Les etranges noces de Rouletabille
The Project Gutenberg eBook of Les etranges noces de Rouletabille
Title: Les etranges noces de Rouletabille
Author: Gaston Leroux
Release date: October 17, 2004 [eBook #13772]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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LES ÉTRANGES NOCES DE ROULETABILLE
PAR GASTON LEROUX
ROULETABILLE A LA GUERRE
LES ÉTRANGES NOCES DE ROULETABILLE
I
LA GRANDE TRAITRISE D'IVANA
C'était le 21 octobre 1913, en plein Balkan, dans les sombres défilés de l'Istrandja-Dagh… le soir tombait…
Précédant les premiers détachements bulgares qui, à la première heure de la première guerre des Balkans, envahissaient le nord de la Thrace et avaient mission d'occuper Almadjik, quelle est cette petite troupe de cavaliers qui filent comme le vent et ne connaissent aucun obstacle?… Ils sont si curieusement placés entre les premiers soldats de l'envahisseur et les derniers fuyards turcs que l'on ne saurait dire exactement s'ils fuient ou s'ils poursuivent.
La vérité est qu'ils font les deux choses à la fois. Ils veulent atteindre avant d'être atteints!…
—En avant! en avant! crie Rouletabille.
Que fait donc, «entre deux feux», le jeune reporter de l'Époque et quelle est cette sorte de rage qui l'anime? C'est par des paroles sans suite qu'il encourage ses compagnons à le suivre; et sa bouche est pleine de malédictions.
On n'a jamais vu chez Joseph Rouletabille une fureur pareille! Eh! en vérité, elle est bien excusable chez un jeune homme qui est connu dans le monde entier pour avoir pénétré les plus obscurs mystères, pour avoir démêlé les intrigues criminelles les plus compliquées, et qui se trouve tout à coup, et pour la première fois de sa vie, devant le mystère du coeur féminin auquel il ne comprend rien du tout!
Le «bon bout de sa raison» qui, jusqu'à ce jour, l'avait soutenu dans les pires épreuves en le conduisant irrésistiblement sur le chemin de la vérité, ne lui est plus bon à rien. C'est en vain qu'il l'a appelé à son secours… quelle défaite! «Le bon bout» de la raison l'a laissé en route; ni plus ni moins que s'il avait été le mauvais… Et la cause d'une pareille catastrophe?… Une femme! une simple jeune fille que Joseph Rouletabille aimait naguère de tout son coeur et qu'il prétend détester maintenant de toute son âme: Ivana Vilitchkov!…
C'est elle qu'il poursuit en cette fin de jour tragique… c'est derrière elle qu'il court… quelle aventure!
Pour essayer de la comprendre, faisons comme Rouletabille qui, dans sa triste cervelle en feu, cherche, dans les événements passés à Sofia et au sinistre Château Noir[Le Château Noir est le premier épisode de Rouletabille à la guerre, dont les Étranges Noces de Rouletabille sont le second. Le Château Noir, Editions Pierre Lafitte 3 fr. 50.], le fil de cet insondable mystère… Résumons les faits: Envoyé par son journal dans la capitale de la Bulgarie, pour y étudier de près les événements qui s'y préparaient, Rouletabille avait retrouvé à Sofia une jeune fille, la nièce du général Vilitchkov, qu'il avait connue à Paris où elle était venue commencer ses études de médecine et pour laquelle il avait ressenti tout de suite un sentiment des plus tendres.
A Sofia, Rouletabille est reçu chez l'oncle d'Ivana et il ne cache pas à la jeune fille qu'il l'aime et que son désir le plus ardent est de l'épouser. Celle-ci, qui semble nourrir également des sentiments assez vifs pour le jeune homme, lui répond cependant en tentant de le détourner de son dessein. Ivana se prétend vouée, comme son père et sa mère et sa petite soeur Irène, morts tous trois assassinés par un ennemi de la famille, à une destinée tragique. Cet ennemi s'appelle Gaulow, un Bulgare chassé de Bulgarie et qui s'est fait turc, mahométan, pomak, ce qui est tout dire. Il habite dans une sorte de forteresse extraordinaire, au coeur des montagnes du nord de la Thrace, dans l'Istrandja-Dagh, et de là, vient de temps à autre, pour de mystérieuses et cruelles besognes, en Bulgarie. Nul n'a encore pu l'atteindre! Gaulow brave le genre humain dans son redoutable Château Noir(Karakoulé)!…
Toute cette affaire n'est point, comme bien l'on pense, pour refroidir
l'amour de Rouletabille. Il arrivera, bien, lui, à débarrasser la famille
Vilitchkov, de l'affreux Gaulow qui s'appelle aussi en Turquie
Kara-Selim.
Il demande seulement à la jeune fille de bien vouloir lui accorder sa main. Celle-ci ne dit pas non, mais elle ne dit pas oui. «Seriez-vous promise?» demande le reporter anxieux et Ivana de répondre: «Nul ici-bas n'a le droit de se dire mon fiancé.»
Voilà de nouveau Rouletabille plein d'espoir, quand pendant la nuit suivante, nuit atroce qui rappelle les horreurs de la tragédie historique du Konak de Belgrade, Gaulow et sa bande font irruption dans l'hôtel du général Vilitchkov, assassinent le général et ses serviteurs et emmènent Ivana en captivité dans le Château Noir.
Rouletabille jure de venger tant de malheurs et de sauver Ivana; il tentera de reprendre aussi, par la même occasion, certain «coffret byzantin» dans le tiroir secret duquel se trouvent les plans précieux de la mobilisation bulgare. Cela, il le promet formellement au général-major Stanislawoff, l'une des gloires les plus pures de son pays, ami de la France, et célèbre depuis pour avoir mis son épée au service de la Russie lors du prodigieux conflit qui devait, l'année suivante, embraser l'Europe et déshonorer la Bulgarie. Et le voilà parti en expédition.
Il emmène avec lui son fidèle reporter La Candeur et un jeune Slave très débrouillard mais d'une moralité assez relâchée qui s'appelle Vladimir. Un cousin d'Ivana les accompagne également: C'est Athanase Khetew qui, lui aussi, voudrait bien sauver sa cousine qu'il aime au moins autant que peut l'aimer Rouletabille et pour l'amour de laquelle il voudrait bien aussi tuer l'affreux Gaulow. Quant à Rouletabille et à Athanase, ils ne s'aiment guère mais sont assez sages pour contenir leur animosité réciproque.
Toute la bande arrive au Château Noir, où les attendent les aventures les plus extraordinaires, dans le moment que Kara-Selim célèbre ses noces avec sa captive Ivana. Ils se donnent pour des journalistes égarés et se mettent immédiatement à l'ouvrage. Ils n'ont pas une heure à perdre. Ivana consent à être la femme de Gaulow, l'assassin de ses parents, pour rentrer en possession du coffret de famille dans lequel se trouvent les plans de mobilisation. Il faut donc que les jeunes gens sauvent, à la fois, Ivana et ravissent le coffret.
Au milieu des fêtes somptueuses qui sont données à la Karakoulé, Rouletabille accomplit des exploits surhumains. Il réussit à emporter Ivana jusqu'au fond du donjon où les reporters se barricadent. Entre temps, bien qu'il n'ait pas pu s'approprier le coffret byzantin, Rouletabille en a deviné le secret et a pu constater que les plis précieux y sont toujours et que nul encore n'y a touché; aucun pomak n'en soupçonne même la présence. Athanase reçoit de Rouletabille la mission d'aller porter cette formidable nouvelle aux armées du général Stanislawoff, lesquelles, dès lors, pourront descendre, en toute sécurité, à travers les montagnes de l'Istrandja, sur Kirk-Kilissé.
Athanase jure de réussir dans sa difficile entreprise et de revenir, avec ses compagnons d'armes, délivrer Ivana et les journalistes français. Avant de se sauver du donjon où les reporters sont retranchés, il est parvenu à capturer Gaulow qu'il a remis aux bons soins d'Ivana, laquelle a fait le serment sur les mânes de ses parents de le tuer de sa propre main.
Les jeunes gens subissent un siège des plus violents, aux péripéties tragico-comiques et qui se termine de la façon la plus singulière du monde. Ivana non seulement n'a pas tué Gaulow, qu'elle prétend garder comme otage, mais Rouletabille la surprend au moment où elle fait évader le monstre… et cela, à la minute même où Gaulow allait recevoir le châtiment de ses crimes, où les armées conduites par Athanase Khetew apparaissent à l'horizon!…
Quel est donc cet affreux mystère?… Rouletabille ne peut imaginer qu'Ivana aime cet homme qui a assassiné les siens et qui avait juré la perte de son pays?… Alors?… Alors?… Alors, il faut agir… on réfléchira en agissant… Les bandits de la Karakoulé, à l'approche des armées, se sont enfuis, Gaulow, lui aussi, s'est enfui… Ivana, sous prétexte de rattraper Gaulow, a enfourché un cheval et court derrière Gaulow… Ivana ne se doute pas que Rouletabille a été témoin de son infamie, l'a vue dérouler elle-même la corde au bout de laquelle se balançait Gaulow, délivré par elle!…
Rouletabille se jette à son tour à cheval et court derrière Ivana. Les reporters et leur domestique Tondor courent derrière Rouletabille… telle est la situation très nette et cependant très incompréhensible pour qui a connu Ivana, dans le moment que nous tombons en plein dans la chevauchée des reporters.
Rouletabille grince entre ces dents: «Elle court rejoindre Gaulow!…
«…Ah! tu as beau aller vite, va, traîtresse, je ne te lâcherai pas!…
Moi aussi, je serai au rendez-vous… Et je verrai bien de mes yeux ce que
tu vas en faire, de ton Gaulow!»
Ce qu'elle en ferait? Elle le lui avait dit; oui, avant d'enfourcher son cheval, elle avait eu l'effronterie de lui crier, à lui, à lui qui avait vu la chose énorme, elle avait eu le cynisme de lui jurer qu'elle voulait, de sa propre main, offrir à sa patrie, comme première victime expiatoire, la tête de Gaulow!… Comment ne lui avait-il pas éclaté de rire au nez? Comment n'avait-il pas craché au visage de cette petite fille barbare, sanguinaire et menteuse…
Comment avait-il eu le courage de retenir la généreuse fureur qui gonflait ses veines de jeune amant bafoué et d'ami trahi jusqu'à la mort, car de cette trahison ils avaient failli tous mourir!… Comment?… Pourquoi ne lui avait-il pas dit: «J'ai vu!… Tais-toi!… J'ai vu!… je t'ai vu le sauver de tes mains, et si tu cours après lui c'est pour tomber dans ses bras?» Oh! d'abord simplement parce qu'elle ne lui en avait pas laissé le temps; ensuite parce qu'il était vraiment curieux de voir jusqu'où pouvait aller Ivana dans le mensonge et dans le crime!… Et puis aussi, parce que, le coeur plein de rage, il rêvait à son tour d'une vengeance ou tout au moins de quelque juste châtiment!…
C'est que peut-être encore, au plus obscur de lui-même, commençaient à se poser les termes du problème psychologique le plus curieux qu'il eut jamais à démêler et aussi le plus mystérieux en même temps que le plus bizarre.
Enfin, s'il l'avait suivie dans cette course insensée vers le Sud, c'est qu'il se souvenait qu'il était correspondant de guerre et qu'il avait grand'hâte de trouver, maintenant qu'il était délivré, un bureau de poste avant de tomber sous la censure féroce des Bulgares!… Entre les deux armées, toujours!… ni dans l'une ni dans l'autre…, est-ce que telle n'était pas sa formule, celle qu'il avait toujours prônée à Vladimir et à La Candeur?… Est-ce que, dès Sofia, tel n'avait pas été son plan? Plan dangereux sans doute, mais qui ne l'en séduisait que davantage!… Aussi quand, dans cette fuite insensée de la Karakoulé, La Candeur, qui avait par miracle retrouvé son mecklembourgeois, lui demandait derrière lui, secoué sur sa selle: «Où allons-nous?» avait-il pu lui répondre: «Faire du reportage!…»
Ainsi ils n'avaient même pas attendu les troupes!… La félonie d'Ivana les traînait en trombe derrière elle…
Oui, félonie! félonie!… C'est à cela que Rouletabille revenait sans cesse, bien que son esprit cherchât ailleurs… mais il était trop irrité pour ne plus retomber à cela: félonie! Il ne voulait plus douter que l'amour dont il n'avait jamais encore jusqu'à ce jour mesuré la force, eût accompli l'abominable miracle de transformer une héroïne en une pauvre fille, capable de tout pour satisfaire sa folle passion.
Cette ignoble conversion avait dû se produire pendant ces moments d'absence que le reporter avait trouvés souvent inexplicables: Ivana les passait certainement auprès du prisonnier, dans le cachot du souterrain! Que de fois ne s'était-il pas étonné de ne point la voir à son côté, au plus fort du combat! et avec quelle singulière figure elle réapparaissait tout à coup, racontant qu'elle avait pris la garde pour laisser reposer le katerdjibaschi. Enfin, elle ne sortait pas de ce souterrain, sous un prétexte ou sous un autre!… Et Rouletabille, qui avait redouté que ce fût pour s'y livrer à quelque abominable torture, se reprochait de s'être laissé tromper comme un enfant!
Il se rappelait la phrase turque prononcée en dernier par Kara-Selim délivré, et adressée par lui (avec quel hideux sourire de remerciement!) à Ivana surprise, sans qu'elle s'en fût aperçue, par Rouletabille sur la tour. Le reporter se retourna sur sa selle et demanda à Vladimir:
—Que signifient ces mots: Benem ilé guel!
—Cela veut dire, répondit Vladimir: «Viens avec moi!… Viens me rejoindre!»
—Parbleu! gronda Rouletabille!… moi aussi, je vais avec elle!… je vais avec eux! et si Dieu est juste, il me permettra de leur faire expier leur crime!
* * * * *
Il pouvait être cinq heures du soir quand ils virent poindre les toits d'un gros village en avant d'Almadjik…
La route qu'ils avaient prise commençait de montrer certaines particularités qui les étonna tout d'abord mais auxquelles, par la suite, ils devaient facilement s'habituer chaque fois qu'ils eurent à pénétrer dans un village, bourg ou bourgade, enfin dans ce qui avait été, à un titre quelconque une «agglomération»: sur les côtés du chemin tout était dévasté. Les cabanes des paysans paraissaient avoir été éventrées par quelque cataclysme qui s'était acharné à défoncer portes et fenêtres et avait çà et là allumé des incendies.
Sur le seuil de ces sinistres chaumières, il n'était point rare d'apercevoir des cadavres de femmes et d'enfants qui gisaient parmi des mares de sang et dans le plus pitoyable état.
D'autres corps privés de vie jonchaient également la route et faisaient trébucher à chaque instant les chevaux; de telle sorte qu'en fait «d'agglomération», il y avait surtout là agglomération de cadavres.
Et toutes ces dépouilles toutes fraîches étaient celles des paysans d'origine bulgare, bien reconnaissables à leurs costumes. Certains avaient dû se réfugier chez eux pour attendre l'arrivée des troupes du Nord, dont la venue avait été signalée; d'autres étaient sortis du village pour courir au-devant d'elles, mais les uns et les autres avaient été rejoints et atteints par les Turcs du village même et de la contrée environnante, lesquels, avant de se retirer devant l'envahisseur, faisaient place nette et passaient au fil de l'épée ou du pal tout ce qui appartenait à la race ennemie…
Un petit ruisseau roulait, en chantant joyeusement, des troncs sans tête…
Mais ce fut en entrant dans le village même que nos jeunes gens qui, à chaque instant, laissaient échapper des cris d'horreur, purent juger de l'importance du massacre et de l'ampleur prise par le sacrifice que MM. les Turcs avaient offert, en guise d'adieu, au Dieu de la guerre! Têtes abattues, troncs empalés, femmes éventrées, enfants embrochés, mamelles coupées, rien n'avait manqué à cette fête du sang.
—C'est horrible!… c'est abominable!… hurlait La Candeur, derrière Rouletabille qui ne disait rien et qui avait été préparé à toutes ces horreurs par ce qu'il avait vu de près, au Maroc et au Caucase, particulièrement à Bakou et à Balakani, lors des massacres entre Tatares et Arméniens.
Il n'avait d'yeux que pour une silhouette cavalière qui venait de surgir au coin d'une ruelle… Ivana!… C'était elle!… Il ne pouvait en douter, c'était elle!… Les avait-elle vus? Elle était soudain partie dans un galop de folie et avait enlevé son cheval par-dessus un monceau de décombres et de cadavres fumants…
En même temps elle avait jeté un grand cri sauvage, tiré son sabre du fourreau et, le brandissant dans un moulinet stupéfiant au-dessus de sa tête, avait disparu au coin d'une autre ruelle qui conduisait à la place de la Mosquée, dont on apercevait le haut minaret enveloppé de flammes.
Rouletabille demanda un suprême effort à son cheval qui, depuis quelques instants, montrait des signes de fatigue… Il voulut l'enlever, lui aussi; mais la bête buta au milieu des décombres et le reporter roula sur le sol avec sa monture, contre laquelle vinrent donner La Candeur, Vladimir et Tondor. Ce fut une chute générale et fort brutale dont les reporters, ainsi que leur domestique, se relevèrent assez éclopés.
Rouletabille néanmoins se mit à courir dans la direction suivie par Ivana.
Ses camarades le suivirent cahin-caha.
On entendit alors des coups de feu et un certain tumulte du côté de la place du village. Ils allaient déboucher sur celle-ci quand ils ne furent pas peu surpris d'être arrêtés par Ivana elle-même qui se trouvait à pied comme eux tous. Sa bête fumante tombée auprès d'elle, au milieu de la rue, ruait des quatre fers, en agonie, le poitrail frappé d'une balle. Un bruit de bataille, le crépitement de la mousqueterie éclatait à quelques pas et des projectiles vinrent siffler à leurs oreilles.
Ivana était dans une agitation extraordinaire.
Elle leur ordonna, les bras étendus, de ne pas aller plus loin!
—Les Turcs massacrent tout! Ils n'ont pas encore abandonné le village; méfions-nous… ils ne nous épargneraient pas!
—Et Gaulow? demanda Rouletabille.
—Il a rejoint les Turcs! répondit-elle d'une voix sombre. Il s'en est fallu de quelques minutes que je ne le rattrape…
—Gaulow s'est donc échappé! gronda une voix bien connue. Tous se retournèrent. Athanase Khetew venait d'arriver derrière eux, tout juste pour entendre la phrase d'Ivana. Il eut un geste de malédiction sur sa bête fumante et regarda avec mépris les reporters.
—Je vous l'avais confié… dit-il simplement.
Ivana prit la parole:
—Nous avons été trahis au dernier moment par le Katerdjibaschi (chef des muletiers)… C'est lui qui lui a procuré la corde pour s'échapper du donjon. Aussitôt que nous nous en sommes aperçus, nous ne vous avons même pas attendu, Athanase Khetew! malgré tout le désir que nous avions de vous revoir et de vous féliciter (ici une voix étrangement douce et câline) et nous avons couru après le monstre!…
—C'est donc une revanche à prendre! fit Athanase qui était devenu singulièrement rouge en regardant Ivana Vilitchkov…
—Et une partie à recommencer! déclara-t-elle avec désinvolture.
—Vous devez regretter de ne point lui avoir coupé la tête quand je vous l'ai amené!… continua Athanase d'une voix sourde…
—Évidemment, mon cher!
Et elle lui tourna le dos pour s'intéresser à autre chose. Athanase semblait très occupé à dompter une irritation peu ordinaire. Rouletabille écoutait et regardait. Le cynisme incroyable d'Ivana le mettait, lui aussi, en fureur. Les regards du reporter et du Bulgare se croisèrent. Les deux hommes se comprirent-ils? Athanase dit:
—Nous retrouverons Gaulow!…
—Oui, fit Rouletabille… et, cette fois, nous nous arrangerons pour ne pas le laisser échapper!
Ivana tressaillit. Cependant elle demanda sur un ton qu'elle voulait rendre indifférent:
—Qu'allons-nous faire?…
—Vous allez me suivre! dit Athanase. Ordre du général commandant la division. Il ne veut point qu'on le précède et il craint qu'une imprudence annonce vos mouvements… j'ai répondu de vous… Vous irez où je vous conduirai, où plutôt il m'a ordonné de vous conduire…
—Mon cher Athanase, je vous suivrai au bout du monde! dit très vivement
Ivana. Rouletabille pâlit, mais elle ne s'occupait point du reporter…
—Et où irons-nous, monsieur?… demanda Rouletabille d'une voix glacée.
—Tenez! nous allons faire une petite excursion par delà ces monts, fit Athanase en désignant l'horizon vers l'Est, puis nous descendrons, tout doucement vers le Sud, sans être gênés par les troupes…
—Je vous crois! nous ne les verrons même pas…
—Que vous importe? répliqua Athanase, si je vous donne ma parole d'honneur que je vous ferai déboucher sur le champ de bataille au moment le plus intéressant!
—Ça va! cria Vladimir.
—Ne nous faites pas «déboucher» dans un endroit trop dangereux, exprima
La Candeur avec une certaine mélancolie.
Rouletabille dit:
—C'est bien, monsieur, nous vous obéissons. Nous sommes maintenant vos prisonniers, ou à peu près.
Derrière Athanase, il venait d'apercevoir une petite troupe de cavaliers, que conduisait un sous-officier.
—Vous êtes mes amis! répondit simplement Athanase, je me suis arrangé pour que vous retrouviez vos tentes, vos mules et tous vos impedimenta que j'ai trouvés en passant à la Karakoulé. Enfin, vous allez avoir des bêtes fraîches…
—Vous pensez à tout, monsieur!…
—C'est un type épatant! proclama Vladimir.
Ils rebroussèrent chemin et atteignirent avant la nuit la crête des monts à l'Ouest. Avant de descendre dans la vallée, les reporters purent apercevoir l'armée bulgare et même l'entendre, car elle chantait. Qu'elle était belle, cette journée du 21 octobre 1913 où les soldats du général Radko Dimitrief pénétraient enfin en Turquie sur un front de plus de vingt kilomètres, dans un pays qui n'était connu que des muletiers et des bergers! où les colonnes de la cinquième division, ne sentant même pas la fatigue d'un pareil effort, sans s'accorder une heure de repos, continuaient leur route en chantant, vers les champs de bataille d'Estri-Polos, Pitra, Kara-Kof, glorieuses étapes avant le coup de foudre: Kirk-Kilissé! Cette armée, fait mémorable en ce siècle de chemin de fer, de téléphone, et de télégraphie sans fil, on n'en avait même pas soupçonné la présence! Elle avançait, se sentant pleine de force et de mystère… On la croyait vers la Maritza, à l'Est!.. Et de cime en cime, cependant, c'était encore la chanson de la «Maritza», rivière où se mêlèrent pendant des siècles le sang des Bulgares et des Osmanlis que les bataillons se renvoyaient! Alors, cette chanson-là n'avait pas encore été chantée par des traîtres à leur race et à leur destin:
Coule Maritza
Ensanglantée,
Pleure la veuve
Cruellement blessée.
Marche, marche, notre général!
Un, deux, trois, marchez, soldats!
La trompette sonne dans la forêt,
En avant marchons, marchons, hourrah!
Hourrah! Marchons en avant!…
Qu'elle était belle, cette première aurore où il n'y avait sous le soleil que des jeunes gens pleins de vie et sûrs de la victoire, où le sang n'avait pas encore été versé, où la rage du massacre n'avait pas encore ouvert ses gueules sauvages, où l'espoir sacré de délivrer des frères opprimés gonflait les poitrines, où chacun se tendait la main du Balkan au Rhodope et plus loin encore, tout là-bas jusqu'au fond de l'Épire et de la douce Thessalie! Pour ce beau jour, des races ennemies s'étaient réconciliées et étaient parties ensemble, dans le bruit des trompettes, d'un tel élan que le monde a pu croire un instant que rien ne les séparerait plus!… Hélas! le monde avait oublié qu'il y avait à Sofia un Cobourg qui veillait sur d'autres intérêts que ceux de sa patrie d'un jour!…
Cette vision disparut bientôt aux regards des reporters, qui, derrière Athanase s'enfoncèrent dans un pays coupé de pics, de rochers, de ravins abrupts, rappelant véritablement une zone alpestre mais beaucoup plus désolée. Le Bulgare et les reporters se firent part en peu de mots de leurs mutuelles aventures. Chacun pensait à Gaulow.
Les tentes furent dressées; on soupa, car Athanase Khetew avait apporté des provisions. Après souper, Ivana se retira, sur un bonsoir bref, sous sa tente, et Rouletabille dicta un article à La Candeur. Ce dernier, les articles terminés, les glissait dans de grandes enveloppes sur lesquelles il inscrivait le titre et la date de l'article; puis il mettait le tout dans une serviette de maroquin qui ne le quittait jamais. Ainsi faisait-il, depuis que les jeunes gens avaient quitté Sofia et qu'ils étaient entrés dans l'Istrandja-Dagh.
Quand l'article fut achevé, Vladimir s'écria:
—Je vois d'ici le nez de Marko le Valaque, quand «notre journal» publiera la série des «correspondances» de Rouletabille! Ce pauvre Marko en fera certainement une maladie!…
Nous avons déjà eu l'occasion de dire [Dans le premier épisode de Rouletabille à la guerre: Le Château Noir.] que Marko le Valaque était un journaliste d'occasion, comme il en surgit toujours dans les moments troubles; fort méprisé—avec raison—des professionnels, ayant fait tous les métiers et ayant montré dans chacun une bien petite conscience. Son rôle, dans le moment, lui paraissait immense. Il ne manquait point en effet d'importance. En attendant l'arrivée de l'envoyé spécial de la Nouvelle Presse de Paris, grand quotidien dont le tirage rivalisait avec celui de l'Époque, il restait le maître d'expédier les télégrammes les plus saugrenus à une feuille qui était lue dans le monde entier. Connaissant la réputation de Rouletabille et ayant reçu de Paris des instructions pour ne point se laisser distancer par le reporter de l'Époque, il n'avait point manqué, à Sofia, de surveiller celui-ci et n'avait pas cessé d'inventer des bruits sensationnels, des nouvelles de la dernière heure qui bouleversaient la Bourse. Il était la bête noire de Vladimir Petrovitch, qui l'accusait de manquer de moralité!
—Fiche-nous la paix, avec ton Marko! gronda La Candeur; on dirait que tu ne penses qu'à lui…
—Croyez-vous toujours qu'il nous a suivis dans l'Istrandja?… demanda
Rouletabille sur un ton assez ironique.
—Monsieur, vous avez tort de vous moquer de moi! répliqua Vladimir.
—Quand je pense, reprit La Candeur, que, dans les premiers jours de notre voyage, Vladimir regardait à chaque instant derrière lui pour voir s'il n'apercevait pas à l'horizon le nez de Marko!
Et il se mit à rire.
—Ne «blague» pas!… protesta Vladimir, je t'en supplie, ne «blague» pas… Tu ne sais pas ce que peut entreprendre un Valaque qui s'est fait journaliste!…
—Enfin, qu'est-ce qu'il pourrait nous faire?
—Est-ce qu'on sait? je vous assure que le dernier soir qui a précédé notre arrivée dans le pays de Gaulow, quand nous avons eu cette vision d'une ombre qui s'enfuyait de la tente de La Candeur, et que La Candeur s'est écrié qu'on lui avait volé sa serviette en maroquin, j'aurais mis ma main à brûler que nous avions affaire à Marko!…
—Cette ombre, répliqua La Candeur sur un ton assez méprisant, n'a jamais existé que dans l'imagination de Vladimir… et quant à ma serviette que je croyais avoir mise dans ma cantine, je l'ai trouvée au pied de mon lit, où je l'avais certainement déposée moi-même avant de me coucher…
—Et mes articles étaient toujours dedans? demanda Rouletabille en manière de plaisanterie.
—Oui, oui, Rouletabille, tes articles sont là!
—Remettez-vous donc, Vladimir Petrovitch!… et cessez de médire de la
Valachie…
—Ah! monsieur, si vous connaissiez Marko!… Je vous dis, je vous répète qu'il est capable de tout… Rien ne m'étonnerait de lui, c'est un type qui vendrait son père et sa mère pour un morceau de pain et qui a eu de vilaines histoires avec les femmes!… Je vous affirme, monsieur, que c'est un garçon qui n'a aucune moralité!…
—Au lit, au lit tout le monde! c'est à moi la garde commanda
Rouletabille.
Et il prit la garde. Aucun bruit ne venait des tentes. La campagne paraissait abandonnée. De-ci, de-là, sur de lointaines cimes des feux apparaissaient puis disparaissaient presque aussitôt. Rouletabille, le menton sur le canon de sa carabine, regardait le mur de toile derrière lequel reposait Ivana. Reposait-elle? Rêvait-elle?… A qui?… Énigme!…
II
VLADIMIR RACONTE UNE ÉTRANGE HISTOIRE A ROULETABILLE
Relevé de sa garde par Tondor (le domestique transylvain de Vladimir, le seul qui restât à la petite troupe depuis la mort héroïque de Modeste et du Katerdjibaschi), Rouletabille rentra dans sa tente, qu'il partageait avec Athanase Khetew.
Le Bulgare dormait profondément, enveloppé dans son manteau qui lui servait de couverture. A la lueur de la bougie plantée dans le goulot d'une bouteille, Rouletabille considéra assez longtemps ce rude visage. Pendant le sommeil, il était vraiment apaisé, c'était là une figure d'honnête homme qui ne reflétait aucun remords et qui se reposait de tous les tourments des jours mauvais, lesquels depuis plus de dix ans avaient creusé leurs sillons terribles dans cette chair encore jeune. «Il est digne d'être aimé!» se dit Rouletabille, mais il pensa qu'Ivana ne l'aimait pas et que c'était une traîtresse qui avait trompé tout le monde. Là-dessus, il se déshabilla, fit ses ablutions comme chez lui, éteignit le fourneau à pétrole et se glissa sous les couvertures de son lit de camp. A tout hasard, sur la tablette, il avait mis une carabine toute chargée à portée de sa main. Il s'endormit en pensant à sainte Sophie et il rêva qu'il se noyait dans une cataracte [Voir Le Château Noir.].
Depuis une heure, il somnolait ainsi quand il se dressa tout à coup sur son séant, l'oreille au guet.
Il entendait, derrière sa toile, à quelques pas de là, des voix, un chuchotement rapide, puis de sourdes exclamations; et il reconnut ces voix: tantôt c'était celle de Vladimir Petrovitch et tantôt celle de La Candeur; celle de Vladimir marquait la plus farouche mauvaise humeur, et celle de La Candeur une extraordinaire satisfaction.
—A toi! disait l'un.
—Non, c'est à toi! répondait l'autre et puis il y avait un silence, et puis encore des exclamations.
Rouletabille se glissa dans sa culotte. Il voulait savoir ce qui se passait à côté, et pourquoi ces deux hommes ne dormaient pas, eux qui avaient affecté une telle fatigue.
Sans faire de bruit et sans éveiller Athanase, qui ronflait doucement, il sortit de sa tente et s'approcha de celle de La Candeur et de Vladimir, qui laissait passer, par les interstices de la toile mal jointe, des rais de lumière.
Rouletabille dénoua fort adroitement les ficelles qui rattachaient la porte flottante et apparut tout à coup aux regards médusés du bon La Candeur et du triste Vladimir. Rouletabille remarqua que La Candeur était écarlate, tout en sueur et dans un état d'exaltation peu ordinaire, tandis que Vladimir était fort pâle.
—Ah ça, mais est-ce que vous vous fichez du monde? souffla le reporter, vous jouez?…
Il y avait, en effet, entre les deux jeunes gens une petite table portative, et sur cette table un jeu de cartes et un morceau de papier, sur lequel quelques notes étaient écrites au crayon.
Rouletabille bondit sur le jeu de cartes. Il leur en avait déjà confisqué deux dès le début du voyage et il pensait bien qu'ils n'avaient plus de cartes. Cette passion du jeu les empêchait de prendre un repos nécessaire.
—Vous jouez au lieu de dormir?… Vous n'êtes pas enragés, dites?… Vous n'avez pas honte?… je vous l'ai pourtant assez défendu! Dès le premier soir il a été entendu que je ne verrais plus entre vos mains un jeu de cartes!… M'avez-vous juré que vous ne joueriez plus, oui ou non?…
—Rouletabille, ne te fâche pas, émit La Candeur, conciliant, je vais te dire: nous avons essayé de dormir, mais le sommeil n'est pas venu!…
—Tas de menteurs! Vous ne vous êtes même pas déshabillés et votre couchette n'est pas défaite!… Mais vous n'aviez plus de cartes! Où donc avez-vous trouvé ce sale jeu-là? Il est ignoble!…
—C'est le sous-off qui accompagnait m'sieur Athanase, murmura La Candeur en baissant la tête, qui l'a laissé tomber de sa poche!…
—Tu le lui as acheté, oui, bandit! ou Vladimir le lui a volé!
—Monsieur! monsieur! pour qui me prenez-vous?…
—Et à quoi jouiez-vous?…
—Mais, fit La Candeur, à ce petit jeu russe dont je t'ai parlé autrefois et qui est si amusant…
—Et qu'est-ce que vous jouez? fit le reporter en saisissant le papier qui était sur la table et sur lequel il lut: «Bon pour cinq cents francs». Signé: «Vladimir Petrovitch».
Il arracha le billet et, furieux:
—Tu es encore plus bête que je ne croyais, dit-il à La Candeur… Que tu joues de l'argent contre de l'argent, passe encore, mais contre la signature de Vladimir Petrovitch…
—Je n'ai pas osé «faire Charlemagne», expliqua La Candeur.
—Je joue sur signature parce qu'il m'a gagné tout mon argent, dit
Vladimir qui n'avait point une bonne mine.
—Tu en avais beaucoup?
—Demandez-le à La Candeur.
—Voilà… dit La Candeur en rougissant. Voilà comment les choses se sont passées… Au commencement, c'est moi qui n'avais pas d'argent et je savais que Vladimir en avait. C'est triste de voyager sans argent. J'ai proposé à Vladimir de lui jouer mon épingle de cravate qui est le dernier souvenir qui me reste de ma soeur morte en me maudissant.
—Pourquoi ta soeur t'a-t-elle maudit, La Candeur?
—Parce que je m'étais fait journaliste! Tu comprends que je ne tenais pas énormément à ce souvenir-là. Je m'étais débarrassé de tous les autres. Je jugeais l'occasion bonne pour mon épingle de cravate. Mais ce sera pour une autre fois, car comme tu le vois, je ne l'ai pas perdue!
—Et avec elle tu as gagné tout l'argent de Vladimir? Dis-moi, combien…
—Je vais te dire… je vais te dire… on a commencé d'abord par jouer petit jeu… tout petit jeu… Mon épingle vaut bien soixante-quinze francs… Vladimir me l'a jouée contre vingt-cinq!… ça n'était guère… le malheur, pour Vladimir, est que de vingt-cinq, en cinquante, en cent… (car Vladimir a le tort de poursuivre son argent, je le lui ai assez dit) je lui ai gagné tout ce qu'il avait dans sa poche… Maintenant, comme je ne suis pas un mufle, je lui joue des billets qu'il me fait. A ce qu'il paraît qu'il a encore de l'argent à toucher sur l'invention de sa cuirasse!
—La Candeur, tu vas me dire combien tu as gagné à Vladimir!
—Qu'est-ce que ça peut te faire?
—Cela me fait que j'ignore d'où vient cet argent-là…
—Puisqu'il vient de la cuirasse!… [Voir Le Château Noir].
—Assez, combien?…
La Candeur, de plus en plus écarlate, fit:
—Je ne sais plus au juste… et il se décida à fouiller dans l'une de ses poches d'où il tira trois ou quatre billets de banque de cent levas (francs).
—Ce n'est pas tout! fit Rouletabille.
—Non, grogna La Candeur, en voilà encore…
Et il tira, cette fois, cinq billets de cinq cents levas.
—Fichtre! tu te mets bien! c'est tout?
—Je crois que c'est tout, susurra le bon géant en détournant la tête.
Mais Rouletabille se précipita sur lui, le fouilla et le vida d'une quantité incroyable de billets de banque qu'il avait entassés au petit bonheur dans la fièvre du jeu et qu'il se laissait enlever avec des soupirs de soufflets de forge…
Rouletabille compta:
Il y avait là quarante mille levas (quarante mille francs)!
Rouletabille regardait La Candeur, mais La Candeur n'osait pas regarder
Rouletabille.
—C'est la première fois que j'ai eu de la veine! balbutia-t-il.
—Attends! dit Rouletabille, d'une voix légèrement oppressée, car il ne s'attendait point au déballage de cette petite fortune, attends. Nous en parlerons tout à l'heure de ta veine.
Et il ajouta:
—C'est donc cela que tu proposais toujours à ces messieurs du Château
Noir, une rançon de quarante mille francs!…
—Mais oui, gémit La Candeur; j'ai bon coeur, moi!…
—Avec l'argent des autres c'est facile d'avoir bon coeur, émit Vladimir.
A ce moment-là, j'avais encore presque tout mon argent dans ma poche, mais
La Candeur n'hésitait pas à en disposer comme s'il était déjà dans la
sienne!…
—C'était pour le bien de la communauté, répliqua La Candeur…
—Tu as bon coeur, gronda Rouletabille, mais je me demande si, au fond, tu n'es pas aussi crapule que Vladimir!…
—Monsieur, dit Vladimir en se levant, j'affirme que vous me faites beaucoup de peine!…
Et il voulut s'esquiver, mais, Rouletabille le retint et lui demanda sur un ton sec, qui fit pâlir le jeune Slave:
—D'où vient l'argent?
—Monsieur, je vous assure qu'il vient fort honnêtement de la vente de l'invention de ma cuirasse… je tiens cette cuirasse d'un de mes amis de Kiew, qui a passé plus de dix ans de sa vie à l'inventer, à la perfectionner, enfin à en faire un véritable objet d'art militaire pour lequel il a dépensé une véritable fortune. Désespéré, lors de la dernière guerre de la Russie avec le Japon, de n'avoir pu vendre sa cuirasse au gouvernement russe, il est entré dans les bureaux de la censure, à Odessa, et m'a fait cadeau du fruit de ses veilles et de la cause de tous ses malheurs. Plus favorisé que lui, monsieur…
Rouletabille l'interrompit.
—Assez, Vladimir Petrovitch!… Je te jure que si tu ne me dis pas comment tu as eu tout cet argent, je te livre aux autorités bulgares pieds et poings liés! Tu leur raconteras, à elles, l'histoire de ta cuirasse.
Vladimir vit que c'était fini de rire et commença, en soupirant comme un enfant malade:
—Eh bien, je vais vous dire la vérité!… Elle est beaucoup moins grave que vous ne croyez, et toute cette affaire est arrivée, mon Dieu! presque sans que je m'en aperçoive.
—Va!…
Rouletabille pensait: «Il est capable de tout! Pourvu qu'il n'ait assassiné personne!»
La Candeur, avec une désolante mélancolie et une grandissante inquiétude, regardait du coin de l'oeil ces beaux billets dont la possession lui avait causé tant de joie et qui étaient maintenant la cause d'une explication difficile dont, certes! il se serait très bien passé.
Vladimir commençait:
—Rappelez-vous, monsieur, ce jour où, à Sofia, en sortant de l'hôtel Vilitchkov, vous nous trouvâtes, La Candeur et moi, enveloppés, à cause du froid, en des vêtements de fortune. La Candeur avait une couverture et moi, monsieur, j'avais une fourrure, une fourrure magnifique, une fourrure que vous avez admirée, monsieur…
—Oui, la fourrure d'une amie à vous, m'avez-vous dit, la fourrure d'une princesse… je me rappelle très bien, fit Rouletabille, qui fronçait terriblement les sourcils… Après?
Vladimir s'épouvanta tout à fait.
—Oh! monsieur, s'écria-t-il, vous n'allez pas croire que je l'ai vendue!…
—Ah! tu ne l'as pas vendue?…
—Monsieur, pour qui me prenez-vous?
—Qu'en as-tu donc fait?
—Remarquez, reprit Vladimir, en clignotant de ses lourdes paupières et en roucoulant de sa plus douce voix, car il se remettait peu à peu et, ayant fait un rapide examen de conscience, il en était sans doute arrivé à se demander pourquoi il avait essayé de dissimuler un acte qui ne lui apparaissait point si répréhensible… Remarquez, monsieur, que j'aurais pu la vendre! Ne vous récriez pas! Vous connaissez la princesse?
—Oui… heu!… je l'ai entr'aperçue…
—Oh! vous lui avez parlé…
—C'est elle qui m'a parlé… je me rappelle m'être heurté sur votre palier contre une grande dégingandée vieille dame aux cheveux couleur de feu qui paraissait un peu folle et qui sortait de chez vous sans manteau, et le chapeau en bataille sur son postiche qui avait perdu tout équilibre.
—Oh! monsieur Rouletabille, que vous a fait la princesse pour que vous la traitiez de la sorte?…
—Elle m'a dit tout simplement ceci, mon cher monsieur Vladimir: «C'est bien à monsieur Rouletabille que j'ai le plaisir de parler?… Vladimir m'a beaucoup parlé de vous. Je vous prie! permettez-moi de me présenter à vous! Je suis une vieille amie de la famille de Vladimir et je m'intéresse à ce garçon qui a beaucoup de talent et qui envoie au journal l'Époque de Paris de si jolis articles, ma parole!»
—La princesse vous a dit cela? fit Vladimir qui, cette fois avait rougi jusqu'à la racine des cheveux.
—Naturellement… je lui ai même répondu: «Mais parfaitement, madame… c'est Vladimir qui écrit mes articles et c'est moi qui porte à la poste les articles de Vladimir!»
—Dieu, que c'est drôle! exprima assez nonchalamment Vladimir.
—Pour savoir si c'est drôle, j'attendrai la suite de l'histoire… déclara, d'une voix menaçante, Rouletabille.
Rappelé à l'ordre, Vladimir toussa et continua:
—Je vous disais donc, à propos de cette fourrure, qu'il n'eût tenu qu'à moi de la vendre, car enfin la princesse—la princesse Kochkaref… de la fameuse famille Kochkaref de Kiew… les Kochkaref sont bien connus…
—Allez!… mais allez donc…
—… Car enfin la princesse, qui est une vieille amie de ma famille et qui me veut beaucoup de bien, m'a dit plus d'une fois, cependant que j'admirais ce magnifique manteau: «Vladimir, s'il vous fait envie, mon ami, il est à vous!»
—Petit misérable! jeta Rouletabille…
—Ah! monsieur, calmez-vous, je ne mange pas de ce pain-là! interrompit Vladimir avec une admirable expression de dégoût! C'est ce que, chaque fois qu'elle parlait ainsi, j'ai fait comprendre à la princesse qui, voyant qu'elle me froissait dans mes sentiments naturels, voulut bien ne pas insister. Mais voici ce qui arriva. Ce manteau était l'objet de la jalousie de quelques amies de la princesse qui en discutaient le prix de façon fort déplaisante et qui ne voulaient point croire qu'elle l'eût payé cinquante mille roubles à un marchand de Moscou… à cause de quoi la princesse m'avait dit:
«—Vladimir, pour les faire taire, ces péronnelles, vous devriez un jour ou l'autre porter ma fourrure au clou, la faire estimer, refuser bien entendu le prix que l'on vous en offrirait, et revenir avec mon manteau en proclamant la somme que l'on était prêt à vous avancer dessus!…»
«Voilà ce que m'avait dit la princesse, et voilà ce que j'ai fait, monsieur, pas autre chose!… je le jure!…
—Et moi, je jure que je ne comprends pas très bien, dit Rouletabille.
—Vous allez comprendre, monsieur, et vous auriez déjà compris si votre impatience ne vous faisait m'interrompre tout le temps… Voilà la chose… Elle est simple… Le jour même de notre départ de Sofia, quand vous nous eûtes annoncé que nous partions pour une grande et longue expédition, quel a été mon premier mouvement?… Mon premier mouvement a été de courir chez la princesse pour me débarrasser de ce précieux manteau, que je ne voulais pas conserver plus longtemps sous ma responsabilité; le hasard fit que je pris justement par la rue où se trouve le Mont-de-Piété, et que, me trouvant en face de cette institution dont il avait été si souvent question entre la princesse et moi, je me suis mis à penser: «Tiens! voilà l'occasion de faire estimer le manteau!» J'entrai. On m'offrit de me prêter dessus la valeur de 43.000 francs!…
—Et vous avez accepté?…
—Non, monsieur, j'ai refusé. J'ai dit: Non!
—Alors?
—Alors, je ne sais par quelle fatalité, l'employé, qui était sans doute distrait, comprit que je lui répondais: Oui. Et voilà comment on m'allongea 43.000 levas sans que j'aie eu même le temps de protester!
—Mais vous avez eu le temps de les ramasser!…
—Ne me jugez pas mal, monsieur. En sortant du Mont-de-Piété, mon premier soin a été de renvoyer à la princesse sa «reconnaissance!»
—Ah! ah! vous lui avez renvoyé sa «reconnaissance»… répéta Rouletabille, stupide devant un si prodigieux toupet…
—Oui, monsieur, c'est comme je vous le dis! Je lui ai renvoyé sa «reconnaissance», et ainsi elle pourra retirer son manteau quand elle le voudra!
—Oui-da! j'espère que la bonne dame vous sera reconnaissante d'une aussi délicate attention!…
—Elle n'y manquera point, monsieur, je la connais..
—Et qu'elle vous remerciera d'avoir pensé à un aussi infime détail…
—Monsieur, entre nous, je lui devais bien ça!…
—Mais vous lui devez aussi les 43.000 francs!
—Qui est-ce qui le nie? monsieur. En même temps que je lui faisais parvenir sa «reconnaissance», qu'elle pourra montrer à ses amis, ce qui lui sera, comme elle le désirait, un motif de triomphe, je la prévenais que, partant le soir même, je n'avais pas le temps de passer chez elle, mais que je lui rapporterais cet argent dès mon retour à Sofia!
—Brigand! Vous avez usé de cet argent comme s'il vous appartenait!
—Eh! monsieur, la première chose que j'ai faite a été, à cause de mon bon coeur, de prêter quinze cents levas à La Candeur puis d'en distraire quinze cents pour moi, ce qui nous a permis à tous deux de nous présenter devant vous avec un équipement convenable.
—Non content de payer vos effets avec de l'argent qui ne vous appartenait pas, vous avez joué le reste et vous l'avez perdu!…
—Eh, monsieur, voilà pourquoi vous me voyez si ennuyé! Perdre son argent n'est rien, mais celui des autres peut vous causer bien des désagréments!…
Rouletabille se retourna vers La Candeur.
—Tu ne voudrais pas conserver cet argent volé? lui dit-il.
—Et pourquoi donc? répondit La Candeur avec des larmes dans la voix, je ne l'ai pas volé, moi, cet argent! je l'ai honnêtement gagné, il est à moi!…
Rouletabille ne répondit à cette parole égoïste et peu scrupuleuse que par un regard de mépris qui fit courber la tête à La Candeur. Finalement, le chef de l'expédition fit disparaître la liasse de billets dans sa poche.
—Ah! mon Dieu! gémit le géant, je ne les reverrai plus.
—Non, tu ne les reverras plus, fais-en ton deuil!… Je les remettrai moi-même à la princesse Kochkaref, à notre retour à Sofia!
Vladimir déclara à son tour d'une voix plaintive et non dénuée d'amertume:
—Du moment, monsieur, que vous trouvez que j'ai mal fait, c'est encore la meilleure solution. Au fond, que l'argent de cette dame soit dans votre poche ou dans celle de La Candeur, le résultat n'est-il pas le même pour moi?
—Mais pour moi, canaille! crois-tu que c'est la même chose, glapit La
Candeur en sautant sur Vladimir.
Rouletabille dut les séparer.
—Excuse-moi, Rouletabille, fit le pauvre La Candeur, en se laissant tomber sur son lit de camp qui, illico, s'effondra, c'était la première fois que je gagnais!…
Rouletabille, sortit sans répondre, raide comme la justice. En rentrant sous sa tente, il trouva Athanase Khetew, éveillé, qui avait tout entendu.
—Vous avez bien fait, lui dit le Bulgare, de leur prendre tout cet argent. Il pourra nous servir par les temps qui courent!
Et il se retourna du côté de la toile pour continuer son somme, interrompu.
Rouletabille en resta les bras ballants, puis il se remit, se coucha et s'endormit en se disant:
—Décidément, je n'ai encore rien compris à l'âme slave!
III
LES COMITADJIS
Le lendemain matin, la petite troupe continua de s'enfoncer vers le
Sud-Est.
—Il me semble que nous nous éloignons bien de l'armée, dit Rouletabille.
—Je vous ai donné ma parole que nous la retrouverons à temps, répliqua
Athanase.
—Et Gaulow! lui cria la voix gutturale d'Ivana.
—Nous le retrouverons aussi, Ivana!… mes cavaliers m'ont quitté pour faire de la bonne besogne… Quand ils auront des nouvelles sûres de Kara-Sélim, ils me les feront savoir… tranquillisez-vous!…
Elle cingla sa bête et prit de l'avance, sans répondre.
Athanase marchait tantôt très en avant de la bande et tantôt en arrière.
Il paraissait encore plus sombre et préoccupé qu'à l'ordinaire.
Soudain l'attention de Rouletabille fut attirée par une figure qu'il n'avait pas encore vue. Ce nouveau personnage avait dû rejoindre les muletiers à la première heure du jour. C'était un vieillard qui frappait par un certain air de majesté, bien qu'il fût habillé de haillons et qu'il marchât la tête basse et comme plongé dans un rêve…
Rouletabille se rapprocha d'Athanase:
—Qui est-ce? demanda-t-il.
—C'est le bonhomme Cyrille, célèbre pour ses malheurs.
—Il a l'air, en effet, très malheureux, dit Rouletabille.
—Non, maintenant, la joie l'habite… Il a pu s'échapper des prisons d'Anatolie, et est revenu dans le pays qu'il n'avait point revu depuis la guerre de l'Indépendance.
—Et pourquoi vient-il avec nous?
—Parce que, répliqua d'une façon assez mystérieuse Athanase… parce qu'il y a des raisons pour qu'il vienne avec moi…
Mais il ne s'attarda pas à l'effet produit par ces dernières paroles et continua:
—Voilà un homme!… On peut le dire: un homme qui a vu le monde dans sa jeunesse, qui a vécu en Bessarabie, à Odessa, à Galatz, à Bucarest, enfin à l'étranger et qui est revenu dans sa patrie quand il a eu compris pour quoi l'homme est né, c'est-à-dire pour la liberté. Il a travaillé jadis avec Levisky à l'organisation d'un comité révolutionnaire et, pour être libre dans ses actions, il a tué sa femme qui s'opposait à ses manifestations patriotiques. Enfin, il a connu mon père, qui, lui aussi, était un de ces hommes…
—Vous devriez le faire monter sur une de nos mules…
—Non, les mules sont déjà trop chargées, et puis, du reste, nous voici arrivés…
—Où?…
Athanase répondit singulièrement:
—Dans un endroit qui vous intéressera… vous pourrez faire ensuite un bel article… N'êtes-vous pas venu chez nous pour cela?…
Et, comme on débouchait dans une clairière, au bord d'une sombre forêt de pins, un geste d'Athanase arrêta les muletiers…
Et voici ce que vit Rouletabille:
Le bonhomme Cyrille était tombé à genoux, à l'aspect d'un village, que l'on apercevait, en contre-bas, à travers les branches. Avec quelle émotion il semblait revoir, après tant d'années de prisons turques, cet amas de pauvres masures aux soubassements de pierre jaunâtre, aux clayonnages enduits de chaux, aux toits en terrasse! Un peu plus loin, il y avait un misérable pont de bois jeté au travers du torrent. Soudain, il s'arracha à cette contemplation et se leva, en apercevant un vieillard courbé par les ans comme lui-même et qui gravissait péniblement la côte un fusil sur l'épaule.
—Ivan! s'écria-t-il.
A cette voix, l'autre s'approcha avec précaution. Il ne reconnaissait point cette figure, mais Cyrille se nomma et les deux vieillards tombèrent dans les bras l'un de l'autre.
—Celui-là, fit Athanase, est Ivan, le charron, qui a connu aussi mon père.
Et il donna des détails sur Ivan avec une grande volubilité et une jubilation évidente.
La caractéristique d'Athanase, que commençait à démêler Rouletabille, était dans cette opposition continuelle d'une sournoiserie qui lui venait de son long métier d'espion et d'une franchise soudaine où se manifestaient avec éclat ses sentiments jusqu'alors les plus cachés. Ensuite, Athanase conversa à voix basse avec les deux vieillards qui saluèrent les voyageurs et disparurent bientôt derrière les troncs noirs de la forêt desséchée. Athanase attendit quelques minutes, puis il dit aux jeunes gens:
—Maintenant, suivez-moi en silence et vous n'aurez pas perdu votre temps si vous avez de vrais coeurs d'homme.
La singularité avec laquelle Athanase s'exprimait, la lumière qui brillait dans ses yeux et sur son front avaient frappé le reporter.
—Que veut-il dire? Nous ne l'avons jamais vu ainsi… faisait La Candeur, peu rassuré.
—On dirait un apôtre, dit Rouletabille.
—Moi, je n'aime pas les apôtres, répliqua l'autre.
—Je parie qu'on va voir quelque chose de rigolo, dit Vladimir.
Ivana se taisait.
Ils suivirent Athanase au plus profond de la forêt, en s'éloignant sur la gauche du village que l'on apercevait encore par instant au bas du coteau.
Quand ils furent arrivés dans une sorte de ravin, Athanase les fit se tenir tranquilles, immobiles et muets. Ils n'attendirent pas longtemps. D'abord se montrèrent une demi-douzaine de chasseurs bulgares qui paraissaient équipés pour aller tuer le gros animal. Au milieu d'eux, il y avait un jeune homme aux joues écarlates qui semblait fort timide et entre les mains de qui on avait mis un drapeau brodé de mots slaves qui signifiaient: «La liberté ou la mort!!»
L'un des chasseurs, après avoir parlé à Athanase, monta sur un roc et siffla d'une certaine façon. Tous gardèrent dès lors le plus grand silence, jusqu'au moment où une sorte de pope parut, sortant d'un buisson. Athanase s'inclina et tous s'inclinèrent devant le pope qui considéra quelque temps Rouletabille et sa troupe, et qui finit par sourire en montrant des dents éclatantes. Ce pope avait à sa ceinture pastorale un crucifix et deux énormes pistolets et un magnifique cimeterre qui datait au moins du sultan Selim. Il s'appelait Goïo. Vladimir traduisait à Rouletabille tous les propos échangés, d'où il résultait qu'une grande joie s'était déjà répandue dans le village à la nouvelle que les armées avaient passé la frontière. Entre les comitadjis, il était aussi question d'un certain Dotchov dont le nom semblait faire bouillir toutes les cervelles et aussi d'un certain «pré des porchers» dont les termes: svinartka lenki, revenaient à chaque instant dans la conversation comme un leit-motiv.
La petite troupe grossissait sans cesse; il arrivait des Bulgares de partout, on aurait dit qu'ils sortaient de terre, qu'ils tombaient des arbres.
Le pope Goïo s'agitait au milieu d'eux et, pour mieux se faire entendre, parlait en agitant le crucifix d'une main et l'un de ses pistolets de l'autre.
Ce brave ecclésiastique avait une façon spéciale de catéchiser les fidèles. Il demandait au jeune homme qui portait le drapeau et qui était un néophyte:
—Combien as-tu l'intention de tuer de Turcs? Combien as-tu fabriqué de cartouches? Si tu en as fait moins de trois cents, tu n'auras pas la communion. As-tu bien graissé tes armes? préparé des biscuits?
Et comme on riait autour de lui, il déclara en se tournant vers la troupe:
—C'est comme ça que je confesse depuis deux mois!
—Quand nous aurons affranchi la Thrace, nous te ferons exarque! s'écria
Ivan le Charron.
—Il y en a déjà un à Constantinople! répliqua-t-il. Deux soleils ne peuvent exister en même temps. Mais que le diable emporte celui qui m'a fait pope!
Là-dessus, il tira de sa poche un morceau d'étoffe blanche qu'il suspendit à son cou, à quoi on reconnut que c'était un rabat; il prit le sabre du sultan Selim d'une main, montra le Christ de l'autre, cependant qu'il avait encore un pistolet sous un bras et expliqua d'une voix tonnante, au néophyte, la sainteté du serment. Le néophyte jura. Tous jurèrent et s'écrièrent:
—Enfin le sang versé en Thrace va être vengé!
Après cela Athanase prononça quelques paroles qui obtinrent un gros succès et il dit:
—Maintenant, allons au pré des porchers!
Tous répétèrent dans leur langue: «Allons au pré des porchers!»
Toute la bande se mit en branle en agitant des armes. Seul, Athanase, qui venait le dernier, affectait un grand recueillement.
—A quelle comédie, allons-nous? se demandait Rouletabille.
Ivana suivait les événements, avec une trompeuse indifférence.
Vladimir répétait:
—Vous allez voir que ça va être rigolo!
La Candeur tirait prudemment son cheval par la bride, car on passait par des chemins peu ordinaires pour arriver au «pré des porchers». Enfin on l'atteignit, ce fameux pré. Il était assez éloigné du village et dans un endroit sauvage et lugubre, dominé par des collines abruptes. Un torrent faisait entendre sa méchante musique entre une double rangée d'arbres qui, penchés au-dessus de la rivière, l'un vers l'autre, avaient l'air, de se raconter des histoires épouvantables qui les faisaient frissonner. Un pont était là que tous traversèrent en silence et l'on s'arrêta sur l'autre rive, sous les arbres.
—Nous camperons ici, dit Athanase à Rouletabille. C'est là que j'ai affaire.
—Quelle affaire et pourquoi tous ces gens-là nous ont-ils accompagnés?…
—C'est parce qu'ils veulent nous offrir à souper et se réjouir avec nous de la bonne besogne qui se prépare.
Et il se tourna vers les autres et cria avec exaltation et dans la langue bulgare:
—Regardez, voilà les femmes qui arrivent avec les agneaux, et les porchers avec les porcs… Mais voici le maître du pré des porchers, le nommé Dotchov lui-même, qui est, ma foi, comme vous voyez, un vieillard très respectable. Encore un qui a vu la guerre de l'Indépendance et qui a connu mon brave homme de père. Dotchov est accompagné de son bon ami Ivan le Charron. Ils ont combattu autrefois ensemble, se préparent à de nouvelles batailles et peuvent se réjouir de compagnie avec nous. Avancez, avancez, vieillards respectables!…
Vladimir, en traduisant les discours bulgares d'Athanase, ne pouvait s'empêcher de répéter à Rouletabille:
—Qu'est-ce qu'il prépare? Ça ne va pas être ordinaire, cette affaire-là! Le plus fou me paraît Athanase… Regardez, regardez comme il est aimable avec ce vieux Dotchov, qu'il met au centre, à la place d'honneur et cependant il le regarde avec des yeux qui tuent.
Pendant ce temps, on avait allumé les feux et les agneaux étaient préparés à la heidouk, c'est-à-dire avec leur peau, tout entiers, dans les trous chauffés comme un four de boulanger. Et les femmes venues du village, commençaient de danser le choro, au son de la gaïda.
—Tu vois, mon vieux camarade, comme nous sommes gais, disait Ivan le Charron au vieillard Dotchov, lequel, assis à la turque, au centre de la bande, semblait présider à la fête.
—Pourquoi ne tue-t-on point mes cochons? fit Dotchov; je les ai fait amener par mes porchers pour qu'ils engraissent la fête.
—C'est Athanase qui ne veut pas, répondit Ivan le Charron. Je lui en ai demandé la raison; il m'a répondu qu'il ne les trouvait pas encore assez gras pour une fête pareille!…
—Mais de quelle fête, au fond, s'agit-il donc? demanda encore Dotchov!
—Demande-le à Athanase! demande-le à Athanase!…
Athanase, appelé, répliqua:
—On te le dira au raki. Mais avant tu nous raconteras une histoire du temps où tu fabriquais avec mon père des canons en bois de cerisier!
—Oui, oui, fit Dotchov! Ah! nous en avons fait de toutes sortes avec ton père. On fabriquait des canons avec ce qu'on pouvait et on allait chanter dans les villages: «Lève-toi, lève-loi, héros du Balkan!» Ton père chantait bien…
—Et ma mère aimait la soupe aux choux! Mais les cochons préféraient les oreilles de mon père!
—Évidemment! évidemment! acquiesça Dotchov, troublé, à cause de la façon forcenée dont cet Athanase avait dit cela… évidemment, c'est grand dommage que les cochons aient mangé les oreilles de ton père!… Mais tu ne devrais pas me regarder comme ça. Tu sais bien que je ne pouvais rien faire pour les en empêcher!… Et puis, après tout, reprit Dotchov, en secouant sa noble tête de vieillard, et en levant les bras au ciel, je ne sais pas pourquoi on me reparle de cette affaire-là!… Elle m'a assez empêché de dormir!… et pourquoi Ivan le Charron m'a entraîné jusqu'ici!… et pourquoi vous m'asseyez en face du pont du pré des porchers!… Tout ça n'est pas gai pour quelqu'un qui a souffert ce que j'ai souffert!… Vous pourriez bien me laisser mourir tranquille sans me rappeler tout ça!… J'ai eu assez de chagrin de la mort de ton père! Demande à Ivan le Charron! j'en ai pleuré pendant des jours et des jours et j'en ai dit aux bachi-bouzouks!… Allons, soyons raisonnables et mangeons!…
—Nous allons manger, répondit Athanase, mais nous attendons encore un convive.
—Qui?
—Regarde là-bas, celui qui s'avance vers le pont…
—C'est un vieux mendiant qui n'est pas du pays, je ne le connais pas…
—Si… si… tu le connais… mais il revient de si loin… de si loin… Heureusement que je l'ai trouvé sur ma route, sans quoi il n'eût point retrouvé son chemin… et je l'ai invité pour ce soir, persuadé que nulle rencontre ne te serait aussi agréable, vieux Dotchov!…
—Sur la sainte Vierge, je ne le reconnais pas… Dis-lui qu'il approche.
Alors Athanase s'en va chercher le mendiant et le ramène par la main, jusqu'au vieux pont du pré aux porchers. Certainement, au fond des prisons d'Anatolie, le mendiant avait pensé ne plus le revoir, ce pont mémorable, fait de deux planches et d'une traverse pourrie. Par la main, Athanase amène donc le vieillard en haillons devant l'aimable et vénéré Dotchov, qui cligne des yeux:
—Non, non, je ne le reconnais pas!
—Tu ne reconnais pas le bon Cyrille, célèbre pour ses malheurs?
Dotchov, à ces mots, se leva terriblement pâle; cependant il eut la force de serrer sur son coeur le loqueteux avec la joie d'un père retrouvant son enfant.
—Dieu soit loué, Cyrille, je te retrouve. On te croyait mort! Et je t'ai pleuré longtemps, fidèle compagnon de ma jeunesse!…
Dotchov se rassied, car ses vieilles jambes n'ont plus la force de le supporter après une émotion semblable!
—Mais parle! parle! dit-il à Cyrille. Raconte-nous ton histoire. Tu as donc échappé, toi aussi, aux bachi-bouzouks? Je croyais qu'ils t'avaient fusillé, ce jour maudit…
—Est-ce le moment de parler? demanda Cyrille, à Athanase.
—Après le mouton… dit Athanase.
Alors Athanase fait servir le mouton. Le pope Goïo s'est tranché un morceau avec le cimeterre du sultan, et le dévore après un rapide signe de croix orthodoxe. Dotchov a fait une place près de lui à Cyrille, célèbre pour ses malheurs. Et, en dépeçant la viande odoriférante, avec leurs doigts, ils se renvoient vingt anecdotes du temps qu'ils couraient les grands bois du Balkan et de l'Istrandja pour échapper aux bachi-bouzouks.
Enfin, il y eut une distribution de raki; les filles qui dansaient le choro s'arrêtèrent et le gaïda se tut.
—Voilà le moment! Voilà le moment! disait Vladimir en poussant
Rouletabille au premier plan…
Rouletabille s'étonnait:
—Ces Bulgares paraissent tout à fait chez eux. Où sont les autorités turques du village? Ils ne les craignent donc pas?
—Non, répliqua hâtivement Vladimir, les autorités sont mortes. Ils ont tué hier le kouet, et cinq zaptiés. Ils sont maintenant chez eux, entre eux, et tous prêts, hommes, femmes, enfants, à prendre la montagne. Ce soir, avant de quitter le village, ils doivent le brûler pour ne pas laisser cette besogne aux Turcs… du moins c'est ce que j'ai compris, car j'ai voulu savoir pourquoi ils étaient si gais… Mais écoutez!… écoutez!… c'est maintenant que l'affaire d'Athanase commence!… Oh! regardez Athanase!…
En effet, debout derrière le pope, Athanase, qui regardait le vieillard Dotchov, était épouvantable à voir. Ah! c'était une belle tête d'animal qui a faim et qui surveille sa proie!
On faisait cercle autour de Cyrille qui allait raconter une histoire de la guerre de l'Indépendance et qui s'essuyait la moustache et se libérait la bouche.
—D'abord, commença-t-il, tu te rappelles, Dotchov, qu'un orage épouvantable s'était élevé la nuit dans la montagne et que le vent s'était engouffré dans la masure où Ivan le Charron et le père d'Athanase et moi nous nous étions réfugiés pour fuir les bachi-bouzouks après la dispersion des comitadjis. Ce vent s'était si bien engouffré par le trou qui donnait issue à la fumée que le foyer fut renversé, bouleversé et que le feu prit à la masure. Il fallut l'évacuer et passer la nuit sous la pluie et la grêle. Puis trois bergers vinrent nous trouver sous un bouleau et, après nous avoir nourris et réchauffés, nous engagèrent à gagner un autre chalet où nous trouverions l'hospitalité. Nous avons suivi le lit du torrent, tu te rappelles, et l'eau glacée nous faisait frissonner… tu te rappelles… tu te rappelles?
—Comme si c'était hier, fit l'autre vieillard en hochant la tête et en frissonnant comme s'il était encore dans l'eau… c'est là que je suis tombé dans un trou à truites et que j'ai failli me noyer…
—Justement, mais on n'a pas toujours pu suivre le lit du torrent; et alors l'empreinte de nos pas nous a dénoncés aux bachi-bouzouks… cela très clairement.
—Très clairement! c'est ce que j'ai toujours dit…
—Plus loin, on a fait la rencontre d'un ours.
—Ah! oui, l'ours… je vois l'ours.
—Il cherchait des oeufs de fourmi et il était étonné de nous voir.
—Je me rappelle… tout à fait étonné…
—Ah! ah! s'écria Ivan le Charron, en se rapprochant… l'ours!… je lui ai jeté un bâton dans les jambes et il a été bien attrapé… On ne pouvait pas tirer dessus, tu penses!…
—Enfin on a fini par arriver au chalet… Le berger Neia nous avait accompagnés… Rappelle-toi… rappelle-toi, Dotchov…
—Oui, oui! Neia! le berger Neia! nous en avons souvent parlé avec Ivan.
Pauvre Neia!
—On peut le plaindre… En arrivant au chalet, Neia s'était enfoncé une épine dans le pied; ça, il faut s'en souvenir.
—Oui, oui…
—Même qu'il nous a dit qu'il n'avait pas de chance… que les Turcs lui avaient donné plus de vingt-cinq fois la bastonnade, qu'ils l'avaient fait agenouiller cinq fois, pour lui couper la tête… et qu'ils l'avaient dépouillé quinze fois de tout ce qu'il possédait… Mais il était surtout tourmenté d'être allé si peu à l'église… et le père d'Athanase lui dit alors: «Console-toi, Neia, après une telle vie tu pourras passer aisément saint et martyr!» Et il répondit: «Surtout avec mon épine dans le pied!» Or tu te rappelles ce qui est arrivé à cause de cette épine?
—Ma foi, non, Cyrille…
—Eh bien! il faut t'en souvenir… C'est à cause d'elle que Neia n'a pu aller aux provisions au village et qui est-ce qui s'est risqué du côté du village? c'est toi, Dotchov!
—Bien sûr! Il fallait bien que quelqu'un se dévouât…
—Sûr, ça ne pouvait être le père d'Athanase dont la tète avait été mise à prix: 10.000 piastres!…
—Oh! je me rappelle, j'ai rapporté du lait, du pain et du tabac!
—Et tu étais gai et tu t'es mis à chanter en fumant ton chibouk parce que, disais-tu, le danger était passé et que tu apportais d'heureuses nouvelles: les bachi-bouzouks avaient abandonné la montagne et la route était libre vers le Nord-Ouest. Et puis la Serbie entrait en campagne et la Russie arrivait. Enfin! nous avions tout pour nous!… Seulement, il fallait aller rejoindre les combattants. Le lendemain, nous sommes partis d'un pas allègre; nous laissions le berger derrière nous, sans nous douter de rien.
—Oui, c'est Neia qui nous a trahis, je l'ai tué de ma propre main, fit
Dotchov, à la première occasion.
—On doit, en effet, tuer les traîtres, Dotchov… On se mit donc en marche. En tête, comme toujours, venait le père d'Athanase qui était un fier homme, puis Ivan le Charron, puis moi, Cyrille, toi, Dotchov. Tu marchais le dernier, mais c'est toi qui nous disais par où il fallait passer, et c'est ainsi que nous arrivâmes devant le pré aux porchers, dont nous étions séparés par le torrent… Alors, tu as crié à Athanase, père de l'Athanase que voici:
—Il faut aller de l'autre côté si nous ne voulons plus rencontrer de bachi-bouzouks! Il faut traverser la passerelle! Est-ce vrai?… Cette passerelle-là du pré aux porchers! Est-ce vrai, Dotchov?
—Mais bien sûr que c'est vrai!… Ivan est là pour le dire aussi bien que toi… je n'ai jamais donné que de bons conseils…
—La passerelle paraissait neuve, elle était composée de deux poutres et d'une traverse; nous nous y engageâmes; mais elle céda tout de suite sous nos pas, et toi, qui étais le dernier, tu pus facilement t'en tirer, car tu t'es sauvé aussitôt, d'une façon effrénée, derrière un gros tronc d'arbre qui gisait à quelque distance.
—Certainement, je me sauvais parce qu'on tirait des coups de fusil…
Est-ce vrai?…
—C'est vrai… nous n'avions pas plus tôt mis le pied sur cette passerelle que plus de vingt coups de fusil partaient d'un bois voisin… Le commandement de feu avait été donné en langue turque. Les bachi-bouzouks nous avaient heureusement ratés. Ivan parvint à s'enfuir; moi, j'avais glissé dans les eaux froides; les balles sifflaient toujours. Qu'était devenu Athanase? Je ne pouvais m'en rendre compte. Je parvins cependant à sortir de l'eau, à me jeter dans un taillis. Jamais de ma vie je n'avais eu si peur. Je me croyais sauvé. Je fis mes prières. Ce n'est que vingt-quatre heures plus tard que les bachi-bouzouks m'ont remis la main dessus. Que faisais-tu pendant ce temps-là, Dotchov, que faisais-tu?…
—Moi, je m'étais terré comme un lapin, répondit sans trouble apparent le vieillard, dans un trou de grotte où je me trouvais aussi bien que dans un cabaret valaque, mais d'où, hélas! j'ai assisté à la mort du pauvre Athanase. Ce sera le plus grand chagrin de ma vie…
—Raconte, Dotchov, comment Athanase est mort…
—Il est mort comme je vais vous dire, et cela sur saint Georges et les saints, ce fut tel que voilà: Athanase, qui était tombé dans le torrent, réussit lui aussi à en sortir sans être vu des bachi-bouzouks et il grimpa devant moi dans un grand hêtre…
Tous ceux qui étaient là montrèrent le hêtre sur l'autre rive, en disant:
—Ce hêtre-là… ce hêtre-là!…
—Comme vous voyez, reprit le bon Dotchov, l'arbre est très haut! Bien caché, Athanase pouvait attendre le moment propice à sa fuite. Les bachi-bouzouks, furieux, battaient le pré aux porchers, la campagne, les bois, le ravin… Le malheur voulut que l'un d'eux revînt avec son chien et ce chien alla tout de suite à l'arbre. Le chien se mit à aboyer. Les bachi-bouzouks levèrent la tête et aperçurent Athanase. Ils se mirent à tirer dessus comme sur une corneille et bientôt Athanase bascula et vint s'écraser au pied de l'arbre. Le malheur voulut encore que l'un des porchers vint à passer avec deux porcs. Les bachi-bouzouks coupèrent les oreilles d'Athanase et en donnèrent une à dévorer à chaque porc… puis, comme la nuit venait, ils s'en allèrent après avoir dépouillé le cadavre.
«Moi, je me glissai jusqu'à la dépouille de mon ami et l'enterrai comme je pus en creusant la terre avec ma baïonnette. Ainsi est mort Athanase, père de l'Athanase que voici!
—Dotchov, Dotchov, fit la voix grave et profonde du mendiant Cyrille. Tout cela est tout à fait exact, car moi aussi j'ai vu comment les choses se sont passées!
—Où étais-tu donc? demanda Dotchov, inquiet.
—J'étais dans l'arbre, avec Athanase!
Dotchov se dressa à demi sur ses coussins, comme s'il était soulevé par une force intérieure qui le poussait vers Cyrille, dont il ne pouvait plus détourner le regard. Ses lèvres tremblantes essayèrent de laisser glisser quelques paroles, mais ceux qui l'entouraient n'entendirent qu'un souffle rauque pareil à celui qui précède le râle de la mort.
Au même moment, le pope qui était derrière Dotchov pesa sur ses épaules et le fit retomber à sa place; puis, mettant une main sur la tête du lamentable vieillard, il prononça:
—Nous sommes dans la main de la mort! La mort est comme le pêcheur qui, ayant pris un poisson dans son filet, le laisse quelque temps encore dans l'eau! Le poisson nage toujours, mais il est dans le filet et le pêcheur le saisira quand il lui plaira.
—Continue, Cyrille, fit la voix glacée d'Athanase fils.
—Oui, j'étais dans l'arbre avant qu'Athanase s'y fût lui-même réfugié, continua Cyrille. J'avais réussi, comme lui, à me cacher dans les branches du hêtre, mais, personne n'en sut rien et quand Athanase fut tombé, on me laissa bien tranquille et je pus voir et entendre sans danger. Or voici ce que je vis et entendis:
«Dotchov sortit de sa cachette et rejoignit les bachi-bouzouks qui l'appelaient. Dotchov reprocha aux bachi-bouzouks d'avoir donné à manger les oreilles d'Athanase, père d'Athanase, aux cochons du pré des porchers. Les autres rirent et lui demandèrent:
«—Dis-nous, vieux drôle, quand tu leur as dit de prendre le chemin de la passerelle, les giaours du comité n'ont rien soupçonné?»
Et Dotchov a répondu:
«—Rien du tout, ils étaient si contents qu'ils m'auraient suivi au bout du monde!»
A ces paroles de Cyrille, la foule qui entourait Dotchov fit entendre des paroles de mort et Dotchov, voyant que tout était perdu, se mit à genoux et se cacha la tête dans les mains.
Le pope dit:
—Toute la montagne a des yeux et des oreilles pour les traîtres, mais les traîtres n'auront plus ni yeux ni oreilles!
—De mon hêtre à la passerelle maudite, fit Cyrille, il y a à peine cent pas. J'entendais tout ce qui se disait. Ils se félicitaient d'avoir fait construire cette passerelle pour attirer l'apôtre dans le piège où il devait succomber. Dotchov est un traître qui nous a livrés sans vergogne à nos plus cruels ennemis, les ennemis des comités. Je suis revenu du fond des prisons d'Anatolie pour vous dire cela à tous et le lui dire, à lui. Dotchov, prie l'âme de saint Georges de te pardonner!
Dotchov retira alors ses mains de son visage et Rouletabille put voir qu'il était inondé des larmes du repentir.
—Georges, pardonne-moi, pria Dotchov, j'ai péché. Prie Dieu pour mon âme noire.
Et en disant ces mots il baisait la croix que lui tendait le pope et frappait la terre de son front. Il ne tremblait plus; sa figure s'était éclairée.
—Pendant des années sans nombre, j'ai été un homme perdu; je ne pouvais plus dormir. Maintenant, il me semble que je me suis confessé et que j'ai communié. Battez-moi si vous voulez et tuez-moi; je l'ai mérité…
Alors, Athanase fit un signe et les porchers amenèrent les deux cochons qui avaient besoin d'être engraissés.
—Si tu veux mon sabre, dit le pope à Athanase, prends-le, moi je tiendrai la tête de cet homme pendant que tu lui couperas les oreilles…
—Je n'ai point besoin de ton sabre, révérend père, répondit Athanase. Les porcs mangeront les oreilles de Dotchov «vivantes»!
—Très bien, fils, je comprends, répliqua le pope. Ça n'est pas mal ce que tu as trouvé là!
Mais Dotchov aussi avait compris et il poussait des cris désespérés, se frappant la poitrine, disant qu'il avait mérité la mort, mais pas un supplice pareil.
—Jamais, affirmait-il sur saint Georges et sainte Sophie, jamais il n'aurait livré les fugitifs si les bachi-bouzouks ne l'avaient supplicié lui-même, passé les pieds au feu, ce qui lui avait fait accepter et promettre tout, mais la mort dans l'âme! La confession, ajoutait-il, a délivré mon âme du poids du péché… j'ai le droit de mourir en paix!
Il eut beau dire et se débattre, Ivan le Charron d'un côté et Cyrille le Mendiant de l'autre l'entreprirent si bien qu'un des cochons que l'on avait approché put lui saisir une oreille et, avec un effroyable grognement, tirer cette oreille à lui après avoir refermé l'étau de son horrible mâchoire. Dotchov hurlait comme on doit hurler en enfer et Athanase, impassible, regardait.
Quant à Rouletabille et à La Candeur, ils s'étaient enfuis avec épouvante de cette scène de sauvagerie; mais ils furent presque immédiatement arrêtés dans leur retraite par des clameurs inattendues.
La nuit était venue depuis longtemps et ils virent des ombres qui couraient follement à la lueur des feux, autour du torrent. Ils comprirent que, grâce aux ténèbres, Dotchov, dans un suprême effort, avait échappé à ses bourreaux et était allé, comme les comités de jadis, chercher un refuge du côté du ravin.
Alors ils se rapprochèrent pour voir ce qu'il allait advenir du malheureux vieillard.
Dotchov semblait avoir pris de l'avance, et, au plus loin du camp, presque au fin fond de la nuit, les Bulgares s'appelaient avec des cris, se donnaient des indications rapides, haletantes, entremêlées de coups de feu qui faisaient briller les eaux du torrent.
A la lueur d'un de ces coups de fusil, Rouletabille reconnut Vladimir qui paraissait l'un des plus acharnés poursuivants, aux côtés d'Athanase.
—Ah! il est plus Bulgare qu'eux! jeta Rouletabille avec horreur.
—Quand je te dis, Rouletabille! que nous ne comprendrons jamais ces gens-là et que nous ferions mieux de rentrer à Paris, bien sûr!…
Tout à coup, il parut que les Bulgares avaient retrouvé la piste de Dotchov… Le camp se vida; hommes, femmes, enfants, tous se précipitèrent dans la direction du village et toujours en tirant en l'air des coups de fusil et de revolver comme pour une fête joyeuse.
Il était vrai qu'ils avaient retrouvé Dotchov presque à l'entrée du village où il avait sa maison, dans laquelle il courut se barricader en appelant à l'aide ses serviteurs.
Vain et dernier effort. Athanase pénétra lui-même dans la maison d'où les serviteurs avaient fui, et, à la lueur d'un grand feu allumé sur la place, les reporters purent le voir traîner le vieillard sanglant à une fenêtre; Dotchov, dont le visage n'était plus qu'un horrible mélange de chair et de sang, leva encore les bras au ciel, demandant grâce, mais Athanase lui fit sauter le crâne avec un gros revolver, puis il jeta par la fenêtre le cadavre à la foule qui le déchiqueta. [Nous devons à la vérité de dire que les comités ne sont pas toujours aussi impitoyables dans leur vengeance et que, dans une circonstance presque semblable, Zacharie Stoïanov, qui devait devenir président de la Sobranié, pardonna au repentir de son ancien compagnon.]
IV
LES POMAKS ET L'AGHA
Rouletabille et La Candeur étaient revenus en hâte au pré des porchers où ils retrouvèrent Ivana assise tranquillement auprès du ruisseau. Elle avait assisté à la fameuse scène et n'en montrait pas le moindre émoi. Elle dit encore:
—Cet Athanase Khetew est vraiment un homme! Vraiment un homme! il ira loin!
Rouletabille ne demandait qu'à quitter ce pays de sauvages. Il fit plier les tentes rapidement.
—Nous ne sommes pas venus si loin, disait-il pour nous attarder aux petites histoires de famille de M. Athanase Khetew!…
Vladimir apparut sur ces entrefaites. Il apportait des nouvelles d'Athanase. Celui-ci priait les jeunes gens de ne point l'attendre. Ils pouvaient reprendre tout seuls le chemin d'Almadjik; rien ne s'y opposait plus. Ils tomberaient dans «le courant» de l'armée bulgare et n'auraient qu'à se présenter à l'État-major de la première brigade qu'ils rencontreraient..,
Ivana s'était rapprochée… Chose extraordinaire! elle paraissait inquiète.
—Qu'est-il donc arrivé à Athanase Khetew? demanda-t-elle.
—Tout simplement qu'un de ses cavaliers est venu le rejoindre, lui a parlé à l'oreille et qu'ils sont partis tous deux précipitamment, après m'avoir jeté les instructions que je vous ai transmises… expliqua Vladimir.
—Quel chemin ont-il pris? questionna fiévreusement Ivana.
—A travers la forêt! Et Vladimir montrait la route du Sud…
—Courons derrière lui et tâchons de le rejoindre!… s'écria-t-elle en sautant d'un bond sur son cheval.
—Et pourquoi cela, s'il vous plaît?… demanda très sèchement
Rouletabille.
—Eh! mon cher, parce qu'on lui aura certainement apporté des nouvelles de
Gaulow! Sus à Gaulow, Rouletabille!…
Le chemin du Sud le rapprochait des armées; Rouletabille ne vit aucun inconvénient à suivre l'impulsion d'Ivana. «Nous verrons bien jusqu'où ira ta traîtrise», murmurait-il. Mais ils n'avaient pas marché pendant une heure dans des chemins impossibles, qu'ils durent tous s'arrêter sur la prière des muletiers. Il faisait alors une nuit très noire. On n'y voyait goutte.
—Que se passe-t-il donc, demanda-t-il à Vladimir… mais aussitôt quelques torches de résine s'allumèrent et il s'aperçut que la petite troupe était entourée par toute une bande de pomaks, qui, avec leurs longs fusils, prenaient attitude de bandits.
A leur aspect, Rouletabille avait commandé à chacun de s'armer; et, lui-même, s'était emparé d'une carabine. Mais Vladimir le calma d'un geste et s'entretint quelques instants avec celui qui paraissait commander tout ce vilain monde.
—Que disent-ils? demanda Rouletabille, impatienté.
—Ils disent, expliqua Vladimir, que, prévenus de notre passage, ils sont vite descendus de leur village, qui est au sommet de la montagne, pour nous avertir que le pays n'est pas sûr.
—Ça se voit, fit Rouletabille.
—Pour rien au monde, ils ne voudraient qu'il nous arrivât malheur, car, comme nous sommes dans la circonscription de leur village, l'agha les rendrait responsables du désastre toujours trop tôt survenu et apporterait la ruine à leur foyer.
—Et alors?
—Eh bien, alors ils sont venus pour nous protéger contre les voleurs si nous voulons bien leur donner une certaine somme.
—Ouais, ça dépend de la somme, grogna Rouletabille.
—Nous nous sommes entendus, fit Vladimir, pour 1.000 piastres!
—Mille piastres, c'est-à-dire 10 livres turques?
—Oui, cela vous fera environ 230 francs, ça n'est pas cher!
—Vous trouvez que ça n'est pas cher!… c'est tout de même plus cher qu'à l'auberge…
—Nous ne sommes pas à l'auberge, maintenant, c'est à prendre ou à laisser.
—Et si nous le «laissons»?
—Cela nous coûtera plus cher!
—Diable!
—Maintenant, ils nous apportent des oeufs, trois poules et un mouton, et ils comptent bien que nous leur achèterons leur marchandise…
—J'achète les oeufs et les poules! Mais qu'est-ce que vous voulez que nous fassions du mouton?
—C'est pour leur souper à eux, qu'ils l'ont amené jusqu'ici; si nous prenons ces hommes pour nous garder, nous sommes obligés de les nourrir! Ils veulent nous garder jusqu'à demain matin!
—Ils ont pensé à tout!… Mais alors il va falloir que nous campions!
—Sans doute! et, du reste, les chemins sont si mauvais que nous ne pouvons guère espérer beaucoup avancer en pleine nuit… et puis les bêtes seront meilleures demain matin… c'est aussi leur avis qu'ils m'ont prié de vous transmettre…
—Traitez donc avec ces braves gens, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement, mon cher Vladimir…
Le traité de paix fut vite conclu, et, sans plus se préoccuper des voyageurs, les pomaks se mirent à confectionner leur repas, autour d'un grand feu qu'ils allumèrent assez joyeusement. Leurs faces noires riaient d'une façon qui impressionnait fâcheusement La Candeur, lequel, du reste, ne trouvait plus aucun sujet de gaieté depuis qu'il avait été soulagé des 40.000 levas gagnés si honnêtement à Vladimir.
—Cristi! fit-il, en considérant ces démons, je regrette la rue du Sentier, moi! Ah! j'en ai eu une drôle d'idée de venir dans ce pays de malheur!…
—La gloire t'y attend! répliqua Rouletabille…
—La gloire et peut-être la fortune! ajouta Vladimir, mauvaise langue.
Ainsi les héros d'Homère évoquaient-ils les souvenirs chers de la patrie, sous la tente d'Achille, entre deux combats, aux bords du Scamandre.
—Il est temps d'aller se coucher! dit Rouletabille.
Ivana était déjà sous sa tente. Elle aussi était de fort méchante humeur, mais c'était à cause de l'arrêt forcé qu'elle subissait dans sa poursuite du beau Gaulow, son mari, après tout…
Les jeunes gens et Tondor, comme la nuit précédente—plus que la nuit précédente,—devaient veiller à tour de rôle, car, en dépit des paroles rassurantes de Vladimir, le voisinage des bandits-gardiens paraissait inquiétant à ceux qui n'en avaient pas l'habitude…
La Candeur et Vladimir décidèrent de se coucher sous la même tente que Rouletabille. Les reporters se jetèrent sur les nattes sans se déshabiller. Ils avaient entre eux une tablette surchargée d'armes: carabines et revolvers.
Tondor, dehors, prenait la première garde.
Les paupières se fermaient déjà quand, tout à coup, il y eut une décharge formidable; plus de vingt coups de fusil éclatèrent à quelques pas; les reporters, vite sur pied, avaient entendu siffler les balles si près qu'ils avaient pu croire que la tente avait été transpercée.
Rouletabille se jetait dehors quand Tondor se présenta.
—Ne vous dérangez pas, dit-il, ce sont nos gardiens qui veillent! Ils tirent comme ça pour éloigner les voleurs!
—Dites-leur qu'ils tirent un peu plus loin, répliqua Rouletabille.
Il n'avait pas achevé cette phrase qu'une nouvelle décharge leur sifflait aux oreilles. La Candeur s'était jeté à plat ventre.
—Bien sûr! ils vont nous tuer, gémissait-il.
—C'est insupportable! dit Rouletabille.
—Ils veulent gagner leur argent, expliqua Vladimir.
Il s'en fut cependant parlementer avec les gardiens qui se décidèrent à reculer de quelques pas, mais qui ne cessèrent de tirer des coups de feu, toute la nuit.
Les reporters ne purent fermer l'oeil. Au matin, pendant qu'on levait le camp, les pomaks exprimèrent de nouvelles prétentions, affirmant qu'ils avaient eu à repousser toute une bande de voleurs, lesquels auraient réussi, s'ils n'avaient été là, à se glisser jusqu'aux tentes à la faveur des ténèbres. Enfin, l'on finit par s'en débarrasser avec une nouvelle distribution de piastres.
La route que l'on suivit ce matin-là fut particulièrement fatigante. Il fallut gravir des pentes fort ardues, descendre en zigzag au bord de véritables précipices… par des sentiers de chèvre. La nature se faisait de plus en plus hostile. Entre deux défilés, on apercevait, perché sur quelque roc, un village dont les habitants sortaient parfois pour envoyer à tout hasard une balle dans la direction de la caravane, sans doute pour l'avertir qu'elle était signalée et qu'on veillait toujours sur elle.
—Quel métier! s'écriait La Candeur… Quel pays!…
Il ne dit pas autre chose de toute la matinée, se jetant sur l'encolure de son cheval dès qu'il entendait une lointaine détonation, et ne consentant à se décoller de sa bête que lorsque Vladimir lui avait juré qu'il n'y avait aucune silhouette dangereuse à l'horizon.
—Je ne l'aurais pas cru aussi rancunier, disait Rouletabille.
De fait, le paysage gris, boueux, sale, n'était point réjouissant, mais l'âme de La Candeur était au moins aussi désolée. Il continuait de détourner la tête aux plaisanteries de Vladimir, qui prenait un malin plaisir à le taquiner, et il répondait à peine à Rouletabille, à qui il en voulait toujours d'une vertu qui lui coûtait si cher.
Ivana était toujours en tête. Il lui arrivait même de devancer de beaucoup les reporters malgré les incessantes observations de Rouletabille. Sur le coup de midi, elle avait complètement disparu quand les jeunes gens firent halte pour se dégourdir un peu les jambes et «manger un morceau».
—Mlle Vilitchkov est encore partie! Il va falloir encore courir pour la rattraper! bougonna Vladimir.
—Oh! c'est une insupportable petite fille!… déclara La Candeur.
—Qu'est-ce que vous dites?… s'écria Rouletabille rouge comme un coq.
—Messieurs! souffla Vladimir, ne nous disputons pas et regardez devant vous!…
Ils regardèrent devant, ils regardèrent derrière, de tous les côtés… Ils virent qu'ils étaient entourés de toutes parts par une bande nouvelle. Cette fois, ce n'étaient pas des pomaks aux discours ironiques qui les encerclaient, mais des soldats irréguliers turcs aux uniformes les plus disparates qu'il se pût imaginer et ces soldats irréguliers les mettaient régulièrement en joue.
La Candeur tira aussitôt de sa poche son mouchoir qui était immense, l'agita en signe de paix et l'on commença de parlementer…
Il n'y avait pas à résister. Nos reporters furent conduits, non loin de là, au centre d'un petit camp que l'on était en train de dresser, et où se trouvait déjà édifiée une tente fort belle, aux dessins noirs sur la toile blanche, tente qui devait abriter le chef de cette troupe ennemie. En effet, sitôt qu'ils furent entrés, ils aperçurent sur des coussins un homme pour lequel tous montraient une grande déférence. Un turban blanc, large et haut comme une tiare, entourait sa tête. Sa veste bleue étincelait de broderies d'argent, et sur son kilt, semblable à celui des montagnards d'Écosse, pendait un arsenal compliqué de petits instruments d'argent ciselé, dont les anciens se servaient pour charger leurs armes à feu.
Deux longs pistolets se perdaient dans l'écharpe de cachemire qui lui entourait la taille et un sabre était suspendu à son côté par une étroite cordelière de soie rouge à glands d'or. Cet homme avait un grand air de noblesse et fumait avec calme des herbes aromatiques dans un narghilé de grand prix. Les prisonniers le saluèrent, mais il ne daigna point répondre à leur salut. Non loin de lui se tenait une espèce de scribe qui avait en main des sortes de tablettes et qui ordonna, en français, aux jeunes gens de s'avancer. C'était l'interprète.
—Messieurs, leur dit l'interprète, notre seigneur l'agha a été chargé par les autorités de Sa Majesté le sultan de rechercher et de ramener une petite troupe de journalistes français qui font métier d'espions dans l'Istrandja-Dagh, ayant passé notre frontière sans aucune permission.
A ces mots inattendus, Rouletabille sursauta.
Le reporter prit immédiatement la parole pour protester avec indignation contre l'accusation qui était portée contre ses camarades et lui! Envoyés par leur journal pour faire du reportage et, ayant terminé leur besogne en Bulgarie, ils étaient descendus dans l'Istrandja-Dagh sans aucun esprit de retour à Sofia; bien mieux, ils avaient décidé de suivre les opérations de guerre avec les armées turques; où pouvait-on voir de l'espionnage en tout cela?
Mais, à leur grand étonnement, l'interprète répliqua que l'agha savait parfaitement que M. Rouletabille (il l'appela par son nom) avait reçu une mission de confiance du général-major Stanislawoff après que celui-ci lui eut accordé une audience spéciale avant son départ!…
—Sapristi! pensait Rouletabille! Ils sont bien renseignés!…
Ils paraissaient si bien renseignés et si sûrs de leur affaire que l'interprète ne prenait même point la peine de traduire quoi ce fût à l'agha, lequel continuait de fumer son narghilé avec un certain air de penser à autre chose.
Rouletabille se retourna vers Vladimir et lui dit:
—Toi qui parles turc, tu devrais parler à l'agha; peut-être t'écouterait-il?
—Je connais un moyen pour qu'il m'entende, sans que j'aie à lui adresser la parole. Voulez-vous que j'essaye?
—Quel moyen?
—Donnez-moi mille levas.
—Vrai! fit Rouletabille, tu crois?
—Donnez-moi mille levas…
Rouletabille sortit de la poche intérieure de son gilet les mille francs demandés. Vladimir les prit et alla les déposer près de l'agha sur la petite tablette qui supportait son narghilé.
—Si j'étais l'agha, pensait Rouletabille, j'allumerais ma pipe avec!
Vladimir revint près de Rouletabille. L'agha n'avait pas bougé.
—Eh bien? demanda Rouletabille.
—Eh bien, vous voyez, il ne m'a pas entendu. Donnez-moi encore mille levas.
—En voilà cinq cents! c'est tout ce qui me reste de la provision que j'ai emportée de la banque de Sofia… Ne me demande plus rien!… Vladimir alla placer les cinq cents levas près des mille qui se trouvaient déjà sur la tablette.
L'agha ne bougea pas davantage.
L'interprète avait assisté à ce petit manège avec un grand air de sévérité. Il finit par dire aux jeunes gens:
—Prenez-vous mon maître pour un mendiant?
—Tu vois, dit Rouletabille à Vladimir. Tu nous fais faire des bêtises.
L'agha est froissé.
—L'agha est froissé de ce que nous ne lui offrons pas une assez forte somme et parce qu'il est persuadé qu'il nous reste encore de l'argent!
—Ma parole! je n'en ai plus! dit Rouletabille.
—Si… vous avez les quarante mille!…
—Oh! les quarante mille ne sont ni à toi, ni à moi! répliqua Rouletabille sans grande conviction et en secouant la tête avec bien peu d'énergie.
—Non! répondit Vladimir, ils ne sont ni à vous, ni à moi, mais ils sont à
La Candeur!…
—C'est pourtant vrai! acquiesça Rouletabille comme s'il faisait une grande découverte qui lui libérait la conscience… Offre-lui donc ces quarante mille francs qui sont à La Candeur et qu'il nous fiche la paix! Aussi bien, si nous ne les lui offrons pas, il les prendra bien tout de même,… car il doit être aussi bien renseigné sur ce que nous avons dans nos poches que sur ce que nous avons fait à Sofia!…
Et il passa la liasse à Vladimir, qui alla la déposer près du narghilé.
Cette fois, l'agha posa son bout d'ambre sur la tablette, prit les billets, les compta, sourit à ces messieurs et leur fit savoir par le drogman qu'ils pouvaient partir, qu'ils étaient libres de continuer leur voyage comme ils l'entendaient et qu'il priait Allah de les garder de toute mauvaise rencontre.
Vladimir sortit de la tente en criant: «Vive La Candeur!» Rouletabille en criant: «Vive la Turquie!». Seul La Candeur ne cria rien du tout, et tous évitèrent de parler de la princesse Kochkaref, qui avait de si belles fourrures…
V
COMBAT A MORT ENTRE ATHANASE KHETEW ET GAULOW ET DE CE QUI S'ENSUIVIT
La première préoccupation de Rouletabille fut de hâter la marche de la petite caravane pour rattraper Ivana qu'ils avaient tout à fait perdue de vue. Il se félicitait de la chance qui avait fait échapper la jeune fille aux irréguliers de l'agha, car il pensait bien que pour la fille du général Vilitchkov, les choses ne se seraient peut-être point passées de la même façon… Il voulait absolument rattraper Ivana avant le soir et se désolait de ne point voir réapparaître sa silhouette. Il bousculait La Candeur et Vladimir. Ah! tout en détestant Ivana, il l'aimait encore!…
—Allons Vladimir! Allons! un peu plus vite! à quoi penses-tu, mon garçon!…
—Je pense, monsieur, répondait le jeune Slave, je pense que ces gens n'ont pu être si bien renseignés sur ce que nous avons fait à Sofia, et sur notre arrivée dans l'Istrandja et sur mes quarante mille francs que par Marko le Valaque!…
—Encore!… s'écria La Candeur.
—Il n'aurait pas commis une pareille infamie!… dit Rouletabille.
—Bah! ça le gênerait!… dit Vladimir.
—Il ne savait pas que tu avais une fortune sur toi, releva La Candeur.
—Si, il le savait. Il se trouvait en même temps que moi chez «ma tante». Seulement on lui allongea vingt levas à lui, pendant qu'on m'en comptait quarante mille, à moi!…
—Diable! fit Rouletabille… ça devient en effet intéressant… car, certainement, nous avons eu quelqu'un contre nous et autour de nous, dans l'Istrandja…
—C'est Marko le Valaque!… Je vous dis!… Il a voulu nous faire arrêter par les Turcs pour entraver nos correspondances! et il nous a dénoncés!… Il aura envoyé une dénonciation anonyme aux autorités d'Andrinople ou de Kirk-Kilissé qui ont fait prévenir l'agha!… C'est clair comme le jour!…
—Voilà le soir qui tombe, et nous n'avons pas revu Mlle Vilitchkov… fit
Rouletabille en pressant les flancs de sa bête…
—Que le diable emporte la demoiselle! grogna La Candeur entre ses dents.
—Kara-Selim y suffira!… fit tout bas Vladimir.
—Tais-toi!… s'il t'entendait, Rouletabille te tuerait…
Soudain, ils entendirent des coups de feu, un bruit de bataille… et, à l'issue d'un étroit défilé, les reporters, Rouletabille en tête, aperçurent des flammes au-dessus d'un village. Rouletabille courait, courait; les autres suivirent… et tous trois retrouvèrent à l'entrée du village Ivana qui semblait les attendre…
Elle leur ordonna de descendre de cheval et les fit pénétrer hâtivement dans une maison dont la façade devait donner sur la place centrale, ou qui, en tout cas, n'en était pas éloignée. Ils traversèrent, derrière elle, plusieurs pièces, en courant, trouvèrent un escalier, s'y engagèrent et furent bientôt sur une terrasse contre les garde-fous de laquelle ils s'écrasèrent pour ne pas être atteints par les balles qui pleuvaient sur la place, du haut de la mosquée. De là, aplatis comme ils l'étaient, ils ne pouvaient être vus mais étaient placés au premier rang pour voir. Ils ne virent d'abord que ceci: Athanase aux prises avec Gaulow!… cependant qu'autour d'eux Bulgares, et bachi-bouzouks se livraient un combat acharné.
Disons tout de suite que l'attitude de la jeune fille, en cette occasion, comme en beaucoup d'autres, parut de plus en plus louche à Rouletabille. Elle savait qu'Athanase était aux prises avec Gaulow et la farouche guerrière, l'ardente patriote qu'elle était consentait tout à coup à n'être que spectatrice du combat! Elle n'allait pas aider Khetew!… Et elle attendait les jeunes gens à l'entrée du village pour leur faire suivre un chemin d'où ils pourraient voir le combat, mais gui les en éloignait, comme si elle avait peur d'un renfort pour Khetew!…
Enfin voilà un événement bien extraordinaire! Dans une des premières
rencontres que les siens, ses frères bulgares ont avec l'oppresseur turc,
Ivana Vilitchkov, se contente de regarder!… mais comme elle regardait!
Ce qu'ils voyaient, du reste, avait une véritable grandeur héroïque.
Dans la nuit commençante, éclairée par les flammes du minaret comme par un gigantesque flambeau, deux hommes, au milieu de la place, se livraient un combat furieux. Ils étaient le centre et le pivot d'une lutte acharnée. Autour d'eux, soldats bulgares et bachi-bouzouks se fusillaient, se déchiraient, se taillaient en pièces. Il y avait cinquante engagements partiels, mais on ne voyait que celui-là! Les deux héros, Gaulow et Athanase, étaient montés sur des chevaux qui semblaient animés de la même haine que leurs maîtres et qui les portaient l'un contre l'autre avec une furie sans égale.
Les deux bêtes et les deux chefs se heurtaient avec une rage qui paraissait devoir, en un instant, les anéantir. On s'attendait, après le choc qui faisait trembler le sol de la place, à ce qu'ils roulassent tous quatre pour ne plus se relever, et l'esprit restait confondu de les voir se dégager pour courir autour de cette arène de carnage et se retrouver avec une force nouvelle!
Les sabres tournaient autour des têtes et s'abattaient pour les faucher, mais les bonds prodigieux des montures sauvaient les cavaliers d'un coup funeste, ou un cheval se cabrait, formant bouclier, et c'était à recommencer! On eût dit qu'ils étaient invulnérables tous deux, et tous deux ne cessaient de se frapper.
Ivana, haletante, regardait cette joute avec une passion qui touchait au délire.
Des interjections, des mots inarticulés, des phrases incompréhensibles s'échappaient de sa gorge râlante.
Dans son désordre, elle n'avait pas pris garde qu'elle avait saisi la main de Rouletabille et qu'elle la lui serrait avec plus ou moins de force suivant les phases du combat.
Mais quelle ne fut pas l'horreur dans laquelle Rouletabille fut plongé en constatant soudain que chaque pression de cette main fiévreuse, que chaque soupir de cette gorge haletante était pour Gaulow.
Oui, alors que Rouletabille et ses compagnons suivaient les péripéties de cette terrible passe d'armes avec une angoisse qui augmentait chaque fois qu'Athanase courait un danger plus grand, et avec un espoir qui s'exprimait par d'encourageantes exclamations chaque fois que ce dernier semblait prendre le dessus, Ivana, elle, partageait des émotions diamétralement opposées.
Quand Gaulow, sous un coup imprévu, semblait menacé, elle était prête à défaillir et c'est avec peine qu'elle retenait le cri de son allégresse quand on pouvait croire que tout était fini pour Athanase.
Soudain, comme le cheval de Gaulow venait de s'abattre, entraînant dans sa chute son cavalier, elle eut un sourd gémissement.
En un instant, Athanase, hors de selle, s'était jeté sur le pacha noir, le sabre haut.
Gaulow faisait des efforts inouïs pour se dégager de sa bête, mais il n'y parvint que dans le moment qu'Athanase l'abattait d'un coup terrible.
Le pacha noir tomba au milieu des cris de victoire des Bulgares, qui traînèrent sa dépouille au milieu de la place, cependant que les bachi-bouzoucks, qui avaient décidément le dessous, s'enfuyaient de toutes parts.
La Candeur, Vladimir, Tondor s'étaient levés et applaudissaient au triomphe de leur champion; mais Rouletabille était occupé à soutenir Ivana qui, sans force, quasi mourante, s'était laissée tomber dans les bras du reporter et tournait vers lui une figure désespérée.
—Ivana, lui dit Rouletabille, revenez à vous!… reprenez vos sens!… C'est sans doute la joie qui vous tue!…
A cette parole fatale, la jeune fille eut un douloureux sourire et ne répondit rien…
Sur la place, il n'y avait plus de combat qu'autour de la mosquée, où quelques bachi-bouzoucks s'étaient réfugiés et risquaient d'être brûlés vifs!… Aussi s'efforçaient-ils d'en sortir, cependant que les Bulgares, avec des cris de joie et de victoire, et tout aussi cruels que les Turcs, les rejetaient dans la fournaise…
—Allons féliciter Athanase!… s'écria La Candeur.
—Allez donc! fit Rouletabille: Madame est souffrante, je reste près d'elle…
—Allez-vous-en tous! pria Ivana… dans un souffle… ne vous occupez pas de moi…
Or dans le moment il y eut un curieux mouvement sur la place…
On vit tout à coup courir et se grouper les Bulgares; ceux qui étaient descendus de cheval remontaient en selle avec une hâte fébrile… une sonnerie de clairon appela les retardataires… quelques coups de feu furent encore tirés ça et là, puis toute la troupe, avec Athanase Khetew, disparut… vida la place, abandonna le village pour la direction du Nord.
—Qu'est-ce que ça signifie? demanda La Candeur.
—Ça signifie, mon cher, que les Turcs ne doivent pas être loin et qu'ils reviennent en nombre!… répliqua Rouletabille… Allons! oust! sauvons-nous, s'il en est temps encore!… Un peu de courage, madame!… ajouta-t-il en se tournant vers Ivana… Il faut vous remettre d'une émotion aussi douloureuse!…
Elle eut encore son sourire navré; mais avec effort, elle s'était redressée… Il la vit pâle comme un spectre et titubante…
Rouletabille était bien aussi pâle qu'elle et il pensait:
«Comme elle l'aimait, ce bourreau de sa famille!»
Et il la méprisait et la détestait et eût voulu lui faire du mal… Car il souffrait atrocement et elle n'avait même pas l'air de s'en apercevoir.
Elle ne pensait qu'au mort, qu'à ce grand corps noir ensanglanté qui avait été abattu par Athanase et que les soldats avaient emporté comme un trophée après l'avoir traîné hideusement autour de la place.
—Vite!… s'écria Vladimir… Voilà les bachi-bouzoucks qui sortent de leur mosquée… Nous n'allons plus avoir affaire qu'à des Turcs…
Mais il était trop tard pour partir…
Les Turcs étaient déjà là… Les bachi-bouzoucks étaient revenus avec une troupe importante de réguliers qui reprenait possession du village avec des cris, des injures à l'adresse de l'ennemi en fuite.
Le commandant du détachement turc, qui tenait son quartier général à Almadjik, apprenant par les familles osmanlis qui avaient abandonné leur village, après avoir préalablement massacré les indigènes bulgares, que les escadrons de Stanislawoff avaient été vus dans cette région de l'Istrandja-Dagh et accouraient à marche forcée, avait rassuré toute la population: d'après ses renseignements personnels, il affirmait que toute l'armée bulgare était descendue à l'Ouest par la Maritza, sur Mustapha-Pacha, et allait concentrer son effort sur Andrinople; donc les cavaliers aperçus par les populations de l'Est ne pouvaient être que des reconnaissances appartenant à l'extrême aile gauche de cette armée d'investissement, et les forces dont elles disposaient ne pouvaient être que peu considérables.
Et il avait envoyé deux compagnies dans le village, jugeant qu'elles seraient bien suffisantes pour faire tourner casaque à l'ennemi. Cette erreur du chef du détachement d'Almadjik fut renouvelée vingt-quatre heures plus tard par le pacha commandant les troupes de Kirk-Kilissé, lequel devait les faire sortir également du retranchement de la ville pour courir à un adversaire jugé sans importance… car, personne, en Turquie, comme nous l'avons dit, n'attendait la troisième armée par l'Istrandja-Dagh!…
Le village fut donc réoccupé, et si vite que les reporters n'eurent point le temps de sortir!…
Ils résolurent de se cacher et d'attendre la pleine nuit pour gagner la campagne; c'est ainsi qu'ils descendirent précipitamment des terrasses, où ils s'étaient d'abord réfugiés, dans les caves où ils espéraient être plus en sûreté.
Ivana suivait Rouletabille comme une ombre… ses gestes étaient ceux d'une automate… En vérité, depuis la mort de Gaulow, elle semblait avoir perdu la raison… Quelquefois un étrange et désolé sourire apparaissait par instant sur cette face de morte quand Rouletabille lui parlait, et ajoutait à l'allure générale de démence qui frappait en elle…
Maintenant ils étaient terrés dans cette cave… et ils pouvaient espérer y passer quelques heures tranquilles jusqu'à l'arrivée du gros de l'armée bulgare quand, par les soupiraux qui donnent sur la place, ils aperçurent un mouvement qui les intrigua et bientôt les effraya… C'étaient toutes les familles osmanlis qui revenaient dans le village, persuadées qu'elles n'avaient plus rien à craindre, et se réinstallaient à domicile.
N'ayant pas trouvé de quoi se loger à Almadjik, elles s'étaient laissé facilement convaincre par les raisonnements optimistes du chef du détachement et s'étaient remises en route pour rentrer chez elles derrière les troupes.
La demeure abandonnée dans laquelle les reporters s'étaient réfugiés allait donc se trouver de nouveau occupée: ils pouvaient redouter d'être à chaque instant découverts. Or la première entrevue qu'ils avaient eue avec l'agha n'était point pour les encourager à avoir une confiance illimitée dans l'hospitalité turque, surtout depuis qu'ils savaient qu'ils avaient été dénoncés aux autorités comme des agents de Sofia.
Si on les fouillait, ils n'avaient sur eux que des laissez-passer bulgares et ils pouvaient être fusillés sur-le-champ, comme espions.
Le propriétaire de la bâtisse, l'une des plus importantes du village, fit bientôt son entrée dans la cour avec sa famille, ses femmes et ses domestiques. Ces gens étaient suivis des charrettes sur lesquelles ils avaient entassé leur mobilier… Ils passèrent une partie de la nuit à les décharger, cependant que, sur la place, les réguliers et les bachi-bouzouks devisaient en fumant et en buvant du raki autour de grands feux.
C'est en vain que nos jeunes gens essayèrent plusieurs fois de sortir… Ils n'avaient pas plus tôt risqué quelques pas dehors qu'ils étaient obligés de regagner leur retraite s'ils ne voulaient pas être découverts. Au fur et à mesure que les minutes s'écoulaient, leur situation devenait plus tragique: ils n'attendaient plus l'armée bulgare avant la journée du lendemain et ils ne doutaient pas que, pour une raison ou pour une autre, leurs hôtes ne descendissent bientôt dans les caves.
—Si encore elles étaient pleines de vin! soupira La Candeur, qui ignorait les lois du Prophète et qui, depuis le donjon où il avait cru trouver la mort, s'efforçait, de temps à autre, à se donner des airs de bravache et affectait, par désespoir, de rire de tout… Ça n'est pas plus désolant qu'autre chose de passer sa vie dans une cave quand elle est bien garnie… Ainsi, Rouletabille, rappelle-toi, dans les Trois Mousquetaires, rappelle-toi Athos assiégé dans une cave, et le massacre de bouteilles qu'il faisait!…
—Mon pauvre La Candeur… dit Rouletabille, tu n'as vraiment pas de veine… je t'ai conduit dans un pays où le massacre des bouteilles est le seul qui soit défendu!
Et comme si l'événement voulait lui donner raison, des cris terribles montèrent tout à coup dans la nuit, au milieu d'un grand bruit de bataille.
Des coups de feu se faisaient entendre aux quatre coins du village et toute la soldatesque qui remplissait la place disparut en un instant, fuyant dans un désordre indescriptible, abandonnant armes et bagages.
—Ça ne peut-être que les Bulgares qui reviennent, s'écria Vladimir! nous voilà bons!
Et il était déjà prêt à se jeter dehors, mais Rouletabille le pria de se tenir tranquille…
En effet, bien que ce fût, comme il était à prévoir, une des colonnes de la troisième armée qui traversait le village, il était bien dangereux de se montrer à cette heure, où la rage des comitadjis qui avaient rejoint cette colonne et la fureur des soldats que leurs officiers étaient impuissants à retenir, anéantissaient tout, tuaient tout.
Des clameurs de mort, les cris des femmes et des enfants que l'on égorge allaient faire frissonner les reporters au fond de leur retraite…
Les Bulgares mettaient à sac les maisons et faisaient autant d'innocentes victimes que les Turcs eux-mêmes. Le sang payait le sang.
Sur la place de ce petit village, les reporters assistaient dès la première heure de la lutte à toute la guerre balkanique et à ses hideuses représailles. Du courage, de l'héroïsme et des atrocités!
Ils avaient vu les pauvres paysans bulgares assassinés par les Turcs: maintenant, ils regardaient avec horreur les familles turques massacrées par les Bulgares.
Par les soupiraux de la cave, rien ne leur échappait de ce qui se passait sur la place où s'étaient réfugiés, derrière la porte à demi consumée de la mosquée, des femmes et des enfants. Les malheureuses victimes poussaient des cris déchirants et tendaient en vain des mains suppliantes… Les comitadjis qui, tous, avaient quelque membre de leur famille à venger, n'en épargnaient aucune. Longtemps Rouletabille et ses compagnons devaient être poursuivis par le hideux cauchemar de cette affreuse nuit. Misérable terre où depuis des siècles s'accumulaient tant de sujets de discorde; les uns et les autres se la disputaient au nom de la justice et de la fraternité, prétendant chacun qu'ils avaient des populations asservies à délivrer!
—Eh bien! ils les délivrent tous! exprimait avec une amère mélancolie le brave La Candeur… Oui, ils les délivrent de la vie!… Quand les Turcs ont passé et que les Bulgares sont partis, la population peut être tranquille, elle n'existe plus!…
Et il conclut, étrangement prophétique: «Au fond, ces gens-là ont les mêmes goûts. Ils doivent être de la même race: ils ne sont pas faits pour se combattre, mais pour s'entendre!…»
Ivana s'était détournée pour ne point voir et Rouletabille constata même qu'elle se bouchait les oreilles pour ne pas entendre. Soudain, une petite fille qui avait échappé aux comitadjis fit le tour de la place en courant, en criant et en pleurant.
La pauvre petite avait été découverte tandis qu'elle se cachait sous un amas de cadavres qui étaient sans doute ceux de sa mère et de sa famille, et maintenant elle fuyait devant un grand diable de Bulgare qui courait derrière elle, le sabre nu.
Rouletabille n'avait pu retenir une sourde exclamation de pitié à laquelle répondit une injure de La Candeur à l'adresse du soldat barbare.
L'enfant allait être atteinte. Une épouvante sans nom était peinte sur son visage, dans ses grands yeux qui cherchaient partout un refuge sans le trouver.
—Il y aurait un moyen de sauver l'enfant! dit Rouletabille: ce serait de tuer le Bulgare.
Et il sortit son revolver de sa poche.
Ivana avait entendu la phrase, avait vu le mouvement. Elle se jeta sur la main du reporter.
—Vous n'allez pas commettre ce crime? s'écria-t-elle.
—Quel crime?… répliqua Rouletabille, en se dégageant. Celui de tuer un bourreau d'enfants?…
—C'est un Bulgare!… Et vous ne tirerez pas sur un Bulgare, moi étant là!…
—Je vous obéis, Ivana, fit Rouletabille sur un ton glacé; mais soyez Bulgare jusqu'au bout et ayez au moins le courage de regarder mourir cette enfant!
La petite avait trébuché tout près du soupirail où se tenaient Ivana et le reporter; et le soldat, encouragé par les ricanements de ses camarades, s'apprêtait à faire un mauvais parti à la petite, quand celle-ci glissa sous ses yeux et disparut comme par enchantement dans la terre.
C'était Ivana qui avait allongé les bras hors du soupirail et avait attiré l'enfant dans la cave, d'un mouvement si rapide et si spontané que les reporters en furent aussi étonnés que le soldat lui-même.
La petite tremblait comme une feuille dans les bras d'Ivana qui essayait de la rassurer, pendant que, sur la place, les Bulgares, furieux, se concertaient, et s'étant rendu compte que leur proie leur avait échappé par le soupirail, se précipitaient dans la maison.
—Ah bien! s'écria La Candeur, une fois de plus nous voilà propres!
—Ils vont venir nous fusiller ici, croyant avoir affaire à des Turcs; nous ferions bien de sortir, dit Rouletabille.
—Si nous sortons avec cette petite, dit Ivana, ils vont la tuer…
—Eh bien, laissez-la ici!… dit Vladimir, elle leur échappera peut-être.
—Non! s'écria Ivana. Sortez, vous autres!… Vous leur raconterez ce que vous voudrez!… Mais moi, je reste avec la petite.
L'enfant serrait éperdument de ses petits bras sa bienfaitrice…
—Vous allez vous faire massacrer toutes les deux ici!… dit
Rouletabille.
—Tant mieux! fit Ivana d'une voix sombre. N'avez-vous pas voulu sauver cette, enfant?… Je ne m'en séparerai pas!…
—Nous n'allons cependant pas tous nous faire tuer pour cette petite Turque! gronda La Candeur que le geste généreux d'Ivana avait d'abord enthousiasmé et qui commençait maintenant à le trouver un peu… encombrant…
Et comme des cris retentissaient dans la cour, il sortit de la cave en criant: «Francis! Francis!…» et en agitant un mouchoir en guise de signe de paix… Il fut tout de suite entouré de comitadjis qui l'assourdirent d'un charabia qu'il comprenait fort bien car il était accompagné de gestes de menaces. Ils réclamaient, à ne s'y point méprendre, la petite fille et ils accusaient La Candeur de la leur avoir prise!… Ils le malmenèrent même assez fortement et cela aurait pu tourner mal, car La Candeur commençait à fermer les poings, quand Rouletabille, Vladimir et Tondor sortirent de la cave.
Vladimir s'avança et parla aux comitadjis avec une grande audace, criant plus fort qu'eux, se disant l'ami du général Stanislawoff, représentant Rouletabille comme le plus grand reporter de l'Europe qui avait été obligé de se cacher avec ses compagnons au fond de cette cave pour échapper à la rage meurtrière des Turcs. Il leur dit encore qu'ils avaient avec eux la nièce du général Vilitchkov, pupille du général-major, mais que celle-ci ne sortirait de son trou que lorsque les Bulgares auraient juré de la laisser passer avec cette petite fille qu'elle avait en effet arrachée à la barbarie de ses compatriotes. Sur quoi Vladimir leur fit honte de se montrer aussi sanguinaires que les oppresseurs de la Thrace qu'ils étaient venus châtier.
Il termina en déclarant que ses compagnons et lui exigeaient d'être conduits sur-le-champ, tous ensemble, à un officier d'état-major.
Les comitadjis, sous l'effet de cette menace inattendue, se consultèrent et finirent par promettre qu'ils ne toucheraient pas à la petite fille.
Rouletabille alla en prévenir Ivana qui consentit à se montrer avec l'enfant, la portant dans ses bras.
Alors les comitadjis lui dirent:
—Tu n'es pas la vraie nièce du général Vilitchkov, qui a été assassiné par les Pomaks, sans quoi tu n'essayerais pas de sauver une petite musulmane dont les parents ont assassiné tes parents! Donne-nous donc cette enfant et nous te vengerons, puisque toi, tu n'as pas le courage de le faire toi-même.
Ivana leur répondit:
—Je suis la nièce du général Vilitchkov et je vous ordonne de me conduire à votre chef.
—Nous n'avons pas de chefs! Nous sommes de libres comitadjis!… répondirent-ils, et ils voulurent mettre la main sur elle…
—Vous êtes des assassins… s'écria-t-elle.
Alors ce fut une mêlée indescriptible. Les reporters voulaient la défendre et les comitadjis voulaient l'atteindre. La Candeur criait toujours: «Francis! Francis!…»
Vladimir continuait de les menacer de la colère du général!
Rouletabille s'attendait à ce qu'ils fussent tous passés par les armes avant cinq minutes.
Et Ivana, avec une maladresse qui paraissait voulue, ne cessait pas d'invectiver les comitadjis et de les couvrir d'injures. L'un d'eux se rua tout à coup sur elle et, bousculant Rouletabille, leva un grand coutelas qui était destiné à la poitrine d'Ivana et qui vint frapper la petite musulmane.
L'enfant poussa un soupir, ferma les yeux et glissa d'entre les mains d'Ivana qui était restée debout, immobile, pâle d'horreur et tout éclaboussée de ce jeune sang vermeil.
Aussitôt comme si ce sang répandu avait eu la vertu d'apaiser toutes les colères, les comitadjis cessèrent leurs attaques et leurs cris et se mirent à la disposition des jeunes gens pour les conduire à l'état-major de la quatrième colonne de la troisième armée qui venait de s'installer à Almadjik.
Rouletabille accepta aussitôt et les jeunes gens s'en furent, entourés de comitadjis, comme des prisonniers.
Ils marchaient en silence. Rouletabille, à un moment, s'aperçut qu'Ivana pleurait. Il en eut le coeur tout chaviré, car il pensa qu'elle songeait à cette pauvre enfant qu'elle avait été impuissante à sauver. Il crut devoir lui adresser quelques paroles de consolation. Elle lui répondit textuellement:
—Je ne pleure point la mort de cette petite. Son sort était écrit. D'autres enfants turcs mourront encore comme sont morts d'autres enfants bulgares, comme est morte ma petite soeur Irène… Non, je pleure seulement ce coup de couteau dont cette enfant est morte, ce coup de couteau qui m'était destiné et qui aurait si bien fait mon affaire!…
Alors, entendant cela qui dépeignait son état de désespoir causé par une autre mort qui aurait dû au contraire la réjouir, Rouletabille se tut, décidé à ne plus lui adresser la parole, et la laissa marcher devant lui comme une étrangère. Il lui paraissait que tout lien était rompu entre eux deux et que rien ne les rapprocherait plus jamais…
VI
C'EST AU TOUR DE LA CANDEUR DE RACONTER UNE ÉTRANGE HISTOIRE A ROULETABILLE
Ils furent ainsi conduits jusqu'aux avant-postes, devant Almadjik, où ils trouvèrent l'état-major du général Dimitri Sanof et le général lui-même qui les reçut avec une véritable joie.
C'est à lui qu'Athanase s'était adressé après l'accompagnement de sa mission pour obtenir le commandement d'un petit détachement de cavalerie qui avait pris les devants et s'était porté sur le Château Noir, dans le but de délivrer la nièce du général Vilitchkov et les reporters français.
Bien qu'alors il ne l'eût point renseigné exactement sur la nature des services rendus par Ivana et ses compagnons, Athanase en avait assez dit, avant son départ, au général pour que celui-ci n'ignorât point que le général Stanislawoff serait reconnaissant à ses compagnons d'armes de bien traiter les jeunes gens.
Rouletabille raconta au général, en quelques mots, les péripéties de leur fuite de la Karakoulé, puis le Voyage que leur avait fait faire Athanase Khetew, leurs démêlés avec l'agha, enfin le combat auquel ils avaient assisté du haut des terrasses entre Athanase Khetew et Gaulow. Depuis sa victoire ils n'avaient pas revu Athanase Khetew.
Naturellement, Dimitri Sanof se mit à leur entière disposition pour tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, et La Candeur, en entendant ces bonnes paroles, put croire que tous leurs malheurs étaient finis et qu'ils touchaient à la fin de leur mauvaise fortune.
Il trouvait, quant à lui, qu'il était grand temps qu'ils prissent quelque repos et goûtassent à quelques douceurs.
Rouletabille accepta de grand coeur les offres du général, mais il lui fit entendre qu'il lui serait particulièrement reconnaissant de lui faciliter sa tâche de reporter. Il s'estimerait amplement payé de tous les maux soufferts au fond de la Karakoulé s'il pouvait faire parvenir à son journal les nombreux feuillets de correspondance qu'il avait écrits depuis son entrée dans l'Istrandja-Dagh.
Le général lui répondit qu'il avait tout à fait confiance en lui et qu'il lui épargnerait les retards et les difficultés de la censure militaire pourvu qu'il prît, bien entendu, l'engagement de ne rien télégraphier ni écrire qui fût susceptible de gêner les mouvements de la troisième armée. Sur quoi il lui remit une lettre blanche qui lui permettait, à lui et à ses compagnons, d'aller où ils voulaient et partout où ils le jugeaient bon pour l'accomplissement de leur tâche.
Toutefois, le général ne crut point devoir cacher aux reporters qu'il leur serait à peu près impossible de correspondre avec Paris avant que l'armée eût atteint la ligne de Kirk-Kilissé-Selio-Lou, c'est-à-dire avant qu'elle ne fût sortie de l'Istrandja-Dagh; toutes les lignes de la région avaient été détruites par les Turcs, et les Bulgares passaient si vite qu'ils ne prenaient même point le temps de les rétablir.
—Ce n'est ni à Almadjik où nous sommes, aujourd'hui, dit le général, ni à Kadikeuï, où nous serons demain à midi, ni à Demir-Kapou, où nous serons demain soir, que vous pourrez télégraphier… dit-il, mais je vous donne rendez-vous à Akmatcha. Là, nous devons rétablir toutes les communications avec l'armée jusqu'à Mustapha-Pacha, jusqu'au quartier général, avant de tenter l'assaut des lignes de défense de Kirk-Kilissé. Si vous êtes là, dans les premiers jours, je vous promets de faire partir vos télégrammes, s'ils ne sont pas compromettants, mais ne tardez pas, car je ne pourrai plus répondre de rien sitôt que les opérations importantes auront commencé.
—Eh bien, général, nous allons partir tout de suite, fit Rouletabille. Comme cela, nous serons à peu près sûrs d'arriver à temps et de tout voir…
—Comme vous voudrez! répondit le chef, mais vous ne devez pas vous dissimuler les dangers d'une telle marche!
—Ils sont certains, dit La Candeur, le général a raison; nous allons nous faire tuer et je commence à en avoir assez, moi, de me faire tuer, dans ce pays si triste, où il pleut toujours!… Songe donc, Rouletabille, la guerre est à peine commencée et deux des nôtres sont déjà restés sur le carreau, ce pauvre Modeste et ce brave Katerdjibaschi!
—Eh bien, tu resteras sous ta tente, toi, La Candeur! tu resteras avec
Mlle Vilitchkov qui a besoin de repos!…
Mais Ivana déclara à Rouletabille et au général, lequel mettait galamment à sa disposition le confort un peu rustique de son quartier général, qu'elle tenait à être aux avant-postes et voulait être traitée par les chefs de son pays non point en femme, mais en soldat.
Elle se fit donner les insignes de la Croix-Rouge et demanda certains pouvoirs qui lui permettraient de tenter de s'opposer aux excès et aux vengeances atroces des troupes à leur arrivée dans des contrées où elles trouvaient toute la population bulgare massacrée.
Le général, à ce propos, ne dissimula pas un amer sourire. Il se borna à lui dire qu'il souhaitait bonne chance à son zèle humanitaire…
—Cette guerre sera atroce, général, dit Rouletabille.
—Elle sera victorieuse, lui répondit-il.
Le lendemain, vers midi, les jeunes gens, avec l'avant-garde d'une brigade de la cinquième division arrivaient à Kadikeuï. Mais La Candeur n'était pas avec eux!…
Rouletabille ne lui avait accordé que trois heures de repos, et quand Tondor l'avait éveillé, La Candeur s'était mis dans un état de rage terrible, menaçant d'étrangler le domestique de Vladimir s'il se permettait de troubler encore son sommeil.
Alors Rouletabille avait ordonné à la petite caravane de partir sans plus s'occuper de La Candeur. Cependant il avait eu soin d'aller chercher sous la tête du reporter la fameuse serviette pleine d'articles qui, à travers toutes ces aventures, ne quittait jamais le bon La Candeur et lui servait d'oreiller.
Ils déjeunèrent en quelques minutes à Kadikeuï et se dirigèrent sur
Demir-Kapou.
La petite caravane suivait lugubrement un étroit sentier, à la file.
D'abord Tondor en éclaireur, puis Vladimir, puis Ivana, puis Rouletabille.
Tous étaient fort mélancoliques pour des raisons différentes. Vladimir
était triste parce que La Candeur lui manquait.
Autour d'eux, au-dessus d'eux, sur les cimes, ou marchant dans d'étroites vallées, les éclaireurs d'avant-garde de la prochaine colonne leur faisaient un cortège fort disséminé. De temps en temps, on entendait un coup de fusil… puis tout retombait à son morne silence. On traversait un désert dont tous les anciens habitants, les Turcs comme les Bulgares, avaient fui, instruits par les premières expériences.
Des colonnes de fumée montaient ça et là de chaumières en ruines.
Tout à coup, les jeunes gens entendirent un galop derrière eux et Vladimir poussa un cri de joie: il avait reconnu dans le nouvel arrivant La Candeur avec sa cantine aux chaussures qu'il avait retrouvée parmi le bagage rapporté, quelques jours auparavant, de la Karakoulé par Athanase. La Candeur crevait une mule sous lui pour rejoindre Rouletabille. Sa bête fit encore quelques pas, après avoir rejoint le cheval de Rouletabille, et puis s'abattit. Mais La Candeur avait déjà sauté sur le chemin et se précipitait vers son chef de reportage.
—Ah! bien! lui cria-t-il. Tu as la serviette!
Et il poussa un soupir de soulagement…
Ayant soufflé un peu, il reprit:
—Figure-toi que je rêvais que Marko le Valaque venait, pendant mon sommeil, me dérober ma serviette!… alors je me suis réveillé… je tâte sous ma tête!… Rien!… je bondis. Il n'y avait plus de serviette!… et vous étiez tous partis!… Alors, Rouletabille, j'ai pensé que tu pouvais très bien m'abandonner dans ce pays de sauvages…
—Au milieu de trente mille hommes qui veillaient sur ton repos!… dit
Rouletabille très froid.
—Tu pouvais très bien m'abandonner, moi, mais j'ai pensé que tu étais incapable d'abandonner la serviette aux reportages! Tu vois que je n'ai pas perdu de temps pour venir la rattraper… rends-moi la serviette!
—Je regrette que tu te sois dérangé pour elle, dit Rouletabille. Tu ne l'auras plus.
—Je n'aurai plus la serviette, moi!…
—Non!… tu ne l'auras plus!…
—Et qui est-ce qui l'aura, alors?…
—Quelqu'un qui en est digne!… et ce n'est pas toi!… Tu as cessé d'être mon secrétaire, La Candeur! Tu as cessé d'être mon second! Tu pourras dormir tout ton saoul!… partir, rester, retourner à Paris… faire tout ce que tu voudras!… ça m'est parfaitement égal! Tenez, Vladimir, voilà ma serviette, je vous nomme mon kaïmakan!… mon khalifat!…
Et il lui donna la serviette, insigne de ses nouvelles fonctions. La Candeur poussa une sorte de rugissement, mais Vladimir se fit à l'instant plus grand sur ses étriers et La Candeur baissa la tête, effroyablement humilié…
On ne l'entendit plus.
Rouletabille se replongea dans ses amères réflexions jetant de temps à autre un coup d'oeil sur Ivana qui se laissait aller au pas de sa bête sans plus faire attention au reporter que s'il n'existait pas.
C'était à la fois trop de mépris et trop d'injustice! Rouletabille avait eu beau prendre la résolution de rester désormais indifférent à tout ce que pourrait faire cette fille bizarre et incompréhensible, il n'en était pas moins horriblement vexé de l'absolue indifférence avec laquelle elle le traitait…
Il sentait monter en lui une sourde colère contre l'ingrate et, comme il arrive souvent, ce ne fut point sur l'objet même de cette colère que celle-ci retomba…
Ses regards hostiles rencontrèrent par hasard La Candeur qui avait pris tranquillement son parti de faire le chemin à pied et qui, depuis quelques instants, faisait même ce chemin joyeusement, et en sifflotant, manifestation bien anodine contre la mercuriale de tout à l'heure.
Rouletabille se trouva tout de suite furieux de la bonne humeur de La
Candeur. Il la trouva insultante, et il cherchait déjà l'occasion de lui
dire quelque chose de désagréable, quand, soudain, il s'aperçut que La
Candeur portait la serviette!…
—La Candeur!…
—Quoi? Qu'est-ce qu'il y a?…
—Viens ici!…
—Qu'est-ce que tu veux?
—Je te dis de venir ici!
La Candeur s'en vint auprès de Rouletabille en le regardant, la bouche ouverte, avec de grands yeux naïfs:
—Qu'est-ce que j'ai encore fait de mal?
—Pourrais-tu me dire ce que c'est que tu portes, là, sous ton bras?
—Sous le bras? Tu le vois bien, c'est la serviette!…
—Tu l'as chipée à Vladimir!
—Moi? pas du tout! me prends-tu pour un voleur?
—Comment se fait-il que Vladimir, à qui j'avais confié cette serviette, te l'ait rendue?
—C'est moi qui la lui ai reprise par pitié, parce que je le trouvais trop chargé.
—Trop chargé avec une serviette?
—Je vais te dire: c'est Vladimir qui a d'abord eu pitié de moi en me voyant à pied, portant ma cantine: alors, comme il était à mule, il a eu la bonté de prendre avec lui ma cantine. Une fois qu'il a eu la cantine, je l'ai trouvé bien embarrassé avec ma cantine et la serviette; alors je lui ai repris la serviette!…
—C'est bien, envoie-moi Vladimir!…
Arrivée de Vladimir, qui baisse le nez et a l'air certainement plus embarrassé que s'il avait conservé la serviette. Même air naïf que La Candeur:
—Monsieur?
—Vladimir, dit Rouletabille, j'avais fait de vous mon secrétaire. C'était un honneur!
—Oui, m'sieur…
—Je vous avais donné ma serviette!
—Oui, m'sieur!
—Vous saviez que ce que j'en faisais était pour punir La Candeur, qui tenait beaucoup à cette serviette?…
—Oui, m'sieur!…
—Comment se fait-il que La Candeur porte maintenant cette serviette que je vous avais confiée?
—Monsieur, il me l'a achetée!
—Ah! ah!… Il vous l'a achetée!… Et vous trouvez tout naturel de vendre une serviette qui ne vous appartient pas… de la céder pour quelques sous, au premier venu!…
—Monsieur, je ne l'aurais pas vendue au premier venu!…
—Allons donc! Il n'aurait eu qu'à y mettre le prix! Je vous connais maintenant, beau masque!…
—Monsieur, je suis fâché que vous ayez une aussi mauvaise opinion de moi!… Je vous répète que je ne l'aurais pas vendue au premier venu parce que le premier venu ne me l'aurait jamais payée aussi cher que La Candeur!… et je ne vous cache pas, monsieur, que c'est à cause de l'importance de la somme que j'ai cédé votre serviette…
—Qu'est-ce que vous me racontez, Vladimir? La Candeur n'a pas le sou!…
—La Candeur, monsieur, est très riche… ou du moins il l'était!…
—Enfin! il ne vous a pas acheté cette serviette quarante mille francs!…
Il est trop tard!…
—Monsieur, il me l'a achetée cent mille!…
—Cent mille francs!…
Ici, La Candeur, qui avait écouté tout ce dialogue, se redressa de toute sa taille, qui était haute, et il dit:
—Qui est-ce qui ne donnerait pas cent mille francs pour avoir l'honneur de porter la serviette de Joseph Rouletabille, le premier reporter de l'Époque?
—Tu te fiches de moi, dit Rouletabille…
—Je ne me fiche de personne!… Sans compter qu'en donnant ces cent mille francs à Vladimir, j'ai fait une excellente opération, se glorifia La Candeur.
—Explique-moi un peu cela, dit Rouletabille.
—Voilà… Tu vas voir comme c'est simple. Après que tu nous eus confisqué mon argent et nos cartes, nous avons continué de jouer à un autre jeu!
—Ah! Ah!…
—Quand le service nous le permettait…
—Oui, oui!…
—Et sans que tu t'aperçoives de rien, car nous n'aurions pas voulu te faire de la peine…
—Va donc!
—Cette fois, j'ai commencé par perdre!
—C'était bien fait!
—Attends donc!… comme je n'avais plus d'argent, j'ai signé des billets à Vladimir pour une somme assez rondelette. Or ces billets, étant à échéance assez rapprochée, m'empêchaient de dormir. Je suis un peu comme ce pauvre Modeste, moi, je tiens beaucoup à mon sommeil. Si bien que j'ai tout fait pour regagner mes billets.
—Tu as triché! dit Vladimir.
—Je l'avoue… J'ai si bien triché que j'ai gagné presque tout le temps, et qu'après avoir regagné mes billets, j'en ai gagné d'autres que j'ai fait, cette fois, signer à Vladimir… Je lui en ai fait signer pour cent mille francs… Cent mille francs de billets, c'est quelque chose, même quand ils sont signés par Vladimir Pétrovitch de Kiew.
—Je doute, dit Rouletabille, qu'ils aient produit sur Vladimir le même effet que sur toi. N'est-ce pas, Vladimir?
—Eh! monsieur, je suis d'une famille fort honorable, répondit Vladimir, et si ces billets ne venaient point me troubler la nuit, ils me donnaient une mine fort renfrognée pendant le jour.
—Je ne m'en suis jamais aperçu, dit Rouletabille.
—Parce que c'est un garçon bien élevé, répliqua La Candeur, et qu'il sait dissimuler devant toi. Mais quand il était seul avec moi, c'était incroyable la mine qu'il me faisait. Encore tout à l'heure, je l'ai vu si triste que je lui ai dit: «Rends-moi la serviette, je te rendrai tes cent mille francs!» Il m'a allongé la serviette, je lui ai passé ses billets… et maintenant voyez comme il est gai! J'aime les gens gais, moi!… Je les aime d'autant plus qu'ils deviennent plus rares dans ce satané pays de misère! Ainsi, toi, par exemple, toi, Rouletabille, qui étais si gai autrefois!…
Rouletabille coupa aussitôt la parole à l'indiscret La Candeur.
—Tu n'as pas besoin d'être si fier, dit-il, parce que tu as acheté une serviette avec cent mille francs de billets que Vladimir ne t'aurait jamais payés!…
—Voilà pourquoi je prétends aussi avoir fait une excellente opération! répondit du tac au tac La Candeur en donnant une petite tape d'amitié à la serviette.
—Au fond, reprit Rouletabille, la serviette appartient toujours à
Vladimir, et si tu es juste, tu vas la lui rendre!…
—Jamais de la vie!… Et pourquoi donc la lui rendrais-je?…
—Parce que tu ne l'as gagnée qu'en trichant, et cela de ton propre aveu…
—Oh! de ce côté, je suis bien tranquille… dit La Candeur en regardant
Vladimir du coin de l'oeil.
—De fait, monsieur… dit Vladimir, j'avouerai que je trichais aussi!…
—Parbleu! fit La Candeur, sans ça je ne me serais jamais permis…
—Seulement, il triche beaucoup mieux que moi; ça n'est pas de jeu, dit Vladimir, et une autre fois, il sera entendu que nous ne tricherons plus!…
—Et à quel jeu trichez-vous donc, puisque vous n'avez ni cartes, ni dés?
—Ah! ça, monsieur, c'est notre affaire, fit Vladimir en faisant partir sa mule au trot… Vous comprenez que moi, maintenant, j'ai envie de lui regagner la serviette!…
Rouletabille et La Candeur restèrent seuls.
—Tu n'as pas honte, La Candeur, d'être joueur à ce point? gronda
Rouletabille qui adorait La Candeur.
—Rouletabille, ne me méprise pas trop!… c'est le seul vice qui me reste des trois que j'avais quand tu ne me connaissais pas encore!…
—Et quels vices avais-tu donc encore, La Candeur?
—Le vin et les femmes!
—Pas possible! je ne te vois jamais parler à une femme et tu ne bois guère!…
—Je m'étais mis à boire par désespoir! Tu saisis!…
—Parfaitement!… Tu aimais et tu n'étais pas aimé?…
—Ce n'est pas ça du tout… Chaque fois que j'ai voulu être aimé d'une femme, ça n'a pas été long, dit La Candeur; je n'avais qu'à me montrer, et, comme je suis assez bel homme, la chose était faite tout de suite…
—Alors?…
—Alors, j'avais tant de succès près des femmes que c'est ce qui m'a porté malheur. Non seulement, j'avais les femmes que je désirais… mais il s'est trouvé une femme qui a voulu m'avoir et que je ne désirais pas…
—Oui-da!… Elle n'était point jolie?…
—Ce n'était point qu'elle fût laide, mais elle était toute petite… Oh! j'ai rarement vu une aussi petite femme… Elle aurait eu du succès dans les cirques; mais elle n'allait point dans les cirques, car elle était comtesse…
—Mâtin, tu te mets bien, La Candeur…
—Écoute, Rouletabille, je te raconte toute ma vie parce que je ne veux plus rien avoir de caché pour toi, mais promets-moi le secret, car il m'est arrivé une aventure épouvantable avec cette comtesse…
—Que t'est-il donc arrivé, grands dieux?
—Je me suis marié avec elle!…
—C'est vrai?… Je ne t'appellerai plus que M. le comte!…
—Garde-t'en bien, malheureux, si tu tiens à ma tête!
—Eh mais! tu m'intrigues! Raconte-moi donc comment tu t'es marié, toi si grand, avec une aussi petite femme que tu n'aimais pas et que tu ne désirais pas!… Mais sans doute désirais-tu devenir comte?…
—Pas du tout! voici comment les choses se sont passées: je monte en wagon; la petite femme en question est si petite que je ne l'aperçois même pas!… je m'endors… mais bientôt je suis réveillé par des cris perçants et je vois devant moi une espèce de poupée qui gesticule et dont les vêtements étaient dans le plus grand désordre… en même temps le train s'arrêtait et presque aussitôt un contrôleur se présentait… La poupée déclare en pleurant que j'ai voulu abuser de son innocence!… je proteste de toutes mes forces!… on ne me croit pas!…
—Pauvre La Candeur!…
—J'ai oublié de te dire que cette chose se passa en Angleterre…
—Aïe!…
—Ça n'a pas traîné… On a dressé procès-verbal contre moi et pour ne pas aller en prison, j'ai dû «épouser»!…
—On m'a toujours dit, en effet, que c'était très dangereux de voyager en chemin de fer, de l'autre côté du détroit!
—Très dangereux!… mais qui est-ce qui aurait pu se douter?
—Qu'est-ce que tu allais donc faire en Angleterre?
—Ces événements se déroulaient avant mon entrée à l'Époque. Je venais de donner ma démission d'instituteur-adjoint, pour faire de la littérature… Me trouvant à Boulogne un jour d'été où il faisait très chaud, j'avais pris le bateau qui partait pour Folkestone, histoire de goûter la fraîcheur de la mer pendant quelques heures. J'avais un billet d'aller et retour et ne croyais passer en Angleterre que quelques minutes. Mais je rencontrai là-bas un inspecteur de la Biarritz-School qui m'engagea à partir aussitôt pour Londres où l'on attendait un professeur de français auquel on laisserait assez de loisir pour faire de la littérature. Il me mit dans le train et c'est alors que le malheur arriva, ainsi que je viens de te le narrer.
—Un malheur! répéta Rouletabille. Je ne vois point que ce soit un si grand malheur d'épouser une comtesse!… Tu aurais dû être enchanté, au contraire… Songe donc, dans ta situation…
—D'autant plus que la comtesse était riche.
—Voyez-vous cela!
—Mais vraiment elle était trop petite… Tu ne peux pas t'imaginer ce qu'elle était petite… A l'église (car elle était catholique et a tenu à se marier en grande pompe), à l'église, elle ne pouvait pas me donner le bras; je la tenais par la main; on riait. Je ne te dirai pas ce que j'ai souffert… Ce géant et cette naine! On se bousculait partout pour nous voir passer car elle me traînait partout, partout… dans les magasins, au théâtre, dans tous les endroits où je n'aurais pas voulu mettre le pied avec elle… Elle ne me lâchait pas d'un instant, car elle était fort jalouse… Ainsi chaque fois qu'elle me voyait prendre ma canne ou mon chapeau, elle me disait: «Je vais sortir avec vous, my love», et en effet elle sortait avec moi! Je dus bientôt prendre la résolution de ne plus sortir que lorsqu'elle m'y forçait.
—Mais comment cette petite naine pouvait-elle forcer le géant que tu es à faire quelque chose qui te déplût?
—Elle me battait.
—Elle est bien bonne!
—Ah! tu ris… tu ris, Rouletabille! Il y a si longtemps que je ne t'ai vu rire!… Cela me fait plaisir de te voir un peu gai… Rien que pour cela, vois-tu, je ne regretterai pas de t'avoir confié le grand secret de ma vie, exprima le bon La Candeur, les larmes aux yeux.
—Alors, elle te battait?
—Comme plâtre!…
—Et tu ne lui rendais pas les coups qu'elle te donnait!…
—Je ne le pouvais pas!… Si je lui avais donné une gifle ou un coup de poing, elle en serait morte et j'aurais été pendu, bien sûr!…
—Et je ne t'aurais pas connu!… Tu as bien fait de ne pas la battre, La Candeur… Mais elle ne devait pas te faire grand mal, elle était si petite!…
—C'est ce qui te trompe!… Ainsi, elle me pinçait à me faire crier, me tirait les cheveux à me les arracher!…
—Tu te mettais donc à genoux!
—Non! c'est elle qui montait sur les meubles. Par exemple, j'entrais dans une pièce après avoir prudemment poussé la porte et constaté que ma femme n'y était pas. Pan! je recevais une gifle ou j'avais un petit démon pendu à ma chevelure! Elle m'avait attendu, montée sur une chaise ou cachée sur une console… Tu m'avoueras que, dans ces conditions, la vie devenait impossible!…
—Je l'avoue!…
—Et elle me trompait!…
—Ah bien!…
—Elle me trompait avec un autre géant, un tambour-major de highlanders avec lequel elle gaspillait notre fortune… Que veux-tu, cette naine n'adorait que les beaux hommes!… C'est une loi de la nature… Combien de fois ai-je rencontré de tout petits hommes avec de grandes femmes!
—Si c'est une loi de la nature, tu aurais dû aimer ta femme qui était petite, puisque tu es grand! fit remarquer Rouletabille.
—Eh bien, je fais sans doute exception à la règle… car cette petite femme, je la détestais et elle m'a dégoûté à jamais de toutes les femmes, petites ou grandes, avoua La Candeur avec un gros soupir. La meilleure, vois-tu, Rouletabille ne vaut pas cher… et je connais quelqu'un qui devrait tirer parti de ma triste expérience!…
Rouletabille, comprenant l'allusion, fronça le sourcil. S'il plaisait à La Candeur de lui faire ses confidences, il n'aimait, lui, raconter son histoire à personne!
—Revenons à notre sujet, fit-il assez brusquement. Puisqu'elle te trompait et que tu aurais voulu t'en débarrasser, tu n'avais qu'à la faire prendre avec son highlander.
—J'ai tout fait pour cela, dit La Candeur, mais si tu crois que c'était facile!
—Pourtant, si ce highlander était aussi grand que toi, il n'était point difficile de le faire surveiller!…
—Certes, il n'échappait point aux regards… et lui, on le trouvait toujours!… Mais elle, elle, tu comprends! on n'arrivait jamais à la surprendre… Oh! il y avait de quoi devenir enragé!…
—Mon pauvre ami!…
—Si par hasard j'avais surpris un bout de conversation et si j'étais sûr qu'il y eût rendez-vous, je prévenais aussitôt un homme de loi… Nous arrivions, certains de la pincer au nid… Je faisais garder toutes les issues, toutes les ouvertures, je faisais même garder le toit, toute la maison du rendez-vous depuis les soupiraux de cave jusqu'au faîte des cheminées… Et l'on entrait!… On trouvait bien notre highlander, qui le plus souvent était en costume sommaire, se plaignant de la chaleur et déclarant qu'il aimait se mettre à son aise… Mais elle, elle… on n'a jamais pu savoir ce qu'elle devenait ni par où elle passait!… On fouillait tout! On bousculait tout!… Pas de comtesse!… Elle nous avait passé entre les jambes comme une souris ou par-dessus la tête comme un oiseau… et quand je rentrais à la maison, je la trouvais tranquillement installée devant son tea and toasts et me disant: How do you do, my love?… (Comment allez-vous, mon amour?) Oh! oh!…
—Oui, approuva Rouletabille… Oh! oh!… Et combien de temps cette petite aventure a-t-elle duré?
—Deux ans, Rouletabille!… Deux ans! Quand j'y pense, j'en suis encore malade!
—Et comment a-t-elle fini?…
—Eh bien! voilà! j'avais renoncé à surprendre ma femme avec le highlander; j'avais renoncé à tout! et je passais mon temps au fond de mon bureau, à relire les Trois Mousquetaires, suprême consolation, même en anglais. C'est là que je vis qu'Athos, qui avait eu, lui aussi, une terrible aventure d'amour, s'en était consolé en buvant plus qu'à sa soif!… Nous avions une cave bien garnie, je me suis mis à boire. Je fis comme Athos!… J'étais ivre les trois quarts du temps et c'est ce qui m'a sauvé!…
—Comment cela?…
—Oh! c'est très simple: un soir, j'étais tellement ivre que je me suis assis sur elle sans m'en apercevoir!…
—La pauvre petite!…
—Certes! exprima La Candeur, sur un ton contrit, tu fais bien de la plaindre, Rouletabille, car le lendemain matin, quand je me réveillai, il n'en restait plus grand'chose. Je fis du reste, tout mon possible pour la rappeler à la vie, mais mes efforts restèrent vains et je m'empressai de repasser la Manche pour échapper aux justes lois. En remettant le pied sur le quai de Boulogne, je me jurai que jamais plus je ne traverserais le détroit, de ma vie, dussé-je vivre cent ans et dût-il faire plus chaud qu'aux tropiques! Du reste, je ne m'attardai point sur cette plage que je trouvai trop près du foyer conjugal, je traversai toute la France, m'enfermai dans un coin perdu des Alpes, et revins enfin à Paris, n'ayant plus le sou et poussé par la faim et le besoin qui ne me quittait pas de faire de la littérature…
—Et tu n'as plus eu d'ennuis à la suite de cette fâcheuse affaire, mon pauvre La Candeur?
—Ma foi non! ma femme me laisse bien tranquille depuis qu'elle est morte.
On a dû là-bas, me rechercher pendant quelque temps, j'ai dû certainement
être condamné à quelque chose, je n'en sais rien et n'en veux rien savoir.
Et j'ai changé de nom! Le mari de la comtesse est mort!
—En réalité, comment t'appelles-tu?… demanda Rouletabille curieux.
—Écoute, Rouletabille, as-tu bien besoin de connaître le nom d'un pauvre homme qui a peut-être été condamné à mort?
—Non! répondit le reporter, pensif, et je te demande pardon de t'avoir fait revivre cette épouvantable histoire!…
—Tu peux être sûr que tu es le seul à qui je l'ai racontée!…
Et La Candeur, après avoir poussé un effrayant soupir, ajouta:
—Tu connais les femmes, maintenant!… Méfie-toi!…
Mais Rouletabille fit celui qui n'avait pas entendu.
—Tiens! dit-il, tu dois être fatigué, monte un instant sur ma bête, moi je vais me délier les jambes…
—Ça n'est pas de refus, dit La Candeur.
Et il prit la place de Rouletabille sur la selle sans effort, simplement en passant l'une de ses longues jambes par-dessus la monture qui, immédiatement, courba les reins.
—Ce n'est qu'un cheval! fit-il avec un sourire que Rouletabille ne lui avait jamais vu, tant il était désabusé… Juge un peu, mon vieux, si c'était une comtesse!… Vois-tu, Rouletabille, les femmes, moi, je m'assieds dessus!…
Rouletabille pressa un peu le pas… Mais La Candeur le rejoignit en poussant sa bête pour laquelle il demanda grâce.
—Ne marche donc pas si vite!… Et laisse-moi te dire des choses pour ton bien!… Je sais que tu n'aimes pas les conseils et que, peut-être, en t'en donnant, et de tout coeur, j'encourrai ta colère… Mais tant pis, c'est mon amitié pour toi qui parle: cette femme fera ton malheur!…
Ce disant, il lui désignait Ivana qui chevauchait à quelques pas devant eux…
Rouletabille frissonna et voulut encore hâter sa marche…
—Écoute-moi donc! reprit La Candeur. Laisse-moi te dire qu'elle ne t'aime pas… qu'elle ne t'a jamais aimé… et qu'elle ne t'aimera jamais… Vois-tu, quand on a fait pour une femme ce que tu as fait pour elle, eh bien! on ne vous en récompense pas en vous montrant une figure pareille!… Ah! mon petit!… Je ne suis pas bien malin, mais j'ai des yeux pour voir… Voilà une petite femme qui avait été enlevée par un Teur… Tu te lances à sa poursuite et tu la délivres le jour de ses noces! Et le Teur est mort!… Eh bien! elle devrait être dans la joie!… Elle devrait t'embrasser!… Puisque nous sommes sauvés, et puisque, grâce à toi, elle a pu, tout en échappant au Teur, rendre un grand service à son pays!… Elle devrait te couvrir de remerciements et de baisers!… Elle ne te regarde même pas et elle paraît plus défaite qu'une morte!… M'est avis que cette femme-là regrette son Teur et qu'elle ne te pardonne pas d'être venu déranger sa nuit de noces!…
Rouletabille obstinément se taisait, mais les mots de La Candeur lui tombaient comme du plomb fondu sur le crâne…
—Tu ne dis rien!… C'est que tu n'as pas une bonne raison à me renvoyer!… Lui as-tu seulement demandé pourquoi elle était triste comme ça?
—Non! fit Rouletabille sans oser regarder La Candeur.
—Si tu ne le lui a pas demandé, c'est que tu es de mon avis et que tu sais à quoi t'en tenir!… As-tu vu comme elle a couru après son Teur? Elle voulait le tuer, qu'elle disait!… Quand on le lui a tué devant elle, son Teur, elle a failli se trouver mal!…
—Ah! fit Rouletabille, tu t'en es aperçu?…
—Penses-tu!… Et Vladimir aussi s'en est aperçu!… Et il pense comme moi!… Tu te dessèches pour une petite femelle qui se moque de toi et qui ne vit plus depuis la mort de son Teur!
—Tu dis des bêtises, répliqua d'une voix sourde Rouletabille qui souffrait mille supplices… S'il en était ainsi rien ne la forçait à me suivre quand je suis allé la chercher dans le harem! Elle n'avait qu'à rester avec son Teur, comme tu dis!…
—Mon Dieu! répliqua l'entêté La Candeur, je n'étais pas là quand tu l'as ravie aux joies conjugales, mais déjà, la veille, elle t'avait renvoyé bredouille sur les toits et peut-être que le lendemain, quand tu es revenu, elle avait eu le temps de se fâcher avec son Teur… Dans tous les ménages, il y a des quarts d'heure de fâcherie… et puis on se raccommode!… En tout cas elle a eu le temps de se raccommoder avec son Teur, dans le cachot du souterrain!…
—Tu mens! gronda Rouletabille, furieux.
—Je mens! Demande à Vladimir si je mens! Et à Tondor! Tu pourrais le demander aussi à Modeste et et au katerdjibaschi s'ils n'étaient pas morts!… Mais c'était devenu la fable de tout le monde à l'hôtel des Étrangers!…
—Tu mens! tu mens! tu mens! répétait avec rage Rouletabille dont la gorge était pleine de sanglots!… Tais-toi!… Je ne veux plus t'entendre… ni toi, ni Vladimir, ni personne!… Vous m'êtes tous odieux!… Tiens! rends-moi cette pauvre bête! Tu vois bien que tu l'écrases!…
Et il n'attendit même pas que La Candeur fût tout à fait descendu de selle; il le bouscula, prit sa place d'un bond, enfonça ses talons dans les flancs de la bête et courut loin d'eux, loin d'Ivana, loin de tout le monde… pour rester tout seul, tout seul avec sa peine…
Les paroles de La Candeur l'avaient d'autant plus déchiré qu'elles étaient le fidèle écho de sa pensée tourmentée, parlant à son coeur douloureux… Ah bien, si La Candeur avait su que Rouletabille avait surpris Ivana en train de faire évader Gaulow!… Alors, alors il l'eût méprisé, c'était sûr, car pour conserver au coeur un sentiment pour une fille capable d'une chose pareille, il ne fallait pas seulement être amoureux, il fallait être lâche!…
Et c'est vrai qu'il était lâche!… Il se le répétait à lui-même dans sa solitude, espérant vraiment qu'Ivana reviendrait à lui dans un de ces mouvements spontanés de tendresse qui suivaient jadis, sans qu'il eût pu jamais bien démêler pourquoi, ses longues heures d'hostilité…
VII
DEVANT KIRK-KILISSÉ
Cette sombre attitude de désespoir ne fit que s'accroître chez Ivana, et nous pouvons dire qu'elle fut poussée à son paroxysme vers la fin de cette journée mémorable, où les quatre colonnes de la troisième armée, ayant resserré leur front autour de Kirk-Kilissé, depuis Demir-Kapou jusqu'à Seliolou, attaquèrent furieusement les troupes ottomanes dès la tombée de la nuit.
Nos jeunes gens se trouvaient à l'extrême gauche bulgare et purent, dans l'après-midi, assister à de nombreux petits combats qui les conduisirent jusqu'aux rochers de Demir-Kapou vers les six heures du soir.
Cependant la nature rocheuse et escarpée du terrain avait été en particulier d'un précieux secours aux Turcs. Et aucun succès décisif n'avait été encore remporté à l'heure où nous nous retrouvons avec les reporters au fond d'un ravin entre Demir-Kapou et Akmatcha. La canonnade avait cessé peu après que l'obscurité était tombée, cependant que les deux infanteries adverses, abritées derrière les rochers, ne cessaient, au milieu de la nuit noire, d'échanger une vive fusillade.
S'étant glissés le long d'une arête rocheuse qui les masquait sur leur droite, Rouletabille et ses compagnons ne se trouvaient pas loin de ce village d'Akmatcha où le général leur avait donné rendez-vous dès le lendemain pour l'expédition de leur correspondance. Seulement Akmatcha était aux mains des Turcs et il s'agissait de les en déloger. C'est alors que l'état-major bulgare avait décidé de tenter une attaque de nuit, autant peut-être parce qu'on en craignait une de la part de l'ennemi que parce qu'on avait vaguement l'espoir qu'elle amènerait celui-ci à se retirer sur les forts et sous les ouvrages de Kirk-Kilissé. Ce furent deux bataillons de la cinquième division qui opérèrent cette attaque, dans le dédale rocheux de Kara-Kaja, vers la droite d'Akmatcha.
Ils réussirent à en gagner la crête au milieu d'une pluie de tempête dont la violence ne fit que redoubler quand ce fut au tour de la quatrième colonne de s'ébranler. Les reporters achevaient, à l'abri d'une cabane de branchages, de vider quelques boîtes de conserves qu'ils devaient à la générosité de Dimitri Sanof, dans le moment que passaient près d'eux, courant à l'assaut nocturne, les bataillons de la première brigade de la cinquième division.
Ivana se leva immédiatement pour suivre la troupe.
Elle avait arraché, dans l'après-midi, un fusil aux mains crispées d'un mort, s'était ceinturée d'une cartouchière, et avait déclaré qu'à la première occasion elle ferait le coup de feu. Sur une observation de Rouletabille, elle n'avait pas hésité à rejeter l'insigne de la Croix-Rouge.
Cependant, si elle s'était exposée volontairement aux balles turques, dans le courant de l'après-midi, elle n'avait encore pris part à aucune mêlée. Cette fois, Rouletabille vit bien qu'elle en devait avoir sa part.
Elle s'était jetée dehors, sous la pluie, sans dire un mot aux reporters. Rouletabille aussitôt s'était levé, mais La Candeur lui mit la main sur le bras.
—Minute!… Que vas-tu faire? lui demanda-t-il.
—Empêcher cette folle de se faire tuer!
—Je te préviens, dit La Candeur, que pour empêcher cette folle de se faire tuer, tu vas te faire tuer toi-même!…
—Possible! répliqua l'autre.
—C'est ton affaire! dit La Candeur d'une voix rauque, mais je te préviens également que comme je suis bien décidé à ne pas te quitter, tu vas me faire tuer aussi!
—Et moi aussi, dit Vladimir, car je ne quitte pas La Candeur.
—La Candeur et vous, Vladimir, je vous ordonne de rester ici jusqu'à la fin de l'action… dit Rouletabille. Quand Akmatcha sera pris, vous irez au bureau de poste, vous m'y trouverez!
—Ou nous ne t'y trouverons pas!
—Dans ce cas, tu as la serviette aux reportages! Tu les confieras toi-même au général en lui disant que c'est de ma part et que mon dernier voeu est qu'il les fasse parvenir sains et saufs au «canard»!… C'est entendu!… Ah! tu lui demanderas aussi la permission d'envoyer une petite dépêche sur le combat si ça ne le gêne pas trop!… Tu lui diras que les généraux bulgares peuvent bien faire ça pour moi!…
—Rouletabille! je vois de quoi il retourne… Tu ne vas pas empêcher cette folle de se tuer, tu vas essayer de te faire tuer avec elle!…
—Tu es fou!… s'écria le reporter. Je n'ai pas le moins du monde envie de mourir… Restez ici! et quant à moi, je vous promets d'être prudent!… Au revoir La Candeur!… au revoir Vladimir!…
Il leur fit signe de la main, ne voulant pas toucher la leur, se défendant d'une émotion qui le gagnait en se séparant, peut-être pour ne plus les revoir, de ses camarades… et il se jeta dehors sur les pas d'Ivana.
—Ah! la sacrée femelle, grogna La Candeur, la bouche pleine. On ne peut seulement pas dîner tranquillement! Crois-tu qu'elle l'a pris!… Si une bonne balle pouvait l'en débarrasser! C'est tout le bien que je lui souhaite, à cette Ivana de malheur!
—Tu vas voir qu'elle n'aura rien et que c'est lui qui écopera! émit
Vladimir.
—Tais-toi, idiot!… grogna La Candeur. As-tu bientôt fini? Il ne s'agit pas de se les caler jusqu'à demain matin… Tiens, écoute, v'là que ça recrache!… Ah! mince alors, ça chauffe! Faut pas laisser Rouletabille tout seul…
Quand ils furent dehors, ils virent tout de suite, derrière l'aiguille rocheuse qui les abritait, éclairée d'une façon intermittente par un feu d'artillerie des plus violents, Ivana et Rouletabille. Arrêtés par un mouvement de troupes, ils étaient devant eux à une centaine de pas.
La chevelure de la jeune fille était enveloppée d'un voile qui flottait derrière elle comme un petit fanion.
Ils entendirent soudain un appel de Rouletabille et accoururent:
—Qu'est-ce qu'il y a? Tu n'es pas blessé?…
—Non! Non!… c'est elle qui a disparu! Ivana! Ivana!…
Mais il y eut soudain un tel bruit de mitraille autour d'eux et au-dessus d'eux que ses appels furent perdus…
Ivana avait plongé tout à coup dans ce fleuve d'hommes qui se ruaient à la mort et elle était partie avec eux, s'était laissé emporter par eux vers la crête, là-haut, où se livrait un combat acharné, tout retentissant des cris atroces de la lutte à la baïonnette: Na noje! Na noje! «Au couteau»!
Les Turcs se défendaient avec vaillance.
Protégés par la nature, ils avaient encore fortifié leur position de réseaux de fil de fer, de trous de loup et de fougasses qui éclairaient à chaque instant la nuit d'une lueur d'enfer; enfin ils avaient amené une artillerie qui répondait coup pour coup à l'artillerie bulgare.
Au milieu de ces rochers, dans des entonnoirs où bouillonnait la mort, c'était un tumulte sans nom.
L'air était déchiré de cent tonnerres; des monceaux de rocs étaient projetés de toutes parts, les shrapnells éclataient au-dessus des tranchées, tuant ceux qui se croyaient le plus à l'abri; mais rien ne résistait à la «mitraille humaine»! C'était encore la plus forte, elle qui allait déloger de leur retraite souterraine où le plomb n'avait pu les atteindre, les soldats de Mouktar pacha!
Comment Rouletabille se trouva-t-il tout à coup, au beau milieu du combat, près d'Ivana, qui accrochait une baïonnette à son fusil fumant?
Il n'eût pu le dire… et il n'eût surtout pas pu dire comment ils se trouvaient encore intacts tous deux sous cette effroyable pluie de fer.
Le tir concentrique des Turcs était parfaitement dirigé et les obus étaient tombés drus sur les troupes à l'assaut en même temps que sur leurs pièces de campagne. Près des jeunes gens un chef de pièce et ses suivants avaient été mis en morceaux, la cervelle jaillissant des crânes et les entrailles répandues à terre dans une boue sanglante. Des suivants de réserve, venus remplacer leurs camarades, avaient subi le même sort… Et maintenant c'était le tour de la mitraille humaine de donner.
—En avant, les amis, à l'assaut!
C'est Ivana qui crie dans cette tempête et qui répète les ordres des chefs dans la langue farouche du Balkan. Na noje! Na noje!
Les clameurs perçantes des hommes se mêlent au bruit du canon et, semblables à des furies, les voilà tous qui bondissent, nul ne s'occupant ni des officiers ni des camarades qui tombent!
Sautant par-dessus les morts et les mourants, les survivants parviennent à une dizaine de mètres de l'ennemi, mais la paroi rocheuse est presque à pic ici et les arrête un instant… et une flamme terrible les couche sur le sol par centaines! En avant!… Voilà le marchepied qu'il faut aux survivants! Ils entassent les cadavres et ils grimpent sur eux comme des démons!
C'est la fin! Le Turc s'enfuit, abandonnant tout au vainqueur, ses blessés et ses approvisionnements. Du reste, il n'essaye plus nulle part de résister à une pareille marée humaine qui descend de tous les cols de l'Istrandja…
Rouletabille n'a eu d'yeux, pendant toute cette lutte farouche, que pour
Ivana.
Il a renoncé à la protéger et à se protéger lui-même.
Il obéit au mouvement qui l'enveloppe, qui l'emporte derrière elle.
Un moment il l'a vue tomber et il s'est précipité sur elle, l'a soulevée, l'a prise dans ses bras. Elle était couverte de sang et il n'eût pu dire à qui ce sang appartenait, s'il provenait d'une blessure à elle ou s'il venait de ceux qu'elle avait éventrés avec sa terrible baïonnette…
Il lui parlait, elle ne lui répondait pas.
Elle se débattait pour qu'il la lâchât.
—Mais tu veux donc mourir?… s'écria-t-il avec des sanglots.
Et elle clama désespérément:
—Oui! oui! oui!
Et elle lui glissa d'entre les bras pour courir encore à sa furieuse besogne, et il tourna la tête pour ne plus voir sa figure farouche de reine des batailles.
Quand, cette nuit-là, Akmatcha fut pris, Karakoï fut pris et que les troupes victorieuses se furent couchées, en attendant l'aurore, sur leurs positions, Rouletabille eut toutes les peines du monde à empêcher Ivana de dépasser la ligne des avant-postes.
Elle voulait combattre encore, poursuivre la mort, qui décidément la fuyait.
Elle avait une blessure à l'épaule droite qui saignait abondamment. Elle se défendit d'être soignée, et on lui banda son épaule presque malgré elle. Enfin elle s'allongea dans une tranchée et s'endormit, accablée.
Rouletabille la veilla jusqu'aux premiers feux du jour.
Et c'est ce jour-là, 24 octobre, que se passa cette chose étrange que fut la prise de Kirk-Kilissé.
VIII
LA PRISE DE KIRK-KILISSÉ
Pendant la nuit, les Bulgares s'étaient arrêtés dans leur victoire sur toute la ligne, depuis Demir-Kapou jusqu'à Petra et Gerdeli, estimant leurs succès suffisants dans les ténèbres et, du reste, s'attendant encore, ainsi qu'ils l'ont avoué depuis, à un retour offensif de la part de l'ennemi.
Ils ne se doutaient nullement de l'immense panique qui s'était emparée de l'armée turque.
A l'aurore, Rouletabille, voyant toujours Ivana en proie au sommeil le plus profond, se dirigea vers Akmatcha, qui était à quelques pas de là, pensant qu'il y trouverait La Candeur et Vladimir, auxquels il avait donné rendez-vous au bureau de poste. C'est là, en effet, qu'il les trouva, et dans quel état! Ils étaient aussi lamentables, aussi écroulés que le bureau de poste lui-même. Ce n'était pas encore tout de suite qu'on allait pouvoir envoyer des dépêches!
Quant à La Candeur, il ne paraissait plus que le spectre de lui-même et il accablait sa poitrine de grands coups sourds comme font les pécheurs pénitents qui récitent avec une touchante ardeur leur mea culpa.
La Candeur s'accusait de la mort de Rouletabille et Vladimir avait grand'peine à le consoler. Ils avaient été séparés du reporter assez brusquement et ne l'avaient plus revu; ils l'avaient cherché toute la nuit parmi les cadavres…
—Ah! si je l'avais suivi plus vite, si j'avais été moins lâche, gémissait La Candeur, il serait encore en vie!… Je l'aurais défendu!… Je me serais placé devant lui!… Je serais mort à sa place!… Vladimir, tu ne sais pas tout ce que je dois à Rouletabille!… Dans mes reportages, c'est toujours lui qui m'a tiré d'affaire!… Sans lui, j'aurais été jeté à la porte du journal dix fois!… Je serais mort de faim!… Il m'a toujours défendu!… Il m'a toujours aidé… C'était un ami, celui-là!… Et moi je l'ai abandonné!…
—Pleure pas, dit Rouletabille, me voilà!…
Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. La joie étouffait La
Candeur… Tout à coup il se redressa en poussant un soupir effrayant:
—Malheureux! s'écria-t-il, voilà ton mauvais génie qui revient! Elle n'est donc pas morte, celle-là!
Rouletabille tourna la tête et aperçut Ivana. Il repoussa La Candeur en lui disant:
—Laisse-moi…tu ne m'aimes pas!
La Candeur chancela.
—C'est bien, c'est bien, fit-il, d'une voix sourde… s'il faut, pour t'aimer, aimer aussi celle-là, je l'aimerai!
—Alors, dit Rouletabille, veille sur elle comme tu veillerais sur moi…
—C'est entendu! grogna l'autre.
—Je puis compter sur toi?
—Je n'ai pas besoin de te le répéter…
Ivana arrivait, en effet… Elle était hâve avec une flamme sombre au fond de ses yeux magnifiques, déguenillée, les cheveux tordus farouchement sur le sommet de la tête et retenus par une écharpe flottante; elle avait passé un pantalon de fantassin que retenait à la ceinture la cartouchière. Elle avait son fusil sur le bras. Elle avait du sang à l'épaule. Elle était effrayante et belle.
Rouletabille voulut lui demander des nouvelles de sa blessure. Elle lui répondit:
—Les avant-postes viennent de recevoir l'ordre d'avancer; venez-vous avec moi? et elle gagna le chemin…
—Ah! ça ne va pas recommencer! grogna La Candeur.
Rouletabille le regarda tristement:
—C'est bien! c'est bien!… On y va!… dit La Candeur.
Et le bon géant, baissant la tête, emboîta le pas à Ivana. Il avait toujours sa serviette sous le bras. Il produisait un étrange effet, sur le champ de bataille, avec cette serviette, sa longue redingote noire, le seul vêtement propre qui lui restât, et sa cravate blanche, car La Candeur ne mettait jamais sa redingote sans sa cravate blanche. Il eût pu passer pour un notaire chargé de recueillir les testaments…
Ils s'en furent vers Raklitza, le premier grand fort qui défendait, au Nord-Ouest, Kirk-Kilissé. Ils se trouvaient sur la ligne des premiers éclaireurs qui avançaient encore bien prudemment, car on s'attendait à ce que les forts ouvrissent le feu d'un moment à l'autre sur Karakoï et Karakaja.
Or, les forts ne tirèrent nullement et pour cause!… Ivana, La Candeur, Rouletabille et Vladimir furent les premiers à entrer dans le fort de Raklitza. Ils y trouvèrent simplement quatre pièces de gros calibre qui n'avaient pas brûlé une gargousse, leurs servants s'étant enfuis en même temps que les derniers éléments d'infanterie que les Turcs y avaient laissés!…
Ce furent les reporters qui avisèrent du fait les soldats et leur dirent qu'ils pouvaient avancer sans crainte. Les officiers ne voulaient pas le croire, mais il fallut bientôt qu'ils se rendissent à l'évidence!
En même temps, ils retrouvèrent devant eux, au fur et à mesure qu'ils approchaient de Kirk-Kilissé, tous les signes d'une indescriptible panique.
Partout étaient laissées sur le sol les traces de la déroute. Plus de cinquante pièces d'artillerie étaient restées embourbées dans les ornières jusqu'aux essieux, abandonnées par leurs attelages dont les traits coupés pendaient encore à terre… puis c'étaient des caissons épars, un amoncellement fabuleux de cartouches à obus, non tirés, les uns rouges (les shrapnells ordinaires), les autres jaunes (obus explosibles), qui paraissaient d'étranges et somptueuses fleurs écloses en une nuit dans ce champ farouche…
Plus de 10.000 mausers et des millions de cartouches avaient été également jetés sur les routes pour délester les voitures… des approvisionnements considérables… tout cela abandonné sans qu'on eût même pris la peine ni le temps de la destruction… tant on avait hâte de fuir!…
Les soldats du général Radko Dimitrief, à ce spectacle, poussaient des hourras!…
Quant aux reporters, de même qu'ils avaient été les premiers à entrer dans le fort, ils furent les premiers à pénétrer dans la ville. Ce fut Ivana qui en prit possession sans que personne, du reste, s'y opposât, car ils ne rencontrèrent personne. Ils passèrent entre les ouvrages militaires, les redoutes abandonnées… pas un soldat!… pas un visage humain!…
Les quelques habitants qui n'avaient pas fui s'en étaient allés de bonne heure, par une autre route, au-devant de l'ennemi, pour lui annoncer l'abandon de la ville et lui apporter des fleurs!…
Les jeunes gens parvinrent ainsi jusque dans le palais du gouverneur, au milieu d'un prodigieux silence…
Ils allaient de cour en cour, de salle en salle, n'avaient qu'à pousser des portes, retrouvaient partout les traces d'une fuite éperdue…
Et ils pénétrèrent, sans bien savoir comment, sans l'avoir cherché, par hasard peut-être, dans le cabinet même de Mahmoud Mouktar pacha, général en chef de l'armée ottomane en fuite.
Nous disons «peut-être», car enfin il se pouvait très bien que
Rouletabille eût poursuivi ce hasard-là plus qu'il n'eût voulu l'avouer.
Il paraissait en effet s'intéresser beaucoup aux objets qui se trouvaient dans ce cabinet… Sur une table, il y avait des papiers, des cachets, de la cire… Fureteur, il jeta un coup d'oeil sur tout cela… allongea la main, puis sembla réfléchir, ne prit rien et redressa vivement la tête à un bruit d'argenterie qui venait de la salle à côté.
Il y courut.
C'était Vladimir qui vidait un tiroir.
Il le gronda fortement, cependant que l'autre réclamait le droit d'emporter «un petit souvenir».
—Mon Dieu, acquiesça Rouletabille, un petit souvenir, je veux bien! Mais vous n'avez pas l'idée de vous faire monter en épingle de cravate ces cuillers à pot en argent et ces louches en vermeil?… Venez par ici!… Je ne veux pas vous laisser seul avec l'argenterie… Regardez dans ce cabinet… Peut-être y trouverez-vous quelque objet sans valeur!…
Vladimir alla tout droit au bureau… Il vit les papiers, les blancs-seings, les cachets…
Peu scrupuleux, il se jeta là-dessus, rafla le tout, malgré les protestations de Rouletabille:
—Malheureux, que faites-vous là?…
—Ce que je fais là?… répliqua tranquillement Vladimir. Mais simplement mon devoir!… Si nous avons besoin un jour de «laissez-passer» et de blancs-seings pour nous promener parmi les armées turques, en admettant qu'il en reste encore, nous serons très heureux d'avoir la signature et le cachet du général en chef!…
—Je ne vous dis pas le contraire, Vladimir, répondit en hochant la tête Rouletabille, mais il faut qu'il soit bien entendu que ceci s'est passé en dehors de moi!… Moi, j'ai des responsabilités, je représente ici la presse française qui ne doit user que d'honnêtes procédés… Vous, vous êtes Vladimir de Kiew, vous pouvez prendre sur les tables et même dans les tiroirs tout ce qu'il vous plaît, ça n'étonnera personne!… Maintenant, allons-nous-en d'ici!… ajouta-t-il… Nous n'avons plus rien à y faire!…
Les soldats du général Dimitrief apprirent donc que Kirk-Kilissé était tombé entre leurs mains, alors qu'ils s'apprêtaient encore à combattre.
Et c'est ainsi que les deux grands forts cavaliers de Raklitza et de Skopes, qui couvraient la ville au Nord et qui étaient reliés entre eux par une série d'ouvrages en terre pour batteries de campagne et tirailleurs d'infanterie, ouvrages qui avaient été en leur temps fort appréciés par le général allemand von der Goltz, furent occupés par les Bulgares sans coup férir. L'armée turque s'était évanouie devant eux, et, si vite, qu'ils étaient fort embarrassés pour la poursuivre.
On avait perdu le contact, a raconté M. de Pennenrun. C'est alors que devant l'état de fatigue des troupes, les généraux Kenlentchef et Dimitrief et notre ami le général Dimitri Savof décidèrent d'un commun accord de suspendre leur mouvement en avant et d'attendre sur place les renseignements qu'allait sans doute leur procurer la division de cavalerie Nazlimof qu'ils venaient de lancer vers le Sud, dans la direction de Baba-Eski.
Kirk-Kilissé fut donc envahi par les troupes, mais non mis au pillage. On y vint surtout pour dormir, car les soldats, exténués par cinq jours de marche dans un pays aussi accidenté que la région alpestre et par deux jours de combat, avaient besoin surtout d'un peu de repos!
Quant à nos reporters, ils cherchaient moins un lit qu'un bon déjeuner.
IX
LA CANDEUR BOIT TROP
Ils passèrent justement devant une antique auberge qui, déserte tout à l'heure, s'était remplie en un instant d'une clientèle bruyante, maintenue du reste dans les limites du droit de s'emparer du bien des gens par un détachement de riz-pain-sel chargé de faire l'inventaire des caves et celliers et aussi de distribuer les victuailles.
Comme ils se disposaient à entrer dans la cour, Rouletabille s'esquiva tout à coup pour suivre Ivana qui se refusait à pénétrer dans cette cohue. Il cria à ses compagnons qu'il les rejoindrait tout à l'heure.
Vladimir sut vite se débrouiller dans cette confusion, et bientôt, chargé d'un énorme cervelas et d'un jambon, un gros pain bis sous le bras, il courait chercher La Candeur au fond de la cour où il lui avait donné rendez-vous.
Il commençait de se désoler, car il ne l'apercevait point, quand tout à coup il vit la tête du bon géant passer par la portière d'une diligence au moins centenaire qui finissait de tomber en poussière sous un hangar:
—Eh bien, qu'est-ce que tu fais?… dit La Candeur. Monte donc!… On n'attend plus que toi!…
—Tu as mis la table dans la diligence?
—Sûr! et quand tu y seras, je tournerai l'écriteau «complet»!… On va être bien tranquilles là-dedans pour briffer! Ah! à propos, tu sais, nous avons un invité!
—Qui ça?…
—Monte!… tu verras!…
Intrigué, Vladimir se haussa sur le marchepied et regarda à l'intérieur de la diligence.
La Candeur, en effet, n'était point seul là-dedans; un second personnage achevait de mettre le couvert, sur une banquette, que garnissaient déjà des serviettes bien blanches, des assiettes, des épices, des verres et même des bouteilles!… L'homme se retourna.
—Monsieur Priski!…
Vladimir en apercevant leur geôlier du Château Noir, l'homme qui lui rappelait les plus cruelles mésaventures, laissa tomber le pain qu'il avait sous le bras. Et pendant que La Candeur courait le ramasser:
—Monsieur Priski! Mais vous n'êtes donc point mort!… Je croyais que La
Candeur vous avait tué!…
—Moi aussi, dit La Candeur.
—Moi aussi! fit M. Priski, mais vous voyez, j'en ai été quitte pour une oreille… bien que, dans le moment, j'en aie vu, comme on dit, trente-six chandelles!
Le majordome de Kara-Selim avait en effet un bandage qui lui tenait tout un côté de la tête. A part cela, il ne paraissait point avoir perdu le moins du monde sa bonne humeur.
—Si j'ai eu de la chance, vous en avez eu aussi, vous autres, de vous en être tirés!… émit avec politesse M. Priski.
—Ce n'est pas de votre faute, monsieur Priski!…
—Dame!… répondit l'autre. On se défend comme on peut! C'est vous qui avez commencé à m'arranger…[Voir Le Château Noir.]
—La paix!… commanda La Candeur. Maintenant, M. Priski est notre ami!
N'est-ce pas, monsieur Priski?
—Oh! répliqua l'autre; à la vie à la mort! Rien ne nous sépare plus!…
—Et la preuve que M. Priski est notre ami, c'est qu'il nous offre ce beau poulet rôti!…
—Est-ce possible! monsieur Priski! s'écria Vladimir en apercevant un magnifique poulet tout doré que La Candeur venait de sortir de sous une assiette…
—Et aussi, continua La Candeur, de quoi l'arroser!… Regarde-moi ça, petit frère… Trois bouteilles de vieux bourgogne, mais du vrai!…
—Monsieur Priski, il faut que je vous embrasse! s'écria Vladimir.
Et il sauta au cou de M. Priski en répétant:
—Du bourgogne, monsieur Priski!… du vrai bourgogne!… moi qui n'ai jamais bu que du bourgogne de Crimée!… Vous pensez!…
—Pommard 1888!
—1888! vingt-cinq ans de bouteille!… Ah! monsieur Priski!… Et où donc avez-vous trouvé ces trésors?…
—D'abord, asseyons-nous et mangeons, conseilla La Candeur, dont les yeux sortaient de la tête à l'aspect de toutes ces victuailles… On commence par le jambon?…
—Non, par le cervelas!…
—Et on finit par le poulet!…
—D'abord, goûtons au pommard!… On peut bien en déboucher une bouteille!…
—Moi, fit La Candeur, je suis d'avis que l'on débouche les trois bouteilles!… Comme ça, nous aurons chacun la nôtre!…
—Va pour les trois bouteilles tout de suite, dit Vladimir, seulement tu y perds!…
—Pourquoi? questionna La Candeur, tout de suite inquiet.
—Parce que tu aurais certainement bu à toi seul, autant que moi et M.
Priski…
—Bah! vous pourrez toujours me passer vos restes!
—Non, j'emporterai ce qui restera pour Rouletabille!
—Mais, espèce de Tatare de Vladimir que tu es, crois-tu donc que l'on trimballe un pommard de vingt-cinq ans comme un panier à salade, et puis, Rouletabille n'a pas soif, il est amoureux!… Ah! messieurs, ne soyez jamais amoureux!… C'est un conseil que je vous donne; sur quoi je bois à votre bonne santé à tous!…
—Hein! qu'est-ce que vous dites de ça? demanda M. Priski.
Les deux autres firent claquer leur langue.
—Eh bien, je déclare, émit La Candeur avec une grande gravité, que je commence à prendre goût à la guerre!
—Comme c'est heureux, fit Vladimir avec un sourire extatique de reconnaissance à sa bouteille, comme c'est heureux, La Candeur, que tu n'aies pas tué ce bon M. Priski!…
—Je ne m'en serais jamais consolé! affirma La Candeur en vidant son verre.
—Mais encore une fois, comment l'as-tu rencontré?
—Figure-toi, Vladimir, que je rôdais autour des caves, ne sachant par où pénétrer, quand j'entends une voix qui sort d'un soupirail.
«—Inutile de vous déranger, monsieur de Rothschild, disait la voix, voilà ce que vous cherchez!
«La voix de M. Priski!… D'abord je reculai… je crus à un revenant!… Mais non! c'était bien M. Priski en chair et en os qui me tendait, par le trou du soupirail, les bouteilles que voilà! et qui me conseillait: «Ne les remuez pas trop! surtout ne les remuez pas trop!…» Ah! le brave monsieur Priski! Il suivit bientôt ses bouteilles et arriva encore avec un poulet. Tu penses si on a été tout de suite amis!… Je lui ai expliqué alors comment mon fusil était «parti» tout seul à la meurtrière du donjon et combien je l'avais regretté!…
—Oh! fit Vladimir, les larmes aux yeux et la bouche pleine, votre mort a été pleurée par nous au donjon, comme si nous avions été vos enfants, monsieur Priski!…
—Notre désolation faisait peine à voir! affirma La Candeur avec un soupir étouffé à cause qu'il s'était servi trop de cervelas et qu'il voulait arriver à temps pour le jambon. Heureusement que le bon Dieu veillait sur M. Priski et l'envoyait, pendant que nous pleurions sa mort, dans cette auberge où il a servi autrefois!
—Où sommes-nous donc ici?… demanda Vladimir.
—A l'hôtel du Grand-Turc! une maison très connue où j'ai été jadis interprète, expliqua M. Priski, non sans une certaine pointe d'orgueil.
—Tout s'explique! dit Vladimir, vous connaissiez la maison!
—C'est-à-dire que les caves, pour moi, et le garde-manger n'avaient point de mystère!…
—Je comprends tout! Je comprends tout!
—Non! tu ne comprends pas tout! dit La Candeur… car si nous avons le bonheur d'avoir rencontré si à point M. Priski, il faut bien te dire que M. Priski nous cherchait!
—Ah! oui!… il nous cherchait… et pourquoi donc nous cherchait-il?
—D'abord parce qu'il désirait avoir des nouvelles de notre santé, ensuite pour nous rendre un gros service!… expliqua La Candeur un vidant un verre plein de pommard.
—Un service?
—Mon cher (et La Candeur se pencha à l'oreille de Vladimir), il s'agit tout simplement de débarrasser Rouletabille d'Ivana!…
—Oh! oh! c'est grave cela, émit Vladimir, déjà sur le qui-vive.
—Évidemment, c'est grave, reprenait La Candeur en vidant sa bouteille, ce qui semblait lui donner beaucoup de force pour raisonner… Il est toujours grave de rendre la vie à quelqu'un qui est en train de se suicider!…
—Ça! dit Vladimir, il est certain que depuis que Rouletabille a retrouvé cette petite femme, on ne le reconnaît plus!…
—Il ne rit plus jamais!…
—Il n'a plus faim!…
—Il n'a plus soif! dit La Candeur en faisant un emprunt subreptice à la bouteille de Vladimir.
—Il dépérit à vue d'oeil, acquiesça Vladimir. Tout de même, il faut être prudent, et cela mérite réflexion!…
—C'est tout réfléchi!… affirma La Candeur; je veux sauver Rouletabille, moi!…
—Moi aussi… dit Vladimir; mais tout cela dépend…
—Dépend de quoi?…
—Eh bien, mon Dieu, avoua en hésitant un peu, mais pas bien longtemps, le jeune Slave… tout cela dépend du prix que M. Priski y mettra!…
—Hein? sursauta La Candeur, qu'est-ce que tu dis?
—Monsieur m'a sans doute compris!… demanda Vladimir en se tournant du côté de M. Priski… Monsieur n'est sans doute pas sans ignorer que nous sommes tout à fait dépourvus de la moindre monnaie…
—Misérable Vladimir Pétrovitch de Kiew!… s'écria La Candeur qui faillit s'étrangler avec une patte de poulet… Tu veux te faire payer un service que tu rends à Rouletabille!…