Les douze nouvelles nouvelles
LA SIXIÈME LUNE DE MIEL
VIII
LA SIXIÈME LUNE DE MIEL
I
Quand on donna chez la duchesse cette jolie mascarade du Directoire où Blanche représentait Mme Récamier, tout le monde cria au miracle de sa grâce et de sa beauté.
—Et elle est si heureuse!
—Et il est si heureux!
Ils étaient heureux, mais dans la période du bonheur qui s'endort. Le soleil avait dépassé son zénith pour descendre à l'horizon; les nuages ne le cachaient point encore, mais ils montaient déjà vers lui.
Donc, c'était le bonheur à son déclin. M. de Chavannes trouvait que sa femme était la plus adorable des créatures, jolie, spirituelle, taquine, le coeur et l'esprit toujours en éveil. Mais enfin il commençait à connaître son répertoire. Elle lui semblait moins imprévue; il devinait le mot qu'elle allait dire; il avait dénoué tous les masques; il la perçait à jour. Or, pour certains hommes, l'amour est comme la mode qui vit de nouveauté; heureusement que pour certains autres l'amour est un égoïsme à deux qui rebâtit toujours sa chaumière en ruines de Philémon et Baucis.
Par bonheur, Blanche s'aperçut elle-même qu'elle se répétait souvent; c'est là le défaut des femmes babillardes: elles en abattent-elles en abattent jusqu'au jour où il n'y a plus à fagoter dans la forêt.
Le femmes silencieuses sont bien plus près de la sagesse; leur esprit est un puits dont on ne connaît jamais le volume d'eau; la vérité se montre quelquefois sur la margelle, mais le plus souvent elle se cache dans les ténèbres, tandis que les babillardes vous éblouissent d'abord par les diamants d'une source vive qui s'épuise bientôt en roulant sur le sable.
—Maurice, dit un jour Blanche à son mari, tu n'écoutes plus les jolies choses que je te dis.
—C'est peut-être vrai, répondit-il, mais je suis comme un homme ébloui par le soleil, je finis par aimer l'ombre.
—Tu te moques de moi, je ne dirai plus rien.
—Je ne suis pas inquiet. C'est là le privilège de l'esprit, d'être toujours prodigue.
Pendant quelques jours Blanche joua la silencieuse. Maurice avait beau lui jeter des points d'interrogation, elle se taisait. Cela le reposait, mais cela la fatiguait de ne plus parler. Il ne faut jamais chasser le naturel; aussi, le soir, dans le monde, elle s'en donnait à coeur joie: ne s'étant pas dépensée dans la journée, elle était plus éblouissante que jamais. Mais tout en babillant dans un cercle de vagues adorateurs et de femmes qui n'avaient rien à dire, elle suivait de l'oeil son mari et remarquait avec chagrin qu'il n'avait plus sa figure rayonnante des premiers jours heureux.
Que faire, pour ramener Maurice aux blanches clartés de la lune de miel? Si jamais il allait s'amuser ailleurs, pour ne pas s'ennuyer chez lui? Blanche n'était pas femme à jeter les cartes, après avoir gagné la première partie. Mais comment conjurer le dieu Hasard, qui retourne la dame quand il faudrait retourner le roi.
II
Dans un dîner chez la comtesse de Cormeilles, Blanche s'aperçut que Maurice, placé en face d'elle, était fort occupé de sa voisine. Il paraissait ne pas s'ennuyer du tout en l'écoutant parler:
—Ce que c'est que de n'avoir pas d'esprit, dit Blanche avec fureur, en voilà une qui a toujours parlé, et qui n'a jamais rien dit. Eh bien! Maurice ouvre la bouche pour boire ses paroles, comme si elle lui versait une coupe de perles et de diamants.
Tout justement le voisin de Blanche lui dit alors, dans le pur langage du faubourg Saint-Germain:
—Il paraît que votre mari ne s'embête pas en face de nous avec la belle vicomtesse.
—Oui, dit en riant la jeune mariée, celle que nous appelions au Sacré-Coeur: Élisabeth et la belle.
—Je sais, et vous ne manquiez pas de souligner la dernière syllabe d'Élisabeth. Que voulez-vous, c'est déjà beaucoup d'être belle.
—Je crois bien, la beauté est le premier trait d'esprit d'une femme.
—Et le second, c'est son coeur.
—Monsieur mon voisin, vous parlez comme un livre.
—Madame, la différence entre nous deux, c'est que je parle comme un livre qu'on a lu et que vous parlez comme un livre qu'on n'a pas encore lu.
Après le dîner, Mme de Cormeilles prit très amoureusement le bras de Maurice, s'appuyant et s'abandonnant avec une grâce affectée: un peu plus elle s'enroulait autour de lui.
—Voyez-vous ce serpent, murmura Blanche, que la jalousie mordait au coeur.
Elle ne joua pas la même comédie avec son voisin de table, elle alla se cacher dans un des petits salons, où il n'y avait personne, pour voir si son mari la chercherait.
Il ne la chercha pas.
Et pourtant elle était adorable ce soir-là; robe en indou blanc et en surah merveilleux avec flocons de dentelles; le corsage était un rêve, quoiqu'il ne renfermât pas deux chimères; ruban sur l'épaule pour mieux accentuer le nu du bras. On n'avait jamais si bien déshabillé une femme du monde. Sous les cheveux relevés à la Diane, quelques touffes rebelles caressaient un cou qui appelait toutes les lèvres.
—Ce n'est pas la peine d'être belle, dit-elle, en se mirant dans une attitude exquise tout à la fois coquette et abandonnée.
Comme Mme de Chavannes ne savait pas renfermer ses émotions, elle avisa une de ses amies qui lui avait dit la veille: «Es-tu assez «heureuse!»
—Comprends-tu, ma chère Emma, que mon mari puisse s'amuser aux propos éloquents que lui débite Elisabeth!
—C'est un comble, dit l'amie; mais, c'est égal, veille sur ton mari, car toutes les femmes le trouvent trop beau.
—Je ne puis pourtant pas le mettre sous clef.
—Non, mais ne lui donne pas la clef des champs!—et ne la prends pas toi-même.
La vérité, c'est que M. de Chavannes était trop beau pour un homme seul: il n'avait pas à se mettre en quatre pour que les chercheuses d'aventures lui fissent tourner la tête de leur côté. Il y a toujours à Paris, dans les hautes régions mondaines, trois ou quatre hommes qui sont maîtres du champ de bataille, parce que les femmes sont toutes des brebis de Panurge. Elles vont aveuglément où va la première. Don Juan aura éternellement raison: prendre une femme haut la main, c'est les prendre toutes,—je parle de celles qui se laissent prendre.—Et plus les femmes sont malheureuses avec lui, plus le flot monte et le submerge. Le poète espagnol n'a-t-il pas dit que Don Juan pouvait prendre un bain dans les larmes de ses victimes?
Maurice allait-il en arriver là? On lui promettait de le proposer pour le prix Montyon. Les femmes sont ainsi faites, qu'elles n'aiment pas le bonheur—des autres.
III
Une de ces railleuses dit un jour à Maurice:
—Voyons, il est temps de commencer votre cinquième ou sixième lune de miel avec une autre amoureuse, pour voir si c'est toujours la même chose.
Or, voici ce qui arriva. Maurice était d'un cercle, comme presque tous les mondains. Quoiqu'il fût absolument le mari—et l'amant—de sa femme, il n'avait pas brisé avec toutes les demi-mondaines. Quelques-unes lui écrivaient encore pour ceci ou pour cela,—question d'argent;—car il était couché sur le grand-livre de la dette publique de ces dames.
Naturellement toutes ces lettres lui arrivaient au cercle.
Un matin, il regarda à deux fois avant de briser le cachet d'une enveloppe japonaise. Ce cachet à la cire représentait une couronne de princesse, une couronne fermée sur un écusson sérieux. Il respira le parfum de la cire et de l'enveloppe.
—D'où diable cela vient-il? C'est un parfum tout nouveau pour moi: violette et lys.
En ouvrant le billet, il trouva que l'écriture était d'une haute distinction; aussi prit-il un vif plaisir à lire ces quelques mots:
Oui, n'est-ce pas? Passez ce soir avenue Montaigne, à dix heures, mais non pas dans votre coupé; prenez la première voiture venue, si elle est fermée. Je descendrai de l'hôtel d'une de mes amies. Nous ferons un tour au Bois; mais jurez-moi vos grands dieux que vous ne soulèverez pas mon triple voile. Le bonheur se cache; moi je veux cacher ma figure, comme mon bonheur. Il me semblera que mon crime sera à moitié pardonné.
«CELLE QUI NE DIT PAS SON NOM.»
Tout en lisant, Maurice avait regardé la petite photographie que renfermait l'enveloppe. C'était une très jolie figure, animée par les plus beaux yeux du monde; la bouche était cruellement voluptueuse dans son sourire félin, les lèvres s'entr'ouvraient charmeuses et gourmandes. Maurice était ravi; mais il regretta de voir le cou, les épaules et le sein tout encharibotés de fourrures.
—Diable! dit-il, s'il y a trois voiles avec tout cela, je ne vois pas bien ce qu'il y aura à mettre sous les dents!
Tout homme a son confident: Maurice ne put s'empêcher de montrer cette lettre à un ami du Club.
—Que ferais-tu à ma place?
—La belle question! j'irais au rendez-vous.
—Et si les trois voiles cachaient une vieille folle?
—Non; je respire la jeunesse dans ce billet doux.
—Et bien! vas-y; moi je ne suis pas familier à ces plaisirs-là.
—Je comprends: tu as le bonheur chez toi; tandis que moi je suis obligé de courir après.
Un silence.
—Mais, mon cher Maurice, je ne puis pas jouer ce jeu-là. Dès que la dame verra que ce n'est pas toi, elle se jettera hors de la voiture. Elle n'y montera même pas.
—Tu es bête! elle cherche une aventure: un homme en vaut un autre.
—Tu ne sais pas ce que tu dis; Je te rends ton billet. C'est à toi de continuer le roman.
IV
Maurice resta indécis toute la journée; peut-être ne fût-il pas allé au rendez-vous, s'il n'eût trouvé dînant chez lui la soeur de sa femme; tout un contraste: pas jolie et pas spirituelle.
A neuf heures, il dit qu'il lui fallait aller à une réception ministérielle.
—Va où tu voudras, puisque ma soeur est avec moi; j'irai peut-être la conduire chez ma mère.
Maurice, qui demeurait près de l'Arc-de-Triomphe, descendit l'avenue des Champs-Elysées, tout en fumant un cigare inspirateur. Comme il remontait au rond-point, il vit que l'horloge des fiacres marquait dix heures moins dix minutes: c'était l'heure et le moment.
Il monta tout simplement dans une citadine qu'il conduisit presque au bout de l'avenue Montaigne, vis-à-vis le château gothique du comte de Quinsonas.
Il n'attendit pas longtemps; une femme tout en noir, qui lui parut grande et qui ne montrait pas ses talons, vint droit à la voiture. Il se précipita pour lui offrir la main. Elle monta d'un pied léger. Comme elle l'avait dit, elle était masquée d'un triple voile.
La voiture était déjà en route, car M. de Chavannes avait donné ses ordres au cocher.
—Princesse, dit-il en lui serrant la main, vous êtes dans une armature de fer: déshabillez au moins votre main.
—Oh! pas maintenant; demain, peut-être. Ne trouvez-vous donc pas que c'est déjà se toucher de bien près quand on se parle en tête à tête. Les paroles sont presque des actions.
Ce seul mot prouva à Maurice qu'il n'était pas en mauvaise compagnie. Il ne perdit pas son temps en phrases météorologiques, ne s'inquiétant pas du temps qu'il faisait.
A l'Arc-de-Triomphe; M. de Chavannes avait obtenu que la dame déboutonnât à moitié son gant.
—Pas un bouton de plus! dit-elle d'un air déterminé.
Il fallut bien que Maurice se contentât d'embrasser un petit coin du bras. Mais quel bras! mais quelle chair! mais quelle senteur amoureuse! Il était aux anges et aux diables.
Sa femme était bien loin!
Quand on fut aux premiers arbres du Bois, la dame voulut qu'on rebroussât chemin. Maurice eut beau supplier et se jeter à genoux,—ce qui est une des poses de Don Juan, parce que Don Juan sait se relever,—la dame fut héroïque. Maurice eut peur de tout gâter.
—Voyez-vous, lui dit la dame, figurez-vous que c'est un roman-feuilleton, je vous ai donné une part de moi-même: mon coeur et mon bras, sans parler d'un baiser que vous m'avez volé sur le cou. La suite à demain.
On n'est pas plus engageante. Maurice fut ensorcelé. Il reconduisit la dame avenue Montaigne, et s'en alla au cercle, convaincu qu'il triompherait de cette vertu de princesse à couronne fermée. Il n'était pas plus fat qu'un autre; mais l'idée qu'il enjôlait une princesse chatouillait agréablement sa vanité.
V
Ah! par exemple, le second jour, il ne se laissa plus prendre. Déjà, à la première rencontre, il avait presque reconnu sa femme à certaines manières de la princesse. Mais quelle idée aurait eue Mme de Chavannes de jouer ce jeu? D'ailleurs, la princesse lui paraissait plus grande et plus désinvolte. Ce jour-là, il ne douta plus de la comédie, ce qui l'amusa beaucoup. Et comme il voulait amuser sa femme, il tenta de brusquer l'aventure; mais Mme de Chavannes fut encore imprenable. Et pour se défendre mieux, elle lui parla de sa femme. Ici, le mari joua bien son jeu.
—Ah! que me dites-vous là, princesse? Pourquoi me rappeler si mal à propos une femme que j'adore? Vous seule pouvez un instant me la faire oublier.
La fausse princesse devint plus caressante.
—Il est passé, dit-elle, le temps des amours éternelles. Quand on se marie, on marie deux fortunes et non deux coeurs.
—Vous vous trompez, princesse: je me suis marié corps et âme.
Mme de Chavannes était ravie: un peu plus elle se jetait dans les bras de son mari; mais elle voulait jouer son rôle jusqu'au bout.
—J'en suis fâché, monsieur, vous m'avez pris le coeur, et je n'aurai pas la grandeur d'âme de vous renvoyer à votre femme. N'a-t-elle pas eu déjà quatre ou cinq lunes de miel?
Sur ce mot, elle embrassa voluptueusement M. de Chavannes sans pourtant lever son triple voile.
—A demain! lui dit-elle.
Maurice trouvait un vif plaisir à continuer cette aventure. N'était-ce pas étudier sa femme de plus près? Était-il sans inquiétude pour l'avenir avec une si parfaite comédienne, qui avait pu déguiser sa voix, son esprit, ses attitudes?
Il rencontra son ami du Club qui lui parla de l'aventure:
—Eh bien! es-tu heureux?
—Je crois bien! Tu as manqué là une rude bonne fortune.
—Voyons, dis-moi le nom de la dame?
—Je ne te le dirai jamais.
—Ce Maurice! profond comme la mer et muet comme la tombe!
Nous voici au troisième rendez-vous.
La voiture avait suivi le même chemin que la veille; mais une fois au bout du lac, les chevaux s'étaient égarés dans les chemins perdus de la cascade. On s'en revint par l'allée des Acacias; l'amoureuse appuyait doucement sa tête sur l'épaule de Maurice; elle lui avait permis de l'embrasser sous son triple voile. Et quels savoureux embrassements!
—A minuit, lui dit-elle doucement, vous me verrez chez la duchesse de C...; si vous m'aimez, vous me reconnaîtrez sans m'avoir vue, et vous me reconduirez chez moi. Ce sera le dernier mot.
—Le mot de la fin, dit Maurice en pressant Blanche sur son coeur.
VI
Il était minuit et demi quand Maurice entra au bal; naturellement il eut hâte, de traverser les quatre salons comme pour retrouver sa princesse. Il semblait dévorer toutes, les femmes du regard. Il passa tout un demi-quart d'heure à cette jolie course au clocher.
A la fin, comme il se trouvait tout près de sa femme, elle lui fit signe et lui montra un fauteuil:
—Monsieur mon mari, dites-moi, d'où vous vient cet air victorieux et inquiet?
—Je cherche.
—Vous trouverez; mais en attendant contez-moi ce que vous avez fait ce soir.
—Rien du tout.
Disant ces mots, Maurice regarda sa femme qu'il n'avait pas bien regardée depuis huit jours.
—Comme vous êtes belle, aujourd'hui.
—Je suis comme vous, j'ai l'air victorieux et inquiet. A propos, on m'a dit que vous étiez amoureux d'une belle princesse?
—Moi, pas pour deux sous.
—On m'a dit que ce soir on vous avait reconnu dans l'allée des Acacias, en tête à tête avec une femme tout en noir. Vous savez qu'on en parle autour de nous; mais je n'y crois pas, et vous?
—Moi non plus.
—J'imagine que vous n'avez pas baissé les stores. Il est vrai qu'il n'y a pas de lune. Maurice regardait bien sa femme, tout émerveillé de la voir si bonne comédienne.
—Monsieur mon mari, on vous accuse même d'avoir volé le mouchoir de la dame pour pouvoir la reconnaître. Mais pas si bête, l'amoureuse! car c'était un mouchoir sans couronne et sans chiffre.... Maintenant vous pouvez retourner à la duchesse; moi je vais demander ma séparation de corps, puisque je tiens toutes les preuves.
Maurice, riant sous cape, dit à sa femme:
—Chut! ne parlez pas si haut.
—Si, monsieur, je parlerai haut; je dirai que ce soir, à onze heures, on a surpris Monsieur et Madame de Chavannes dans l'allée des Acacias, recommençant leur sixième lune de miel.
—C'était toi! s'écria Maurice le plus naturellement du monde.
—C'était moi, sous la figure d'une autre: voilà pourquoi je t'ai retrouvé comme au premier jour.
—Blanche, tu es une femme de génie: tu serais capable de me faire voir la centième lune de miel!
—N'en doute pas, puisque je t'aime.
—Oh! je ne m'y fie pas! Une femme qui à ses débuts joue si bien les travestis est capable de se risquer dans une seconde aventure pour voir s'il n'y a pas d'autres lunes de miel que celles du mariage.
LES VISIONS DE LUCIA
IX
LES VISIONS DE LUCIA
I
Adieu! Lucia. N'oublie pas la légende du bien et du mal.
C'était la vicomtesse d'Harcours qui parlait ainsi à sa fille.
Lucia, toute éplorée, les cheveux épars, étouffant ses sanglots, soulevait la mourante dans ses bras. «Ma mère, ma mère, je ne veux pas que tu meures.» Mais la mort était là qui prit la mère et toucha l'enfant.
Lucia avait quinze ans. On l'avait appelée du couvent sur l'ordre de la comtesse qui ne voulait pas mourir sans revoir une dernière fois cette adorable figure de vierge, détachée des fresques de l'Ange de Fiésole.
Elles n'étaient plus que deux au monde, la mère et la fille. La mère retourna à Dieu, la fille retourna au couvent. Le château d'Harcours, cette belle ruine solitaire de l'Orléanais, ne fut plus hanté que par les chouettes.
Pourquoi la mère mourait-elle si jeune et pourquoi parlait-elle de la légende du bien et du mal? On disait là-bas que son mari s'était tué à ses pieds par jalousie et qu'il se vengeait au delà du tombeau. On disait aussi que sa vengeance frapperait Lucia qui portait son nom, mais qui n'était pas sa fille.
Jusqu'à dix-sept ans, Lucia, toute en Dieu, ne pensa qu'à revêtir la sombre robe des carmélites; mais, tout d'un coup, il y eut un réveil dans cette jeune fille. C'est que ce jour-là elle se vit belle dans son miroir. Il lui sembla qu'elle était appelée, elle aussi, aux joies de la vie.
Elle avait une tante à Paris, une mondaine prodigue, qui comptait déjà sur la fortune de la carmélite pour doter ses filles; aussi ne fut-elle pas peu surprise d'apprendre que sa nièce était retournée au château d'Harcours.
Elle lui écrivit et lui représenta qu'elle était bien jeune pour habiter une pareille solitude. Mais la jeune Lucia répondit que cette solitude lui était douce pour vivre dans le souvenir de son père tué à la bataille d'Orléans, et de sa mère morte en pleurant son père; ces deux souvenirs seraient sa sauvegarde.
C'était au temps des vacances, la tante emmena ses filles au château pour revoir de près cette jeune folle qui voulait vivre de la vie et non s'enterrer vivante. Lucia fut charmante pour sa tante et ses cousines.
—Vous n'y perdrez rien, leur dit-elle gentiment, j'avais dit que ma dot serait partagée par mes deux cousines. Nous ferons trois parts, au lieu d'en faire deux, et d'ailleurs, qui sait si je me marierai jamais, car je me sens bien sauvage.
En effet, Lucia aimait les bois, les ravins, les chutes d'eau. Il ne se passait pas de jour qu'elle ne songeât à retourner au couvent; la gaieté babillarde de sa tante et de ses cousines l'irritait jusqu'aux larmes, quoiqu'elle les aimât toutes les trois. Elle aspirait au temps où elle se retrouverait seule. En attendant, la mode avait ses grandes entrées au château; Lucia était métamorphosée en Parisienne, tandis que tout un ameublement Louis XVI panaché de japonisme transformait les salons, la salle à manger et les chambres habitables. On pouvait se permettre quelques folies sur l'inspiration de la tante, car la fortune de Lucia lui donnait cent cinquante mille livres de rente.
Après un mois de séjour au château, où on ne recevait que trois ou quatre familles provinciales, oubliées et embéguinées, la tante et les cousines reprirent la route de Paris à toute vapeur, quelque peu surprises de voir que la châtelaine ne voulait pas être du voyage. Que ferait-elle là, seule pendant tout un hiver, avec une gouvernante revêche et des serviteurs qui semblaient des fantômes, tant Lucia leur avait imprimé par sa dignité silencieuse le caractère de la solitude?
—Enfin nous respectons ta volonté, lui dit la tante, en l'embrassant, tu vas mourir d'ennuis, tu es bien heureuse que je t'aie abonnée à la Vie parisienne, et à l'Art de la Mode.
—Oh! ma tante, je ne lirai pas de journaux.
Lucia savoura pendant quelques jours le plaisir d'être seule; elle alla plus souvent au cimetière, elle ne manqua pas la messe un seul jour.
Elle poursuivait ses rêveries dans les sentiers perdus du parc, s'égarant jusque dans les bois voisins. Le soir, elle lisait beaucoup; ses romans, c'était la vie des Saintes; elle regrettait de ne pouvoir, à son tour, marquer une légende dans l'histoire chrétienne.
Elle avait pourtant des aspirations mondaines. Le matin, devant sa psyché, elle ne pouvait s'empêcher de sourire à sa beauté, comme on sourit au ciel, aux lys et aux rosés, comme on sourit à la chanson et à la mélodie. Ce n'était pas la beauté rayonnante des filles d'Eve: ce n'était que la vision de la beauté. Je ne sais quoi d'idéal et de divin; mais comme l'âme illuminait la figure, les grands yeux bleus sous les cils noirs avaient une éloquence extrahumaine.
La gouvernante eut peur un jour de la voir suivre bientôt sa mère; sans lui rien dire, elle la mit à un régime tonique; comme elle était en pleine sève, elle reprit plus fortement racine; ses pâleurs se colorèrent gaiement; la grâce succéda à la délicatesse; ses bras en fuseaux s'arrondirent; ses seins effacés soulevèrent sa robe. Ce fut une demi-métamorphose, grâce aux gelées de gibier et au vin de Château-Yquem, sans que Lucia s'aperçût de cette autre manière de vivre.
Un matin d'hiver, après avoir pendant quelques jours admiré les blancheurs de la neige, Lucia partit pour Paris, où elle surprit sa tante et ses cousines par sa beauté plus vivante.
«Hélas! dit la plus jeune des cousines, qui n'était pas jolie, si j'avais la figure de Lucia, je me passerais bien de dot.»
Lucia, sans se faire trop prier, voulut bien aller dans le monde; mais comme elle était inconnue partout, elle supplia sa tante de ne jamais dire qu'elle fût riche, de la représenter au contraire comme une orpheline pauvre, bien plus près du couvent que du mariage.
II
En ses derniers jours, Mme d'Harcours avait dit à sa fille: «Si tu dois te marier, je veux que tu épouses Henry.»
Henry, c'était le fils d'un ami de M. d'Harcours, tué comme lui à la bataille d'Orléans. Le fils était alors lieutenant au 2e chasseurs d'Afrique. Il connaissait le voeu de la mourante; mais, ayant appris qu'elle se voulait faire carmélite, il s'était retourné vers la première des deux cousines que devait doter Mlle d'Harcours.
Voilà pourquoi Lucia, le second jour de son arrivée à Paris, avait rencontré M. Henry Malville chez sa tante. Il était en congé pour les derniers mois de l'hiver. Il ne lui plut pas à première vue, aussi fut-elle contente quand elle s'aperçut qu'il était en conversation très familière avec une de ses cousines.
—Jeanne, lui dit-elle, je veux que tu épouses M. Henry Malville; s'il ne faut pour te décider qu'un collier de perles, je te donnerai le mien.
Quelle est donc la jeune fille qui refuserait un collier de perles et un mari?—et un mari dans le galant uniforme des chasseurs d'Afrique, bronzé par le soleil, yeux fiers, moustache retroussée? Jeanne accepta d'abord le collier de perles.
Si Lucia avait parlé ainsi, c'était dans la peur d'aimer Henry Malville.
III
A quelques jours de là, les deux cousines jouèrent chez la duchesse de *** une comédie de paravent faite tout exprès pour elles. Elles la jouèrent à merveille, avec un jeune premier, sans théâtre, quoi qu'il fût charmant et que Delaunay l'eût stylé dans la tradition des talons rouges.
Lucia fut ravie de la comédie, des comédiennes—et du comédien.
—Moi aussi, dit-elle, je voudrais bien jouer la comédie; ce doit être si amusant de n'être plus soi et de jouer un autre rôle dans la vie.
Cela ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd. Un ami des cousines, Henry Meilhac, qui aime la beauté dans toutes ses expressions, dit à Mlle d'Harcours qu'il lui ferait une comédie.
—Oui, dit-elle, comme emportée à son insu. Une comédie. Mais faites-moi un rôle de sacrifiée, car j'aime les larmes.
—J'ai trouvé, dit Meilhac, qui ne cherche pas longtemps. Il me faut trois femmes et deux hommes, vos deux cousines et vous. La pièce s'appellera les Trois cousines. Nous avons déjà un amoureux. Nous en trouverons un autre.
Henry Meilhac aurait bien voulu jouer l'autre amoureux, il se contenta d'indiquer Berton.
J'oubliais de dire que l'autre amoureux, un nom bien connu dans la magistrature, avait pris le pseudonyme de La Grange, l'amoureux idéa de la troupe de Molière.
La comédie fut bientôt apprise et bientôt jouée. Bientôt apprise je me trompe, on passa trois semaines à répéter tous les jours dans le salon de la tante. Lucia y trouvait un plaisir inouï. Elle avait tout oublié: le couvent, le château, les sentiers perdus, la vie des Saintes, les blancheurs de la neige.
Est-ce parce que le lieutenant de chasseurs venait aux répétitions? Pas le moins du monde. Quoiqu'il fût charmant avec elle, Lucia l'abandonnait à sa cousine. Plus d'une fois, le soir, quand elle se retrouvait seule, elle ressentait les terreurs du vertige comme si un abîme s'ouvrait sous ses pieds, mais c'était l'abîme rose, l'abîme parisien, l'abîme qui chante. Un philosophe a dit que plus la femme était près du ciel, plus elle était près de sa chute. L'eau des fontaines se trouble plus vite que l'eau des torrents. Le voyageur qui touche aux sommets touche aux précipices.
Est-ce que cette adorable Lucia, qui n'a hanté que les anges, qui n'a jamais touché de son joli pied les fumiers de la terre, ne s'ensevelira pas un jour toute blanche dans sa vertu?
L'amour l'a prise et lui a donné toutes les ivresses, elle a voulu jouer un autre rôle dans la vie, elle joue le rôle d'amoureuse, elle le joue avec passion dans tous les nuages orageux qui cachent le ciel.
A la répétition, quand M. de La Grange lui dit qu'il l'aime à en mourir, elle pense qu'elle en mourra. Elle n'ose descendre dans son coeur, elle n'ose s'avouer les charmeries de ce comédien qui met tant d'art dans sa passion, ou plutôt tant de passion dans son art. Pour elle, c'est l'idéal des hommes. Grâce à lui, elle a perdu son point d'appui sur la terre, c'est-à-dire sa foi en Dieu: elle était toute âme, elle est tout coeur. Quand elle revient à la raison, elle s'effraye; mais tel est l'empire de cet homme, qu'elle se rejette vers lui avec affolement.
Enfin on joua la comédie; son émotion la servit, tout le monde fut touché et ravi. On déclara que jamais on n'avait aussi bien joué la comédie dans le monde. C'est qu'il y avait moins de jeu que de naturel, c'est que c'était l'amour lui-même qui parlait par cette bouche de dix-huit ans qu'un baiser voluptueux n'avait jamais profanée.
IV
On arrivait à la semaine sainte. Bien qu'on parlât d'une autre comédie et que la duchesse de C*** priât Lucia de donner une seconde représentation des Trois cousines, Lucia se retourna vers Dieu et s'enfuit au château d'Harcours.
Pourquoi? Elle ne le savait, ou plutôt elle le savait bien: elle avait peur de sa joie amoureuse. Elle ne voulait plus voir M. de La Grange, elle jurait de ne plus quitter la solitude.
En passant à Orléans, sa gouvernante s'était attardée dans sa famille. Au château, Lucia trouva tout le monde en joie et liesse, le jardinier mariait sa fille; le soir, on lui demanda la permission d'aller danser au village voisin: dans son désir d'être seule, elle donna congé à tout le monde. On lui avait allumé un grand feu, elle feuilleta des livres, elle se prépara du thé. Elle s'abandonna à ses souvenirs, plus effrayée par son amour que par le vent qui pleurait sur les arbres du parc et hurlait dans la cour du château.
Cependant, vers onze heures, Lucia commença à se dire que la solitude est terrible la nuit dans un manoir en ruine, perdu dans les bois; mais, comme toutes celles qui ont de la vaillance, elle éprouvait quelque plaisir à braver la nuit devant tous ces portraits de famille qui la regardaient.
Vers onze heures et demie, le feu s'éteignit presque, le feu, cet ami qui lui parlait et qui ne lui disait plus rien. Elle avait déjà pris deux tasses de thé, elle rapprocha la bouilloire des dernières braises en se demandant si elle rallumerait le feu, ou si elle irait se coucher. Elle se promena, mais toujours les portraits la regardaient d'un oeil fixe.
Lucia s'arrêta devant la figure de son aïeule, surnommée la visionnaire.
A force de la regarder, elle la retrouva vivante. C'était un portrait parlant, un chef d'oeuvre de Robert Lefèvre, ce maître portraitiste.
—Grand'maman, je t'en prie, ne me regarde pas comme cela. Je t'aime bien, mais tu me fais peur.
Lucia retourna à la cheminée, une grande cheminée renaissance, qui encadrait une glace à biseaux. Un manteau de plomb lui tomba sur les épaules. Elle se sentit des pieds de marbre qui ne pouvaient plus marcher.
Et le vent pleurait et hurlait toujours. «Si seulement j'avais un chien avec moi,» dit Lucia. Mais les chiens dormaient au chenil.
V
—J'ai peur, dit Lucia, et pourtant je ne suis pas une visionnaire.
Un livre fermé sur la table frappa son regard; elle l'ouvrit et lut cette page:
«Quand Dieu eut créé dans l'esprit du bien les mondes innombrables qui gravitent sous sa main, il créa l'esprit du mal, ne voulant pas que l'homme pût arriver à lui sans avoir combattu.
Au commencement du monde, le bien était représenté par un ange, le mal par un démon, mais peu à peu Dieu retoucha à son oeuvre. Les âmes en peine qui ne sont ni du paradis ni de l'enfer, parce qu'elles ne sont pas encore détachées ni du bien ni du mal, ont été condamnées à représenter l'esprit de Dieu et l'esprit de Satan dans les âmes de la terre.
Voilà pourquoi tout homme, toute femme qui vient au monde est le jouet des âmes en peine.
Tout en s'agitant dans le libre arbitre, on s'imagine que l'on vit en liberté et qu'on fait ce qu'on veut. Mais on obéit sans le savoir à cette âme en peine, qui a veillé sur notre berceau et qui nous conduira jusqu'à la tombe.
C'est une seconde âme qui s'amuse de nos passions, qui nous égare tour à tour dans le bon ou mauvais chemin. Cette seconde âme, c'est la conscience, c'est le repentir, c'est la divination; elle nous apparaît ça et là sous diverses métamorphoses. C'est elle qui s'appelle la vision, le pressentiment, le fantôme, le miracle.
Celui ou celle qui prie et qui pleure, voit apparaître sa conscience; tous les pécheurs qui se repentent, la verront dans la solitude sous les heures nocturnes, s'ils se regardent dans une glace; saint Augustin et sainte Thérèse ne l'ont-ils pas vue apparaître à minuit dans le délire des ivresses amoureuses.»
Ici finissait la page. Déjà plus d'une fois on avait parlé à Lucia de cette image invisible qui nous conduit partout, une ombre de nous-même, notre double, comme dit la légende; le plus souvent, c'est la réverbération de notre image; mais quelquefois aussi c'est une autre figure. Beaucoup de contemporains, parmi les poètes et les rêveurs, ont cru voir vaguement cette silhouette. Lamartine disait que, seul à minuit, il n'osait braver cette apparition dans un miroir. Alfred de Vigny, Roger de Beauvoir, Théophile Gautier avaient pareillement peur de leur ombre nocturne. Tous ceux qui ont hanté l'inconnu ont peur de l'inconnu!
Quand Lucia pensa à son image incorporelle, elle se sentit glacée. «Et pourtant, dit-elle encore, je ne suis pas comme ma grand'mère, je ne crois pas aux visions.» Mais elle était inquiète et n'osait se regarder ni dans le miroir de la cheminée ni dans une grande glace qui était au bout du salon. Enfin elle voulut être brave: elle hasarda un regard dans le miroir.
Elle se vit comme elle était, pâle et triste, pensive avec des yeux inquiets. «Je le savais bien, dit-elle, ce n'est pas mon ombre.» Mais quand elle regarda de l'autre côté, dans la grande glace ou elle se voyait en pied, il lui sembla que ce notait plus elle.
Elle voulut braver cette vision, elle s'en approcha toute frémissante.
Non, ce n'était pas elle qu'elle voyait, c'était une femme en blanc qui pleurait. «Ma mère, murmura-t-elle.» Mais ce n'était pas non plus l'image de sa mère.
Je vous peindrai mal tout l'effroi de Lucia, elle tomba à genoux et pria sans pouvoir détacher ses yeux de la vision. Elle s'imagina que cette femme en blanc qui pleurait l'accusait de ne pas avoir écouté les dernières paroles de sa mère: Elle devait épouser un soldat, elle aimait un comédien.
«Je retournerai au couvent,» dit-elle.
La vision s'évanouit tout en souriant.
VI
Le lendemain, Lucia qui avait maintenant peur de la solitude, invita à dîner le curé du village et une voisine de campagne. Elle fut quelque peu surprise de voir arriver Henry Malville. Il lui dit que, passant par Orléans, il avait voulu lui serrer la main; c'était d'ailleurs un adieu, puisqu'il allait repartir pour l'Algérie. Il s'invita à dîner. Au café, pendant que le curé et la voisine de campagne babillaient ensemble, Henry dit à Lucia qu'il n'épouserait pas sa cousine.
—Pourquoi?
—Parce que je vous aime.
Et ce mot fut dit avec abondance de coeur.
—Mais vous aimez ma cousine?
—Je ne l'aime plus.
—Pourquoi?
—Parce que M. de La Grange vous aime. C'est la force des choses; le jour où je vous ai vu lui sourire avec trop de douceur, j'ai senti mon coeur battre pour vous.
—Et moi je n'aime ni M. de La Grange ni vous. Depuis hier je suis résolue à retourner au couvent; j'ai joué la comédie des autres, mais j'ai peur que ma comédie à moi ne soit un drame.
Henry voulut continuer la conversation, mais Lucia l'arrêta court en parlant haut à sa voisine de campagne. Le lieutenant eut beau faire, il n'obtint pas un mot de plus. Il partit deux heures après, emmené par le curé qui le pria de le reconduire au presbytère.
VII
Pendant quelques jours, Lucia fut toute en prière; elle fit le voyage d'Orléans pour embrasser la supérieure du couvent et lui annoncer que sous peu de jours elle allait rentrer en grâce; ce qui fut une grande joie parmi ses compagnes.
Mais, comme disait encore le livre qu'elle avait ouvert la nuit de la vision: «Nul n'est «maître de sa destinée, parce que tout le monde obéit aux âmes en peine qui ont la mission de nous conduire à travers tous les périls de la vie.»
Voici ce qui se passa: Un matin Lucia reçut une lettre de sa cousine qui lui apprenait sans préambule que son joli amoureux, M. de La Grange, venait d'être à peu près tué en duel par Henry Malville.
Mlle d'Harcours croyait avoir vaincu sa passion; mais elle reconnut que c'était sa passion qui l'avait vaincue. Le nom M. de La Grange passa vingt fois sur ses lèvres, vingt fois elle essuya ses yeux sans savoir qu'elle pleurait.
Pourquoi M. de La Grange et M. Henry Malville s'étaient-ils battus? on ne le disait pas, ou plutôt on disait que c'était pour une comédienne. Or la comédienne, c'était Lucia.
Lucia ne se demanda pas le nom de celle qui avait mis l'épée à la main. Son coeur lui dit que c'était elle, car elle n'avait pas oublié les regards de travers que se jetaient les deux jeunes gens quand elle répétait son rôle devant eux.
Lucia était de celles qui devinent tout.
Une heure après, elle prenait, à Orléans, le train de Paris et descendait à l'hôtel du Louvre. «Là, dit-elle, il n'y a que des étrangers, on ne me reconnaîtra pas.»
Mlle Agnès eut beau lui prêcher qu'elle devait descendre chez sa tante, elle n'en fit rien, la force de son amour brisait tout. Elle ne craignait pas qu'on l'accusât de folie, tant son coeur était pur; aussi, le soir même, elle allait seule, toute seule, sonner à la porte du blessé. Elle croyait qu'il allait mourir, elle voulait le revoir et lui dire adieu; d'ailleurs, s'il mourait, c'était pour elle. Pouvait-elle moins faire pour lui? pour un homme qui l'avait aimée sans oser le lui dire? car elle ne s'y était pas trompée. Et puis, n'était-ce pas cet amour qui lui avait mis l'épée à la main?
C'était un peu avant la nuit; une soeur de Charité vint ouvrir. M. de La Grange, comme autrefois l'ami de Molière, avait des sentiments religieux. Dans son pieux souvenir pour sa mère, qui était morte jeune, il n'avait pas quitté Dieu, croyant se sentir plus près d'elle. Lucia fut heureuse, dans son chagrin, de voir cette soeur de Charité.
—Comment va-t-il, demanda-t-elle?
—Une horrible blessure, un peu plus il était frappé au coeur.
Lucia s'avança chancelante au lit du blessé.
«C'est vous!—Oui, c'est moi, parce que je veux vous empêcher de mourir.»
Lucia fut si douce et si charmante que la soeur de Charité, en la reconduisant, lui dit: «Depuis une heure que vous êtes avec lui, c'est une résurrection. Surtout revenez demain.»
Elle y retourna le lendemain, puis le surlendemain, puis toute la semaine, puis toute la semaine qui suivit. On avait jugé la blessure mortelle, mais la jeunesse fait des miracles.
Quand M. de La Grange fut sur pied, Lucia lui dit: «Je ne reviendrai plus.—Hélas! pourquoi ne suis-je pas mort de ma blessure, dit le comédien avec désespoir.» Le lendemain elle ne revint pas. Lui, à son tour, il alla sonner à sa porte à l'hôtel du Louvre. Comme elle était seule, elle refusa de le recevoir. Mais elle avait ouvert la porte, il lui prit la main, elle pâlit et elle ne ferma la porte qu'après qu'il fut entré. Que se dirent-ils? Il lui parla avec l'éloquence du coeur. Il se maudit d'avoir pris le métier de comédien plutôt que celui de soldat. Il mit en jeu de si beaux sentiments que Lucia fut touchée jusqu'aux larmes. Une femme qui pleure est sauvée, mais une femme qui pleure est perdue.
—Nous ne nous reverrons jamais, dit Lucia, quand le comédien s'en alla; d'ailleurs, je pars ce soir, car je ne veux pas que ma tante ou mes cousines me trouvent à Paris, où je me suis cachée pour vous.
M. de La Grange eut beau supplier, elle partit le soir même, croyant se dégager ainsi du réseau de feu qui la brûlait. Mais plus elle s'éloigna de lui, plus elle le sentit dans son coeur et dans son âme. L'amour nous fait encore croire à la fatalité des anciens: quand il nous touche il est notre maître, à la vie, à la mort.
Un comédien qui a de l'esprit et de la figure n'est pas homme à laisser une passion en chemin. Il tente jusqu'à l'impossible. Voilà pourquoi, un jour que Lucia, toujours attristée, cueillait des roses dans le parc, elle vit arriver M. de La Grange, plus beau que jamais, dans sa désinvolture de haute lignée. Elle fut subjuguée et n'eut pas la force de prendre un masque sévère.
—Où allez-vous? demanda-t-elle.
—Où je vais? Vous le voyez bien, je ne puis pas vivre sans vous voir.
—Chut! dit Lucia, ma mère est morte, mais il me semble qu'elle vous entend.
—Si votre mère savait comme je vous aime, elle me pardonnerait.
—Mais que va-t-on dire si on vous voit ici?
—Ne pouvez-vous pas recevoir un ami?
—D'ailleurs, que dirai-je, moi?
—Que vous importent vos gens et votre gouvernante, votre vertu est au-dessus de tout cela; si vous me condamnez à ne plus vous voir, je n'ai plus qu'une ressource, c'est de m'engager dans l'infanterie de marine et de me faire casser la tête au Tonkin.
—Non, je ne veux pas vous savoir si loin!
En ce moment, Mlle Agnès descendait le perron.
—De grâce, monsieur, partez!
—Eh bien, Lucia, je baise vos roses et je pars, mais je reviendrai ce soir, là sous cette tonnelle, vous dire adieu pour toujours.
—Ayez pitié de moi!
—Ce soir, n'est-ce pas? Je passerai comme tout à l'heure par la grille du parc.
—La grille sera fermée.
—Que m'importe la grille?
Lucia alla au-devant de sa gouvernante et l'entraîna vers le château, pendant que M. de La Grange s'enfonçait sous les arbres du parc.
VIII
Lucia se promit de ne pas aller le soir au rendez-vous; mais M. de La Grange était bien sûr de ne pas l'attendre longtemps sous le berceau de charmille.
La nuit fut toute noire, un orage éclatait à l'horizon. Lucia arriva haletante, croyant toujours qu'elle n'irait pas si loin.
Quoique très ému lui-même, le comédien n'oublia rien des ressources de son jeu. Il parla encore de cette guerre lointaine d'où il ne reviendrait pas. «Qu'importe! n'aurai-je pas eu le suprême bonheur de respirer vos cheveux en vous appuyant sur mon coeur? L'amour, c'est une secousse de joie inespérée, je vous emporterai dans mon souvenir, je mourrai en disant votre nom.»
Lucia n'entendait plus rien, tant elle était éperdue. «Pourquoi suis-je venue?» murmura-t-elle. Elle n'avait plus la force de lutter dans ce terrible moment où deux âmes éperdues n'en font plus qu'une seule.
Quand elle s'arracha des bras de M. de La Grange, elle lui dit: «Portez-moi jusqu'au perron, car je suis morte.»
Il la reprit dans ses bras et la porta doucement dans l'antichambre.
Elle retrouva la force de lui dire adieu et de marcher jusqu'au grand salon.
Là, elle tomba sur un fauteuil où elle demeura quelques heures toute anéantie, ne trouvant ni une idée ni un mot.
Elle se croyait dans un rêve horrible et doux. La première parole qui lui vint aux lèvres fut:
«C'est impossible! c'est impossible! c'est impossible!» Et elle pressait sur son coeur les roses baisées par le comédien.
IX
Il était minuit quand Lucia se leva du fauteuil. Il ne restait plus que deux bougies allumées dans les candélabres. Elle prit son bougeoir et l'alluma.
—Trois bougies, se dit-elle, cela porte malheur. Mais quel malheur plus grand pourrait entrer ici maintenant?
Elle éteignit les lumières du candélabre.
Sans le vouloir, elle s'approcha de la glace ou elle avait vu la femme en blanc. Tout à coup elle fit un pas en arrière.
—Cette femme!
Elle avait détourné les yeux, mais elle regarda encore.
—C'est elle! toujours elle! Pourquoi cette croix qui me frappe au front? Ma mère! ma mère!
Lucia tomba à la renverse, pendant que le bougeoir allait frapper une table de marbre.
La porte du salon s'ouvrit: c'était Mlle Agnès qui accourait, toute inquiète, et qui s'enfuit épouvantée, croyant avoir vu un fantôme.
Le lendemain, Mlle Agnès osa entrer dans le grand salon: elle trouva la jeune fille morte devant la glace.
IL NE FAUT JURER DE RIEN
X
IL NE FAUT JURER DE RIEN
I
Qui ne connaît le banquier Karl Oberbach, venu pauvre à Paris il n'y a pas longtemps, ambassadeur extraordinaire de M. de Bismarck, comme Vonbergher et autres bonshommes de Francfort ou de Hambourg qui font les gentilshommes à la Bourse de Paris? M. de Bismarck leur a dit: «Allez, mes enfants; la France ne nous a donné que cinq milliards, mais il n'en faudra pas beaucoup comme vous pour achever la ruine de nos voisins.»
Une fois en France, ces bonshommes plus ou moins barons se sont figurés qu'ils étaient princes chez nous parce qu'ils avaient les mains pleines d'or parisien. Comme, grâce à Dieu, ils ne sauront jamais le français, ils se sont dit entre eux: «Nous sommes quelques-uns,» croyant dire: «Nous sommes quelqu'un.»
Oui, bonshommes de Francfort et de Hambourg, vous êtes quelques-uns, vous avez continué les exploits des grands chemins, moins la bravoure de M. de Cartouche. Mais ceci ne vous empêche pas d'avoir chez nous pignon sur rue et de nous prendre nos femmes—celles qui se vendent—par le mariage ou à côté du mariage.
Karl Oberbach ne s'était payé qu'une maîtresse. Elle est aussi jolie qu'il est laid—les extrêmes se touchent, dans le pays de l'amour comme partout.—C'est d'ailleurs la loi de la nature.
La maîtresse du banquier lui donnait des leçons de savoir-vivre et des leçons de français. Une belle Hollandaise, que je félicitais de parler le français des Parisiennes, me répondait en souriant: «C'est le Français qui m'a appris l'amour—et c'est l'amour qui m'a appris le français.» Mais Karl Oberbach aura beau faire, il n'apprendra ni l'amour ni le français, même avec une adorable créature comme Lili. (Son nom de famille est très connu.)
Lili s'ennuie dans ce somptueux hôtel de la place de l'Étoile, tout rempli de sa grâce, de son babil et de ses chansons. Quoi! direz-vous, une si jolie fille avec un pareil malotru? Quoi! des chansons devant ce bonhomme qui ne fait que compter son argent?
Eh! mon Dieu, oui, la femme s'arrange de tout sous une pluie d'or et devant un miroir. Lili est emprisonnée, par ce geôlier qui croit que l'Arc-de-Triomphe n'a été élevé que comme point de vue de son hôtel; mais il n'y a point de prison pour le coeur.
Une comédienne, ancienne amie de Lili, vint la voir un matin.
—Ah! Lili, comme tu es heureuse d'habiter un pareil hôtel, dans un luxe inouï.
—Heureuse! oui, heureuse à en pleurer! répondit la maîtresse du baron.
La comédienne lui sauta au cou.
—Eh bien, je te comprends. N'est-ce pas que les vanités n'étouffent pas le coeur? Et pourtant, voilà une bien jolie cage pour une gentille fauvette comme toi. Est-ce que tu chantes toujours?
—Oui, quand je chante, je ne pense pas. Et puis j'espère bien rentrer au théâtre.
—Ou rentrer dans ton amour.
—Oh! tu le connais bien. Avec lui, c'est le bonheur qui traîne la misère.
—Qu'est-ce que cela fait, si c'est la misère dorée et adorée! Et puis tu l'aimais tant!
—Oui, mais n'est-ce pas lui qui m'a abandonnée?
Lili cacha une larme.
Les amis du bonhomme, qui le savent embranché dans les caprices d'une femme à la mode, se moquent de lui à sa barbe teinte; mais il leur proteste qu'il est aimé pour lui-même. «D'ailleurs, dit-il en leur montrant une petite clef d'argent, voyez plutôt: Voici la clef du coeur et de la chambre à coucher:»
Lili est baronne à peu près comme il est baron. C'est lui qui, en la prenant sous son toit, lui a donné ce titre pour imposer à ses gens. M. le baron ne pouvait pas déchanter, il fallait bien que madame fût baronne!
—Vous ne perdez jamais votre clef? dit un jour à maître Karl un de ses camarades de Bourse.
—Je perdrais plutôt ma fortune. Songez que, si je n'avais pas ma clef quand je rentre passé minuit, la petite baronne n'ouvrirait pas. Quelle joie pour elle d'entendre bruire dans la serrure ce petit passe-partout d'argent.
—Et si un autre avait la clef? Ce serait un passe pour tous.
—Je vous dis que c'est un dragon de vertu.
—Comme c'est commode de sortir des brouillards du Rhin ou de la mer du Nord. Et comment l'avez-vous capturée?
—Elle était allée chanter en Amérique; à son retour, je l'ai enlevée.
—A la force du poignet? Combien y avait-il d'or dans la main?
—Pas un sou, mon ami.
Et le banquier fit une pirouette de talon rouge. Comme il est voué au ridicule, il glissa et roula comme un tonneau.
Quelques jours après, Oberbach était au cercle. On soutenait avec impertinence que toute femme douée du démon parisien devait succomber à la tentation.
—Excepté celle de Karl, dit le camarade du banquier.
—Est-ce qu'il vous a mis dans son jeu? demanda un malin.
Le banquier leva la tête.
—Vous parlez de ma femme; la connaissez-Vous?
—D'abord ce n'est pas votre femme, c'est votre maîtresse.
—Si elle est ma maîtresse, elle est ma femme. Je parie dix mille louis qu'elle ne passera pas sur son balcon pour écouter vos sérénades.
Un joueur effréné prit gravement la parole:
—Dix mille louis! ce n'est pas la mort d'un homme. C'est un coup de carte. Je tiens le pari si vous voulez, mais à la condition de passer la main.
—Vous ou les vôtres, vous pouvez dresser vos embûches.
—Messieurs, vous êtes témoins.
Le banquier se récria:
—Nous n'avons pas besoin de témoins; notre parole vaut de l'or.
—Oui; une poignée d'or, mais pas dix mille louis.
—La belle affaire, j'en ai gagné cent fois autant contre l'Union générale.
—Eh bien! je joue contre l'Union conjugale.
—C'est dit! même si vous passez la main à Parisis, ou à Alfonso, ou à Carolus, ou au prince.
A cet instant, on vit apparaître un jeune homme blond, gardénia à la boutonnière, sourire aux lèvres, bien sculpté pour les batailles de l'amour.
—Voilà mon homme, pensa celui qui avait parié contre la vertu de Lili Lalouette.
Il se leva et entraîna le nouveau venu dans un autre salon.
—Veux-tu gagner deux cent mille francs?
—Toujours.
—Eh bien! mets-toi en campagne et enlève Lili Lalouette.
—C'est impossible.
—Pourquoi?
—Parce qu'elle aime mieux l'argent que l'amour.
Et le jeune homme se dit, en soupirant:
—Après avoir mieux aimé l'amour que l'argent.
L'autre avait entendu.
—Allons donc, ne vas-tu pas faire des manières. Songe, mon cher ami, que je viens de parier deux cent mille francs que Lili se laisserait prendre d'assaut. Tu la prendras par toutes les roueries du coeur, car le coeur est encore plus malin que l'esprit. Or, tu aimes Lili. En campagne, morbleu; cent mille francs, c'est quelque chose pour un homme qui n'a pas le sou.
—Comment, cent mille francs! tu disais deux cents?
—Nous partagerons. Je ne parle pas de Lili.
—Pourquoi partagerions-nous?
—N'est-ce pas moi qui ai parié? N'est-ce pas moi qui perdrais si tu ne triomphais pas?
II
Pourquoi M. Alphonse***, connu dans le monde littéraire par un pseudonyme sonore, était-il, en avril 1883, rue de Tilsitt, en face d'un des hôtels massifs que les embellissements de Paris doivent au lourd crayon de l'architecte Hittorff? Il ne faisait pas un temps à se promener là sans parapluie, déjà deux giboulées avaient éclaté sur l'Arc-de-Triomphe. Alphonse*** s'abritait comme il pouvait sous les appuis des fenêtres, tout en se tordant les moustaches avec impatience.
Il ne fallait pas beaucoup de pénétration pour deviner un amoureux qui attendait un signal; mais les croisées étaient impassibles, pas une ne s'ouvrait pour lui dire bonjour. Il y a des maisons qui sourient comme il y a des maisons qui pleurent. Celle qu'Alphonse*** dévorait des yeux semblait dormir.
A la troisième giboulée, il frappa du pied et décida qu'il n'attendrait pas plus longtemps. Mais sans doute il vit remuer un rideau, car il leva son mouchoir en signe de joie.
Il rentra chez lui et se mit à écrire cette lettre d'une main fiévreuse:
Lili, Lili, je meurs de ne pas vous voir; car je n'appelle pas cela vous voir quand vous passez au Bois ou sur le boulevard avec cet homme qui est un geôlier. Lili, souvenez-vous! Avez-vous oublié ces jours rapides où vous étiez heureuse quand je vivais à vos pieds?—Ne t'ai-je pas aimée avec idolâtrie? N'est-ce pas avec toi que j'ai mangé mes quatre sous en te faisant princesse pendant six semaines? Est-ce ma faute si la fortune m'a mis à pied, quand j'étais si heureux, niché avec toi dans ce petit coupé qui était encore le lit nuptial? Oh! les doux propos. Tu commençais à chanter un grand air d'opéra que j'étouffais sous mes baisers. Tout cela s'est évanoui comme un rêve. Dieu m'est témoin que j'ai tout tenté pour devenir directeur de la Banque de France. Un peu plus, je faisais de la fausse monnaie. Oh! n'avoir pas d'argent et vivre dans l'enfer du luxe avec une femme qui veut des diamants.
On dit que je suis un homme d'esprit, je ne suis qu'une simple bête, puisque je n'ai pas le génie de changer de carte dans le jeu perpétuel qui s'appelle la vie. Lili, ma Lili, de grâce! reviens à moi, ne fût-ce que pendant une heure. Je meurs de t'aimer et je meurs de ne pas te prendre dans mes bras. Je t'attendrai toute cette nuit à l'hôtel d'Albion. Si tu ne dois plus être à moi, viens au moins me le dire par un dernier baiser.
ALPHONSE***.
A cette lettre, Lili ne répondit pas. Ce jour-là, Alphonse*** la rencontra au Bois, comme tous les jours. Elle regardait de l'autre côté. Non pas cependant du côté du banquier, qui n'était pas loin de là. La dignité de ce bonhomme l'empêchait de se faire traîner dans la même voiture que sa maîtresse. Mais il l'accompagnait au Bois à sa manière, lui lançant des oeillades idolâtres et fronçant le sourcil chaque fois qu'il voyait ses yeux en conversation criminelle avec un sportsman à cheval; car il était jaloux comme le Rhin allemand des sources vives du vin de Champagne.
Alphonse***, sans s'inquiéter du banquier, jeta un bouquet de violettes dans le landau de Lili Lalouette. Sans s'inquiéter du banquier, elle prit le bouquet et le respira en toute effusion de coeur. Alphonse*** fut si heureux qu'il en devint tout pâle. Enfin elle embrassait les violettes qu'il avait baisées lui-même!
III
On était au bout de l'avenue des Acacias; l'amoureux rencontre le parieur, qui lui dit en lui offrant un cigare:
—Eh bien! notre pari?
—Notre pari va bien. Je vais trouver ton cigare exquis.
—Tu as parlé à la dame?
—Non.
—Tu lui as écrit et elle t'a répondu?
—Non.
—Eh bien! alors?
Alphonse*** était si heureux qu'il avait peur en parlant de faire évanouir son bonheur. Mais, comme le parieur insistait:
—Voilà où j'en suis: je lui ai écrit ce matin une lettre à attendrir les rochers. Tout à l'heure je lui ai jeté un bouquet et elle y a mis ses lèvres en me souriant.
—Bravissimo! bravissima! je n'attendais pas moins de toi et de Lili. En avant! à la baïonnette!
—Hélas! je la connais: celle-là ne se laisse pas enlever tambour battant.
—Nous ne pouvons pas remettre notre pari aux calendes grecques. Ne vas-tu pas tomber dans un amour platonique?
La dame repassa devant Alphonse***, et elle respirait encore le bouquet de violettes.
Le lendemain, à l'heure de la Bourse, la petite baronne envoya chercher un serrurier de M. le baron.
—Madame, le serrurier est là, que faut-il lui dire?
—Dites-lui que j'ai perdu la clef de mon chiffonnier.
Il n'y avait pas un mot de vrai dans ces paroles. Le serrurier entra; Lili lui dit de fermer la porte, après quoi elle le pria de lui faire une petite clef d'argent toute pareille à celle qu'il avait déjà ciselée.
Que voulait faire Lili de cette petite clef? Son protecteur avait-il perdu la sienne?
Quelques jours après, le banquier dînait dans le faubourg Saint-Germain. Sa place à table, au milieu de quelques grands seigneurs désargentés ne lui coûtait guère qu'une centaine de mille francs. Tout se paye à Paris, non pas l'honneur, mais les honneurs. Or, pendant qu'il dînait en si bonne compagnie, Lili dînait seule, en toute hâte.
En moins d'un quart d'heure elle eut touché à tout d'une lèvre dédaigneuse. Après quoi elle descendit, un livre à la main, sans dire où elle allait. Le savait-elle bien? Elle traversait une de ces phases critiques où les femmes donnent un croc-en-jambe à leur destinée.
Pourquoi le livre à la main? Parce que le livre est un bon compagnon de voyage, même s'il est mauvais. Et puis, elle n'avait pas pris un livre pour le lire.
A peine à cinquante pas de son hôtel, elle rencontra l'homme au bouquet de violettes.
—C'est toi, ma Lili!
Un peu plus Alphonse*** la prenait dans ses bras.
—Chut! dit-elle, M. Karl Oberbach a cent yeux.
—Oui, mais j'ai là un bon fiacre où nous serons chez nous.
Et il entraîna Lili. Devant le sapin, elle fit un pas en arrière. Il y avait longtemps qu'elle ne montait plus que dans des voitures de maître. Elle avait peur que cet affreux fiacre ne fût plus pour elle la roue dorée de la fortune. Mais l'amour leva sa jolie bottine sur le marchepied.
Et ce fut un quart d'heure délicieux. On s'était aimé follement, on s'aimait plus follement encore.
—Je n'ai jamais aimé que toi, Lili!
—Je n'aimerai jamais que toi, Alphonse!
Alors pourquoi vivaient-ils séparés, ces deux amoureux qui s'aimaient tant? fallait-il donc qu'un pari de cent mille francs les rejetât dans les bras l'un de l'autre?
Cependant, une heure après, il fallait que Lili rentrât dans sa prison dorée. Elle donna une petite clef d'argent à Alphonse*** en lui disant:
—Écoute-moi bien. Je ne t'écrirai pas, parce qu'il me faudrait porter moi-même les lettres à la poste; mais souvent, à l'heure du Bois, nous nous rencontrerons. Si un jour je mets mon éventail sur ma figure quand tu passeras, c'est que je serai seule le soir. Et le soir à dix heures, tu viendras sous ma fenêtre, comme tu es venu un matin. Si j'agite un rideau, tu monteras au premier, tu ne rencontreras personne, tu traverseras un salon, ma chambre est à gauche, tu ouvriras la porte avec cette petite clef, car une autre clef pareille m'aura emprisonnée pour trois heures, c'est-à-dire pour tout le temps où le bonhomme va faire le beau dans le monde.
Alphonse*** ne se fit pas enseigner deux fois l'itinéraire. Le lendemain, la comédie commença, et en se quittant les amoureux se dirent: La suite à demain.
Un peu plus, Alphonse, dans sa joie, ne disait rien à son ami le parieur. Enfin il parla après huit jours de bonheur. On décida qu'au premier rendez-vous deux témoins affirmeraient la vérité de l'histoire. Mais on n'eut pas besoin des témoins, car voici ce qui arriva:
IV
Un jour, en dînant, Karl Oberbach dit à Lili: «Sais-tu pourquoi je ne suis pas gai? Noblesse oblige Je suis forcé de partir tout à l'heure pour le château du prince***, où il y a demain chasse à courre.»
Or, le soir même, au cercle, on apprit que la chasse serait contremandée à cause du mauvais temps. Karl Oberbach rentra donc chez lui à l'heure coutumière. Il fut très surpris de trouver la petite clef d'argent à la serrure de la chambre à coucher de sa maîtresse.
Il mit la main à sa poche, plus surpris encore d'y trouver la sienne; il y avait donc deux clefs d'argent? Pourquoi pas? Sans doute, Lili en avait une pour elle. Simple caprice, puisqu'elle la laissait à la porte!
Le banquier ouvre la porte sans inquiétude.
En croira-t-il ses yeux? Un homme est là, qui dort sur un canapé, pendant que Lili dort dans un fauteuil. La légende affirme même qu'ils dormaient tout près l'un de l'autre.
Le banquier peut-il douter de sa mésaventure? Une femme qu'il a couchée sur l'or et qui le brave ainsi en plein minuit!
Quel est donc cet insolent qui dort sur le rôti?
Tout autre que le bonhomme eût jeté l'amoureux par la fenêtre. Mais Karl Oberbach eut peur: Si l'amoureux réveillé allait le jeter lui-même par la fenêtre? Il pouvait appeler ses gens, mais comment se donner ainsi en spectacle? Il rougit de sa lâcheté, il pensa à M. de Bismarck et se décida à affronter le péril.
Il avança d'un pas vers le dormeur.
—Monsieur, que faites-vous là?
Alphonse*** ouvrit les yeux et éclata de rire en voyant la mine effarée du bonhomme.
—Monsieur! pourquoi me réveillez-vous quand je dormais si bien?
Le banquier recula d'un pas.
—Mais, monsieur, je suis chez moi!
L'amoureux avança d'un pas.
—Et moi, monsieur, je suis chez ma femme.
Le banquier eut un cri déchirant:
—Sa femme!
Lili s'était réveillée.
—O Lili! quel est ce va-nu-pieds?
La vérité est qu'Alphonse n'avait pas encore mis ses bottines.
Lili, comprenant que tout était perdu ou que tout était sauvé, dit en le prenant de haut:
—Oui, monsieur, c'est mon mari.
Il n'y eut plus de doute pour le banquier, il perdait tout à la fois sa maîtresse et son pari.
Il fut si doux aux amoureux qu'un peu plus il leur abandonnait l'hôtel.
Pendant quelques jours, M. Karl Oberbach n'osa retourner au cercle. Comment reparaître devant tous ces rieurs sans avoir lavé cette offense à son blason de baron allemand!
Mais une idée, lui vint, qui le décida à faire bonne figure au cercle. On le vit arriver un soir d'un air important.
—Eh bien! lui dit le parieur, vous m'apportez mes deux cent mille francs?
—Point du tout.
—Comment, point du tout!
—Oh! je ne fais pas de façons pour avouer que cette coquine m'a trompé.
—Eh bien?
—Eh bien! c'était son mari!
LA FEMME COUCHÉE
XI
LA FEMME COUCHÉE
I
Il n'y a que les histoires invraisemblables qui soient vraies.
Une belle, femme qui sait toutes ses beautés lisait le Sopha de Crébillon dans une galerie de tableaux, avenue du Bois-de-Boulogne.
—Pourquoi seule? Elle y était venue déjà deux fois, mais avec une amie du maître de la maison. Ce maître de la maison, M. Georges Marmont, un huitième d'agent de change qui ne va jamais à la Bourse, est un raffiné qui touche à tout d'une main légère, mais avec la passion de ce qui est beau dans l'art, dans les lettres, dans la vie en action.
Il fait toujours deux parts dans la femme, la part de l'idéal et la part du diable. Il prend la part du diable le plus souvent possible, mais il n'effarouche pas les oiseaux qui entrent par mégarde dans la volière. Ils n'ont qu'à crier pour qu'il leur ouvre la porte à deux battants.
La jeune dame qui lisait le Sopha de Crébillon dans la galerie,—Mme la marquise de Marcy,—attendait qu'il descendît pour lui parler. Que venait-elle lui dire? Moins que rien. Elle passait par là et elle venait lui dire bonjour.
Je ne serai pas bien indiscret en vous confiant qu'elle l'aimait—sans le vouloir.—C'est que son mari ne l'aimait plus et la malmenait, tandis que Georges Marmont lui parlait de sa beauté avec religion.
C'était l'après-midi, par un beau soleil d'automne, quand l'âme, se recueille déjà pour la rude traversée de l'hiver, quand l'esprit, qui part toujours en avant, voit la neige après les rayons.
Aussi, quand descendit le maître de la maison, la jeune dame parut attristée.
—Pourquoi ces nuages sur le front?
—C'est que le soleil s'en va trop vite; c'est que toutes ces belles dames qui vivent dans votre galerie ne sont plus de ce monde! A quoi sert-il d'être belle s'il faut mourir?
—Je vous comprends. Si j'étais M. de la Palisse ou son petit-fils embourgeoisé qui s'appelle M. Prud'homme, je vous dirais que le monde n'existe qu'à la condition de mourir, mais je suis aussi bête que vous et je me révolte à cette idée que Dieu, le Maître des maîtres, crée des chefs-d'oeuvre qui vivent bien moins longtemps que les créations du premier peintre venu.
—N'est-ce pas désespérant de voir, accrochées ça et là, des figures aussi jeunes que moi quoique vieilles de cent ans et qui me survivront?
—Oui, mais il leur manque la parole!
—N'ont-elles pas la parole des yeux?
—Oui, des yeux comme les vôtres qui parlent mieux que Dieu lui-même.
Naturellement la jeune femme paya ce mot d'un sourire.
—Vous êtes souverainement belle, madame; pourquoi n'avez-vous pas encore un portrait de vous, car il y a des figures comme la vôtre qui appartiennent au monde de l'art.
—Allons donc! je ne suis ni courtisane ni comédienne, je ne suis pas même princesse, je n'ai aucun titre à être accrochée dans une galerie.
—Je vous jure que si vous vouliez poser comme la princesse Borghèse, dans le simple appareil d'une femme qui sort du bain, un artiste qui voit bien—et qui ne vous connaît pas—ferait de vous une immortelle, à moins que....
—A moins que?...
—A moins que ce qui est caché ne soit pas digne de ce que je vois.
Mme de Marcy se révolta. Elle avait trop le sentiment de sa beauté corporelle pour ne pas braver ce doute offensant qui d'ailleurs n'était qu'une tactique pour la décider.
—Comment, lui dit-elle, vous ne me voyez pas à travers ma robe?
—Pas du tout, je suis comme saint Thomas.
Un silence.
La marquise s'arma de toute sa bravoure.
—Eh bien, si j'étais sûre qu'un peintre de talent me fît comme je suis, je prendrais bien un bain pour avoir mon image.
Elle rougit et voulut battre en retraite, mais M. Marmont ne laissa pas tomber sa parole dans l'eau. Il se hâta de lui dire qu'elle était de la pâte des déesses qui n'ont peur de rien. Il connaissait un peintre discret—Erpikum—qui ne signerait pas son oeuvre et qui la peindrait telle qu'elle était, sans rien souligner.
Mme de Marcy sentait bien qu'elle s'embarquait dans une aventure scabreuse, mais la vanité de se montrer belle de la tête aux pieds lui ferma les yeux. Elle pensa qu'elle était assez enracinée dans sa vertu pour ne pas craindre les coups de vent. Elle avait quelque liberté d'esprit qui lui permettait de croire que la pudeur n'était pas outragée quand la vertu ne l'était pas. Aussi dit-elle gaillardement:
—A quand la première séance?
—Demain, si vous voulez. Il y a là-haut une chambre qui n'est jamais ouverte; vous vous coucherez, chastement toute nue sur le lit, ou bien on y transportera une baignoire.
—Non, non, je prends mon bain dans le silence du cabinet de toilette.
—Eh bien! vous vous coucherez et on vous couchera dans le grand livre de la postérité.
Il
Le lendemain, le peintre était à l'oeuvre. La marquise, drapée de sa pudeur, un masque sur la figure, avait pris une pose aussi abandonnée que les Vénus du Titien, cheveux ruisselants jusque sur le sein gauche et jusque sous le bras droit, replié pour soutenir la tête.
Cette belle chevelure blonde avait des reflets d'or et de feu sur ses ondes soulevées. Le corps était un miracle de blancheur, avec les adorables tons de rose thé épanouie, relevés par deux fraises mûres sur les beaux seins marbre et chair. Le dessein des hanches, des cuisses et des jambes courait dans toute la grâce raphaélesque avec je ne sais quel abandon corrégien.
Après avoir cherché, le peintre et Georges s'étaient décidés à encadrer Mme de Marcy dans des draperies jaune vieil or qui donnaient encore plus de relief aux étincelles de la chevelure. On sait d'ailleurs que les couleurs amies font une harmonie plus poétique.
La marquise, toute masquée qu'elle fût, voulut indiquer la noblesse de sa figure par une couronne de marquise surmontant des armoiries imaginaires.
Tout cela était beau comme l'inspiration, aussi le peintre ne perdit pas de temps; après deux heures de séance, il avait largement ébauché toute la figure sur un fond safrané. On pouvait déjà juger qu'il créerait une oeuvre vivante. Mme de Marcy posait dans le nonchaloir des sultanes, sans s'inquiéter des regards plus ou moins ardents du jeune peintre. Georges Marmont, cachant son émotion, apparaissait de loin en loin pour donner un conseil avec l'air d'un homme qui ne se préoccupe que de l'amour de l'art.
Il se passa un épisode qui appartient, non pas à l'histoire, mais à l'histoire de la pudeur. Voici:
Quoiqu'il y eût un beau feu dans la cheminée et deux brazeros de chaque côté du lit—un lit de milieu—Mme de Marcy eut quelques tressaillements de froid. «Manque d'habitude, lui dit le peintre. Il faut aller vous chauffer à la cheminée.»
Elle résista d'abord. Enfin elle se décida à descendre du lit.
—Eh bien, Raphaël, laissez-moi seule.
Le peintre obéit. Elle dénoua son masque et marcha vers la cheminée.
Or, si le nu a toute sa pudeur dans l'immobilité, il la perd dans le mouvement.
La marquise le sentit bien, car en marchant vers la cheminée ses joues s'empourprèrent, ce que vit très bien M. Marmont qui survenait pour la troisième fois.
En effet, quand il ouvrit la porte, il aperçut Mme de Marcy dans la psyché, plus belle encore sous cette rougeur de jeune fille.
—Allez-vous-en! lui cria-t-elle. Vous voyez bien que je rougis, même toute seule.
Il ne fallut que cinq séances pour achever ce demi-chef-d'oeuvre, car le peintre n'était pas un grand peintre, mais il avait saisi la vérité, et il peignait les chairs avec une touche voluptueuse. Il était impossible, grâce au masque et à la teinte allumée des cheveux, de reconnaître la jeune dame, à moins qu'on ne la connût bien. Aussi l'artiste, content de lui, demanda-t-il la permission d'exposer cette figure.
Mme de Marcy fit quelques façons, mais croyant à la discrétion absolue du peintre, elle consentit.
—Surtout, lui dit-elle, pas de mention honorable, ce qui me déshonorerait.
On encadra la toile dans un cadre exécuté par une main savante—le style Louis XIII—, doré en or éteint avec un filet noir sur la peinture.
Quoique ce portrait parût très beau au jury par le charme du dessin et par les éblouissements de la couleur, on le refusa tout net, parce que la dame était masquée et qu'elle avait insolemment mis sur le rideau sa couronne de marquise. Le portrait revint donc vierge encore dans la galerie de Georges où il passa tout l'été, pour s'habituer aux figures du voisinage et pour prendre le ton des oeuvres qui survivent.
III
Vint l'hiver. On donna une fête dans l'hôtel de Georges. Tout Paris y alla, et Mme de Marcy ayant voulu être de la fête, il fallut bien inviter son mari. Reconnaîtrait-il sa femme? Elle était bien sûre que non, car, selon elle, il ne l'avait jamais regardée, ce en quoi elle se trompait. Quoiqu'il ne fût pas un dilettante, il avait fait, sans trop y prendre garde, quelques études dans la géographie lumineuse de ce beau corps.
—C'est étonnant, dit-il à une dame de ses amies qui le retenait comme par malice devant la Femme couchée.
—Oui, lui dit-elle, cette femme couchée ressemble à la vôtre. Est-ce que Mme de Marcy est aussi belle?
—Pourquoi pas?
—Est-ce qu'elle a aussi un grain de beauté sous le sein?
Le marquis tressaillit.
—Je ne me souviens pas.
Mais M. de Marcy se souvenait très bien. Une secousse de jalousie l'emporta vers sa femme; dans sa colère, il ne pouvait plus parler.
—Madame....
—Monsieur....
Il l'entraîna sous la Femme couchée.
—C'est vous qui êtes là?
—Moi. Vous êtes fou.
Sa main tenaillait la main de sa femme.
—Ce grain de beauté?
Ce maudit grain de beauté s'était accentué peu à peu dans la blancheur du sein, quoique le peintre l'eût à peine indiqué.
—Est-ce que j'ai un grain de beauté? demanda Mme Marcy en jouant la surprise: C'est sans doute votre maîtresse qui a un grain de beauté?
Le soir même, le mari commença son enquête, oubliant un peu trop qu'il avait scandalisé le monde parisien avec une traînée, une mafflue, une déplumée des Folies-Bergères.
Le lendemain, cet homme qui ne se croyait pas jaloux se réveilla un Othello, décidé à se venger cruellement s'il apprenait que sa femme eût posé pour la galerie.
IV.
M. de Marcy voulait envoyer deux témoins à Georges; mais, après réflexion, il comprit que si on avait peint sa femme toute nue, c'est qu'elle avait posé toute nue. Il ne voulait donc s'en prendre qu'à sa femme.
Et puis un duel, ça fait du bruit. Et puis on risque de ne plus voir le grain de beauté.
Ce qui n'empêcha pas M. de Marcy d'aller tout seul, coûte que coûte, frapper à la porte de Georges pour revoir en plein jour la Femme couchée. Georges, trop distrait, ne fit pas de façons pour le recevoir et ouvrir la porte de la galerie, sous prétexte de fumer une cigarette.
A seconde vue, M. de Marcy ne douta pas que ce ne fût sa femme; mais comment était-elle venue là?
—Belle créature! dit-il au maître de la maison; d'où diable cela vous est-il venu?
—Tout bêtement de l'hôtel des Ventes. Je crois, d'ailleurs, que cela vient de loin; on m'a dit que ç'avait été peint à Venise par un élève de Fortuny.
M. de Marcy parla d'autre chose. Mais il s'en alla convaincu que c'était sa femme, quoiqu'elle ne lui eût pas permis, depuis la fête, de la regarder de trop près.
Plus d'une fois, elle lui avait demandé, à lui-même, de la faire peindre non pas toute nue, mais presque, c'est-à-dire dans le joli déshabillé des femmes qui vont au bal. Il y a peu de robe, à la vérité, le plus souvent pas de chemise. Or, tout en reconnaissant la souveraineté de ce beau corps, il avait jugé superflu de le transmettre non pas à la postérité—il ne voyait pas si loin—mais à la curiosité des amateurs d'art qui sont presque toujours des amateurs de femmes.
Il lui restait à peine un doute, et il songeait déjà à sa vengeance, quand, un jour au cercle, un de ses amis lui dit sans préambule:
—Tu devrais prier Georges, sans être Tartuffe pour cela, de jeter un mouchoir sur le sein nu de la Femme couchée, car on dit qu'elle ressemble à ta femme ou à ta maîtresse.
Le marquis faillit jeter son ami par la fenêtre, mais il cacha son jeu—jeu cruel, comme vous allez voir.
Rentré chez lui vers minuit, il alla droit à sa femme qui était couchée. «Madame, il vous a plu de vous faire peindre toute nue, eh bien! désormais, vous irez toute nue!»
V
A peine eut-il parlé qu'il souleva le drap du lit, déchira la chemise de sa femme, l'arracha par lambeaux et la jeta dans l'âtre où le feu brûlait encore.
Ce n'était que le commencement. Pendant que Mme de Marcy s'indignait en se recouvrant, il saisissait la robe qu'elle venait de défaire—laquelle robe eut le sort de la chemise—ce qui était bien dommage, car c'était là deux oeuvres de fée—une chemise transparente toute enrubannée comme pour la Belle au bois dormant, et une robe de velours, frappé au lys ayant coûté une nuit d'insomnie à Worth.
Après ce sacrifice à sa colère, M. de Marcy dévasta toutes les armoires pour continuer son auto-da-fé.
Ce fut un rude travail; il lui fallut allumer encore deux feux de joie dans le salon et le petit salon.
La marquise avait sonné, mais lui saisissant la main, il arracha le cordon de sonnette. Elle avait appelé, mais à l'apparition de sa fille de chambre, il se contenta de lui montrer un revolver pour qu'elle rebroussât chemin.
Sa femme le sachant aveugle dans ses fureurs, se tint coi, moitié riant, moitié pleurant, jouant le dédain et la raillerie pour cacher ses angoisses. Tant de belles robes qu'elle ne reverrait plus! Mme de Sévigné ne disait-elle pas: «Hormis leurs robes, les femmes n'ont point d'amies!» Et puis, pour la première fois, Mme de Marcy voyait le péril de son équipée.
Au bout d'une heure,—un siècle pour la pauvre femme,—toutes les robes étaient brûlées. M. de Marcy, content de son oeuvre, dit à la marquise:
—Maintenant, allez vous promener!
—Monsieur, lui répondit-elle, croyez bien que j'irai me promener. Si on me voit toute nue, ce ne sera pas ici; je vous jure que ce beau corps, dont vous êtes indigne, sera vu par tout le monde, excepté par vous.
Et elle descendit du lit pour braver son mari. Ce que voyant, et plus furieux encore, il saisit un éventail pour fouetter la marquise.
Au premier coup, l'éventail se brisa, comme s'il se refusait à ce crime de lèse-beauté. Le mari prit ensuite une ombrelle, qui ne fit pas un plus long service.
Et toujours sa femme le bravait, le frappant de ses yeux, qui pointaient comme deux épées.
—Brisez tout sur moi, mais ne me touchez pas de vos mains, ou j'ouvre la fenêtre pour appeler tout le monde au spectacle!
M. de Marcy était au bout de ses colères; il se sentait chanceler, comme s'il dût s'évanouir; il sortit pour aller se recueillir chez sa maîtresse, qui était son conseil de famille.
La marquise se couvrit d'un châle et marcha à pas de loup à la rencontre de sa fille de chambre. En effet, elle la vit reparaître aussitôt.
—Antonine, vous allez me retrouver une robe noire parmi celles que je vous ai données.
Antonine comprit et revint bientôt avec une robe noire à la main.
Mme de Marcy la mit en toute hâte et descendit l'escalier quatre à quatre, nouant son chapeau, sans avoir noué ses souliers. Où alla-t-elle?
Ne le devinez-vous pas? Elle alla tout droit chez M. Georges Marmont. Jusque-là c'était le seul homme qui eût osé parler d'amour à cette impeccable. Il l'aimait follement, mais il cachait son coeur, même à Mme de Marcy.
—Mon mari, lui dit-elle, m'a condamnée à aller toute nue par la vie, je viens vous demander si vous voulez être du voyage?
Georges tomba tout ému, plus amoureux encore, aux pieds de la marquise.
Je ne sais pas la suite de la conversation. Je crois qu'elle fut criminelle.
Vous en jugerez: le lendemain Georges appela le peintre; on lui avait donné cinq mille francs pour peindre Mme de Marcy toute nue, on lui donna cinq mille francs pour lui mettre une robe.
Voilà les hommes. Georges voulait bien exposer toute nue une femme qui n'était pas la sienne, mais dès que Mme de Marcy fut sa maîtresse, il voulut qu'elle fût habillée.
L'INCOMPARABLE LÉONA
XII
L'INCOMPARABLE LÉONA
I
J'ai cognu une très honneste dame qui a pris toutes les figures pour charmer son monde. Aussi elle a toujours beaucoup d'amoureux comptant pour rien, un mari qui voyage et peut-être un amant, à moins qu'elle n'en ait deux—simple jeu d'éventail!.—Elle défie la fortune et les hivers, quoiqu'elle soit née pauvre et que bien des printemps aient passé sur sa figure. C'est que la fée la plus souriante l'a douée à son berceau d'une vertu qui domine toutes les autres: la charmerie!
On ne peut pas la voir sans l'aimer, pour mille et une amorces. Elle est belle quand elle n'est pas jolie, et elle est jolie quand elle n'est pas belle. Dieu lui a donné une de ces figures parisiennes venues de Dijon, de Reims ou de Rouen, qui prennent les coeurs, parce qu'elle reflète, par je ne sais quel art savant, toutes les figures aimées, la Joconde comme la Pompadour.
Le regard bleu est noyé dans une volupté magnétique qui grise les sceptiques; la bouche a des sourires qui vous prennent par leur charme cruel et divin. Et, dans l'attitude, des serpentements inouïs, des ondulations perfides, des câlineries de bête fauve, des abandonnements qui jettent un homme à ses pieds comme un feu de mousqueterie.
Ceux qui ne sont pas là disent du mal d'elle; mais, dès qu'ils lui ont baisé la main, ils deviennent des adorateurs. Quelques-uns veulent faire les beaux, tout en prenant le grand air dédaigneux; mais, dans son coffret d'ébène, elle a plié des lettres qui prouvent leur servage caché.
Un prince célèbre disait d'elle: «La première fois que je l'ai vue, il m'est venu l'idée de la battre et de l'aimer.»
Il l'a aimée, elle l'a battu.
Un peintre célèbre voulut la représenter en Diane ou en Vénus, pour mieux accentuer sa grâce de déesse.
—Oui, dit-elle, mais debout.
—Pourquoi pas couchée.
—Non, debout.
—Dites-moi pourquoi?
—Pour me reposer.
Elle se calomniait pour faire un mot. Elle se calomniait, parce qu'elle a été plus souvent Minerve que Vénus. Cependant, elle ne joue pas à la femme savante. Un de ses amis lui disait: «Vous avez trop d'esprit.»
—Chut, dit-elle, ne dites pas ça tout haut, car on ne m'aimerait plus.
Molière et Goethe eussent applaudi à ce mot charmant, si féminin et pourtant si profond: Il faut dire à l'homme: Cache ton bonheur; il faut dire à la femme: Cache ton esprit.
La Bruyère aurait du plaisir à peindre cette adorable et irritante créature, vraie femme de la cour de Versailles et de Trianon, quand les Aspasies étaient de la cour; mais n'a-t-elle pas elle même une cour? Aujourd'hui qu'on a brûlé les Tuileries, où trouverait-on un salon plus royalement habité? Tous les jours, de cinq à six heures, ce qu'il y a encore du tout-Paris de l'esprit, des arts, de l'armée et du sport, vient dire son mot et prendre l'air de la mode: il y a là des princes,—et des princes du sang,—des philosophes, des poètes, des artistes, des sportsmen, des diplomates; mais non pas les premiers venus, même parmi les princes; il faut avoir marqué par une oeuvre ou par une action d'éclat pour avoir droit de cité chez l'archidéesse.
Le vendredi, dîner temporel et spirituel; beaucoup de fleurs, beaucoup de railleries, beaucoup d'imprévu. Elle conduit elle-même a causerie, non pas sur la carte du Tendre, mais à travers tous les abîmes, tous les précipices, tous les casse-cou; tire-toi de là comme tu pourras. Au dernier dîner, Renan et Rochefort ont fait sauter Dieu et la société; aussi a-t-on dit que les dîners de l'incomparable continuaient les dîners du vendredi de M. de Sainte-Beuve.
II
Mais ne nous attardons pas trop à vouloir peindre cette femme, que nul ne connaît bien et qui ne se connaît pas elle-même. Le philosophe a dit: «Toutes les femmes sont la même;» ce qui veut dire que dans toutes les femmes, il y a une parcelle de la femme; car, au fond, l'ennemie de l'homme est ondoyante et diverse.
Un soir, au dessert, notre très honneste dame parut s'ennuyer.
—Vous avez beau rire, nous dit-elle, j'ai des nuages dans mon ciel, toute la journée je me suis embêtée académiquement; il me semblait, comme disait Alfred de Musset, que j'étais sous la coupole de l'Institut.
Renan défendit sa paroisse et promit à la dame de lui amener deux ou trois académiciens de la plus haute gaieté.
—Eh bien! non, dit-elle, ce n'est pas mon esprit qui s'ennuie, c'est mon coeur.
Son voisin de gauche mit doctement sa main sur le coeur de l'incomparable, en lui disant:
—Il y a donc toujours quelque chose là?
Elle répondit par un coup d'éventail.
—Deux impertinences, dit-elle. Me croyez-vous de l'autre côté de l'eau, comme les douairières?
—Oh! pas du tout, vous êtes la plus vaillante parmi les batailleuses de la vie, mais je vous croyais revenue des bêtises du coeur.
—N'en revient pas qui veut, dit-elle avec un profond soupir.—Ou plutôt, reprit-elle en jetant tout autour un regard de flamme,—je sens que pour être belle il faut aimer.
—Comme il faut être belle pour aimer, dit un prince en s'inclinant.
—Quand on veut aimer et qu'on a des amoureux, dit Henry, on est déjà à moitié chemin.
—Il y a, dit un général, beaucoup de femmes qui trouvent que c'est bien assez d'être aimé.
—Quelle bêtise! dit Léona; être aimé c'est un supplice, et aimer c'est une bénédiction. Être aimé, c'est à la portée de tout le monde. Mon perruquier est adoré de ma femme de chambre, comme mon cocher. Mais aimer, voilà l'oiseau rare, qui ne vient pas quand on l'appelle; allez voir un peu si le rossignol qui chante dans les bois se fera prendre pour chanter en vôtre cage!
—Eh bien! madame, aimez-nous, dit un jeune diplomate qui avait pris ses grades chez Léonide Leblanc ou chez Alice Regnault.
La dame parut se recueillir.
—Je sens, reprit-elle, que je ne prendrai pas feu au premier coup de foudre; j'ai deux fois vingt ans; mon coeur ne se donnera qu'à un homme étrange qui aura fait une grande chose.
—Aimez M. de Lesseps.
—Non, j'aurais trop peur des enfants.
—Aimez M. de Brazza.
—Il est parti.
—Aimez Rivière, qui vous enchinoisera.
—C'est mon ami; je n'aime pas mes amis, ou plutôt j'aime trop mes amis pour les aimer, car vous savez que je suis fatale à ceux qui sont tombés sous mon éventail.
Léona rappela que, dans les contes de fées, les princesses étaient bien heureuses, puisque trois paladins partaient pour elles du même pas à la conquête de l'impossible.
Or, ce soir-là, tout le monde jura de tenter l'aventure et de se surpasser, qui par un beau tableau, qui par un beau poème, qui par une victoire sur l'ennemi, qui par une victoire sur le champ de courses, qui par ceci, qui par cela.
Renan promit d'avoir une entrevue avec Dieu, Rochefort jura qu'il chasserait les vendeurs du temple.
Moyennant ces promesses, et beaucoup d'autres, Léona s'engagea sinon à aimer, du moins à faire croire qu'elle aimerait celui d'entre ses convives qui, au bout d'un an et un jour, aurait accompli la plus belle oeuvre ou la plus belle action.
Ceci n'est pas un conte du vieux temps, c'est de l'histoire de 1882.
III
Au bout d'un an et un jour, c'était encore le vendredi. Tout le monde se retrouva. Pas un qui ne répondît à l'appel, hormis Rivière.
On s'était remis à sa place accoutumée. Le commencement du dîner fut quelque peu solennel. Quoiqu'on n'eût pas pris au sérieux les serments de l'an passé, chacun de nous, pour amuser Léona, était décidé à lui dire: «J'ai fait ceci, j'ai fait cela.»
Léona prit la parole:
—Je commence par donner une larme à notre ami Henri Rivière mort en héros. Lui donner une larme, c'est lui donner le prix. Mais puisqu'il faut vivre avec le vivants, causons de notre tournoi, quoique le mot soit bien démodé. Il y a aujourd'hui un an et un jour, vous m'avez promis, sans doute pour vous moquer de moi et pour m'amuser, de revenir ici les mains pleines de vos hauts faits et de vos chefs-d'oeuvre inspirés par moi. J'ai pris cela au sérieux. Qui d'entre vous s'en souvient?
Plus d'un avait oublié, mais naturellement tout le monde affirma son esclavage.
Le voisin de droite commença:
—Voulez-vous savoir....
—Chut! dit-elle, je sais. Vous avez fait un beau livre où vous vous êtes peint vous-même avec tout l'accent de la vérité—qui se voile; —aussi je vais vous embrasser avec tout l'accent du coeur—qui se cache.
Le philosophe fut embrassé sur les deux joues par ces lèvres rebelles qui ne donnaient presque jamais et qui se donnaient moins encore.
—Eh bien! mon philosophe, reprit-elle, j'aimerai votre livre, ce qui vous fera plus de plaisir que si je vous aimais moi-même.
Elle se tourna vers son voisin de gauche:
—Et vous, mon général?
—Moi, j'ai conduit mes soldats au feu; ils ont tous été braves, il n'y a pas de quoi se glorifier; mais, un jour, les journaux vous l'ont dit; je me suis trouvé avec un capitaine et trois soldats, ce qui faisait en tout quatre hommes et un caporal, dans une nuée d'Arabes, qui nous ont assaillis comme des abeilles en fureur. J'ai perdu deux hommes, le troisième est aux Invalides, mon capitaine est défiguré, j'ai été blessé à quatre reprises; mais les Arabes que j'ai touchés ne se portent pas bien. J'avais juré de dîner ici, me voilà; je n'ai fait que mon métier, et je ne veux pas être aimé.
Léona embrassa le général:
—Eh bien! mon général, je vous aimerai plus en vous aimant moins; d'ailleurs, que feriez-vous de moi, puisque vous allez repartir pour le désert?
Et se tournant vers un romancier:
—Je sais ce que vous avez fait, le meilleur de vos romans; aussi je vous ai aimé toute une nuit.
—Oui, mais je n'étais pas là; donnez-moi ma revanche.
—Ah! c'est fini! Il fallait venir avec votre livre à la main.
—Oui, mais alors vous ne l'auriez pas lu et....
Et ainsi chacun eut son tour et son mot, chacun eut son baiser de consolation.
—Vous, dit Léona à un peintre de marque, je vous ai aimé tout un jour au dernier Salon. Vous savez, mon ami, que votre Vénus me ressemble beaucoup.
—Je crois bien; je ne pensais qu'à vous.
—C'est risqué ce que vous avez fait là, car j'ai l'air d'être déshabillée sur le rivage.
On put croire un instant que le peintre allait l'emporter et qu'elle se déshabillerait pour lui sur le rivage. Ce n'était certes pas le premier venu. Il avait la figure de l'emploi; on parlait de ses succès dans le monde comme de ses succès au Salon. Le ministre avait mis une fleur rouge à son habit noir par amour de la couleur.
Ceux qui regardent bien, lisaient déjà sur le front de Léona les pensées amoureuses d'une belle désoeuvrée qui trouve à peu près son homme. Le peintre, qui n'est pas fat à demi, dit à un de ses voisins, comme il avait l'habitude de dire devant ses tableaux: Ça y est. Mais dans le pays de la galanterie on bâtit toujours sur le sable.
IV
—Oh! mon Dieu, dit tout à coup Léona, j'oubliais Gontran.
C'était un tout jeune Parisien, qui portait un nom célèbre et qui ne savait pas encore son chemin dans la vie.
Il leva la tête et regarda l'incomparable avec de beaux yeux qui jetaient des flammes.
—C'est tout naturel qu'on m'oublie, dit-il tristement, puisque je n'ai rien fait.
—Rien du tout?
—Rien du tout!
Il nous fut aisé à tous de voir que ce jeune homme était amoureux de la dame, car depuis le commencement du dîner, son regard avait rayonné sur elle comme le soleil frappe le lac quand il a soif.
Gontran avait la pâleur de ceux qui ont le coeur inquiet.
Il se troublait chaque fois que Léona disait un mot.
—Voyons, mon ami, reprit-elle, expliquez-moi pourquoi vous n'avez pas suivi le programme de la maison; qu'avez-vous donc fait depuis un an et un jour?
Gontran répondit:
—Je vous ai aimée.
L'incomparable n'alla pas embrasser celui-là, mais....
Mais à minuit, quand tout le monde fut parti, elle lui offrit de chanter, avec elle Plaisir d'amour.
DIANE AU BAIN
XIII
DIANE AU BAIN
I
Mr Arnold de Montmartel se ruina avec les actrices, mais surtout avec Nina la rousse. Que voulez-vous! Il ne respirait bien que dans les coulisses et les avant-scènes.
Vous la connaissez cette Nina qui se croit comédienne et qui joue tous ses rôles avec ses yeux. On frappa Arnold d'un conseil judiciaire; ce qui l'obligea bientôt à retourner dans ses terres. C'est la suprême ressource de tous ceux qui veulent vivre en se croisant les bras.
Noblesse oblige—à ne rien faire—hormis le métier de soldât. Arnold s'y était risqué par son volontariat, disant qu'il se ferait héros si l'occasion s'en présentait; mais son année de prise d'armes fut toute pacifique, et il jugea comme tant d'autres qu'il était ridicule de monter à cheval et de porter un sabre pour ne tuer que le temps.
Il revint à Paris et se jeta tête perdue dans le monde où l'on s'amuse, faisant du jour la nuit—et de la nuit le jour. On vit son nom trois ou quatre fois dans les Échos de Paris, parce qu'il eut deux duels et qu'il fut de deux steeple-chase.
Le vrai steeple-chase, c'était la course à la comédienne dont il avait eu le malheur de faire le bonheur, c'est-à-dire la fortune. Maintenant, il ne lui restait qu'à faire le tour de ses terres ou le-tour de son château,—ou le tour de lui-même pour se juger.
Il vécut seul pendant trois mois au château de Montmartel. Sa mère était chez une de ses filles à Biarritz; son père, ministre de France en Amérique, ne voulait plus qu'on lui parlât d'un tel fils.
Arnold n'aimait pas les livres, ne voulant lire que le livre de la vie; aussi il s'ennuyait comme la nuit sans étoiles. Il méditait une nouvelle bordée, sur Paris. Il écrivait des lettres tour à tour railleuses et éplorées à Mlle Nina, laquelle ne lui répondait jamais que par le télégraphe, cette admirable invention qui nous prive au moins de lire des romans par lettres.
J'ai voulu, par ces quelques mots, peindre l'état de l'âme de M. de Montmartel, que j'ai connu chez une femme à la mode, qui donnait à dîner et qui panachait sa table de viveurs, et de philosophes, dans son insatiable curiosité.
Arnold se demandait s'il lui faudrait, en attendant qu'une vraie poignée d'or lui retombât dans la main, se résigner à vivre ainsi en cénobite dans le château silencieux où l'on s'ennuyait en famille, témoin ses ancêtres en peinture qui semblaient tous jouer le rôle des chevaliers de la triste figure.
Dans son désespoir, il appela un de ses amis, un décavé comme lui, qui profita de l'invitation pour dire à ses créanciers—et surtout à ses créancières des coulisses—qu'il allait faire un tour dans ses terres: ce qui reconstitua presque son crédit, car jusque-là on ne savait pas de biens au soleil à ce Gascon, point hâbleur, ce qui lui donnait un caractère.
Voilà donc les deux amis bras dessus bras dessous dans l'avenue du château.
—C'est merveilleux! ton manoir.
—Oui, mon cher, et bâti sur les plans de Du Cerceau.
—Rien que ça? C'est amusant de vivre ici.
—Si amusant, que je m'y ennuie à mourir; mais puisque te voilà, nous nous ennuierons à deux.
—Ou à trois, reprit M. de Versillac, car Nina est bien capable de pousser une pointe jusqu'ici.
—Oh! il ne faut pas qu'elle s'y hasarde.
—Pourquoi donc?
On était arrivé au haut du perron.
—Tu vas comprendre.
Arnold conduisit Versillac dans l'ancienne salle des gardes, qui n'était plus gardée que par les araignées.
—Des ancêtres, s'écria Versillac.
—Tu comprends, mon ami, que ces gens-là fronceraient joliment le sourcil, si Nina venait leur faire un pied de nez.
—Oh! mon Dieu! jusqu'ici tu t'es si bien moqué des remontrances de ton père et de ta mère, que tu te fiches pas mal de tes glorieux ascendants.
II
On déjeuna à fond de train. Versillac fit venir la cuisinière pour la complimenter; il daigna aussi, quoique Bordelais, féliciter Arnold sur le vin de Champagne du château.
Après le déjeuner, Arnold eut beau faire pour l'entraîner en pleine campagne: Versillac avait décidé qu'il pécherait à la ligne, il n'en voulut point démordre, pour s'habituer aux moeurs agrestes ou pour faire pénitence.
On marcha jusqu'à la rivière qui était au bout du parc. Versillac trouva bientôt un coin favorable pour jeter sa ligne. Arnold continua son chemin tout en fumant.
A une demi-lieue de là, la rivière jette un de ses bras à travers le parc du château de Belmarre, habité par les Saint-Amant, une ancienne famille oubliée en province. Arnold ne connaissait ce château que de loin, parce que les Saint-Amant et les Montmartel étaient en guerre depuis un demi-siècle pour des limites de propriétés; aussi Arnold eut-il la curiosité du fruit défendu quand il passa devant ce château style Louis XV, qui souriait mieux aux passants que Montmartel. Le parc, d'ailleurs, était plus beau par le bras de rivière et plus touffu par les vieux arbres. Aussi, ce jour-là, Arnold ne se crut-il pas obligé de détourner les yeux devant une des grilles, qui n'était pas d'ailleurs la grille de la façade.
Il arrivait à temps, car une jeune fille vêtue en héroïne de roman, bouquet de roses au corsage, chapeau frondeur sur une opulente chevelure, l'oeil noir perdu dans un rêve bleu, traversait alors la grande allée pour s'enfoncer dans les massifs. C'était comme une apparition.
—Comme elle est jolie! murmura Arnold.
Mlle de Saint-Amant n'était pas jolie, elle était belle.
Elle marchait avec une grâce suprême, parce qu'elle était grande, mince, souple, presque aérienne. Et pourtant, quoique sa robe fût flottante, les seins et les hanches s'accusaient harmonieusement.
Elle disparut sous les ramées, sans se douter qu'elle eût été en spectacle. Pendant tout un quart d'heure, Arnold demeura le front contre la grille, espérant que la jeune fille repasserait, mais elle ne reparut pas.
Il finit par s'arracher à cette vision charmante. Quand il s'éloigna, il retourna plus d'une fois la tête en redisant le vers de Théophile Gautier:
Tout mon bonheur est-il enfermé là?
Il retrouva Versillac endormi sur la berge, ayant abandonné sa ligne aux poissons.
—Que diable aussi, tu fais boire du vin de Champagne à un Bordelais. Et toi, as-tu dormi?
—Non, moi, je rêve tout éveillé.
—A quoi rêves-tu?
Arnold voulait parler, mais la parole s'arrêta sur ses lèvres. Il lui sembla qu'il ferait évanouir cette douce apparition s'il ouvrait sur elle les yeux de Versillac. Il ne s'était jamais passionné qu'aux amours du steeple-chase, aux passions du casse-cou. Il se sentait tout emparadisé par sa belle voisine, ce contraste adorable des filles à la mode.
Quand les deux amis furent de retour au château, Arnold prit un livre pour échapper à Versillac, qui, de son côté, s'en alla droit à la cuisine pour savoir de quoi il retournait par là, car il était gourmand comme pas un. D'après le menu projeté pour le soir, il jugea qu'on le traitait trop sans façon; aussi prépara-t-il un plat de son métier, en envoyant une dépêche à Paris.
La réponse à la dépêche ne se fit pas longtemps attendre.
Le lendemain, à l'heure du déjeuner, on fit arriver au château un convive inattendu: c'était Mlle Nina.
—Oui, mon ami, dit-elle en sautant au cou d'Arnold: ta petite Nina en rupture de coulisses; vois-tu, la vraie comédie est celle où le coeur joue un rôle.
—Chut! dit Arnold. J'ai peur que ma mère ne revienne de Biarritz.
—Oui, cher, mais en attendant, nous allons faire sauter le château. N'est-ce pas, Versillac?
Le Bordelais approuva, tout heureux de retrouver l'atmosphère de Paris dans les senteurs pénétrantes de Mlle Nina.
On déjeuna gaiement et tristement; à peine eut-on servi le café que le maître de là maison se leva et sortit comme si on l'eût appelé. C'est qu'il se sentait appelé par Mlle de Saint-Amant; c'est qu'il y a des voix pour le coeur comme pour l'oreille. En moins de vingt minutes, Arnold se retrouva à la grille du château de Belmarre.
Il arrivait à point, car Mlle de Saint-Amand descendait du perron; cette fois elle ne rêvait plus et elle marchait à grande vitesse, mais toujours avec une grâce ailée, avec une désinvolture idéale.
Comme la veille, elle suivit la grande allée, mais elle disparut bientôt sous les massifs.
Où allait-elle? car on ne se promène pas quand on marche si vite. Arnold contourna la grande haie du parc pendant quelques secondes, espérant suivre la jeune fille des yeux; mais tout d'un coup, une vieille muraille se dressa devant lui. Ce n'était pas la grande muraille de la Chine; aussi Arnold qui avait fait ses preuves au cirque Molier sauta sur la croupe comme sur celle d'un cheval. Il avait trouvé sa stalle pour le plus beau spectacle du monde. Une fois monté sur le vieux mur, il fut ébloui par la réverbération du soleil sur un étang qu'il entrevoyait à travers les branches flottantes des tilleuls, des frênes et des saules. On eût dit des jeux de lumière de Rousseau et de Diaz, tant la feuillée riait et flamboyait.
Ce n'était que le décor. Tout en regardant les menus détails, Arnold vit se dessiner un cygne sur l'étang. Il pensa alors que Mlle de Saint-Amant était peut-être venue là pour le goûter du cygne, mais il ne la voyait pas.
La solitude était charmante, le merle malin sifflait le coucou, le rossignol jaloux étouffait la voix de la fauvette à tête noire. Toute une orchestration rustique.
—La voilà, dit tout à coup Arnold ravi.
Il était deux fois ravi, car non seulement il avait entrevu, grâce à un coup de vent qui détournait les branches, Mlle de Saint-Amant, mais encore il comprit qu'elle était venue pour se baigner. Elle se trouvait à la porte d'un tout petit pavillon où sans doute elle avait l'habitude de se déshabiller, mais ce jour-là elle se contentait d'une anfractuosité de rochers artificiels. Déjà elle avait jeté son grand chapeau à la Marie-Antoinette et sa pelisse de laine blanche qui recouvrait une simple robe de chambre rouge, à peine retenue par une ceinture d'argent.
La ceinture dégrafée, il ne resta que la chemise, un nuage transparent.
Mlle de Saint-Amant avait trop le sentiment de l'art pour se baigner dans un parc solitaire avec cet abominable costume de bain qui déshonore la beauté corporelle. Elle ne se croyait certes pas en spectacle; mais ne se voyait-elle pas elle-même? Pourquoi offenser ses yeux.
D'ailleurs il lui semblait que dans la solitude il y avait toute une peuplade d'oiseaux, de papillons et de fleurs, familière à la beauté des choses visibles.
Arnold était aux anges, il eût payé sa place d'une année de sa vie. A chaque mouvement de la jeune fille, il décidait que c'était là un chef-d'oeuvre d'art vivant. On n'avait jamais modelé une statue avec plus de génie; tout avait son caractère et sa grâce; les lignes serpentaient en ondulations charmantes. Les hauts reliefs s'accusaient, ni trop ni trop peu, par une précision exquise. Arnold croyait voir à la fois Vénus Astarté marchant sur les ondes et Diane chasseresse fuyant dans la forêt.
Par malheur, selon les caprices du vent, les branches voilaient plutôt qu'elles ne dévoilaient ces miracles de séduction. La chemise ne fut pas plus tôt jetée sur l'herbe que Mlle de Saint-Amant se précipita dans l'étang, dont l'eau toute frémissante la baisa de ses mille lèvres, la cachant à demi. Mais comme Arnold l'avait vue de face, il n'était pas fâché de la voir d'un autre côté, car Dieu fit si bien tout ce qu'il fit qu'une femme est belle à voir au nord comme au midi, à l'orient comme à l'occident, témoin le groupe des Trois Grâces, témoin les deux Odalisques d'Ingres, témoin le Lever de Van Loo et le Coucher de Chaplain. Un voluptueux disait: «Ce qui me fait douter d'un autre monde, c'est que la beauté de la femme est parfaite dans celui-ci.»
Pendant que M. de Montmartel était si heureux de cette perspective adorable, Mlle de Saint-Amant était désespérée; aussi ne la vit-il qu'à la surface?
Elle s'abritait tout à coup sous les grands roseaux. Ce n'était pas pour chercher l'ombre: elle avait vu Arnold sur le mur. Je peindrais mal sa colère soudaine. Que faire, sinon se cacher dans l'eau et contre la rive? Elle n'avait pas, comme Diane, sa vengeance toute prête. Certes elle eût bien voulu changer M. de Montmartel en cerf, pour qu'il se sauvât à toutes jambes.
Heureusement Versillac et Mlle Nina la débarrassèrent de cet importun; mais le coup était porté.
Arnold ne détournait pas la tête lorsqu'il entendit rire à quelques pas dans la campagne. C'étaient Versillac et Nina. Il aurait voulu les foudroyer; on peut juger de sa fureur quand Versillac accourut pour sauter lui aussi sur le mur.
—Attends! lui dit Nina, tu me feras la courte échelle.
Heureusement Versillac était gris: à peine sur le mur, il retomba à terre. Arnold eut beau lui dire: Chut! et lui faire signe de se tenir coi, le Gascon voulait être de la comédie. Il tenta encore l'aventure; mais Arnold sauta à terre, le prit par les pieds et le rejeta dans sa colère à quelques pas du mur.
C'est que ce n'était pas pour le libertinage des yeux qu'il était resté là: il se fût offensé qu'un dépravé comme Versillac dépoétisât ce beau corps virginal par un regard impur. Lui, au moins, tempérait sa curiosité par l'adoration. Déjà l'idée d'épouser Mlle de Saint-Amant lui donnait l'auréole du bonheur. Jusque-là il avait eu des femmes sans comprendre les divines pudeurs de l'amour, mais il venait, comme par miracle, d'être initié à tous les chastes trésors que doit révéler le mariage.
Or, que faire de Versillac et de Nina? Il fallait commencer à tout prix par les éloigner de ce château enchanté. Il leur dit qu'il était là, étudiant la valeur des arbres du parc de Belmarre, parce que tout le domaine était à vendre. Versillac aurait bien voulu lui-même faire son estimation, mais Arnold le prit par le bras pour l'entraîner bien vite, pendant que Nina effeuillait des marguerites.
Au dîner, on trouva bien morose le maître de la maison, on menaça de le laisser à sa solitude, il prit la balle au bond, sous prétexte qu'il avait peur d'une surprise de sa mère. Le lendemain matin, les oiseaux s'envolèrent, aile dessus aile dessous: Versillac avec dix louis que lui prêta son ami, Nina avec une miniature de Beaudouin et deux éventails anciens qu'elle avait trouvés dans sa chambre. Il ne faut jamais perdre son temps.
III
Cependant, dès que Mlle de Saint-Amant avait vu disparaître Arnold, elle s'était hâtée de remettre sa chemise tiède encore et sa robe flottante pour reprendre le chemin du château. Elle était si confuse et si désolée qu'elle passa par les sentiers les plus sombres, presque à travers les aulnaies et les épines, tant elle avait peur de la lumière. Elle n'osa pas se montrer au perron. Elle rentra par la porte de l'office et courut s'enfermer dans sa chambre. La fille de Jephté gravissait la montagne pour aller pleurer sa virginité: Mlle de Saint-Amant, qui se sentait violée par le regard d'Arnold comme Nausicaa par le regard d'Ulysse, cacha sa honte dans le coin le plus obscur de sa chambre.
Au dîner, sa mère fut effrayée de la voir si pâle; Diane parla d'une migraine. Le lendemain, sa figure était plus ravagée encore, car elle n'avait pas dormi. Elle ne pouvait s'habituer à cet effeuillement de sa pudeur. Elle aurait voulu mourir, mais, même dans la mort, il lui semblait que son linceul serait profané, tant elle avait au plus haut degré le sentiment de la splendeur virginale.
Comment avoir raison de cet outrage? Comment se venger de cet homme qu'elle croyait, comme tous les siens, l'ennemi de sa famille? Elle pria Dieu, comme si la justice de Dieu frappait de telles félonies.
Diane avait ses cahiers roses et ses cahiers bleus: des confidents muets de ses joies et de ses peines. Ce jour-là, elle prit un cahier noir. Elle se confessait bien plus à elle-même qu'à son confesseur. Voici une page écrite aux premières secousses de son indignation.
«Je suis exaspérée! j'ai vécu dans la fièvre depuis cette après-midi. Je me croyais dans le parc comme dans une salle de bain; ma mère m'avait pourtant avertie du danger. Un étranger, un ennemi m'a surprise au moment où je descendais dans l'étang. C'en est fait de toutes mes illusions. Je suis empêchée à tout jamais d'être heureuse, car je ne me sens plus dans l'atmosphère virginale des jeunes filles. Je me hais et je hais M. de «Montmartel! O mes larmes! mes larmes!»
Le désespoir de Mlle de Saint-Amant fût si profond qu'un peu plus elle se réfugiait au couvent pour trouver une retraite inaccessible.
IV
Dès que Nina et Versillac furent partis, Arnold s'en fut tout droit chez le curé de Belmarre qui avait été un instant son précepteur.
—Mon cher maître, je renonce à Satan, à ses pompes, à ses oeuvres. Je suis éperdument amoureux de Mlle de Saint-Amant. Nos familles sont des Capulet et des Montaigu, il faut effacer ces haines par un mariage qui sauvera ma jeunesse et qui fera la joie de mon coeur.
Le curé, quelque peu surpris, demanda à Arnold où il avait vu Mlle de Saint-Amant. Un peu plus Arnold répondait «au bain», mais il se reprit et dit «à la messe». Ce mot lui regagna le coeur de l'homme en soutane.
—Vous a-t-elle vu?
—Jamais! Mais je sens à mon coeur qu'elle daignera m'écouter; sa mère non plus ne sera pas bien féroce, car vous vous souvenez qu'il y a sept ou huit ans, je l'ai sauvée d'un grand péril en me jetant à la tête de ses chevaux.
—Oui, mais depuis vous avez chassé sur ses terres. Enfin, puisque c'est pour le bon motif, je veux bien me mettre en campagne.
—Vous direz à la jeune fille....
—N'allons pas si vite, vous prenez feu et flamme comme un fagot de la Saint-Jean. Je vous promets d'aller tout à l'heure au château.
—Dites à la mère que je fais mes Pâques.
Le curé ne put s'empêcher de sourire.
—Taisez-vous, profane, ou je ne prêche pas pour vous.
Le soir, le curé de Belmarre vint au château de Montmartel et conta à Arnold que tout n'était pas désespéré. La mère avait jeté de hauts cris et la fille avait dit qu'elle sacrifierait bien tous ses aspirants pour devenir la comtesse de Montmartel. Elle était offensée de la vie endiablée de M. Arnold à Paris, mais elle avait une raison pour vouloir l'épouser. «Quelle raison? avait demandera mère.—C'est mon secret,» avait répondu la fille.
Quelle pouvait bien être cette raison? Arnold y perdit son latin et celui de M. le curé.
V
Je ne dirai pas le mot à mot des préliminaires du mariage. Arnold s'évertua à triompher de tous les obstacles. Ce ne fut pas sans peine; il fallut d'abord rapprocher les familles, ce qui se fit grâce au génie de Mlle de Saint-Amant qui mit en avant un grand personnage à qui on n'avait rien à refuser. On fit dix fois par jour jouer le télégraphe; les haines s'adoucissent à distance. M. de Montmartel, qui n'était pas content d'un fils prodigue, fut presque heureux de le savoir à mi-chemin d'un mariage avec Mlle de Saint-Amant.
Mme de Montmartel qui était revenue de Biarritz en toute vapeur présenta son fils, après avoir fait une visite quelque peu humiliante à Mme de Saint-Amant. Beaucoup d'obstacles, beaucoup de va-et-vient, des remontrances de la mère, des larmes de la fille. L'éloquence des larmes l'emporte toujours. Le mariage fût decidé et fixé au jour de la fêle de Mme de Saint-Amant, sur la fin de novembre.
Arnold, qui ne quittait plus Montmartel, ne vint à Paris que pour la corbeille. Naturellement il y rencontra Versillac.
—On dit que tu te maries? chanta le Gascon; je t'en fais mon compliment.
—Pourquoi?
—Ta fiancée est adorablement belle.
Quoique Arnold, mécontent du séjour de Versillac chez lui, voulût le tenir à distance, il ne put s'empêcher de lui demander où il avait vu Mlle de Saint-Amant.
—Tu ne te souviens pas?
Arnold semblait chercher.
—Voyons, tu as oublié le jour où je t'ai vu juché sur un mur? Te figures-tu donc que je n'ai pas eu l'esprit de chercher à voir ce que tu voyais....
—Je ne comprends pas.
—Eh bien, j'ai vu comme toi Mlle de Saint-Amant qui se baignait plus blanche que son cygne—non pas dans la pose de Léda.
Arnold se retint pour ne pas sauter à la gorge de Versillac. Après tout, le soleil luit pour tout le monde, même quand les femmes sont au bain.
—Tu sais que je m'invite aux noces, reprit Versillac, car je veux voir ta femme en robe de mariée?
Arnold pensa qu'en parlant de robe, Versillac faisait allusion au déshabillé de Mlle de Saint-Amant au bord de l'étang, prête à aller retrouver son cygne.
De son gant il souffleta Versillac.
—Je vous défends de parler ainsi.
Le lendemain Mlle de Saint-Amant apprit par une dépêche que son fiancé avait donné un coup d'épée à un de ses amis dans un duel sans merci après trois reprises sanglantes.
Versillac fut laissé pour mort. Il eut alors un bon mouvement: il mentit pour la première fois de sa vie. Il écrivit à Arnold:
«Si je t'ai offensé, c'est sans le vouloir, mon cher ami. C'était donc un crime de voir Mlle de Saint-Amant, tout habillée, jetant du pain à son cygne?»
Arnold alla embrasser Versillac qui lui dit:
—Vois-tu, Arnold, il faut être bon diable dans l'amitié. Ainsi si Nina se jetait à travers ton mariage, je l'enlèverais!
Ce duel jeta pourtant un nuage sur les jours qui précédèrent le mariage. «Pourquoi vous êtes-vous battu?» demandait sans cesse la fiancée à Arnold. Il répondait invariablement: «Pour une offense.»
Le jour des noces, le nuage fut dissipé, le soleil des beaux jours rayonna sur les épousés.
VI
Le lendemain, au point du jour, Mlle de Saint-Amant se souleva sur le lit nuptial et regarda le feu qui brûlait encore, car on avait jeté dans l'âtre des bûches de Noël.
—Dieu soit loué! dit Arnold qui se réveillait d'un demi-sommeil; j'avais peur que ce ne fût qu'un rêve.
—Et si ce n'était qu'un rêve?
Arnold regarda Diane avec inquiétude. Elle se leva majestueusement, dans l'attitude où il l'avait vue toute nue au bord de l'étang.
—Arnold, le jour où je vous ai donné ma main, je ne vous ai pas donné mon coeur, car je ne vous aimais pas.
—Vous ne m'aimiez pas?
—Non, parce que vous m'avez surprise au bain.
Elle rouvrit ses bras à Arnold:
—Mais maintenant je vous aime.
—Pourquoi, Diane?
—Parce que vous êtes dans mon lit.
Moralité du mariage selon Xénophon.
TABLE
MADEMOISELLE SALOMÉ
JANINA
LE HUITIÈME PÉCHÉ CAPITAL
LE STOÏCISME D'UNE PARISIENNE
TROIS PAGES DE LA VIE DE VALLIA
LE VIOLON VOILÉ
L'HOSPITALITÉ ÉCOSSAISE
LA SIXIÈME LUNE DE MIEL
LES VISIONS DE LUCIA
IL NE FAUT JURER DE RIEN
LA FEMME COUCHÉE
L'INCOMPARABLE LÉONA
DIANE AU BAIN
GRAVURES
On ne donnera pas ici les titres ni les sujets des gravures qui enrichissent ce recueil. Le lecteur les devinera dans le crayon charmant de H. de Hem, qui si longtemps a été le Gavarni de la VIE PARISIENNE; de Ferdinand Bac, de Mars, de Mlle de Solar, qui avec H. de Hem représentent si spirituellement les belles mondaines de L'ART ET LA MODE. Ils ont achevé de donner à ces Douze Nouvelles nouvelles l'expression toute parisienne des aventures romanesques des dernières saisons.