Les etranges noces de Rouletabille
—Espèce de La Candeur de mon coeur! répliqua Vladimir, me prends-tu pour un goujat?… Je suis prêt à rendre ce service à Rouletabille pour rien! Mais le service que je rends à M. Priski je voudrais qu'il le payât quelque chose!… car si j'ai des raisons de servir gratuitement Rouletabille, je n'en ai aucune de faire le généreux avec M. Priski qui a failli nous faire fusiller tous, ne l'oublie pas!…
—Ça, c'est vrai! dit La Candeur, légèrement démonté… il n'y a aucune raison pour que nous rendions service à M. Priski pour rien!…
—Je suis heureux de te l'entendre dire!… qu'en pensez-vous, monsieur
Priski?…
—Messieurs, je vous ai déjà donné un poulet et trois bouteilles de vin!
—Et vous trouvez que c'est suffisant pour un service pareil?… protesta
Vladimir.
—Mon Dieu! ce service consiste en bien peu de chose… Il s'agit simplement, comme je l'expliquais tout à l'heure à Monsieur le neveu de Rothschild…
—Appelez-moi La Candeur, comme tout le monde… je voyage incognito, expliqua modestement le bon géant.
—J'expliquais donc tout à l'heure à M. La Candeur qu'il s'agissait uniquement de faire passer à Mlle Vilitchkov une lettre, sans que M. Rouletabille s'en aperçût!… vous n'auriez pas autre chose à faire… Le reste regarde Mlle Vilitchkov… Vous voyez comme c'est simple!…
—C'est cette simplicité qui m'a tout de suite séduit… avoua La Candeur en cherchant de la pointe de son couteau la chair délicate qui se cachait dans la carcasse du poulet, son morceau favori…
—Et vous croyez, demanda Vladimir, que la lecture de cette lettre suffirait pour séparer à jamais Mlle Ivana de Rouletabille?
—J'en suis sûr! affirma M. Priski.
—M. Priski m'a expliqué, dit La Candeur, que cette lettre est une lettre d'amour qu'un grand seigneur turc envoie à Ivana par l'entremise de cet eunuque que nous avons aperçu à la Karakoulé et qui s'appelle, je crois, Kasbeck!…
—C'est cela, dit M. Priski. Kasbeck était venu à la Karakoulé pour apporter lui-même cette lettre-là et empêcher, s'il en était temps encore, le mariage de Mlle Vilitchkov et de Kara-Selim que vous appeliez aussi Gaulow!… mais ce mariage n'a pas été consommé…
—Non! fit La Candeur en se versant à boire avec la bouteille de M.
Priski… non! rien n'est encore perdu!…
—Mais enfin, qu'est-ce que ce grand seigneur turc peut bien lui raconter à cette Ivana pour la décider à tout quitter pour le rejoindre? demanda Vladimir.
—Ça! fit M. Priski, je n'en sais rien!… On ne me l'a pas dit!… Il doit lui offrir des choses surprenantes!… Kasbeck m'a dit textuellement: «Priski, fais-lui tenir la lettre et ne t'occupe pas du reste! Elle viendra!…» Faites comme moi, ne vous occupez pas du reste!… Qu'est-ce que vous risquez?… Moi, je me suis adressé à vous parce que vous l'approchez tous les jours et puis aussi, il faut bien le dire, parce que je vous ai entendus plusieurs fois gémir sur la triste passion de votre ami et maudire cette Ivana qui vous en a déjà fait voir de toutes les couleurs!… Je me suis dit: «Voilà des alliés tout trouvés!»
—Monsieur Priski! interrompit Vladimir, c'est deux mille levas!…
—En voilà mille, dit aussitôt M. Priski en ouvrant son portefeuille et en tirant des billets qu'il tendit à La Candeur. Je donnerai les autres mille quand vous aurez remis la lettre…
—Prends cet argent! dit La Candeur à Vladimir, moi, je ne veux pas y toucher… il me semble qu'il me brûlerait la main…
—Tu as raison! dit Vladimir. Il y a des choses qu'un reporter français ne peut pas se permettre!
Et il empocha les billets.
—Voici la lettre, maintenant, dit M. Priski en tendant un pli cacheté à
Vladimir.
—Donnez-la à monsieur! fit Vladimir en montrant La Candeur; c'est avec lui que vous vous êtes entendu et je ne suis que son serviteur!…
Mais La Candeur se récusa encore avec une grande politesse:
—Vous comprendrez, monsieur Priski, que moi, je ne puis toucher à cette lettre, ayant juré à Rouletabille de veiller sur cette jeune fille… Si Rouletabille apprenait jamais que, ayant juré cela, j'ai fait passer en secret une lettre de cette nature à Mlle Vilitchkov, il ne me le pardonnerait jamais!…
—Et s'il apprenait que c'est par moi qu'elle est entrée en possession de la lettre, il me tuerait sur-le-champ… dit Vladimir.
—Que ce soit par l'un ou par l'autre, cela m'est bien égal à moi! fit Priski; mais puisque vous m'avez pris les mille levas, il faut maintenant me prendre la lettre!
—C'est tout à fait mon avis! dit La Candeur.
—Eh bien, prends donc la lettre, toi! fit Vladimir.
—Je n'ai pas pris l'argent, je ne vois pas pourquoi je prendrais la lettre! répondit La Candeur.
—Enfin, messieurs, vous déciderez-vous? demanda M. Priski.
—C'est tout décidé, je ne prends pas la lettre! déclara Vladimir.
—Ni moi non plus! assura La Candeur.
—En ce cas, rendez-moi mes mille levas, s'écria M. Priski.
—Vous êtes fou, monsieur Priski!… dit Vladimir. Vous rendre vos mille levas! Vous n'y pensez pas!… Mais c'est toute notre fortune!… Non! non! je ne vous rendrai pas les mille levas!…
—Mais je ne vous les ai donnés, s'écria M. Priski qui commençait sérieusement à se fâcher, qu'autant que vous prendriez la lettre…
—Pardon! pardon!… il n'a jamais été question de cela… dit La Candeur.
Vous nous avez chargés de faire passer une lettre!…
—Faire passer une lettre, dit Vladimir, ça n'est pas s'engager à la prendre!… Moi, je serais à votre place, savez-vous ce que je ferais, monsieur Priski?…Eh bien, cette lettre, qui est si importante, je ne m'en dessaisirais pas! Je la porterais moi-même à Mlle Vilitchkov; comme ça, je serais sûr que la commission serait faite!…
—Eh! dit M. Priski, je ne demande pas mieux, mais M. Rouletabille ne la quitte pas, Mlle Vilitchkov! Comment voulez-vous que je m'approche d'elle sans qu'il me voie?
—C'est bien simple, expliqua Vladimir, et c'est là où nous gagnerons, nous autres, honnêtement notre argent. Nous détournerons l'attention de Rouletabille pendant que vous passerez et irez porter vous-même la lettre…
—Si je vous disais que j'aime autant ça! admit M. Priski.
—Alors il ne reste plus qu'à régler les détails! dit Vladimir.
—Et Rouletabille est sauvé! s'écria La Candeur, qui était tout à fait «pompette» et qui brandissait avec désespoir un verre et une bouteille vide.
* * * * *
X
OÙ L'ON REPARLE DU COFFRET BYZANTIN
Dans un faubourg de Kirk-Kilissé, sur le bord de la route qui conduit vers l'Ouest, au fond d'un bosquet, Rouletabille avait trouvé pour Ivana et pour ses compagnons un petit kiosque du haut duquel il leur serait possible d'observer les environs et où ils pourraient se reposer sans être gênés par le mouvement des troupes.
Chose curieuse, c'est sur la demande même de la jeune fille que Rouletabille avait cherché cette retraite. Ivana semblait se désintéresser de l'armée, même la fuir, dans un moment où sa présence eût pu être utile dans les ambulances. Enfin, elle avait recommandé à Rouletabille de ne point donner son adresse au général Savof si celui-ci ne la lui demandait pas. S'il la lui demandait, il ne pourrait la lui refuser, mais alors il devrait en avertir Ivana sur-le-champ.
—Pour changer de domicile?
—Oui, avait-elle répondu nerveusement, pour changer de domicile!
Sur quoi elle s'était mise à se promener avec une agitation telle dans la petite salle qui lui avait été réservée, que Rouletabille, la plaignant et la croyant en toute sincérité sur le point de devenir folle, ne voulut pas la quitter.
Il resta pour la surveiller et pour rédiger ses télégrammes, et il envoya Tondor chercher Vladimir et La Candeur, lesquels arrivèrent la figure fort allumée et reçurent la mission de trouver le général Dimitri Savof.
A la tombée de la nuit, Rouletabille se promenait, le front soucieux, devant la porte du kiosque d'où Ivana n'était pas sortie, de toute la journée. Il n'avait échangé avec elle que des paroles insignifiantes et s'était replongé dans une correspondance qu'il lui avait été du reste impossible d'expédier, le général Dimitri ayant répondu à Vladimir qu'il avait reçu des ordres supérieurs lui recommandant de garder le plus grand secret autour des batailles de Pétra, Seliolou et Demir-Kapou, victoires qui ne devaient être connues, dans leur détail, que plus tard.
A cause de cela et de bien d'autres choses, Rouletabille était donc fort morose quand il fut abordé par l'ombre énorme du bon La Candeur qui le prit amicalement sous le bras.
—Viens, lui dit le géant, je vais te montrer quelque chose…
—Quoi?…
—Tu vas voir… c'est très curieux!…
—Si je m'éloigne, il n'y aura personne pour veiller sur Ivana et son attitude, de plus en plus bizarre, me donne de gros sujets d'inquiétudes…
—C'est tout près d'ici…
—Qu'est-ce que tu veux me montrer?…
—Tu vas voir!…
—Eh bien! appelle Vladimir qui surveillera le kiosque pendant que tu me montreras ce que tu veux me faire voir!
—C'est justement Vladimir que je veux te montrer.
—Je le connais, ça n'est pas la peine!
—Oui, mais tu ne sais pas ce qu'il fait!
—Qu'est-ce qu'il fait?…
—Il est là, au bord d'un bosquet, en train de parler à quelqu'un qui est mort!…
—Es-tu ivre, La Candeur?…
—Je ne suis pas ivre. J'ai bien déjeuné, mais je ne suis pas ivre!
—Alors qu'est-ce que c'est que cette histoire?
—C'est une histoire de revenant, viens donc!… Et il l'attirait;
Rouletabille peu à peu cédait et le suivait sous les arbres.
—Figure-toi que Vladimir cause avec M. Priski ou avec son ombre!…
—Le majordome de la Karakoulé!
—Lui-même!… ma balle, après tout, ne l'a peut-être pas tout à fait tué; et je n'en serais pas plus fâché, car, entre nous, nous ne nous étions pas très bien conduits avec ce cher M. Priski… Mais avance donc; qu'est-ce que tu fais?…
—Comment M. Priski se trouve-t-il ici?
—Je n'en sais rien! Nous allons aller le lui demander, viens!… (Ce disant, il avait fait tourner Rouletabille du côté opposé à la porte du kiosque…) Il faut savoir ce qu'il veut à Vladimir!
—Eh bien! quand il aura fini de causer avec Vladimir, tu iras chercher Vladimir, et Vladimir nous dira ce que M. Priski lui a dit, mais je ne fais pas un pas de plus… je ne veux pas laisser Mlle Vilitchkov toute seule, sans défense, au milieu de toute cette soldatesque qui court les routes…
Et il s'assit sur un tertre d'où il pouvait apercevoir encore les derrières du kiosque et entendre au besoin un cri ou un appel.
—Tu seras donc toujours aussi bête!… je veux dire aussi amoureux… fit La Candeur d'une voix de rogomme en s'asseyant à côté du reporter de façon à lui cacher à peu près le kiosque.
—La Candeur, tu sens le vin, fit Rouletabille dégoûté, en s'éloignant un peu.
—C'est ma foi bien possible, répondit La Candeur car j'en ai bu un peu. J'ai fait un excellent déjeuner à la table d'hôte de l'auberge du Grand-Turc. Vladimir et moi avons beaucoup regretté ton absence… Ah! justement le voilà, Vladimir… Tiens! maintenant il est seul!… Bonsoir, Vladimir… j'étais en train de raconter à Rouletabille que tu étais en grande conversation avec l'ombre de M. Priski…
—Ah! Ah! vous m'avez vu, fit Vladimir… Eh bien il ne s'agit pas d'une ombre du tout et ce bon M. Priski n'est pas mort!… (Et il s'assit de l'autre côté de Rouletabille.) Entre nous, j'ai été un peu étonné de le voir réapparaître!…
—Qu'est-ce qu'il vient faire par ici? Que veut-il? demanda Rouletabille.
—Oui, fit La Candeur, que veut-il?
—Ma foi je n'en sais trop rien!… dit Vladimir, et je vous avouerai, entre nous, que j'ai trouvé ses questions bizarres.
—Ah! il vous a posé des questions?…
—Oui, il m'a demandé des tas de détails sur Mlle Vilitchkov… sur la façon dont nous nous étions sauvés du donjon, etc., enfin comme tout cela me paraissait assez louche je répondais le moins possible. Et il a fini par s'en aller, voyant qu'il n'avait rien à tirer de moi…
Rouletabille s'était levé:
—Où est-il? Je veux lui parler tout de suite…
—Eh! il n'est pas loin, répondit Vladimir. Il n'est peut-être pas à cinquante pas d'ici, dans ce sentier, sous les arbres…
Et Vladimir lui montrait une direction opposée à celle du kiosque.
Rouletabille s'élança.
Quand ils furent seuls, La Candeur dit à Vladimir avec un léger tressaillement dans la voix:
—Comme ça, Rouletabille n'aura rien à nous reprocher! Nous l'avons assez averti que M. Priski rôdait autour d'Ivana!
—Parfaitement! répliqua Vladimir, et il ne pourra s'en prendre qu'à lui-même si ce M. Priski la lui enlève.
—Crois-tu que M. Priski soit déjà dans le kiosque? demanda La Candeur avec un soupir.
—Je le pense!…
—Eh bien, qu'il se dépêche!… fit La Candeur d'une voix sourde!
—Oui! il fera bien de se dépêcher, répéta Vladimir, car Rouletabille, ne le trouvant pas dans le sentier, va revenir!
—Et moi, ajouta La Candeur, je sens que le remords me gagne!…
—Le remords!…
—Oh! gémit La Candeur, il déborde déjà, j'ai grand'peine à le retenir…
Ce que nous faisons là est peut-être abominable?
—Mais c'est pour le bien de Rouletabille!…
—C'est la première fois que je le trompe et je me le reproche comme un crime…
—Il ne le saura jamais!
—Parce qu'à côté de son esprit subtil, il a un coeur confiant! Mais est-ce à moi d'en abuser?…
—Il vaut mieux que ce soit toi qui le trompe que cette Ivana dont il veut faire sa femme… fit Vladimir.
—Mon Dieu, le voilà!… je n'oserai plus le regarder…
Rouletabille revenait en effet.
—C'est drôle, dit-il, je n'ai rien vu, ni Priski ni personne!… Rentrons vite au kiosque!…
—Mlle Ivana va mieux? S'est-elle bien reposée?… demanda hypocritement
Vladimir.
—Très bien! je vous remercie, répondit Rouletabille, pensif.
Puis tout à coup, s'adressant à La Candeur et lui prenant les deux revers de sa redingote:
—La Candeur! tu sais ce que tu m'as promis! de veiller sur elle comme sur moi! Tu ne voudrais pas me faire de la peine, hein?… Je sais que tu ne l'aimes pas, mais tu ne voudrais pas me faire de la peine!… Réponds donc, mais réponds donc!…
—Non! pas de la peine! répondit La Candeur, qui suffoquait.
—C'est que, vois-tu, je vous trouve une drôle de figure à tous les deux, des drôles de manières… Qu'est-ce que c'est que cette histoire de M. Priski!… de M. Priski qui vient vous parler d'Ivana!… Serait-elle encore menacée de ce côté-là?… Il faudrait me le dire!…
—Ah! mon Dieu!… souffla La Candeur, tu me fais peur de te voir dans des états pareils!… C'est vrai que ce M. Priski ne m'a pas l'air naturel du tout!…
—Tu vois!… Ah! je voudrais bien savoir où il est passé pour avoir disparu si vite!… S'il arrivait malheur à Ivana, ajouta-t-il, en se hâtant vers le kiosque, je vous accuserais tous les deux pour ne pas m'avoir amené ce M. Priski!
—Rouletabille! grelotta la voix de La Candeur, ce Priski nous a peut-être trompés!… Il nous a fait croire qu'il s'éloignait par ce sentier, mais peut-être que…
—Peut-être que?…
—Peut-être qu'il est dans le kiosque?…
—Si c'est vrai, malheur à vous!… jeta Rouletabille dans la nuit et il bondit vers le kiosque.
Les fenêtres en étaient suffisamment éclairées pour que La Candeur et Vladimir, restés prudemment en arrière, vissent, dans l'embrasure d'une fenêtre, une ombre, qui était celle de Rouletabille, se jeter sur une autre ombre, qui était celle de M. Priski.
—Voilà ton ouvrage… fit Vladimir à La Candeur.
—Priski est une crapule, déclara La Candeur avec un grand soupir de soulagement, et je ne regretterai point d'avoir dénoncé Priski à Rouletabille s'il a eu le temps de remettre la lettre à Ivana!…
—J'en doute, dit Vladimir.
—On va bien voir…
Ils entrèrent à leur tour dans le kiosque et eurent immédiatement la preuve que M. Priski n'avait pas eu le temps de remettre son message à Mlle Vilitchkov, qui survenait sur le seuil de sa chambre, surprise par tout ce bruit.
M. Priski se relevait cependant que Rouletabille le menaçait d'un revolver.
—Qu'y a-t-il encore, mon ami? demanda Ivana d'une voix fatiguée, qui trahissait un grand abattement, une immense lassitude de tout.
—Je n'en sais rien! répondit Rouletabille, mais peut-être bien que ce monsieur, que vous ne connaissez peut-être point, mais qui s'appelle M. Priski, et qui était naguère majordome à la Karakoulé, voudra nous dire la raison de sa présence insolite près de vous?
M. Priski brossa son habit avec un grand sang-froid, pria Rouletabille de ranger son revolver, salua Mlle Vilitchkov, et dit:
—Je désirais voir Ivana Hanoum; ayant appris en suivant ces messieurs (il désignait Vladimir et La Candeur qui ne savaient trop quelle contenance tenir) qu'elle habitait ici, je me suis donc dirigé vers ce kiosque et ai pénétré dans cette première pièce, sans aucune méchante intention, je vous assure.
—Que voulez-vous? demanda encore Ivana avec accablement, cependant qu'au titre matrimonial ottoman énoncé par l'ex-concierge du Château Noir, Rouletabille avait froncé les sourcils.
—Madame, je suis envoyé près de vous par un ami de Kara-Selim, par le seigneur Kasbeck, honorablement connu à Constantinople et en d'autres lieux et qui vous veut du bien!
Du coup, Rouletabille, se rappelant l'étrange conversation qu'il avait surprise au Château Noir entre ce Kasbeck et Gaulow, devint écarlate et secoua d'importance le pauvre Priski.
—Voilà une bien singulière recommandation, s'écria-t-il, et vous avez une belle effronterie de venir ici nous parler de ce misérable Kasbeck et cela devant Mlle Vilitchkov!
—Madame, messieurs, ne voyez en moi qu'un humble émissaire, émit modestement M. Priski, et si j'ai été maladroit en vous disant toute la vérité, n'accusez de ma maladresse que ma franchise…
Ivana était devenue aussi pâle que Rouletabille était rouge; cependant elle ne disait mot et attendait avec une certaine inquiétude que l'autre s'expliquât tout à fait. Il continuait:
—Vous comprenez, moi, je ne suis au courant de rien. Le seigneur Kasbeck m'a chargé d'une commission en disant que je serais certainement auprès de vous le bienvenu… je commence à en douter… (et il se frotta encore les côtes et rebrossa son habit…)
—Quelle commission? demanda brutalement Rouletabille.
—Il paraît, dit M. Priski, que madame tenait beaucoup à certain coffret byzantin qui se trouvait, lors du pillage de la Karakoulé par les troupes mêmes de Kara-Selim, dans l'appartement nuptial.
—C'est vrai! dit Ivana en retrouvant des couleurs, c'est vrai… j'y tenais beaucoup; c'est un souvenir de famille!
—C'est bien cela… Eh bien, ce coffret est tombé entre les mains du seigneur Kasbeck, qui, m'a-t-il dit, est au courant de vos malheurs et vous plaint beaucoup!… Il a pensé que ce serait pour vous un grand soulagement de retrouver cet objet!…
—C'est juste, dit Ivana.
—Et il m'a chargé de vous le remettre tel qu'il l'a retrouvé…
—Et comment l'a-t-il retrouvé? demanda Rouletabille.
—Il l'a retrouvé dans la chambre saccagée; le coffret était malheureusement vide des bijoux et souvenirs qui, paraît-il, y avaient été enfermés.
—Alors, nous ne tenons plus au coffret, si les souvenirs n'y sont plus!… déclara Rouletabille.
—Pardon, fit Ivana, vous n'y tenez pas, mais moi, j'y tiens…
Rouletabille entraîna la jeune fille dans un coin:
—Pourquoi?… Je me défie de cet homme. Je me méfie de Kasbeck…
Pourquoi y tenez-vous? Vous savez bien que tous les documents du tiroir
secret sur la mobilisation ont perdu toute leur valeur maintenant que les
Bulgares victorieux occupent Kirk-Kilissé!
—Ce coffret est en lui-même un souvenir de famille, dit-elle, et cela est suffisant pour que j'y tienne!…
Et se tournant vers Priski:
—Où est ce coffret? demanda-t-elle.
Mais Rouletabille ne s'avoua pas vaincu:
—Cette histoire ne me dit rien qui vaille, insista-t-il encore. Ivana! Ivana!… rappelez-vous le rôle que ce Kasbeck aurait joué dans la disparition de votre soeur Irène!…
—Justement, je voudrais voir où il veut en venir avec moi, fit-elle avec un pauvre sourire. Quel danger voyez-vous à ce que cet homme m'apporte ici le coffret byzantin?… Pouvez-vous l'apporter tout de suite, monsieur Priski?…
—Madame, dans une demi-heure, vous l'aurez!…
—Eh bien, proposa Rouletabille, voilà ce que nous allons faire; moi, je ne vous quitte pas, Ivana, car tout ceci ne me paraît pas clair; mais La Candeur et Vladimir vont accompagner M. Priski jusqu'à l'endroit où se trouve le coffret, et ils reviendront avec l'objet nous retrouver ici!…
—Eh! monsieur, je n'y vois aucun inconvénient, déclara M. Priski, à condition toutefois que je revienne moi-même avec l'objet.
—Croyez-vous que ce soit absolument nécessaire?
—Absolument! Qu'est-ce que je désire, moi?… Remettre l'objet, en mains propres, à son destinataire, comme il m'a été recommandé, puis disparaître. J'aurai fait ma commission!… Vous voyez qu'il n'y avait pas de quoi tant me bousculer pour cela!…
—Qu'en dites-vous? demanda Rouletabille, fort perplexe, en regardant
Ivana.
—C'est un mystère à éclaircir, dit-elle d'une voix glacée; puisque M. Priski consent à suivre le plan que vous avez tracé vous-même, que ces messieurs aillent donc chercher le coffret!
Pendant tout le temps de cette discussion, celui qui eût examiné La Candeur eût pris en pitié le pauvre garçon, tant il était visible que se livrait en lui un combat déchirant entre sa conscience d'une part et la détestation qu'il avait d'Ivana de l'autre.
Enfin, sur l'ordre de Rouletabille, il partit avec Vladimir et M. Priski. Une demi-heure plus tard, tous trois étaient de retour. Ils portaient avec précaution le fameux coffret byzantin, mais La Candeur tenait à peine sur ses jambes.
M. Priski dit:
—Madame, voici votre coffret, j'ai bien l'honneur de vous saluer.
Et il sortit.
Aussitôt La Candeur se jeta devant le coffret et s'écria:
—Ne l'ouvrez pas!
Son émotion était telle que Rouletabille en fut tout secoué.
—Qu'est-ce qu'il y a? Tu sais quelque chose!…
—Je ne sais rien; mais ne l'ouvrez pas. Il peut y avoir une bombe là-dedans!… Ce Priski est capable de tout!…
—Eh bien, courez après lui et ramenez-le! On l'ouvrira devant lui!
Vladimir et La Candeur sortirent en criant:
—Monsieur Priski! Monsieur Priski!…
Mais ils n'eurent garde de revenir avec lui, car s'ils l'accusaient, eux, lui pouvait bien les dénoncer comme ses complices. La Candeur préférait l'accuser quand il n'était pas là!… La Candeur revint, affichant un grand désespoir de ne pas avoir retrouvé M. Priski.
—Il est parti, envolé! Ce coffret cache certainement un mauvais coup!… Il faut te dire, Rouletabille, que, depuis ce matin, M. Priski nous poursuit!…
—Pourquoi ne m'en parles-tu que maintenant?
—Parce que nous n'avons pas voulu t'inquiéter… Mais il m'a offert à moi mille francs auxquels je n'ai pas voulu toucher… ajouta à bout de souffle le pauvre La Candeur, étouffé par le remords.
—Et à moi, dit Vladimir, il a voulu me passer une commission que j'ai refusé de faire.
—Quelle commission? demanda Rouletabille dont l'inquiétude était à son comble.
—Porter une lettre à Mlle Vilitchkov, en cachette de vous, tout simplement! Vous pensez si je l'ai envoyé promener! avoua tout de suite Vladimir qui voyait que La Candeur allait «manger le morceau».
Rouletabille, extraordinairement impatienté de ces jérémiades, bouscula La Candeur et Vladimir et ouvrit brusquement le coffret; il était bien vide. Il le souleva sur un des côtés, découvrit la Sophie à la cataracte, demanda une aiguille que lui passa La Candeur qui en avait toujours une provision sur lui, l'enfonça dans la pupille de la sainte et fit jouer le ressort secret [Voir Le Château Noir.].
Le tiroir s'ouvrit.
Comme le coffret lui-même, il était vide.
Cependant le reporter y plongea le bras tout entier et sa main revint avec une lettre; il ne la regarda même pas:
—Voici votre lettre, dit-il à Ivana en la lui tendant, la lettre que ces messieurs ont refusé de vous apporter ce matin!
Et il se releva:
—C'était sûr, ajouta-t-il d'une voix sourde. Le coffret n'était qu'un prétexte et le seigneur Kasbeck avait pris toutes ses précautions pour que cette lettre, même si son émissaire ne pouvait vous approcher, pût vous parvenir!
Ivana décachetait en tremblant la lettre après avoir lu la suscription: «A Ivana Hanoum», et commençait à lire.
Pendant ce temps, La Candeur semblait ne savoir où se mettre. Il tournait d'une façon inquiétante autour d'Ivana. Il finit par aller s'assurer de la fermeture des fenêtres et poussa fortement la porte.
—Qu'est-ce que tu as encore? Qu'est-ce que tu fais?
—J'ai juré de veiller sur mademoiselle, râla le géant, alors je ferme les fenêtres et je pousse la porte.
—As-tu donc peur qu'elle ne s'envole?
—Est-ce que je sais, moi? Ce Priski de malheur nous a dit qu'aussitôt qu'elle aurait lu cette lettre, mademoiselle te quitterait.
—Misérable! rugit Rouletabille, et c'est pour cela que tu t'es fait son complice! Ah! je comprends ton attitude maintenant, tes manières! tes réticences! tes remords!… La Candeur, tu n'es plus mon ami! Il n'y a plus de La Candeur pour moi, je ne te connais plus!…
—Grâce! sanglota La Candeur éperdu, en s'affalant sur le carreau!
Mais Ivana eut vite mis fin à cette scène pathétique. Elle tendit, toujours avec son désolé sourire, la lettre à Rouletabille.
—Mais cette lettre est en turc! dit Rouletabille; traduisez donc,
Vladimir…
C'était une lettre de Kasbeck:
«Madame, j'ai su, par Kara-Selim lui-même, le prix que vous attachiez à votre coffret de famille puisque, pour rentrer en sa possession, vous n'avez pas hésité à accepter de vous unir au bourreau de votre père, de votre mère et de votre oncle… Ayant pu, moi-même, après la disparition de Kara-Selim approcher le précieux objet, j'en ai découvert tout le mystère, je vous le renvoie vide! Mais je conserve par devers moi tous les papiers que j'ai trouvés dans le tiroir secret. Je vous les garde intacts, dans leurs enveloppes et avec leurs cachets, persuadé que vous aurez une grande joie à les venir chercher vous-même. Je vous attends d'ici le 27 octobre au plus tard à Dédéagatch.»
A cette lecture, Rouletabille éclata d'un furieux éclat de rire qui faisait bien mal à entendre.
—Trop tard, le tonnerre! s'écria-t-il.
—Oui, dit simplement Ivana, et elle rentra dans sa chambre.
—Alors elle ne s'en va pas! On peut ouvrir la porte, les fenêtres… s'écria joyeusement La Candeur. Tu me pardonnes, Rouletabille?
—Non! répondit Rouletabille.
XI
OU ROULETABILLE REÇOIT DES NOUVELLES DE SON JOURNAL
Joseph Rouletabille! Ordre du général-major Stanislawoff!
En même temps qu'il prononçait cette phrase en français, un officier d'état-major sautait à bas de son cheval à la porte du kiosque et saluait les jeunes gens.
—Que me voulez-vous, monsieur! demanda le reporter.
—C'est un ordre qui vient d'arriver du quartier général en même temps qu'une automobile d'état-major. Le général Stanislawoff désire vous voir immédiatement et j'ai mission de vous ramener ainsi que Mlle Vilitchkov, si elle se trouve avec vous.
—Elle est là, dit Rouletabille, et nous sommes prêts à vous suivre. Où se trouve le général?
—A Stara-Zagora.
—Nous n'y sommes pas! dit Rouletabille.
—Nous y serons demain! nous avons l'auto.
—Les routes sont abominables, objecta Vladimir.
—Si elles étaient bonnes, répondit l'officier, nous serions à Zagora cette nuit… Enfin nous y serons le plus tôt possible. Messieurs, je reviens vous chercher avec l'auto dans une demi-heure. Vous préviendrez Mlle Vilitchkov.
—C'est entendu, répondit Rouletabille, et il frappa à la porte de la jeune fille pendant que l'officier s'éloignait.
—Entrez, fit la voix d'Ivana.
Il la trouva debout, tout près de la porte, avec des yeux d'épouvante, se retenant au mur.
—Mon Dieu, qu'avez-vous encore? demanda le reporter.
—J'ai entendu… fit-elle dans un souffle.
—Et c'est la perspective de retrouver le général-major qui vous met dans cet état?
—Que me veut-il?
—Ma foi, je n'en sais rien, mais mon avis est qu'après ce que vous avez fait pour votre pays, ajouta-t-il très énervé, vous n'avez pas à vous effrayer d'une pareille entrevue!…
Elle s'enveloppa dans un manteau, s'assit et attendit le retour de l'officier avec une tête de condamnée à mort. Elle frissonnait. Rouletabille lui demanda si elle avait froid. Elle ne lui répondit pas.
Quand on entendit la trompe de l'auto, elle se leva tout à coup, comme réveillée en sursaut, et elle fixa l'officier qui entrait, de ses étranges yeux d'effroi. L'officier se présenta, salua, baisa la main d'Ivana et lui dit que tous les amis de sa famille seraient heureux de la revoir. Elle ne manquerait point d'en trouver à Stara-Zagora. Il lui cita des noms.
Elle l'écoutait plus morte que vive.
Rouletabille dut lui offrir son bras pour monter dans la voiture.
Les trois jeunes gens l'y suivirent. Ce fut un voyage horrible, des heures de fatigue sans nom… Elle ne se plaignit pas. Le lendemain, après avoir failli rester vingt fois en route, après avoir été arrêtés à chaque instant par d'interminables mouvements de troupes, ils arrivaient à Stara-Zagora.
L'auto se rendit immédiatement à la gare, où le général couchait dans son train pour être prêt à se rendre immédiatement sur tel ou tel point de la frontière, selon les événements… Là, ils apprirent que le général-major était déjà sorti. Il devait être en ville, chez un notable commerçant, Anastas Arghelof, où il tenait souvent conseil avec le général Savof et le président de la Chambre, Daneff, qui représentait le pouvoir civil auprès de l'état-major général.
Mais là on apprit que le général-major était monté en auto avec M. Daneff et s'était fait conduire dans la direction de Mustapha-Pacha où les troupes bulgares avaient remporté récemment un gros succès.
Cependant les jeunes gens virent le général Savof, qui leur apprit que le général-major était fort impatient de les voir et qu'il les priait, s'ils étaient arrivés avant son retour, de l'attendre à Stara-Zagora.
—Général, dit Rouletabille, je suis aussi pressé de présenter mes hommages au général Stanislawoff qu'il a hâte de nous voir, veuillez le croire. Et je regrette qu'il ne soit pas là, car j'ai une grande faveur à lui demander, celle de laisser mes lettres et télégrammes partir immédiatement pour la France.
—Ceci me regarde, répondit aimablement le général Savof. Je sais que je puis avoir confiance en vous. Le général Stanislawoff ne m'a rien caché de ce que nous vous devons! Aussi je me ferai un grand plaisir de vous éviter toutes les formalités de la censure. Donnez-moi tous vos papiers et je vais y apposer mon cachet.
—Merci, général!
Rouletabille chercha La Candeur, dépositaire des précieux reportages, mais La Candeur était déjà parti pour la poste, très pressé de retirer sa correspondance personnelle, lui apprit Vladimir.
—Général, je vais écrire encore quelques lignes, et dans une heure j'arrive avec tous mes paquets; je compte sur vous.
—Entendu, répondit le général Savof; pendant ce temps, je ferai donner ici même à Mlle Vilitchkov les soins dont elle me paraît avoir grand besoin.
—Nous vous en serons reconnaissants, général!
Rouletabille et Vladimir prirent congé et se dirigèrent aussitôt vers la porte.
—Vous trouverez là-bas tous vos confrères, lui cria encore le général.
Vladimir sauta de joie:
—On va revoir les confrères!… et Marko le Valaque!… Ils vont nous en poser des questions!… On m'a dit chez Anastas Arghelof qu'ils étaient comme enragés, car on les tient serrés!… Ils ne peuvent rien envoyer!…
—Tout de même, j'ai hâte d'avoir des nouvelles du canard, avouait
Rouletabille, préoccupé, et ils hâtaient le pas.
Stara-Zagora est une jolie petite ville au pied des collines. Ses longues rues cahoteuses ont tout le caractère du proche Orient. Dans les cafés en plein vent, sous les portiques garnis de vigne, des indigènes devisaient avec cette placidité qu'on ne voit qu'aux pays du soleil.
—On se croirait à cent mille lieues de la guerre… dit Vladimir. Si c'est tout ce qu'on permet aux correspondants de voir de la campagne de Thrace, je comprends qu'ils ne doivent pas être contents!
Ils rencontrèrent justement un correspondant qu'ils reconnurent à son brassard rouge. Il était furieux.
—Rien… leur dit-il. Nous ne savons rien… On nous communique un bulletin de victoire sec comme un coup de trique, et c'est avec cela, du reste, que nous devons apporter chaque jour des milliers de mots aux employés du télégraphe, qui s'affolent, comme vous devez le penser, avec leurs trois pauvres appareils Morse… Ils n'ont même pas de Hughes!… Quel métier!… Aussi ce qu'on gémit!… Il n'y a que Marko le Valaque qui soit content.
—Pourquoi donc? demanda Vladimir, qui, comme nous le savons, n'aimait point Marko le Valaque.
—Eh! mais parce qu'il a envoyé des correspondances épatantes à son canard.
—Pas possible! Et comment a-t-il fait?
—Ah! ça, nous n'en savons rien.
—Eh bien, fit Rouletabille, il est plutôt temps d'expédier quelque chose de propre à l'Époque! Ils doivent fumer là-bas si la concurrence a reçu des articles aussi étonnants que ça!
Ils arrivèrent au bureau de poste. Les confrères les accueillirent avec des cris de joie et de surprise. Qu'étaient-ils devenus? Qu'avaient-ils fait depuis quinze jours?… Les confrères avaient été d'abord très inquiets, mais comme dans les journaux envoyés de Paris ils n'avaient trouvé aucune correspondance intéressante de Rouletabille, ces messieurs s'étaient rassurés.
Et encore:
—Il n'y a que Marko le Valaque qui a su se débrouiller!
—Il est extraordinaire, ce type-là, affirmèrent-ils tous. Et à cause de lui ce que nous avons été eng…
Rouletabille demanda son courrier et décacheta d'abord les plis qui lui venaient de l'Époque avec une hâte fébrile. Il pâlit. Tous le regardaient lire:
—On n'est pas content, hein?
—Non, on n'est pas content, s'écria Rouletabille, mais ça c'est incroyable!
Et il lut tout haut: «Votre silence est d'autant plus incompréhensible que vous ne pouvez invoquer l'impossibilité d'envoyer la correspondance promise sur votre voyage à travers l'Istrandja-Dagh, attendu que notre confrère la Nouvelle Presse en publie une du plus haut intérêt et qui a fait monter son tirage de plus de quatre cent mille. Ces correspondances signées Marko le Valaque relatent des événements et des faits qui, sans être historiques, n'en captivent pas moins les esprits par leur originalité et aussi à cause du cadre dans lequel ils se déroulent. Ils méritaient de retenir votre attention. Bref, c'est non seulement un coup raté de votre part, mais un prodigieux succès pour notre confrère, et, pour nous, c'est la honte et la désolation… Notre directeur ne s'en console point et il charge votre rédacteur en chef de vous exprimer toute sa surprise.»
—Eh bien, mon vieux, tu es servi!… lui cria-t-on.
—Oui, il a aussi son paquet!…
Vladimir, horriblement vexé, comme si ces reproches lui avaient été personnellement destinés, se mordait les lèvres jusqu'au sang. Rouletabille, très agité, se leva:
—Marko le Valaque est donc allé dans l'Istrandja-Dagh? demanda-t-il.
—Dame! répondirent les autres, on n'invente pas ce qu'il a écrit… C'est trop vécu, c'est trop épatant…
—Et il a été longtemps absent?
—Une huitaine, pas plus! Mais pendant ces huit jours-là on peut dire qu'il n'a pas perdu son temps.
—Et ces correspondances de la Nouvelle Presse, vous les avez?…
—Parfaitement, répondirent-ils tous. Tu n'as qu'à passer à l'hôtel du Lion d'Or où nous sommes tous descendus… tu les verras, tu pourras les lire…
—Bien! bien!…
Rouletabille faisait peine à voir.
—Venez, Vladimir, fit-il. Où est La Candeur?
—La Candeur est à l'hôtel du Lion d'Or! lui répondit-on. Aussitôt que nous lui avons parlé des correspondances de Marko, lui aussi a voulu les lire, tu penses!
—Et où est-ce l'hôtel du Lion d'Or?
—Nous allons t'y conduire!…
La mine déconfite de Rouletabille les amusait trop pour qu'ils le lâchassent. Ils l'accompagnèrent tous à l'hôtel.
La première personne que Rouletabille aperçut dans le salon de lecture fut
La Candeur.
Il était penché sur un paquet de journaux qu'il venait de parcourir et achevait de lire un article, les yeux hors de la tête, toute la face congestionnée. Au bruit que les reporters firent en entrant, il leva le front, vit Rouletabille, et l'on put craindre un instant que ce grand garçon ne tombât là, foudroyé, victime d'un coup de sang.
—Ah! bien…, murmura-t-il.
Et c'est tout ce qu'il put dire. Rouletabille se jeta sur les journaux. Il ne fut pas longtemps à se rendre compte du crime. C'étaient ses articles! Les articles de Rouletabille signés Marko le Valaque!
—Quand je vous disais, sous la tente, que notre visiteur nocturne était Marko! s'écria Vladimir, triomphant. C'était lui qui tournait autour de nous pour nous voler nos articles. Il n'est pas capable d'écrire dix lignes. Je le connais bien, moi!… Tout de même, c'est raide!…
Rouletabille continuait de lire… Il y avait là toute la première partie de leur voyage dans l'Istrandja-Dagh qu'il avait dictée à La Candeur. Il n'y manquait pas un paragraphe, ni un point, ni une virgule.
Le reporter, blême de fureur contenue, dit à La Candeur:
—Montre-moi la serviette!
C'était le premier mot qu'il lui adressait depuis la veille. La Candeur ouvrit sa serviette et dit d'une voix expirante:
—Je n'y comprends rien… Tous les articles sont encore là…
Et il sortit les enveloppes numérotées et datées contenant chacune l'article du jour.
—Montre-moi les articles!…
La Candeur, de plus en plus tremblant, sortit les articles des enveloppes et les déplia: du papier blanc!… Parfaitement, du papier blanc! Quant aux articles de Rouletabille, ils étaient passés dans la poche de Marko le Valaque!…
—Le bandit! s'écria Vladimir, où est-il?…
—Oui! qu'il vienne! murmura La Candeur en crispant ses terribles phalanges, j'ai besoin de l'étrangler!
—Oh! il n'est pas loin, lui répondit-on, il habite l'hôtel.
Les confrères étaient dans la jubilation de l'incident.
—Comment, toi, Rouletabille! c'est toi qui te laisses rouler ainsi!…
Rouletabille leur ferma le bec:
—Oui, dit-il sur un ton glacé, et je m'en vante! Je n'ai pas voulu croire qu'un homme qui se dit journaliste, auquel vous serrez la main tous les jours et que vous traitez comme un confrère, fût un voleur et un assassin!
Ils s'exclamèrent. Alors, Rouletabille, en quelques mots, les mit au courant des faits. Marko le Valaque les avait suivis à la piste dans l'Istrandja-Dagh, intrigué de les voir prendre ces chemins aussi mystérieux lorsque tous les correspondants restaient à Sofia; il avait pénétré nuitamment sous leur tente; il s'était emparé des correspondances qu'il avait expédiées à Paris sous son nom, et puis il avait fait pis encore que cela! Pour se débarrasser de la concurrence du représentant de l'Époque, il n'avait pas hésité à dénoncer Rouletabille et ses compagnons aux autorités turques comme espions du général Stanislawoff, au risque de les faire fusiller!
Le reporter raconta leur arrestation par l'agha. Quand il eut fini sur ce chapitre, un concert de malédictions s'éleva à l'adresse de Marko le Valaque.
—C'est un misérable. Il faut se venger, s'écriaient les uns.
—Il faut le dénoncer, menaçaient les autres.
Soudain Vladimir dit:
—Attention, le voilà!
—Laissez-moi faire, pria Rouletabille, c'est à moi qu'il appartient de le traiter comme il le mérite. Quant à toi, La Candeur! tu n'as plus «voix au chapitre!» Je te prie de ne plus te mêler de rien!… Mes affaires ne te regardent plus!
Ce disant il faisait disparaître les numéros de la Nouvelle Presse dans la serviette qu'il avait reprise à La Candeur, lequel faisait vraiment peine à voir.
Marko le Valaque entra dans le salon, ne semblant se douter de rien. Tout à coup, il aperçut Rouletabille. Il pâlit un peu et puis, se forçant à faire bonne contenance, il se dirigea vers le reporter:
—Tiens! Rouletabille, fit-il, qu'étiez-vous donc devenu? Tout le monde ici était très inquiet de votre sort…
Rouletabille lui serra la main avec un grand naturel.
—C'est ce que mes confrères me disaient, répondit-il. Mais heureusement il ne nous est rien survenu de désagréable. Nous avons fait un petit tour dans l'Istrandja-Dagh et, après quelques aventures sans grande importance, nous avons eu la chance d'assister à la prise de Kirk-Kilissé.
—En vérité! s'écrièrent tous les confrères.
—Mes compliments! fit Marko le Valaque, dont le front se rembrunit… ça a dû être une belle journée! J'ai entendu dire que la bataille avait été acharnée!
—Oh! terrible! proclama Rouletabille. Je n'ai encore assisté à rien de comparable! On s'est battu pendant plus de vingt-quatre heures dans cette ville avec une rage, un désespoir chez ceux-ci, un enthousiasme chez ceux-là qui, à mon avis, n'a encore été atteint en aucune bataille moderne!
—Oh! raconte-nous ça! s'écriaient tous les reporters. Tu peux bien nous donner ces quelques détails… ça ne t'empêchera pas d'avoir eu la primeur de la nouvelle…
—Je n'ai jamais été un mauvais confrère, dit Rouletabille, et je n'ai jamais refusé un service à un camarade. Eh bien, sachez donc que les troupes de Mahmoud Mouktar pacha s'étaient retranchées fortement derrière les ouvrages de Kirk-Kilissé et qu'il a fallu aux Bulgares sacrifier des brigades entières pour forcer les forts de Baklitza et de Skopos! Ces places ont été prises après une lutte formidable qui a recommencé dans les rues de Kirk-Kilissé! Les Turcs, de rue en rue, se sont défendus de la façon la plus héroïque, transformant chaque maison en une petite forteresse… Il a fallu emporter d'assaut le palais du gouverneur… il a fallu…
Rouletabille parla ainsi pendant plus d'un quart d'heure, imaginant une prise de Kirk-Kilissé qui n'avait jamais existé et prenant le contre-pied, à chaque instant, de la vérité. Il donnait les plus précis et les plus significatifs détails relatifs à une bataille qu'il inventait de toutes pièces, faisant mouvoir des régiments qui n'avaient même pas pris part aux combats de Demir-Kapou et de Petra, mettant dans la bouche de certains généraux bulgares des paroles historiques qui devaient, plus tard, les faire bien rire et qui étaient destinées à couvrir de ridicule l'imbécile qui les avait rapportées. C'était magnifique, c'était coloré, c'était, comme on dit, bien vécu!…
—Ah! bien, on croirait qu'on y est, disaient les confrères, qui prenaient tous des notes avec une hâte bien compréhensible.
—Et tu as déjà envoyé tout ça? demandèrent-ils à Rouletabille.
Rouletabille, qui avait enfin terminé son récit, regarda autour de lui, constata que Marko le Valaque s'était déjà enfui avec son trésor de notes sur la prise de Kirk-Kilissé et dit:
—Non, messieurs!… je n'ai rien envoyé de tout cela!… parce que tout cela est faux! parce que tout cela n'est jamais arrivé… Gardez-vous donc bien de télégraphier un mot de toutes ces calembredaines qui rempliront au moins, trois colonnes de la Nouvelle Presse sous la signature de Marko le Valaque. La vérité que je vous engage à télégraphier est celle-ci, que La Candeur va télégraphier lui-même à l'Époque: «Kirk-Kilissé a été occupée par les troupes bulgares sans coup férir. Les armées du général Radko Dimitrief n'ont trouvé âme qui vive dans la cité dont les Ottomans s'étaient enfuis en une incompréhensible panique dont il n'est peut-être pas d'exemple dans l'Histoire!»
Stupéfaits d'abord, les correspondants comprirent que Rouletabille venait de se venger de Marko le Valaque! Et comment! Ils applaudirent à cette réplique de bonne guerre que le Valaque n'avait pas volée.
—Il est fini!… dirent-ils. Il sera désormais considéré comme un menteur et un bluffeur! Il ne sera plus possible nulle part!… Aucun journal sérieux n'en voudra plus! Nous en voilà débarrassés!…
—Et maintenant, nous autres, dit Rouletabille à La Candeur et à Vladimir, il va falloir travailler et ferme! Y a-t-il encore une chambre libre ici?
—Tu veux bien que je travaille encore avec toi! s'écria La Candeur.
—Mais, oui! idiot! seulement, cette fois, laisse la serviette à Vladimir.
Il est plus crapule que toi, mais il est moins bête!
—Merci!
On leur trouva une chambre. Cinq minutes plus tard, Rouletabille commençait à dicter un article à Vladimir, cependant qu'il envoyait La Candeur d'abord au télégraphe porter une dépêche succincte sur la prise de Kirk-Kilissé, puis chez Anastas Arghelov, pour avoir des nouvelles du général Stanislawoff.
L'article de l'Époque qu'il dictait commençait ainsi:
«Notre confrère la Nouvelle Presse a publié, sous la signature de Marko le Valaque, une série fort intéressante de correspondances relatant un voyage de son envoyé spécial et des secrétaires de celui-ci dans l'Istrandja-Dagh. Les lecteurs de la Nouvelle Presse ont regretté que cette série restât tout à coup suspendue sans qu'on leur en donnât la raison. Qu'ils se consolent! Ils pourront désormais trouver, dans l'Époque, la suite de ces aventures si dramatiques de trois reporters dans un pays ravagé par une guerre terrible. Seulement ces articles seront signés désormais Joseph Rouletabille, notre envoyé spécial ayant pris ses précautions pour que Marko le Valaque ne les lui volât pas, cette fois, comme il y avait réussi une première!…»
Ayant achevé ce petit «chapeau», Rouletabille entra dans le vif de la tragédie qu'ils avaient vécue au pays de Gaulow, et il commençait à faire la description du majestueux hôtel des Étrangers [Le Château Noir.], quand La Candeur fit son entrée.
Il paraissait assez inquiet.
—Eh bien, lui demanda Rouletabille, et Stanislawoff?
—Il est revenu! dit La Candeur en soufflant. Il est arrivé quelques minutes après notre départ.
—Courons donc! fit Rouletabille.
—Inutile, il est reparti!
—Comment, reparti?
—Oui, il est reparti en auto. Il te fait savoir qu'il te recevra ce soir ou cette nuit, sitôt son retour.
—Ah! mais en voilà une comédie! grogna le reporter. Il me fait venir parce qu'il a absolument besoin de me voir, et sitôt que je suis arrivé, il fiche le camp! S'il ne tient pas plus que ça à ma visite, qu'il me laisse donc tranquillement travailler! Où en étions-nous, Vladimir?
—Rouletabille, reprit La Candeur, qui paraissait de plus en plus ennuyé, le général-major n'est pas reparti tout seul.
—Qu'est-ce que tu veux que ça me fiche!
—Il est reparti avec Ivana Vilitchkov!
—Hein?
—Je te dis ce qu'on m'a dit. Mlle Vilitchkov n'est plus à l'hôtel de M.
Anastas Arghelov!
—Alors le général l'a emmenée? Et pourquoi? Et où?…
—Mais je n'en sais rien, moi!…
Rouletabille bondit hors de la chambre, hors de l'hôtel, courut chez Anastas Arghelov et là eut la chance de rencontrer tout de suite le général Savof.
—Ivana Vilitchkov?
—Partie avec le général Stanislawoff!…
Et comme le général Savov voyait le reporter bouleversé, il le rassura tout de suite. Le général-major n'avait fait que passer. Il avait eu un court entretien avec Mlle Vilitchkov, et comme il repartait pour les avant-postes, Ivana l'avait supplié de l'emmener avec lui… Elle était curieuse de voir le théâtre de la guerre!…
—Voir le théâtre de la guerre! Mais elle en revient!
—Caprice de jeune fille… et puis je crois que le général-major avait besoin de causer avec elle… Tranquillisez-vous, il ne peut rien lui arriver de redoutable… Le général-major la considère comme sa pupille et l'aime comme sa fille. Il vous la ramènera saine et sauve avant ce soir… ajouta Savof avec un sourire.
Rouletabille retourna à l'hôtel du Lion-d'Or, un peu tranquillisé… et il continua de dicter ses articles toute la journée.
XII
OU ROULETABILLE S'APERÇOIT QU'IL N'EN A PAS ENCORE FINI AVEC LE COFFRET BYZANTIN
De temps en temps, La Candeur allait voir si le général Stanislawoff et Ivana n'étaient point de retour. Mais ils ne rentrèrent ni cette journée-là, ni la nuit suivante, qui se passa pour Rouletabille dans le travail et dans l'inquiétude. Dans la matinée du lendemain, personne encore!… Rouletabille avait beau se dire: «Elle est avec le général-major, aucun danger ne la menace!», il n'en était pas moins désemparé.
Pour ne plus penser à cette absence qui se prolongeait d'une façon inexplicable, il se rejetait sur son travail avec acharnement.
Il était midi le lendemain, et les confrères s'asseyaient à la table d'hôte du Lion d'Or, quand des clameurs, des cris d'exaspération, tout un gros tumulte monta soudain de la salle à manger. Et La Candeur parut, la figure écarlate comme il lui arrivait dans les moments d'émotion intense.
—Rouletabille! Rouletabille!…
—Qu'est-ce qu'il y a encore?… Est-ce Stanislawoff, ce coup-ci?
—Non, c'est Marko le Valaque!…
—Eh bien, qu'est-ce qu'il lui arrive?…
—Il lui arrive un télégramme de félicitations et on double ses appointements et ses frais à la suite de son récit de la prise de Kirk-Kilissé!
—Non!…
—C'est comme je te le dis!… Et ce qu'il rigole, mon vieux!… ce qu'il se fiche de nous tous!… Ce qu'il fait l'important!
—Malheur de malheur! gémit Vladimir. Il y a de quoi en crever!…
—Il montre la dépêche à tout le monde!… mais ce n'est pas le plus beau!
—Quoi encore?
—Ce sont les autres qui sont furieux!… furieux après toi!… Ils ont tous reçu des dépêches qui les eng…!… Il y en a qui sont menacés d'être fichus à la porte parce qu'ils ont télégraphié que Kirk-Kilissé a été prise sans coup férir, tandis que la Nouvelle Presse donne tous les détails d'une épouvantable tuerie!
—Une dépêche pour M. Rouletabille! annonça un domestique.
Rouletabille ouvrit le télégramme.
Il lut tout haut:
«_Si vous êtes malade, faites-vous remplacer, par Marko le Valaque! Son récit de la prise de Kirk-Kilissé est admirable!»
Signé: Le RÉDACTEUR EN CHEF.
Rouletabille était accablé quand la porte de la chambre s'ouvrit à nouveau devant tous les correspondants qui maudissaient à la fois Marko le Valaque, qui avait envoyé une si belle dépêche, et Rouletabille, qui les avait empêchés d'en faire autant.
—Mais quand je vous dis que c'est faux! hurla Rouletabille.
—Qu'est-ce que tu veux que ça nous fasse que ce soit faux! Tiens! lis! Et on lui fit lire une dépêche du Journal de onze heures à son envoyé spécial: «On ne vous a pas envoyé à Kirk-Kilissé pour nous télégraphier qu'il ne s'y passe rien!…»
Là-dessus, ils descendirent en brandissant des stylographes et en déclarant que désormais ils ne seraient pas si bêtes et qu'il se passerait toujours quelque chose!
Un correspondant prit La Candeur à part et lui souffla à l'oreille en lui montrant Rouletabille:
—Dis donc, La Candeur! Qu'est-ce qu'il a? Ça n'a pas l'air de lui réussir la guerre balkanique, à Rouletabille!
—Il a, répondit lâchement La Candeur, il a qu'il est amoureux!… Alors, tu comprends!…
—Oui, tu m'en diras tant! Il n'en faut pas davantage pour abrutir un pauvre jeune homme!…
A ce moment, un officier entra et demanda Rouletabille.
—Le général-major est arrivé, lui dit-il, et désirerait vous voir.
—J'y vais, fit Rouletabille, immédiatement sur ses pattes; il est revenu avec Mlle Vilitchkov?
—Non, je ne pense pas!… Je l'ai vu revenir seulement avec ses officiers d'ordonnance.
—Chouette! éclata La Candeur.
Rouletabille tourna de son côté un visage décomposé:
—Allez vous-en, monsieur!… dit-il à La Candeur. Que je ne vous retrouve plus jamais sur mon chemin!… Venez, Vladimir!
Et il suivit l'officier, pâle comme un spectre.
En passant, Vladimir dit à La Candeur, qui était tombé sur une chaise:
—Te désole pas mon garçon! Tu peux toujours offrir tes services à Marko le Valaque!…
Dix minutes plus tard, Rouletabille était devant le général-major, qui ne lui ménagea point ses plus chaudes félicitations pour sa campagne de l'Istrandja-Dagh. Le reporter s'inclina:
—Excusez-moi, général!… mais je suis inquiet au sujet de Mlle
Vilitchkov…
—Pourquoi donc? interrogea Stanislawoff, avec un aimable sourire, car il n'ignorait pas les sentiments de Rouletabille pour Ivana.
—Je dois vous dire, général, que depuis quelques jours Mlle Vilitchkov, fatiguée par de terribles aventures qu'elle vous a peut-être rapportées…
—Oui, je sais, dit Stanislawoff.
—… Est dans un état moral assez faible…
—Vraiment, il ne m'a pas paru…
—Elle est abattue…
—Abattue! allons donc!… je l'ai au contraire trouvée pleine d'énergie…
—Et moi, je l'ai laissée tout à fait accablée… aussi ai-je été assez étonné d'apprendre qu'elle vous avait accompagné aux avant-postes et ai-je été plus inquiet encore quand j'ai su que vous reveniez sans elle…
—Mlle Vilitchkov s'est, en effet, absentée pour plusieurs jours, dit le général en faisant asseoir Rouletabille; mais il n'y a point là de quoi vous inquiéter. Elle m'a annoncé elle-même qu'elle serait de retour à l'endroit même où je me trouverai dans une semaine au plus tard!
—Merci de ces bonnes paroles, général! quoique cette absence me paraisse tout à fait inexplicable…
—Aussi, je vais vous l'expliquer, dit Stanislawoff, puisque aussi bien il est entendu, ajouta-t-il avec un sourire, que je n'ai point de secret pour vous…
—Oh! général!…
—J'avais hâte de vous voir, d'abord pour vous féliciter. Le service que vous nous avez rendu, je ne l'oublierai jamais!
Rouletabille était sur des charbons ardents. Il n'était point venu pour qu'on lui parlât de lui, mais d'Ivana.
—C'est grâce à vous, monsieur, continua Stanislawoff, que nous avons pu agir en toute sécurité, certains que nos plans secrets de mobilisation et de campagne étaient restés ignorés de l'adversaire.
—Nous les avons retrouvés intacts, dans le tiroir secret du coffret byzantin, dit Rouletabille qui souffrait le martyre et envoyait mentalement le coffret byzantin à tous les diables.
—C'est ce que m'a dit Mlle Vilitchkov que j'ai trouvée ici à mon retour et qui m'a rapporté dans quelles dramatiques conditions vous aviez découvert les plis scellés de l'état-major!
—Mlle Vilitchkov, général, a dû vous dire que nous n'avons pas eu le temps de nous en emparer et que nous avons dû refermer en hâte le tiroir où ils étaient cachés et où nul ne soupçonnait leur présence…
—Mlle Vilitchkov, reprit le général d'une voix grave, m'a dit aussi que vous aviez revu hier le coffret byzantin, que vous en aviez ouvert le tiroir et que vous aviez constaté, cette fois, que les plis avaient bien disparu.
—C'est exact! Mais nous ne nous en sommes point tourmentés, car il nous est apparu que le secret de ce tiroir avait été découvert trop tard par vos adversaires, attendu que les plans de mobilisation qu'il contenait étaient maintenant connus de tous par la victoire de vos armées!
—Le malheur, monsieur, exprima le général sur un ton de plus en plus grave, est que ces plis ne contenaient point seulement nos plans de mobilisation et d'attaque…
—Quoi donc encore, général? demanda Rouletabille, de plus en plus agité et effrayé du tour que prenait la conversation.
—Certains de ces plis, reprit Stanislawoff, renferment les indications les plus précises sur notre système d'espionnage militaire tant en Thrace et en Macédoine qu'à Constantinople même. Le pis est que le nom et l'adresse de nos espions à Constantinople s'y trouvent en toutes lettres avec le chiffre de la correspondance qui nous permet de communiquer avec eux!
Rouletabille s'était levé.
—Oh! fit-il, nous ne savions point cela!…
—Si ces plis ont été ouverts par nos ennemis, c'est non seulement, pour nous, la nécessité de reconstituer sur de nouvelles bases un nouveau système d'espionnage, ce qui nous occasionnerait bien de l'embarras en ce moment, mais encore c'est la mort, c'est l'éxécution certaine pour une vingtaine de serviteurs dévoués que nous entretenons à Constantinople!
Cette perspective n'avait pas l'air de jeter Rouletabille dans un désespoir sans bornes. Il ne pensait toujours, dans ce nouvel imbroglio, qu'à Ivana…
—Général! interrompit-il, que vous a dit Mlle Vilitchkov quand vous lui avez appris cela?
—Elle s'en est montrée d'abord aussi effrayée que moi, et puis elle a paru reprendre ses esprits et m'a dit qu'il ne dépendait que d'elle que ces documents rentrassent en notre possession d'ici à quelques jours sans que l'ennemi en ait eu connaissance. Elle savait où se trouvaient les plis et ne doutait point qu'on ne les lui remît si elle allait les chercher elle-même!
—Ah! mon Dieu, s'écria Rouletabille… c'est bien cela! c'est bien cela!… Oh! c'est affreux, général!… et alors?…
—Alors Mlle Vilitchkov est allée les chercher!…
—Et elle vous a dit qu'elle vous les rapporterait avant huit jours?…
—Oui, avant huit jours!…
—Elle ne vous les rapportera pas, général!
—Elle m'a donc menti?…
—Non! car vous aurez les plis, et vos espions seront sauvés… Mais elle, général, elle! elle ne reviendra pas!…
—Comment cela?… Que voulez-vous dire?…
—Elle est partie pour Dédéagatch, n'est-ce pas?…
—Oui, pour Dédéagatch?…Elle m'a demandé une auto. Je lui ai fait donner ma plus forte voiture et j'ai fait monter avec elle trois prisonniers turcs, des notables de l'Istrandja qui connaissaient Kara-Selim, le mari, paraît-il, d'Ivana Vilitchkov, car Ivana Vilitchkov est maintenant Ivana Hanoum! à ce qu'elle m'a dit?…
—C'est exact! général!…
—Et son mari est mort!…
—Oui, général!…
—Ces notables turcs, pour prix de leur liberté, m'ont promis de protéger et de conduire à Dédéagatch leur nouvelle coreligionnaire!
—Général, je vous le dis, je vous le dis, vous reverrez les plis, mais vous ne reverrez jamais Mlle Vilitchkov!…
Cette nouvelle n'était point faite pour bouleverser un esprit aussi méthodique… et patriotique que celui du général Stanislawoff. Il préférait de beaucoup rentrer en possession des plis secrets que de revoir Ivana Vilitchkov, si charmante fût-elle. Cependant le désespoir évident du jeune reporter finit par le toucher, et il lui demanda avec les marques du plus profond intérêt les raisons pour lesquelles il pensait qu'il ne reverrait plus sa pupille.
—Parce que, général, on lui a offert d'échanger ces plis contre sa liberté à elle, contre son honneur!… contre sa vie!…
Et il raconta l'histoire de la veille, il répéta les termes de la lettre introduite dans le coffret par M. Priski, messager de Kasbeck le Circassien!…
—Oh! fit le général, la noble fille!…
—Général, c'est un acte de désespoir épouvantable!…
—C'est un sacrifice magnifique!…
—Il aurait été inutile, général, si je l'avais connu plus tôt!… Mais, maintenant, maintenant!… Quand donc pensez-vous que Mlle Vilitchkov arrivera à Dédéagatch?…
—Elle y est peut-être déjà! du moins je l'espère!…
—Oui! tout est fini! gémit le malheureux Rouletabille. Il n'y a plus rien à faire!…
Et il s'écroula sur un siège en sanglotant!
Le général vint lui prendre la main et tenta de le consoler, mais, dans ses larmes, Rouletabille ne voulait rien entendre… Il demanda pardon de sa faiblesse et la permission de se retirer.
Le général le reconduisit jusqu'au seuil de son appartement et là, lui dit:
—Vous affirmiez tout à l'heure que si vous aviez su ces choses plus tôt, vous auriez rendu ce sacrifice inutile… comment cela? Pouvez-vous me l'expliquer?
—Oh! général, je n'aurais eu qu'à vous dire: Votre système d'espionnage devra être reconstitué, c'est vrai, mais Mlle Vilitchkov, votre pupille, sera sauvée!… Vos hommes, à Constantinople, seront avertis, avertis par moi qui arriverai encore à temps pour les faire fuir avant la divulgation de leurs noms!… Dans ces conditions, est-ce que vous n'auriez pas été le premier à empêcher Mlle Vilitchkov de se sacrifier ainsi?…
—Certes! fit le général, et je regrette bien de vous avoir vu si tard!…
Sur quoi, après avoir adressé quelques bonnes paroles à ce pauvre garçon, il le mit poliment à la porte.
Dehors, Rouletabille marchait comme un homme ivre, soutenu par Vladimir.
Un officier d'état-major le rejoignit:
—Monsieur Rouletabille, lui dit cet officier, je vous cherche partout! j'ai une lettre à vous remettre de la part de Mlle Vilitchkov.
—Quand et où vous l'a-t-elle donnée? s'écria le reporter qui tremblait sur ses jambes.
—Mais, hier matin, ici, avant son départ!
—Et c'est maintenant que vous me la remettez!
—C'était le désir et même l'ordre de Mlle Vilitchkov que cette lettre ne vous fût remise, monsieur, qu'à cette heure-ci!
Rouletabille arracha l'enveloppe et lut:
«Adieu pour toujours! petit Zo! je t'aimais pourtant et tu en as douté!»
XIII
OU LA CANDEUR NE DOUTE PLUS QUE ROULETABILLE NE SOIT DEVENU FOU
C'était court, mais c'était suffisant pour bouleverser le reporter. Jusqu'à cette minute où il lui fut donné de lire ces deux phrases tracées par la main d'Ivana, Rouletabille avait cru que le dernier acte de la jeune fille lui avait été dicté par le morne désespoir où il l'avait vue plongée par la terrible fin de Kara-Selim.
N'avait-elle point montré, depuis cet instant tragique, un détachement absolu de la vie? N'avait-elle point, sous les yeux du reporter, cherché vingt fois la mort?… Et voilà que, soudain, dans cet effondrement, l'occasion s'était offerte à elle de rendre un dernier service à son pays avant de disparaître! Elle s'en était emparée avec empressement, peut-être aussi pour se relever à ses propres yeux!
C'est bien ainsi que les choses se présentaient et s'expliquaient à l'esprit accablé du reporter quand on vint lui apporter cette lettre et qu'il la lut!…
Or, cette lettre lui disait qu'Ivana l'aimait, lui, Rouletabille!
Elle l'aimait et il en avait douté!…
Une femme qui va disparaître pour toujours, une femme qui va entrer dans le tombeau, c'est-à-dire dans le harem d'Abdul-Hamid, cette femme-là ne ment point! Elle l'aimait donc!
Et elle avait fait cela?… Pourquoi?… pourquoi?… pourquoi?…
Pourquoi ce désespoir? Et pourquoi cette folie… si c'était bien
Rouletabille qu'elle aimait?…
Car la nécessité d'un pareil sacrifice, comme le reporter l'avait dit au général, n'était point démontrée… Et en tout cas, cette histoire d'espions ne valait point qu'elle ruinât leur amour, si elle l'aimait!…
Pour qu'elle eut imaginé d'accomplir cela il fallait que le fait brutal de son sacrifice qui n'était que la conclusion de son désespoir, eût été précédé d'un événement qui avait frappé leur amour sans qu'il s'en doutât!…
Toute la question était là! Comment et par quoi leur amour avait-il été ruiné? Voilà ce qu'il fallait savoir!
Sûr d'être aimé, Rouletabille recommençait à raisonner, à ressaisir le bon bout de la raison que sa misère morale lui avait fait complètement abandonner.
Maintenant il s'en rendait compte: malheureux, frappé au coeur, il n'avait été ni plus ni moins qu'un pauvre homme, comme tous les autres pauvres hommes qui ne sont plus bons à rien dès que la femme aimée semble se détourner d'eux!
La certitude d'être aimé allait-elle lui rendre sa lucidité, sa merveilleuse faculté de comprendre qui l'avait jadis illustré dans l'univers?
Il le fallait.
Il rentra chez lui comme dans un rêve, commençant déjà à tâtonner plus logiquement dans cet imbroglio.
Il s'enferma dans sa chambre, se donnant deux heures pour résoudre le problème. Il resta là la tête dans les mains jusqu'à la nuit tombante.
Pendant ce temps, La Candeur rôdait et râlait autour de la maison. Un chien chassé à coups de botte ne promène point autour de la demeure du maître une douleur plus lamentable que celle de La Candeur renvoyé par Rouletabille.
Il avait suivi Rouletabille de loin lorsque celui-ci s'était rendu auprès du roi: il l'avait suivi d'un peu plus près lorsqu'il était revenu à l'hôtel, mais sans toutefois manifester sa présence, se bornant à tendre vers lui un regard éperdu qui ne rencontra du reste que l'indifférence… Rouletabille ne l'avait même pas vu!…
Vladimir était descendu ensuite pour dîner. Il avait voulu entraîner La Candeur à la table d'hôte, mais La Candeur lui avait répondu en aboyant on ne sait quoi de désespéré.
Enfin La Candeur se glissa subrepticement dans l'escalier et se coucha sur le paillasson de la chambre de Rouletabille, devant la porte close, décidé à y passer la nuit et faisant entendre de temps à autre de sourds glapissements qui n'avaient plus rien d'humain.
Tout à coup retentit un cri de douleur si effrayant poussé par Rouletabille que La Candeur, en une seconde sur ses pattes, jeta bas la porte d'un coup d'épaule et se rua dans la chambre.
A la lueur d'une lampe, il vit Rouletabille debout, la poitrine oppressée, qu'il déchirait de ses ongles, la figure tragique, les yeux grands ouverts, comme habités par l'épouvante. La Candeur ouvrit ses bras et reçut Rouletabille sur son coeur, en sanglotant:
—Qu'est-ce qu'il y a?… Qu'est-ce qu'il y a?…
—Il y a qu'elle m'aime! s'écria Rouletabille en pleurant lui aussi et en rendant son étreinte au bon géant…
—Et c'est pour cela que tu pleures? Et c'est pour cela que tu cries?…
Mais si elle t'aime, mon petit Rouletabille, si elle t'aime, épouse-la!…
—Elle m'aime, et nous sommes séparés pour toujours!… Comprends-tu?…
Séparés par une chose épouvantable… épouvantable!… épouvantable!…
Ah! la malheureuse!… la malheureuse!… Et malheureux que je suis! Tout
est fini!… Et moi qui l'accusais!… Je n'ai plus qu'à mourir!…
—Allons! allons! pas de bêtises! gronda le géant, pas de mots comme ça ou je me fâche!… Et d'abord je voudrais bien savoir pourquoi vous ne pouvez pas vous épouser, par exemple!… Ça n'est pourtant pas parce qu'elle a fait ce mariage qui ne compte pas avec ce Teur!…
—Non! ce n'est pas pour cela que notre mariage est impossible, mon bon La
Candeur!… C'est parce que… Oh! c'est épouvantable, je te dis!…
—Pourquoi?
—Parce que son mari est mort!…
—Comment! tu ne peux pas te marier avec la femme que tu aimes parce que son mari est mort?…
Il était au-dessus des forces de La Candeur d'en entendre davantage. Il laissa glisser Rouletabille sur une chaise et s'en vint finir de pleurer silencieusement dans l'ombre, sur un coin du canapé: «Mon pauvre Rouletabille est devenu fou!…» En même temps, il sentait monter en lui les affres du remords!
«Tout cela est ma faute! se raisonnait-il; Rouletabille est devenu fou à cause du départ de Mlle Vilitchkov! Et si Mlle Vilitchkov est partie, c'est à cause de moi, qui n'ai pas prévenu tout de suite Rouletabille des mauvaises intentions de ce Priski de malheur!… Il m'avait cependant bien prévenu, lui; aussitôt qu'elle aura lu la lettre n'avait-il pas dit: «Vous n'aurez plus à vous occuper de rien, elle s'en ira toute seule!» Eh bien, maintenant, je peux être content, elle est partie!…»
Et il se frappa la poitrine à grands coups de poing…
—C'est ma faute! gémissait-il, c'est ma faute!…
Rouletabille lui-même dut l'apaiser.
—Mais enfin, nous ne pouvons pas rester comme ça!… Il faut tenter quelque chose, proposa La Candeur.
—Rien du tout! répondit Rouletabille en secouant la tête. Ivana serait maintenant ici, tu entends!… que ça ne nous avancerait à rien!… Elle m'embrasserait peut-être une dernière fois et je n'aurais qu'à la laisser partir!…
—C'est affreux!…
—Oui, affreux!
—Mon pauvre Rouletabille!…
—Mon bon La Candeur!…
A ce moment, l'interprète se présenta et annonça à Rouletabille qu'il y avait là un moine qui demandait à parler à M. La Candeur.
—Un moine! fit La Candeur! Je ne connais pas de moine, moi!…
—Il dit que si, monsieur, il dit qu'il vous connaît!…
—Comment s'appelle-t-il, ce moine-là?…
—Je le lui ai demandé, mais il m'a répondu textuellement qu'il n'avait plus de nom, car il ne veut plus se servir du nom que lui donnaient les hommes et il ignore encore celui que lui donnera Dieu!…
—Je voudrais bien qu'on me laisse tranquille, déclara Rouletabille.
—Vous direz à votre capucin, émit d'une voix dolente La Candeur, qu'il revienne quand il aura un nom!
Mais la porte fut doucement poussée, et, dans son encadrement, se dessina la silhouette d'un moine de haute et belle taille, revêtu de la robe de bure, ceinturé de la corde et coiffé du capuchon; le capuchon tomba et La Candeur s'écria:
—Monsieur Priski!…
—Lui-même, fit le moine en s'avançant, pour vous servir, en ce monde et dans l'autre, autant qu'il me sera possible!
La Candeur «fumait» déjà. Il expédia l'interprète de l'hôtel, referma la porte et dit en se croisant les bras:
—S'il ne tenait qu'à moi, monsieur Priski! ce serait dans l'autre! car j'ai une fameuse envie de vous y envoyer sur-le-champ expier vos péchés!
—Pas avant, répondit M. Priski, que je vous aie remis les mille francs que je vous dois encore!
—Vous avez un fameux toupet! s'écria La Candeur, gêné tout à coup plus qu'on ne saurait dire: vous savez bien, monsieur Priski, que je n'ai jamais voulu recevoir votre argent!
—C'est comme vous voudrez! répliqua l'autre en rentrant dans sa poche une liasse de billets qu'il en avait déjà sorti. Je les offrirai à mes pauvres!
Ici, Rouletabille sortit de l'ombre.
—Vous entrez donc au couvent, monsieur Priski? demanda-t-il.
—Oui, monsieur, fit le moine en reculant un peu, car il ne s'attendait point à la présence de Rouletabille et n'était point venu pour le voir. Oui, j'entre au couvent. Ç'a été le rêve de toute ma vie d'entrer dans un bon couvent!…
—Et dans quel couvent, s'il vous plaît?…
—Mon Dieu! monsieur, je crois bien que je vais entrer dans un couvent du mont Athos!…
—On dit qu'ils sont fort beaux!
—Magnifiques! monsieur, magnifiques!…
—Et c'est pour nous annoncer cette nouvelle que vous êtes venu à
Stara-Zagora?
—Hélas! monsieur, je ne pourrais l'affirmer!…
—Quelle est donc la raison de ce voyage, monsieur Priski?
—Mon Dieu, monsieur, je suis un peu gêné pour vous la dire, et il recula encore.
Rouletabille alla se mettre entre la porte et ce singulier moine.
—Vous ne sortirez cependant pas d'ici, monsieur Priski, sans nous l'avoir dite; non point que je sois très curieux en ce moment et que j'attache une grande importance aux événements de la vie, mais comme, chaque fois que nous avons eu affaire à vous, il nous est arrivé du désagrément, je tiens en ce moment à savoir ce qui nous vaut l'honneur de votre voisinage…
—Monsieur, si je vous le dis, vous allez me trouver bien «osé»!… Et c'est justement parce que, sans le vouloir, certes, je vous ai fait jusqu'ici beaucoup de peine, que je ne voudrais pas vous en causer davantage!
—Si vous ne parlez pas, monsieur Priski, je vous fais jeter dans un cachot par les soldats du général Stanislawoff avec lequel je suis au mieux, et ensuite je vous ferai fusiller comme un agent des Turcs!
—Monsieur, je vais vous avouer la vérité puisque vous l'exigez… Elle est on ne peut plus simple…
«Je vous disais tout à l'heure que j'avais toujours désiré entrer dans un couvent du mont Athos, où je conduisis jadis des voyageurs à titre d'interprète. Tout jeune que j'étais, je pus juger qu'il n'y avait vraiment encore que là où l'on sût vivre, tout en se préparant une belle mort. Mais pour entrer dans ce couvent, il faut de l'argent, beaucoup d'argent. Dans ce but, je m'astreignis à en mettre de côté, mais il me fut dérobé, à la Karakoulé pendant le séjour que vous me fîtes faire, à mon corps défendant, dans la cave du donjon!
—Passons, monsieur Priski.
—N'ayant plus d'argent, je ne pouvais plus, hélas! espérer d'entrer au couvent et j'en avais une grande désolation, quand il se trouva qu'au milieu des derniers événements et comme je venais d'arriver à Kirk-Kilissé, la veille de la débandade générale, je fus reconnu par le seigneur Kasbeck, lequel eut l'honneur naguère, je crois, de vous être présenté…
—Allez, monsieur Priski, allez!…
—Ce seigneur me dit:
«—Priski, veux-tu gagner quelque argent?
—Je voudrais en gagner beaucoup! lui répondis-je.
—Eh bien! fit-il, je te donnerai telle somme tout de suite si tu te charges d'une commission que je vais te dire, et je t'en donnerai autant si la commission réussit.»
—Or, voyez le miracle! monsieur Rouletabille, fit remarquer le moine, l'addition de ces deux sommes équivalait justement à celle dont j'avais besoin pour entrer au couvent!… Je vis là comme le doigt de la Providence et j'acceptai aussitôt la commission du seigneur Kasbeck… C'est là, monsieur, que je commence à être embarrassé…
—Remettez-vous… et passons sur l'histoire de la lettre que je connais, dit Rouletabille.
—Monsieur, je dois vous dire que j'ignorais ce qu'il y avait dans la lettre…
—Oui, mais tu savais qu'aussitôt cette lettre reçue, Mlle Vilitchkov devait me quitter…
—Je savais cela, monsieur, mais je n'en étais point sûr. La chose était si peu sûre que Mlle Vilitchkov, qui a reçu la lettre à Kirk-Kilissé, vous a suivi à Stara-Zagora…
—Tout cela ne me dit point ce que tu es venu faire ici, bandit!…
—Mon Dieu! monsieur, je croyais m'être assez fait comprendre… Je suis venu parce que je désirais savoir si Mlle Vilitchkov, qui ne vous a point quitté à Kirk-Kilissé, ne vous aurait pas laissé à Stara-Zagora.
La Candeur, outré de tant de cynisme, leva son poing.
—A ta place! La Candeur! ordonna Rouletabille.
Et, se tournant vers le moine:
—Elle m'a laissé, monsieur Priski! Vous pouvez être heureux!…
—Monsieur, croyez bien que je comprends votre désolation, dit M. Priski. Mais d'autre part vous m'accorderez qu'après m'être chargé d'une commission qu'un autre aurait faite si je l'avais refusée, je ne pouvais point m'en désintéresser et qu'il était bien naturel que je vinsse m'enquérir jusqu'ici si elle avait réussi.
—Et si vous avez gagné la seconde partie de la somme qui vous est nécessaire!… Oui, monsieur Priski, oui… je comprends cela… Vous pouvez vous en aller!…
—Et je vais pouvoir entrer au couvent…
—Pas avant que vous n'ayez touché la seconde partie de la somme, monsieur
Priski!…
—Messieurs! je vais la toucher de ce pas.
—A Dédéagatch!… dit Rouletabille.
—Oui, à Dédéagatch. Mais comment savez-vous?…
—Que vous importe, monsieur Priski?… Allez-vous-en donc à Dédéagatch et dépêchez-vous!… Si j'ai un conseil à vous donner, ne traînez pas en route, car j'ai idée que M. Kasbeck ne vous attendra pas longtemps à Dédéagatch.
—Et pourquoi cela?…
—Tout simplement parce que M. Kasbeck vous attend moins à Dédéagatch qu'il n'y attendait Mlle Vilitchkov et comme il y a des chances pour que Mlle Vilitchkov soit arrivée ce soir à Dédéagatch, il se pourrait fort bien qu'ils se préparent à en partir tous deux, demain matin, sans vous attendre.
—Ah! mon Dieu!… s'écria le moine, et il courut à la porte.
—Rassurez-vous, ajouta Rouletabille, car si de Dédéagatch vous vous rendez au mont Athos, vous ne manquerez point de rencontrer en route le seigneur Kasbeck!…
—Et où donc va le seigneur Kasbeck? Si vous pouvez me le dire, je vous pardonnerai tout ce que vous m'avez fait endurer, soupira le moine.
—Je vous le dirai, monsieur Priski, et je vous pardonnerai également de mon côté tout ce que vous nous avez fait souffrir, si vous voulez, à votre tour, me rendre un petit service…
—Parlez, monsieur Rouletabille…
—Vous êtes fort habile, à ce que je vois, à remettre les lettres, monsieur Priski…
—Mon Dieu! cela a toujours été un peu mon métier…
—Eh bien! je vous demanderai d'en faire parvenir une à Ivana Hanoum!
—Oh! monsieur, c'est comme si c'était déjà fait. Vous pouvez compter sur moi, jura le moine.
—Alors, attendez!…
Rouletabille s'approcha de la table et écrivit:
«J'ai tout compris, mon amour. Pardonne-moi! Ton petit Zo te dit adieu pour toujours. Il ne te survivra pas.»
Il n'avait pas écrit le dernier mot de ce message suprême qu'un gros sanglot éclatait derrière lui. Il se retourna. C'était La Candeur qui avait lu la lettre par-dessus son épaule.
—Oh! Rouletabille! Rouletabille! gémit La Candeur, ça n'est pas vrai, dis, que tu vas mourir?… Dis-moi que ça n'est pas vrai!…
Rouletabille, ému de cette douleur fraternelle presque autant que de la sienne, hocha lentement la tête, tendit la lettre à M. Priski, et serrant la bonne grande patte de La Candeur avec ce geste de condoléance que l'on voit si souvent aux enterrements, lui dit:
—On raconte que l'on ne meurt pas d'amour, nous verrons bien…
—Ah! mon Dieu! il va se laisser périr!… pleura La Candeur.
—Surtout, jeune homme, n'attentez pas à vos jours, dit M. Priski, la religion le défend!…
Et il ajouta avec une grande émotion:
—La religion, voyez-vous, il n'y a encore que ça!
—On est bien dans votre couvent, monsieur Priski? questionna
Rouletabille.
—Bon! maintenant il va se faire moine! s'écria La Candeur.
—Si on est bien? s'écria M. Priski. C'est-à-dire que c'est le paradis sur la terre. Imaginez au milieu de jardins merveilleux, un vaste édifice, simple, bien aéré, avec un large réfectoire. Le cuisinier est excellent; il fait même le civet de lièvre et le macaroni avec une rare habileté. Enfin le supérieur a cette mine réjouie et ces manières affables qui attestent qu'on a l'esprit tranquille et l'estomac en bon état!…
—Voilà un bon couvent, dit La Candeur. Si tu y entres, j'y entrerai certainement avec toi!
—Et il faut tant d'argent que ça pour être reçu dans ce monastère? interrogea encore Rouletabille en poussant un soupir.
—Messieurs, ce monastère est riche: s'il acceptait tous les sans-le-sou qui, dans ce pays, ne demandent qu'à se faire moines, non seulement c'en serait fini de sa richesse, mais encore de sa bonne renommée. Il faut vous dire qu'on vient le voir du bout du monde… Il a été placé sous la haute protection d'un saint que l'on a déterré non loin de là et dont on a mis les restes dans du coton. Aux jours de grande cérémonie, aux anniversaires du martyre, le coton se vend bien! J'ai assisté à l'une de ces fêtes, monsieur; moi qui jusqu'alors étais un païen, j'en ai l'esprit tout retourné. C'était magnifique. D'innombrables lampes suspendues à la voûte, projetaient sur la nef des feux de toutes couleurs. Dans une des ailes se tenait un frère quêteur qui recueillait les aumônes et inscrivait sur un registre les noms des gens qui réclamaient une messe pour un parent mort ou malade! Certes, monsieur, je peux vous affirmer que la maison est bien tenue!…
—Si bien, monsieur Priski, que vous n'allez pas regretter la Karakoulé? exprima Rouletabille, de plus en plus sombre et pensif.
—Ma foi non, ni le seigneur Kara qui, parfois, était si brutal. Ah! il est bien puni de son orgueil, maintenant, le Pacha Noir! C'est Dieu qui l'a précipité. Il aurait dû se méfier. C'était prédit dans les évangiles!… Lui, si fier, le voilà l'esclave de M. Athanase!…
—Qu'est-ce que tu racontes? dit Rouletabille. Kara-Selim, que nous appelons de son vrai nom de chrétien Gaulow, n'est plus ni le maître ni l'esclave de personne. Il est mort!
—Eh bien, alors, il n'y a pas longtemps, fit entendre M. Priski, car je l'ai encore aperçu pas plus tard qu'avant-hier…
—Tu es fou ou tu rêves! protesta dans une grande agitation le reporter. Kara-Selim est mort! mort, sous nos yeux, frappé d'un grand coup d'épée par Athanase!… Tu n'as donc pas pu le voir vivant avant-hier!
—Vous vous trompez certainement, monsieur! insista doucement M. Priski.
—Je me trompe si peu, dit Rouletabille, que mes camarades pourront te dire comme moi qu'ils ont vu son grand corps défunt traîné plusieurs fois sur la place avant que d'être emporté par les Bulgares!…
—Eh bien! monsieur, c'est peut-être ce traînage-là qui l'a ressuscité, car, je le répète, dans la matinée d'hier j'ai rencontré M. Athanase avec sa petite escorte, sur la route du Sud, semblant se diriger du côté de Lüle-Bourgas…
—Que tu aies rencontré Athanase, la chose est possible, fit Rouletabille, de plus en plus oppressé… mais il ne s'agit pas d'Athanase, qui est vivant. Nous parlons de Kara-Selim qui est mort.
—J'y arrive avec M. Athanase. Un de nos cavaliers habilement interrogé par votre serviteur m'apprit qu'il vous cherchait partout, vous et Mlle Vilitchkov! j'aurais pu lui donner quelques renseignements utiles, quand je m'aperçus que les soldats traînaient derrière eux, attaché sur le dos d'un cheval, un grand corps tout noir et taché de sang dont la vue me fit pousser un grand cri, car j'avais reconnu Kara-Selim!…
—Mais il était mort! s'écria encore Rouletabille.
—Non! monsieur! Il était vivant!
Rouletabille bondit sur le moine.
—Es-tu sûr de ce que tu dis là?
—Si sûr, monsieur, que je lui ai parlé et qu'il m'a répondu!…
—Ah! fais bien attention à ce que tu nous dis! gronda Rouletabille en secouant Priski qu'il avait pris au col de son manteau de bure… Sur ta vie, ne me mens pas!… Dis-moi toute la vérité!…
—Sur ma vie et sur celle qui m'attend dans l'autre… j'ai vu Kara-Selim vivant, bien abîmé, mais vivant! Il m'a expliqué qu'il avait été surpris par Athanase et frappé par derrière d'un grand coup d'épée qui l'avait jeté par terre, étourdi, et qui l'aurait certainement tué s'il n'avait toujours porté sous son pourpoint noir une cotte de mailles!… je n'eus pas plutôt entendu cette confidence que je m'enfuis à toutes jambes, redoutant que M. Athanase ne me réservât quelque méchant coup à mon tour!… Voilà toute la vérité, je vous le jure!…
M. Priski n'avait pas achevé de proclamer cette vérité-là qu'il était serré dans les bras de Rouletabille comme dans le plus amical étau!
—Ah! ce brave M. Priski qui veut se faire moine!… et qui va au mont
Athos!… Rendez-moi ma lettre, monsieur Priski, rendez-moi ma lettre!
—La voilà, monsieur, mais vous me direz tout de même où je pourrai rencontrer le seigneur Kasbeck.
—A Salonique, mon cher monsieur Priski… Et sais-tu pourquoi je ne te charge plus de cette lettre à destination de Salonique? Parce qu'elle n'a plus besoin d'y aller? Et sais-tu pourquoi elle n'a plus besoin d'y aller? Parce que nous y allons avec toi… Allons, allons, en route! La Candeur, Vladimir!… Nous partons… Ah! mon bon La Candeur, laisse-moi t'embrasser! Tiens, je suis fou de joie!…
—Mais que se passe-t-il, seigneur Jésus? interrogea La Candeur, bouche bée devant une aussi subite et joyeuse transformation.
—Il se passe, mon vieux, que rien n'est perdu encore et qu'il est possible maintenant que nous nous mariions, Ivana et moi, puisque son mari est vivant!
—Ah! oui… Eh bien, je suis content, mon petit!
Et La Candeur tourna la tête pour murmurer:
—Quel malheur! Une si belle intelligence!…
XIV
EN SUIVANT LES BORDS DE LA MARITZA
Nos jeunes gens, accompagnés de M. Priski, se mirent en route vers le soir. Cette journée avait été consacrée par les troupes lancées à la poursuite de l'armée turque à un repos presque absolu. Leur front s'étendait de Djeni-Mahalle à Karakdéré. La rapidité de leur victoire les fatiguait déjà, sans compter qu'elles ne possédaient que de vagues renseignements sur la situation occupée par l'ennemi que la cavalerie bulgare lancée dans la direction de Baba-Eski, c'est-à-dire droit au Sud, n'avait point rencontré.
Rouletabille et ses compagnons profitèrent de l'état de choses qui avait nettoyé la contrée de tout l'élément ottoman pour faire du chemin. Grâce à la lettre du général-major que le reporter portait toujours sur lui, la petite bande parvint en quelques heures à Demotika. De là il ne pouvait être question pour elle de prendre le train pour Dédéagatch, les rives de la Maritza inférieure étant encore occupées par des forces turques qui, accourant de Macédoine en toute hâte, ne faisaient que passer, désireuses de traverser le sud de la Thrace au plus vite pour rejoindre au nord de Rodosto le gros de l'armée turque qui se reformait sur les lignes de Tchorlu, Lülé-Bourgas et Seraï.
Le départ des reporters avait été si précipité que Rouletabille n'avait pas eu le temps de demander des subsides à son journal ni de s'en procurer d'aucune sorte. Il avait mis son paquet de correspondance à la poste et en route!
Il comptait que ce bon M. Priski avait la bourse bien garnie et ne leur refuserait point de subvenir aux frais du voyage.
A Demotika, ils essayèrent de se procurer honnêtement des chevaux. Naturellement, ils ne trouvèrent pas une bête à vendre, ce qui fut heureux pour la bourse de M. Priski.
C'est dans ces tristes conditions que Rouletabille laissa Vladimir et Tondor que rien n'embarrassait, s'emparer de ce qu'on ne voulait point leur céder de bonne volonté. A l'ombre des ruines d'un vieux château, ils avaient découvert cinq magnifiques bêtes qui s'ébattaient paisiblement dans une cour déserte, cependant que, dans une autre cour, une petite troupe d'avant-garde bulgare, en attendant l'heure de la soupe, autour d'un chaudron, écoutait les airs plaintifs de la balalaîka.
Les chevaux étaient tout sellés. L'affaire fut vite faite. Les reporters, lançant leurs bêtes à toute allure, ne s'arrêtèrent qu'une heure plus tard. Ils n'avaient plus à craindre les Bulgares, mais les Turcs.
Rouletabille commença de mettre en ordre ses papiers. Il dissimula dans une poche secrète la lettre du général-major et sortit les fameux papiers chipés à Kirk-Kilissé, signés de Mouktar pacha et empreints de son sceau. Puis, s'estimant à peu près en règle, il permit aux chevaux de souffler.
En suivant les bords de la Maritza, il causait avec M. Priski.
Rouletabille ne perdait jamais une occasion de s'instruire.
Ainsi, dans le moment qu'il tentait de se rapprocher de cette Salonique habitée par le sultan déchu, il se faisait donner des détails sur l'existence d'Abdul-Hamid, et ce n'était point simplement pour en tirer un bon article.
M. Priski savait beaucoup de choses par Kasbeck, qui était le seul homme, si l'on peut dire, de l'ancien parti, que le nouveau gouvernement tolérait auprès d'Abdul-Hamid, parce que Kasbeck, en même temps qu'il avait conservé pour son ancien maître des sentiments de dévouement à toute épreuve, entretenait avec le pouvoir actuel d'excellentes relations. Par lui, les ministres pénétraient un peu dans la pensée d'Abdul-Hamid, et, par lui aussi, ils pouvaient, quand il était nécessaire, ce qui arrivait à peu près tous les quinze jours, démentir les fausses nouvelles que l'on répandait sur le sort du prisonnier. Tantôt on prétendait que le gouvernement l'avait fait mettre à mort et tantôt qu'il le soumettait aux pires tortures, dans le dessein de connaître enfin l'endroit d'Yildiz-Kiosk où l'ex-sultan avait caché ses immenses trésors. C'est alors que Kasbeck intervenait et disait:
—Je sors de chez Abdul-Hamid; il se porte mieux que moi!
—Est-il aussi cruel que l'on dit, monsieur Priski? demanda Rouletabille.
—Il l'est peut-être plus encore, s'il faut en croire les anecdotes du seigneur Kasbeck, qui charmait les longues soirées de la Karakoulé par le récit des fantaisies de son maître. Tenez, quelques heures avant d'être arraché de son trône, Abdul-Hamid a commis un meurtre. Il a fait venir une de ses Circassiennes, une de ses odalisques favorites, une enfant, et froidement, à coups de revolver, il l'a abattue. Quelques jours plus tôt, il a tué à coups de bâton une petite fille de six ans qui, innocemment, avait touché à un revolver laissé par lui sur un meuble. Furieux, ne se possédant plus, prétendant que l'enfant avait voulu le tuer, il l'assassina séance tenante. Je pourrais vous citer cent histoires de ce genre. Ah! on peut dire qu'il n'a pas le caractère commode! conclut M. Priski.
—Eh bien, en avant, ne nous endormons pas! s'écria Rouletabille qui suait à grosses gouttes.
Et il poussa à nouveau les chevaux. Cependant il continuait de se tenir à la hauteur de M. Priski.
—Et maintenant, est-ce qu'on le laisse libre de recommencer de pareilles horreurs?
—Eh, monsieur, c'est une question bien délicate que celle du harem. Du moment qu'on lui laisse son harem, si réduit soit-il, il peut toujours faire dans ce harem ce qu'il lui plaît. Ça, c'est la loi du Prophète. Tout fidèle a droit de vie ou de mort dans son harem.
—Pressez un peu votre bête, monsieur Priski!… A ce train, nous n'arriverons jamais à Dédéagatch!… Et dites-moi, présentement, il a beaucoup de femmes avec lui?
—Mon Dieu, il en a dix, ce qui n'est guère.
—Et comment se conduit-il à Salonique?
—Eh bien, en dehors de quelques accès de colère comme ceux que je vous citais tout à l'heure, il se conduit fort convenablement. Il est très surveillé à la villa Allatini, mais soigné comme coq en pâte. Il est peut-être, à l'heure actuelle, l'homme le plus heureux de l'Empire ottoman. Voici à peu près ce que nous disait le seigneur Kasbeck:
«Oublieux, insouciant, il se promène dans ses vastes jardins, fumant avec délice des cigarettes de tabac fin, spécialement confectionnées pour lui. Il établit minutieusement avec son cuisinier le menu du jour et savoure lentement de multiples tasses d'un café exquis et parfumé. Nul autre souci ne le hante, si ce n'est ses galants propos avec les dames de céans.
«Tout ce qui se passe hors les murs de la villa reste étranger à Abdul-Hamid. Volontairement, il demeure ignorant des bruits extérieurs. Si d'ailleurs il lui prend fantaisie d'interroger ceux qui l'approchent sur les événements politiques, il ne reçoit que des réponses vagues et sans précision. Ordre est donné de se taire.
—Je me suis laissé dire, fit Rouletabille, qu'il espérait encore revenir sur le trône et qu'il était entretenu dans cette espérance par beaucoup de ses amis qui se remuent à Constantinople, et préparent dans l'ombre, à la faveur des événements actuels, une révolution?
—Ceci, monsieur, répondit M. Priski, est de la politique, et la politique ne regarde point un pauvre moine comme moi!
—Ne dites donc point que vous êtes moine, dans cette région dangereuse pour les orthodoxes, monsieur Priski. Il ne suffit point d'avoir enlevé votre robe, il faut encore surveiller vos propos!… Tenez, voici justement une patrouille turque à laquelle nous n'allons certainement point échapper.
Quelques balles vinrent à ce moment saluer les reporters, qui agitèrent aussitôt leurs mouchoirs, en criant de toutes leurs forces:
—Francis! Francis!
Bientôt, ils étaient entourés et expliquaient au chef de la patrouille qu'ils étaient des reporters français attachés à l'état-major de Mouktar pacha et qu'ils avaient été obligés de fuir, après la déroute de Kirk-Kilissé. Comme ils montraient des papiers corroborant leurs dires, ils furent assez bien traités et renvoyés à un kachef, qui les renvoya à un kaïmakan, qui les renvoya à… Dédéagatch!…
Ainsi escortés des Turcs étaient-ils arrivés rapidement à l'endroit qu'ils désiraient atteindre.
Ce petit port de Dédéagatch voyait passer depuis deux jours plus de troupes qu'il n'en avait connu en quarante ans. C'est que la Turquie avait résolu d'attendre l'ennemi aux rives de Karaagutch et de lui infliger un échec qui la vengerait de la surprise de Kirk-Kilissé. Aussi si l'on envoyait sur cette ligne tout ce dont on disposait de troupes à Constantinople, le sud de la Macédoine expédiait, de son côté, par Dédéagatch, les divisions du littoral.
Il fallait se presser, si l'on ne voulait pas être coupé de Constantinople, car le bruit courait qu'on avait vu de la cavalerie ennemie dans les environs de Rodosto.
D'autre part, Dédéagatch ne pouvait plus compter sur ses communications par mer, la flotte grecque faisant déjà la police de la mer Egée.
Aussitôt arrivés à Dédéagatch, les trois reporters, M. Priski et Tondor se séparèrent pour chercher au plus vite Kasbeck et Ivana, mais ils acquirent bientôt la certitude qu'ils étaient partis la veille de l'hôtel de la Mer-Égée, avec une suite composée de quelques cavaliers albanais et qu'ils avaient pris, à travers la campagne, le chemin de Salonique.
Le chemin de fer n'avait pas encore été coupé, mais il allait l'être et, en attendant, il servait uniquement aux mouvements des troupes. Kasbeck n'avait pu le prendre et Rouletabille en conçut quelque espoir, mais il dut bientôt se rendre compte de l'impossibilité où il allait être lui-même non seulement de prendre le chemin de fer, mais encore de suivre la route de Kasbeck. Sans compter que Kasbeck avait plus de trente-six heures d'avance sur lui, des reporters français ne manqueraient point d'être arrêtés à chaque instant et d'être retenus par tous les détachements ottomans qu'ils rencontreraient sur leur chemin. Ne voyaient-ils point déjà de quelles tracasseries on encombrait leur liberté, trop relative hélas!
Pendant ce temps, Kasbeck continuait tranquillement sa marche avec Ivana vers le harem de la villa Allatini!
Sur les quais du port, où il lui fut impossible de trouver le moindre petit bateau qui consentît à tenter l'aventure du voyage de Salonique, Rouletabille se rongeait les poings.
Tout à coup, il se tourna vers La Candeur:
—Vite, les chevaux!…
—Où allons-nous?…
—A Constantinople!…
—A Constantinople? Mais nous tournons le dos à Salonique! Et Ivana?…
—Mon vieux, expliqua rapidement Rouletabille en entraînant La Candeur, puisque nous ne pouvons aller au-devant d'Ivana, c'est Ivana qui viendra au-devant de nous!
—A Constantinople?
—A Constantinople!
—Mais tu perds la tête!…
—Non! Écoute-moi bien et saisis… Ivana suit Kasbeck; Kasbeck court après Abdul-Hamid. Je fais venir Abdul-Hamid à Constantinople où bientôt nous voyons arriver Kasbeck et Ivana!… Qu'est-ce que tu dis de ça?…
—Épatant!… Mais comment vas-tu faire venir Abdul-Hamid à
Constantinople?…
—Eh! il y a un moyen sûr; le faire monter sur un navire étranger, anglais ou allemand, qui n'aura rien à craindre des croiseurs grecs.
—Mon cher, permets-moi de te dire que ce n'est pas l'intérêt du gouvernement actuel de faire venir dans la capitale un sultan qui y a conservé de nombreux partisans!
—C'est encore moins son intérêt de le laisser à Salonique où il peut être proclamé à nouveau sans que le gouvernement central ait le pouvoir de s'y opposer!…
—Si le gouvernement craignait quelque chose de ce genre, reprit l'entêté
La Candeur, il n'attendrait point Rouletabille pour faire revenir dans le
Bosphore le sultan détrôné… Pour moi ils ne le feront point bouger de
Salonique tant qu'ils resteront maîtres de la ligne du Sud… Voilà mon
opinion…
—C'est la mienne aussi!… Voilà pourquoi il faut courir à Constantinople et persuader au gouvernement qu'il a tort de laisser le sultan là-bas; que les prochains combats sur la ligne de Lüle-Bourgas peuvent tourner mal et qu'il est de l'intérêt de Mahomet V d'avoir tout de suite Abdul-Hamid sous la main, dans le cas où ses partisans deviendraient menaçants!
—Ils t'écouteront ou ils ne t'écouteront pas, émit La Candeur dont la simplicité se refusait à entrer dans la complication du plan de Rouletabille.
—Ils m'écouteront!
—Bah! pourquoi ça?…
—Ils m'écouteront quand je leur dirai qu'il existe une conspiration pour remettre Abdul-Hamid sur le trône!
—Ce n'est pas le tout de dire ça! Il faut le prouver!
—Je le prouverai!…
—En quoi faisant?
—En donnant le nom des conjurés, des conjurés qui ont résolu de proclamer Abdul-Hamid à Salonique même! Alors, tu verras si le gouvernement ne fait pas revenir son Abdul-Hamid à Constantinople, et sans perdre un jour, sans perdre une heure, une minute! Tout de suite, peut-être même avant que Kasbeck ne soit arrivé à Salonique! Me comprends-tu, maintenant? Seulement, tu vois, que de notre côté, il ne faut pas perdre une seconde!…
—Rouletabille, tu ne feras pas ça!…Tu ne dénonceras pas ces pauvres gens!
—Ah! voilà Vladimir et Tondor, fit Rouletabille… Tondor où est M.
Priski?
—Il est à «la place», dit Vladimir, et distribue des pièces d'or pour avoir un laissez-passer pour Salonique! On lui prend les pièces, mais on lui refuse le laissez-passer.
—Les chevaux?…
—Dans la cour de l'hôtel de la Mer-Egée.
—Celui de M. Priski aussi?
—Tous les cinq!…
—Amène-les tout de suite!… Toi, Vladimir, cours à la place faire viser nos papiers par Ali bey et dis-lui que, comme il le désire, nous rentrons à Constantinople!
—Entendu, répond Vladimir, et je préviens M. Priski en même temps?
—Nullement! Laisse donc M. Priski aller à Salonique, nous n'avons pas besoin de lui à Constantinople!
—Eh bien! et son cheval?
—Ah! son cheval, par exemple, nous l'emmenons! Par les temps qui courent
il vaut mieux en avoir cinq que quatre… Je le confie à Tondor… Courez,
Vladimir, dans un quart d'heure, il faut que nous ayons quitté
Dédéagatch!…
Vladimir courut à «la place», Tondor s'en fut chercher les chevaux, Rouletabille se tourna vers La Candeur qui grognait, la tête basse et l'air sournois.
—Toi, file au télégraphe, lui dit-il, et envoie une dépêche à Paris disant que nous partons pour Constantinople… mais qu'est-ce que tu as?… Tu en fais, une tête!
—Écoute, Rouletabille, c'est de la blague, hein? Tu ne vas pas commettre une infamie pareille! D'abord ce n'est pas vrai que tu connaisses le nom de ces conjurés…
—Si, mon petit, et leur adresse!
—Qui est-ce qui te les a donnés?
—Gaulow lui-même qui est de l'affaire et qui avait eu le soin d'inscrire avec beaucoup d'ordre lesdits noms et lesdites adresses sur un petit calepin de poche qu'il a eu le tort de perdre à Sofia, la nuit où il est venu assassiner ce pauvre général Vilitchkov!… Eh bien! es-tu au courant, maintenant?… Trouves-tu toujours que c'est de la blague?…
—Rouletabille, si tu donnes ces adresses, on ira au domicile des conjurés!
—Parfaitement! et on trouvera certainement chez eux la preuve de leur conspiration!…
—Mais les malheureux seront pendus!…
—Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse, pourvu qu'Ivana soit sauvée!…
La Candeur leva ses bras formidables au ciel et clama:
—Évidemment! évidemment! évidemment!…
—Dis donc, La Candeur, préfères-tu qu'Ivana soit perdue et que je me fasse moine comme M. Priski?… Non, n'est-ce pas?… Eh bien! mets un frein à tes salamalecs et cours au télégraphe!
La Candeur s'éloigna sans manifester davantage ses sentiments humanitaires et en gémissant tout bas une fois de plus, sur le malheur pour un jeune homme de rencontrer sur sa route une Ivana Vilitchkov.
Une demi-heure plus tard, les trois reporters et Tondor étaient sur la route de Constantinople… Ils filaient à fond de train. Tondor, derrière, conduisait un cheval de rechange. Aux environs de Rodosto, ils tombèrent sur une reconnaissance de cavalerie bulgare qu'ils essayèrent en vain d'éviter. Il fallut faire contre mauvaise fortune bon coeur et se laisser emmener au poste d'avant-garde d'Haïjarboli, où Rouletabille trouva un officier pour examiner ses papiers, les papiers bulgares, naturellement, et la lettre du général Stanislawoff qu'il avait incontinent sortie.
XV.
36, ROUGE, PAIR ET PASSE!
Ils étaient arrivés à Haïjarboli à la nuit tombante. Le petit village était occupé par un détachement d'avant-garde, dont le chef occupait la maison du maire, lequel était en fuite. Les reporters furent très bien reçus à cause de la lettre du général-major et une chambre fut mise à leur disposition; enfin on leur donna des vivres dont ils avaient grand besoin. Rouletabille ne se plaignit point trop de ce contretemps. Les bêtes allaient se reposer quelques heures et La Candeur et Vladimir cesseraient de gémir sur leur faim. La Candeur se chargea de confectionner avec les vivres du régiment une soupe superfine, Vladimir l'y aida tandis que Tondor s'occupait des chevaux.
Pendant ce temps, Rouletabille examinait les lieux, comme toujours. La nuit même ils devaient abandonner sans crier gare les avant-postes bulgares et rentrer à nouveau dans la zone turque.
En dépit des doubles papiers dont ils étaient porteurs, cette petite opération ne se faisait jamais sans danger. Et il convenait de prendre ses précautions…
Rouletabille sortit donc de la chambre qui était au rez-de-chaussée et donnait sur une grande cour commune où la troupe achevait de souper autour des feux. Puis il quitta cette cour pour aller rendre visite à Tondor qui, sur ses instructions, n'avait pas fait entrer les bêtes dans la cour, mais les avait attachées à un arbre, derrière la maison. Il y avait là des champs déserts et un ravin profond par lequel il serait facile de se glisser après avoir fait une rapide enquête sur la disposition des avant-postes.
Rouletabille se promena une heure dans cette quasi-solitude et revint très rassuré sur son programme de la nuit. Comme il longeait les murs de la maison du maire, il se trouva en face de deux officiers qui prononcèrent un nom qui le fit tressaillir. Ils parlaient d'Athanase Khetew!
Rouletabille s'avança.
—Athanase Khetew? demanda-t-il à tout hasard en français. Vous parlez, messieurs, d'Athanase Khetew?
—Eh, monsieur, oui, répondit l'un des officiers, nous en parlons à propos de vous, car ce doit être vous qu'il cherche.
—Mais certainement! s'écria Rouletabille.
—Ah! bien; il sera heureux de vous rencontrer. Il y a assez longtemps qu'il vous réclame… Nous ne pensions point cependant, bien qu'il nous eût parlé de reporters français, qu'il s'agissait de vous, car il nous avait dit que vous aviez avec vous une jeune fille, la propre nièce du général Vilitchkov, mort assassiné quelques jours avant la déclaration de guerre.
—C'est bien de nous qu'il s'agit, messieurs, dit Rouletabille. Et si cette jeune fille n'est point ici, c'est qu'elle nous a quittés récemment.
—On avait dit à Athanase Khetew qu'elle s'était battue au premier rang à
Demir-Kapou.
—C'est exact.
—Et que depuis, poursuivant l'ennemi avec l'avant-garde de l'armée, elle n'avait cessé de se trouver aux avant-postes… Aussi Athanase Khetew cherche-t-il Mlle Vilitchkov sur tout notre front… Enfin, vous pourrez toujours lui donner de ses nouvelles… Il en sera fort heureux quand il va revenir…
—Il doit donc revenir ici?…
—Mais aux premières heures du jour, je crois… Il nous a quittés pour aller jusqu'à Baba-Eski et revenir…
—Et vous êtes sûr qu'il va revenir?
—Oh! absolument sûr, monsieur; il nous a laissé son prisonnier.
—Hein? fit Rouletabille, en dissimulant autant que possible l'émotion soudaine qui l'avait entrepris… Quel prisonnier?…
—Oh! un prisonnier auquel il a l'air de tenir beaucoup et pour lequel il a les plus grands soins… et que ne quittent point d'une semelle ses deux ordonnances. Du reste, il vous est facile de le voir…
Là-dessus, l'officier conduisit Rouletabille, toujours sur les derrières de la maison, à une petite fenêtre garnie d'un double barreau en croix.
—Regardez, fit-il.
Rouletabille se leva sur la pointe des pieds et regarda.
C'était bien cela! Rouletabille se mordit les poings pour ne pas crier de joie.
Dans un coin, pieds et poings liés, il avait reconnu le pacha noir Gaulow, sur lequel veillaient encore deux sentinelles.
Cette chambre, dans laquelle se trouvaient Gaulow et les deux sentinelles, était une sorte de réduit donnant directement sur la cour par une porte entr'ouverte, sur le seuil de laquelle une demi-douzaine de soldats, accroupis, jouaient aux osselets, jeu fort en honneur dans le Balkan.
Rouletabille quitta son observatoire et dit:
—Ah! je le connais, c'est le fameux Gaulow, l'ancien maître de la
Karakoulé! Je pense bien qu'Athanase Khetew doit y tenir!…
—Il nous a dit que c'était la première fois qu'il le quittait, mais un ordre du général Savof, commandant la première brigade de cavalerie, le demandait tout de suite à Baba-Eski.
—Messieurs, merci de tous ces excellents renseignements, fit Rouletabille, en saluant, je vous demande la permission d'aller souper.
—Bon appétit, monsieur.
Il rentra dans la cour; là, il constata, avec une grande satisfaction, que la chambre, sur le seuil de laquelle les soldats jouaient aux osselets, et par conséquent dans laquelle se trouvait le prisonnier, était adjacente à celle qui avait été abandonnée aux reporters.
Au moment où il allait pousser la porte de celle-ci, il entendit distinctement ces mots, prononcés par la voix métallique de Vladimir: «36, rouge, pair et passe!»
—Tiens, tiens, fit-il, on se croirait, ma parole, à Monte-Carlo.
Et il pénétra dans la pièce.
Là, il trouva le souper prêt, qui l'attendait: une grande écuelle de soupe fumante, dont l'odeur caressait, dès l'abord, agréablement les narines, et, à deux pas de là, près de la table, La Candeur et Vladimir qui, à son arrivée, s'étaient relevés assez brusquement.
—Eh bien, on soupe? leur demanda Rouletabille. Je commence à avoir faim, moi aussi. Mais qu'est-ce que vous faites-là?
La Candeur venait de retourner rapidement une grande carte sur la table, et Vladimir regardait l'heure à sa montre.
—Encore cette vieille plaisanterie! [Voir les incidents du Château Noir.] fit en riant Rouletabille qui, décidément, paraissait ce soir de la meilleure humeur du monde, encore cette carte! encore cette montre!… Ah ça, mais c'est toujours la carte de l'Istrandja-Dagh! Vous n'allez pas prétendre tout de même que vous étudiez le plan des opérations sur une carte de l'Istrandja-Dagh quand nous nous trouvons à quelques kilomètres de Tchorlou!…
—Rouletabille, émit La Candeur qui paraissait le plus embarrassé, nous nous rendions compte du chemin parcouru…
—Voyez-vous cela!…
Et Rouletabille, d'un tournemain, souleva la carte et la mit sens dessus dessous… Mais en même temps il découvrait sur la table tout un monceau de pièces d'or et d'argent. Il en fut comme ébloui, cependant que les deux compères, consternés, ne savaient quelle contenance tenir.
—Eh bien, mes petits pères!… fit Rouletabille.
Et il examina l'envers de la carte qui était divisé en une quantité de petits cadres portant chacun un numéro, depuis le numéro 0 jusqu'au numéro 36…
—Alors quoi? Vous jouez à la roulette?
—Faut bien! puisque tu nous confisques toujours nos jeux de cartes, soupira La Candeur.
—Passez-moi la montre, Vladimir!
Vladimir, qui avait remis précipitamment la montre dans sa poche, dut l'en retirer… et Rouletabille constata alors que cette montre, au lieu de marquer l'heure, avait une aiguille qui tournait sur un cadran marqué de 36 numéros et du 0 et qui s'arrêtait sur l'un de ceux-ci suivant que l'on appuyait plus ou moins longtemps sur le système de déclenchement.
Cette aiguille se mouvait si follement vite qu'il était impossible de savoir à l'avance sur quel numéro elle allait s'arrêter.
—Je comprends maintenant votre amour excessif de la géographie, dit Rouletabille, amour qui m'intriguait tant à la Karakoulé et aussi le besoin maladif que vous aviez de toujours savoir l'heure!… Il y a longtemps que vous avez cette montre-là? demanda-t-il en la mettant dans sa poche.
—Monsieur, c'est une montre, répondit Vladimir, à laquelle je tiens beaucoup, car elle m'a été donnée il y a quelques années par une personne qui m'est chère.
—Par la princesse?
—Justement, par la princesse… Ça a été son premier cadeau… Je partais pour Tomsk, où j'allais attendre avec quelques confrères de la presse moscovite les automobiles qui avaient entrepris le voyage de Pékin à Paris; cette bonne princesse redouta que je m'ennuyasse pendant le voyage et me fit cadeau de cette montre-roulette pour m'amuser en route. Je dois dire, du reste, que cette montre m'a toujours porté bonheur. Et c'était toujours quand j'avais justement besoin d'argent. Ainsi lors de ce voyage, en revenant en auto de Tomsk à Paris, elle m'a procuré l'une des premières grandes joies de ma vie. Chaque fois qu'un pneu crevait, j'invitais mes compagnons à me suivre sur le talus de la route pendant que le chauffeur réparait le dommage, et là, sur le dos d'une carte divisée au crayon en petites cases, comme nous avons fait à celle-ci, et ma montre-roulette en main, on organisait une petite partie. Il y avait des pneus qui me rapportaient cent francs, d'autres deux cents, d'autres qui me mettaient presque à sec, car il fallait bien perdre, quelquefois. Mais finalement, arrivé à Paris, de pneu en pneu, j'étais arrivé à gagner de quoi m'acheter une automobile.
—Mes compliments.
—Vous comprendrez, monsieur, que cette montre, à laquelle se rattachent d'aussi précieux souvenirs…
—Oui, vous y tenez beaucoup… Et cet argent? tout cet argent? Il y a au moins mille francs là, dit Rouletabille en faisant glisser toutes les pièces dans ses poches… D'où vient-il?… Je croyais, moi, que vous n'aviez plus le sou.
—Monsieur, dit Vladimir, qui pâlit devant le geste rafleur de
Rouletabille, c'est les mille francs de M. Priski.
—Mais vous m'avez dit que vous les lui aviez refusés!
—Pardon, interrompit La Candeur, c'est moi qui t'ai dit cela… Mais
Vladimir, lui, les a acceptés.
—Je les ai acceptés, corrigea immédiatement Vladimir, mais j'ai refusé ensuite de faire la commission.
—Oui, vous êtes un honnête garçon. Je m'en suis déjà aperçu plusieurs fois, répliqua Rouletabille… Eh bien, mes enfants, maintenant soupons!
—Monsieur, dit Vladimir, qui était soudain tombé à la plus morne tristesse, monsieur, si je tiens à ma montre, je tiens aussi beaucoup à cet argent que je n'avais pas encore perdu.
—Avant de le perdre, dit Rouletabille en lui servant sa soupe, il faudrait l'avoir gagné. Cet argent n'est pas plus à vous qu'à moi. Il est à M. Priski, puisque vous avez refusé de faire sa commission.
—C'est tout à l'honneur de Vladimir, apprécia La Candeur. Tu ne vas pas rendre cet argent à M. Priski, peut-être?
—Non, non, rassure-toi… J'ai son emploi tout trouvé.
—Qu'est-ce que tu vas en faire?
—Je vais vous dire cela tout à l'heure, au dessert.
Le souper fut assez triste, bien que Rouletabille se montrât de belle humeur, mais il n'arrivait point à dérider les deux partenaires.
—Écoutez! finit par dire Rouletabille, je vais vous rendre cet argent!
—Ah! ah! éclatèrent les deux autres.
—Seulement, vous allez faire exactement ce que je vais vous dire…
—Compte sur nous…
—Cet argent, vous allez le jouer…
—Vive Rouletabille!…
—Et le perdre…
—Oh! oh!… est-ce absolument nécessaire de le perdre? firent-ils en se renfrognant.
—Absolument nécessaire…
—Et contre qui allons-nous le perdre?
—Tout à l'heure, vous allez débarrasser la table et la pousser sur le seuil de la porte, expliqua Rouletabille. Sur cette table vous installerez votre roulette en exprimant, tout haut, que l'on étouffe dans cette chambre et que vous sentez le besoin de prendre l'air… sur quoi vous vous mettrez à jouer d'abord entre vous… Jetez tout votre or, tout votre argent sur la table!… Il y a près de là des soldats qui jouent aux osselets, ils viendront vous voir jouer à la roulette; aussitôt ils se mêleront au jeu; vous les laisserez gagner!
—Tout notre argent?
—Tout votre argent! si vous leur gagniez le leur ils ne vous laisseraient pas partir, tandis que lorsqu'ils vous auront vidés, ils ne s'occuperont plus de vous, se disputeront ensemble votre mise, et nous, nous nous «carapaterons»!
—Compris! dit La Candeur, qui ne tenait pas outre mesure à cet argent qu'il n'avait pas encore gagné à Vladimir.
—Oui, compris… mais c'est cher! observa mélancoliquement Vladimir.
—Ça n'est pas trop cher si l'on songe à ce que nous ferons pendant qu'ils joueront, dit Rouletabille, car il ne s'agit pas seulement de nous sauver, mais encore de délivrer un pauvre prisonnier qui se trouve dans la chambre à côté.
—Ah! ah! fit La Candeur.
—Oh! alors si c'est une question d'humanité! exprima philosophiquement
Vladimir.
—Et qui est-ce donc que ce prisonnier-là? demanda La Candeur.
—Ce prisonnier-là, c'est tout simplement Gaulow, messieurs!…
—Gaulow! s'écrièrent-ils, l'abominable Gaulow!…
—Lui-même!…
—Le prisonnier d'Athanase! s'exclama Vladimir!
—Le mari d'Ivana! gronda La Candeur.
—Le bourreau du général Vilitchkov! surenchérit Vladimir.
—Et c'est ce misérable, continua La Candeur, ce bandit qui a failli te prendre celle que tu aimes, après avoir assassiné le père et la mère et vendu la petite soeur de ton Ivana, c'est cet homme que tu veux sauver!…
—En sacrifiant mes mille francs! gémit Vladimir.
—Il est beau, ton «pauvre prisonnier» conclut La Candeur.
Et puis il y eut un silence et puis Rouletabille dit en se levant:
—C'est bien, je vais le délivrer tout seul.
Et il fit mine de partir, après avoir ramassé un couteau sur la table.
—Allons! Allons! s'exclama La Candeur en lui barrant le chemin, ne fais pas ta mauvaise tête… Tu sais bien que l'on fera tout ce que tu voudras!
—Peuh! marmotta Vladimir, il est bon, lui!… On voit bien que ce n'est pas avec son argent!
—Qu'est-ce que vous dites, Vladimir?
—Je dis, Rouletabille, que c'est dur d'abandonner mille beaux levas à des gens qui ne sauront point en jouir, mais qu'il ne faut point hésiter à le faire du moment que vous le demandez, car vous devez avoir quelques bonnes raisons pour cela…
—Certes! acquiesça le reporter, il s'agit tout bonnement du bonheur de ma vie.
—Du moment qu'il faut délivrer le mari pour que tu sois heureux en ménage, délivrons-le! fit La Candeur, mais du diable si j'y comprends quelque chose!
—Tu comprendras plus tard, La Candeur, prends ce couteau et suis-moi.
Ils sortirent tous deux et s'en furent sur les derrières de la maison.
Là, Rouletabille montra la petite fenêtre à La Candeur et lui dit à son tour:
—Regarde!
Quand La Candeur eut fini de regarder, il lui dit:
—Qu'est-ce que tu as vu?…
—Bien qu'il ne fasse pas bien clair dans cette échoppe, répondit l'autre, j'ai vu, à la lueur des feux de la cour, le sieur Gaulow à ne s'y point méprendre.
—Il est toujours adossé à la muraille?
—Oui, tout près de la petite fenêtre; en allongeant le bras à travers les barreaux, je pourrais lui planter ce couteau dans le coeur et il n'en serait plus jamais question.
—Garde-t'en bien, malheureux! fit Rouletabille, très ému… Jure-moi que tu ne toucheras pas à un cheveu de sa tête!
—Il est donc ton ami, maintenant, le brigand?
—Jure-moi cela?
—Eh! c'est entendu, que faut-il faire?
—Tu vas voir comme c'est simple! Tu commences à jouer avec Vladimir, les autres viennent et jouent… Moi, je m'en mêle. Alors, tu pars et tu viens ici. Pendant que nous faisons le boniment de l'autre côté, tu profites de l'inattention des gardiens pour attirer le regard du prisonnier; tu lui montreras le couteau et tu lui diras ou feras comprendre que tu désires couper ses liens, d'abord il sera étonné et puis se prêtera à l'opération en élevant les bras; une fois les bras délivrés il coupera lui-même les liens des jambes et il s'enfuira par la petite fenêtre.
—Il y a les barreaux! dit La Candeur.
—S'il n'y avait pas les barreaux, je n'aurais pas besoin de toi!… Tu es homme à me les desceller d'un coup!
La Candeur prit un barreau dans son énorme poing et commença de le tordre en le tirant à lui.
—Je sens qu'il vient, dit-il.
—Eh bien, je te laisse!… Il faut que tout soit prêt dans un quart d'heure. A ce moment, je crierai de toutes mes forces, et tu m'entendras parfaitement d'ici: Trente-six, rouge, pair et passe! Cela signifiera que les gardiens sont très occupés à jouer ou à regarder jouer et que vous pourrez y aller en toute confiance. Tu finis de faire sauter le barreau, tu aides l'homme à sortir de là et tu le conduis sous l'arbre où l'attendra un cheval que je vais faire seller immédiatement par Tondor. Nous en avons un de trop; tu vois comme ça tombe!…
—Et après?
—Eh bien, après, quand l'homme sera parti à fond de train, tu viendras nous rejoindre tranquillement dans la cour, tu te mettras à la partie et le reste me regarde… C'est entendu?…
—C'est entendu!… Mais que diable…
—Trente-six, rouge, pair et passe! Rappelle-toi.
—Oui! oui!…
Rouletabille là-dessus s'en fut parler à Tondor, qui se mit aussitôt non seulement à seller le cheval de M. Priski, mais encore les autres, puis le reporter revint auprès de La Candeur, lequel, en silence, et par un effort soutenu, avait à peu près descellé les barreaux, sans que personne, à l'intérieur de la bicoque, pas même le prisonnier, s'en fût aperçu.
Rouletabille, après avoir félicité La Candeur, rentra avec lui dans la cour.
Vladimir avait déjà sorti la table, étalé sa carte, pris sa montre-roulette, quand Rouletabille et La Candeur apparurent.
Du plus loin qu'il les aperçut, il leur proposa une partie. Rouletabille se récria joyeusement et aussitôt jeta tout l'argent sur la table en proclamant qu'il allait tenir la banque.
Les soldats aussitôt accoururent et les deux gardiens qui s'étaient tenus jusqu'alors à l'intérieur du réduit se montrèrent sur le seuil. Le jeu commença. Au bout de cinq minutes, les sous-officiers, voyant que la banque perdait toujours et qu'il suffisait à Vladimir de mettre une pièce sur un numéro pour qu'il fût couvert d'or par Rouletabille, qui annonçait les numéros qu'il voulait, risquèrent quelques levas et gagnèrent. Comme il était entendu, La Candeur alors s'esquiva. L'officier survint, qui fut heureux à son tour. On se bousculait autour de la table; les deux gardiens étaient maintenant tout à fait sortis du réduit. Ils étaient montés sur une pierre et ne prêtaient d'attention qu'au jeu.
Un quart d'heure se passa ainsi, puis Rouletabille s'écria tout à coup:
—Trente-six, rouge, pair et passe!…
Il y eut des cris, des exclamations, tout un tumulte, car Vladimir, sur un coup d'oeil de Rouletabille, avait chargé le trente-six. La banque avait sauté! L'officier et les sous-officiers applaudirent. Vladimir et les soldats firent chorus.
Rouletabille alors ordonna à Vladimir de prendre à son tour la banque, ce qu'il fit sans dissimuler du reste son peu d'enthousiasme. Rouletabille avait gardé en main la roulette et annonçait lui-même les numéros, de telle sorte que maintenant tout l'or de Vladimir s'en allait dans la poche de l'officier et du sous-officier, avec applaudissements réitérés des soldats que la proclamation de chaque numéro, répété en bulgare par l'officier, mettait en joie.
Sur ces entrefaites, La Candeur reparut. Il fit un coup de tête et Rouletabille comprit que tout était terminé. Le reporter poussa un soupir et trembla de joie. Sur un dernier coup, il fit tout perdre à Vladimir, qui régla le jeu d'une façon assez maussade.
—Décidément, ça n'est pas une bonne affaire que de tenir la banque! exprima gaiement l'officier.
—Euh! ça dépend, dit La Candeur, en hochant la tête. Il suffit quelquefois d'un coup pour que la banque rafle tout ce qui est sur la table.
—Eh bien, tenez donc la banque à votre tour!
Mais à ce moment, on vit accourir Tondor, qui poussait des cris furieux:
—Monsieur, monsieur, on nous a volé un cheval!
—On nous a volé un cheval! répéta Rouletabille, en manifestant aussitôt la plus méchante humeur. Ce n'est pas assez que l'on nous gagne tout notre argent, il faut encore que l'on nous vole un cheval!
—Il faut voir cela, dit l'officier.
—Comment, s'il faut voir cela! Je crois bien qu'il faut voir cela! s'écria Vladimir. Nous avons des chevaux qui nous ont coûté cher!
Et tous se mirent à courir derrière Tondor qui sortait de la cour, en donnant des explications. Il arriva ainsi sous son arbre et narra, avec force gestes destinés à traduire son indignation, que l'on avait abusé de son sommeil pour voler un des cinq chevaux dont il avait la garde.
—Enfin, messieurs, ce garçon à raison, dit Rouletabille, vous nous avez vus arriver avec cinq chevaux, et maintenant il n'y en a plus que quatre. Je me plaindrai au général-major…
—Monsieur, dit l'officier, calmez-vous. Je vais faire procéder à une enquête et je vous jure que nous le retrouverons, votre cheval!
Sur ces entrefaites, on entendit les cris des gardiens à la petite fenêtre.
—Le prisonnier! le prisonnier! criaient-ils en bulgare.
L'officier se précipita:
—Quoi? le prisonnier?
Les autres montrèrent les barreaux descellés et expliquèrent comme ils purent que, profitant de ce qu'ils avaient le dos tourné, le prisonnier s'était enfui… Aussitôt l'officier courut à Rouletabille.
—Monsieur, savez-vous qui a pris votre cheval? C'est le prisonnier d'Athanase Khetew qui vient de s'échapper et qui a sauté sur la première bête qu'il a rencontrée…
—Le misérable! s'écria Rouletabille. Et dans quelle direction est-il parti?…
—Oh! sans nul doute, dans celle de Constantinople. Vous comprendrez qu'il en a assez des Bulgares! Mais moi, que vais-je dire à Athanase Khetew quand il va revenir tout à l'heure?… D'autant plus qu'il m'est défendu par ma consigne de bouger d'ici… Le prisonnier peut courir!
—Monsieur, s'écria Rouletabille, ne vous lamentez pas. Nous rattraperons notre cheval et nous vous ramènerons votre prisonnier. En selle! messieurs, en selle!…
XVI
CHEVAUCHÉE DANS LA NUIT
Il sauta lui-même sur sa bête et partit à fond de train, suivi de Vladimir et de Tondor.
Quand il s'aperçut qu'il n'était point suivi de La Candeur ils avaient déjà fait deux kilomètres! poursuivant Gaulow avec une rapidité folle, si bien que Vladimir n'avait pu s'empêcher de crier:
—Mais est-ce que nous voulons vraiment l'atteindre?
—Si je veux l'atteindre? s'exclama Rouletabille! Je crois bien que je veux l'atteindre!… Seulement, nous allons attendre La Candeur cinq minutes! qu'est-ce qu'il peut bien faire cet animal-là!
On stoppa, mais Rouletabille semblait cuire à petit feu sur sa selle, tant il se remuait et montrait d'impatience.
Enfin, on entendit un galop, et au-dessus de la plaine magnifiquement éclairée par une de ces prodigieuses nuits d'Orient que chantent les poètes, se dessina l'importante silhouette d'un cavalier qui, sur son passage, faisait trembler la terre.
C'était La Candeur qui manifesta une joie bruyante en retrouvant ses amis et qui voulut expliquer la cause de son retard, mais Rouletabille ne lui en laissa pas le temps.
—En route! En route!
Et il repartit comme le vent.
—Ah ça! mais qu'est-ce que nous avons à courir comme ça? demanda La
Candeur à Vladimir.
—Il paraît qu'il veut rattraper Gaulow.
—Hein? tu es maboule?
—C'est lui qui l'est!… Il a tout fait pour le faire sauver et maintenant qu'il est parti, il veut le reprendre!…
—Mais pourquoi faire?
—Est-ce que je sais, moi, va le lui demander!…
Justement Rouletabille venait de s'arrêter brusquement à l'angle de deux routes.
Laquelle fallait-il prendre? Certes! Gaulow avait dû laisser des traces de son passage, traces que Rouletabille, même à cette heure de nuit, aurait très bien été capable de démêler, mais il fallait descendre de cheval, s'astreindre à une étude sérieuse du terrain, bref, perdre un temps précieux, et, pendant ce temps, l'autre filait, augmentait son avance. Rouletabille appela La Candeur:
—Tu nous as déjà fait perdre du temps; tâche en ce qui te concerne, de le rattraper. Tu vas prendre la route de gauche avec Tondor, moi celle de droite avec Vladimir.
—Où nous retrouverons-nous?
—Devant Tchorlou, par où nous sommes obligés de passer. Rendez-vous près de la ligne du chemin de fer… Tâche d'éviter le gros des forces turques qui est au Nord du côté de Saraï, m'a dit l'un des officiers… Du reste, toute cette partie sud m'a l'air bien débarrassée.
—Alors, c'est vrai que nous courons après Gaulow? fit La Candeur.
—Tu penses!… Il faut le rattraper coûte que coûte!…
—Et si je le rattrape; qu'est-ce que je fais?
—Eh bien, tu le tues! Ah! sans pitié, hein?… Je te jure que si, de mon côté, je le rencontre, je ne le rate pas!… Il est sans armes… il ne pourra même pas se défendre… Et surtout pas de sotte pudeur!… pas de générosité!… Tue-le comme un assassin qu'il est… Écrase-le comme une bête venimeuse qui, vivante, sera toujours à craindre…
—Mais enfin, je rêve, s'écria La Candeur, ou tu déménages! Hier tu renaissais à la vie en apprenant que Gaulow n'était pas mort. Tu me déclarais que tu ne pouvais épouser Ivana que son mari vivant. Tout à l'heure tu me faisais jurer de ne point toucher à un cheveu de sa tête, et maintenant tu veux que je le tue!…
—Oui, si tu m'aimes, fais cela pour moi…
Complètement ahuri, La Candeur continuait:
—Tu cours après lui et tu lui prêtes un cheval pour se sauver!…
Mais Rouletabille ne l'écoutait plus. Il avait fait signe à Vladimir et déjà ils filaient à toute allure sur l'une des routes qui vont d'Haïjarboli à Tchorlou…
Devant Tchorlou, ils durent s'arrêter; ils n'avaient pas vu Gaulow; ils étaient arrivés près de la ligne du chemin de fer abandonnée sur un point qui était l'aboutissement de trois routes et ils allaient se heurter aux avant-postes turcs dont ils entendaient le «Qui vive!» dans la nuit qui commençait à se peupler de mille ombres… Du côté de Saraï, un projecteur fouillait les ténèbres… C'était là, entre Bunarhissar, Lüle-Bourgas, Saraï et Tchorlou, dans ce vaste quadrilatère silencieux, que se préparait le choc formidable où, dans une bataille de quatre jours, allait se décider le sort de la Turquie d'Europe…
Rouletabille et Vladimir étaient descendus de cheval et s'étaient dissimulés derrière une haie d'où ils pouvaient surveiller la route.
—Si La Candeur ne l'a pas rencontré, disait Rouletabille, Gaulow s'est sauvé une fois de plus!… Tout de même il peut se vanter d'avoir de la chance!
—Sur! exprima Vladimir, il doit être aussi «épaté» que moi de se voir délivrer par nous.
—Écoutez, Vladimir, il y a des choses que je ne puis vous expliquer, mais au moins il faut que vous compreniez une chose, c'est qu'il est absolument nécessaire que vous gardiez le silence sur la façon dont Gaulow s'est enfui. Je puis compter sur vous, n'est-ce pas?
—Oh! absolument, d'abord ça n'est pas un événement dont je prendrais plaisir à me vanter ni dont je puisse garder un très agréable souvenir, ajouta Vladimir, qui pensait toujours à ses mille francs.
Rouletabille fit celui qui n'avait pas entendu ou compris, et dit:
—Je voudrais bien que La Candeur arrive; on profiterait du reste de la nuit pour gagner vers le Sud et éviter toute la soldatesque. On arriverait demain à Constantinople, en remontant par Tchataldja.
—Qu'allons-nous faire à Constantinople?
—Chercher mon courrier, répondit vaguement Rouletabille, et nous reviendrons ensuite assister à la bataille.
—Écoutez, fit Vladimir, j'entends un galop!
—Deux galops! rectifia Rouletabille. Ce sont eux! Deux minutes plus tard, en effet, La Candeur et Tondor arrivaient. Rouletabille et Vladimir étaient de nouveau en selle.
—Rien? demanda de loin Rouletabille.
—Si! nous l'avons vu!… répondit La Candeur qui paraissait fort essoufflé.
—Eh bien?
—Eh bien, je te raconterai cela plus tard. Ce qui s'est passé est épouvantable!…
—Tu ne l'as pas tué?
—Non!… Mais j'en ai tué un autre!…
—Qui?…
—Athanase Khetew!…
—Tu as tué Athanase! s'écria Rouletabille en sursautant sur sa selle.
—Eh bien, oui, j'ai tué Athanase! C'est affreux n'est-ce pas?…
—Mais comment as-tu fait une chose pareille?…
—Écoute, je te dirai ça plus tard, fit La Candeur haletant. Tant que nous ne serons pas avec les Turcs, je ne serai pas tranquille!… Tu comprends, j'ai tué un officier bulgare, moi!… Filons!…
—Oui, filons!… répéta Rouletabille. Oh! ça, par exemple, c'est épouvantable!…
—C'est surtout extraordinaire! fit La Candeur.
Et ils repartirent, crevant leurs chevaux. Ils ne soufflèrent un peu que bien plus tard, quand ils aperçurent au loin les hauteurs de Tchataldja. Alors Rouletabille se retourna vers La Candeur.
—Maintenant, raconte-moi ce qui s'est passé!… Tu as rencontré Athanase et tu l'as pris pour Gaulow!…
—Oh! non! non!… C'est bien plus extraordinaire que ça!… et je t'avouerai que pour peu que ça continue, je vais devenir fou, moi aussi!…
—Mais va donc!…
—Nous filions sur la route, Tondor et moi… et nous étions en train de nous dire que Gaulow ne manquerait point d'être rencontré soit par toi, soit par nous, parce que Tondor avait eu soin de lui donner le plus mauvais cheval; quant tout à coup nous avons aperçu sur la route, au débouché d'un ravin, Gaulow lui-même!…
—Ah!…
—Nous gagnions sur lui!… Il se retournait à chaque instant et ce n'était plus qu'une affaire de quelques minutes… quand, derrière nous, nous entendons un galop… Nous nous retournons à notre tour et la nuit est si claire que nous reconnaissons Athanase… Athanase qui arrivait comme la foudre… Il venait certainement d'Haïjarboli où on lui avait appris la fuite de son prisonnier et, comme nous, il courait après…
Je lui criai alors pour le rassurer:
—Nous le tenons! Nous le tenons!
«Et je pique encore des deux… Mais Gaulow, par un suprême effort, avait regagné un peu. Je me souvins alors que tu m'avais dit de le tuer comme un chien ou comme une vipère plutôt que le laisser échapper. Je sortis mon revolver en criant à Athanase:
—Ayez pas peur!… Il ne nous échappera plus!
Et je me mis à tirer sur Gaulow.
Mais dans le même instant Athanase arrivait et au lieu de se jeter sur
Gaulow, comme je m'y attendais, tombait sur moi à grands coups de sabre!
Heureusement que mon cheval fit un un écart, car j'étais, ma foi, bel et
bien coupé en deux!… N'est-ce-pas, Tondor?
—Oh! j'ai cru que ça y était, fit Tondor.
—Et alors?
—Eh bien alors, ça a été très vite, tu sais… Je ne voulais pas être coupé en deux, moi… d'autant plus que je trouvais ça tout à fait injuste… Voilà un homme à qui je rends le service de courir après son prisonnier et qui me fiche un coup de sabre… Moi, je lui ai répondu avec mon revolver, et il a été évident tout de suite que si j'avais raté Gaulow, je n'avais pas raté Athanase. Ah! il a basculé tout de suite et s'est étalé sur la route; ça a fait floc!…
—Floc! répéta Tondor.
—Sur quoi nous sommes descendus, Tondor et moi, car il ne pouvait plus être question de rattraper Gaulow, qui avait disparu à travers champs… Et nous nous sommes penchés sur Athanase pour savoir ce qu'il en était. Eh bien, il était mort!…
—Mort! répéta Tondor.
—Mon vieux, j'en suis encore tout bleu!
—Es-tu sûr qu'il est mort?… demanda, pensif, Rouletabille.
—Si j'en suis sûr! J'ai écouté son coeur, il ne battait plus. Pour sûr qu'il est bien mort; mais c'est lui qui l'a voulu… Tu ne m'en veux pas trop, dis?…
—Écoute, répondit Rouletabille, tout ceci est épouvantable… Et j'aurais préféré que tu eusses tué Gaulow…
—Mon vieux, j'ai fait ce que j'ai pu…
—Sans doute, reprit Rouletabille qui paraissait au fond beaucoup plus soucieux que peiné; mais il ne faudra pas t'en vanter…
—Mon Dieu, je me tairai si ça peut te faire plaisir; mais en ce qui me concerne, je n'aurais nulle honte à raconter que j'ai tué d'un coup de revolver un monsieur qui voulait m'occire d'un coup de sabre… En voilà encore un drôle d'Ostrogoth!…
Vladimir, qui n'avait encore rien dit, exprima son opinion:
—Cet homme n'a eu que ce qu'il méritait.
Après cette dernière parole, il ne fut plus question d'Athanase.
XVII
QUESTIONS FINANCIÈRES
Pendant que Rouletabille restait silencieux, Vladimir entreprit un grand éloge de Constantinople, qu'il connaissait à fond et dont il vanta l'aspect enchanteur.
—Y a-t-il une bonne brasserie? demanda La Candeur.
—Oh! excellente!… A Constantinople, on trouve tout ce que l'on veut!…
—Je n'en demande pas tant, répliqua La Candeur; si je pouvais avoir seulement un bon bifteck aux pommes et un bon demi!…
—Encore faut-il avoir de quoi le payer! dit Rouletabille, qui se rappelait soudain, au moment d'entrer dans la ville, qu'ils n'avaient plus le sou.
—Ah! ça n'est pas l'argent qui manque! exprima La Candeur d'un air assez dégagé.
—Tout de même, fit Rouletabille, en attendant que le journal nous en envoie, je ne sais pas comment nous allons faire, car il nous en faut tout de suite, pour les dépêches!…
—T'occupe pas de ça! reprit La Candeur. J'ai deux mille francs.
—Tu as deux mille francs?…
—Je comprends… s'écria joyeusement Vladimir. Tu les auras trouvés dans les poches d'Athanase.
—Oh! fit Rouletabille en arrêtant son cheval, ça n'est pas possible!…
—Ce jeune Slave me dégoûte! fit La Candeur en se détournant de Vladimir.
—Mais enfin qu'est-ce que c'est que ces deux mille francs-là? demanda
Rouletabille.
—Eh bien, ce sont les deux mille francs de M. Priski.
—Les deux mille francs de M. Priski! Qu'est-ce que tu me racontes encore là?
—L'exacte vérité… Tu sais bien que M. Priski a, à Kirk-Kilissé, donné mille francs à Vladimir, auxquels je n'avais pas voulu toucher?…
—Oui, mais ces mille francs, Vladimir les a perdus à Haïjarboli!
—Attends. Tu te rappelles aussi qu'à Stara-Zagora, M. Priski a voulu me donner les autres mille francs qu'il nous devait encore?…
—Parfaitement, mais tu les lui as honnêtement refusés.
—Certes!… Et M. Priski n'a du reste pas insisté, mais quand je le revis le lendemain, je lui dis:
«—Monsieur Priski, je vous ai refusé les mille francs parce qu'il a toujours été entendu que je ne les toucherais pas, moi!… Mais Vladimir y compte bien, lui! Glissez-les donc dans une enveloppe et je remettrai ces mille francs, moi-même, à Vladimir.»
M. Priski, qui est un honnête homme et qui ne voulait pas manquer à sa parole à la veille d'entrer au couvent, m'a répondu:
«—Chose promise, chose due: les voilà!»
Je mis l'enveloppe dans ma poche, me disant qu'à la première occasion, je donnerais cet argent à Vladimir; mais de cela je ne me pressai point, sachant que Vladimir avait déjà mille francs et le connaissant fort dépensier! Or, ce soir, comme Vladimir avait perdu mille francs au jeu avec tous ces Bulgares et qu'il paraissait tout désolé, je sortis l'enveloppe de ma poche pour la lui tendre. Seulement, dans ce moment, Tondor arriva et survint le tumulte que tu sais!… Vladimir le suivit hors de la cour… Les trois quarts des joueurs se dispersèrent alors que l'officier venait de me crier: «Prenez donc la banque, vous!»… Ce défi arrivait dans une minute où je me faisais de tristes réflexions sur la nécessité de laisser aux Bulgares un argent qui aurait été si bien dans notre poche. Je ne résistai point au désir de regagner le tout: et c'est ce qui arriva… L'officier revint, après votre départ, et la partie reprit. Et, avec les mille francs de Vladimir, j'ai regagné les mille francs que nous avions perdus!
—Hourra! s'écria Vladimir.
—C'est alors ce qui explique ton retard, La Candeur, dit Rouletabille, qui était lui-même enchanté.
—Justement!…
—Tu n'as pas été long à regagner cet argent!…
—Les Bulgares s'étaient emballés sur les carrés du 22!… Or, avec cette montre, je sais très bien comment il faut faire pour ne point faire sortir les carrés du 22…
—Les deux cocottes! dit Vladimir.
—C'est la première fois que ces dames me portent bonheur, répondit La
Candeur.
XVIII
A CONSTANTINOPLE
Ce soir-là, à l'heure du thé, on ne parlait que de la terrible défaite des Turcs à Lüle-Bourgas, dans les salons de l'ambassade de France, où, avec leur bonne grâce coutumière, l'ambassadrice et l'ambassadeur accueillaient quelques représentants de la presse française. Réunion intime où l'on se communiquait les dernières nouvelles de la journée.
Dans un coin, on prêtait une extrême attention à Rouletabille, qui était arrivé à Constantinople sans que personne l'y attendît, quelques jours auparavant, et qui avait trouvé le moyen d'en ressortir pour assister au gigantesque duel. Il en était revenu au milieu d'une débâcle sans nom. Il racontait comment, pendant les quatre journées de bataille, Abdullah pacha, qui commandait en chef l'armée turque, était resté enfermé dans une petite maison de Sakiskeuï, où il avait établi son quartier général. C'est là qu'au hasard d'une randonnée, Rouletabille l'avait trouvé. Le général mourait littéralement de faim et ses officiers d'ordonnance étaient en train de gratter de leurs ongles la terre d'un maigre jardin, afin d'en extraire des racines de maïs qu'on faisait délayer et bouillir dans un peu de farine. C'est tout ce qu'avait à manger le commandant en chef d'une armée de 175.000 hommes!
Rouletabille avait donné à Abdullah pacha quelques boîtes de conserves qu'il avait emportées avec lui, et pendant trois jours, c'est lui, le reporter, qui avait nourri le général en chef.
—Oui, mais vous étiez au premier poste pour apprendre les nouvelles! lui fit remarquer le premier secrétaire.
—Ne croyez pas cela, répondit Rouletabille. Ce pauvre général était toujours le dernier à apprendre quelque chose… Il n'avait ni télégraphe, ni téléphone de campagne, ni aéroplane, ni rien… Les routes étaient si mauvaises qu'il ne pouvait même pas avoir d'estafettes. C'est moi qui, au prix de mille difficultés, lui ai appris la déroute de ses troupes autour de Turkbey!
—Enfin nous assistons à la ruine de la Turquie, dit un confrère.
—Oh! la ruine? C'est bientôt dit!… Si on voulait défendre Tchataldja… fit Rouletabille.
—Dans tous les cas, nous allons assister à une révolution, repartit le journaliste.
—Le bruit court qu'Abdul-Hamid a des chances de remonter sur le trône, avança un autre.
L'ambassadeur s'approcha de Rouletabille et lui dit:
—Mes compliments. Je viens de recevoir un télégramme où il est question de vos intéressantes correspondances.
Rouletabille rougit de plaisir.
—Mais comment les expédiez-vous? s'il n'est pas indiscret de vous poser une pareille question, demanda un correspondant.
—Nullement. J'ai à mon service un Transylvain, un nommé Tondor, garçon fort débrouillard, qui me les porte en Roumanie… J'évite ainsi bien des retards et bien des ennuis.
A ce moment, La Candeur entra, se prit le pied dans un tapis et faillit tomber en voulant baiser galamment la main de l'ambassadrice, ainsi qu'il avait vu faire à Rouletabille; il se raccrocha heureusement à celle de l'ambassadeur, puis s'approcha, tout rouge de sa maladresse, de son reporter en chef et lui tendit un pli.
—Tondor est revenu?
—Oui!…
—Vous permettez, messieurs? Des nouvelles de Paris.
C'était une lettre de son directeur.
Rouletabille lut avec une joie qu'il dissimula les compliments dont elle était pleine. L'Époque avait triomphé avec cette histoire de Marko Le Valaque… et tous les lecteurs de la Nouvelle Presse qui s'étaient intéressés aux premiers articles de cet étrange correspondant étaient allés chercher la suite dans la feuille rivale, sous la signature de Rouletabille. Enfin on avait connu la vérité sur la prise de Kirk-Kilissé, et le directeur de l'Époque écrivait au reporter: «Continuez, mon ami, et ne bluffez jamais! Il faut laisser cela aux journalistes d'occasion et à Marko Le Valaque!»
—Eh bien, qu'est-ce qu'on dit à Paris? demanda le drogman.
—On dit que les Bulgares seront ici avant huit jours et qu'ils célébreront dimanche prochain la messe à Sainte-Sophie.
—Voilà l'ouvrage des Jeunes-Turcs! fit quelqu'un.
—Et des Allemands! ajouta un autre.
—Messieurs, vous savez que l'on attend incessamment Abdul-Hamid!… dit un lieutenant de vaisseau en se rapprochant. Nous avons reçu à bord du Léon-Gambetta un télégramme sans fil nous apprenant que l'ex-sultan et son harem avaient été embarqués à Salonique sur le stationnaire allemand Loreleï… et le Loreleï a mis le cap aussitôt sur les Dardanelles.
Rouletabille prit à part La Candeur:
—Vladimir est à son poste?
—Je viens de le voir… Rien de nouveau…
Un journaliste dit:
—Le gouvernement s'y est pris juste à temps.
Vous savez que pour rien au monde il ne voulait revoir Abdul-Hamid dans le Bosphore… mais on lui a dénoncé une conspiration qui était près d'éclater à Salonique… C'est alors seulement qu'il a donné des ordres…
—On a arrêté les conjurés? demanda un secrétaire.
—Encore une petite séance de pendaison pour nous distraire… fit un jeune attaché encore imberbe.
—L'horreur! exprima l'ambassadrice.
La Candeur, très pâle, regardait Rouletabille qui, rose et enjoué, ne semblait nullement gêné par le remords…
Mais l'officier de marine dit:
—Rassurez-vous, madame, les gibets chômeront pour cette fois… Le gouvernement a trouvé, en effet, les preuves de la conspiration chez les conspirateurs, mais les conspirateurs eux-mêmes étaient partis!…
—Vous en êtes sûr?
—Absolument, je sais qu'ils ont pu gagner par mer Trébizonde, d'où ils ont repris un bateau pour Odessa. Par un hasard miraculeux, en même temps qu'on les dénonçait, ils étaient avertis, eux, qu'ils étaient dénoncés!
La Candeur respira bruyamment. Rouletabille souriait.
—Je suis sûr, fit le drogman, qu'Abdul-Hamid ne doit guère tenir à remonter en ce moment sur le trône, s'il sait ce qui se passe.
—Oui, mais il ne le sait pas!
—Eh bien, il en ferait une tête, si, redevenu sultan, on lui apprenait qu'il va peut-être perdre Constantinople et Yildiz-Kiosk…
—Et la chambre du trésor, ajouta en riant le drogman.
—Ah! oui, la fameuse chambre du trésor, reprirent en choeur tous ceux qui étaient là.
—Enfin a-t-elle véritablement existé? demanda l'ambassadrice.
—Elle existe! répondit le drogman… Pour cela, il n'y a pas de doute…
Et il n'y a pas que moi qui y croie!
—Qui donc encore?
—Eh bien, le gouvernement actuel, qui a fait tout son possible pour la découvrir et qui n'y a point réussi encore!…
—Pas possible!
—Enfin, vous savez si les Jeunes-Turcs, dès le lendemain de la révolution, ont fait tout bouleverser à Yildiz-Kiosk…
—Oui, et on n'a rien trouvé!…
—On n'a rien trouvé… on n'a rien trouvé… Ce n'est pas fini… On a tout de même appris quelque chose, je le sais par Zekki bey, le secrétaire de l'intérieur qui n'y croyait sûrement pas, lui, à la chambre du trésor!
—Et qu'est-ce qu'on a appris? demanda Rouletabille, que cette conversation semblait intéresser au plus haut point.
—On a appris, grâce à l'espionnage auquel on s'est livré autour d'une ancienne cadine d'Yildiz-Kiosk…
—Je parie qu'il s'agit de Canendé hanoum, fit le jeune attaché… Ah! on lui en fait raconter à celle-là!… On lui fait dire tant de bêtises sur l'ancienne cour du sultan déchu qu'elle ne veut plus sortir de chez elle et qu'elle a décidé, paraît-il, de fermer sa porte à toutes ses amies…
—Il s'agit en effet de Canendé hanoum… On lui fait dire beaucoup de choses parce que l'on n'ignore pas qu'elle est très renseignée. Elle a eu l'esprit de savoir vieillir et de rester jusqu'au bout dans les bonnes grâces d'Abdul-Hamid, qui se confiait volontiers à elle. Enfin je vous raconte ce que l'on m'a dit. Canendé hanoum est sûre qu'il y a une chambre du trésor!
—Est-ce qu'elle l'a vue?
—Non, elle ne l'a pas vue!
—Ah! bien, c'est toujours la même chose…
—Mais elle aurait vu souvent le sultan qui s'y rendait… et pour s'y rendre, il devait toujours passer par le couloir de Durdané et c'était encore par là qu'il repassait quand il en revenait…
—Et alors? demanda, curieuse, l'ambassadrice.
—Et alors on a cherché tout autour de ce couloir et l'on n'a rien trouvé… voilà pourquoi Zekki bey est resté si sceptique.
—Où aboutissait-il, ce couloir? demanda le premier secrétaire.
—A un kiosque fermé, aménagé en jardin d'hiver et que l'on a mis sens dessus dessous… on n'a rien trouvé, mais on cherche encore…
—Moi, dit l'officier de marine, on m'a raconté autre chose… un jour que je glissais en caïque sur les eaux du Bosphore, non loin des ruines de Tchéragan, mon attention fut attirée par une sorte de ponton amené à côté de la station des bateaux à vapeur… Sur ce ponton il y avait une cabane d'où sortaient des scaphandriers… je demandai à quel travail ces hommes se livraient et l'un des caïdgis me dit que c'était le gouvernement qui faisait procéder à une étude du terrain sous-marin pour l'édification d'une «échelle» destinée à servir de station modèle pour le service des bateaux à vapeur. Comme la chose se passait juste en face du jardin du sultan et que l'on parlait beaucoup à ce moment de la fameuse «chambre du trésor», je dis en riant:
«—Ils cherchent peut-être la chambre du trésor au fond du Bosphore!… J'avais lancé cela comme une boutade et je n'y attachais pas d'importance quand Mohammed Mahmoud effendi avec qui je faisais, ce jour-là, ma promenade fit: «Eh! eh!» et se mit à regarder attentivement ce qui se passait sur le ponton. Il avait même prié les caïdgis de s'arrêter, mais aussitôt un caïque vint vers nous, dans lequel se trouvait un commissaire qui nous pria de nous éloigner. Alors Mohammed Mahmoud effendi me dit:
«—Tiens! tiens! voilà qui est bizarre!… est-ce que Canendé hanoum aurait dit vrai?
«—Qu'est-ce qu'elle a encore dit, Canendé hanoum? lui demandai-je.
«—Elle aurait dit que si l'on voulait trouver la chambre du trésor, il fallait la chercher par le Bosphore, parce que le sultan ne lui avait point caché qu'il ne craignait rien pour cette chambre, attendu qu'il pourrait la noyer d'un seul coup; d'où Canendé hanoum tirait cette conclusion, qu'elle communiquait avec le Bosphore.»
—En voilà une histoire pour quatre scaphandriers! dit Rouletabille.
—Vous les avez comptés? demanda en souriant l'officier.
Rouletabille rougit.
—Mon Dieu, oui!… Je les ai vus comme tout le monde… ça m'amuse toujours de regarder des scaphandriers descendre dans l'eau… je vous avouerai même que j'aurais bien donné quelques piastres pour être à la place de l'un d'eux…
—Ah! ah! vous aussi, vous voudriez découvrir la chambre du trésor?
—Moi! nullement!… mais je pense que ce doit être une chose bien curieuse que de fouler le sol sous-marin du Bosphore… Que de souvenirs on doit y heurter à chaque pas!… Songez donc aux peuples innombrables qui, depuis le commencement de l'histoire ont passé et repassé ce détroit et ce qu'ils ont dû y laisser tomber au passage!
—Oui, déclara d'un air entendu La Candeur, quelle boîte aux ordures!
—Quelle tombe plutôt… rectifia le drogman. Ça doit être plein de cadavres là-dedans!… mais ces scaphandriers ne doivent pas voir grand'chose…
—C'est ce qui vous trompe… fit le lieutenant de vaisseau. Je les ai assez vus pour vous dire qu'ils sont parfaitement équipés et qu'ils jouissent du dernier confort moderne, si j'ose m'exprimer ainsi. Avec cela ils peuvent se mouvoir comme ils veulent sans être retenus, comme jadis, par ces fils et ces tuyaux de caoutchouc qui en faisaient des prisonniers…
—Mais alors! capitaine, comment font-ils pour respirer? demanda le premier secrétaire.
—Ils respirent grâce à un réservoir en tôle épaisse dans lequel on a emmagasiné l'air sous une pression très forte. Ce réservoir est fixé sur le dos par le moyen de bretelles. Dans ce réservoir, l'air maintenu par un mécanisme à soufflet ne peut s'échapper qu'à sa tension normale. Deux tuyaux, l'un inspirateur, l'autre expirateur, partent du réservoir et aboutissent à une sphère de cuivre garnie de grosses lentilles de verre qui est vissée sur le col du scaphandrier… Celui-ci porte en outre à sa ceinture un petit appareil d'éclairage électrique qui est des plus simples et des plus commodes et qui donne, dans l'eau, une lumière blanchâtre très suffisante pour y voir à une quinzaine de mètres.
—Ah! ce doit être merveilleux! exprima Rouletabille d'un air à la fois enthousiaste et candide.
—Ce doit être épouvantable! fit le jeune attaché. Qu'est-ce qu'on doit voir là-dessous, quand on songe à tous les malheureux et à toutes les malheureuses que les sultans ont fait jeter au Bosphore, une pierre au pied, au fond d'un sac de cuir!
—Voulez-vous bien vous taire!
—Bah! c'est de l'histoire… Maintenant, les sacs doivent être pourris et il ne reste plus que les corps, les squelettes qui doivent flotter entre deux eaux, retenus par les pieds… quelle armée de spectres sous-marins…Ma foi! non, je ne tenterais pas le voyage… ça ne doit pas être assez gai!…
A ce moment, un nouveau personnage fit son entrée. Tous s'exclamèrent:
—Kermorec! Mais on vous croyait à Salonique!…
—J'en arrive, et comment!… Avec Abdul-Hamid!…
—Hein?…
—Ma foi je n'ai pas trouvé d'autre moyen pour venir vous rejoindre que de prendre passage sur le Loreleï, le stationnaire allemand qui vous ramène Abdul-Hamid!…
—Abdul-Hamid est à Constantinople! s'écria Rouletabille. Madame, monsieur l'ambassadeur, excusez-moi: la nécessité du reportage… une dépêche à envoyer…
XIX
LE «LORELEI»
Une minute plus tard, il était dans la rue avec La Candeur. Et tous deux se mirent à courir du côté du grand pont, qu'ils traversèrent. La Corne d'Or passée, ils se glissèrent à travers les rues de Stamboul, mais ils étaient arrêtés à chaque instant par des flots d'émigrants. La circulation devenait impossible. Il y avait des théories de chariots traînés par des boeufs, dans lesquels, au milieu de leurs coffres et de leurs hardes, couchaient des femmes et des enfants. Tous ces malheureux, fuyant le fléau, avaient quitté leurs villages et s'étaient rabattus sur Constantinople. Ils couchaient en plein air, dans les rues, sur les places, au milieu des mosquées. Rouletabille et La Candeur arrivèrent cependant à la pointe du Seraï, non loin de la ligne de chemin de fer, et là, pénétrèrent dans une bicoque, au seuil de laquelle les attendait Tondor.
—Vladimir? demanda Rouletabille.
—Parti, répondit Tondor… parti dans son caïque aussitôt que le stationnaire allemand a été en vue… Il l'a suivi… Il vous donne rendez-vous à l'échelle de Dolma-Bagtché…
—Bien! fit Rouletabille, visiblement satisfait; et après un coup d'oeil sur la vie nocturne du Bosphore, où s'allumaient les feux réglementaires du stationnaire, cependant que glissaient les lumières des caïques allant et venant de la côte d'Asie à celle d'Europe, il dit à La Candeur et à Tondor de le suivre et tous trois reprirent le chemin de Galata.
Rouletabille était tout pensif, il ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour de lui. En remontant la rue de Péra, il ne s'offusqua même point du flonflon des orchestres, de la gaieté des terrasses de cafés, des lumières aux portes des théâtres et des beuglants, des boutiques illuminées et de tout le mouvement indifférent et joyeux des habitants de cette ville cosmopolite, capitale d'un empire qui venait cependant d'être frappé au coeur. Il ne pensait qu'à une chose, ne se répétait qu'une chose: «Est-ce qu'Ivana serait déjà la proie d'Abdul-Hamid?» Il ne le croyait pas; il pensait avoir agi à temps en prenant la responsabilité de dénoncer la conspiration et il espérait bien qu'Abdul-Hamid avait dû quitter Salonique avant d'avoir été rejoint par Kasbeck et Ivana.
Cependant La Candeur avait soif et aurait voulu s'arrêter dans une brasserie, mais Rouletabille le bouscula d'importance et, au coin de la caserne d'artillerie, lui fit rapidement prendre le chemin qui conduisait à Dolma-Bagtché. Quand ils arrivèrent à l'échelle ils s'entendirent héler du fond d'un caïque. C'était Vladimir.
—Eh bien? demanda Rouletabille en sautant dans le caïque.
Vladimir désigna la grande ombre d'un vaisseau en rade.
—Le Loreleï, fit-il.
—Alors, y a-t-il…
Il était haletant, ne cachant pas son angoisse.
—Oui, dit Vladimir, je l'ai vu…
—Tu as vu Kasbeck? reprit Rouletabille d'une voix rauque.
—Oui, il est descendu du Loreleï…
—Tout seul?…
—Tout seul…
—Mon Dieu! gémit le reporter, et il se prit la tête dans ses mains.
Pour lui, c'était le pire, la catastrophe… et pour elle… «La pauvre enfant!… La pauvre enfant!…» D'abord il ne sut dire que cela et il pleura. Il n'y avait plus aucun doute à avoir: Kasbeck était arrivé à temps à Salonique pour «apporter» Ivana à Abdul Hamid… et, après avoir fait ce beau cadeau au sultan détrôné, il était redescendu tout seul du Loreleï, abandonnant Ivana aux fantaisies de son maître.
Autour de Rouletabille, Vladimir, La Candeur, Tondor se taisaient.
Enfin Rouletabille releva la tête.
—Où est Kasbeck? demanda-t-il.
Vladimir montra à nouveau le stationnaire allemand.
—Mais tu m'as dit que tu l'avais vu descendre.
—Oui, tout seul, dans un caïque mais il est revenu à bord.
—Ah!… t'a-t-il vu, lui?
—Non!
—Enfin, as-tu appris quelque chose?
—Ce que tout le monde sait: que l'on va débarquer dans quelques heures
Abdul-Hamid et sa suite et l'enfermer avec son harem au palais de
Beylerbey sur la côte d'Asie. Abdul-Hamid a avec lui onze femmes.
—C'est bien cela! c'est bien cela!… Il n'en avait que dix… Nous connaissons la onzième!
—Onze femmes, deux eunuques et son dernier nouveau-né.
—Ah! il faut voir Kasbeck!… Il faut que je parle à Kasbeck, déclara
Rouletabille avec une nouvelle énergie.
—Un quart d'heure plus tôt, vous l'auriez vu descendre à cette échelle.
—Qu'est-il venu faire à Péra?… Tu l'as suivi?…
—Vous pensez!… Il s'est dirigé, sitôt à terre, vers la place de Top-Hané. Avant d'y arriver il s'est arrêté dans une petite rue et a pénétré dans une vieille maison plus fermée qu'une forteresse… Il est resté là cinq minutes au plus… Et puis il est revenu et a donné l'ordre à ses caïdgis de le reconduire au Loreleï!…
—Tu retrouverais cette maison où il est allé?
—Certes!… Et puis elle est habitée par une personnalité bien connue…
J'ai eu le temps de me renseigner.
—Par qui?… Parle!
—Par Canendé hanoum…
—Par Canendé hanoum… Merci! fit Rouletabille en serrant la main de Vladimir; tout n'est peut-être pas perdu! Dans tous les cas il faut agir comme si nous pouvions encore la sauver!… Et même en dépit du sort qui a pu être réservé à la malheureuse, il faut l'arracher de là… N'est-ce pas, mes amis?… Voulez-vous tenter avec moi un dernier effort?
—Rouletabille, firent-ils tous deux, nous te sommes dévoués à la vie, à la mort.
—Ah! nous la sauverons!… nous la sauverons!… Peut-être que cette nuit il n'est pas encore trop tard!… Et moi je veux réussir cette nuit!…
—Tout de même, tu ne vas pas passer la nuit encore à Yildiz-Kiosk? protesta La Candeur.
—La dernière, La Candeur… Et cette nuit je te jure bien que nous réussirons!…
La Candeur secoua la tête.
—Tu sais bien que nous avons tout vu, tout visité, tout, tout!… A quoi bon?… Il n'y a pas plus de trésor à Yildiz-Kiosk que dans ma poche!… Si tu veux tenter quelque chose, on ferait mieux de risquer carrément un coup du côté du Loreleï ou du palais de Beylerbey!
—Ce serait insensé! répondit Rouletabille. Tu penses si les troupes vont manquer autour d'Abdul-Hamid et s'il va être gardé lui et son harem!… Enlever une femme au moment du débarquement? Nous nous ferions sauter dessus par tous les caïdgis en rade… De la folie!… Oui, oui, retournons à Yildiz-Kiosk! Je te dis que je vais réussir cette nuit!…Que j'aie, cette nuit, les trésors d'Abdul-Hamid et nous verrons bien s'il ne nous rendra pas Ivana!
Vladimir hocha la tête à son tour:
—Moi, je pense comme La Candeur!… Nous avons tout vu, là-bas, tout touché!…
—Ah! bien, c'est ce qui vous trompe! dit Rouletabille, nous n'avons pas tout touché!…
Et le reporter sauta sur la dernière marche de l'échelle. La Candeur descendit à son tour et Vladimir s'apprêtait à le suivre.
—Non, dit Rouletabille, vous, Vladimir, restez ici… Ou plutôt non, vous allez vous rendre devant la maison de Canendé hanoum… Surveillez-la, Kasbeck y retournera certainement et il n'est pas sûr qu'il revienne par cette échelle, par conséquent il est bien inutile de l'attendre ici… Pistez-le, ne le quittez plus…
Ayant dit, Rouletabille entraîna La Candeur dans le dédale des ruelles obscures qui montaient vers Yildiz-Kiosk. Cependant La Candeur fut étonné de le voir bientôt obliquer sur la droite et rejoindre la rive près des ruines de Tcheragan; ce coin était désert et ténébreux.
La Candeur se laissa guider jusqu'à l'eau qui vint clapoter à ses pieds.
Il se demandait où Rouletabille voulait en venir, mais dans l'ombre il vit que celui-ci se penchait sur une petite barque amarrée à un pieu et l'attirait à lui. Il y fit monter La Candeur et prit les rames après avoir détaché l'amarre.
XX
LE BOSPHORE, LA NUIT…
Silencieusement, ils passèrent devant les ruines, les jardins d'Yildiz, et longeant le rivage, ils glissèrent vers Orta-Keuï.
Avant d'arriver à la station des bateaux à vapeur, ils s'arrêtèrent dans la nuit opaque d'un pilotis soutenant d'antiques masures qui semblaient abandonnées.
Là, ils attendirent.
Le Bosphore se faisait de plus en plus silencieux et désert. Tout mouvement cesse de bonne heure sur ces eaux tranquilles; les lumières des navires étaient maintenant immobiles comme des étoiles; le vent glacé de la mer Noire, dans le silence de toutes choses, faisait entendre son lugubre ululement.
En suivant la direction du regard de Rouletabille, La Candeur vit qu'il fixait avec obstination une sorte de ponton qui flottait à une demi-encablure de là, retenu par des amarres et des ancres. Un quart d'heure se passa ainsi.
—Tu n'as rien entendu? demanda Rouletabille à l'oreille de La Candeur.
L'autre répondit par un signe de tête négatif.
—C'est drôle! il m'avait semblé percevoir un bruit qui venait du ponton.
—Je n'ai rien entendu, dit La Candeur.
—Eh bien! allons!
Et Rouletabille reprit ses rames.
Il s'approcha du ponton avec mille précautions en évitant le clapotis qui eût pu les trahir. Mais le ponton paraissait tout à fait désert.
Ils abordèrent, amarrèrent la barque et grimpèrent. Aussitôt sur le ponton, La Candeur imita Rouletabille qui s'avançait à quatre pattes. Ce ponton était surmonté d'une cabane qu'ils abordèrent par derrière, du côté opposé à la porte; mais ils arrivèrent ainsi à une fenêtre qui, au grand étonnement de Rouletabille, était entr'ouverte.
La lune à ce moment se montra et les deux jeunes gens s'aplatirent d'un même mouvement sur le pont… Enfin Rouletabille parvint à la fenêtre et, se soulevant doucement, regarda dans la cabane.
Aussitôt il s'affala presque dans les bras de La Candeur, en poussant un soupir; effrayé, La Candeur leva la tête à son tour et jeta un regard.
—Oh!… fit-il. Gaulow!…
—C'est lui, n'est-ce pas? demanda Rouletabille.
—Oh! il n'y a pas d'erreur…
Rouletabille se rappela alors la conversation qu'il avait surprise entre Gaulow et Kasbeck à la Karakoulé: Kasbeck voulait faire avouer à Gaulow qu'il était allé chercher «la chambre du Trésor» du côté des ruines de Tcheragan… et Gaulow avait nié [Voir Le Château Noir.]… Rouletabille avait maintenant la preuve que non seulement Kasbeck avait dit vrai, mais que Gaulow cherchait encore…
Quant à La Candeur, tout ce qu'on avait raconté à l'ambassade sur les scaphandriers lui revenait à la mémoire, car ils étaient là sur le bateau même des scaphandriers… et ils venaient de surprendre Gaulow dans l'une des deux chambres de la cabane en train de passer le lourd uniforme de ces ouvriers sous-marins!
Ils rampèrent le long de la bicoque et là attendirent encore…
Quelques minutes plus tard, la porte s'ouvrait et à pas lents, pesant comme une statue de pierre, un homme s'avançait prudemment dans l'ombre de la cabane, soulevant avec difficulté des semelles qui semblaient retenues au ponton.
Il se dirigea vers une échelle qui était appliquée contre le ponton et qui s'enfonçait dans le Bosphore.
L'homme pénétra dans l'eau, emportant avec lui une sorte de pioche qu'il avait attachée à sa ceinture. D'échelon en échelon, il s'enfonçait… Bientôt on ne vit plus que son tronc, bientôt on ne vit plus que l'énorme boule de cuivre qui lui enfermait la tête, et la tête enfin disparut…
Rouletabille avait retenu La Candeur qui avait voulu se précipiter sur le monstre; quand le léger bouillonnement qui s'était produit à l'entrée de l'homme dans l'eau se fut apaisé et que le liquide eut retrouvé son immobilité, Rouletabille s'en fut jusqu'à l'échelle, et là, appuya son oreille contre l'un des montants. Il attendit ainsi cinq minutes.
—Pourquoi n'as-tu pas voulu?… demanda La Candeur d'une voix sourde.
—Parce qu'une lutte pourrait attirer l'attention et que nous n'avons jamais eu tant besoin de silence… fit Rouletabille. Et puis, tu sais, il pouvait se défendre avec sa pioche.
Ce disant, il dénouait les cordes qui retenaient l'échelle au ponton, et quand l'échelle fut libre, aidé de La Candeur, il la tira à lui. Sitôt qu'ils la sentirent flottante, ils l'abandonnèrent et elle s'en alla, suivant le courant…
—Tu as raison, fit La Candeur. Ça vaut mieux. Eh bien, il va en faire une tête dans l'eau en ne retrouvant plus son échelle!… Encore un dont on n'entendra plus parler!
—Et maintenant, vite à la besogne! commanda Rouletabille.
—Qu'est-ce qu'il faut faire?
—Suis-moi…
Ils entrèrent tous deux dans la cabane, dont ils n'eurent qu'à pousser la porte. Là, ils pénétrèrent dans une première chambre encombrée de pompes, de tuyaux, de cordes, d'une machine et de réservoirs à air comprimé, tels que l'officier de marine les avait décrits à l'ambassade de France.
Dans la seconde chambre, il y avait des costumes de scaphandriers, des sphères de cuivre, des petites lanternes électriques, tout l'appareil nécessaire aux recherches que le gouvernement faisait faire sous le Bosphore. On enfermait tout cela la nuit, dans cette cabane, après les travaux du jour.
Rouletabille eut vite fait de se rendre compte que certains des réservoirs étaient encore pleins d'air, prêts à fonctionner. Et il passa à La Candeur deux de ces réservoirs et quatre semelles de plomb. Il se chargea lui-même de deux casques et de deux costumes, s'empara de deux pics; puis les reporters regagnèrent la barque.
—Où que tu nous mènes avec ça? demandait La Candeur. En voilà encore une histoire!
—Attends, viens vite.
—C'est-il qu'on va descendre dans le Bosphore, nous aussi?
—Penses-tu?… Voilà beau temps que les autres cherchent dans le
Bosphore: le gouvernement le jour, et Gaulow la nuit… Ça ne leur a pas
réussi plus à l'un qu'à l'autre… comme tu vois! C'est grand le
Bosphore!… Et maintenant, tais-toi! plus un mot!…
—Alors si c'est pas pour descendre dans le Bosphore, c'est comme souvenir que tu emportes ces trucs-là?
—Je te dis de te taire…
Ils abordaient la rive d'Orta-Keuï: ils débarquèrent et se glissèrent, chargés de leurs curieux fardeaux, dans les jardins de l'ancien sultan. Ils ne risquaient de rencontrer personne dans ce quartier désert ni dans les jardins abandonnés à cette heure de la nuit.
Ils y pénétrèrent en sautant par-dessus un mur, sans hésitation, bien qu'il fît très noir, la lune ayant disparu à nouveau sous les nuages accourus du Nord vers la Marmara.
Les deux jeunes gens semblaient connaître parfaitement le chemin et sans doute l'avaient-ils beaucoup fréquenté les nuits précédentes.
La route qu'ils avaient à faire à travers les jardins était longue, mais ils ne s'attardaient pas à rêver en ces lieux historiques, qui virent tant de choses… tant d'horribles choses…
Les palais et les jardins d'Yildiz-Kiosk occupent les sommets et les pentes des collines de Bechick-Tach et d'Orta-Keuï, ainsi que les vallées intermédiaires. Tout cela est immense. C'est là que, prisonnier volontaire, Abdul-Hamid a vécu trente-deux ans, entouré d'un peuple de courtisans, d'espions, de parasites. C'est d'Yildiz, racontait-on, que, chaque nuit, partaient des condamnés à la mort, à l'exil, à la déportation.
C'est là que furent organisées et prescrites les épouvantables vêpres arméniennes… c'est là enfin, à Yildiz, qu'Abdul-Hamid signa, le 26 avril 1908, sa déchéance et qu'il dut abandonner, en pleurant comme un enfant, des trésors qui n'ont point tous été retrouvés… et que l'on cherche encore…
Après avoir franchi le mur très élevé du jardin intérieur, en s'aidant des déprédations qu'ils connaissaient comme s'ils les avaient faites eux-mêmes, Rouletabille et La Candeur trouvèrent la fameuse «rivière artificielle», dont la création avait coûté des sommes fabuleuses et sur laquelle Abdul-Hamid aimait à se promener en canot automobile en compagnie de ses sultanes favorites. Que de fantômes à évoquer sur ces rives jadis saintes, maintenant profanées, même par le giaour!
Mais nos jeunes gens n'étaient pas venus là pour ressusciter les morts! Il s'agissait de sauver une vivante et ils venaient chercher sa rançon!
XXI
OÙ LA CANDEUR REGRETTE AMÈREMENT D'AVOIR UNE GROSSE TÊTE
Non loin de la rivière artificielle se trouvait un corps de bâtiments communiquant mystérieusement autrefois avec le haremlik par un long souterrain. Il y avait là deux kiosques reliés entre eux par un couloir appelé le «couloir de Durdané».
Dans l'un d'eux, Abdul-Hamid aimait à se tenir, car de cet endroit, qui était assez élevé, il pouvait à l'aide d'un jeu très complet de longues-vues et de télescopes découvrir dans ses détails Stamboul et aussi la côte d'Asie et surprendre parfois les allées et venues de ses officiers qu'il aimait à mystifier; l'autre kiosque était aménagé en jardin d'hiver.
Rouletabille et La Candeur entrèrent par un vasistas dans le couloir de Durdané; quand ils furent dans ce long boyau noir, ils se dirigèrent à tâtons vers le jardin d'hiver. Là, l'ombre était moins épaisse, le peu de lumière qui flottait dans la nuit extérieure entrait dans cette vaste pièce par des fenêtres en ogive qui s'ouvraient très haut dans les murs et par de grandes baies qui avaient été pratiquées dans le toit… Des arbres, des essences les plus rares, tendaient vers les jeunes gens les fantômes menaçants de leurs bras rudes. Mais ni Rouletabille ni La Candeur ne semblaient impressionnés.
Rouletabille avait conduit La Candeur jusqu'au bord d'une vaste pièce d'eau sur laquelle flottaient des nénuphars.
—Écoute, mon petit, fit La Candeur, nous n'allons pas recommencer?
Ah! ils avaient l'air de les connaître le couloir de Durdané et les méandres du jardin d'hiver!… Ils en avaient visité tous les coins, palpé tous les arbres, compté toutes les fleurs, tâté toute la terre.
—Il n'y a pas un coin que nous n'ayons touché!
—Si, il y a une chose que nous n'avons pas touchée!
—Laquelle?
Rouletabille montra dans l'ombre un reflet.
—Mais quoi?…
—Ça!…
—L'eau!…
—Oui, l'eau!… et si le couloir de Durdané conduit à la chambre du trésor, il y conduit par l'eau!… car, en effet, nous avons tout vu, tout visité… excepté la pièce d'eau!…
—Ah! je comprends! fit La Candeur…
—Vois-tu, si Canendé hanoum a dit vrai, nous sommes encore bons! dit
Rouletabille… Mais «habillons-nous»!
—Nous allons descendre dans la pièce d'eau?
—Pourquoi penses-tu que je t'ai fait apporter ces scaphandres?
—Et tu crois que chaque fois qu'Abdul-Hamid voulait visiter ses trésors, il se déguisait en scaphandrier?
—Idiot!…
—Bien aimable!…
—Encore une fois, si le couloir du Durdané conduit à la chambre du trésor, la porte de cette chambre, puisque nous ne l'avons pas trouvée ailleurs, doit-être là!… Et alors je vois très bien Abdul-Hamid, qui est l'esprit le plus soupçonneux de son temps, imaginant cette porte au fond de la pièce d'eau. Bien entendu que, du moment où il établissait cette porte au fond d'une piscine, c'était avec la facilité de pouvoir vider la pièce d'eau et la remplir à volonté. Comment? par quel système secret?… je n'en sais rien!… Si la chose a été faite, elle a dû l'être en même temps que la rivière artificielle dans laquelle la pièce d'eau peut se déverser.
—Mais toi, tu ne connais pas le système? fit La Candeur.
—Non! et je ne m'attarderai pas à le chercher!… Je descends dans l'eau, moi! j'ai un scaphandre, moi!
—Et moi aussi!
—Eh bien! faisons vite… Tiens! attache-moi le réservoir d'air sur le dos avec les bretelles, solidement hein?
—Et si tu trouves une porte? interrogea La Candeur en fixant le réservoir sur le dos de Rouletabille, qu'est-ce que tu feras dans l'eau?
—Eh bien! je tâcherai de l'ouvrir!…
—Ça ne sera peut-être pas très commode.
—On verra! Trouvons d'abord la porte! Si je te disais que j'espère beaucoup de notre expédition!… Le système de la rivière artificielle, de la pièce d'eau du jardin d'hiver et de la communication de la chambre du trésor avec le Bosphore, tout cela a dû être fait d'un coup!… S'il a noyé ses trésors, soit avec de l'eau de la rivière artificielle, soit avec de l'eau du Bosphore, la porte n'est peut-être pas fermée dans le fond. Tout cela peut ou doit communiquer ensemble. Est-ce qu'on sait?… Ce kiosque, cette rivière et les travaux souterrains avoisinant le Bosphore ont été exécutés d'une façon des plus audacieuses et on raconte sous le manteau que tous les architectes de cet ouvrage-là, les entrepreneurs, les maçons et leurs familles ont été pendus ou ont disparu pour toujours!… Eh bien! es-tu prêt?
—Nom d'un chien! fit La Candeur, ma tête n'entre pas dans le casque!
C'était vrai, la tête du géant, énorme, n'entrait pas dans le cercle que l'on vissait aux épaules du vêtement imperméable.
—C'est bien, fit Rouletabille, je descendrai tout seul.
La Candeur sursauta, pleura, geignit, maudit le pays, se tordit les bras, mais il dut finir d'équiper Rouletabille qui s'impatientait, ayant hâte de savoir si son hypothèse allait se réaliser.
Enfin Rouletabille fit jouer le soufflet à air…