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Les douze nouvelles nouvelles

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Title: Les douze nouvelles nouvelles

Author: Arsène Houssaye

Release date: April 1, 2004 [eBook #11928]
Most recently updated: December 26, 2020

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and PG Distributed
Proofreaders. This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DOUZE NOUVELLES NOUVELLES ***


ARSENE HOUSSAYE

LES DOUZE

NOUVELLES

NOUVELLES





MADEMOISELLE SALOMÉ.

I

MADEMOISELLE SALOMÉ.


I

Ils valsaient avec emportement, mais avec abandon, ce qui est la grâce suprême de la valse. Il y avait un peu de l'épervier qui enlève une colombe. On lui en voulait presque, à lui, de sa rapidité vertigineuse, mais on voyait bien que la jeune fille se livrait sans peur, enivrée par le tourbillon.

Et quand ce fut fini, elle lui dit, tout en se dégageant:

—Avec qui, monsieur, ai-je eu le plaisir de valser dans cette réunion selected?

—Oh! mon Dieu, mademoiselle, un nom ridicule; je ne descends ni des croisés ni de l'Oeil-de-Boeuf. Je m'appelle tout bêtement M. Arthur Dupont. Maintenant, si vous êtes curieuse de savoir ma profession, je suis auditeur au Conseil d'État, profession tout aussi ridicule que l'est mon nom.

Un physionomiste qui eût étudié la figure de la jeune fille aurait bien vu passer un nuage sur l'enjouement passionné de la valseuse. Elle retombait sur la terre du haut de son envolement amoureux.

Arthur Dupont! porter dans le monde un nom qui n'est pas mondain, n'est-ce pas y paraître dans un habit mal fait, avec une cravate mal mise?

La jeune fille reprit son fauteuil avec un sourire impertinent, se disant tout bas: «Auditeur au Conseil d'État! En effet, il a de grandes oreilles.»

Parti pris, car Arthur Dupont avait de jolies oreilles. C'était d'ailleurs ce qu'on peut appeler un joli valseur, qui ne déparait ni le monde où l'on s'amuse ni le monde où l'on s'ennuie; profil à peu près correct, front lumineux, yeux vifs, bouche spirituelle.

Sa valseuse était sévère; on peut bien s'appeler Arthur Dupont sans encourir les foudres de la mode.. C'est que cette valseuse avait été élevée par sa mère à jouer les Célimènes, celles qui n'aiment que leurs robes, leur éventail et leur beauté,—même quand elles ne sont pas belles. Il est vrai que celle-ci était bien jolie: figure parisienne à donner le vertige à ceux qui n'ont pas couru les filles du demi-monde. Ce qui surtout couronnait son air impertinent, c'est qu'elle portait un grand nom, que je masquerai ici par celui de Laure de Montaignac.

Une de ses amies la félicita d'avoir si bien valsé avec un si bon valseur.

—Je ne m'en souviens pas, dit-elle d'un air distrait.

Vint une autre valse. Elle prit un mauvais valseur; elle en faillit briser son éventail. Aussi Arthur Dupont fut-il le bienvenu quand il se présenta pour la troisième valse. Elle s'avoua alors que le nom ne faisait pas l'homme. Ce fut un si joli spectacle de les voir, elle et lui, valser en tourbillonnant, que tout le monde applaudit comme si on eût entendu chanter la Patti et jouer Sarah Bernhardt. Laure s'indigna.

—Me prend-on pour une comédienne? Je valse pour moi et non pour la galerie.

Ceci se passait à l'ambassade d'Espagne. Le lendemain, autre fête chez Mme Mackay; nouvelles valses; les oreilles parurent moins grandes, le nom moins vulgaire, tandis que le valseur parut plus entraînant.

Cela continua toute la semaine, si bien que le bruit se répandit dans le monde que M. Arthur Dupont épousait Mlle Laure de Montaignac.

—Pourquoi pas? dit Arthur à Laure.

Mais Laure répondit à Arthur:

—Comment voulez-vous que je change mon nom contre le vôtre? Ah! si vous étiez tout à coup, par un miracle, un homme d'État, un ambassadeur, un grand poète, un grand peintre....

—Je ne suis, hélas! rien de tout cela, dit le valseur avec amertume.

Il aimait follement Laure, il ne se croyait pas à une si grande distance de l'idéal de la jeune fille.

—Encore, lui dit-elle avec un soupir, si vous aviez une écurie et un four in hands!

—Qu'à cela ne tienne, s'écria Arthur en lui saisissant la main. Vous savez que j'ai quelque fortune; dès demain j'aurai une écurie, coûte que coûte. Où la voulez-vous!

—A Chantilly, pour le plus beau rally-papers d'outre-Manche.

II

Ce qui fut dit fut fait.

Autrefois, les jeunes filles rêvaient un château gothique au bord d'un lac ou d'un étang, un hôtel aux Champs-Elysées, un palais d'été à Deauville; aujourd'hui, grâce au progrès des lumières, leur rêve est une écurie.

Les hommes sont bien quelque chose pour elles, mais les chevaux! Elles n'ont pourtant pas lu M. de Buffon; mais leur journal officiel n'est-il pas le Sport ou le Jockey?

Arthur fit merveille, avec la rapidité d'une locomotive à toute vapeur. Le lendemain, il avait acheté au plus célèbre sportsman les plus illustres chevaux. La moitié de sa fortune y passa, mais il pouvait dire, non pas comme le sultan: «J'ai dans mon sérail Fatma, Java, Lama, Diva, Diana: toutes les sultanes en a, mais: J'ai dans mon écurie Labrador, Spectator, Gladiator, Chancellor: tous les chevaux en or

Huit jours après, Spectator gagnait un prix aux courses du printemps; le nom d'Arthur Dupont était désormais un nom historique dans l'empire des turfistes et des hautes mondaines. Seulement, c'était toujours Arthur Dupont! Laure, tout en le félicitant, lui dit avec une pointe de raillerie qui le perça au coeur:

—Pourquoi n'êtes-vous pas comte, comme M. de Lagrange? To be or not to be!

—Qu'à cela ne tienne, murmura le triomphateur des courses, je vais demander cela au pape; c'est une petite affaire de cent mille; mes chevaux payeront mon titre.

Arthur ne s'était pas trompé de chiffre. Il fut, de par la cour de Rome, comte romain, ce qui est tout aussi bon que d'être comte français, quand on n'a rien fait pour cela.

Ce jour-là, Arthur demanda solennellement la main de très haute et très puissante damoiselle Laure de Montaignac.

Il se croyait déjà à la tête de la plus jolie femme de Paris. Ah bien oui! la veille, il y avait eu des courses; un autre sportsman triomphait; celui-là était marquis, celui-là descendait de l'Oeil-de-Boeuf....

Si bien que, le dimanche suivant, le curé de Sainte-Clotilde annonça au prône qu'il y avait promesse de mariage entre M. le marquis de N'importe-quoi et Mlle Laure de Montaignac.

III

Un coup d'éventail avait ruiné Arthur.

Dans l'enivrement de son coeur, il avait tout sacrifié à cette belle impertinente. Il ne put se consoler dans cette écurie qui devait être leur chaumière et leur palais.

Le jeudi, il y eut encore des courses; Arthur fut battu.

Il voyait tomber à la fois ses illusions d'amoureux et de sportsman. Il avait rêvé la grande vie: il lui fallait donc tomber dans la vie des décavés? Sa noblesse de coeur se révolta. A quoi lui servirait son brevet de comte romain, à lui qui ne pourrait plus faire figure dans le monde?

Déjà on lui avait dit: «C'est un brevet d'invention.»

Quand il fut rentré dans son écurie, un peu abandonné de ses amis, parieurs désabusés, et maudit par les bookmakers qui avaient eu foi en lui, il s'arma d'un revolver pour casser la tête au cheval qui l'avait trahi.

Mais le cheval penchait vers lui sa noble tête, comme pour appeler ses caresses....

Il l'embrassa; et, retournant vers lui le revolver déjà braqué sur la bête, il se cassa la tête à lui-même.

Il survécut quelques instants, tout juste assez pour dire à un de ses amis:

—Si tu m'aimes bien, coupe ma tête et porte-la sur un plat d'argent à cette Célimène d'écurie, à cette Salomé, plus cruelle que la fille d'Hérodiade.

IV

Il expira sur ces mots. Ce fut un vrai chagrin parmi ses amis, car c'était un des plus braves coeurs de la nouvelle génération: toujours gai, spirituel avant son malheur, c'est-à-dire avant sa passion,—avant son écurie.

L'ami d'Arthur connaissait Mlle de Montaignac; il était si indigné du jeu qu'elle avait joué, il était si désolé de ce tragique dénouement, qu'il n'hésita pas à aller chez la grande coquette des sportsmen, non pas avec la tête de son ami sur un plat d'argent; mais avec toutes les colères comprimées d'un galant homme. On fit quelques façons pour le recevoir.

Enfin, malgré les préparatifs de la noce, il pénétra dans le petit salon, presque dans le cabinet de toilette de Mlle de Montaignac. Aux premières paroles, elle se laissa tomber sur un fauteuil comme une femme qui s'évanouit; mais elle se remit, bientôt.

—Votre ami, dit-elle en le prenant de haut, était un fou que j'ai voulu sauver de son néant. Il voulait jouer à la haute vie et n'y entendait rien du tout.

—Pardon, mademoiselle, qu'est-ce que la haute vie?

—Vous le savez bien: c'est la mienne, c'est la vôtre. C'est le High life.

—Ah! oui, je comprends, c'est celle qui commence sur un break, qui se continue au pesage, qui s'épanouit au départ et à l'arrivée, qui enfin fait un tour de valse éperdue pour bien finir sa journée. J'oubliais: il y a aussi l'Opéra et le sermon comme hors-d'oeuvre. Eh bien! mademoiselle, je suis revenu de cette vie-là, et ce n'est pas ma faute si mon pauvre ami s'y est jeté la tête la première, parce qu'il vous aimait.

—Il m'aimait! Voilà un mot hors de saison. Il m'aimait! mais tout le monde m'aime; je ne peux pas épouser tout le monde. D'ailleurs, vous savez bien qu'on n'aime plus.

—Ah! oui, vous voulez dire que c'était bon au temps de l'âge d'or; mais aujourd'hui que nous sommes sous l'âge de l'or....

Mlle de Montaignac eut un mouvement de dépit, car elle épousait des millions.

—Enfin, monsieur, votre ami a fait une bêtise! S'il lui faut une larme, je la lui donnerai; mais, de grâce, brisons là.

Elle s'était levée; l'ami d'Arthur se leva.

—Je comprends, mademoiselle, il y a des courses aujourd'hui. Seulement, je dois vous dire encore un mot: mon ami m'a nommé son exécuteur testamentaire; voici le premier article de son testament:

«Tu porteras ma tête sur un plat d'argent à Mlle Salomé de Montaignac.»

Laure fit semblant d'éclater de rire.

—Voilà qui est original et inattendu. Et que ferez-vous, monsieur?

La voix de l'ambassadeur siffla comme un serpent.

—Je remplirai mon rôle d'exécuteur testamentaire.

Il sortit et salua avec des larmes et des lames dans les yeux.

V

Naturellement, la jolie valseuse d'Arthur ne retarda pas son mariage d'un jour.

Le surlendemain, Sainte-Clotilde retentit de tous les chants d'allégresse.

Les vingt duchesses étaient là pour s'amuser du spectacle: les reporters contèrent le menu et effeuillèrent, pour la curiosité des curieux toutes les fleurs d'innocence de la mariée. Mais ce qu'ils ne dirent pas, je vais le dire:

Pendant la messe, une duchesse demanda à son sigisbée pourquoi Laure était si pâle et si émue, elle qui n'avait peur de rien. C'est que Mlle de Montaignac, jetant un rapide regard sur tous ceux qui étaient de la fête, avait reconnu Arthur Dupont, quoiqu'on l'eût enterré la veille.

C'était bien lui: cravate blanche, redingote noire, lorgnon dans l'oeil, sourire sur les lèvres.

—C'est singulier, dit-elle, quand on a une image dans la tête, on l'a dans les yeux. Mais, un moment après, comme son fiancé lui présentait l'anneau nuptial, elle poussa un cri, car elle reconnut dans son fiancé Arthur Dupont.

C'était lui, toujours lui. Elle se détourna et laissa tomber l'anneau nuptial qu'il lui avait mis au doigt.—Vision! dit-elle en dominant son émotion.

En effet, la figure du mort avait disparu sous celle du vivant.

Laure eut une demi-heure de calme; mais, dans la sacristie, quand, tout le monde vint la féliciter, elle vit passer dans le premier groupe de ses amis Arthur Dupont, plus enjoué que jamais.—Ah! dit-elle, c'est une obsession!

Après la messe, un lunch, avant que les époux prissent le train de Venise.

Comment se fit-il qu'au milieu des violettes et des rosés-thé, sur un surtout sculpté et ciselé par un maître anonyme, elle vit la tête d'Arthur Dupont?

Elle détourna les yeux; une seconde fois elle vit ce visage exsangue, les yeux ouverts. Il semblait qu'il la regardât avec une désolation railleuse.

Elle ne put s'empêcher de dire à son mari:

—Voyez donc!

Mais elle ne vit plus que des rosés-thé et des violettes.

Le soir, on coucha à Fontainebleau, où déjà les attendaient le valet de chambre et la femme de chambre.

On avait fait un grand feu dans une chambre à coucher, qui portait le nom de chambre nuptiale, parce qu'elle a abrité je ne sais combien de jeunes épousées. Ah! les horribles chambres nuptiales que ces salles d'auberge que choisissent aujourd'hui les mariés de haut parage, ceux-là qui ont des hôtels et des châteaux!

Mlle de Montaignac se résigna à la mode, tout en regrettant son adorable cabinet de toilette, qui eût empêché Eve d'écouter le serpent. Elle se déshabilla lentement, comme une jeune fille qui fait tomber à ses pieds, une à une, deux par deux, toutes ses illusions.

Laure avait oublié les visions funèbres quand, tout à coup, elle entendit marcher derrière elle. La chambre était dans le demi-jour; elle se retourna.

—Ah! s'écria-t-elle avec terreur.

C'était Arthur, toujours Arthur; il venait, souriant, une fleur d'oranger à sa boutonnière.

Laure s'était jetée de côté, plus morte que vive; mais le mort souriait toujours.

Il remua les lèvres, mais il ne parla point.

La mariée, dans l'épouvante, avait mis ses mains sur ses yeux. Quand elle les rouvrit, elle reconnut que ce n'était plus Arthur. Son mari lui prit doucement la main et l'appuya sur son coeur. «Ah! j'ai peur, j'ai peur, dit-elle.»

Les bougies s'éteignirent. La femme de chambre, l'oreille à la porte, entendit, par intermittences, ces paroles de terreur passionnée: «O mon ami, aimez-moi toujours, reprenez-moi dans vos bras!»

Mlle de Montaignac ne voulut pas s'appeler Mme Dupont, mais celle de ses amies qui m'a conté l'histoire m'a dit en riant: «Arthur lui apparaît si souvent la nuit que son premier enfant sera un Dupont!»

JANINA

II

JANINA.

I

La scène se passe au beau milieu du tout-Paris, boulevard Malesherbes, dans un somptueux appartement.

Madame s'ennuie dans sa chambre à coucher et s'impatiente en voyant la pendule, qui lui semble marcher à rebours. Elle caresse son beau lévrier et regarde par la fenêtre. Mais il ne vient pas!

Heureusement elle entend résonner le timbre. «Oh! qui que tu sois, j'attends!»

Et, pour commencer, qu'est-ce que Madame? C'est une jolie jeune femme qui soupire sur trois années de mariage. Son mari est charmant, quand il est là,—mais il n'est jamais là!—Pourquoi? puisque sa femme est charmante. Une douce pâleur, légèrement bistrée sous les yeux; des lèvres rouges qui ne sont pas peintes et qui ont faim; la passion les agite, comme les ailes du nez, qui est d'un millimètre trop court, mais qui est bien dessiné. Les lèvres, qui ne se touchent pas tout à fait, permettent de voir, comme dans un écrin, des dents qui voudraient mordre. Le menton s'accuse un peu trop; mais quelle adorable volupté dans les ondulations du cou, sous les vagues rebelles des cheveux noirs!

Si nous étions au bal, nous en verrions bien d'autres; je pourrais peindre tout à loisir—puisque je le verrais—le sein provocant de Janina, c'est le nom de la jeune mariée;—je pourrais peindre les épaules et les bras dans toute la volupté de leur frémissement, brûlés par les flammes vives de la valse. Mais, Janina étant chez elle et non chez les autres, je ne veux pas être indiscret.

Cependant, le valet de chambre annonce Mme Hamilton, une Américaine francisée qui court le monde parisien à toute vapeur.

Elle n'a pas une seconde à elle, tant elle est à ses bonnes oeuvres. Elle se jetterait au feu pour faire le bien, si elle avait le temps. Ses bonnes oeuvres sont de plus d'une sorte. Curieuse comme Ève, elle veut être de tout; prenant sa part des chagrins comme sa part des joies, elle brouille les amoureux, sauf à les raccommoder. Elle ne permet pas qu'on fasse rien sans elle. Celle-là n'est pas jolie; voilà pourquoi sa vie est si occupée—pour les autres.

Elle entre chez Janina comme une petite bourrasque.

—Ah! ma chère amie, tu ne sais pas ce qui m'arrive?... Mais que vois-je?... tu as pleuré!... Es-tu folle de ne pas prendre gaiement la vie, dans une si jolie chambre à coucher!

Cette chambre à coucher était tendue de peluche bleue, piquée de broderies Louis XIII. L'ameublement contrastait, puisque c'était du pur Louis XVI, en bois laqué blanc, filets rose tendre ou bleu de ciel, dans le ton du plafond légèrement azuré et semé de nuages touchés par l'aurore.

Mme Hamilton embrassa Janina.

—Comment, mamour, tu t'ennuies ici? Ah! si j'avais comme toi ce beau lit estrade à baldaquin, cette armoire à trois battants où tu peux te voir trois fois dans ses glaces biseautées. Et ce secrétaire pour écrire de ton style à la Sévigné. Et ce chiffonnier pour cacher tes lettres. Heureuse femme!

Janina soupira.

—Ah! oui, c'est un paradis. Mais, dans ce beau lit, il manque un homme. Si je me mire dans ces trois glaces, c'est pour voir mon chagrin. Ce secrétaire ne me sert qu'à écrire à moi-même des pages folles que je cache bien vite dans ce chiffonnier. Mais je n'ai peur de rien, j'ai pleuré toutes mes larmes et je me vengerai....

—Voyons, voyons, ma Janina.... Un million de dot! une figure d'ange! Et ton mari te trompe; mais n'es-tu pas vengée en pensant qu'il te trompe avec une drôlesse sans orthographe, celle qu'on appelle la Faramineuse.

—Hélas! à quoi me sert-il de savoir la grammaire, si ce n'est à conjuguer le verbe je souffre à tous les temps.

—Ne te désole pas, nous arrangerons cela.

Un silence.

—Que veux-tu que je fasse? J'ai tout tenté pour reconquérir Fernand. Il est affolé par cette fille. Ah! quel est donc son secret pour l'enchaîner ainsi?

—L'amour n'a pas de secret; c'est l'amour, voilà tout.

—Et quand on pense qu'on a supprimé les lettres de cachet! Ah! si j'étais roi, comme j'enverrais toutes ces coquines à Saint-Lazare.

—Il est vrai qu'il n'y a plus de place!

Encore un silence!

Tout d'un coup, Mme Hamilton bondit sur son fauteuil comme la pythonisse sur son trépied.

Euréka! pour dire un mot grec en latin.

—Tu as trouvé?

—Oui. Dans les naufrages, il faut tout risquer. Puisque c'est ici le naufrage de ton bonheur, mets les chaloupes à la mer.

—Pourquoi ces métaphores hors de propos?

—C'est que je lis des romans. Écoute bien. Tu vas aller de ce pas à l'hôtel du Louvre, où il n'y a jamais de Parisiens, car ce n'est pas comme au Grand-Hôtel. Tu écriras à la Faramineuse,—on dit qu'elle s'appelle Caroline Berlin.—Tu la prieras de venir te trouver pour une affaire qui l'intéresse. N'oublie pas de signer ta lettre: princesse Pacinska, ou Pacinskoff.

—Eh bien! quand j'aurai cette fille sous la main?

—Je sais bien que tu auras envie de la mettre en pièces. Mais il faudra que tu aies le courage de lui sourire...

A cet instant, le valet de chambre annonça la comtesse d'Oriac, une femme austère, qui ne riait plus, peut-être parce qu'elle avait trop ri. Sur quoi, Mme Hamilton salua et s'éloigna en toute hâte.

—Pardonnez-moi, madame, dit Janina à la nouvelle venue, je cours après cette folle, car j'ai un mot à lui dire.

La jeune mariée rejoignit Mme Hamilton, qui lui dit en quelques mots ce qu'elle devait faire à l'hôtel du Louvre.

—Tu es toquée, dit Janina en éclatant de rire pour cacher ses larmes.

II

Ce qui n'empêcha pas Janina d'aller à l'hôtel du Louvre.

C'est là que se passe la seconde scène, dans une de ces chambres bien numérotées qui font la joie d'une étrangère et qui feraient le désespoir d'une Parisienne.

Elle avait écrit à la Faramineuse, par la main de Mme Hamilton.

Il n'y avait pas une heure qu'elle attendait, quand Caroline Bertin, qui ce jour-là n'avait rien à faire, vint en personne pour répondre à la lettre d'appel, inquiétée d'ailleurs par ce singulier autographe.

Dès que la jeune femme entendit frapper, elle noua un double voile. Elle ouvrit et se mit à contre-jour pour parler à Caroline Bertin.

—Mademoiselle, j'arrive de Russie. Je sais que vous êtes à la mode et je ne m'en étonne point en vous voyant. Vous faites la pluie et le beau temps dans les régions de la galanterie. Voulez-vous que je vous donne dix mille francs pour...

—Donnez toujours, princesse, nous verrons après. C'est que le mari de Janina n'était pas si généreux. Il fallait lui arracher les billets de cinq cents francs. La jeune mariée déploya dix billets de mille francs comme si elle eût déployé son éventail. La Faramineuse les saisit avec ivresse.

—Tout ce qu'il vous plaira, madame.

Caroline Bertin s'attendait à recevoir une déclaration à bout pourtant.

—Mademoiselle, je sais votre vie intime. Vous avez pour amant le vicomte de***, qui a été le mien. Je veux le voir sans l'avertir. Faites-moi le sacrifice de m'ouvrir pour cette nuit votre chambre à coucher, où vous ne serez pas.

—De tout mon coeur, princesse.

—A quelle heure rentre votre amant?

—Il vient toujours à minuit et demi.

—Eh bien! je serai là avant minuit.

Disposez tout pour que la comédie soit bien jouée; je donnerai cinq cents francs à votre femme de chambre. Naturellement, il n'y aura pas une bougie allumée; il n'y aura pas même une bougie dans la chambre à coucher, car je ne veux pas être reconnue.

Caroline Bertin était silencieuse. Elle ne voulait pas rendre les dix mille francs, mais elle ne voulait pas perdre le vicomte. Enfin, une idée folle lui passant pas l'esprit, elle parut se résigner.

—Soyez tranquille, princesse. J'ai une petite gueuse de femme de chambre qui est trop futée pour faire une bêtise... Donnez-moi toujours les cinq cents francs... Ça lui donnera du coeur à l'ouvrage.

Naturellement, elle trouvait que ce serait de la folie de donner plus de cinq louis à une femme de chambre.

Janina, qui déjà n'avait pas une haute estime pour la Faramineuse, lui donne cinq cents francs sous un regard de pitié.

—Donc, à minuit, dit-elle.

Caroline Bertin tendit la main à Janina, qui ne daigna pas comprendre; la jeune femme voulait bien qu'on lui tendît la main pour recevoir de l'argent, mais non pour serrer la sienne.

En descendant le grand escalier de l'hôtel du Louvre, la courtisane rencontra le prince Rio.

—D'où viens-tu, Caroline?

La Faramineuse prit un air mystérieux pour conter l'histoire au prince.

—Voilà un mari heureux! s'écria-t-il en riant.

—Prince, vous avez votre coupé, mettez-moi à ma porte pour causer un peu.

Que se dirent-ils?

Cependant la pseudo-princesse éclatait en sanglots.

Est-il possible que je vais jouer cette comédie? Oh! non, je ne la jouerai pas.

Elle s'offensa de toute sa dignité.

—Et pourtant, comme je serais heureuse de dire demain à mon mari: «Comment avez-vous passé la nuit?»

Affolée par sa passion, la téméraire jeune femme était capable de tout, hormis de trahir Fernand. Elle se disait que peut-être Mme Hamilton avait raison et qu'il fallait tout risquer pour ne pas tout perdre. Qui sait s'il ne voudrait pas recommencer toujours cette nuit-là?

III

Jusqu'à onze heures, Janina, comme un roseau au vent, s'inclinait tour à tour sous la volonté et l'indécision, se disant: «Je n'irai pas,» quand elle était décidée à tenter l'aventure; se disant: «J'irai,» quand elle avait renoncé à tout.

Ce qui la décida, coûte que coûte, vaille que vaille, c'est que son mari ne rentra pas pour dîner. Il lui écrivit un mot qui la glaça.

Comme il aspirait à un secrétariat d'ambassade, il lui parlait du ministre.

—Encore un mensonge! dit-elle en jetant la lettre au feu. Le ministre, c'est sa maîtresse; eh bien! je serai son ministre, moi!

La Faramineuse demeurait rue Royale, dans un petit appartement qui était une première station vers les splendeurs de la vie de courtisane. Jusque-là elle avait eu plus de dettes que de rentes sur l'État. Son capital se composait de cinquante mille francs de diamants, d'un mobilier de toutes les paroisses et d'un tempérament de soupeuse. Pas une obole de plus!

Janina fut presque surprise de trouver cet intérieur quelque peu mélancolique.

—Comment, murmura-t-elle en entrant, il se plaît mieux sur ce fumier que dans mon nid de dentelles!

Elle jeta ses yeux partout, avec la curiosité d'une grande dame chez une courtisane. Elle commença par déchirer une photographie de son mari, à la glace de la cheminée. Presque aussitôt, en feuilletant un roman de cuisinière, elle trouva comme signet une autre photographie. On pourrait croire que c'était celle de M. Alphonse, placée à la bonne page. Pas du tout. C'était le portrait d'un prince Rio, qui aime toutes les compagnies—même les mauvaises.

La Faramineuse se servait de cette photographie en guise de coupe-papier.

Janina reconnut le prince. Elle le rencontrait dans le monde. Elle constata une fois de plus qu'il ressemblait à son mari.

Cependant, l'heure allait sonner. La jeune femme, de plus en plus pâle, entendait battre son coeur. Il lui semblait qu'elle allait mourir. Elle tomba agenouillée et demanda pardon à Dieu.

Quand elle se releva, le hasard la mit en présence d'une bouteille de fine champagne. Pour se donner du courage, elle fit comme ces comédiennes qui ont peur à leur entrée en scène: elle but à pleine volée.

Je ne sais si le courage lui vint plus tard, mais la fine champagne ne l'empêcha pas de s'écrier:

—Quoi! c'est moi, moi Janina de R., qui vais me mettre dans ce lit!

Elle avait reconnu, d'ailleurs, que la Faramineuse lui avait donné luxe du beau linge. Caroline Bertin, en la quittant, avait acheté au Louvre une magnifique paire de draps brodés au plumetis avec une couronne de princesse.

Ce n'était pas une vaine dépense: cela lui servirait pour les grands jours. Mais au moins la princesse en aurait la virginité!

A peine déshabillée, Janina s'écria: «Jamais!» Un peu plus, elle remettait sa robe.

Mais elle entendit du bruit. Il fallait franchir le Rubicon.

Elle éteignit les deux bougies du candélabre, elle les jeta dans la cheminée et se nicha dans le lit, où elle fit semblant de dormir.

La Faramineuse lui avait dit que son amant la surprenait toujours endormie.

La porte s'ouvrit.

—Lui! murmura Janina. O mon Dieu, faites-nous mourir tous les deux.

A ce moment, la femme de chambre répétait encore au nouveau venu sa leçon—bien apprise.

IV

Ici, les documents font absolument défaut à l'historien. Ce qu'il sait bien, c'est ceci:

Le lendemain, bien avant l'aurore. Janina s'envola comme un oiseau qui ne bat que d'une aile; ou plutôt, pour parler en prose, elle s'habilla en toute hâte vers quatre heures du matin, l'heure où elle savait que son mari s'échappait des bras de la Faramineuse. Sa longue pelisse cachait sa tête comme son corps, mais elle ne se trouvait pas encore assez cachée pour sortir de chez une fille et pour rentrer chez une honnête femme!

Rentra-t-elle chez une honnête femme?

Fut-elle vraiment bien surprise quand sa fille de chambre lui dit, tout ébahie de la voir rentrer si tard sans être en toilette de bal:

—Madame sait-elle que Monsieur est revenu de très bonne heure avec une fièvre de cheval?

Fut-ce pour Janina le Mané, Thécel, Pharès venant la surprendre dans l'enivrement de son triomphe,—ou de sa défaite? Savait-elle, à ce moment, que le beau prince entrevu en photographie dans le vulgaire roman que lisait la Faramineuse avait pris—nouveau Jupiter—les plumes et le nid d'Amphitryon?

Je ne sais par quelle indiscrétion l'histoire courut vaguement, sans toutefois qu'on arrachât les masques. Ce qui est certain, c'est qu'une amie de la Faramineuse lui dit un jour: «On prétend que tu as touché dix mille francs pour rapatrier une femme avec son mari.

—Ma chère amie, j'ai touché quinze mille francs: dix mille francs de la dame, et cinq mille francs du prince.

—C'était donc un prince?» La Faramineuse se mordit les lèvres.

Ste Thérèse a dit: «Nous avons dans le coeur la source des larmes qui lavent nos péchés.» Janina qui avait tant pleuré, pleura encore.

Son mari ne retourna pas chez la Faramineuse.—Ni elle non plus.




LE HUITIÈME PÉCHÉ CAPITAL

III

LE HUITIÈME PÉCHÉ CAPITAL

I

C'était la plus invraisemblable des extravagantes héraldiques.

Il l'aimait jusqu'au ciel: Il l'aimait jusqu'aux abîmes. C'était l'âme de son âme, là chair de sa chair, la vie de sa vie.

Dès qu'elle n'était plus sous sa main ou sous ses yeux, tout s'arrêtait en lui, le mouvement de l'idée et le battement du coeur. Il se croyait dans un Sahara sans oasis, il ne respirait plus que du feu. Et pourquoi l'aimait-il?

Elle n'était ni belle ni jolie; pas même la beauté du diable; mais elle avait du diable—je ne sais quoi de la perversité des filles d'Eve qui donne le vertige à ceux que l'amour affole. Et puis elle avait des yeux! Ces yeux pers, profonds comme la mer, entraînants comme la vague, éclatants comme la tempête. Et puis, elle avait des lèvres rouges, des framboises parfumées qui riaient sur ses dents aiguës. Et puis, elle avait un sein provocant, qui donnait à sa désinvolture je ne sais quoi de batailleur et de va-de-l'avant.

Quand il voyait ce sein, il tombait agenouillé et demandait à Angèle la grâce d'y cueillir des fraises, expression que j'abandonne aux lettrés de l'avenir.

Si toutes celles qui ne sont ni belles ni jolies n'étaient pas aimées, ce serait un désastre sur la terre, qui ne vit que par l'amour.

Mais de qui parlons-nous?

J'oubliais. Nous parlons de monsieur et de madame Falbert, deux jeunes mariés qui filent les derniers jours de leur lune de miel.

Je ne dresserai pas l'arbre généalogique des Falbert, non plus que celui des Aymar, quoique tout le monde descende d'Adam et Eve, c'est-à-dire que les hommes sont toujours plus ou moins trompés par les femmes. Voilà la vraie noblesse héréditaire, puisque c'est la noblesse des passions.

Léonce Falbert, licencié en droit, s'était marié à la veille de plaider sa première cause. S'il s'était marié, ce n'était pas dans la préoccupation d'avoir beaucoup d'enfants, mais parce qu'il avait rencontré dans une petite fête mondaine Mlle d'Aymar, qui prenait tous les coeurs au cotillon. Il n'y fit pas trop le chevalier de la triste figure. Il soupa à côté d'elle, il la cajola par toutes les caresses de la causerie et des oeillades, si bien que Mme Agnès dit à sa fille, quelques jours après:

—Sais-tu pourquoi tu es distraite? C'est parce que tu penses à M. Léonce Falbert.

—Pas du tout, maman.

—Alors, s'il demandait ta main, tu lui dirais de repasser?

—Non, je lui dirais oui;

—Et pourquoi épouserais-tu plutôt qu'un autre M. Léonce Falbert?

—Par curiosité.

—Ah! je te reconnais bien là; tout ce que tu fais et tout ce que tu feras, curiosité, curiosité, curiosité!

—Mais, maman, un roman que j'ai lu malgré toi m'a dit l'autre jour qu'il fallait lire toutes les pages du livre de la vie.

—Ce roman, ma chère Angèle, ne parle pas comme un livre, mais comme un roman; car il est dit aussi que, si la vie n'était pas un mauvais livre, on ne s'y amuserait pas. J'espère que tu ne prends pas au sérieux toutes ces bêtises-là?

Mlle Angèle ne répondit pas, mais elle pensa que, si sa mère pensait ainsi, c'est qu'elle était revenue de ces «bêtises-là».

Si Mme d'Aymar avait parlé à sa fille de Léonce Falbert, c'est que le matin même une amie était venue lui confier les espérances du futur avocat.

—Futur avocat! s'écrie la mère; ma fille rêve de tous les palais, excepté du Palais de Justice.

—Rassurez-vous, ma chère amie, M. Léonce Falbert n'est pas si bête que de se planter devant un mur mitoyen; il sera avocat stagiaire, mais ce sera le stage de la politique. Son père, qui est membre du conseil général de son pays, le fera passer député aux prochaines élections législatives.

—Quelle est son opinion?

—Il n'en a pas.

—Alors, je lui donne ma fille.

Vraie mère de famille! Elle comprenait qu'un homme politique qui n'a pas d'opinion doit arriver à tout, quel que soit le gouvernement. Outre que M. Léonce Falbert n'avait pas d'opinion, son père lui donnait vingt-cinq mille livres de rente. Mme d'Aymar en donnait à peu près autant à sa fille, si bien que les jeunes mariés pourraient faire bonne figure dans le monde du palais et de la politique.

Le mariage se fit à trois semaines de là. On se demanda comment Léonce, avec une si belle tête, avait pu s'amouracher d'un petit chafouin comme Angèle; car elle eut beau balayer arrogamment l'église d'une belle traîne de dentelle, nul ne dit au passage: La mariée est jolie. Seuls, les charnels, les lascifs, les libertins louèrent la coupe de son sein. «Cette belle coupe renversée,» disent les poètes. Les poètes disent encore: «Un sein abondant.» Là, il eût fallu dire surabondant. Aussi les mères des filles anémiques disaient-elles tout haut: «C'est scandaleux; je ne permettrais pas à ma fille de pareilles avant-scènes.»

II

Cependant le marié entraîna la mariée, pour la nuit des noces, dans une villa de son département, qui avait reçu les plus beaux décors pour cette première représentation.

Angèle n'eut pas besoin que les matrones vinssent à la rescousse pour la décider à franchir le seuil de la chambre nuptiale. Tout est entraînant pour une curieuse.

Par malheur pour Léonce, ce n'était pas l'amour qui la prenait par la main. Aussi, ce fut avec un éclat de rire et non avec des larmes qu'elle passa le Rubicon.

Elle le repassa, toujours rieuse, se demandant ingénument pourquoi Léonce ne riait pas comme elle.

Mais il était si amoureux qu'elle lui pardonnait d'être un peu trop sacerdotal dans sa passion.

Le jeune licencié ne songeait pas à plaider d'autre cause que celle de son bonheur. Comme on avait manqué les derniers bals de juin et la fête du Grand Prix, Angèle voulut bien s'attarder dans sa villa, car on lui avait donné le nom de la Villa Angèle. Elle s'amusa à y jeter tout l'alliage du Louis XVI et du japonisme, ce qui émerveilla les voisins de campagne—par ouï-dire—puisqu'on vivait dans une maison fermée, avec quelques journaux, un peu de musique et beaucoup de primeurs. Tous les matins, Paris apportait des nouvelles, des fraises, des crevettes, des dentelles, des cerises et des chiffons.

Angèle était gourmande et coquette. Les femmes qui ne sont pas belles ont la fureur de se faire belles. Ce n'était pas pour son mari que la jeune femme travaillait sa figure, c'était pour elle-même.

Peu à peu la villa égaye ses portes, surtout quand il fut décidé qu'on y passerait la belle saison, grâce à quelques petites fêtes panachées de Parisiennes et de provinciales; Angèle trouvait amusant, je cite sa phrase, de faire une omelette aux fines herbes et aux petits oignons des femmes des Champs-Elysées et des femmes champenoises.

Mais, les jours de solitude, que faire dans une villa après les premières joies du nouveau et du renouveau? Angèle se mit à écrire un roman, mais au centième feuillet elle brûla tout.

Cette dévorante toujours affamée de curiosité, avait percé son mari à jour; elle trouvait qu'il commençait à rabâcher ses sentiments. Elle avait d'abord voulu l'aimer en français, en latin et en grec, mais il était à bout de science. Dans son culte pour Angèle, il faillit apprendre l'hébreu, après lui avoir conté toutes les passions de Paris, de Rome et d'Athènes. N'allez pas croire que ce fût un perverti. C'était un idéaliste parcourant toute la gamme de l'adoration.

Autrefois, les grandes passions duraient toujours; témoin Philémon et Baucis, pour ne donner qu'un exemple. Aujourd'hui, la vapeur emporte tout. Léonce eut peur, par les airs distraits de sa femme, de la voir bientôt s'ennuyer dans le tête-à-tête ou de devenir bas-bleu. Il fut le premier à lui conseiller de voir quelques voisins de campagne.

—Mais, mon cher Léonce, qui voir dans ce pays perdu?

—M. le curé.

—Oui, s'il veut que je le confesse.

—Le notaire.

—Peut-être, j'ai songé à faire mon testament.

—Le percepteur des contributions.

—Oui, je l'ai vu l'autre jour à la messe avec son jeune frère, le sous-lieutenant de chasseurs, qu'il faut inviter aussi.

—Nous l'inviterons.

—Vous choisissez bien votre monde, vous allez être jaloux, n'est-ce pas, monsieur mon mari, du notaire, du percepteur et du curé?

—Jaloux! s'écria le mari. Grâce à Dieu, vous êtes de celles qui commandent le respect.

—Vous croyez?

Il faudrait une grande actrice pour bien dire ce mot comme le dit la jeune femme; mais le mari ne comprit pas.

III

Quelques jours après, Mme Léonce Falbert recevait à dîner, dans son incomparable salle à manger des champs, le curé, le notaire, le percepteur et le sous-lieutenant.

Elle s'étonna d'abord de trouver que ces gens-là n'étaient pas beaucoup plus bêtes que les Parisiens. Il est vrai que le curé avait étudié au séminaire de Saint-Sulpice, le notaire dans une étude de Paris et le percepteur—c'était bien mieux—était né rue Richelieu et avait fait son stage au ministère des finances. Je ne parle pas du sous-lieutenant, qui portait bien sa tête et son sabre.

On dîna donc gaiement. Angèle trouva que le notaire n'était pas trop timbré et que le percepteur nouait galamment sa cravate blanche. Le curé n'avait pas trop prêché, parce qu'il buvait doctement. Le sous-lieutenant se grisa.

Quant tout le monde fut parti:

—Eh bien! Angèle, je suis enchanté de tous les quatre; recommencerons-nous?

—Toutes les semaines.

Ce fut avec le curé que le notaire fit la visite «de bonne digestion». Le percepteur vint tout seul.

Tout justement Léonce venait de partir pour Paris. Aussi Angèle retint-elle le visiteur pendant toute une heure. Était-ce pour lui ou pour son frère?

Ce magistrat de la cote personnelle était un gamin de Paris qui cassait les vitres sans savoir s'il les payerait. Il ne doutait de rien et s'aventurait en tout. La jeune femme, déjà ennuyée, éprouva un vif plaisir à ce jabotage à la diable.

Le percepteur avait vu tout de suite qu'on pouvait se risquer à «la blague» avec cette gentille diablesse. Il fut éblouissant contre tout attente, non pas qu'il ne répandît beaucoup de similor dans la causerie, mais, loin de Paris, c'était encore de la vraie monnaie.

Quand il s'en alla, Angèle sentit le froid tomber autour d'elle.

Mais, par bonheur, le sous-lieutenant parut à son tour et commença le siège de cette jeune vertu. Angèle lui fit comprendre qu'il ne la prendrait pas d'assaut. Mais elle lui avoua qu'elle aimait à voir les travaux du siège.

Revint Léonce, plus passionné que jamais. Tout un jour sans voir sa femme! Il la trouva plus distraite que la veille.

—Angèle, tu ne m'aimes pas?

Il se jeta à ses pieds et lui montra deux larmes.

Mais ce n'étaient que deux larmes de mari.

C'est là pour elle le malheur de ceux qui ne sont pas aimés de s'acharner à leur proie et de vouloir vaincre la nature rebelle. Léonce s'acharna à cette oeuvre maudite, parce qu'il souffrait horriblement.

—Je veux la vie ou la mort! disait-il, se traînant toujours aux pieds d'Angèle, dans la pâleur d'un condamné qui attend son recours en grâce.

Obsédée de tant de caresses qui ne portaient pas, de tant de paroles qui ne parlaient pas au coeur, Angèle dit à Léonce:

—Eh bien! non, je ne t'aime pas!

IV

Ce fut comme un coup de couteau. Il sembla à Léonce qu'une lame froide lui perçait le coeur.

Il foudroya sa femme d'un regard et courut éperdument à travers le parc, déchiré par toutes les bêtes féroces du désespoir.

Il maudissait cette femme adorée, mais en même temps il s'avouait qu'il ne pourrait pas vivre sans elle.

L'amour est lâche. Léonce retourna dans le petit salon, où Angèle feuilletait un roman, calme et souriante comme toujours.

—Angèle, je t'aime! Dis-moi, tu n'as pas voulu me tuer par tes odieuses paroles?

—Mon cher, vous êtes fou! Ne faudrait-il pas toujours chanter la même chanson? Pour Dieu! laissez-moi respirer.

Il lui arracha le livre des mains.

—Le roman n'est pas là, lui dit-il.

Mais elle se leva furieuse et ressaisit les pages à moitié déchirées.

Il n'y avait plus rien à dire. Léonce alla pleurer tout seul dans son cabinet de travail, se demandant si c'en était fait de son rêve et de lui-même.

Il ne revit sa femme qu'au dîner, où il hasarda ces mots:

—Si vous vous ennuyez ici, Angèle....

—Pas du tout. Si vous vous ennuyez vous-même, vous pouvez retournera Paris pour vos affaires....

—Mes affaires! je n'en ai qu'une, celle de vivre pour vous et avec vous.

—Eh! mon Dieu, nous ne faisons pas autre chose depuis trois mois. Je sens que les feuilles me poussent aux mains et les racines aux pieds.

On ne dit pas un mot de plus.

Dans les grandes phases de la vie, il faut toujours un confident. Léonce n'avait là qui que ce fût à qui ouvrir son coeur! Le lendemain, il repartit pour Paris, ne sachant d'ailleurs pas bien pour quoi faire, mais fuyant la solitude, cette implacable ennemie de ceux qui souffrent par le coeur. A Paris, il trouva un ami.

—Pourquoi cette pâleur, Léonce?

—Ah! si tu savais comme je suis malheureux. Et le jeune marié conta, une à une, toutes ses tortures.

Il ne montra sa blessure ni à sa soeur ni à sa mère.

—Tu es toujours bien heureux, Léonce.

—Oh! oui, bien heureux, ma mère.

V

Il revint le soir.

Il était onze heures; il passa par la petite porte du parc, pour ne pas réveiller les gens; il fut très surpris de voir de la lumière à la fenêtre du petit salon.

Angèle, qui était une dormeuse, n'était donc pas encore couchée?

Il ne fallut à Léonce que quelques secondes pour être devant la fenêtre.

Que vit-il? La dernière page de son-bonheur!

Angèle enveloppait dans sa chevelure dénouée la figure du jeune sous-lieutenant.

Léonce jugea qu'il n'avait qu'une chose à faire: c'était de laisser cet homme et cette femme à leur folie. Il prit le train de minuit, jurant de ne plus jamais revoir ce pays, deux fois cher jusque-là:

VI

Ce fut Angèle qui courut à Paris le lendemain.

Comme son jeu était joué avec le sous-lieutenant, elle apparut toute charmante à la porte du petit appartement de Léonce.

Elle fut effrayée de sa pâleur et de sa désolation.

Aussi prit-elle sa voix féline:

—Eh bien! je m'ennuyais, me voilà.

Qui le croira? Vous le croirez. Le mari laissa tomber aux pieds de la femme toutes ses jalousies et toutes ses douleurs.

—Je sais tout, lui dit-il; vous êtes infâme, je devrais vous tuer, mais je vous aime: nous partirons ce soir pour l'Italie.

—Oh! l'Italie! c'est mon rêve! Elle embrassa dix fois son mari.

—Si tu savais comment je t'aime!

Il fut terrible:

—Ne dénouez pas vos cheveux, lui dit-il d'une voix qui sifflait.

Et, après un soupir et un silence glacial:

—J'ai une question à vous faire, Angèle, vous y répondrez en toute liberté de conscience.

—Oui, mon Léonce.

—Pourquoi m'avez-vous trahi?

Angèle ne répondit pas.

—C'est par amour naturellement.

—Non.

—Eh bien! pourquoi m'avez-vous trahi?

En toute liberté de conscience, Angèle répondit:

—Par curiosité!

VII

J'avais dit: La femme est la quatrième vertu théologale, mais c'est le huitième péché capital.

Le huitième péché capital, c'est LA CURIOSITÉ.




LE STOÏCISME D'UNE PARISIENNE
OU COMMENT IL FAUT LIRE UN ROMAN

IV

LE STOÏCISME D'UNE PARISIENNE
OU COMMENT IL FAUT LIRE UN ROMAN

I

Je ne lis pas de romans parce que j'en fais. Ou plutôt je lis sans cesse le roman toujours ouvert qui s'appelle Paris. Voilà le roman des romans, mais encore faut-il savoir le lire. Quelques romanciers en chambre se torturent l'esprit pour inventer des chapitres vraisemblables. Plus d'un dépense beaucoup de talent à faire verser des larmes aux personnages de son imagination, sans se douter qu'en regardant par la fenêtre il verrait des scènes bien plus émouvantes.

Le tout-Paris déborde au Café des Ambassadeurs par les beaux jours, avec le même entrain qu'à la foire de Neuilly. Quand je dis le tout-Paris, pour me servir d'un mot consacré, je devrais dire aussi le tout-Pontoise, car il y a là, comme ailleurs, les acteurs et les spectateurs, ceux qui aiment à entrer en scène et ceux qui aiment à regarder la comédie sans y rien comprendre, ce qui rappelle le mot d'une provinciale au Conservatoire, en pleine symphonie: «Quand ça commencera-t-il?»

La comédie, il n'est pas de jour qu'on ne la donne au Café des Ambassadeurs: comédie imprévue, comédie bouffonne, mais aussi tragi-comédie. Quand on entre là, on n'est pas bien sûr de n'y trouver une aventure ou un duel.

J'y dîne çà et là en gaie et docte compagnie: avec Albéric Second, Carolus Duran, Camille Rogier, Monjoyeux, Coupvent des Bois, Du Sommerard, Du Boisgobey—et quelques princesses égarées.—Il m'arrive d'y dîner tout seul, presque toujours dans le jardin sous les grands ormes plantés par le duc d'Antin, devant le parterre de fleurs en vue de la fontaine jaillissante. Ce sont là des apéritifs inappréciables.

C'est surtout quand je dîne seul, étudiant mes voisins et mes voisines, que je lis le roman parisien. Chaque petite table pourrait fournir un chapitre.

II

Un soir que j'étais arrivé tard, j'eus toutes les peines du monde à trouver un coin presqu'en dehors des limites, si bien que les promeneurs des Champs-Élysées m'effleuraient en passant.

Un de mes amis, beau pourfendeur de moulins à vent, Parisien de Madrid, car il y a là des Parisiens de tous les pays, m'avait offert une place à sa table, mais il était en trop bonne fortune et je le remerciai en saluant sa Dulcinée. C'était la première fois que je voyais cette dame. Je m'aperçus bientôt qu'on la regardait beaucoup, parce que c'était une nouvelle venue, aussi ne se sentait-elle pas bien chez elle à cette table pourtant hospitalière, égayée par une bouteille de vin de Champagne dans un seau tout perlé de glace, ce qui n'empêchait pas une bouteille de Château-Laffitte, datée de 1865, de faire bonne figure, sans parler des crevettes et des radis, qui sont comme le sourire rose d'un bon dîner.

La dîneuse était fort jolie, beauté expressive et parlante sous son chapeau-ombrelle, cette féerique création de la mode pour le minois parisien.

A première vue, cette jeune femme paraissait s'amuser à cette petite fête plus ou moins intime; mais pour quiconque la regardait bien, l'inquiétude prenait son coeur.

Elle semblait enchantée d'être là, comme tant d'autres qui s'y déploient en queue de paon, mais elle aurait bien voulu être ailleurs. Elle semblait craindre les oeillades qui la dévisageaient, ce qui lui donnait plus de charme encore.

—Eugénie, vous ne m'écoutez pas! lui cria l'Espagnol.

Elle était distraite et n'appréciait pas tout l'esprit de son compagnon d'aventure. C'était bien dommage.

III

Le dîner touchait à sa fin. Je fumais ma dernière cigarette, la dame buvait sa dernière coupe de vin de Champagne, l'Espagnol jetait dans le vide son dernier mot, quand je vis passer tout près de moi un homme et un enfant:

Cet homme, jeune encore, figure sévère, chapeau d'une autre saison, redingote râpée, paraissait appartenir à l'honorable corporation des travailleurs à la plume d'un ministère ou d'une banque.

Il y en a comme cela cent mille dans Paris, des héros du devoir quotidien, qui traînent la misère sans jamais lui jeter sur le dos la robe d'or de la fortune. Ils assistent à toutes les fêtes sans en être, vrais comparses à qui on ne sert que des festins illusoires.

Celui-ci promenait une petite fille de sept à huit ans, toute pâle, quelque peu attristée, mais qui prenait un vif plaisir à voir au passage tous les tableaux de la vie aux Champs-Élysées.

Elle s'était arrêtée devant les chevaux de bois, en demandant à son père de la mettre à califourchon sur le plus joli; mais le père avait répondu de sa voix grave: «Pas aujourd'hui!» Déjà il avait dit le même mot devant le petit carrosse des chèvres. Pareille réponse devant le cirque. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de payer les plaisirs qui ne coûtent rien. La petite fille, d'ailleurs, n'insistait pas: elle savait que son père était pauvre et qu'il lui fallait souvent se refuser le tramway, même les jours de pluie.

Elle sembla s'amuser à voir tant de gourmands et de gourmandes attablés à toutes ces petites tables si bien servies.

—Vois, papa, il y a aussi des enfants. Le père soupira.

—Oui, dit-il en embrassant sa fille, mais ce n'est pas là notre cuisine.

Et comme l'enfant voulait s'attarder:

—Allons-nous-en, reprit-il, tu sais qu'il y a loin d'ici à l'île Saint-Louis.

Une soudaine émotion avait pâli la figure du père.

S'il voulait entraîner l'enfant, ce n'était pas parce qu'il y avait loin des Champs-Élysées à l'île Saint-Louis, c'est qu'il venait de voir la jeune femme qui dînait avec l'Espagnol.

On ne saurait peindre les sentiments qui passèrent dans ses yeux et sur ses lèvres. C'était la colère, l'indignation, l'amour trahi, la jalousie résignée.

Il ferma les yeux comme s'il rêvait. Deux larmes sillonnèrent ses joues. Ce fut à cet instant qu'un mot inattendu s'échappa des lèvres de là petite fille.

—Maman!

L'homme prit l'enfant dans ses bras pour étouffer ses sanglots. Que voulez-vous, ce n'était pas un stoïcien. C'était un pauvre mari qui venait de retrouver sa femme et qui n'avait pas le courage de comprimer son coeur.

Sa femme avait quitté la maison, son homme et son enfant depuis six mois. On ne s'était pas revu; on avait beaucoup pleuré à la maison; peut-être avait-on pleuré hors la maison.

Mille fois la petite fille avait demandé à son père si sa mère reviendrait le lendemain. Elle ne savait pas pourquoi elle était partie; mais, quoiqu'elle fût jeune encore, elle ne questionna pas son père quand elle vit sa mère attablée en face de l'Espagnol: les enfants comprennent tout.

IV

Le père s'était donc éloigné; mais à l'instant où la petite fille disait «maman!», la dîneuse ressentait un coup au coeur.

—Lui!

Ce n'était qu'une demi pervertie; elle se leva, cette mère, et courut à sa fille, sans s'inquiéter de l'Espagnol, qui se demandait si elle était folle. Le père n'était pas à dix pas de moi quand la mère lui voulut prendre l'enfant dans les bras.

—Marguerite, dit-elle toute égarée.

Mais le père gardait bien sa fille. Vainement Marguerite voulut se jeter dans les bras de sa mère, l'homme tenait l'enfant à distance.

—Madame, votre dîner refroidit, vous savez bien que votre fille n'est plus votre fille: je vous défends de la toucher. Vivez de votre luxe, comme nous vivrons de notre misère. Nous serons encore plus riches que vous, grâce à Dieu.

Et, parlant à Marguerite:

—Tu vois bien, mon enfant, que cette femme n'est pas ta mère, puisqu'elle a des diamants aux oreilles et que tu n'as pas de souliers à tes pieds.

L'homme, par sa colère comme par sa dignité et sa tristesse, avait frappé la femme d'immobilité. Elle baissait la tête, et ne savait que faire; d'un côté son coeur, de l'autre côté son orgueil.

Le mari disparut, emportant Marguerite.

L'Espagnol survint.

—Vous êtes folle, ma belle amie, de nous donner ainsi en spectacle. Qui est-ce donc que cet homme?

La femme dit tout haut, de l'air du monde le plus dégagé:

—C'est mon frère. J'ai voulu embrasser ma nièce qui est ma filleule.

Et l'Espagnol, entraînant la dame:

—Toutes ces scènes de famille me font pitié. Prenez-vous une glace avant le café?

Naturellement j'avais tout vu sans avoir l'air de ne rien voir. Pour mes voisins, je n'avais suivi des yeux que la fumée de ma cigarette. Aussi l'Espagnol me dit-il, comme si rien ne s'était passé.

—Vous ne me refuserez pas de prendre le café avec nous.

—Oui, répondis-je, dans ma curiosité de mieux connaître cette femme.

J'allai donc m'asseoir à la table de l'Espagnol qui, pour me faire honneur, demanda au petit Japonais, car il y a là un Japonais, comme partout, de la fine champagne vraiment fine: quatre francs le petit verre. Et Dieu sait si le verre est petit!

On causa de ceci et de cela, sans rappeler le moins du monde la scène de famille.

Mais l'Espagnol s'étant éloigné de quelques tables, appelé par Angel de Miranda, qui régalait deux femmes du monde, je dis sans préambule à la jeune mère.

—Vous avez bien envie de pleurer, n'est-ce pas?

Elle me regarda et montra deux larmes. Je lui pris la main.

—A la bonne heure, voilà le coeur qui parle.

—En doutiez-vous?

—Eh bien, alors, que diable faites-vous ici?

—Ah! c'est toute une histoire, l'histoire d'une fille bien élevée, mariée à un brave homme qui meurt à la peine. Si vous saviez ce que c'est que la vie à Paris avec dix-huit cents francs par an!

—Oui, c'est la misère noire, parce que c'est la misère qui ne rit jamais.

—Que voulez-vous qu'on fasse dans un intérieur où il n'y a ni de quoi vivre ni de quoi s'habiller. Je me suis exténuée à faire de la tapisserie et du coloriage, ne me couchant jamais qu'après minuit. J'avais fait le sacrifice de moi-même, mais ma fille était si gentille! Comment n'avoir pas de quoi la faire belle, la pauvre petite? Mon mari! Je n'avais plus le courage de sortir avec lui, si mal habillés, lui comme moi. Et la cuisine! Je ne suis pas gourmande, mais à la fin l'estomac se révolte.

—Et vous aimez mieux cette cuisine des Ambassadeurs?

—Ma foi, oui; je ne me fais pas meilleure que je ne suis; mais quand j'ai vu ma fille, qui peut-être n'avait pas dîné, j'aurais voulu être à cent pieds sous terre.

—Croyez-moi, lui dis-je, puisque Dieu vous a donné une fille, soyez sa mère.

—Et que voulez-vous que je fasse?

Je ne suis pas un apôtre, mais je crois que je pris la parole évangélique.

—C'est bien simple, madame, vous allez sauter dans un fiacre qui arrivera plus vite que votre mari et votre fille dans l'île Saint-Louis; vous monterez quatre à quatre, après avoir défendu à la portière de rien dire; un quart d'heure après vous, le père et l'enfant ouvriront la porte. Vous les recevrez à genoux, et tout le monde sera content.

La jeune femme me regarda pour voir si je ne me moquais pas d'elle.

—Pourquoi me dites-vous ça.

—Je vous dis ça, parce que j'ai vu votre enfant pleurer.

Mais j'eus beau dire, la mère coupable ne se laissa pas gagner à sa cause. Elle fit la superbe; elle déclara qu'elle s'était fanée dans cette vie absurde. Elle «engueula» son mari—le pauvre homme!—parce qu'il n'avait pas eu le génie, comme tant d'autres, de lui donner sa place au soleil. Quand il revenait vers elle, il ne lui apportait que sa tristesse. Elle parla de son héroïsme à elle pour lutter contre la cuisine des pauvres gens. Elle en était devenue anémique. Elle se promettait de faire sa fille riche pour l'affranchir de toutes les peines de sa mère.

Comme elle était en train de se donner raison, l'Espagnol vint reprendre sa place. Je désespérais de rendre à la mère l'enfant. Mais voilà qu'à propos d'un mot malsonnant, ils se disputent tous les deux, comme on se dispute quand on ne s'aime pas, car ils en étaient, comme a dit Chamfort, au contact de deux épidermes.

Naturellement, j'attisai la dispute en donnant raison à tous les deux; si bien que tout à coup elle s'emporte, elle se lève, elle brise sa coupe, elle s'enfuit comme une bourrasque.

L'Espagnol, qui latinisait un peu, éclata de rire en disant: Fugit ad salices.

Eh bien! qui le croirait? elle retourna chez son mari, dont tous les torts étaient effacés par les torts de l'amant. Dans sa gourmandise des joies de ce monde, elle avait déjà mangé trop de fruit défendu. Le foyer la reprit à l'enfer.

V

Le lendemain, je reçus un petit billet renfermant ces lignes:

«Monsieur, vous avez raison. Dieu peut me

faire subir toutes les misères sans pour cela

effacer le bonheur que j'ai eu de me retrouver

mère sous le pardon de mon mari. Il m'a

dit: J'ai tout oublié. Mais moi, je me souviens.

Ma fille dans mes bras, tous les sacrifices

me seront doux. C'est égal, puisque vous

aimez les enfants, faites-moi vendre des éventails,

c'est tout ce que je sais faire.

EUGÉNIE.»

Plaignons les femmes pauvres qui veulent vivre de leur travail. En voilà une qui peint des éventails, tout juste au moment où les Japonais nous en envoient de très jolis à vingt-quatre sous la douzaine.

Heureusement que le mari a fait un pas en avant dans son petit emploi au ministère des finances, sur la recommandation d'un de mes amis. La pauvre petite Marguerite aura une robe de plus à chaque saison.

VI

Le 14 juillet,—un jour de fête, pour ceux qui travaillent, un jour de travail pour ceux qui ne font rien—je dînais encore dans le jardin du Café des Ambassadeurs.

Ce ne fut pas sans émotion que je vis tout à coup passer le mari, la femme et l'enfant.

Le mari donnait le bras à sa femme et tenait sa fille par la main. Il était grave et pensif, mais presque souriant; on pouvait juger que les blessures du coeur étaient fermées.

La femme, toute rêveuse, me parut, hélas! bien moins jolie. Elle détourna la tête en passant, en proie peut-être aux souvenirs et regrets!

—Maman, lui dit Marguerite en lui montrant les tables pavoisées de dîneuses, maman, te souviens-tu?

Sans regarder, la mère répondit à mots rapides:

—Je ne me souviens pas.

La famille rapatriée allait écouter les chanteuses de l'Alcazar, mais extra muros, promeneurs du dehors qui ne payent pas leur place. Le mari dit à sa femme:

—Nous en sommes pour longtemps encore aux plaisirs qui ne coûtent rien, mais n'y a-t-il pas les plaisirs qui coûtent trop cher!

VII

N'avais-je pas vu en action un roman à la Diderot sur un fond de Florian. Cela me reposait de tant d'histoires à haut ragoût qui finissent mal.

Mais je n'en étais pas au dernier mot.

Hier, a l'Opéra, j'ai vu la femme au bras de l'Espagnol.

Et plus belle que jamais!

Elle vint à moi d'un air dégagé: «Je vois bien ce que vous me dites par vos regards? Tant pis! C'était au-dessus de mes forces.»

Elle conta comment elle avait été stoïque—pendant six semaines!—en reprenant le collier de misère. Elle avait encore une fois ruiné ses mains à laver ses nippes et celles de sa fille. C'était le travail de Pénélope. Elle ne pouvait plus s'accoutumer à la vertu, peignant des éventails devant le pot-au-feu. Son mari, un saint à encadrer, avait beau lui promettre à vingt ans de là une chaumine en Normandie avec une vache, des cochons et des poules, ces joies-là étaient trop lointaines: elle aimait mieux un hôtel à Paris, la coquine!

—Voyez-vous, lui dis-je, vous feriez mieux de continuer à peindre des éventails que de jouer de l'éventail.

—Pour se donner raison, elle me dit:

—Je ferai une dot à ma fille.

A quoi je répondis:

—Et votre mari, lui ferez-vous une dot?




TROIS PAGES DE LA VIE DE VALLIA

V

TROIS PAGES DE LA VIE DE VALLIA

I

Qu'est devenue Mme la comtesse de la Châtre, qui, dans son joli nid des Champs-Elysées, appelait tous les oiseaux chanteurs de son temps? On n'a jamais été plus charmante ni plus hospitalière. La Guéronnière trônait mélancoliquement sur la branche; aussi disait-on: «Ah! le bon billet de la Châtre à La Guéronnière!» Ces oiseaux bleus s'enivraient de platonisme et roucoulaient les dernières phrases de l'amour aérien sur les airs connus de Lamartine. Ce que c'est qu'une bonne école. Aujourd'hui, l'école est fermée; on ne roucoule plus, on s'engueule à belles dents et l'on casse la branche aux chansons. M. Thiers n'a-t-il pas été le chef des naturalistes quand il disait d'une femme ou à une femme: «Belle chair. Je voudrais y mordre?»

La comtesse de la Châtre est sans doute allée où vont les roses d'antan. Le coup de foudre de 1870 l'a emportée dans l'oubli. Ses salons ne se sont pas rouverts, ce qui est bien dommage, car on n'y rencontrait que des gens d'esprit et des charmeuses.

Et puis, c'était le dernier salon où l'on jouait de la harpe, ce qui faisait la joie d'Henry de Pène, de Saint-Victor, de Guy de Charnacé, d'Émile de Girardin et d'Henri Delaage, ce familier de la maison, qui avait prédit toutes les catastrophes du second empire—et la chute de Vallia.

Un soir, après-dîner, Mme de la Châtre nous avait promis une joueuse de harpe incomparable.

Quand cette merveille apparut, ce fut comme une vision, tant elle était blanche, mince, svelte, diaphane. Avec cela, la grâce brisée des stances romantiques. Elle semblait descendre d'une des fresques d'Ange de Fiesole.

Il me parut impossible que ces doigts légers eussent raison de la harpe dorée qu'on apporta devant elle; mais, dès qu'elle se mit à l'oeuvre, tout le monde fut émerveillé de sa force comme de son jeu. La victoire est toujours aux femmes minces. Toutefois, après la première mélodie, la jeune fille abandonna la harpe pour tomber, toute pâle, sur le fauteuil le plus proche. On courut à elle, comme pour la secourir. « Ce n'est rien, » dit-elle. Mais ses deux jolis seins, enfermés dans son corsage à la Pompadour, semblaient battre des ailes comme des colombes dans une cage trop petite.

Mme de la Châtre la souleva et me pria de la conduire avec elle dans sa chambre, dont les fenêtres étaient ouvertes. Je l'emportai dans mes bras. La joueuse de harpe se pencha sur la balustrade d'une des fenêtres pour respirer l'air vif.

Il y a trop de monde, me dit-elle. Comme je demeure à deux pas d'ici, je suis venue bien vite, bien vite, j'ai monté l'escalier en toute hâte. A peine entrée, on m'a traînée sans pitié devant la harpe; vous comprenez pourquoi je me suis presque évanouie.

Les maîtresses de maison sont cruelles, comme les directeurs de théâtre; elles sacrifient tout à leur monde. Elles brûleraient la maison pour donner un feu d'artifice.

La joueuse de harpe, qui était revenue à elle, me demanda si l'on pouvait, sans rentrer dans les salons, passer par l'antichambre pour partir.

—Oui, mais vous allez faire un vrai chagrin à tous ceux qui vous ont entendue, s'ils ne vous revoient pas.

—Qu'est-ce que ça me fait?

—Et à moi donc?

—Je ne sais pas pourquoi je suis venue ici, puisque je ne connais même pas la maîtresse de la maison. On m'a dit que c'était pour me donner de la célébrité, parce qu'il n'y a ici que des gens célèbres. Mais je la connais cette monnaie-là! Tout cet hiver j'ai joué dans de pareilles maisons; je n'en suis pas plus connue ni plus riche.

—Ce n'est donc pas pour vous amuser que vous jouez de la harpe?

—Pas le moins du monde. Je joue de la harpe et du violon comme d'autres font de la peinture sur porcelaine ou trépignent sur une machine à coudre.

—Comment, avec une figure de duchesse et une désinvolture de marquise, vous n'avez pas cent mille livres de rente?

—Cent mille livres de rente! Si vous voulez m'envoyer un de ces beaux messieurs ou une de ces belles dames pour payer mes dettes, vous me ferez bien plaisir. Mais, de grâce, conduisez-moi dans l'antichambre.

La comtesse de la Châtre, qui était retournée donner des nouvelles de la harpiste, reparut alors.

—Mademoiselle, vous avez fait tant de plaisir que vos admirateurs sont tout oreilles.

—Madame la comtesse, je suis à bout de forces; je reviendrai à votre prochaine fête, mais donnez-moi la liberté.

Sur ces mots, la harpiste prit mon bras et m'entraîna vers une petite porte entr'ouverte. La comtesse comprit qu'elle ne devait pas insister.

—Eh bien! me dit-elle en serrant la main de la jeune fille, conduisez-la chez elle; c'est à deux pas d'ici.

Me voilà jetant une pelisse sur la harpiste, ouvrant la porte, descendant l'escalier et la conduisant chez elle.

—Êtes-vous attendue? lui demandai-je en arrivant à sa porte.

—Attendue? Je suis seule au monde, comme dans la chanson.

—Seule au monde! Si vous retombez en syncope, qui donc vous fera respirer des sels?

Elle me regarda avec un sourire railleur.

—Oui, oui, je vous vois venir, vous voudriez bien que je retombasse en syncope, tête-à-tête avec vous.

—Ma foi, non. La preuve, c'est que, si vous voulez, nous irons comme deux amis souper ensemble? Mais vous avez l'air de vivre de l'air du temps.

—Vous figurez-vous que, jouant de la harpe avec des cachets de célébrité, je puisse souper tous les jours au Café Anglais?

—Si vous vouliez!

—Oui, mais je ne veux pas.

—Les femmes ont tort de s'imaginer qu'elles ne rencontreront jamais parmi les hommes un bon diable qui ne demandera pas la monnaie de sa pièce.

La harpiste me regarda à brûle-regard.

—Eh bien! moi, je n'ai jamais rencontré ce diable-là. Chaque fois qu'un homme m'a dit un mot, depuis l'âge de quinze ans, c'était un mot d'amour. Aussi j'ai pris en horreur les hommes et l'amour.

Et, tournant le dos à sa porte, Mlle Vallia reprit:

—Allons souper, car je n'ai pas dîné, ce qui m'arrive trop souvent.

Je la mis en voiture et je la conduisis au Café Anglais, me promettant un vif plaisir à la voir souper pour tout de bon. La pauvre musicienne mourait de faim, car elle mangeait chez elle beaucoup plus de doubles croches que de perdreaux truffés.

Je passe toute une histoire de famille que j'abandonne aux romanciers en chambre: Un père libertin qui mange la fortune de sa femme, laquelle meurt à la peine avec quatre enfants sur les bras. Vallia avait alors seize ans, avec une année de Conservatoire et la protection du maestro Auber, qui protégeait beaucoup trop de musiciennes. Son frère, sous-lieutenant d'artillerie, ne pouvait la secourir. Elle avait vécu avec une de ses soeurs, qui vivait à la diable, cachant la courtisane sur la fille du monde. Quand Vallia vit trop d'amoureux chez sa soeur, elle eut peur de l'abîme et prit pied dans un petit rez-de-chaussée des Champs-Élysées, où elle espérait vivre honnêtement en donnant des leçons de solfège, de violon et de harpe. En effet, elle avait vécu, mais à la condition de mourir de faim.

Au Café Anglais, comme je n'avais aucune arrière-pensée de faire le beau, je ne demandai pas un cabinet particulier. J'entrai dans le salon, avec le seul dessein de faire bien souper Vallia.

On nous apporta un perdreau truffé et une bouteille de vin de la Tour-Blanche. Le garçon proposait de découper l'oiseau, mais Vallia lui dit:

—Halte-là! je vous connais; vous allez garder pour vous la carcasse, c'est-à-dire ce qu'il y a de meilleur.

Et de sa main délicate, mais ferme, elle découpa lestement le perdreau. Sa figure s'était illuminée comme celle d'un gourmand.

Nous en étions à la première bouchée, quand une femme qui tentait de souper au voisinage survint et me dit à mi voix:

—En bonne fortune?

—Jamais de la vie, lui répondis-je tout haut. Si j'étais en bonne fortune, je ne serais pas ici; le bonheur se cache.

La survenante était une musicienne de mauvaise vie, surnommée Double-Croche. Pourquoi Double-Croche? Quand je vous aurai dit qu'elle avait passé par le Conservatoire, je ne vous aurai encore rien dit....

Je n'aime pas les périphrases. Double-Croche, parce qu'elle traînait toujours un homme et une femme. Pour quoi faire?

C'est qu'elle avait pour la musique une passion désordonnée, jouant du violon avec celui-ci et du piano à quatre mains avec celle-là. Elle ne savait pas ce qu'elle aimait le plus; aussi elle dévisageait Vallia d'un regard étrange.

Tout à coup elle s'écria:

—Vallia! Je ne te reconnais pas; et toi, me reconnais-tu?

Vallia, qui l'avait à peine regardée, leva les yeux et murmura:

—Héloïse!

Toutes les deux avaient été de la même classe au Conservatoire.

—Tu joues toujours la harpe?

—Oui. Et toi, tu joues toujours du violon?

—Oh! mais j'ai renvoyé ces jours-ci mon violon à Stradivarius, car je n'ai pas le temps d'en jouer.

—De quoi joues-tu?

—Je joue de mon reste.

On n'est pas plus éloquente.

Il n'y avait à Paris qu'une femme plus pâle que Vallia: c'était Héloïse; mais Vallia avait la pâleur chaste de celles qui pleurent, tandis que Double-Croche avait la pâleur diabolique de celles qui s'amusent.

—Voulez-vous que je soupe avec vous?

—Pas du tout, répondis-je, croyant être agréable à Vallia.

Mais la harpiste dit d'un air engageant:

—Pourquoi pas?

Et elle demanda un second perdreau.

Jusque-là Double-Croche n'avait rien demandé, sous prétexte qu'elle attendait quelqu'un, ce quelqu'un que le dieu Hasard envoie aux femmes qui attendent.

Il ne me fallut pas longtemps pour m'apercevoir qu'entre les deux élèves du Conservatoire il y avait d'étranges affinités. Double-Croche magnétisait Vallia par la douceur pénétrante de ses yeux comme par les caresses de sa voix.

—Ah! tu verras, lui dit-elle, quels jolis duos nous jouerons!

Il faut tout étudier quand on passe en philosophe dans la vie parisienne.

Double-Croche dit ensuite à Vallia qu'elle l'avait toujours bien aimée; puisqu'elle la retrouvait, elle ne serait pas si bête que de la reperdre. Et Vallia, qui n'avait pas d'amie, tomba dans l'abîme avec abandon.

Je n'étais plus là qu'un confident de comédie; je tentai de ramener la harpiste aux joies sérieuses de la harpe, tout en conseillant à Double-Croche de retourner dans les ténèbres; mais le coup était porté; le mal est plus fort que le bien.

—Adieu, dis-je à Vallia. Vous ne voulez pas que je vous reconduise?

—Non! non! se hâta de répondre Double-Croche; je la reconduirai—et nous ferons de la musique!

A la porte du Café Anglais, je rencontrai l'apocalyptique Henri Delaage, qui revenait à pied de la petite fête de la comtesse de la Châtre.

—Qu'est-ce que c'est que Vallia? lui demandai-je.

—Une mélodie.

—Et Mlle Double-Croche?

—Une marche funèbre.

—Eh bien! entrez là, et séparez-les pour le bonheur de Vallia.

—Non, ce qui est écrit est écrit!

II

Quelques jours après, un de mes amis—un dilettante,—qui avait rencontré Vallia et Double-Croche chez une femme du monde, m'écrivait ces lignes,—où je n'ai rien compris:

«Ces trois symphonies n'ont jamais été plus adorables que ce soir-là; elles chantaient touts les trios qui eussent ravi Auber et Rossini, ces libertins en SOL, LA, SI.

«Oh! la musique! quelle force sur les âmes! Leurs yeux flambaient, leurs bouches ardentes et inapaisées couraient du sourire à l'éclat de rire; l'éclat de rire se mouillait de larmes; et puis elles tombaient brisées avec un voluptueux abandon.

«Elles passaient de la marche triomphale aux mélodies plus intimes, et plus caressantes; on quittait les feux d'artifice de Liszt pour les douceurs de Schubert; puis tout à coup ces trois musiciennes partaient pour l'horizon radieux à la découverte des mondes nouveaux. J'étais sous le charme de leurs inspirations. Je vois avec plaisir que les femmes du monde—et du beau monde—deviennent de grandes musiciennes.»

III

Un an après, la comtesse de la Châtre, me rencontrant un matin au coin de la rue Balzac, me dit en me tendant la main:

—Vous ne savez pas où je vais?

—Vous n'allez pas au sermon?

—Mieux que cela; je vais voir une mourante.

—Qui donc?

—Vous rappelez-vous cette jolie joueuse de harpe que vous avez vue chez moi l'autre hiver?

—Mlle Vallia? Elle se meurt!

Je ressentis un coup au coeur, car j'avais gardé comme une douce image le souvenir de la jeune musicienne.

—Oui, mon ami, Mlle Vallia va mourir à vingt ans et jolie comme un ange.

—Et de quoi meurt-elle?

—D'une maladie de coeur. Je lui ai envoyé mon médecin, qui me conseille d'aller la voir si je veux la revoir. Voulez-vous venir avec moi?

La comtesse prit mon bras; il n'y avait qu'un pas à faire, car Vallia restait toujours à son petit rez-de-chaussée, presque en face, dans la maison qui porte le numéro 121 ou 123 de l'avenue des Champs-Elysées. La clef était sur la porte; la comtesse ne fit pas de façons pour ouvrir sans sonner.

Je la suivis; nous assistâmes au spectacle le plus touchant.

Vallia, toute blanche, agenouillée sur son lit, recevait l'extrême onction, avec la ferveur d'une fille de Dieu.

Aussi ne nous regarda-t-elle pas quand nous entrâmes.

La comtesse s'agenouilla et pria, je m'effaçai discrètement contre le rideau d'une des fenêtres.

Naturellement, Henri Delaage était là. Il me dit par un regard:

—C'était fatal.

Quand le prêtre eut consolé par l'espérance celle qui avait la foi, la comtesse prit Vallia dans ses bras et l'embrassa doucement sur le front.

—C'est bien, dit-elle, de vouloir revivre en Dieu.

—Ah! je suis bien heureuse, murmura Vallia. Je sens que je suis sauvée.

La comtesse, se méprenant sur ces paroles, lui dit:

—On ne meurt pas à vingt ans.

—Vous ne comprenez pas, dit Vallia, je suis sauvée, parce que je meurs, parce que Dieu me pardonne mes péchés et que je ne pécherai plus.

IV

Il y avait là une femme qui pleurait et qui éclata en sanglots: c'était la soeur de Vallia, celle-là qui vivait du péché et qui ne voulait pas vivre du repentir.

On sonna.

—N'ouvrez pas! dit Vallia.

Parlait-elle par pressentiment, ou bien ne songeait-elle qu'à respirer plus longtemps dans la même atmosphère de prières et d'encens?

Sa soeur, qui était allée ouvrir, fit quelque bruit à la porte pour empêcher une nouvelle venue de dépasser l'antichambre. Elle reparut en disant à Vallia:

—C'est Héloïse.

—Jamais! jamais! dit Vallia.

Une lueur étrange passa sur son visage; la lumière du mal, brûlant la lumière du bien, faillit rejeter l'orage en cette jeune fille transfigurée.

Alors seulement elle m'aperçut. Elle me fit signe, et j'allai lui prendre la main.

—Ah! vous aviez raison, me dit-elle, de vouloir m'arracher à cette fille, car elle m'a tuée.

Vallia laissa tomber sa main et ferma les yeux. On eût dit qu'elle venait de mourir. Sa soeur lui mit un flacon sur les lèvres.

Mme de la Châtre me ramena à la fenêtre.

—J'ai peur de voir une morte, dit-elle toute pâle.

J'avais soulevé le rideau. Je vis alors Double-Croche qui s'en allait toute frétillante vers son coupé, précédée de son groom,—un objet d'art.—Ses deux chevaux, de magnifiques chevaux anglais, piaffaient de jeunesse et d'impatience.

—Comment! me dit la comtesse, cette coquine de musicienne a des chevaux?

—Oui! et on dit que ses chevaux lui viennent d'une femme du monde. Voyez-vous, ma chère comtesse, on ne saura jamais si Sapho est jetée du haut du rocher de Leucade pour Phaon ou pour Erinne.

V

Cette blanche Vallia qui charmait tout le monde par les deux bleuets de ses yeux, cette âme d'élite qui rayonnait sur ce corps idéal, elle mourut comme une sainte, heureuse d'avoir retrouvé Dieu, heureuse aussi de savoir que la comtesse de la Châtre irait à son enterrement et payerait ses funérailles. L'argent de sa soeur la révoltait.

La jeune morte avait quitté cette soeur tombée, qu'elle jugeait indigne, pour vivre dans les régions bleues des créatures bien douées; mais la colombe est-elle jamais à l'abri de l'épervier! Cette horrible Double-Croche avait tournoyé autour d'elle, l'enveloppant dans les passions qui donnent la mort.

VI

—Ce n'est pas l'homme qui perd la femme, c'est la femme disait Mlle Sainte-Héloïse aux dernières courses de Deauville.

—A propos, Double-Croche, qu'as tu fait de Vallia lui demanda son amant?

—Je ne me souviens plus.

—Celle qui pinçait si bien de la harpe?

La drôlesse répondit par ces mots horribles pour épater ses amies Minette et Mina:

—J'en ai fait une horizontale pour l'éternité!




LE VIOLON VOILÉ

VI

LE VIOLON VOILÉ

I

Pourquoi s'appelait-elle Pâquerette? Parce qu'elle s'appelait Marguerite. Marguerite au théâtre, Pâquerette dans les coulisses. Marguerite était le seul nom du calendrier comme le seul nom de famille qu'on lui eût donné à son baptême. Elle n'avait pas d'état civil, née d'un père et d'une mère qui s'étaient dérobés après lui avoir donné une nourrice. Brune comme les abîmes, yeux doux et mordants, nez impertinent, trente-deux dents aiguës dans un écrin de pourpre toujours entr'ouvert; trois fossettes, une au menton, deux sur les joues, «sans compter toutes les autres», disait-elle; cheveux en manteau de roi; bras et jambes en fuseaux; mais pourtour et avant-scènes: voilà Pâquerette, avec des séductions sans nombre, un éclat de rire à faire lever le soleil, de l'esprit à la diable, des heures de sentimentalisme après des heures de raillerie, la larme près des cils, le coeur dans la main.

C'est en vain que j'essaye de peindre Pâquerette; il fallait la voir à l'oeuvre, sur la scène, dans la coulisse, chez elle ou ailleurs, pour la comprendre un peu, cette étrange et cette capiteuse.

Elle vint me voir un jour, quand elle jouait la comédie au théâtre Beaumarchais. Je ne la connaissais ni des lèvres ni des dents, pour parler comme elle. Elle voulait une lettre de recommandation pour jouer la comédie au Théâtre-Français, sous prétexte qu'elle était aussi maigre que Rachel et Sarah. Je lui dis «Va donc, petite Cigale! ne joue pas ainsi à l'Iphigénie, ne te fais pas sacrifier sur cet autel antique, cours les théâtres d'occasion, tu y trouveras des aventures et tu y deviendras peut-être une Granier ou une Judic.

Elle s'était mise au piano pour jouer une valse de Métra, sur laquelle elle avait ajusté des paroles de toquée, mais très valsantes.

Le hasard, qui fait bien les choses, avait amené ce matin-là chez moi un tout jeune musicien avec qui je jouais du violon en duo, pour me rappeler mes vingt ans. Il se nommait Wilfrid Bouquet; il avait passé quelques mois par le Conservatoire, tombant de l'orchestre du théâtre dans l'orchestre du café-concert; il jouait à merveille Glück et Gounod dans ses entr'actes, il aimait tour à tour Hérold et Massenet, ne trouvant pas que l'un fût trop démodé et l'autre trop à la mode.

Voyant Pâquerette en ses ondulations forcenées sur le piano, il courut décrocher mon violon pour accompagner cette folle qui s'enivrait de musique comme de vin de Champagne. Elle trouva cela bien naturel et le remercia par quelques-unes de ces oeillades terribles qui inquiétaient les coeurs.

Quand elle fut au bout de sa fantaisie, elle demanda à Bouquet s'il était musicien:

—Comme tout le monde. Mieux que tout le monde!

Un peu plus, ils allaient passer la matinée à ce jeu, mais j'y mis bon ordre.

—Mes enfants, allons-nous-en chacun à notre gagne-pain.

Pâquerette vint à moi et me dit tout bas:

—Il est bien gentil, votre ami.

—N'est-ce pas? N'allez pas mettre la main sur lui, car il serait perdu. C'est une âme tendre et candide; vous ne feriez qu'une bouchée de son coeur, petite malheureuse que vous êtes.

—Allons donc! je suis un agneau. Si je n'avais une vertu à tout casser, je me laisserais égorger tous les soirs pendant et après la représentation.

—C'est égal, je ne veux pas vous le confier. Elle se retourna vers Bouquet.

—Monsieur, lui dit-elle, puisqu'on nous met à la porte, voulez-vous m'offrir votre bras?

Je voulais les séparer, mais il était trop tard, ils se seraient retrouvés au coin de la rue.

Le ciel menaçait d'une averse.

—Comme ça se trouve, dit-elle; le petit violon a un parapluie.

—Oh! dit-il en souriant, j'ai encore de quoi vous offrir un fiacre.

Parapluie ou fiacre, ce fut leur premier voyage de fiançailles. Que Dieu les conduise! dis-je en allumant une cigarette.

II

Quelques jours après cette rencontre inattendue, j'allai au théâtre Beaumarchais, où l'on représentait un drame à fracas d'un autre de mes amis.

Je ne fus pas trop surpris de reconnaître Bouquet sous l'habit d'un seigneur de la cour de Charles VII, amoureux de Pâquerette, qui jouait le rôle d'Agnès Sorel.

—Comment, vous voilà comédien?

—Il le fallait bien. Agnès Sorel a toujours besoin de mon parapluie, et il pleut tous les jours.

Le bonheur rayonnait sur son front comme sur celui de Pâquerette, qui s'approcha de nous.

—A la bonne heure, dis-je; j'aime à croire que vous avez fait publier vos bans?

Les amoureux prirent un air de gravité.

—Nous n'y pensions pas d'abord, dit Bouquet, mais nous nous aimons tant, que nous sommes décidés à nous marier.

—Après les noces?

—Vous êtes trop curieux, dit Pâquerette; mais vous saurez que je suis arrivée à lui digne de porter la couronne d'oranger.

—C'est incroyable, mais je vous crois.

On allait entrer en scène.

—Mon ami, dis-je à Bouquet, tout cela est fort beau; mais puisque vous êtes si heureux, ne vous mariez pas.

—Oh! je l'aime tant, que je veux lui sacrifier ma vie!

—Pendant six mois, c'est bien; mais après? Rappelez-vous les mariages de théâtre.

—Oh! vous ne connaissez pas Pâquerette!

—Oui, c'est un ange; mais les anges ne se marient pas, même dans le ciel.

Je ne sais pas pourquoi on donne encore des conseils: le lendemain, les fiancés vinrent chez moi pour m'annoncer le jour de leur mariage et me prier d'être un de leurs témoins.

—Jamais! m'écriai-je; je ne veux pas être témoin de ces choses-là; d'ailleurs, je porte malheur; j'ai été témoin de Roger de Beauvoir, d'Hector de Callias et d'Olivier Métra. Vous savez l'histoire de ces hyménées.

—Eh bien! si vous ne voulez pas être un de nos témoins, vous serez au moins un de nos convives?

Je ne pouvais pas refuser; j'allai même à la messe pour voir cette mariée de théâtre, qui me parut un peu trop noire même sous son voile blanc; le soir, au dîner, elle fut charmante, gentille à croquer pour son mari, pleine de charme et d'agrément avec tout le monde.

—Après-tout, me dis-je, en les quittant, il n'est pas impossible qu'ils ne soient heureux.

Cependant j'avais beau chercher dans mes souvenirs l'histoire des mariages de théâtre, je ne pouvais rebâtir la chaumière de Philémon et Baucis.

III

Trois ou quatre mois après, à la mi-juillet, j'allais au Havre prendre les bains de mer. Après la mer, la vraie distraction, c'est encore le théâtre. J'aime les cabotins de province; il y a toujours parmi eux des originalités, des talents en germe, des figures imprévues. A la table d'hôte de Frascati, on parla d'une représentation extraordinaire où devait débuter Mme Marguerite Bouquet, «des théâtres de Paris».

—Il paraît qu'elle est fort jolie, dit l'un.

—Oui, dit l'autre; mais il ne faut pas s'y risquer, car son mari est chef d'orchestre et il a toujours son archet suspendu sur les amoureux de sa femme. On dit d'ailleurs que c'est une vertu.

—Voilà qui est invraisemblable, dit celui-ci.

—Pourquoi pas, dit celui-là, le théâtre étant l'école des moeurs.

Je ne me fis pas prier pour aller le soir à la représentation extraordinaire. On donnait deux actes des Contes de la Reine de Navarre. Marguerite joua le rôle de Madeleine Brohan avec beaucoup de grâce et de brio; mais, par malheur, elle était condamnée à chanter ensuite je ne sais plus quel rôle, dans une opérette,—et elle avait perdu sa voix dans la prose de M. Scribe;—aussi l'on n'entendit que des notes dépareillées. Heureusement que son mari était chef d'orchestre; elle lui criait sans cesse:

—Fais donc chanter les violons pour couvrir ma voix.

Le pauvre chef d'orchestre se démenait comme un diable dans un bénitier. Tout à coup, Pâquerette m'aperçut; c'était vers la fin, elle me fit signe d'aller dans sa loge. J'y allai de bien bon coeur; je lui fis mes compliments d'être une si belle reine de Navarre.

—Oui, dit-elle, je crois que je suis Basque, et je comprends bien Marguerite; mais je suis furieuse d'être obligée de chanter avec une voix brisée.

—Qu'est-ce que cela fait? Bouquet y a pourvu.

Le mari survint, tout joyeux, portant un dernier bouquet jeté à sa femme, sans lui dire que celui-là il l'avait acheté.

—Voyez-vous, me dit-il, cette femme est insatiable de bouquets.

—C'est à cause de ton nom, monsieur mon mari; mais tu es encore mon plus beau bouquet.

Il me fallut souper avec eux au cabaret; je constatai avec plaisir que c'étaient toujours des amoureux. A chaque instant, Pâquerette allait s'asseoir sur les genoux de Wilfrid en disant: «Mon petit violon! mon petit coeur! mon petit amour!» Elle n'était pas plus grande que lui, mais à son bras elle avait l'air d'une amazone, par sa désinvolture altière.

Nous nous promîmes de nous revoir. Un jour que, tout en cherchant des curiosités, je passai dans leur rue, je frappai à leur porte. La reine de Navarre fut quelque peu confuse: elle était en train, tout en repassant son rôle, de repasser sa chemise, de recoudre des perles à sa robe et à sa couronne de reine. Aux quatre chaises étaient suspendus des gants qu'elle venait de passer à l'esprit-de-vin et une collerette qu'elle avait passée au bleu. Elle était tout à la fois sa couturière, sa blanchisseuse et sa femme de chambre.

Qui donc faisait la cuisine dans cet intérieur du Roman comique? Bouquet. Je le surpris veillant au pot-au-feu, qui mêlait son fumet savoureux aux parfums de l'esprit-de-vin et du savon de Marseille. Ce n'est pas tout. Bouquet n'était pas seulement cuisinier, il était aussi couturière, car il recousait une robe de ville coupée dans une robe de théâtre, pour que sa femme pût aller sur la plage avec lui, ce qui ne l'empêchait pas de jouer ça et là un air de violon.

—Voilà qui est parfait, dis-je, si vous n'êtes pas heureux là-dedans, vous êtes difficiles à vivre.

—Que voulez-vous, murmura Pâquerette, au théâtre, quand on aime son mari et qu'on ne veut pas sauter le pas, il faut vivre de peu.

—Ma belle enfant, ce peu c'est tout.

—Voyez-vous que vous pouviez bien être un de nos témoins!

—Je suis mieux que cela, je suis votre admirateur!

C'était l'heure du dîner; un peu plus, on me forçait à me mettre à table pour ce repas homérique. Je me dérobai, non sans peine, accompagné de Bouquet, qui allait chez le mastroquet acheter un litre de petit bleu à seize. Ce ne fut pas sans peine que je le décidai à accepter pour sa femme un panier de vin fait avec du raisin.

Ah! comme il était content de penser que les belles lèvres amoureuses de Pâquerette tremperaient dans le beau rouge du Château-Laffitte!

Il était si heureux d'être heureux!

IV

Le soir, Pâquerette, ne jouant pas, fit un tour dans les salons de Frascati.

—Comment, lui dis-je, sans votre Bouquet?

—Oui, me répondit-elle en mettant la main sur le coeur, il me manque quelque chose là.

J'avais au bras un de mes amis qui prenait la mauvaise habitude de braconner sur le mariage. Il offrit à Pâquerette de valser avec lui. Elle refusa net, en lui disant qu'elle ne valsait qu'avec son mari; mais elle n'en joua pas moins de l'éventail, enchantée qu'on la trouvât jolie femme et bonne comédienne. Mon ami voulut remplir le rôle du serpent, malgré mes railleries. Il avait rencontré Pâquerette courant le soir, à pied, les vilaines rues du Havre par un temps de chien; il s'étonnait qu'elle n'eût pas un coupé à deux chevaux pour la conduire au théâtre et pour la ramener chez elle.

—Deux chevaux! s'écria-t-elle, j'y ai pensé; je n'ai pas seulement de quoi m'acheter des robes. Voyez plutôt, je porte une robe de théâtre refaite pour la ville.

—Et encore, dis-je, son mari, qui est bien gentil, y a mis la main.

Le braconnier s'indigna. Quelques jeunes gens survinrent; ce fut un quatuor de madrigaux. C'était à qui offrirait les deux chevaux à Pâquerette. Mais elle répondit:

—J'aime bien mieux aller à pied.

Pourtant je fus inquiet quand je la vis questionner ces gens-là sur le style des équipages, sur les races des chevaux.

Heureusement, son mari apparut; il lui avait promis de venir la prendre après avoir été faire sa partie dans un concert.

—Vous arrivez à propos, lui dis-je; on allait enlever votre femme dans un coupé à deux chevaux.

—Je n'ai pas peur, dit-il en regardant Pâquerette avec la confiance d'un amour sans nuage.

Il croyait qu'il ferait encore des reprises aux robes de sa femme, mais il était convaincu que ces messieurs n'y feraient pas d'accrocs.

A un an de là, j'étais seul; on m'annonça M. Wilfrid Bouquet; je croyais voir entrer la femme la première, mais il était seul, tout seul. Il vint à moi, triste et pâle, tout en noir, comme s'il portait le deuil de Pâquerette.

Je n'eus pas le temps de l'interroger; il se jeta dans mes bras et éclata en sanglots.

—Ah! si vous saviez! tout est fini.

—Elle est morte!

—Oui, morte pour moi!

Je compris.

—Quoi, cette gentille Pâquerette qui vous aimait tant?

—Oui, elle m'a trahi pour un amoureux qui jouait les Berton, un cancre de théâtre, un cabotin de province.

Ce coup m'avait frappé, mais je voulus donner du coeur à l'âme de ce pauvre garçon.

—Eh bien! il n'y faut plus penser.

—N'y plus penser! mais c'est ma vie, je meurs de ne plus la voir.

—Voyons, soyez un homme. Quand on est un brave coeur comme vous, quand on a un talent comme le vôtre, quand on a vingt-quatre ans, il faut avoir le courage de braver un amour malheureux. Si je jouais du violon comme vous, je voudrais enchaîner toutes les femmes.

—Ah! mon violon, dit Bouquet en baissant la tête, je lui ai mis pour longtemps un voile noir.

—Allons, allons, dans tout artiste il y a l'homme de coeur et l'homme de talent; il faut que l'homme de talent sauve l'homme 'de coeur.

Mon violon n'était pas loin; j'allai le chercher et je le lui mis dans les mains.

Il soupira et faillit le laisser tomber; mais tout à coup, comme si Bouquet avait été pris parle démon de la musique, il joua le grand air d'Orphée: «J'ai perdu mon Eurydice.» Ce fut sublime; j'étais tout ému. Ses lamentations m'arrachèrent une larme.

Je le regardai avec un sentiment douloureux pour l'homme et un sentiment d'admiration pour l'artiste. Je croyais voir Orphée lui-même mis en lambeaux par les bacchantes, tant je voyais ce pauvre coeur déchiré par les furies de la jalousie.

Je lui serrai la main.

—Ah! mon ami; comme vous aimiez cette femme!

Bouquet sembla un peu désenfiévré.

—J'aurai du coeur, me dit-il d'un air décidé; je cours de ce pas demander ma séparation de corps.

—Mon pauvre enfant, vous avez fait une bêtise en vous mariant; vous allez faire une autre bêtise en vous démariant. A quoi cela vous servira-t-il?

—A quoi cela me servira? A tout briser entre elle et moi.

—Puisque tout est brisé.

—Oui, mais j'ai toujours peur, un jour de lâcheté, de courir à elle et de la rapatrier dans mes bras.

—Oui, sa vraie patrie, c'était vous; mais il est trop tard.

Je ne pus convaincre Bouquet; il voulait que la séparation de corps apprit à tout le monde qu'il ne courait plus après Pâquerette.

En effet, on ne fut pas longtemps sans que la Gazette des Tribunaux, à propos de cette séparation, révélât, d'après les journaux du Havre, comment la comédienne Marguerite avait planté là son mari qui l'adorait, pour un chenapan qui la battait; car, le jour du flagrant délit, le talon rouge de province lui avait arraché une poignée de ses beaux cheveux.

Pour le pauvre mari, la vengeance avait commencé le jour de la trahison.

V

Pâquerette n'était pas venue me voir; je lui en savais gré. Cet hiver, comme je conduisais à l'Éden une princesse étrangère plus ou moins accréditée, une curieuse ardente à toutes les curiosités, Pâquerette nous croisa dans le promenoir; je ne la saluai point, mais elle se retourna et me dit: «Plus que ça de princesse!»

—Qu'est-ce que cette demoiselle? me demanda la dame que j'avais au bras.

—Un monstre.

—Parlez-lui donc, cela m'amusera.

—Tout justement, Pâquerette semblait attendre un mot de moi.

—Pâquerette, je disais à la princesse que vous êtes un monstre.

—Je le sais bien.

—Comment avez-vous pu trahir un si galant homme?

Pâquerette ne fut pas touchée du tout; elle se mit à rire et me répondit:

—Autre temps, autre chanson. Ça m'ennuyait de chanter toujours la même chose. Et lui donc, quelle symphonie sempiternelle! Voyez-vous, il y avait là-dedans trop de pot-au-feu.

—C'est cela, petite misérable; il vous a fallu de la soupe à la bisque; mais je suis sûr qu'au fond vous regrettez votre violon.

—Pas pour deux sous! D'ailleurs, il m'embête toujours; plus nous sommes séparés, plus il court après moi.

—Encore!

—Tenez, je viens de le voir à deux pas, qui se cache derrière un pilier.

Là-dessus, Pâquerette s'envola. La princesse comprit tout de suite le chagrin du mari.

—Parlez-lui donc, me dit-elle.

Nous nous avançâmes vers lui. Il était pâle comme la mort, son oeil cave jetait des éclairs, l'orage grondait dans son coeur.

—Que faites-vous ici? lui dis-je, comme pour lui reprocher sa lâcheté.

Il me répondit tout bas, pour n'être pas entendu de la princesse: «Je me torture.»

Et il m'échappa, comme un homme qui se cache de tout le monde.

VI

Je prenais une glace au Café Napolitain, en compagnie d'Albéric Second et d'Aurélien Scholl, qui éclataient en saillies. Mais, tout d'un coup, ils firent silence. Pâquerette était venue s'asseoir à côté de nous. «Une comédienne de province!» leur dis-je, sans vouloir lui parler.

Mais elle ne fit pas de cérémonies pour nous demander de la faire entrer au Vaudeville, en m'affirmant qu'elle jouait comme un ange tous les grands rôles du théâtre.

—Vous faire entrer au Vaudeville, lui dis-je; mais, si j'avais aujourd'hui quelque crédit, je ferais rétablir pour vous le Fort l'Évêque.

Mes deux amis me trouvèrent brutal envers une si jolie fille. Mais, tout à propos, le malheureux Bouquet passait sur le boulevard, car Pâquerette attirait toujours cette âme en peine.

La voyant si près de moi, il vint droit à elle. Il croyait que je le protégerais auprès de cette femme qui était toujours sa vie, de loin comme de près. «Pâquerette!» dit-il en pâlissant.

Il ne put dire un mot de plus et tomba assis sur une chaise.

Je lui serrai la main pour le réconforter; mais, au même instant, Pâquerette lui dit d'un air dégagé, avec la voix la plus glaciale:

—Monsieur, je ne vous connais pas!

A peu près comme elle eût dit à un pauvre: «Passez votre chemin!»

Bouquet passa son chemin. Il leva la tête avec quelque dignité, il me dit adieu et disparut.

«Monsieur, je ne vous connais pas,» était le mot de la mort pour son coeur.

Il demeurait alors rue Mazarine; il voulut retourner chez lui pour écrire à sa mère qui l'attendait à Nevers. Il n'écrivit pas à sa mère!

En passant sur le pont des Saints-Pères, il se promena quelques minutes, en proie à tous les désespoirs. Il regardait le ciel, puis la Seine, puis les femmes qui passaient, comme s'il devait revoir la figure de Pâquerette.

Tout à coup, il se pencha un peu plus et finit par tomber dans ce tombeau mouvant.

Il en était à ses dernières ressources. Sa mère ne recueillit que son violon, couvert d'un voilé noir!

Pâquerette porta le deuil en rose.




L'HOSPITALITÉ ÉCOSSAISE

VII

L'HOSPITALITÉ ÉCOSSAISE

I

Le colonel Dieu entra dans le compartiment 341 comme un chien dans un jeu de quilles. Un chien qui traverse un jeu de quilles ne met en fureur que des joueurs en gaieté, tandis que le colonel mit en fureur un mari outragé. Une jeune femme venait de donner un soufflet à sir James Edwards. Il paraît que c'était son mari; il le croyait, mais elle ne le croyait pas.

Ils avaient, en effet, passé par un mariage de raison; mais, la première nuit des noces, la jeune femme, qui était une romanesque et une idéaliste, avait souffleté son mari pour l'envoyer coucher ailleurs.

Or, M. James Edwards, qui aurait dû prendre ce soufflet de femme pour ce qu'il valait, l'avait pris au sérieux, non seulement la nuit des noces, mais encore dans le compartiment 341.

Si bien que M. Dieu assista à cette scène imprévue: Un mari qui veut riposter au soufflet de sa femme par un coup de revolver!

En effet, comme il allait saluer, selon l'habitude des gens bien élevés qui entrent quelque part, même dans une église, dirait un athée, le colonel vit que M. James Edwards, la barbe hérissée, yeux flamboyants, bouche orageuse, menaçait Daniella d'un joli petit bijou à mettre dans une étagère, un revolver travaillé par une main de fée, mais donnant la mort tout comme un autre.

Daniella poussa un cri. Le colonel, moitié souriant, moitié sérieux, dit au mari: «Monsieur, voulez-vous bien me montrer ce joli revolver?—No, no,» répondit l'Anglais.

Car c'en était un. Bien mieux, c'était un Anglais doublé d'un Indien.

Mais le colonel insista d'un ton de maître.

—Je vous dis de me donner ce revolver.

—No, never! répéta l'Anglais.

Le colonel s'approcha tout près de lui, comme un homme décidé à être obéi. Mais James Edwards Esq. désarma son bijou et le mit dans sa poche.

—Alors, c'est bien, dit M. Dieu, mais, sacré nom de Dieu,—c'est mon nom, monsieur,—si vous vous avisez de sortir le revolver de votre poche, vous aurez affaire moi.

—Go to Hong-Kong.

L'Anglais, dans un baragouin de français panaché de termes britanniques, reprocha au Français d'être entré chez lui sans être attendu. Le colonel se mit à rire et lui demanda pardon de ne pas avoir pris un ambassadeur pour se faire annoncer dans le compartiment 341. Après quoi, il voulut bien lui donner ses états de services: douze campagnes et douze blessures.

—Mais pas défiguré, dit-il en regardant la jeune femme qui, tout émue dans son coin, le regardait lui-même avec des yeux adorables.

C'était une Écossaise: quand les Écossaises se mêlent d'être belles, elles le sont merveilleusement, comme Daniella.

M. Dieu fut quelque peu surpris de la voir tout à coup caresser un pigeon et le lancer par la portière. Après quoi, elle reprit sa belle sérénité.

Le colonel regretta alors de n'être pas un colonel du Gymnase. Il aurait voulu jouer ce jour-là les Volnys et les Bressant. Mais, grâce à Dieu, s'il n'était pas un beau soldat à l'aquarelle, il était un homme très agréable, jeune encore, figure sympathique, caractère et moustache en croc, désinvolture tout à la fois héraldique et cassante. En un mot un galant homme difficile à vivre avec ses pareils, mais n'envoyant jamais les femmes à la salle de police.

Plus M. Dieu regardait Daniella, plus M. Edwards lui paraissait horrible, un bouledogue réussi, barbe gris fer, yeux de lapin blanc, nez en trognon de pomme, six grains de beauté sur le front et sur les joues. Cet homme était si laid qu'il était beau. Balzac en eût fait un héros de roman. Il daigna lui-même donner ses états de service. Je traduis sa prose franco-anglaise: soldat aux Indes pendant six ans, pas une campagne, pas une blessure; ce qui n'était pas mal répondre aux douze campagnes, aux douze blessures du colonel; aussi M. Dieu trouva-t-il ce monstre spirituel. Il espérait, par un peu de gaieté, détourner le mari de ses colères tragiques. Il raconta qu'en France un soufflet de femme était une caresse comme une autre. Il cita ses auteurs, je crois même qu'il alla chercher des exemples dans l'antiquité: Vénus ne conquit-elle pas Mars en lui donnant un soufflet?

—Voyez-vous, monsieur, dit-il en terminant, il faut aller un jour à une séance de l'Académie des inscriptions et belles-lettres: vous en apprendrez bien d'autres.

Mais le mari, outragé dit qu'il voyageait pour son plaisir.

—Ça se voit bien, dit le colonel en brûlant Daniella du regard

—Monsieur, lui dit-elle alors d'une voix qui lui alla au coeur, est-ce que nous n'allons pas traverser un tunnel?

—Tiens! pensa le colonel, en voilà une qui parle en français: C'est toujours ça.

A l'inverse des Anglaises, Daniella avait un accent gazouilleur qui charmait l'oreille. M. Dieu répondant à la dame, lui dit qu'ils allaient traverser le tunnel d'Anisy-le-Château.

—Singulier tunnel, dit le colonel; c'est le seul où l'on n'allume pas les chandelles.

La jeune femme pâlit.

—On me l'avait dit, murmura-t-elle en cachant mal son effarement.

M. James Edwards parut se recueillir.

—N'ayez peur, dit le colonel, on remplacera les chandelles par des allumettes-bougies.

Quelques minutes après, on entrait dans le tunnel. Comme le mari n'avait pas changé de figure et que le colonel ne voulait pas d'une scène tragique, il fit jaillir la lumière et brûla la première allumette-bougie.

A peine était-elle éteinte que le bruit d'un soufflet retentit. C'était le troisième.

Mais ce qui retentit mieux, ce fut le coup de revolver que venait de tirer le mari exaspéré.

Était-ce, seulement pour faire peur à sa femme? Elle poussa un cri déchirant. Le colonel se précipita et désarma M. James Edwards, au risque de recevoir lui-même le second coup.

Ce second coup partit, mais sans l'atteindre.

—Rassurez-vous, madame, dit-il avec calme, je vais vous délivrer de ce fou furieux.

Le mari rugit. M. Dieu n'était pas sans inquiétude, mais, la lumière reparaissant, il vit qu'il y avait eu plus de peur que de mal. Daniella était presque évanouie dans son coin, mais aucune trace de sang n'accusait M. James Edwards.

—Dites-moi, monsieur, lui cria le colonel, est-ce que c'est là votre manière de faire plaisir à votre femme? En France, on vous jetterait dans une maison de fous. Quand on n'est pas content de sa femme, on s'en va: quand on est pas content de la vie, on s'en va; mais on fait ça en galant homme, sans embêter les autres, nom de Dieu!

—Ah! ah! dit le mari, moi avoir embêté vo. I am glad of it.

—Et moi aussi j'en suis bien aise, car moi embêterai vo, bull-dog; vous voyez que je sais un mot d'anglais.

Le bull-dog tourna sa colère contre sa femme, qui rouvrait ses beaux yeux pour regarder le colonel. Son mari lui montrait le poing; elle se leva et vint, comme une colombe effarouchée, se nicher dans les bras de M. Dieu, qui ne fit pas de façons pour la recevoir. Elle le grisa du premier coup, par la senteur de ses beaux cheveux, couleur de blé mûr, et la douceur de ses beaux yeux, deux pervenches ombragées.

M. Dieu n'avait jamais été à pareille fête, non pas seulement parce qu'il n'était pas marié, mais parce que les femmes qui lui avaient passé par les mains étaient des filles d'occasion, des coureuses d'officiers plus ou moins en campagne, qui ne dédaignaient pas de tomber dans le fossé pour le soldat.

Le colonel valait mieux que cela, car il avait une belle tête, fière et cordiale? mais enfin l'amour poétique n'avait pas encore frappé à sa porte. Jusque-là, il mettait les femmes au second rang, plus préoccupé des lauriers que des myrtes, comme disait M. de Jouy. Il fut donc touché au coeur par les battements de coeur de Daniella. Jamais il ne s'était senti si heureux.

II

Naturellement, M. James Edwards n'était pas homme à se contenter de cette accolade. Il rugissait, mais il se recueillait. Allait-il fondre comme un vautour sur sa femme et entamer un duel à la boxe avec le colonel? Sans doute, mais un coup de sifflet retentit; le train s'arrêta; on cria: Margival!

—A la bonne heure, dit le colonel en regardant le bull-dog, je vais vous faire empoigner pour qu'on vous mette dans une niche.

M. James Edwards répondit qu'il voudrait bien voir ça.

Il y a toujours, à chaque arrêt de train, un bon gendarme qui ne dit rien, qui ne voit rien, mais qui prouve par sa seule présence que la société est sauvegardée. Le gendarme est le soldat de la civilisation, dirait M. Prud'homme, troisième du nom, s'il disait quelque chose. Le colonel descendit du compartiment, portant la jeune femme comme il eût porté un enfant; tout aussitôt il ferma la portière et dit au gendarme.

—Vous n'avez pas peur, n'est-ce pas?

—Non, mon colonel.

Le gendarme tremblait.

—Eh bien! mon brave, vous allez monter dans ce compartiment; vous y maintiendrez un fou qui a voulu tuer sa femme, voyez plutôt le revolver. Arrivé à Soissons, je le ferai appréhender au corps. S'il est bien gentil, on le renverra outre-Manche; mais, s'il veut faire le malin, nom de Dieu! on le f...ichera en prison, même si John Bull n'est pas content.

Le gendarme obéit, mais d'un air inquiet.

—Si mon camarade montait avec moi?

Quoique ce ne fût pas l'heure de rire, le colonel dit au gendarme:

—Vous avez été soldat?

—Non, mon colonel.

—Singulier pays, où l'on prend maintenant des gendarmes dans le civil. Je comprends qu'il en faille deux pour avoir raison d'un homme.

Il appela l'autre gendarme. Ce fut une vraie comédie, car ils s'installèrent héroïquement dans le compartiment, quoique M. James Edwards fût descendu de l'autre côté.

Mais le mari ne retrouva pas sa femme avant que le train fût reparti. Il eut beau tendre les bras, piétiner et crier, on fut sourd autour de lui, parce que son histoire était déjà connue du chef de gare et de son personnel.

De Margival à Soissons ce ne fut qu'un roucoulement du colonel, qui se faisait la voix, car il n'était pas habitué à cela. L'Écossaise ne s'effarouchait pas de la chanson; elle trouvait doux d'être adorée après avoir été malmenée si brutalement.

—Que diable, ma chère, faites-vous avec un pareil bouledogue?

—Que voulez-vous? on m'a mariée malgré moi. Mais rassurez-vous; la première nuit de mes noces, quand mon mari est venu en chemise, une chandelle à la main, vers le lit où je tremblais comme une feuille, je n'ai jamais voulu lui permettre de se coucher. Il a voulu m'embrasser, mais je l'ai souffleté ferme, de cette petite main-là.

—A la bonne heure; mais le lendemain?

—Le lendemain, je m'enfuis chez mon cousin O'Connell.

—Vous êtes d'une bonne famille!

—Oui, mais famille pauvre, tandis que mon mari est fort riche.

Le cousin avait fait passer un nuage sur le front du colonel.

—Dites-moi, madame, avez-vous donné un soufflet à votre cousin?

—Oui, car il s'est oublié et il a voulu être mon mari.

—Voyez-vous ça? Et après le soufflet?

—Hélas! mon mari est survenu avec mon père; il m'a bien fallu les suivre; voilà pourquoi vous me voyez voyageant sans bien savoir où je vais, car mon mari m'emmenait d'abord en Suisse; mais il s'est ravisé une fois à Cologne; il m'a parlé de Paris pour m'apprivoiser.

—Et maintenant, où irez-vous?

—Partout où n'ira pas mon mari.

Le colonel regarda doucement Daniella.

—Je vous conduirais bien chez moi, si j'allais chez moi; mais je ne vais jamais chez moi, si ce n'est au régiment.

La jeune femme fixa son compagnon de voyage d'un air désespéré.

—Voyez-vous, madame—ou mademoiselle,—je suis venu chasser dans ce pays-ci, là-bas, sur les terres d'un de mes amis qui m'attend ce soir à dîner; je pourrais bien lui mener un chasseur, mais une chasseresse....

—Mais je chasse.

—En vérité? Après tout, il est là sans sa femme; venez chasser avec nous. Nous allons prendre un joli fusil à Soissons.

—Oh! que je suis heureuse! On s'aimait déjà à toute vapeur.

—Tonnerre de Dieu! se dit le colonel, voilà une femme qui est bien facile à vivre, excepté avec son mari. Mais si ce n'était pas son mari! si c'était une coureuse d'aventures.

Il fut rassuré par deux beaux yeux, deux fenêtres ouvertes sur une âme candide.

—Vous êtes gentille à croquer, madame—ou mademoiselle.

—Dites, mademoiselle.

Quand le train s'arrêta à Soissons, l'ami du colonel vint au-devant de lui et lui indiqua une jolie victoria attelée de deux chevaux anglais.

Daniella alla flatter les chevaux, tout en regardant si son mari ne la suivait pas.

—C'est ta femme, dit le colonel à M. Dieu.

—Non.

—C'est ta maîtresse?

—Non.

—Quelle est cette dame?

—Je n'en sais rien.

—Est-ce qu'elle vient avec nous?

—Si tu veux. Mais il n'y a que deux places dans ta victoria.

—Il y a quatre places; puisque je conduis, je monte sur le siège.

—Eh bien! en route.

Pas un mot de plus.

Daniella ne fit aucune cérémonie pour prendre la place d'honneur.

—Je suis bien contente! dit-elle en serrant la main du colonel.

—Il n'y a pas de quoi! Vous seriez encore plus contente si votre cousin était à ma place.

M. Dieu était jaloux.

—Diable! diable! dit-il, voilà que j'aime cette femme, je le sens bien, puisque la jalousie m'empoigne!

Et le mari? Le colonel, descendant du train, l'avait recommandé au chef de gare de Soissons, un vieux loup de mer qu'il connaissait bien. Il faut dire, à la louange des deux gendarmes, qu'ils avaient mis la main sur M. Edwards, quand il était remonté dans le compartiment 341, à cause de son sac de nuit, renfermant la moitié de sa fortune. Il lui fallut parlementer à Soissons, pendant que sa femme courait les champs.

En moins d'une demi-heure, on fut au château, au milieu d'un beau parc, dans un pays charmant, non loin du château de l'évêché, qui est aujourd'hui à une grande cocotte passée au bleu des anges.

Gai dîner où les deux amis riaient des naïvetés charmantes de Daniella. La mariée s'épanouissait avec délices, comme une rose jusque-là comprimée par les jours de froid. Elle s'étonnait de rire.

—J'étais si triste! disait-elle souvent.

—Pourquoi étiez-vous si triste?

—C'est que là-bas, en Ecosse, il neigeait sur moi.

On lui donna le plus beau lit du château, après celui de la châtelaine.

—Dormez en paix, lui dit le colonel au seuil de la chambre. Je suis trop bien élevé pour recevoir un soufflet à mon tour.

Il dormit mal.

—Qui sait? se disait-il, elle ne se fâcherait peut-être pas si j'allais lui tenir compagnie!

Mais cet homme, qui n'avait pas peur du feu, qui s'était battu comme un héros à Mars-la-Tour et à Orléans, n'osa point faire un pas de plus.

III

Le lendemain, on chassa dans le parc, pas plus loin, par égard pour les petits pieds de Daniella. Elle tua sans sourciller trois faisans et un cygne qui n'étaient pas de la fête.

—Voilà, dit le colonel, la femme de mes rêves: la femme qui fait le coup de feu.

Le soir venu, il fallut que l'ami retournât à Paris.

—Pourquoi ne restez-vous pas avec nous? dit Daniella, comme si elle eût été chez elle.

—Parce que, si je ne retournais pas ce soir, ma femme serait ici demain matin.

—Eh bien! adieu, dit Daniella; offrez-lui un de mes lièvres et un de mes faisans.

Le colonel paraissait inquiet.

—Voilà qui est bien, dit-il; mais, s'il faut qu'il retourne à Paris, il faut aussi que je retourne à mon régiment.

—Ne le croyez pas, dit l'ami, qui voulait être hospitalier, même quand il n'était pas là; un colonel se donne à lui-même des congés.

—Enfin, dit M. Dieu, nous en parlerons demain.

Les voilà donc, lui et elle, tout seuls au château. C'était par un de ces soirs de septembre qui présagent l'hiver. La pluie tombait fine d'un ciel gris; aussi, en attendant le dîner, on alla s'asseoir devant la grande cheminée de la salle à manger.

—Oh! qu'on est bien ici, dit Daniella!

M. Dieu était pensif.

—A quoi pensez-vous, mon colonel?

—Je pense que je voudrais avoir dans mon régiment un joli petit chasseur comme vous.

—Oui, engagez-moi dans votre régiment; là, je n'aurai plus peur de'mbn mari.

Il semblait que le souvenir de son mari la glaçât, car elle se rapprocha du feu.

—Non, lui dit M. Dieu, ouvrant ses bras; faites comme dans le compartiment: nichez-vous là.

Sans bégueulerie, le plus naturellement du monde, elle vint s'asseoir sur les genoux du colonel et se pelotonna dans toutes les effusions du flirtage.

Le feu flambait dans les coeurs comme dans l'âtre. Le colonel et Daniella auraient voulu rester ainsi tout un siècle.

Ils ne se disaient rien, tant ils se parlaient des yeux. Le colonel finit par reprendre la parole.

—Et quand on pense, dit-il, que vous allez retourner à votre cousin ou à votre mari?

—Non, I love you! répondit-elle, en embrassant M. Dieu.

—Voyons, soyez franche: je sais que ce matin vous avez envoyé une dépêche à votre cousin, qui vous a suivie jusqu'à Bruxelles.

—Oui, je lui disais de venir me prendre à Soissons; mais ce matin je n'avais pas encore chassé avec vous.

Le colonel regarda doucement Daniella.

—Tais-toi, petite engeôleuse: Tu me ferais croire que je t'aime.

—Je ne sais pas si vous m'aimez, mais moi je vous aime.

M. Dieu soupira.

—Allons donc, vous m'aimeriez avec mes douze blessures—mes quarante années, bien écrites sur a figure,—et les années de campagne comptent double.

Daniella s'était détachée du colonel et renouait ses beaux, cheveux en rébellion.

—Allons, dit-il, voilà que l'oiseau s'est en volé.

Il flottait entre sa raison et son rêve.

—Dites-moi, Daniella, savez-vous jouer aux cartes?

—Non, contez-moi plutôt une histoire.

—Je n'en sais pas.

—Contez-moi la vôtre.

Le valet de chambre dit alors tout haut:

«Madame est servie!»

IV

On dîna, on fut tour à tour gai et sentimental. Le vin de Champagne mit sa pointe et sa lumière dans l'esprit des amoureux. On continua à se charmer. Ils étaient en face l'un de l'autre. Daniella vint se mettre à côté du colonel. On finit par boire dans le même verre.

—Cela se fait en Ecosse dit-elle en français.

—Tout est bien dans votre pays, dit M. Dieu; mais, quand vous êtes en France, accordez-vous l'hospitalité écossaise de votre chambre à coucher?

La mariée sans mari rougit et dit que non.

—Alors je n'ai plus rien à faire ici, puisque, après vous avoir, adorée, je ne puis pas vous aimer.—J'oubliais! dit le colonel. Pourquoi diable avez-vous lâché un pigeon entre Anisy et Soissons. C'était une manière d'écrire à votre cousin.

—Vous devinez tout.

—Quoi encore.

—Vous devinez que je vous-aime.

—Je ne comprends pas bien le français, mais vous me l'apprendrez, mon colonel.

On se remit au coin du feu, on prit le café, on conta des histoires; de temps en temps, Daniella allait retrouver son nid dans les bras du colonel.

C'était charmant, par la grâce naïve de l'Écossaise et par la douceur, enjouée de l'homme de guerre.

V

On arriva ainsi à onze heures du soir. Tout à coup le valet de chambre vint avertir qu'un étranger, qui venait de Soissons à bride abattue, demandait à parler—à Madame.

—Sacré nom de Dieu, dit le colonel, je vais lui parler, moi.

—O ciel! c'est mon mari! s'écria Daniella.

Le colonel sortit de la salle à manger. La jeune femme se cacha sous un rideau.

—Quand ce serait le diable!

—Non, dit en rentrant le colonel, ce n'est pas votre mari, c'est votre cousin. Que vais-je lui dire?

M. Dieu était pâle comme s'il eût reçu un coup au coeur.

—Eh bien! dit Daniella en penchant la tête sur le sein du colonel, dites-lui....

—Quoi? parlez!

—Dites-lui qu'il aille rejoindre mon mari.

Le colonel obéit. Quand il parlait, il n'y avait pas de réplique: Le cousin, tout en s'indignant, reprit la route de Soissons.

Daniella, effrayée d'avoir été trop douce à M. Dieu, lui dit un bonsoir presque glacial et s'envola vers sa chambre à coucher, une vraie chambre nuptiale, toute blanche, par les tentures et par le lit.

Cette fois, le colonel alla frapper à la porte.

—C'est moi, Daniella, n'ayez pas peur.

—J'ai peur... parce que c'est vous....

—Je viens vous demander l'hospitalité écossaise.

Daniella ouvrit-elle la porte?

VI

Le lendemain elle chassa avec le colonel sans regarder du côté de l'Écosse.

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