux leur dire qu'ils sont un tas… Aïe aïe! au secours! à l'assassin! Ne me poussez pas! Aïe!…

Le reste se perdit dans les couloirs du Palais; les huissiers avaient appelé main-forte et avaient réussi à faire sortir Mme Courtemiche et son chien. Mme Bonbeck, restée triomphante s'approcha du président, à la grande surprise de tous les assistants, et, lui donnant une poignée de main:

—Bien jugé, président! Vous êtes un brave homme, saperlotte! Folo s'est sagement et bravement comporté; l'autre est un lâche, un chien, sans coeur et sans éducation. Bonsoir, président; je voua salue. Messieurs, et je vous présente deux braves Polonais…

BOGINSKI.—Moi et camarade, tuer beaucoup de Russes à Ostrolenka, tuer beaucoup. Moi prier président faire donner pension plus grande; Mme Bonbeck bonne, très bonne, mais pas riche; moi…

—Emmenez ces gens, dit le président à l'huissier; les prévenus sont aussi fous que la plaignante. C'est la cause la plus ridicule que j'aie jamais eu à juger.

L'huissier engage Mme Bonbeck et les Polonais a sortir; les Polonais saluèrent humblement; Mme Bonbeck regimba et voulut résister. L'huissier essaya de lui prendre le bras.

—Ne me touchez pas, sapristi! Si vous mettez la main sur moï, je vous fais dévorer par mon chien. Ici, Folo, partons mon ami; la justice, c'est toujours la même chose; nous la rendrions mieux nous deux.

Avant que le président se fût décidé à relever la phrase injurieuse de Mme Bonbeck, celle-ci était partie comme une flèche… suivie des Polonais, de Prudence et de Simplicie, ces deux dernières effrayées et troublées.

—Eh bien, mes amis, nous nous sommes joliment tirés d'affaire; bravo, mon Folo! toi tu as rendu la justice au moins. Ha! ha! ha! comme tu y allais l'amour des chiens! A-t-on jamais vu un mauvais caniche, un chien de rien du tout, montrer les dents à mon beau et brave Folo, et sauter dessus, encore. Aussi a-t-il eu son affaire, ce vaurien, cet animal digne de sa maîtresse. C'est à rire, parole d'honneur!

Ils rentrèrent chez eux tout satisfaits de l'heureuse issue de cette affaire, qui aurait pu être fâcheuse pour les Polonais si elle avait été plaidée par une personne moins sotte que Mme Courtemiche. Mme Bonbeck régala Folo d'un poulet maigre pour le récompenser de sa belle conduite. Prudence et Simplicie ne disaient rien, mais elles ne purent jamais comprendre comment et pourquoi Mme Bonbeck était si fière de Folo et de quoi elle avait remercié, le président, pourquoi elle lui avait dit des injures en se retirant, et par quelle action d'éclat Folo avait mérité un poulet. Les Polonais se couchèrent satisfaits sans savoir de quoi, et s'éveillèrent le lendemain en espérant, sans savoir pourquoi, une augmentation de leur paye de un franc cinquante centimes par jour.

XVI

UNE SOIRÉE CHEZ DES AMIES

Quelques jours après la scène de police correctionnelle, Mme Bonbeck dit à Simplicie de s'habiller pour aller passer la soirée chez Mme de Roubier. Simplicie, qui n'avait pas encore mis ses belles robes, courut appeler Prudence.

—Vite, Prudence que je m'habille.

PRUDENCE.—Quelle robe Mademoiselle va-t-elle mettre?

SIMPLICIE.—Ma plus belle, en taffetas à carreaux.

PRUDENCE.—Et comment Mademoiselle se coiffera-t-elle?

SIMPLICIE.—Ah! mon Dieu! je n'ai pas pensé à la coiffure. Je n'en ai pas.

PRUDENCE.—Heureusement que Mademoiselle a de beaux cheveux, bien pommadés, bien gras; je les lisserai et je ferai une natte.

SIMPLICIE.—Ce ne sera pas assez beau. Va vite dire à Coz d'aller m'acheter une couronne de fleurs.

PRUDENCE.—Oui, Mam'selle.

Prudence courut chercher Coz, qui courut à son tour faire l'emplette demandée par Simplicie. Un quart d'heure après il rentra tout essoufflé, apportant une magnifique couronne de pivoines rouges.

SIMPLICIE.—Qu'est-ce que ces énormes fleurs? C'est beaucoup trop gros, trop grand.

PRUDENCE.—Le marchand a dit à Coz qu'on les portait comme ça, que c'était la grande mode.

SIMPLICIE.—Vraiment? Alors je les garde; attache cette couronne sur ma tête. Prudence.

PRUDENCE.—Oui, Mam'selle; je vais vous arranger cela sur votre natte; ce sera magnifique.

Prudence, ne sachant pas employer les épingles à cheveux, se mit à coudre la couronne sur la natte de Simplicie, que le désir d'être belle tenait immobile sur sa chaise. Quand Prudence eut fini son travail, elle regarda Simplicie avec admiration.

—Oh! Mam'selle que c'est joli! que c'est beau! Si Mam'selle voulait voir dans la glace? Ces pivoines sont presque aussi grosses que la tête de Mademoiselle! Et rouges, presque comme les joues de Mademoiselle.

Simplicie se leva, regarda avec complaisance, admira le tour de fleurs qui surmontait sa tête déjà trop grosse et acheva de s'habiller.

SIMPLICIE.—Et toi, Prudence, va changer de robe pour me faire honneur.

PRUDENCE.—Mais je n'entre pas au salon avec Mademoiselle; pour rester à l'antichambre, ma robe d'indienne est bien assez belle.

SIMPLICIE.—Pas du tout! les domestiques se moqueraient de toi, et c'est sur moi que cela retomberait; on dirait que j'ai une servante de quatre sous à mon service. Je ne veux pas recommencer les humiliations de l'autre jour.

La pauvre Prudence, un peu mortifiée et chagrine mais toujours dévouée à ses maîtres, quitta la chambre sans mot dire et revint, au bout de dix minutes, parée comme une châsse. Un grand bonnet breton, une croix à la Jeannette un châle en foulard de coton, plissé à la bretonne, une robe de laine rayée rouge un tablier en laine noire, des souliers à boucles, des bas à côtes formaient un ensemble breton pur sang. Simplicie l'examina des pieds à la tête, et fut contente, son amour-propre était satisfait.

—C'est bien, dit-elle; dis à Coz d'aller chercher une voiture.

Peu d'instants après, Simplicie roulait avec Prudence et Coz vers le faubourg Saint-Germain, cette fois, aucune discussion ne s'éleva entre Coz et le cocher. Simplicie entra au salon, laissant Prudence et Coz à l'antichambre. Claire laissa échapper un: «Ah!» involontaire à l'apparition de cette toilette singulière. L'exclamation de Claire fit retourner une douzaine de cousines et d'amies qui étaient réunies dans le salon, et chacune répéta le «Ah!» de Claire; un sourire général succéda à ce premier moment de surprise. Simplicie avança pour dire bonjour à ces demoiselles; elle se mit en devoir d'adresser une révérence à chacune d'elles. A la cinquième, Sophie s'écria:

—Assez, assez, Simplicie; nous ne sommes pas en cérémonie comme à une présentation; Claire, mène la dire bonjour à maman.

Claire, étouffant un sourire, emmena Simplicie dans le salon à côté.

—Maman, dit-elle…

—Que veux-tu, Claire? dit Mme de Roubier sans se retourner

CLAIRE.—Maman, voici Simplicie Gargilier qui vient vous dire bonjour.

MADAME DE ROUBIER.—Bonjour, Mademoiselle. Vous me… Ah! mon Dieu! quelle plaisanterie! Claire, pourquoi as-tu déguisé si ridiculement cette pauvre fille?

CLAIRE.—Ce n'est pas moi, maman, elle vient d'arriver.

MADAME DE ROUBIER.—Ha! ha! ha! Mais regardez donc cette toilette! Quelle idée bizarre! Ma pauvre Simplicie, à Paris il n'est pas d'usage de se déguiser autrement qu'aux jours gras, et nous en sommes encore loin. Ôtez tout cela, et gardez les vêtements que vous avez sous cette robe de grand'mère qui ne vous va pas du tout.

SIMPLICIE.—Mais, Madame…

MADAME DE ROUBIER.—Claire, explique-lui que c'est ridicule.

CLAIRE, riant.—Mais, maman…

MADAME DE ROUBIER.—Allez donc, Simplicie, vous voyez bien que tout le monde rit de votre déguisement.

Simplicie rougit et parut agitée; elle venait de comprendre le ridicule de sa mise.

MADAME DE ROUBIER.—Eh bien, qu'avez-vous, ma pauvre enfant? Êtes-vous souffrante?

Simplicie ne répondit pas; elle quitta le salon et rentra dans celui où étaient les enfants; elle les trouva riant tous aux éclats; le rire gagna Claire, malgré ses efforts pour garder son sérieux; Marguerite et Sophie chuchotaient et riaient à se tordre. Simplicie, honteuse, désolée, restait debout, tête baissée, plus ridicule encore par le contraste de ses pivoines énormes et de sa robe arc-en-ciel, avec sa mine piteuse et ses yeux larmoyants.

CLAIRE.—On s'est moqué de vous, pauvre Simplicie, en vous habillant et vous coiffant ainsi; laissez-moi vous ôter ces fleurs horribles; vous serez déjà moins drôle.

MADELEINE.—Nous allons toutes vous aider. Asseyez-vous sur ce tabouret; ce ne sera pas long.

Simplicie s'assoit; les enfants se groupent autour d'elle Sophie tire une pivoine.

SIMPLICIE.—Aïe vous m'arrachez les cheveux.

SOPHIE.—J'ai à peine tiré; je n'ai touché qu'une pivoine, une belle, par exemple.

Marguerite et Valentine viennent en aide; elles tirent; Simplicie crie.

MARGUERITE.—Qu'y a-t-il donc à ces pivoines? On ne peut pas les détacher des cheveux!

—C'est cousu! s'écria Sophie.

—Cousu! répétèrent les enfants, en se poussant pour voir,

SOPHIE.—Cousu, cousu; tiens, regarde. Des ciseaux vite des ciseaux!

Chacune apporta des ciseaux, et une douzaine de mains se disputèrent la tête de Simplicie pour couper les fils qui retenaient les pivoines.

Les ciseaux se pressaient, se poussaient, taillaient, et firent si bien que, peu d'instants après la couronne de pivoines put être enlevée; mais hélas! avec un accompagnement formidable de cheveux,

Claire poussa un cri. Simplicie leva la tête et vit les pivoines avec une frange de ses cheveux.

SIMPLICIE.—Mes cheveux! mes pauvres cheveux!

Et, se levant avec précipitation, elle courut à une glace, où un spectacle déplorable s'offrit à ses regards; sa tête ressemblait à une tête de loup: ses cheveux, coupés en brosse, se dressaient de tous côtés; partout des mèches tombantes, des bouts de nattes. Elle restait immobile et consternée. Se retournant enfin avec colère:

—Vous êtes des méchantes, Mesdemoiselles; c'est exprès que vous m'avez rendue affreuse et ridicule.

MARGUERITE.—Affreuse, vous ne l'êtes pas plus qu'avant, Mademoiselle; et ridicule, vous l'êtes moins que vous ne l'étiez.

SIMPLICIE.—C'est par jalousie que vous avez abîmé mes fleurs et mes cheveux.

VALENTINE.—C'est par charité pour qu'on ne se moque pas de vous toute la soirée.

SIMPLICIE.—Il n'y a que chez vous où l'on se moque de moi; à Gargilier et chez ma tante, personne ne s'en moque.

SOPHIE.—Et pourquoi venez-vous alors? Croyez-vous que nous ayons besoin de vous pour nous amuser? Est-ce nous qui avons été vous chercher?

SIMPLICIE.—Pourquoi m'avez vous invitée?

MARGUERITE.—C'est Claire, toujours bonne, qui la fait pour vous consoler de votre aventure de l'autre jour.

CLAIRE.—Écoutez, Simplicie, je vous assure que nous sommes très fâchées de notre maladresse, laissez-nous vous recoiffer; avec quelques coups de peigne, il ny paraîtra pas.

SIMPLICIE.—Non, je ne veux pas que vous me touchiez; vous m'arracheriez le reste de mes cheveux. Je veux ma bonne, elle me recoiffera.

CLAIRE—Où est votre bonne?

SIMPLICIE.—Dans l'antichambre… Prudence! Prudence! viens me recoiffer.

Claire alla ouvrir la porte et appela Prudence qui s'empressa de se rendre à l'appel de sa jeune maîtresse. Elle poussa un cri d'effroi en voyant la tête hérissée de Simplicie, dépouillée de ses belles pivoines.

SIMPLICIE.—Arrange-moi, Prudence; recoiffe-moi; vois ce qu'elles ont fait par jalousie de mes pivoines.

PRUDENCE.—Pas possible, Mam'selle! Par jalousie! De si gentilles demoiselles! Pas possible!

SIMPLICIE.—Regarde mes cheveux; vois comme elles les ont coupés.

—Oh! Mesdemoiselles! c'est-y possible! Cette pauvre Mam'selle
Simplicie! Je n'aurais jamais cru…

CLAIRE.—Vous avez raison de ne pas croire que ce soit par jalousie que nous avons coupé si maladroitement les cheveux de votre pauvre Simplicie; nous avons été maladroite en voulant la débarrasser de sa couronne de pivoines, qui était ridicule.

PRUDENCE.—Mam'selle trouve! C'était pourtant bien joli; je les avais cousues bien solidement, et ça faisait bon effet sur la tête de Mam'selle.

Tout en parlant, Prudence défaisait les nattes de sa jeune maîtresse; on lui avait apporté un peigne et une brosse. Quand tout fut défait, il n'en resta pas le quart sur la tête de Simplicie; presque tout était coupé. Simplicie pleurait, Prudence se désolait, les enfants étaient consternés, quoique Simplicie n'inspirât pas beaucoup de compassion.

—Que faire? s'écria enfin Claire. Comment la coiffer? Je vais demander à maman de venir voir.

Claire courut raconter à sa mère ce qui était arrivé. Mme de Roubier ne fut pas fâchée de cette leçon donnée à la vanité de Simplicie; elle alla juger par elle-même, avec ses soeurs, A et amies, de l'étendue du dégât; elle sourit de la figure étrange de Simplicie, et jugea qu'un coiffeur seul pouvait trouver un remède à l'ouvrage de ces demoiselles. Elle sonna, dit à un domestique d'aller chercher le coiffeur du coin, et consola Simplicie en lui disant quelle la ferait coiffer à la Caracalla, avec les cheveux courts et frisés partout. Le coiffeur arriva sourit, coupa les mèches restantes, retailla les cheveux mal coupés, mit les fers au feu, roula et frisa tout, et Simplicie sortit de la frisée comme un bichon; elle se regarda dans la glace, se trouva bien et reprit sa bonne humeur. La soirée se passa à plaisanter sans méchanceté de la mésaventure de Simplicie, quelques pointes lancées par Marguerite et par Sophie piquèrent légèrement Simplicie, mais elle ne les comprit pas toutes, et elle s'amusa beaucoup; des gâteaux, du thé des sirops terminèrent la soirée. Quand Simplicie prit congé de Mme de Roubier, celle-ci lui dit:

—Ma chère enfant, si vous revenez voir mes filles et leurs amies, soyez habillée simplement, comme le sont mes filles: le moyen de plaire n'est pas de se faire des toilettes ridicules, mais de se mettre simplement, de ne pas attirer sur soi l'attention des autres, mais de s'oublier soi-même, et ne pas chercher à être mieux que les autres. Je suis fâchée que vos cheveux soient au panier au lieu d'être restés sur votre tête, mais la faute en est à votre mauvais goût et à votre vanité.

Simplicie rougit, ne dit rien, mais se révolta dans son coeur contre le bon conseil de Mme de Roubier. Coz dormais profondément sur une banquette de l'antichambre, pendant que Prudence sommeillait sur une chaise. On eut de la peine à réveiller le pauvre Coz; il courut chercher un fiacre et ramena sans autre aventure Prudence, et Simplicie au domicile de Mme Bonbeck. Simplicie était loin de s'attendre à l'orage qui avait grondé en son absence et qui devait éclater au retour sur sa tête frisée à la Caracalla.

XVII

COLÈRE DE MADAME BONBECK

Pendant que Simplicie se rendait chez Mme de Roubier Mme Bonbeck attendait au salon que Boginski eût revêtu les beaux habits qu'elle lui avait fait faire; elle-même avait fait une toilette soignée; ses cheveux gris étaient ornés d'un bonnet de gaze et de fleurs, sa robe était en soie brochée d'émeraude; ses mains ridées étaient cachées par des gants blanc en peau de daim, et ses pieds étaient chaussés de bas chinés et de souliers de peau, plus fins que ceux qu'elle mettait habituellement. Boginski entra, bien peigné, bien cravaté, bien habillé.

—C'est bien, mon ami, lui dit-elle après l'avoir inspecté, vous êtes très bien comme cela. Allez voir si Simplicie est prêtes et envoyez chercher un fiacre.

Boginski revint la mine effarée.

Mâme Bonbeck, Mam'selle partie. Coz parti; personne chez eux.

MADAME BONBECK.—Partis! Comment, partis! Où partis?

BOGINSKI.—Moi pas savoir, Mâme Bonbeck. Trouvé personne, chambre vide.

MADAME BONBECK.—Mon ami, je vous ai déjà dit de ne pas toujours répéter
Bonbeck. Cela m'agace je n'aime pas cela. Allez me chercher Prudence
Je vais lui laver la tête d'importance. A-t-on jamais vu une sotte
pareille, qui laisse courir cette péronnelle avec ce Polonais roux!

Boginski avait disparu aussitôt après avoir reçu l'ordre de chercher
Prudence; il rentra comme elle finissait de parler.

BOGINSKI.—Madame, Prudence partie, personne! chambre vide!

MADAME BONBECK.—Elle aussi. C'est trop fort! la misérable! Je lui donnerai une danse, qui lui fera garder la chambre à l'avenir! Ah! elles croient qu'on peut se moquer de moi et me planter là comme une vieille guenille! Elles croient quelles iront en soirée et que je resterai à garder la maison! Et qu'allons-nous faire à présent, mon ami? Où aller pour nous amuser?… Mais parlez-donc. Où voulez-vous que j'aille?

BOGINSKI—Moi peut mener Mâme, B…. (Boginski s'arrête à temps) au café
Musard. Très joli! Dames superbes! Musique bonne! Seulement…

MADAME BONBECK—Seulement quoi?… Parlez, donc, diable d'homme!

BOGINSKI.—Seulement, moi pas d'argent pour payer entrée.

MADAME BONBECK.—Je payerai, imbécile! Donne-moi le bras et viens.

Mme Bonbeck, écumant de colère, saisit le bras de Boginski terrifié, descendit l'escalier quatre à quatre, traversa, les rues, longea les trottoirs en renversant tout sur son passage, et finit par se heurter contre un homme qui avait un cigare entre les dents.

«Doucement, la belle», dit l'homme en étendant les bras et lui barrant le passage.

Mme Bonbeck le repoussa et voulut passer. L'homme, qui était un peu pris de vin et qui, dans l'obscurité, croyait reconnaître sa soeur qu'il attendait, voulut l'attirer sous le réverbère pour se montrer à elle.

«Lâchez-moi!» cria Mme Bonbeck.

L'homme lui prit les mains. Mme Bonbeck les retira avec violence, saisit le cigare de l'homme, l'arracha d'entre ses dents, et le jeta dans le ruisseau en s'écriant:

«Gredin!»

Le réverbère éclairait en ce moment le visage furibond et la personne étrange de Mme Bonbeck.

L'homme se recula épouvanté en criant:

«Le diable!»

—A ce cri, la foule ne tarda pas à s'amasser; Boginski, embarrassé de l'attitude de sa compagne, la supplia de s'en aller.

—Non mon ami. Je n'ai jamais fui le danger! Qu'ils osent me toucher, et ils verront ce que peut faire une femme, une vieille femme, contre un tas de lâches et de gredins!

Mme Bonbeck s'était reculée d'un pas sur le trottoir et s'était mise en position de boxe; la foule riait et grossissait; l'homme s'était esquivé, sentant le ridicule d'une bataille avec une vieille femme.

—Personne? dit-elle en respirant avec force. Personne n'ose m'attaquer?… C'est bien, mes amis, vous êtes de braves gens Laissez-moi passer… Merci, mes amis; vous êtes de bons enfants.

Et Mme Bonbeck s'éloigna avec Boginski, dont elle avait pris le bras, laissant la foule ébahie et grandement amusée des allures et du langage de la vieille.

—Rentrons à la maison, mon garçon, dit Mme Bonbeck; cette scène m'a émue; je ne suis pas en train de m'amuser et puis, je veux être là quand cette sotte de Simplicie reviendra avec Prude et Coz; ils auront chacun leur paquet.

—Bonne Mâme, dit Boginski de son air le plus câlin, pas gronder fort Pauvre Coz, lui pas faute: lui faire comme dit Mam'selle et Mme Prude; lui pas savoir faut pas sortir. Lui aimer bonne Mâme; lui triste, triste, si Mâme gronder; lui souffrir pauvre Coz.

—Bien! bien! mon ami! répondit Mme Bonbeck d'une voix attendrie; vous êtes un brave garçon, un bon ami; je ne gronderai pas votre ami; je lui dirai seulement de me demander la permission quand ces sottes filles veulent sortir.

—Et vous pas dire trop fort à pauvre ami, bonne Mâme? reprit Boginski en la regardant avec inquiétude.

—Non, mon ami, non. Quand je te le dis, que diable! tu peux me croire, dit Mme Bonbeck avec un commencement d'impatience.

Boginski jugea prudent de se taire; il se borna à serrer la main de sa vieille amie en signe de reconnaissance, et ils continuèrent leur route silencieusement. Mme Bonbeck marchait rapidement; elle rentra, dit à Boginski d'aller se coucher et resta seule à attendre Simplicie et Prudence.

Elle marchait à grands pas dans le salon, augmentant sa l'attente; son irritation était au comble quand elle entendit la porte s'ouvrir, elle marcha à la rencontre de Simplicie et de Prudence.

—Pan! pan! Aïe! aïe! Deux soufflets et deux cris furent le signal du retour. Puis une rude poussée à Prudence stupéfaite, qui alla tomber sur une chaise de l'antichambre.

—Insolentes! je vous apprendrai à me jouer des tours, à courir la prétentaine, à me laisser droguer à la maison, à débaucher mes Polonais, à prendre des voitures! Ah! vous voulez faire les maîtresses! Vous croyez pouvoir vous moquer de moi!

Et Mme Bonbeck, au plus fort de sa colère, saisit les cheveux frisés de Simplicie, lui donna une nouvelle paire de soufflets s'lança hors de la chambre, revint sur Prudence, tremblante et immobile, lui secoua le bras, lui arracha son bonnet, et, d'un coup de pied, l'envoya rejoindre Simplicie. Toutes deux criaient à ameuter la maison; Boginski redoutant pour son ami Coz, qui voulait aller au secours des victimes de la colère de Mme Bonbeck, le retenait violemment sur le palier de l'escalier. Coz parvint enfin à se dégager de l'étreinte de son camarade et entra dans le salon ou il trouva Mme Bonbeck écumant de colère, les yeux étincelants, les lèvres, tremblantes, le visage affreusement contracté, les poings crispés, haletant et suffoquant.

—Oh! Mâme Bonbeck!

—Tais-toi! hurla-t-elle.

—Pourquoi vous battre pauvre Mam'selle et bonne Mme Prudence?

—Tais-toi! répéta-t-elle.

—Non! moi pas taire. Vous bonne pour moi, pour Boginski, pourquoi vous méchante pour pauvre petite, et pour pauvre bonne? Pourquoi vous battre, vous forte, vous tante, vous Madame pauvre enfant et pauvre bonne qui fait rien mal. Pauvre Mme Prude aimer sa Mam'selle, suivre partout, et vous battre, punir comme si Mme Prude méchante! Pas bien, Mâme Bonbeck, pas bien. Moi battez, si faire plaisir, moi homme moi fort; mais enfant, femme, petite, faible, c'est pas bien! Oh! pas bien du tout.

A mesure que Coz parlait, la colère de Mme Bonbeck tombait; elle finit par être honteuse de sa violence, s'attendrit, prit les mains de Coz:

—Vous avez raison, mon ami, vous avez raison; j'ai eu tort! j'ai agi comme une bête brute… J'étais en colère contre vous aussi, mon pauvre Coz.

COZ.—Moi? Moi rien fait pour fâcher! Pourquoi colère sur Coz?

MADAME BONBECK.—Parce que vous étiez parti avec Simplette et Prude sans me le demander, et, que j'attendais pour aller avec Simplette et Boginski chez Mme de Roubier.

COZ.—Ah! bon! Moi comprendre! Mais moi pas savoir! Eux croire aller seules, sans tante ni Boginski. Moi, autre fois, demander permission à vous.

MADAME BONBECK.—C'est bien, mon ami. Mais voyez donc Prude et Simplette; amenez-les-moi, que je leur dise… que je leur explique…, que je leur demande pardon, puisque ai eu tort.

Coz, content du changement d'humeur de Mme Bonbeck courut frapper à la porte de Prudence et de Simplicie; personne ne répondit. Il frappa encore; même silence.

—Mam'selle! Madame Prude! Mâme Bonbeck vous demander; venir au salon tout de suite.

Le silence continua. Coz frappa plus fort, appela, supplia d'ouvrir; on continua à ne pas répondre.

—Mam'selle et Mme Prude pas répondre, vint dire Coz, consterné, à Mme
Bonbeck, dont il redoutait la colère.

—Elles sont furieuses, dit Mme Bonbeck, jugeant les autres d'après elle-même. Demain elles seront calmées et je leur demanderai pardon, car je dois avouer que je les ai menées un peu rudement. Bonsoir mon ami; il est près de onze heures; allez vous coucher; je vais en faire autant.

Coz salua, sortit, et alla rejoindre son ami Boginski, qui attendait avec inquiétude le résultat des reproches hardis de son ami. Quand il sut le retour de Mme Bonbeck et le succès évident de Coz, il fut content et dit, en se frottant les mains:

—Bon ça! Mâme Bonbeck colère, furieuse, mais pas méchant. Mais dis pas trop: c'est mal; c'est pas bon. Pas fâcher Mâme Bonbeck; elle bonne pour nous, donner chambre, donner chemises, habits, donner pain, viande, vin. Nous pauvres; nous heureux chez Bonbeck; nous rester toujours; nous égal les autres. Entends-tu, Coz! Toi pas recommencera dire: «Méchant, pas bon.»

COZ.—Moi recommencer toujours quand Bonbeck battre fille petite, femme excellent. Moi pas aimer lâche, pas aimer colère.

BOGINSKI.—Et si Bonbeck se fâche et chasse nous?

COZ.—Moi alors partir et aller chez Prude et Simplette; elle a papa, maman, bons; moi là-bas travailler, servir; moi pas aimer à faire musique; moi aimer courir, travailler à terre, à chose qui fait remuer.

BOGINSKI.—Moi aimer, musique et dîner chez Bonbeck; avec moi, Bonbeck très bon. Toi partir si veux moi rester.

Coz ne répondit pas, se déshabilla et se coucha; Boginski en fit autant, et tous deux ne tardèrent pas à ronfler.

XVIII

LA FUITE

Le lendemain de bonne heure, Coz fut éveillé par trois légers coups frappés à sa porte. Il se leva, passa ses habits, entrouvrit la porte et vit avec surprise Prudence qui lui faisait signe de la suivre.

Il voulut parler, elle lui fit signe de garder le silence. Surprit de ce mystère, Coz la suivit sans bruit jusque, dans la chambre où était Simplicie tout habillée, défigurée par les soufflets que lui avait donnés sa tante, et surtout par les larmes quelle n'avait cessé de répandre depuis la veille. Prudence, pâle et défaite, avait passé la nuit à la plaindre, à la consoler; elle avait enfin consenti à quitter avec Simplicie la maison détestée de la tante Bonbeck et à chercher un refuge chez Mme de Roubier, en qualité de voisine de campagne. Il leur fallait l'aide de Coz pour descendre leur malle, avoir une voiture et les mener chez Mme de Roubier. Prudence avait fait la malle pendant la nuit, car Simplicie, terrifiée par la violence de sa tante, ne voulait pas la revoir, et il fallait être parties avant huit heures pour l'éviter à son réveil.

—Mon bon Coz, dit Prudence à voix basse, vous voyez l'état dans lequel Mme Bonbeck à mis ma pauvre jeune maîtresse; elle veut s'en aller, je veux l'emmener; il faut que vous nous aidiez. Allez nous chercher une voiture, descendez-nous notre malle et venez avec nous chez Mme de Roubier. J'ai peur qu'on ne veuille pas nous y garder; alors que deviendrions-nous dans ce maudit Paris, seules, abandonnées? Ayez pitié de nous, mon bon Coz, aidez-nous à partir d'ici et ne nous abandonnez pas.

—Pauvre Madame Prude! pauvre Mam'selle! répondit Coz attendri. Moi tout faire, aider à tout, moi aller partout, vous mettre bien. Ordonnez à pauvre Coz; moi pas mauvais comme, Bonbeck, faire tout pour servir, pas abandonner bonne Mme Prude et pauvre Mam'selle.

—Merci, mon bon Coz! c'est le bon Dieu qui vous envoyé à nous. Allez vite, mon ami, chercher une voiture.

Coz partit comme une flèche; avant de chercher la voiture, il fit à la hâte un bout de toilette, un petit paquet de ses effets, courut arrêter un fiacre et revint sans bruit prévenir Prudence que la voiture attendait à la porte.

—Emportons la malle à nous deux, dit Prudence.

—Moi porter seul. Madame Prude; malle lourd pour vous, léger pour moi.

Et chargeant la malle sur ses robustes épaules, il descendit lentement les cinq étages de Mme Bonbeck, suivi par Prudence et Simplicie. La peur d'être aperçues et arrêtées par Mme Bonbeck leur donnait des ailes; leur terreur ne se dissipa que lorsqu'elles furent établies dans le fiacre, Coz sur le siège, la malle sur l'impériale.

Quand ils arrivèrent chez Mme de Roubier, il était huit heures. Le concierge, surpris de les voir de si bon matin, plus surpris encore de les voir décharger une malle et renvoyer la voiture, et reconnaissant le Polonais roux qui avait eu une scène violente avec un cocher quinze jours auparavant, hésitait à les recevoir.

—Mme de Roubier ne reçoit pas si matin, Madame et Mademoiselle. Ayez la bonté de revenir plus tard et de me débarrasser de cette malle dont je ne sais que faire.

PRUDENCE.—Et où voulez-vous que nous allions? Où puis-je loger en sûreté ma jeune maîtresse, si Mme de Roubier ne la reçoit pas?

LE CONCIERGE.—Mais, Madame, cela ne me regarde pas; je suis chargé de garder la porte, de ne pas laisser entrer avant l'heure convenable; je ne peux pas faire de la cour un dépôt de malles et d'effets.

PRUDENCE.—Mon Dieu! mon Dieu! Ma pauvre petite maîtresse! Moi, cela m'est bien égal, mais pour elle, pauvre entant, je vous supplie de nous laisser entrer ou attendre chez vous les ordres de Mme de Roubier, qui connaît bien Mademoiselle et ses parents, puisque notre demeure est à une-lieue de son château.

Le concierge était bon homme, il se trouva plus embarrassé encore, il regardait d'un air indécis Prudence, dont le chagrin l'attendrissait, Simplicie, dont le visage gonflé et marbré de plaques rouges lui faisait compassion, et Coz, dont l'air décidé et la figure rousse lui inspiraient de la méfiance.

—Entrez, Madame, avec votre petite, dit-il enfin; Monsieur attendra en bas.

—Coz ne dit rien et s'appuya, les bras croisés, contre le mur. Prudence lui fit signe d'y rester et entra dans l'hôtel avec Simplicie. La porte était ouverte, elles se dirigèrent vers la chambre de Claire et de Marthe et entrèrent sans frapper. Claire se coiffait Marthe s'habillait. Mme de Roubier était chez ses filles. Toutes trois poussèrent une exclamation de surprise.

MADAME DE ROUBIER.—Qu'est-ce que c'est? Que vous est-il arrivé? Pourquoi Simplicie a-t-elle le visage enflé et rouge? Pourquoi venez-vous de si bonne heure?

SIMPLICIE.—C'est ma tante qui m'a battue hier soir quand je suis rentrée; elle a battu aussi Prudence; je ne veux plus rester chez elle, elle est trop méchante, elle me rend trop malheureuse.

MADAME DE ROUBIER.—Mais pourquoi, ma pauvre enfant, au lieu de venir ici, ne retournez-vous pas à Gargilier chez vos parents?

Simplicie embarrassée ne répondit pas; Prudence prit la parole.

Mam'selle ne peut pas y retourner sans la permission de Monsieur et de Madame, parce que, voyez-vous Madame ils sont en colère contre Mam'selle et son frère, qui ont tant pleuré, tant tourmenté Monsieur et Madame pour venir à Paris, que la moutarde a monté au nez de Monsieur; il m'a appelé et m'a dit:

—Prudence, tu as vu naître mes enfants, tu leur es dévouée; veux-tu les suivre à Paris?

—-Oh! Monsieur, que je lui dis, j'irai partout ou Monsieur voudra avec lui et Madame, je ne crains pas Paris.

—C'est sans nous qu'il faut y aller, ma pauvre Prudence, qu'il me dit: tu les mèneras seule à Paris.

—Helas! Monsieur, que je lui réponds, j'aurais trop peur qu'il n'arrivât malheur à mes jeunes maîtres; moi qui ne connais rien dans cette grande caverne, je risquerais de m'y perdre.

—Sois tranquille, je te donnerai une lettre pour ma soeur Mme Bonbeck; elle est bonne femme, quoique un peu vive; elle n'a pas quitté Paris et elle ne m'a pas vu depuis quinze ans que je suis marié, mais elle m'aime et je suis sûr que vous y serez bien.

—J'ai dit oui, comme c'était mon devoir de le dire; Monsieur me donna des instructions, de l'argent plein deux bourses, et me défendit de ramener les enfants s'ils s'ennuyaient de Paris et demandaient à revenir.

—Je veux, dit-il, leur donner une leçon; je sais qu'ils y seront ennuyés et malheureux; mais ils le méritent par leur déraison et leur manque de tendresse et de reconnaissance pour moi et pour leur mère. Je veux qu'ils passent l'année à Paris, et qu'ils ne reviennent qu'aux vacances.

—Madame pense bien que je ne puis enfreindre les ordres de Monsieur et ramener Mam'selle au bout d'un mois, laissant M. Innocent dans son collège de bandits et d'assassins, sans personne pour l'en tirer les dimanches et fêtes.

MADAME DE ROUBIER.—Mais que voulez-vous que je fasse, ma pauvre femme?
Je ne peux pas vous garder chez moi! je n'ai pas de quoi vous loger.

PRUDENCE.—Que Madame veuille bien nous garder seulement la journée, et nous placer quelque part où Mam'selle soit en sûreté jusqu'à ce que j'aie la réponse de Monsieur.

MADAME DE ROUBIER.—Je vais tâcher de vous caser dans une chambre quelconque en attendant que vous ayez un logement convenable. Quant à vous garder chez moi, en compagnie de mes enfants, je vous dirai franchement que je ne le veux pas; Simplicie est trop mal élevée, trop vaniteuse, trop égoïste et trop volontaire, pour que j'en fasse la compagnie de mes filles, de Sophie, ma fille d'adoption, et de Marguerite, la soeur adoptive de mes filles. Venez avec moi, je vais voir à vous établir quelque part.

Mme de Roubier sortit, suivie de Prudence consternée des paroles de Mme de Roubier, et de Simplicie profondément humiliée de ces reproches si mérités. Mme de Roubier appela un valet de chambre, donna des ordres, et, après une courte attente. Prudence et Simplicie furent menées dans un petit appartement de deux pièces précédées d'une antichambre et d'une cuisine, habité ordinairement par une femme de charge et qui se trouvait vacant en ce moment.

—Mme de Roubier est bien impertinente, dit Simplicie avec humeur quand elles furent seules.

PRUDENCE.—Écoutez, Mam'selle, elle a dit vrai, voyez-vous. Je serais elle que je dirais comme elle.

SIMPLICIE.—Ah! c'est ainsi que tu m'aimes et que tu me protège, comme papa t'a dit de le faire?

PRUDENCE.—Pour vous aimer, Mam'selle, Dieu m'est témoin que je vous aime de tout mon coeur, pour vous protéger, je me ferais hacher en morceaux pour vous garantir d'un malheur. Mais ça n'empêche pas que je voie clair et que je trouve comme d'autres que vous ne vous êtes pas comportée gentiment avec votre papa et votre maman. Parce que le fromage sent mauvais, ça n'empêche pas de l'aimer et de le manger avec plaisir. Parce que les gens ont des défauts, ce n'est pas une raison pour qu'on ne les aime pas et qu'on ne se dévoue pas à eux.

—Je te remercie de la comparaison, dit Simplicie piquée et humiliée; me comparer à un fromage puant, c'est trop fort en vérité!

PRUDENCE.—Oh! Mam'selle, je n'ai pas dit que vous étiez un fromage; j'ai seulement dit…

SIMPLICIE.—Tu as dit des choses ridicules et méchantes, et je te prie de te taire; je ne veux plus t'écouter et je ne veux plus que tu me parles.

—Comme Mam'selle voudra, dit Prudence en soupirant et en essuyant une larme qui roulait le long de sa joue.

Un domestique ne tarda pas à apporter le déjeuner de ces dames; c'était du café au lait avec des rôties de pain et de beurre. Simplicie mangea comme un requin malgré son chagrin et son irritation, et Prudence, malgré son inquiétude et sa tristesse, prit sa large part du déjeuner. Quand le domestique avait apporte le plateau, elle lui avait demandé de s'occuper du pauvre Coz et de le leur envoyer avec la malle quand il aurait déjeuné Elles avalent à peine fini que Coz entra d'un air inquiet.

—Madame Prude, moi où demeurer? Moi vouloir garder vous et Mam'selle.
Domestique me dire:

—Grand Polonais, pas entrer; Polonais roux, pas rester. Pas connaître
Polonais; pas aimer Polonais.

—Madame Prude, moi pas méchant, moi bon, moi rendre service moi aimer Madame Prude très bonne, Mam'selle triste et petite. Moi veux rester pour aider et servir Madame Prude.

SIMPLICIE.—Oh! oui, Coz, restez avec nous, vous nous serez très utile.

PRUDENCE.—Mais que dira Mme Bonbeck? Elle sera en colère contre Coz et contre nous.

SIMPLICIE.—Je me moque bien de ma tante, à présent que Je ne suis plus chez elle; je ne la reverrai de ma vie,

COZRGBRLEWSKI.—Bonbeck peut pas colère. Pourquoi colère? Moi pas esclave à Bonbeck? Moi aimer plus Madame Prude et Mam'selle, et moi partir.

PRUDENCE.—Eh bien! mon brave Coz, montez-nous la malle qui est restée dans la cour. Vous pourrez rester avec nous; vous coucherez dans l'antichambre; vous nous aiderez à faire notre ménage; l'argent ne me manque pas; nous mangerons chez nous et nous ne gênerons personne.

Coz, enchanté, ne fit qu'un saut dans la cour et monta la malle. La femme de chambre de Mme de Roubier vint apporter des draps et ce qui était nécessaire pour habiter l'appartement; elle leur dit, de la part de sa maîtresse, qu'elle pouvaient y rester jusqu'au retour de la femme de charge, qui était dans son pays pour un mois encore, mais qu'elle leur demandait de se mettre à leur ménage.

—Vous trouverez tout ce qui est nécessaire pour la cuisine et votre ménage; la femme de charge y vit avec ses deux filles: elles faisaient leur cuisine elles-mêmes. Je vous trouverai une fille de cuisine qui fera votre affaire.

—Merci bien. Madame, répondit Prudence, je n'ai besoin de personne; voici M. Coz qui veut bien nous aider; je, le ferai coucher dans l'antichambre, et il nous achètera ce qui nous est nécessaire.

—Si vous avez besoin de quelque chose, Mademoiselle, j'espère bien que vous ne vous gênerez pas pour le demander soit à moi, soit à la cuisine.

—Vous êtes bien honnête. Madame; je profiterai de votre permission si j'en ai besoin, mais j'espère n'avoir à déranger personne.

La femme de chambre se retira; Prudence déballa et rangea, pendant que Simplicie boudait, assise dans un fauteuil, et que Coz courait au marché pour avoir de quoi déjeuner et dîner. Quand il apporta ses provisions. Prudence les examina avec satisfaction, plaça le vin dans un endroit frais; le charbon et le bois dans un réduit destiné à cet usage, les provisions de bouche dans un garde-manger attenant à la cuisine; Coz lui fut d'un grands secours; Simplicie finit par se dérider et par aider aussi, non seulement à l'arrangement général, mais encore aux préparatifs du déjeuner; elle voulut mettre le couvert pour trois, mais Prudence s'y opposa.

—Non, Mam'selle, les maîtres ne mangent pas avec les serviteurs; Coz et moi, nous vous servirons, et nous déjeunerons ensuite dans l'antichambre.

En effet; quand le déjeuner fut prêt, Simplicie se mit à table; Prudence lui apporta une omelette, deux côtelettes et une tasse de café au lait avec une brioche. Simplicie mangea avec appétit et trouva le service très bien fait. Coz y mettait toute son intelligence et sa bonne volonté; Prudence y avait mis tout son amour-propre et son amour pour sa jeune maîtresse.

Après le repas, quand la table fut desservie et pendant que Prudence et Coz mangeaient à leur tour, Simplicie, restée seule, sans livres, sans occupations, réfléchit beaucoup et profita de ses réflexions; elle commença à être touchée! du dévouement de Prudence, qui ne trouvait même pas sa récompense dans, l'amitié et les bonnes paroles de Simplicie; toujours Simplicie la rudoyait et jamais elle ne lui témoignait la moindre reconnaissance, la moindre affection. La pauvre Prudence, comme un chien fidèle, supportait tout, ne se plaignait de rien, ne demandait, ni récompense, ni merci, et croyait n'accomplir qu'un devoir rigoureux là où elle donnait des preuves du plus humble dévouement et de la plus vive affection. Les reproches de Mme de Roubier revinrent à la mémoire de Simplicité; son orgueil, d'abord révolté, fut obligé de reconnaître la vérité de ses accusations; elle rougit à la pensée du peu d'estime qu'elle inspirait; elle regretta d'être reléguée seule dans un, coin de l'hôtel, au lieu de s'amuser avec ces charmantes petites, filles, si aimables, si bonnes, si aimées. Elle n'était pas encore changée, mais elle commençait à reconnaître qu'il y avait à changer en elle et à rougir de ses défauts. Elle eut le temps de réfléchir, de rougir et de soupirer, car, après le repas, Prudence et Coz rangèrent l'appartement, puis lavèrent et essuyèrent la vaisselle et les casseroles.

Il était deux heures quand ils eurent fini leur ouvrage; on frappa à la porte.

—Entrez! cria Prudence.

C'était Mme de Roubier, avec Claire et Marthe, qui venait savoir des nouvelles de Simplicie, voir si elle ne manquait de rien et si elle ne désirait pas quelques livres.

Prudence ouvrit la porte; Simplicie, étendue dans un fauteuil, s'y était profondément endormie; elle n'entendit pas entrer ces dames, qui examinèrent avec curiosité et pitié les marques des soufflets de sa tante.

—Comment cette tante a-t-elle pu se portera de tels actes de colère, demanda Mme de Roubier, et pourquoi vous a-t-ellc ainsi battues toutes deux?

Prudence raconta à Mme de Roubier la scène qu'elles avaient subie en rentrant de chez elle la veille au soir.

—Pourquoi? c'est ce que je ne puis dire à Madame, j'ai bien vu, à quelques paroles qui lui échappaient; qu'elle aurait voulu venir avec Mam'selle chez Madame; mais comme elle n'en avait rien dit avant notre départ, ni Mam'selle ni moi nous n'étions pas plus coupables que l'enfant que vient de naître. Madame juge que Mam'selle, qui n'a pas l'habitude d'être battue, a été impressionnée à croire qu'elle allait mourir; la pauvre enfant a passé la nuit à pleurer et à trembler. Moi-même, qui n'étais pas plus contente qu'elle, je ne trouvais rien pour la consoler, sinon quand je lui ai proposé de nous sauver de grand matin. Ça l'a un peu remontée; et puis nous avons résolu de demander refuge à Madame, ne connaissant personne dans Paris. Ville de malheur, nous n'y avons eu que de l'ennui! Madame me croira si elle veut, mais je considère le temps que j'y ai passé comme un temps de galères. J'espère bien que Monsieur me permettra de lui ramener Mam'selle et M. Innocent qui n'est guère plus heureux dans sa pension. Le voilà bien avancé avec son uniforme qui lui bat les talons; joli respect qu'on lui porte! En voila encore une idée!

Simplicie dormait toujours; elle rêvait, elle gémissait, se tordait les mains; des larmes coulèrent de ses yeux et roulèrent sur ses joues gonflées. Claire et Marthe eurent pitié d'elle.

—Maman, quand elle s'éveillera, elle pourra venir chez nous n'est-ce pas? Voyez comme elle a l'air malheureux, comme elle gémit.

—En rêve, mon enfant, en rêve, Il est probable qu'au réveil elle se retrouvera dans son état accoutumé.

—Mais nous pourrons venir la voir pour la désennuyer?

—Oui, nous reviendrons après notre promenade; en attendant, laissez-lui les livres que nous lui avions apportés.

Mme de Roubier sortit avec ses filles, laissant Simplicie toujours endormie.

XIX

LES ÉPREUVES D'INNOCENT

Innocent n'avait aucun soupçon de ce qui s'était passé chez sa tante et de la fuite de sa soeur. Il continuait à la pension sa vie pénible et accidentée par les tours innombrables que lui jouaient ses camarades. Paul, Jacques et Louis le protégeaient de leur mieux mais ils n'étaient pas de sa classe et ils ne pouvaient prévoir ni empêcher les méchancetés de détail dont il était la victime.

Un jour, pendant le silence de l'étude, une légère agitation se manifesta sur les bancs. Une révolte avait été préparée par la majorité de la classe pour se venger des maîtres de cette pension où les élèves étaient rudement traités, mal nourris, mal couchés et sans aucune des distractions et des douceurs qu'on a souvent dans les bons collèges; c'était Innocent qui avait été désigné pour servir de prétexte à l'émeute projetée On se poussait du coude, on riait sous cape, on se risquait même à chuchoter, tous les regards se dirigeaient furtivement sur Innocent, dont l'air benêt et les vêtements démesurément longs et et larges provoquaient les malices de ses camarades. Le maître d'étude avait plusieurs, fois levé des yeux courroucés sur ses élèves, mais ces derniers semblaient deviner l'instant où le maître les regarderait, et il n'avait pu encore surprendre un seul coupable. Innocent regardait aussi, sans comprendre la cause de ce désordre; il souriait et ne prenait aucune précaution pour s'en cacher, précisément parce qu'il n'avait aucune part au complot. Il arriva que le maître surprit un regard d'Innocent, qui tournait la tête à droite et à gauche pour trouver le motif de la gaieté de ses camarades.

—Monsieur Gargilier, s'écria le maître, qui croyait avoir trouvé le coupable. Monsieur Gargilier, venez ici.

Innocent se leva, mais, au premier pas qu'il fit il trébucha contre la table; il se remit en équilibre, trébucha de nouveau, se débattit contre un lien qui le retenait à son banc et tomba le nez par terre. Ce fut le signal d'un tumulte général, les uns se précipitèrent pour le relever, d'autres pour aider ceux qui le ramassaient, le reste pour changer de place et faire du bruit sous prétexte de le secourir. Le maître tapait sur son pupitre, criait: «En place, Messieurs!» mais ils faisaient semblant de ne pas entendre et de se montrer inquiets de la chute d'Innocent.

—Dix mauvais points pour Gargilier! cria le maître… Deux cents vers à copier pour Gargilier! ajouta-t-il, voyant qu'Innocent restait par terre.

Et comment pouvait-il se relever? Les camarades venus à son secours le tiraient par les jambes, l'aplatissaient à terre, le roulaient sous le banc sous prétexte de lui venir en aide. Enfin le maître d'étude, outré de colère, arriva lui-même dispersa les élèves en s'aidant des pieds et des poings, et donna une taloche à Innocent toujours étendu. Innocent tira les jambes, le banc suivit le mouvement; il se leva avança d'un pas, toujours suivi du banc à la grande surprise du maître et à la grande joie des élèves qui laissèrent échapper des rires contenus jusqu'alors. Le maître se baissa et vit qu'une des jambes d'innocent avait été attachée au banc de la classe; les élèves l'ayant quitté, Innocent entraînait le banc ainsi allégé.

—Messieurs, cria le maître irrité, vous êtes un tas de mauvais petits drôles, de vrais Satans, d'affreux Méphistophélès, du gibier de Lucifer, la honte de la maison! C'est une infamie, une ignominie! Quand aurez-vous fini vos scélératesses à l'égard de ce jeune Innocent, dont vous faites un martyr, dont vous êtes les bourreaux, que vous rendrez imbécile, idiot, à force de tortures! Je consigne toute la classe jusqu'à ce que j'aie pris les ordres de M. le chef de pension. Je vous défends de rire, parler, de bouger, de respirer….

Le maître fut interrompu par des rires partis de tous les coins de l'étude.

—A bas le pion! à bas le tyran! cria-t-on de toutes parts.

—Messieurs…

—A la porte, le pion! A la porte! Une danse au pion! Une danse à son capon!

—Messieurs…

Une foule compacte d'écoliers lui coupa la parole en se ruant sur lui; en une seconde il se vit entouré d'une quarantaine de furieux; les uns lui tiraient les jambes, les autres le mordaient, d'autres l'accablaient de coups de poing, de coups de pied on le griffait, on le pinçait, on le secouait. La quantité devant à la longue l'emporter sur la qualité, le maître jugea prudent de ne pas attendre; il se débarrassa de ses ennemis comme il put, et à grand'peine il parvint à gagner la porte, l'ouvrit, se précipita dehors, la referma à double tour et courut prévenir le maître de l'émeute qui venait d'éclater. Le maître n'était pas dans son cabinet; il fallut le chercher dans la maison, et, avant que le maître d'étude l'eût rejoint et l'eut amené à la porte de la classe, les petits misérables, excités par quatre ou cinq mauvais garnements qui avait tramé ce complot et qui avaient attaché la pauvre d'Innocent pour amené le désordre se mirent en devoir de faire subir au pauvre Innocent la punition de sa prétendue trahison.

Dès qu'ils furent enfermés, ils comprirent l'abîme dans lequel ils s'étaient jetés, et le calme se rétablit subitement.

Innocent était encore attaché au banc et cherchait vainement à casser la solide ficelle qui le retenait.

—Tire-toi de là si tu peux, mauvais capon! cria un des élèves, tu iras nous dénoncer après.

—Il faut l'empêcher de sortir! cria un autre.

—Et le punir de ses caponneries, dit un troisième.

—Jugeons-le, procédons légalement.

—Oui, pour qu'il s'échappe pendant que nous le jugerons!

—La porte a été fermée par le pion; comment veux-tu qu'il l'ouvre?

—Il sautera par la fenêtre.

—Nous saurons bien l'en empêcher.

—Ne perdons pas de temps, jugeons-le. Moi, d'abord, je le déclare coupable et je le condamne à recevoir cinquante coups de règle sur les reins.

—Moi aussi! moi aussi! crièrent, la plupart des élèves.

Une vingtaine des plus mauvais se jetèrent sur Innocent, qui les mains jointes, l'air effaré, les yeux larmoyants, les suppliait d'avoir pitié de lui et de ne pas lui faire de mal.

—Je n'ai rien fait, je vous assure que je n'ai rien fait ni rien dit, je vous eu prie, mes amis, ayez pitié de moi.

—Nous ne sommes pas tes amis, tartufe! tu nous a fait tous punir; tu vas être puni, toi aussi.

Et sans écouter ses supplications et ses cris, ils le jetèrent par terre, lui arrachèrent sa redingote et tombèrent sur lui armés chacun d'une règle. Innocent poussait des cris lamentables et demandait grâce; les méchants garçons, s'animant les uns les autres, le frappaient toujours.

Le groupe qui s'était abstenu de l'exécution commençait à murmurer et à s'émouvoir.

—Assez!… cria enfin une voix qui ne fut pas écoutée.

—Assez! répétèrent trois ou quatre voix.

—Assez! cria le groupe, en choeur sans plus de succès. Le groupe s'agita, se concerta un instant, et tous, s'élançant d'un commun accord sur les méchants camarades, délivrèrent le malheureux Innocent, dont les vêtements déchirés et les cris pitoyables témoignaient de l'animosité ainsi que de la malice de ses assaillants.

Pendant que quelques élèves maintenaient de vive force les dix ou douze qui avaient été les plus acharnés au supplice du pauvre Innocent, les autres le relevaient et le secouraient de leur mieux; à peine avaient-ils eu le temps d'essuyer ses larmes et de le rassurer par des promesses de protection, qu'on entendit du bruit au dehors; la porte s'ouvrit et M chef d'institution, accompagné du maître d'étude et de quelques hommes attachés à la maison, parut et parcourut du regard les différents groupes qui, s'offraient à ses yeux. Dans un coin, un demi-combat avait lieu entre les ennemis d'Innocent et ses défenseurs; à un autre bout se tenaient immobiles et craintifs ceux qui s'étaient abstenus à la fin et qui n'avaient pas lutté contre les libérateurs d'Innocent. Au milieu de la salle éfait un groupe nombreux qui soutenait Innocent et qui cherchait à mettre un peu d'ordre dans ses vêtements en lambeaux. Son visage était couvert de sang par suite d'un rude coup de poing qu'il avait reçu sur le nez.

D'un coup d'oeil le maître comprit ce qui venait de se passer. Il commença par appeler deux domestiques:

—Prenez cet infortuné Gargilier, montez-le à l'infirmera et dites à l'infirmière de voir si ces petits misérables ne lui ont pas fait un mal sérieux.

—Prenez dans le coin, là-bas, les mauvais garnements qui se défendent la règle à la main et enfermez-les au cachot. Que deux hommes se tiennent prêts à porter les lettres aux parents de ces élèves.

Puis, se tournant vers le maître d'étude:

—Pour les autres, tous coupables, mais à de moindres degrés grande retenue jusqu'à nouvel ordre. Nous ferons une enquête et nous séparerons les sots des méchants pour leur faire des parts différentes.

Les ordres du maître s'exécutèrent sans aucune opposition; les élèves étaient tous plus ou moins consternés, selon qu'ils se sentaient plus ou moins coupables, car aucun n'était innocent.

Le résultat de l'enquête fut l'expulsion de cinq élèves qu'on renvoya le soir même à leurs parents; la privation de sortie pendant un mois pour douze autres élèves, et la privation d'une sortie et d'une promenade pour le reste de la classa Innocent contusionné, meurtri, resta quelque jours à l'infirmerie. La nouvelle de sa maladie et de la scène qui l'avait occasionnée se répandit promptement dans toutes les classes; elles témoignèrent une curiosité générale et chacun voulut visiter Innocent et lui témoigner sa sympathie. Les plus charitables furent, comme toujours, Paul, Jacques et Louis, qui se trouvaient absents de la pension le jour de l'événement ils inspirèrent à Innocent une amitié qui le disposa à la confiance; il leur raconta tout ce qu'il avait fait pour obtenir de ses parents l'autorisation de venir à Paris et à la pension; il un témoigna un grand regret; ses amis profitèrent de ses aveux pour lui donner de bons conseils; ils lui firent voir combien sa conduite avait été coupable et comme le bon Dieu le punissait par l'accomplissement même de ses désirs.

—Si tu étais resté chez toi, tu aurais toujours regretté la pension; tu n'en aurais pas connu les désagréments, tu aurais eu de l'humeur contre ton père, dont tu ne savais pas apprécier la bonté.

—Oh! oui tu as bien raison, mon bon Paul; à présent, quand j'aurai le bonheur de retourner à Gargilier, je ne demanderai à mon père qu'une seule grâce, c'est de ne jamais le quitter. Je serai aussi obéissant que j'étais révolté, aussi studieux, que j'étais paresseux. Oui, mes amis, grâce à vous je sais, je vois combien j'ai été coupable et combien je dois remercier Dieu de m'avoir envoyé de si rudes châtiments.

En sortant de l'infirmerie, Innocent devint; comme ses amis, un excellent élève; quand il fut tout à fait rétabli, il écrivit à son père la lettre suivante:

«Mon père, mon cher père, pardonnez-moi, car j'ai été bien coupable; ayez pitié de moi, car j'ai bien souffert. Je vous ai pour ainsi dire forcé, par mes humeurs, mes tristesses hypocrites, mes résistances à vos ordres et à vos sages conseils, a vous séparer de moi en m'envoyant dans cette pension dont je voulais si sottement et si méchamment porter l'uniforme. J'ai entraîné Simplicie à faire comme moi, à bouder, à pleurer, pour vous obliger, à force d'ennui et de contrariété, à me donner une compagne de voyage. Je suis si malheureux dans cette maison, j'y suis si maltraité, que vous auriez pitié de moi si vous voyiez ma tristesse, mon repentir et toutes mes souffrances; les maîtres sont assez bons, mais il y en a de bien durs; les élèves sont d'une méchanceté que je n'aurais jamais soupçonnée; une fois ils m'ont presque étouffé; J'ai été malade trois jours; une autre fois ils m'ont tant battu avec leurs règles, dans une révolte, qu'ils ont déchiré mes habits et qu'ils m'ont tout meurtri; j'ai été obligé d'aller à l'infirmerie; j'ai encore des plaques noires partout et je puis à peine m'asseoir: Je n'ai pas vu Prudence ni Simplicie depuis quinze jours; je ne sais pas pourquoi elles ne sont pas venues me voir.

«Je vous en prie, mon cher papa, faites-moi revenir près de vous et gardez-moi toujours; je serai si heureux de vous revoir à Gargilier, ainsi que maman, et de penser que je ne vous quitterai jamais et que je ne reviendrai plus dans ce Paris que je déteste! J attends votre réponse avec une grande impatience. Je ne veux pas croire que vous me refusez, car je sens que je mourrais de chagrin si je restais ici. Je vous embrasse, mon cher papa et ma chère maman et je suis votre fils bien repentant et bien malheureux.

«Innocent GARGILIER.»

Quand cette lettre fut écrite. Innocent se sentit le coeur soulagé; il savait combien ses parents l'aimaient, et il ne douta pas que son père ne vint immédiatement le chercher. Dans cet espoir, il écrivit à Prudence pour lui demander de venir le voir et pour lui raconter ce qui venait de lui arriver et la demande qu'il avait adressée à son père.

Le chef d'institution écrivait de son côté à M. Gargilier:

«Monsieur,

«Je dois vous prévenir que monsieur votre fils a été pris en grippe par ses camarades à la suite d'une dénonciation qu'il a faite, dans l'ignorance des usages des pensions. On lui a fait subir deux épreuves dans lesquelles il a couru des dangers sérieux et sans que les maîtres chargés de la garde des élèves aient pu l'empêcher. Il est sans cesse en proie à des vexations de toute sorte. Dans ces conditions et dans son intérêt, il m'est impossible de le garder, et je vous serai obligé de me délivrer le plus tôt possible de l'inquiétude dans laquelle je suis à son égard!

«Héraclius DOGUIN.»

Ces deux lettres trouvèrent M. et Mme Gargilier partis de la veille pour un voyage de quinze jours. Ce ne fut qu'à leur retour qu'ils apprirent la triste position de leur fils.

XX

SIMPLICIE AU SPECTACLE

Simplicie dormit longtemps encore après le départ de Mme de Roubier; En s'éveillant elle vit les livres que Claire et Marthe avaient pris soin de lui apporter, et comme elle s'ennuyait elle fut contente de pouvoir lire pendant qu'elle était seule. Prudence, qui était entrée dix fois pour voir si elle s'éveillait, ne tarda pas à entr'ouvrir la porte et à passer la tête.

—Vous voilà donc enfin réveillée. Mademoiselle: je me réjouissais de vous voir si bien dormir. Voilà votre visage dégonflé et reposé: ces demoiselles de Roubier sont venues vous voir avec Madame, mais vous dormiez; elles sont revenues après leur promenade, vous dormiez encore. Voulez-vous que j'aille leur dire que vous êtes éveillée?

SIMPLICIE.—Non, j'aime mieux les voir plus tard, demain, Mme de Roubier ne m'aime pas, je suis honteuse devant elle.

PRUDENCE.—Honteuse! Et pourquoi seriez-vous honteuse, Mam'selle? Ce n'est pas votre faute si votre tante vous a battue.

SIMPLICIE.—Oh! ce n'est pas pour cela! C'est parce qu'elle a dit des choses si désagréables de moi et que je vois bien qu'elle a raison.

PRUDENCE.—Faut pas croire cela, Mam'selle; on dit comme ça des choses qu'on ne pense pas. C'était pour expliquer comme quoi elle ne voulait pas être gênée pour les leçons de ces demoiselles.

SIMPLICIE.—Non, non, je te dis que je sens dans ma tête et dans mon coeur qu'elle a raison. Je vois à présent comme j'étais sotte de vouloir venir à Paris, comme c'était mal pour pauvre maman et pour papa, de bouder, de pleurer, de les tourmenter pour nous laisser aller à Paris. Innocent est cause de tout cela, mais je n'aurais pas dû l'écouter et j'aurais dû rester avec maman. Je voulais m'amuser. Je ne pensais pas à autre chose, et me voila bien punie; je n'ai jamais été si malheureuse que depuis que j'ai quitté maman. Le bon Dieu nous a envoyé une quantité de malheurs. Et puis ma tante qui est si méchante! Si j'avais su cela, je n'aurais jamais désiré venir à Paris. Je m'y ennuie à mourir; on y est toujours enfermé; on ne peut pas se promener et courir à son aise; les rues sont crottées et pleines de monde; on ne connaît personne. Je veux écrire demain à maman pour la prier de me laisser revenir à Gargilier. Veux-tu, Prudence?

PRUDENCE.—Si je veux! Oh! Mam'selle, je serai si contente! C'est moi qui m'ennuie à Paris, allez! je ne vous ai pas fait voir le chagrin que j'avais en m'en allant et celui que j'ai dans ce maudit Paris. Écrivez, écrivez, Mam'selle! Dieu de Dieu! serai-je contente quand il faudra monter en voiture pour retourner là-bas! Je ne regretterai qu'une chose à Paris; c'est ce pauvre Coz, qui nous a été si utile et qui nous sert si bien et qui a vraiment l'air de nous aimer!

SIMPLICIE.—Pourquoi ne l'emmènerions-nous pas?

PRUDENCE.—Impossible, Mam'selle; que dirait votre papa? lui qui ne le connaît seulement pas? Et puis Coz n'aurait rien à faire là-bas, il ne serait bon à rien.

Coz avait entendu la conversation par la porte restée entr'ouverte; il avait passé sa grosse tête rousse aux dernières paroles de Prudence, et il était entré tout à fait pendant qu'elle donnait le détail de ses qualités.

—Moi bon à tout. Madame Prude, dit-il, moi savoir tout faire; soigner chevaux, bêcher terre, faucher herbe, servir dans maison, écrire comptes. Moi domestique-intendant chez comte Wieizikorgaczki; moi tout dire, tout ordonner, tout faire. Moi aimer maître, moi vous aimer tous.

Prudence restait interdite; Simplicie riait.

SIMPLICIE.—Tu vois. Prudence, que Coz nous sera très utile. Si maman veut bien nous faire revenir à Gargilier, nous emmènerons certainement Coz. Papa ne le renverra pas, j'en suis sûre.

COZ.—Merci, Mam'selle; moi apprendre polonais à vous et à frère; moi aimer campagne, moi aimer tout; seulement pas aimer Russes; moi tuer Russes à Ostrolenka à Varshava, partout.

Simplicie riait toujours; Prudence se rassurait.

COZ.—Madame Prude, si Mam'selle veut dîner, dîner prêt; moi tout préparer. Et si Mam'selle et Mme Prude s'ennuient, moi mener au spectacle très joli; chevaux galopent, hommes sautent; femmes, enfants dansent, courent sur chevaux; très joli, très joli.

Les yeux de Simplicie brillèrent; elle sauta de dessus sa chaise et dit à Prudence d'accepter la proposition de Coz.

PRUDENCE.—Mais, Mam'selle, vous êtes fatiguée, vous êtes souffrante; il faut vous coucher de bonne heure.

SIMPLICIE.—Non, non, je ne suis plus fatiguée ni souffrante, dînons vite et allons au spectacle.

Prudence soupira et céda. Simplicie mangea, pressa le dîner de Prudence et de Coz, mit son chapeau, et tous trois partirent pour le cirque des Champs-Elysées. Coz les fit placer au premier rang, s'assit derrière elles et attendit. Le spectacle allait commencer, lorsqu'un tumulte de voix furieuses leur fit tourner la tête. Quel fut l'effroi de Simplicie, quand elle reconnut sa tante accompagnée de Boginski, et qui voulait à toute force pénétrer au premier rang!

—Vous voyez bien. Madame, dit un des spectateurs, que c'est plein comme un oeuf; toutes les places sont occupées.

MADAME BONBECK.—Je me fiche pas mal des places occupées; j'ai pris deux billets de premier rang et je veux m'y mettre, quand tous les diables y seraient.

LE SPECTATEUR.—Vous ne passerez pas, corbleu! c'est moi qui vous le dis.

MADAME BONBECK.—Je passerai, parbleu! Tant pis pour ceux qui se trouveront sur mon chemin.

Et, enjambant sur le monsieur qui défendait le passage, elle allait se jeter sur une dame placée devant, lorsque le monsieur tira si fortement ses jupes, que sa jambe resta en l'air; un autre monsieur saisit cette jambe pour prêter main-forte à son voisin; Mme Bonbeck se mit à jurer comme un templier, à vouloir se faire jour à coups de coude et à coups de genou. Le public, impatienté, cria: «À la porte!» On s'attendait à une bataille en règle, lorsque, à la stupéfaction générale, Mme Bonbeck resta immobile, la jambe dans les mains du monsieur, les bras sur les épaules, d'une dame et d'une demoiselle, la bouche ouverte, les yeux effarés: elle venait, d'apercevoir Simplicie, Prudence et Coz.

—Simplette! cria-t-elle; Prude! Coz! Comment diable êtes-vous ici?

Et, redevenant douce comme un agneau, elle fit des excuses à droite, à gauche, devant, derrière, se retira au dernier rang avec Boginski, qui suait à grosses gouttes, et continua à appeler de sa voix la plus douce Simplette Prude et Coz,

Simplicie, terrifiée, supplia Prudence de l'emmener; Prudence, plus effrayée encore que sa jeune maîtresse, ne pouvait faire un mouvement ni prononcer une parole. Coz regardait Mme Bonbeck d'un air féroce et Boginski d'un air de reproche. Boginski ne voyait ni n'entendait, tant il était honteux de la scène qui venait de se passer. Mme Bonbeck continuait à appeler Simplette, Prude et Coz d'un ton plus élevé.

—Taisez-vous donc, vieille folle! lui dit un vieux monsieur qu'elle importunait.

MADAME BONBECK.—Je ne veux pas me taire, moi; je n'ai d'ordre à recevoir de personne. Je n'empêche personne de parler, et je veux parler si cela me plaît.

LE MONSIEUR.—Vous devez vous taire comme nous faisons tous. Vous n'avez pas le droit de troubler la représentation.

MADAME BONBECK.—Je veux avoir ma nièce, et je l'aurai.

LE MONSIEUR.—Quelle nièce? Vous êtes arrivée en tête-à-tête avec cet infortuné qui sue sang et eau, tant il est honteux.

Mme Bonbeck se tourna vers Boginski.

—Venez ici, près de moi, mon garçon. Pas vrai, vous n'êtes pas honteux?

BOGINSKI.—Non, Mâme Bonbeck.

—Ah! ah! ab! firent les voisins de Mme Bonbeck, le nom est bien choisi!

MADAME BONBECK.—Combien de fois ne t'ai-je pas dit, imbécile, de ne pas répéter mon nom à chaque parole!

—Oui, Mâme Bonbeck, dit le malheureux Boginski, de plus en plus troublé.

MADAME BONBECK.—Encore?

BOGINSKI.—Oui, Mâme Bonbeck.

MADAME BONBECK.—Animal! tu mériterais…

BOGINSKI.—Oui, Mâme Bonbeck.

—Ah! ah! ah! continuèrent les voisins; la bonne pièce! c'est plus amusant que les chevaux.

—Tas d'imbéciles! leur cria Mme Bonbeck.

Des éclats de rire furent la seule réponse que lui adressèrent ses voisins. «Silence! criait-on de toutes parts! la représentation va commencer!»

Mme Bonbeck se tourna encore vers Simplicie: les places étaient vides; Coz avait profité de l'épisode de Boginski pour faire partir Prudence et Simplicie demi-mortes de frayeur. Elles étaient si tremblantes, qu'il les fit monter en voiture pour les ramener, et il fit bien, car à peine le fiacre s'était-il éloigné de dix pas, que Mme Bonbeck parut à la porte du théâtre, cherchant Simplicie, Prudence et Coz; elle regarda de tous côtés, fit le tour du théâtre, et ne voyant pas ce qu'elle cherchait, elle reprit le bras de Boginski en jurant.

MADAME BONBECK.—Cest votre faute, nigaud! Sans vous je les aurais eus.

BOGINSKI.—Comment, ma faute, Mâme, B…?

MADAME BONBECK:—Certainement! Votre sotte habitude de répéter à tout propos: «Mâme Bonbeck, Mâme Bonbeck», a fait rire ces mauvais drôles; je me suis fâchée, j'ai perdu de vue ma nièce et les autres, et ils se sont sauvés pendant, que vous débitiez vos sottises.

BOGINSKI—Bien sûr, Mâme B… Mâme, moi pas recommencer.

MADAME BONBECK.—A la bonne heure; je vous pardonne pour cette fois encore. Marchons un peu vite; j'ai le sang au cerveau. Ces sottes gens, cette diable de Simplicie L'ai-je cherchée depuis ce matin!

Et Mme Bonbeck courait, courait d'un tel train, que Boginski avait peine à. la suivre. Ils furent arrêtés deux fois par des patrouilles; on les prenait pour des malfaiteurs qui se sauvaient. Une troisième fois, un sergent de ville, ayant la même pensée, leur barra le passage, et ne consentit à les laisser aller qu'à la condition de les accompagner jusqu'à l'adresse qu'ils indiquaient, pour s'assurer qu'ils étaient réellement innocents de tout vol et de tout délit.

Mme Bonbeck rentra furieuse. Boginski, tout attristé de la vie à laquelle il s'était condamné, et presque décider à faire comme son ami Coz et à chercher un autre moyen d'être logé, nourri, habillé gratis.

Simplicie rentrait, de son côté, désolée d'avoir manqué le spectacle dont elle comptait tant s'amuser; Prudence, agitée de la crainte d'être retrouvées et enlevées par Mme Bonbeck, et Coz content d'avoir sauvé ses protégées des vivacités de cette excellente furie. En rentrant, elles apprirent que Mlles de Roubier étaient encore venues voir Simplicie et avaient témoigné leur étonnement de la savoir sortie.

Simplicie se coucha et dormit profondément; Prudence en fit autant, Coz mit son lit en travers de la porte d'entrée. Rassuré par cette mesure contre toute attaque nocturne, il ne tarda pas à ronfler jusqu'au lendemain.

Plusieurs jours se passèrent ainsi: Simplicie voyait chaque soir Mlles de Roubier; elle devenait meilleure en leur société, et sentait de plus en plus ses ridicules et ses défauts. Elle attendait avec anxiété une réponse à la lettre qu'elle avait adressée à sa mère le jour même qu'Innocent écrivait à son père, et qui était conçue dans les fermer suivants:

«Ma chère maman,

«Je ne suis plus chez ma tante; je me suis échappée avec Prudence et Coz; ma tante m'a tant battue, que j'avais le visage et la tête rouges et enflés; elle a battu aussi Prudence; nous ne savons pas pourquoi. Ma tante m'avait déjà donné plusieurs soufflets; elle est si colère et j'ai si peur d'elle, que Prudence et moi nous nous sommes sauvées chez Mme de Roubier, qui nous a donné un petit appartement où nous vivons seules avec Coz, qui est excellent; Mme de Roubier a dit que j'étais méchante, vaniteuse, ridicule, et je ne sais quoi encore; elle a raison, c'est pourquoi, ma chère maman, je vous demande bien pardon d'avoir été si méchante, d'avoir voulu absolument vous quitter, et de vous avoir donné beaucoup de chagrin. Le bon Dieu m'a bien punie; ma tante est méchante comme une gale, Paris est horriblement ennuyeux; je suis très triste et très malheureuse, et la pauvre Prudence aussi. Je vous en prie, ma chère maman, faites-moi revenir près de vous; jamais je ne m'ennuierai, jamais je ne m'en irai, jamais je ne bouderai. Je vous| prie aussi, ma chère maman, de laisser le pauvre Coz venir avec nous; il est si bon que je ne sais pas ce que nous serions devenues sans lui; il sait tout faire, ainsi il sera très utile à papa. Adieu, ma chère maman, je vous embrasse de tout mon coeur| ainsi que papa.

«Votre pauvre Simplicie, malheureuse et repentante.»

XXI

VISITE A LA PENSION. DETTES D'INNOCENT.

SIMPLICIE.—Prudence, il y a quinze jours que nous n'avons vu Innocent; si nous allions lui faire une visite au collège?

PRUDENCE.—Très volontiers; nous irons avec Coz, de peur de nous perdre.

Prudence alla prévenir Coz; Simplicie prit son chapeau et son mantelet, et ils se mirent en route, Coz suivant Simplicie et Prudence. La promenade était longue, mais il faisait un temps superbe, et Simplicie était contente de marcher et de respirer. Ils arrivèrent à la pension, furent introduits dans le parloir et attendirent Innocent.

Quand il entra, Prudence et Simplicie poussèrent toutes deux une exclamation de surprise.

SIMPLICIE.—Ah! comme tu es changé! Est-ce que tu as été malade?

PRUDENCE.—Hélas! mon pauvre Monsieur Innocent, êtes-vous pâle et maigre!

INNOCENT.—J'ai passé huit jours à l'infirmerie.

SIMPLICIE.—Pourquoi? Qu'est-ce que tu as eu?

INNOCENT.—Les élèves m'ont tant battu avec leurs règles, que j'étais tout meurtri depuis les épaules jusqu'aux jarrets.

—Les misérables! s'écria Prudence.

SIMPLICIE.—Pourquoi t'es-tu laissé faire?

INNOCENT.—Comment pouvais-je les empêcher? Ils étaient plus de vingt après moi.

SIMPLICIE,—Pourquoi le maître ne t'a-t-il pas secouru?

INNOCENT.—Il avait été obligé de sortir pour chercher le chef d'institution; toute la classe s'est révoltée; ils ont manqué l'assommer.

PRUDENCE.—Et aucun d'eux n'a eu le coeur de vous défendre? Tous se sont mis contre vous?

INNOCENT.—Au commencement, oui; après, quand ils m'ont entendu tant crier, plusieurs, sont venus à mon secours et ils ont chassé les méchants garçons qui me frappaient toujours.

PRUDENCE.—Mais, mon pauvre Monsieur Innocent, vous ne pouvez pas rester dans cette caverne d'assassins! ils vous tueront, mon pauvre petit maître; ils vous tueront. Il faut sortir.

INNOCENT.—J'ai écrit à papa pour le supplier de me faire revenir à Gargilier; j'attends sa réponse. C'est étonnant que Je ne l'aie pas encore! Et toi aussi, Simplicie, comme tu es changée! Tu es très maigrie; tes joues ne sont plus grosses. Et puis tes cheveux! Pourquoi les as-tu coupés?

Simplicie raconta à Innocent les événements qu'il ignorait et la fuite de chez sa tante.

—Tu vois, dit-elle en finissant, que je n'ai pas été beaucoup plus heureuse que toi; j'ai aussi écrit à maman de me faire revenir; si maman le veut bien, nous nous en retournerons ensemble. Dieu! que je serai contente de me retrouver près de maman!

Et elle se mit à pleurer.

—Et moi donc! Serai-je heureux d'être chez nous! dit Innocent, qui pleura de compagnie avec sa soeur. Quel voyage, mon Dieu! Quel bonheur de le voir fini!

Prudence sanglota. Pendant que tous trois versaient des larmes amères, la porte du parloir s'ouvrit, et Coz entra suivi du portier.

—Pourquoi tous pleurer? s'écria Coz. Qui tourmenter Mam'selle, Mme
Prude, M Nocent? Moi quoi peux faire.

PRUDENCE.—Ce n'est rien, hi, hi, hi, mon bon Coz. Nous sommes, hi, hi, hi, très heureux… Il n'y a, hi, hi, hi, rien à faire.

COZ.—Mme Prude tromper Coz; tous trois pas pleurer quand heureux. Coz pas bête; moi sais quoi c'est pleurer, quoi c'est souffrir.

INNOCENT.—Je vous assure, Coz, que nous pleurons de joie à la pensée de revenir bientôt chez nous; vous comprenez bien cela, n'est-ce pas?

—Oui, dit Coz avec tristesse; moi comprendre, mais moi Jamais heureux comme vous; moi jamais, revenir chez parents, amis, pays; jamais. Moi toujours seul, toujours triste; personne plaindre Coz; personne aimer Coz.

—Mon pauvre Coz, dit Prudence attendrie, Mam'selle et moi nous vous aimons beaucoup, et nous vous plaignons, je vous assure.

—Et vous partir, et moi rester; vous rire, et moi pleurer! répondit
Coz.

—J'ai demandé à maman la permission de vous emmener, s'écria Simplicie avec empressement.

—Vrai, Mam'selle? Alors moi content.

Et le visage de Coz s'éclaircit.

Le portier attendait à la porte la fin de ce dialogue; voyant qu'il se prolongeait, il fit: quelques pas et présenta à Innocent une feuille de papier pleine de chiffres.

INNOCENT.—Que me donnez-vous là, père Frimousse.

LE PORTIER.—C'est la note de ce que vous avez consommé. Monsieur.
Faut-il pas que je sois payé à la longue?

INNOCENT.—Moi! Je n'ai jamais mange qu'une seule fois de vos croquets, tartes, etc., et je n'ai eu aucune envie de recommencer.

LE PORTIER.—Pardon, excuse. Monsieur, mais tout cela a été consommé en votre nom, et je réclame le payement, profitant de la présence de Madame qui tient sans doute les cordons de la bourse.

INNOCENT.—Je vous dis que je ne vous dois rien et que je ne vous payerai rien, par conséquent.

Il est très fort, celui-là. Et ça ne se passera pas comme ça, mon petit Monsieur, dit le portier, le poing sûr la hanche. Vous me payerez jusqu'au dernier sou; c'est moi qui vous le dis. Et je vais de ce pas me plaindre à M. Doguin, qui vous régalera d'une salade de retenues de récréation, promenades et sorties. Et, nous verrons bien si je perdrai mes tartes, croquets, noix, pommes, tablettes et autres friandises! Vous me payerez, que je vous dis, et Madame ne sortira pas d'ici qu'elle ne m'ait tout payé ou fait une reconnaissance comme quoi qu'elle me doit trente-cinq francs et vingt-cinq centimes; pas un sou de moins.

—Mon pauvre Monsieur Innocent, si vous les devez, avouez-le-moi, je payerai, dit Prudence à mi-voix.

INNOCENT.—Je t'assure, Prudence que je ne dois rien du tout; c'est au contraire lui qui me doit trois francs et quelques sous sur une pièce de cinq francs.

—Seigneur! faut-il être méchant et menteur! s'écria le portier.

Il ne put continuer, parce que Coz, le saisissant au collet, le secoua rudement en disant: Toi taire! toi partir! toi insolent pour M. Nocent et Mme Prude! Moi, Coz veux pas! Va garder porte!

—Oui, je garderai la porte, grand vaurien, vilain roux; je la garderai si bien que ni toi ni tes maîtres vous n'en sortirez. Vous croyez que je me laisserai voler sans dire gare! que des méchants provinciaux peuvent venir gruger les gens de Paris, et puis, pst! disparaître! Vous verrez cela, vous verrez!

Avant que Coz eût pu abaisser le poing qu'il avait levé sur la tête du portier, celui-ci s'esquiva et referma la porte sur lui.

—Monsieur Nocent, dit Coz, moi penser faut pas rester ici; maison mauvaise, portier voleur, garçons méchants; pas bon, ça. Mme Prude et moi emmener M. Nocent, c'est mieux.

—Que dira papa? On lui écrira que je me suis sauvé; il sera en colère.

—Non, non. Monsieur Nocent, papa pas colère, papa rien à dire, papa trouver bon. Moi chercher habits, maîtres; Monsieur Nocent dire adieu et puis partir.

Prudence trouvait bonne l'idée de Coz et donnait ses raisons à Innocent, quand le maître entra.

—Monsieur Gargilier, dit-il, le portier réclame l'argent que vous lui devez pour des friandises que vous avez eu tort d'acheter et de manger; mais parce qu'on a eu tort d'acheter, ça ne veut pas dire qu'on ne doive pas payer, et je m'étonne que vous refusiez un payement que la justice vous oblige à faire.

INNOCENT.—Je vous assure. Monsieur, que je ne dois rien au portier, et que je n'ai acheté qu'une fois quelque? tartes et croquets que j'ai payés et sur lesquels il me redoit, plus de trois francs.

M. DOGUIN.—Mon ami, je comprends que vous ayez peur d'avouer la dette devant Madame, qui pourrait en informer votre père, mais ce que vous faites n'est pas honnête, et il faudra bien que vous payiez.

—PRUDENCE.—M. Innocent n'a pas peur de moi. Monsieur, et il sait bien que je n'irai pas rapporter de lui à son papa; je lui ai offert de payer l'argent que réclame votre portier, mais il a refusé, m'assurant qu'il ne devait rien.

INNOCENT.—Voyez vous-même la note. Monsieur. Comment pouvais-je lui acheter des tartes quand j'étais malade, à l'infirmerie? Voyez, tous les jours il y a une quantité de croquets, pommes, noix, tartes et je ne pouvais ni bouger ni manger.

—C'est vrai, dit M. Doguin en examinant la note: il y a quelque chose là-dessous. Holà! père Frimousse!

—Voilà, Monsieur, répondit le portier, accourant à l'appel et croyant qu'il allait être payé par ordre du maître.

M. DOGUIN.—Père Frimousse, vous portez tous les jours sur votre note des objets achetés par M. Gargilier, et je suis sûr qu'il n'a pas bougé de l'infirmerie pendant plusieurs jours.

LE PORTIER.—Possible, Monsieur; je ne dis pas non.

M. DOGUIN.—Alors, comment a-t-il pu acheter les choses marquées sur votre note?

LE PORTIER.—Je n'ai pas dit, Monsieur, que ce soit par lui-même que M.
Gargilier ait acheté mes friandises; c'est par procuration.

M. DOGUIN.—Quelle procuration? Par qui les a-t-il achetées?

LE PORTIER.—Par M. Félix Oursinet, Monsieur.

INNOCENT.—Je n'ai jamais chargé Oursinet d'un achat.

LE PORTIER.—Pardon, excuse. Monsieur M. Félix est venu me demander un crédit pour faire affaire avec vous, et à preuve qu'il m'a donné cinq francs pour commencer.

INNOCENT.—Oursinet est un fripon. Je prie Monsieur le chef d'institution de vouloir bien le faire venir.

M. DOGUIN.—Père Frimousse, amenez-moi Oursinet.

Le portier s'empressa d'obéir, plein d'inquiétude pour le payement de sa note, il ne fut pas longtemps à faire comparaître devant le maître celui qu'il soupçonnait déjà d'avoir abusé de sa bonne foi.

—Savez-vous pourquoi on me demande? demanda Oursinet.

—Comment puis-je savoir? Pour vous donner une sortie de faveur, peut-être… Attrape, se dit-il en lui-même; tu vas avoir une bonne danse, et moi je te secouerai jusqu'à ce que j'aie retrouvé mes trente-cinq francs et vingt-cinq centimes.

Ils entrèrent au parloir. Quand Oursinet vit Innocent, il devina ce qui allait arriver et voulut payer d'audace.

—Monsieur m'a demandé? dit-il d'un air patelin.

M. DOGUIN.—Oui, Monsieur Oursinet; nous avons besoin de vous pour éclaircir une affaire plus que désagréable pour| vous.

OURSINET.—Je devine ce que vous allez me dire Monsieur; c'est le père
Frimousse qui réclamé trente-cinq francs de Gargilier.

LE PORTIER.—Trente-cinq francs vingt-cinq centimes. Monsieur.

OURSINET—Et Gargilier ne veut pas les payer?

INNOCENT.—Pourquoi payerais-je ce que je ne dois pas? Toi qui a pris tout cela chez le père Frimousse, tu sais bien que je ne t'en ai jamais chargé et que c'est toi-même qui as tout mangé, si tu les as pris.

Oursinet sourit, et ne répondit pas.

M. DOGUIN.—Répondez nettement Oursinet Avez-vous pris pour le compte, de Gargilier les objets portés sur la note du père Frimousse?

OURSINET.—Sans vouloir examiner la note, ce qui est inutile vu la probité reconnue du père Frimousse, je puis répondre très nettement, oui.

M. DOGUIN.—Et pourquoi avez-vous pris au nom de Gargilier ce qui était pour vous, pour satisfaire votre gourmandise?

OURSINET.—Je n'ai rien pris pour moi. Monsieur. J'ai tout pris pour
Gargilier.

M. DOGUIN.—Oui, mais pour le dévorer comme un glouton et sans lui en parler.

OURSINET.—Pardon, Monsieur, c'est Gargilier qui recevait et qui mangeait tout.

—Menteur! s'écria Innocent en bondissant de dessus sa chaise. Je ne t'ai seulement pas vu pendant que j'étais à l'infirmerie, et le reste du temps je ne t'ai pas dit trois paroles.

OURSINET.—Ecoute, Gargilier, le père Frimousse ne t'oblige pas à payer tout de suite; il sait bien que nous autres élèves nous n'avons pas toujours trente-cinq francs sous la main…

LE PORTIER.—Trente-cinq francs vingt-cinq centimes, Monsieur.

OURSINET.—Et je suis fâché qu'il t'ait réclamé cette somme devant tout le monde; je comprends que tu ne veuilles pas, l'avouer, Laissez-nous, père Frimousse, ajouta-t-il tout bas, j'arrangerai cela.

—Tu es un calomniateur, un menteur et un voleur! s'écria Innocent hors de lui. Restez, restez, père Frimousse; je prie, M. le chef d'institution de s'informer auprès de l'infirmière et auprès de mes camarades si on m'a vu manger ou distribuer une seule fois des friandises; et si, au contraire, nous ne nous sommes pas étonnés de voir Oursinet revenir de chez le portier les mains et la bouche pleines à chaque récréation. Au reste, je déclare à Monsieur le chef d'institution que si le mensonge et la déloyauté d'Oursinet ne sont pas prouvés, je suis prêt à tout payer, quoique je ne le doive pas, parce que je ne veux pas que le pauvre père Frimousse perde à cause de moi une somme aussi considérable.

—Vous êtes un brave garçon. Monsieur, s'écria le portier. Si c'est M. Oursinet qui a voulu nous attraper vous et moi, il faudra bien qu'il me paye, car je m'adresserai à ses parents.

—C'est moi qui me charge de débrouiller vôtre affaire, père Frimousse, dit le maître; mais à l'avenir je vous défends expressément de faire crédit, à aucun des élèves. Je vais m'occuper de l'enquête, Monsieur Gargilier; dans un quart d'heure je vous en rendrai compte. Attendez-moi tous ici.

Le maître sortit, laissant dans l'anxiété les acteurs de la scène. Innocent avait peur que les élèves, par haine contre lui, ne rendissent de faux témoignages. Oursinet tremblait que les élèves, n'étant pas prévenus, ne disent l'exacte vérité, et que sa culpabilité ne fût par là clairement démontrée. Le père Frimousse s'inquiétait encore de ses trente-cinq francs vingt-cinq centimes, dont les parents d'Oursinet pouvaient refuser le paiement. Prudence se désolait de voir son jeune maître faussement accusé. Simplicie s'ennuyait d'être retenue si longtemps, au parloir. Cozrgbrlewski contenait difficilement sa colère contre le calomniateur, qu'il aurait volontiers mis en pièces, et contre le portier insolent qui osait soupçonner la véracité d'Innocent. Ses yeux exprimaient une telle fureur, que le père Frimousse et Oursinet s'éloignèrent par instinct jusqu'au coin le plus reculé du parloir. Le maître ne tarda pas à rentrer. Il était'grave et sévère.

—Monsieur Gargilier, approchez.

Innocent vint se placer devant lui, le regard calme, le front haut.

—Monsieur Oursinet, venez. Monsieur, venez donc.

Oursinet s'approche lentement la tête inclinée, les yeux à demi baissés.

Coz fait quelques pas; ses yeux lancent des éclairs.

—Monsieur Gargilier, votre innocence est parfaitement reconnue. Il m'a été démontré que Félix Oursinet s'est servi de votre nom pour, dévorer des masses de friandises, et que vous ne devez rien au père Frimousses.

Coz se retire au fond de la chambre.

—Monsieur Oursinet, il m'est prouvé que vous êtes un menteur, un voleur, un lâche calomniateur; que votre présence est une humiliation pour vos camarades et une honte pour ma maison; en conséquence, je vais vous faire conduire au cachot et je vais faire prévenir vos parents afin qu'ils viennent vous chercher dès ce soir.

Coz se frotte les mains.

—Grâce! grâce! Monsieur, s'écria Oursinet tombant à genoux. Ne dites rien à mes parents, je vous en supplie, ils me battront, ils m'enfermeront…

—Lâche! dit le maître avec indignation, vous tremblez devant la punition que vous avez si bien méritée, et vous n'avez pas craint de faire passer Gargilier pour un gourmand, un menteur, un trompeur. Votre terreur ne m'inspire aucune pitié.

—Dégoûtant! dégoûtant! dit Coz à mi-voix.

—Père Frimousse, menez Oursinet au cachot de la petite cour. Vous lui porterez du pain et de l'eau pour son dîner.

Le père Frimousse saisit Oursinet par le collet, et, malgré sa résistance, il le mena au cachot désigné, sombre réduit à peine éclairé par une lucarne, n'ayant pour meubles qu'un lit de planches avec une couverture, une table, une chaise et la vaisselle strictement nécessaire pour une si triste demeure.

—Madame, dit le maître à Prudence, j'ai écrit il y a peu de jours à M. Gargilier pour l'engager à retirer son fils de chez moi; sa position n'est plus tenable, les élèves l'ayant pris en grippe. Malgré la plus grande surveillance, il est impossible d'empêcher des scènes déplorables, comme celles dont il vous a sans doute rendu compte. Je crois dangereux pour lui de prolonger son séjour dans ma maison, et je vous demande, dans son intérêt, de le retirer le plus tôt possible. La scène d'aujourd'hui va s'ébruiter, va être interprétée méchamment pour lui par ses camarades, et il pourrait y avoir encore quelque complot qui éclaterait un de ces jours.

—Je l'emmènerai tout de suite, Monsieur, tout de suite, s'empressa de répondre Prudence, terrifiée.

—Oh! ce n'est pas pressé à ce point, reprit le maître en souriant; il sera temps demain; d'ici là, je ferai préparer son paquet.

—Oui, j'aime mieux ne partir que demain, dit Innocent, parce qu'aujourd'hui nous devons, aller à l'école de natation; cela m'amusera et me fera du bien.

—A demain donc, mon pauvre petit maître; prenez bien garde à vos méchants camarades. Coz et moi, nous viendrons vous prendre demain, à l'heure que vous voudrez.

—A midi, avant la récréation, dit Innocent.

—C'est bien; à midi nous serons ici.

Et l'on se sépara,

XXII

LE BAIN

A quatre heures, les élèves devaient aller au bain; la saison était un peu avancée, mais il faisait encore très chaud, et c'était toujours une grande joie quand on y allait: d'abord c'était du nouveau, ensuite il y avait une grande heure d'étude de moins. Innocent avait désiré se donner ce dernier petit plaisir, et chacun sait que les plaisirs sont rares en pension. On arriva aux bains; on assigna des cabinets aux élèves répartis par groupes. Innocent se trouva avec trois ennemis et quatre amis, de sorte qu'il se crut bien protégé. Oh se déshabilla, on revêtit le caleçon, chacun accrocha ses vêtements au clou désigné, et on se lança dans l'immense bassin. Innocent savait un peu nager, de sorte qu'il se dirigea vers la partie profonde du bassin; plusieurs élèves de sa classe s'y trouvaient.

—Une passade à Gargilier! dit l'un d'eux.

—Hop! Il appuya ses mains sur la tête d'Innocent et le fit aller au fond.

—Une passade à Gargilier! dit le second en le voyant revenir sur l'eau.

—Une passade à Gargilier! dit un troisième.

Innocent s'enfonçait, se débattait, revenait sur l'eau cherchait à reprendre ça respiration, replongeait de nouveau, à la quatrième passade, il était haletant, il étouffait; il faisait des efforts inouïs pour pousser un cri, un seul, espérant être entendu par ses amis, mais on ne lui en donnait pas le temps. Les petits malheureux, qui ne voyaient pas le danger de ces passades multipliées, ne cessaient de le faire plonger et replonger; son air de détresse, ses mouvements convulsifs les amusaient au lieu de les toucher. Enfin, à une dernière passade, Innocent ne revint plus sur l'eau; il flottait au fond, ayant perdu connaissance. A ce moment les grands élèves arrivaient; Paul sentit un corps que ses pieds repoussaient; il plongea et retira le pauvre Innocent les yeux fermés, les mains crispées.

—Au secours! cria-t-il; au secours! Gargilier est noyé!

Vingt élèves et les maîtres arrivèrent, près de Paul et l'aidèrent à ramener sur le plancher le corps d'Innocent. On le porta dans la cabine des noyés, où les secours en usage lui fuient prodigués: frictions, cendres chaudes, etc. Ce ne fut qu'après une demi-heure des soins les plus assidus qu'il donna quelques signes de vie; bientôt il ouvrit les yeux, mais les referma aussitôt. Le médecin qui présidait au sauvetage le saigna au bras; le sang coula, donc il vivait et il était sauvé. Le chef de pension, qu'on avait été prévenir et qui venait d'arriver, passa de l'inquiétude à la joie; il ne tarda pas à voir Innocent revenir tout à fait à la vie, parler et vouloir se lever. Le maître le fit envelopper dans des couvertures et emporter dans une voiture qui l'attendait. Ce fut encore à l'infirmerie qu'on le déposa en rentrant à la pension. Innocent songea avec bonheur que c'était sa dernière nuit à passer dans cette maison qu'il avait tant désiré habiter, et qui avait été pour lui un lieu de torture et de misère.

Il remercia Dieu de l'avoir sauvé de ce dernier danger, et, en témoignage de sa reconnaissance, il résolut de rendre le bien pour le mal et de ne nommer aucun des élèves qu'il avait parfaitement reconnus, et qui avaient manqué le faire périr. Cette résolution lui coûta beaucoup, mais il n'y faillit pas, et quand le chef d'institution et le maître d'étude vinrent le lendemain savoir de ses nouvelles et le questionner sur accident dont il avait été victime, il répondit vaguement qu'il avait perdu connaissance sans savoir comment.

LE MAÎTRE.—Mais de plus jeunes élèves ont dit depuis avoir vu vos camarades vous donner des passades, et les recommencer dès que vous reveniez sur l'eau.

INNOCENT.—C'est possible; quand on est dans l'eau on n'a pas le sentiment bien clair de ce qui se passe; j'ai enfoncé, j'étouffais, et puis je me suis évanoui.

LE MAÎTRE.—Mais vous avez dû reconnaître ceux qui vous entouraient quand vous avez enfoncé.

INNOCENT.—Je n'ai regardé personne; je m'amusait à nager et je ne faisais pas attentions aux autres.

LE MAÎTRE.—Je vois que vous ne voulez nommer personne; c'est bien généreux à vous vis-à-vis de ces mauvais garnements.

Innocent ne répondit pas; il remerciait le bon Dieu de lui avoir donné le courage de cette générosité. Le maître le quitta en lui serrant la main.

Il avait passé une assez bonne nuit; il allait bien, de sorte que le médecin lui permit de se lever, de déjeuner et de se préparer à quitter la maison. Quand Prudence et Coz arrivèrent. Innocent leur raconta l'accident de la veille; Prudence faillit tomber à la renverse de frayeur et de chagrin. Elle alla toute tremblante régler ses comptes avec le maître qui lui témoigna sa satisfaction de voir emmener Innocent.

—J'étais désolé, dit-il, de ne pas vous l'avoir laissé emmener hier, quand je l'ai vu encore une fois victime de la méchanceté de ses camarades. Le voilà de nouveau hors d'affaire; gardez-le à la maison, croyez-moi, et ne le laissez plus remettre en pension ni au collège; il y sera toujours le jouet des autres.

Coz avait mis les effets d'Innocent dans la voiture; Prudence y monta avec son jeune maître; Coz prit sa place accoutumée sur le siège, et, quelques minutes après, de Roubier avait un hôte de plus.

XXIII

VISITE IMPRÉVUE

Simplicie était restée seule à la maison; elle préparait l'appartement pour la réception de son frère, dont elle attendait le retour avec impatience. Des pas se firent entendre sur l'escalier.

«C'est Innocent, je reconnais son pas», dit Simplicie en courant joyeusement ouvrir la porte. «C'est toi. Innocent! Ah!»

Et Simplicie, terrifiée, repoussa la porte et alla se cacher dans le lavoir.

La porte ne tarda pas à se rouvrir; les mêmes pas se firent entendre dans l'appartement, mais plus précipités; Simplicie entendait aller, venir, chercher, fureter. Plus morte que vive, elle se gardait bien de bouger, car, en courant au-devant d'Innocent, elle avait vu apparaître sa tante, accompagnée de Boginski.

MADAME BONBECK—Où diable a-t-elle passé? Cherchez donc, Boginski. Vous êtes là comme un bonhomme de plâtre; regardez partout, ouvrez tout.

BOGINSKI.—Je vois rien, Mâme.

MADAME BONBECK.—Voyez dans ce cabinet; c'est un sale lavoir, elle y est peut-être.

Boginski entra, aperçut Simplicie blotti dans un coin; elle joignait les mains d'un air suppliant pour qu'il ne la dénonçât pas, Boginski, qui était bon garçon et qui, savait combien elle serait malheureuse si sa tante la reprenait, fit un petit signe rassurant à Simplicie, eut l'air de chercher partout, remua les marmites, les casseroles; il mit une marmite sur la tête de Simplicie, un balai devant ses jambes, il accrocha un torchon à la marmite.

—Rien, dit-il, personne; c'est étonnant!

Et il sortit du lavoir. Mme Bonbeck le regarda et, le menaçant du doigt:

—Je crois que tu me trompes, mon garçon; laisse-moi y aller voir moi-même.

Elle entra, regarda partout ne vit rien, sortit et allait partir, quand un bruit retentissant la fit rentrer dans le cabinet, ou elle aperçut par terre Simplicie, que la peur et l'émotion veinaient de faire tomber en faiblesse; la marmite avait dégringolé, le balai avait roulé, et Simplicie apparut aux yeux courroucés de sa tante.

—Je suis donc un diable, un Satan! Est-ce ainsi qu'on se comporte envers sa tante? Allons, sors de là, je te pardonne; mets ton chapeau et viens avec moi.

—Non, non, je ne veux pas, Boginski, pour l'amour de Dieu, sauvez-moi, ne me laissez pas emmener! gardez-moi jusqu'à l'arrivée de Prudence et de Coz, qui sont allés chercher Innocent.

Mme Bonbeck s'élança vers sa nièce pour la saisir et l'emmener de force; mais, Boginski se plaça devant Simplicie.

—Non; non, Mâme Bonbeck, moi pas laisser prendre par force pauvre enfant. Pas bien, ça, pas bien.

—Drôle, cria Mme Bonbeck, misérable ingrat!

Et, se jetant sur Boginski, elle voulut passer; il la repoussa doucement; elle l'accabla d'injures, de coups; il supporta tout et ne bougea pas d'une semelle.

—Pas bien, Mâme Bonbeck, pas bien. Battre moi, ça fait rien, moi pas faire mal; mais battre enfant, c'est mauvais. Pauvre petite! elle a peur; veut pas venir, veut rester; faut la laisser.

—Animal! dit Mme Bonbeck en s'éloignant, je te croyais plus plat. J'aime mieux ça: je n'aime pas les gens qui me cèdent toujours. Vous avez raison, mon ami, il faut laisser cette péronnelle. Qu'en ferais-je, au total? Qu'elle aille au diable! ça m'est parfaitement égal.

Mme Bonbeck regarda Simplicie avec dédain, et, tournant les talons, elle marcha vers la porte d'entrée.

—Ouvrez, dit-elle à Boginski.

Boginski ouvrit et attendit pour la laisser passer.

«Passez donc, puisque vous êtes là», continua-t-elle.

Boginski passa. Il n'eut pas plus tôt franchi le seuil, que Mme Bonbeck poussa la porte avec violence, mit le verrou et se retourna vers Simplicie d'un air de triomphe:

—Te voilà prise, ma fille; pas moyen d'échapper à la vieille tante. Ce que je veux, je le veux bien! Sera bien fin celui qui m'attrapera… Vas-tu finir ton train, toi, Polonais? cria-t-elle à Boginski, qui frappait à la porte. Oui, oui, tambourine, mon garçon, démène-toi. Ah! Ah! ah! je les tiens à présent!

Boginski criait, appelait, frappait; Mme Bonbeck riait, jurait et se frottait les mains. La malheureuse Simplicie, consternée, pâle comme une morte, tremblant de tous ses membres, n'osait ni répondre aux cris de Boginski ni faire un mouvement. Mme Bonbeck la regardait avec un rire moqueur; elle se plaça devant elle, les bras croisés; Simplicie recula jusqu'au mur, sa tante la suivit jusqu'à ce que ses bras, qu'elle tenait toujours croisés, touchassent à la poitrine de Simplicie.

—N'aie pas peur, je ne te battrai pas (ses yeux lançaient des éclairs). Je ne suis pas en colère; je yeux seulement te faire voir que je ne me laisse pas jouer comme un enfant, que Boginski ne peut m'empêcher de faire ce que je veux, et que s'il me plaît de t'emmener, je t'emmènerai.

Simplicie poussa un cri, auquel répondit un cri sauvage: elle reconnut la voix de Coz.

—Au secours! au secours! cria-t-elle. Coz, sauvez-moi!

Mme Bonbeck la saisit dans ses bras vigoureux malgré son âge, la poussa dans la seconde chambre, dont elle verrouilla la porte, ouvrit une porte qui donnait sur un petit perron, et, voyant qu'il n'y avait personne dans la cour, elle empoigna Simplicie, sauta les trois marches du perron, la tenant toujours et l'entraînant après elle, et courut à la voiture qui l'avait amenée; elle y poussa Simplicie, y monta elle-même, et ordonna au cocher de retourner rue Godot, 15. Le cacher partit, et Simplicie se trouva encore une fois au pouvoir de sa tante. Son désespoir fut terrible; son imagination lui représenta les scènes les plus affreuses; elle sanglotait, et se tordait les bras.

—Simplette, dit Mme Bonbeck d'une voix radoucie, je t'ai cherchée partout le lendemain de la scène où je t'avais battue; je ne t'ai pas trouvée puisque tu t'étais sauvée. Boginski et moi, nous t'avons cherchée à la pension où l'on ne t'avait pas vue, chez Mme de Roubier, où l'on n'a jamais voulu me laisser entrer, malgré tout ce que j'ai pu faire, j'ai été fâchée de ta fuite; j'ai craint de te laisser sans autre protection qu'une sotte Bretonne et un rustre Polonais. J'ai vu en retournant à la pension, il y a une demi-heure, descendre de voiture Prude et Coz; je suis accourue ici, te sachant seule; je t'ai demandée poliment au concierge, il m'a indiqué ta porte et c'est toi qui m'as ouverte Maintenant, écoute-moi: je ne veux pas que tu restes à la charge de Mme de Roubier; je suis ta tante, et c'est chez moi que tu dois demeurer et tu y viendras, et tu vivras seule avec moi; je ne veux pas de Prude, qui te gâte et qui te laisse faire des sottises. Je ne veux pas de Coz, qui a aidé à ta fuite, et je ne veux, pas d'Innocent, qui est un sot. Je te promènerai moi-même, je te ferai travailler…

—Et moi, je me tuerai si papa me laisse chez vous!

—Ta, ta, ta! on ne se tue pas pour si peu de chose; mais nous voilà arrivées; descends et monte l'escalier pendant que Je paye le cocher.

Mme Bonbeck, qui avait été si fine avec Boginski, le fut moins avec Simplicie; celle-ci ne fut pas plus tôt descendue de voiture, qu'elle partit comme une flèche et courut vers le boulevard; Mme Bonbeck, ébahie, appela d'abord, voulut courir ensuite, mais le cocher l'arrêta.

—Mon argent, s'il vous plaît, bourgeoise.

—Je vous payerai tout à l'heure, mon ami…

—Du tout, du tout! Je connais ces rubriques! On se fait voiturer, puis on s'arrange pour disparaître sans payer.

—Malheureux! tu vas me faire perdre ma nièce? la voilà qui tourne sur le boulevard?

—Eh bien! il n'y a pas de mal; elle n'avait pas déjà l'air si joyeux quand vous l'avez jetée dans ma voiture comme un paquet de linge sale.

—Misérable! je te dis…

—Il n'y a pas d'injures qui tiennent! Vous avez la langue bien pendue, mais je n'écoute pas tout ça, moi. Il me faut mes deux francs pour l'heure, et je ne vous lâche pas que vous ne me les ayez versés dans la main que voici.

Et le cocher, maintenant fortement le bras de Mme Bonbeck, lui présentait la main restée libre.

Mme Bonbeck jura, tapa des pieds, mais paya. Il était trop tard pour courir après Simplicie; elle rentra de fort mauvaise humeur, s'en prenant à tout le monde de sa mésaventure, et se promettant de faire repentir Boginski de la part qu'il y avait prise.

XXIV

RETOUR DE PRUDENCE ET DE COZ

Pendant que Simplicie se trouvait au pouvoir de Mme Bonbeck, Coz et Prudence, informés par Boginski de ce qui s'était passé, employaient leurs efforts réunis pour briser la porte on faire sauter la serrure afin de délivrer Simplicie, dont ils avaient entendu le cri de détresse. Prudence courut chercher du renfort; elle ne trouva que le concierge, qui monta précipitamment avec une seconde clef de l'appartement. La clef tourna, mais le verrou était mis; comment l'ouvrir? Coz, désespéré, donna un si vigoureux coup d'épaule que la porte tomba: toute la ferrure s'était brisée; ils se précipitèrent dans l'appartement, personne; ils ouvrirent la porte de la chambre à coucher personne encore; mais la porte du perron, restée ouverte, leur apprit l'enlèvement de la malheureuse Simplifie.

Tous restèrent consternés,

—Je cours, dit enfin Boginski; Mâme Bonbeck emporté pauvre Mam'selle, moi la rapporter.

Prudence pleurait. Innocent se désolait; Coz restait pensif, les bras croisés, la tête baissée.

—Mâme Prude, dit-il d'un air résolu, moi vous aider. Moi courir chez Bonbeck, moi demander Mam'selle; si Bonbeck pas vouloir donner, moi tout casser, ouvrir portes, arracher Mam'selle et amener ici.

PRUDENCE.—C'est impossible, mon pauvre Coz; Mme Bonbeck porterait plainte contre vous, et comme Polonais, vous seriez condamné et puis chassé hors de France.

COZ.—Moi pas vouloir quitter France; moi rester chez papa de Mam'selle et M. Nocent. Alors, moi quoi faire pour aider?

PRUDENCE.—Attendons le retour de Boginski; peut-être nous la ramènera-t-il.

COZ.—Et si pas ramener?

PRUDENCE.—Alors j'écrirai à M. Gargilier pour qu'il vienne tirer ma pauvre petite maîtresse des griffes de cette femme abominable, et nous retournerons tous à Gargilier.

COZ.—Dieu soit béni quand être à Gargilier!

Coz se résigna à attendre; Prudence le chargea d'avoir soin d'Innocent pendant qu'elle irait informer Mme de Roubier de ce qui venait d'arriver, et lui demander conseil sur ce qu'il y avait à faire pour ravoir Simplicie.

Boginski courait à la rue de Godot, pendant que Simplicie courait à la rue de Grenelle. Elle avait souvent parcouru la distance qui la séparait de Mlles de Roubier; elle s'était promenée plusieurs fois aux Tuileries, de sorte qu'elle trouva facilement son chemin; elle traversait les Tuileries comme une flèche, lorsqu'elle se sentit arrêtée; un sergent de ville l'avait saisie par le bras: il la prenait pour une voleuse qui s'échappait.

—Où courez-vous donc si vite, la belle? On dirait, que vous avez cent diables à vos trousses.

—Oh! laissez-moi, laissez-moi! elle va venir, elle va me reprendre; elle me battra, me tuera, dit Simplicie avec détresse.

—Qui cela, elle? dit le sergent de ville surpris.

—Elle, ma tante! Oh! je vous en prie, laissez-moi. Si elle m'attrape, je suis perdue.

—Au contraire, la belle, vous êtes retrouvée.

—Au secours! laissez-moi; je veux voir ma bonne.

—Où est-elle votre bonne? Pourquoi vous êtes-vous sauvée?

—Je ne me suis pas sauvée, c'est ma tante qui ma volée; ma bonne, est chez Mme de Roubier.

—Mme de Roubier? Dans la rue de Grenelle?

—Oui, oui, 91: c'est là où je demeure, où je veux aller.

—Tiens! c'est singulier, dit le sergent de ville à mi-voix elle n'a pourtant pas mine d'appartenir à une bonne maison cette petite.

Il ne savait trop s'il devait la laisser aller ou la retenir, lorsque Simplicie poussa un grand cri, donna une secousse si violente que le sergent de ville la laissa échapper, et elle reprit sa course avec plus de vitesse qu'auparavant, criant:

—Au secours! Boginski, ramenez-moi!

Le sergent de ville courut après elle de toute la vitesse de ses jambes, et parvenait à la saisir au moment ou Simplicie tombait haletante et demi-morte dans les bras de Boginski.

La foule, qui s'était amassée autour d'eux pendant le premier interrogatoire du sergent de ville, et qui courait avec lui pour assister à la fin de cette scène étrange, se rassembla plus compacte, et écouta avec, intérêt les explications de Boginski et les paroles entrecoupées, les exclamations joyeuses de la pauvre Simplicie.

—Pauvre Mam'selle! dit Boginski quand elle fut un peu remise de son émotion, Mme Prude là-bas, attendre désolée. Nous croire Mam'selle chez Mme Bonbeck; moi courir pour arracher pauvre Mam'selle. Comment Mam'selle ici?

—Je me suis sauvée pendant que ma tante payait le cocher, et j'ai couru, couru si vite, que j'étouffais. C'est que j'avais si peur de la voir arriver!

Le sergent de ville se retira et fit faire place à Simplicie et à Boginski, qui se dirigèrent vers le pont Royal et la rue du Bac. Boginski rentra triomphant dans le petit appartement où l'attendaient tristement Prudence, Innocent et Coz. Le retour de Simplicie fut accueilli par des cris de joies; Prudence l'embrassa à l'étouffer; Innocent lui témoigna plus d'affection qu'il ne l'avait jamais fait. Coz, en la voyant, fit un bond de joie, la saisit dans ses bras et la porta dans ceux de Prudence. On envoya Boginski prévenir Mme de Roubier de l'heureux retour de Simplicie. Prudence voulut fêter cet agréable évènement par un bon repas; elle leur servit à dîner un gâteau excellent, surmonté d'une crème vanillée et entourée d'une muraille de fruits confits; elle y ajouta une bouteille de frontignan-muscat pour célébrer la rentrée en famille d'Innocent et le retour de Simplicie. Ils invitèrent Boginski à dîner; celui-ci prit sa large part du festin, puis il retourna chez Mme Bonbeck.

Il ne restait qu'à préparer le coucher d'Innocent; Coz lui donna son lit qu'il transporta dans la première pièce faisant salon.

—Et vous, où coucherez-vous, Coz? lui demanda Prudence.

—Moi coucher par terre; moi habitué, moi dormir partout.

—Mais vous aurez froid?

—Moi rouler dans manteau; pas froid, pas mauvais, très bon.

Il fit comme il l'avait dit, et il dormit si bien, qu'il ronfla plus fort que jamais.

Trois jours se passèrent encore et l'on ne recevait aucune réponse ni de M. ni de Mme Gargilier. Prudence s'inquiétait de ce silence; Innocent et Simplicie s'ennuyaient; Coz était triste: il craignait qu'on ne le laissât à Paris; il redoublait de soins et d'activité pour se faire accepter. Prudence l'élevait aux nues; Simplicie et Innocent ne pouvaient plus s'en passer et lui donnaient toutes les assurances possibles de son engagement chez leur père.

Le quatrième Jour de l'arrivée d'Innocent, le facteur entra:

—Une lettre pour Mme Prudence, trente centimes.

Prudence paya, ouvrit la lettre; elle était de M. Gargilier. Les enfants étaient aussi impatients que Prudence de savoir ic contenu de la lettre.

—Lis tout haut, je t'en prie, s'écrièrent-ils. Prudence tut ce qui suit:

«Ma chère Prudence,

«Ma femme et moi, nous avons été passer dix jours chez mon frère, et hier, à notre retour, nous avons trouvé les lettres des enfants, la vôtre et celle du maître de pension. Ne perdez pas un jour, pas une heure, pas une minute pour retirer notre pauvre Innocent de cette maison où l'ont fait entrer son entêtement et ma faiblesse. Quant à Simplicie, Je ne veux pas non plus qu'elle reste chez ma soeur; depuis quinze ans que nous vivons, ma soeur à Paris, moi à la campagne, il paraît que son humeur violente a fait des progrès déplorables. J'accorde donc à Simplicie comme à Innocent le pardon de leur conduite absurde, et je les attends avec une impatience égalé à la leur. Je n'aurais jamais consenti à la séparation qu'ils désiraient si ardemment si j'avais pu deviner les peines et les souffrances qui en résulteraient pour eux et pour vous ma pauvre Prudence, si dévouée, si attachée à mes enfants et à ma maison. Je voulais partir moi-même pour les ramener, mais ma femme s'est donné une entorse en descendant de voiture; elle ne peut pas bouger, et je reste près d'elle pour la soigner et la distraire. Arrivez le plus tôt possible et tâchez de trouver un homme, sûr pour vous accompagner jusqu'à Gargilier. C'est à vous de voir si la personne que Simplicie nomme dans sa lettre mérite confiance. Adieu, ma bonne Prudence; embrassez bien tendrement pour nous les chers enfants. Je ne regrette pas d'avoir cédé à leurs désirs, puisque la leçon a été bonne et complète et qu'ils me reviennent meilleurs qu'ils ne sont partis. Dites-leur que nous leur pardonnons de grand coeur leur sotte équipée, et remerciez Mme de Roubier de l'hospitalité qu'elle a bien voulu accorder à ma pauvre petite folle Simplicie. Je vous embrasse, ma bonne Prudence, avec tout rattachement que vous méritez si bien. J'écris à ma soeur pour la prévenir de ma détermination.

«Hugues GARGILIER.»

—Quel bonheur! Oh! Prudence, que je suis heureuse! Je reverrai ma pauvre chère maman et mon pauvre papa!

Et Simplicie fondit en larmes. Innocent partagea sa joie et son attendrissement. Prudence rayonnait; Coz restait triste et silencieux.

—Eh bien! mon pauvre Coz, qu'avez-vous? Vous n'êtes pas content des bonnes nouvelles que nous donne Monsieur.

—Pourquoi moi content? Moi voir partir et moi aimer vous tous! Moi rester seul, triste! triste! et personne pour consoler pauvre Coz…

—Mon pauvre ami, mais vous n'avez donc pas entendu que Monsieur me dit que si l'homme indiqué par Mam'selle Simplicie mérite confiance, il nous ramènera; cet homme, c'est vous! C'est vous qui nous ramènerez à Gargilier.

—Moi confiance? moi ramener? moi rester? moi pas quitter? Merci Madame
Prude! merci Mam'selle! merci Monsieur!

Et en disant ces mots, Coz riait, tournait comme un toton, étouffait Prudence, secouait les bras de Simplicie, écrasait les mains d'Innocent; il était fou de joie; il demandait à partir tout de suite, de peur qu'on ne changeât d'avis. Prudence eut quelque peine à lui faire comprendre qu'il fallait attendre au lendemain.

—Il nous faut le temps de faire nos paquets, dit-elle.

—Moi faire tout en une heure, répondit Coz.

PRUDENCE.—Il faut faire nos adieux à Mme de Roubier, la remercier de ses bontés.

COZ.—Cela pas long; moi dire pour vous.

PRUDENCE.—Non, ce ne serait pas poli; nous devons aller nous-mêmes et à une heure convenable de l'après-midi. Et puis, il faut que nous menions les enfants dire adieu à leur tante.

—Ah! s'écrièrent les enfants avec effroi, je ne veux pas y aller! j'ai trop peur.

PRUDENCE.—Avec moi et Coz, il n y aura aucun danger.

SIMPLICIE.—Mais si elle m'enferme comme l'autre jour?

PRUDENCE.—Elle ne le peut plus, maintenant que votre papa vous redemande et qu'il le lui a écrit.

SIMPLICIE.—Mon Dieu! mon Dieu! quelle terrible visite! C'est heureusement notre dernière corvée à Paris.

Prudence, aidée de Coz et des enfants emballa tous leurs effets; ceux de Coz ne prirent pas beaucoup de place, il n'avait emporté de chez Mme Bonbeck qu'un peu de linge qu'il avait acheté avec les trente sous qui lui donnait chaque jour le gouvernement, et une paire de chaussures; du reste, il ne possédait que les habits dont il était vêtu.

Après le déjeuner de midi. Prudence mena les enfanta chez Mme de Roubier, qui leur dit des choses fort aimables, et approuva beaucoup le changement qui s'était opéré en eux.

—Je vous assure, Simplicie, dit-elle, que je ne vous ferais plus aujourd'hui les reproches que je vous ai adressés il y a quinze jours; vous vous êtes corrigée de vos défauts, et je suis sûre que lorsque nous vous reverrons à la campagne l'année prochaine, vous serez aussi gentille, simple et bonne et aimable que vous l'étiez peu jadis. Il en est de même pour Innocent: ses malheurs au pensionnat ont servi à l'améliorer sensiblement. Adieu donc, mes enfants, au revoir à la campagne. Adieu, Prudence; vous n'avez rien à gagner, vous; vous êtes aussi bonne et aussi dévouée qu'il est possible de l'être.

—Madame est mille fois trop bonne, répondit Prudence, en faisant une profonde révérence, et très flattée des éloges adressés par Mme de Roubier à ses jeûnes maîtres et à elle-même.

—Moi saluer bonne Madame, remercier bonne Madame, dit Coz, qui était entré inaperçu.

Mme de Roubier sourit et tendit la main à ce brave garçon, dont elle avait entendu faire un grand éloge par les domestiques. Coz, enchantée crut bien faire de serrer la main qu'elle lui présentait, et avec une telle force de reconnaissance, que Mme de Roubier poussa un cri, et, secouant sa main:

—Quelle vigueur de poignet, mon brave garçon! dit-elle en riant. Un peu plus, vous me broyiez les os.

Prudence fit signe à Coz de s'éloigner, ce qu'il fit avec une promptitude qui témoignait de son obéissance aux ordres de Prudence.

Après la visite à Mme et à Mlles de Roubier, Prudence et Coz menèrent les enfants chez Mme Bonbeck, qu'ils trouvèrent fort mécontente de la fuite de Simplicie et de la lettre qu'elle venait de recevoir de son frère. Elle reçut les enfants en colère, moitié riant; elle dit à Coz qu'il était un ingrat de l'avoir quittée.

—Pardon Mâme Bonbeck; moi pas vouloir fâcher; mais moi aimer pauvre
Mam'selle et bonne Mme Prude; moi triste quand voir battre pauvre
Mam'selle et colère quand Mâme Bonbeck battre Prude. Elles besoin de
Coz, vous pas besoin: Vous avoir Boginski, plus savant que Coz; moi, en
Pologne domestique; lui, intendant.

—Ne me parlez pas de ce diable de Boginski, Je n'en peux plus rien faire; il me met en colère dix fois par jour; je lui donne des tapes, des coups d'archet, c'est comme si je chantais. Il me dit de son air calme et imbécile. «Mme Bonbeck bonne pour Boginski; moi laisser battre si fait plaisir!» comme si cela pouvait m'amuser de battre une pareille bûche! Et ne voilà-t-il pas qu'hier il refuse de jouer du violon! Il se couche, il prétend qu'il a mal à la tête. Aujourd'hui je ne l'ai seulement pas vu! Allez donc voir, Coz, ce que fait cet imbécile; il n'a pas déjeuné.

Coz alla voir et ne tarda pas à revenir, disant que son ami était malade, qu'il avait la fièvre et mal à la tête. Mme Bonbeck s'inquiéta, s'alarma, envoya chercher le médecin, s'établit près de son lit et le soigna jour et nuit pendant une semaine entière. Coz était parti avec Prudence et les enfants, le reste de la journée leur parut d'une longueur insupportable. Le lendemain, à neuf heures, après avoir déjeuné, Coz alla chercher une voiture, et tous y montèrent, le coeur plein de joie,

XXV

CONCLUSION

Nos quatre voyageurs, heureux et radieux prirent leurs places et s'installèrent dans un wagon: aucun incident fâcheux ne contraria leur bonheur; leurs compagnons de route ne disaient rien et ne les gênaient pas. Prudence, toujours digne de son nom, avait emporté abondance de provisions; la joie, au lieu de leur ôter l'appétit, le développa si bien, que le panier à ventre rebondi se trouva vide en arrivant. Du chemin de ils passèrent à la diligence; cette fois, ni Mme Courtemiche ni Polonais ne l'encombraient, et on descendit sans autre aventure à la ville où les attendait la voiture de M. Gargilier. Innocent et Simplicie manquèrent de sauter au cou du cocher, tant ils furent heureux de revoir un visage ami. Prudence l'embrassa sur les deux joues.

—Bonjour, mon cousin.

—Bonjour, ma cousine.

En Bretagne comme en Normandie, on est cousin et cousine à trois lieues à la ronde, vu que les parentés ne se perdent jamais et que vingt générations ne détruisent pas le lien primitif du vingtième ancêtre.

Germain, le cocher, ayant Coz à sa gauche sur le siège partit au grand trot; les chevaux s'animèrent, Germain perdit la tête lâcha les guides; les chevaux s'emportèrent, allèrent comme le vent et auraient jeté la voiture dans un fossé de vingt pieds de profondeur, si Coz n'eût saisi les rênes, n'eut maintenu et calmé les chevaux et ne les eût remis au trot raisonnable de bons normands.

Prudence et les enfants n'avaient pas perdu une si belle occasion pour crier et appeler au secours.

—Vous pas crier, disait Coz; chevaux s'effrayer, courir plus vite.

Quand les chevaux ralentirent leur marche, les cris cessèrent de se faire entendre. Coz se retourna,

—Vous voyez, pas danger; Coz sait conduire chevaux; cocher pas bien tenir; laisser aller trop fort mauvais; chevaux toujours faut tenir.

Il voulut rendre Les rênes au cocher mais celui-ci refusa

—Je n'aime pas ces chevaux, dit-il, ils sont trop vifs, ils courent trop fort. Monsieur vient de les acheter; il fera bien de les revendre.

—Non, pas revendre; chevaux bons, pieds bons; trop bon, tout bon.

—Alors Monsieur prendra un cocher plus habile que moi, car je ne me charge pas de mener ces bêtes, qui s'emportent pour un rien.

—Moi mener; pas s'emporter avec Coz; moi tenir eux.

On arriva au petit castel de Gargilier. Innocent et Simplicie se précipitèrent dans les bras de leur père, qui les attendait au bas du perron. «Pardon, papa, pardon! disaient-ils tous deux. Que vous êtes bon de nous avoir pardonnés, de nous avoir laissés revenir!»

Pendant qu'ils couraient embrasser leur maman que son entorse retenait dans sa chambre, M. Gargilier embrassait Prudence, la questionnait sur les derniers événements dont il ignorait les détails, et faisait connaissance avec Coz, que Prudence lui présenta avec, un tel éloge, qu'il comprit tout de suite combien Coz avait dû rendre de services pour être tellement vanté par la sage Prudence. Il le questionna sur sa position, ses moyens d'existence.

—Moi avoir rien, dit Coz; moi, pauvre Polonais, seul pas heureux. Si moi rester ici, moi si content, moi faire tout pour Monsieur, Madame, M. Nocent, Mam'selle et bonne Mme Prude. Moi aimer les trois, et moi pas vouloir quitter.

MONSIEUR GARGILIER.—Mais, mon pauvre garçon, je n'ai pas d'ouvrage à vous donner ici; je ne peux pas faire de vous un domestique, un ouvrier.

COZ.—Pourquoi? Moi tout savoir: moi domestique chez Monsieur le comte, moi cocher, moi bêcher, faucher, tout faire chez vous.

MONSIEUR GARGILIER.—Je veux bien croire à vos talents, mon garçon: mais vous êtes sans doute habitué à gagner beaucoup d'argent, et je n'ai pas de quoi payer les gens comme font les grands seigneurs.

COZ.—Moi! beaucoup d'argent! Moi demander rien; seulement logement, nourriture; moi avoir du gouvernement quarante-cinq francs par mois; c'est assez, c'est trop.

MONSIEUR GARGILIER.—Nous verrons cela, mon ami; Je verrai comment vous travaillez.

M. Gargilier alla rejoindre ses enfants; il les trouva à genoux près du canapé de leur mère, lui baisant les mains, et témoignant leur bonheur avec une tendresse, dont elle n'avait pas l'habitude et qui la remplissait de joie.

Quelques jours se passèrent dans les mêmes sentiments de bonheur; la campagne apparaissait aux enfants sous un aspect nouveau et charmant Ils ne comprenaient pas comment ils avaient pu désirer de quitter la vie tranquille, heureuse, utile de la campagne, pour l'agitation, les ennuis, l'isolement de Paris. Ils faisaient de Paris, de la pension, de la tante Bonbeck, une peinture si affreuse, que M. et Mme Gargilier en riaient malgré eux. Prudence ne cessait de faire l'éloge des Polonais, surtout de Coz, et déclarait que sans lui ils eussent tous péri dix fois. Coz travaillait comme un nègre, se mettait à tout, était partout, faisait l'ouvrage de trois hommes; jamais M. Gargilier n'avait eu un si excellent serviteur; il ne tarda pas à le prendre définitivement à son service en qualité de surveillant, cocher, ouvrier, domestique, etc. Coz était plus heureux que tous les rois de la terre: il ne manquait à son bonheur que Boginski dont il n'avait pas de nouvelles. Un jour, le facteur apporta à M. Gargilier une lettre qu'il lut tout haut à sa femme et à ses enfants, moitié riant, moitié fâché:

«Mon frère,

«Vos enfants sont des nigauds, surtout Simplette, qui n'a pas voulu rester avec moi. Votre Prude est une sotte que vous devriez renvoyer et qui gâte vos enfants. Ils ont emmené un de mes Polonais; c'est un ingrat, je ne le regrette pas. Voilà mon imbécile de Boginski qui s'est avisé d'être malade; il est guéri, mais il ne peut pas faire de musique; le médecin lui ordonne d'aller passer une quinzaine de jours à la campagne; comme je ne sais où le faire aller, je l'envoie demain chez vous, j'ai gardé votre sotte fille et sa sotte bonne pendant un mois. vous pouvez bien me garder mon Polonais pendant quinze jours. Ne manquez pas de me le renvoyer dès qu'il pourra jouer du violon. Adieu, mon frère. Dites à Simplette qu'elle est plus bête qu'une oie. Vous avez bien mal élevé vos enfants; si je les avais eus, ils eussent été élevés autrement. «Votre soeur,

«Ambroisine BONBECK.»

SIMPLICIE,—Tiens? ma tante qui envoie Boginski! je vais le dire à
Prudence.

INNOCENT.—Prudence, Boginski arrive ce soir! ma tante l'envoie.

PRUDENCE.—Que je suis contente! Quel plaisir son arrivée va faire à notre bon Coz!… Coz, Coz!… le voilà qui passe passe tout juste. Coz! votre ami Boginski arrive ce soir; Mme Bonbeck nous l'envoie!

—Bonheur! s'écria Coz, merci, Madame Prude, vous bien bonne de dire à
Coz; vous toujours bonne. Moi vous aider à tout préparer pour ami.

Coz et Prudence préparèrent une chambre pour Boginski et Coz par ordre de M. Gargilier, partit avec une carriole peur ramener son ami de la ville.

Quand Boginski arriva, ni Prudence ni les enfants ne le reconnurent, tant il était changé, maigri et pâli. Il avait été fort malade; Mme Bonbeck avait été très bonne pour lui, mais elle était si agitée, si remuante, elle parlait tant, elle grondait tellement tout le monde que le médecin déclara que le malade mourrait si on ne lui donnait, du repos en l'envoyant à la campagne; c'était lui-même qui avait demandé aller chez M. Gargilier.

Au bout d'un mois, il fallut répondre à Mme Bonbeck, qui menaçait de venir elle-même chercher son Polonais. M. Gargilier fit venir Boginski et lui fit voir la lettre de sa soeur.

—Que dois-je lui répondre, mon ami? Désirez-vous nous quitter et retourner chez ma soeur?

BOGINSKI.—Monsieur, moi désire ne jamais vous quitter; moi suis très heureux ici. Chez Mme Bonbeck, c'est terrible; moi, j'ai été malade de tristesse et fatigue; si j'y retourne, serai encore malade; la vie est si terrible chez elle; toujours musique ou colère!

MONSIEUR GARGILIER.—Comme cela, mon ami, vous seriez bien aise de rester chez moi, près de mes enfants?

BOGINSKI.—Pas aise, mais heureux, heureux! Oh! Monsieur, si vous garder moi, pauvre Polonais, jamais je n'oublierai; serai toujours reconnaissant. J'apprendrai français bien; je parle déjà mieux; dans un an ce sera bien tout à fait.

MONSIEUR GARGILIER.—Alors, mon cher, c'est une affaire décidée. Vous me convenez beaucoup; vous êtes un brave garçon, dévoué, reconnaissant, sage et religieux. Je n'ai pas besoin d'un savant près de mon fils; vous en savez autant qu'il lui en faut, et je vous charge d'Innocent, que vous ne quitterez plus.

La vie des habitants de Gargilier s'écoula heureuse et paisible; Innocent devint un charmant garçon, instruit et bien élevé, grâce aux soins de Boginski. Simplicie grandit, embellit et fut une agréable et aimable personne.

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