Les fantômes, étude cruelle
The Project Gutenberg eBook of Les fantômes, étude cruelle
Title: Les fantômes, étude cruelle
Author: Ch. Flor O'Squarr
Release date: November 22, 2004 [eBook #14113]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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LES
FANTÔMES, ÉTUDE CRUELLE
PAR
CH.-M. FLOR O'SQUARR
PARIS JULES LÉVY, LIBRAIRE-ÉDITEUR 2, RUE ANTOINE-DUBOIS, 2
1885
A M. le marquis de Cherville
Hommage
de
respectueuse sympathie.
LES FANTÔMES ÉTUDE CRUELLE
I
Depuis trois ans, j'avais pour maîtresse la femme de mon meilleur ami. Oui, le meilleur. Vainement je chercherais dans mon passé le souvenir d'un être qui me fut plus attentivement fidèle, plus spontanément dévoué. A plusieurs reprises, dans les crises graves de ma vie, j'avais fait appel à son affection, et il m'avait généreusement offert son aide, son temps et sa bourse. J'avais toujours usé de son bon vouloir, simplement, et je m'en félicitais. Il avait remplacé les affections perdues de ma jeunesse, veillé ma mère mourante. S'il me survenait une épreuve, une contrariété, il pleurait avec moi, même plus que moi, car la nature m'a gardé contre l'effet des attendrissements faciles. C'est librement, volontairement, que je lui rends cet hommage. Qui donc pourrait m'y contraindre? J'entends prouver, en m'inclinant devant cette mémoire vénérée, que je ne suis aveuglé par aucun égoïsme, que je possède à un degré élevé la notion du juste et de l'injuste, du bon et du mauvais. D'autres, à ma place, s'ingénieraient à circonvenir l'opinion par une conduite différente, tiendraient un langage plus dissimulé; j'ai le mépris de ces hypocrisies parce que je dédaigne tout ce qui est petit. Je dis ce que je pense, je rapporte exactement ce qui fut, sans m'attarder aux objections que croiraient pouvoir m'adresser certains esprits faussés par des doctrines conventionnelles.
Je repousse également toute appréciation qui tendrait à me représenter comme capable d'un calcul ou susceptible d'une timidité. Si je porte aux nues mon regretté, mon cher ami Félicien, ce n'est point que mon âme ait été sollicitée par le repentir ou meurtrie par le remords. Je ne cède pas à la velléité tardive—fatalement stérile d'ailleurs—de donner le change sur l'étendue de ma faute au moyen de démonstrations sentimentales. Il est de toute évidence qu'en consentant à prendre Henriette pour maîtresse j'ai commis le plus grand des crimes, la plus lâche des trahisons.
Je ne songe pas davantage à faire intervenir des circonstances atténuantes tirées des charmes physiques et des séductions morales de ma complice. Henriette était une femme très ordinaire, mauvaise plutôt que bonne, vaniteuse, bien élevée et boulotte.
J'hésite à tracer d'elle un portrait sévère, car la plupart du temps les jugements des hommes sur les femmes ne sont que des propos de domestiques sans places; mais je me suis imposé une tâche pour ma satisfaction personnelle et pour renseignement de mes semblables. Je n'y puis manquer et il me faut—malgré mes répugnances—dire la vérité sur la femme de Félicien. Elle était—je le répète—une créature forte, ordinaire, point jolie, médiocrement instruite, bourrée de préjugés vieillots, d'erreurs bourgeoises, ayant glané dans des lectures mal choisies et mal comprises les formules d'un sentimentalisme démodé. Dès sa jeunesse elle aspira sans doute à un idéal de roman, idéal confus, mais invariablement placé en dehors du cercle précisément délimité des devoirs dont on lui avait enseigné la religion. Pour peu qu'elle perdît pied dans ses banales songeries, elle croyait de bonne foi prendre son vol pour quelque terre promise, pour quelque planète d'une beauté nouvelle. Pauvre femme! Que de fois ne lui ai-je pas entendu exprimer cette croyance—particulière aux jeunes couturières égarées par le romantisme—qu'elle était d'une nature supérieure, d'une race privilégiée, d'une essence rare, et qu'elle mourrait incomprise!
Ah! ses rêves de jeune fille! M'en a-t-elle assez fatigué les oreilles? Elle n'était pas née pour associer sa vie à celle d'un être grave, pensif, toujours courbé sur d'attachants problèmes, à celle d'un homme sans idéal et sans passion et qui prenait pour guide dans l'existence on ne savait quelle lumière douteuse qu'il avouait lui-même avoir seulement entrevue. Elle souffrait d'être ainsi abandonnée, délaissée pour des chimères, elle, créée pour l'amour, pour la passion! Et patati! Et patata!
Jamais je n'accordai la moindre attention à ces radotages. Les femmes qui prennent la passion pour guide ressemblent à des navigateurs qui compteraient sur la lueur des éclairs pour trouver leur route au lieu de la demander aux étoiles; celles-là se trompent assurément, mais encore leur faut-il quelque énergie dans l'âme et une dose appréciable d'héroïsme dans l'esprit. Toute passion suppose de la grandeur, même chez les individualités les plus humbles. Or, Henriette manquait de vocation vraie pour les premiers rôles comme elle eût manqué de courage pour l'action. Son sentimentalisme offrait des réminiscences de romans-feuilletons et des rollets de romance. Son coeur n'avait rien éprouvé, son esprit eût été—je crois bien—incapable de rien concevoir en dehors des inventions fabuleuses, des monstruosités poétiques, des hérésies et des fictions dont sa mémoire s'était farcie dès l'enfance. On retrouvait l'empreinte de ce désordre intellectuel çà et là dans les platitudes de sa conversation tantôt bêtement mélancolique comme un rayon de lune sur l'eau dormante d'un canal, parfois corsée de ce jargon mondain—espèce de prud'homie retournée—dont les expressions s'appliquent à tous les sujets d'une causerie et qui sert de supériorité aux êtres inférieurs.
Henriette n'était pas jolie et elle en souffrait. Une femme peut avoir—et par exception—assez d'esprit pour faire oublier qu'elle est laide; elle n'en aura jamais assez pour l'oublier elle-même. Le sentiment qu'avait Henriette de son infériorité par rapport à nombre d'autres femmes plus jolies, plus jeunes ou plus gracieuses, était profond au point d'altérer toutes ses impressions. Elle n'avait jamais cru, par exemple, que son mari pût l'aimer, l'avoir épousée par une volonté sincère d'attachement, par un désir exclusif de possession, et qu'il n'eût pas agi dès avant leur union selon l'arrière-pensée, outrageusement blessante pour elle, de compléter son intérieur par la présence d'une femme tranquille, vulgaire, insignifiante, à qui personne ne daignerait faire la cour, et dont aucune démarche, même hasardeuse, ne saurait compromettre l'honneur conjugal.
Ce soupçon était absurde, mais il n'entrait pas dans mon rôle de détromper Henriette en lui répétant les confidences dont Félicien avait honoré mon amitié au moment de son mariage. Alors je l'avais vu, ce cher Félicien, heureux, confiant et, par avance, comme le loup de la fable, se forgeant une félicité qui le faisait pleurer de tendresse. Il aimait loyalement Henriette, mais j'appréhende qu'après quelques mois de vie commune il eût sujet de se lamenter en découvrant le néant, la navrante stupidité de la créature à laquelle il avait voué son existence, sa fortune, ses ambitions les plus nobles. Il dut s'étonner jusqu'à l'effarement—lui, l'analyste prestigieux qui avait consigné ses merveilleuses études de l'esprit humain dans des livres où la postérité cherchera le résumé de toutes sciences physiologiques et psychologiques—il dut s'étonner jusqu'à l'épouvante d'avoir commis une erreur aussi redoutable, d'avoir associé à sa pensée cette petite pensionnaire au cerveau étroit, à l'âme mesquine, aux ambitions bornées, aux désirs lents et niais.
Comment, lui, l'impeccable clairvoyant, il s'était trompé à ce point! Digne et fier, selon sa coutume, il ne souffla mot de cette terrible mésaventure, même à moi, son meilleur ami. Si j'en eus l'intuition, c'est que je le vis, pendant plusieurs semaines, sombre, découragé, paresseux, las de tout travail et comme sous l'accablement d'un deuil. Puis, une transfiguration s'opéra; Félicien retourna vers son labeur avec une âpreté nouvelle. Je crus comprendre que, dédaigneux d'un rêve menteur, scandalisé d'avoir eu un égarement passager, délaissé pour des jouissances subalternes la source de ses voluptés premières, trompé et à jamais guéri par la décevante épreuve où son coeur était tombé, il repartait, libre cette fois définitivement, vers les régions supérieures, pures, constellées, où, loin des misères et des hypocrisies qui suffisent à la foule, son grand esprit allait planer de nouveau, secouant ses ailes souillées de poussière, face au soleil, comme en un vol d'aigle.
Henriette ne soupçonna point ce drame; elle constata seulement chez son mari un subit éloignement d'elle, une sorte d'indifférence impassible que ses coquetteries ne parvinrent point à troubler. Je suppose que dès lors—vaniteuse comme je la connais—elle sentit sourdre en elle avec un ressentiment rageur, la préoccupation d'une vengeance.
Oui, ce fut bien et uniquement par vengeance qu'elle devint ma maîtresse. L'attitude glacée de Félicien imposait à la vanité d'Henriette le besoin d'une revanche. Elle eut hâte d'écouter une voix flatteuse—sincère ou non, mais bruyante—disposée à lui répéter tout le bien qu'elle pensait d'elle-même. Les hommages de son orgueil—qu'elle dut confondre pour les nécessités du moment avec sa conscience—lui devenaient insuffisants. M'ayant observé, elle me fit l'honneur de penser que je n'hésiterais pas à accepter ma part de son infamie en échange de l'abandon qu'elle m'octroierait de sa personne. Quand elle m'eut fait entendre ce hideux projet, je crus habile de ne point la décourager tout d'abord, et je me contentai de sourire, me réservant les délais nécessaires à l'examen des risques à courir. Peu après je consentis. Notre chute fut vulgaire et brutale. Au lendemain, le sentiment qui domina mes esprits fut celui de la surprise. Surprise double: je m'étonnais d'être devenu l'amant d'Henriette, et je m'étonnais de ne l'avoir pas été beaucoup plus tôt.
Certes, la pauvre Henriette aurait pu être mieux favorisée par la fortune. Avec un peu de patience, avec le moindre discernement, il ne lui eût pas été difficile de rencontrer un homme jeune, beau, riche, élégant, capable de la noblement aimer et de la rendre heureuse.
Car enfin, si je n'ai pour excuse d'avoir cédé au charme d'une femme irrésistiblement belle, Henriette ne pourrait expliquer son entraînement, sa chute, par la toute-puissance de mon prestige.
Je suis de taille moyenne, plutôt petit que grand. J'ai la tête forte, rougeaude, les lèvres épaisses, des oreilles larges comme des côtelettes de veau, des yeux rouges et humides comme des cerises à l'eau-de-vie, la barbe dure, mal plantée, et le cheveu rare. Avec ça, plus très jeune et un mauvais estomac. L'habitude que j'adoptai, dès ma première jeunesse, de fumer la pipe—de petites pipes en terre, noires et très courtes: ce sont les meilleures—donne à tous mes vêtements une insupportable odeur de renfermé. Au moral, je me sais autoritaire, cassant, entêté, rebelle à la moindre contradiction, peu disposé à subir les caprices d'une femme—ces caprices fussent-ils charmants, la femme fût-elle adorable.
Et pourtant notre commerce adultère s'est prolongé pendant trois années; il durerait même encore si les circonstances le permettaient et si je pouvais, sans faire gémir les convenances, me rapprocher aujourd'hui d'Henriette.
Maintenant, nous sommes-nous aimés?
Exista-t-il jamais entre nous—même un jour, une heure, seulement une minute—de l'amour? Ce n'est pas le point qui m'occupe, mais je veux bien m'y attarder.
J'en conviens, ceci me trouble. Pour ma part, je crois bien n'avoir jamais aimé Henriette et, au lendemain de notre rupture—rupture tout accidentelle puisqu'elle ne fut amenée ni par elle ni par moi—je suis certain de n'avoir pas éprouvé le regret de cette maîtresse perdue. Si, pendant trois années, je n'ai cessé d'entretenir avec elle des relations régulières, je mets ma constance au compte des facilités grandes de cette liaison. Je ne l'ai pas trompée; ç'a été probablement par paresse, par indifférence, ou encore par économie. L'amour à Paris est devenu une entreprise colossale qui a ses docks et ses comptoirs et où, après avoir aimé ferme, à prime, on est arrivé à aimer fin courant et même à aimer «dont deux sous». Henriette ne me coûtait rien ou presque rien: des voitures, des bouquets de temps à autre. Tout réfléchi, point d'amour chez moi; je crois pouvoir l'affirmer.
Quant à Henriette… Non, je ne serai point fat. Elle était vicieuse, perverse; elle se croyait abandonnée. Elle m'a pris parce que j'étais là, sans préférence, hâtivement, par une rage goulue de mal faire.
O mystère! Nous aurions donc subi l'attraction de nos seuls vices? Nous nous serions unis dans une mutuelle curiosité du crime, dans un goût commun de trahisons, de bassesses, de vilenies? Nous n'aurions eu pour but et pour mobile que la satisfaction de nos pires instincts?
Question.
Comment se fait-il alors—je le demande aux moralistes—que notre union criminelle, haïssable, déshonorante pour la maîtresse et pour l'amant, nous ait donné de telles voluptés, de si profonds enivrements que nous n'en aurions pas obtenu de plus troublants si elle eût été légitime? Si nous ne nous sommes pas aimés, si nous avons été deux lâches et bestiales créatures ruées à l'appât d'on ne sait quelles innommables et ridicules convulsions spasmodiques, pourquoi la combinaison de nos deux perversités nous a-t-elle jetés dans une inoubliable exaltation de l'esprit et des sens—exaltation que nous avons goûtée si infinie, si délicieuse qu'il est impossible de rêver quels bonheurs plus réellement divins pourraient être réservés à l'auguste communion de deux chastetés frissonnantes?
Ah! je me félicite d'avoir jeté ce défi à toutes les morales religieuses comme à toutes les morales naturelles, aux dogmes, aux philosophies, aux théories, aux systèmes! Ces faits énoncés me permettent d'affirmer en toute sécurité que l'on est bien libre si l'on veut, si l'on y trouve du plaisir, de raisonner sur l'idéal, mais qu'on ne saurait tabler avec certitude que sur la matière.
J'y reviendrai—peut-être, car le problème est immense; il intéresse jusqu'à la somme de considération due à Dieu[1]. Pour l'heure, je ne veux pas m'y aventurer davantage; ce serait manquer de logique, puisque je n'y trouve aucune réponse à la question posée:
«Henriette et moi, nous sommes-nous aimés d'amour?»
Encore un coup, j'en suis à douter.
[Note 1: Je m'expliquerai ultérieurement sur l'importance de ce mot.]
Le certain, c'est que, depuis notre séparation, elle n'a pas pris un autre amant.
Pauvre femme! Ainsi elle aura manqué d'énergie, même dans la curiosité. C'est la règle qu'une femme prenne un premier amant pour voir et les autres pour regarder. Henriette a cru devoir s'en tenir à son unique excursion. Pourtant je n'avais point que je sache, élargi sensiblement les horizons gris où se mouvait lentement sa banale nature…
II
On pourrait supposer que j'avais cédé à la gloriole de tromper un homme supérieur.
Pour qui me prendrait-on?
Une considération de cette sorte pouvait, à la vérité, tenter un esprit vulgaire; je ne m'en suis point préoccupé. Félicien eût été le premier venu que je l'aurais trahi tout de même.
S'imaginer que la plupart des maris trompés sont des imbéciles, des idiots, des crétins, est le comble de l'erreur. On abuse beaucoup de ces mots: «imbéciles, idiots, crétins.» C'est un tort, les hommes plus bêtes que les autres sont excessivement rares. Puis il ne faut pas perdre de vue que la finesse des maris se heurte constamment à la finesse des femmes, bien autrement redoutable. Enfin les époux ne sont pas, ne seront jamais d'accord sur la nature même des faits qui engagent la responsabilité de celles-ci, tandis qu'ils justifient la sévérité, tout au moins l'inquiétude, de ceux-là.
Je m'explique.
Depuis plusieurs milliers d'années, l'homme, toujours en éveil, toujours en action, a créé, inventé, construit, imaginé, bâti, combiné, élevé, perfectionné une foule de choses parmi lesquelles plusieurs méritent la louange. La femme, indolente, extatique, trop frêle pour construire, trop nerveuse pour inventer, s'est donné comme tâche de perfectionner sa vertu. Cette oeuvre de perfectionnement n'est probablement pas encore achevée à l'heure actuelle. Supposons que, dans l'origine, cette vertu des femmes ait pu être représentée par un cercle assez vaste, capable de contenir un nombre honnête de devoirs. Les femmes ont d'abord fait la moue, mais, comme les législations anciennes leur opposaient une sévérité effective qu'elles n'ont point à redouter des codes modernes, elles ont patienté, rongé leur frein, attendu l'avènement d'un ordre de choses plus libéral, plus favorable à l'esprit de réforme. Cette heure, espérée de plusieurs générations, étant venue à sonner, elles n'ont pas perdu de temps. C'était si je ne me trompe—et autant que l'on peut assigner une date à ce grand événement historique,—dans la première partie du dix-huitième siècle. Les femmes ont alors examiné le cercle en question, l'ont jugé trop grand et, d'un commun accord, sans qu'une voix s'élevât parmi elles pour proposer un amendement—Jeanne d'Arc avait emporté son secret dans la tombe—elles en ont décrété le rétrécissement.
Le grand cercle devint en conséquence un cercle de dimension médiocre et qui, naturellement, ne contenait plus autant de devoirs que son aîné. C'était déjà fort audacieux pour l'époque. Les hommes, nos ancêtres, volontiers se seraient montrés réactionnaires en ce point, mais les femmes leur affirmèrent si tendrement que cette diminution ne serait suivie d'aucune autre, qu'elles s'en tiendraient là, que si elles négligeaient les devoirs placés maintenant en dehors du cercle elles ne failliraient à aucun de ceux y contenus, elles furent enfin si persuasives que la mesure passa.
On sait à quelles funestes conséquences peut mener le régime des concessions. Celle-ci coûta gros au sexe fort. Les femmes, mises en goût, laissèrent s'écouler quelques lustres et revinrent à l'assaut. Une deuxième fois, le cercle fut rétréci, puis une troisième, puis une quatrième, le nombre des devoirs imposés au sexe faible diminuant avec la circonférence. De telle sorte qu'aujourd'hui ce fameux cercle, constamment amoindri, n'est plus qu'un point et ne peut plus comporter qu'un devoir, un seul et unique devoir. Par exemple, arrivées à ce point, les femmes ont déclaré que là était leur vertu, et que rien désormais ne pourrait les amener à en démordre.
Depuis fort longtemps les hommes s'efforcent de réagir, de ramener le cercle à son volume primitif; mais ils ne sont pas les plus forts. D'ailleurs, remonte-t-on le courant du progrès?
Il résulte des perfectionnements apportés par l'espèce féminine dans les dimensions de sa vertu que de nos jours une femme se croit coupable seulement quand elle a manqué à l'unique devoir subsistant. Pour elle, l'adultère n'a point de commencements.
Les préliminaires d'une liaison criminelle—regards échangés, étreintes furtives, billets doux, rendez-vous mystérieux—tous les incidents précurseurs qu'un mari surprendra facilement puisqu'ils se produisent généralement sous ses yeux, échappent à sa juridiction. Il serait mal inspiré d'en prendre de l'inquiétude, d'y chercher un motif à récriminations et à reproches. La femme lui répondra toujours, de la meilleure foi du monde, qu'il n'y a rien en tout cela que de parfaitement innocent, et qu'elle n'a pas manqué à «ses» devoirs. Par habitude, par tradition, elle aura conservé ce pluriel. Or, le jour, le jour fatal où elle aura manqué à tous «ses» devoirs, rien ne viendra modifier son attitude, et la finesse du mari se sera endormie déjà devant la monotonie des susdits incidents précurseurs «où, je te jure, mon bon ami, qu'il n'y a rien que de très innocent».
Henriette, après notre faute, n'eut aucun besoin de recourir à la ruse. Jamais Félicien ne l'interrogea, ne soupçonna ses sorties, ne s'inquiéta de ses fréquentes absences. Ma maîtresse probablement en enragea davantage. Notre liaison glissa peu à peu dans nos habitudes et prit les fadeurs monocordes, les régularités écoeurantes du mariage. Cette considération est peut-être suffisante pour expliquer sa durée.
Nous pouvions nous voir chaque jour à des heures parfaitement choisies pour ne nous gêner ni l'un ni l'autre. Félicien habitait un superbe appartement voisin de l'église de la Madeleine; je m'étais fait construire un petit hôtel à l'extrémité de l'avenue de Villiers, où de superbes habitations commençaient à remplacer les solitudes de la plaine Monceau. Chaque jour après déjeuner Henriette montait bourgeoisement dans la voiture du tramway arrêtée au bas du boulevard Malesherbes, et venait passer près de moi plusieurs heures. Elle occupait ma vie oisive, peuplait ma maison, s'intéressait à l'ameublement et aux tapisseries. Le soir, trois fois par semaine, je prenais une tasse de thé chez Félicien. D'autres fois nous nous retrouvions au théâtre, dans sa loge, par un heureux hasard.
On causait de nos amours dans le monde, mais avec indulgence. Le monde se gouverne à peu près selon les règles de l'Église, qui s'accommode avec les pécheurs et n'excommunie que les hérésiarques. Ce qui lui fait honte dans les liaisons irrégulières, c'est moins le vice que le scandale. Les vices convenables, corrects, gantés de frais et nantis de valeurs cotées en Bourse ne lui sont pas déplaisants. Or, Henriette, autant que moi-même, se faisait une loi de ne jamais froisser chez personne le sentiment des convenances. Je lui rends cette justice que, dans les circonstances critiques que nous avons traversées, elle fut toujours parfaite sous ce rapport.
Henriette était ma maîtresse depuis un an lorsque Dieu prit la peine de bénir nos criminelles amours. Après une grossesse pénible, suivie de couches laborieuses, elle donna le jour à un enfant du sexe féminin qui fut déclaré à la mairie sous les noms de Henriette Camille-Pauline. Ce fut une grosse émotion pour Félicien. Il me désigna comme parrain de la petite, naturellement, fit célébrer un baptême superbe, se prit d'un regain de tendresse pour sa femme, mais de façon à laisser voir que cette tendresse était faite surtout de reconnaissance et d'une sorte de pitié attendrie pour les épreuves de l'accouchée. J'offris les cadeaux de rigueur, largement, sans lésiner. La note des dragées s'éleva à plus de six cents francs.
Henriette ne partagea point l'allégresse de son mari. La maternité l'avait contrariée brusquement dans ses habitudes, dans la régularité de sa vie coupable. Elle s'en désola dès le premier jour et ne s'en consola jamais tout à fait. Une crainte la préoccupait surtout, c'était que ses grâces seraient encore amoindries, ruinées totalement peut-être; que sa taille resterait épaissie, déformée. Elle se releva pâlie, fatiguée, la face morte, et fut assez longtemps sans pouvoir reprendre le tramway du boulevard Malesherbes. Mais dès que les forces lui revinrent elle retomba dans la monotonie de notre adultère sans que rien subsistât chez elle de la crise suprême d'où elle sortait. Cette épreuve qui transfigure jusqu'aux filles et met on ne sait quoi de céleste dans l'âme des pires, n'eut point prise sur cette créature inquiétante. Elle ne parla pas plus de l'enfant que si elle fût demeurée stérile, et ne lui témoigna d'intérêt, ne lui fit visite en nourrice qu'autant qu'elle s'y sentit astreinte par la règle des convenances.
C'était une petite femme très correcte.
Félicien était heureux maintenant. De cette enfant qu'il croyait sa fille selon le sang, il comptait faire sa fille selon l'esprit. Il s'attachait au frêle petit être avec cet amour qu'il eût si volontiers voué à Henriette si celle-ci eut été capable de le mériter ou seulement de le comprendre. Il adorait l'enfant, s'en occupait sans cesse, rêvait pour elle fortune et bonheur.
Intérieurement je m'amusais de cette erreur d'un grand caractère. Qu'on vienne après cela me parler de la voix du sang, des entrailles de père, de tout ce qu'inventèrent les poètes pour diviniser la plus humble, la plus animale des fonctions humaines! Pitié, grande pitié que tout cela! L'enfant était de moi, je n'en doutais pas; et cependant à ma certitude ne se mêlait aucune émotion. Peut-être était-ce parce qu'il ne m'était point permis d'en laisser voir. Montrer de la tendresse à l'enfant de Félicien eût été d'un manque de tact déplorable, d'un défaut de goût scandaleux. Or, l'émotion ne vaut rien par elle-même, mais seulement en raison de son expression. En outre, comme j'ai eu déjà occasion de le dire, je ne suis guère impressionnable. J'estime que l'égoïsme est de droit naturel et social. La sensibilité est une monnaie qui n'a pas cours dans le monde; la dépenser, c'est se ruiner sans enrichir personne.
Je m'habituais à penser que rien ne viendrait troubler cette existence honteuse mais confortable. Nous étions en droit, Henriette et moi, de compter sur une longue sécurité et, au cas où nous viendrions à nous dégoûter l'un de l'autre, sur l'impunité éternelle.
Pouvions-nous prévoir qu'une circonstance futile, absurde, un rien, déciderait notre perte?
Si les choses ont mal tourné, ce n'est pas ma faute. Tout au plus aurais-je à me reprocher de m'être abstenu une fois dans ma vie entière de lire les journaux du soir. Mais les émotions de la journée rendent cet oubli pardonnable, au moins elles l'expliquent.
On va pouvoir en juger.
III
Ce matin-là, le Journal officiel publia un décret présidentiel aux termes duquel Félicien était élevé à la dignité de grand-officier dans l'ordre national de la Légion d'honneur. Titres exceptionnels. Commandeur du 15 août 1868.
Ce fut pour nous un jour de fête, bien que nous fussions tous préparés à cet événement. Depuis plusieurs semaines les journaux l'annonçaient, et Félicien en avait été officiellement avisé par un de ses collègues de l'Académie française, à cette époque ministre, président du conseil. Depuis longtemps, d'ailleurs, cette haute récompense était due à notre ami, qui l'eût obtenue beaucoup plus tôt s'il ne se fût fait accuser de froideur à l'égard du nouveau régime.
Félicien accueillit sa promotion avec une feinte indifférence. Il affectait constamment le dédain des vanités humaines, mais je l'ai toujours soupçonné de n'y pas rester insensible. Le soir de cet heureux jour, je dînai chez lui en petit comité, avec Henriette et le jeune secrétaire de Félicien.
Dès avant le dessert, le secrétaire obtint la permission de se retirer. Aussitôt je conseillai à mon ami de se rendre au palais de l'Elysée pour y porter, selon l'usage, ses remerciements au Maréchal. J'ajoutai qu'il y avait bal ce soir-là à la présidence et que, par conséquent, sa démarche serait toute naturelle. Il hésitait, prétextant une fatigue, le besoin de prendre du repos, le désir de ne point sortir; mais j'insistai tant qu'il se décida.
Il s'habilla et partit. Je restai seul avec Henriette.
Mais je n'avais pas lu les journaux du soir. De là tous nos désagréments.
Or, le matin même, une des petites filles de S. M. la reine Victoria venait d'être enlevée à l'affection du peuple anglais, à la suite d'une courte et douloureuse maladie. Aussitôt, dans Londres et dans toutes les villes des trois royaumes unis, tous les magasins avaient été fermés. L'Angleterre prenait le deuil. Et, par une coutume d'ailleurs absurde, les gouvernements des deux mondes, aussitôt avisés par le télégraphe, s'étaient empressés de renoncer à toutes les joies d'ici-bas. En conséquence, le bal offert ce soir-là à l'élite de la société parisienne par le président de la République était ajourné, selon l'étiquette.
A l'Elysée, Félicien fut reçu par un officier d'ordonnance de M. le général Borel, lequel lui expliqua que sa promotion dans la Légion d'honneur n'avait pas empêché la jeune princesse anglaise de succomber et que, dans cette circonstance, le Maréchal-Président avait dû renvoyer à huitaine les cavaliers seuls et les polkas déjà commandés à Desgranges et à son orchestre. Il présenta ses félicitations au nouveau dignitaire et le reconduisit avec force salutations jusqu'au seuil de la salle des Aides de Camp. Félicien, ennuyé de sa course inutile, s'empressa de rentrer.
A ce moment, je venais de céder aux infernales coquetteries de ma complice. Ne devions-nous pas compter sur deux bonnes heures au moins de solitude? Quand nous nous aperçûmes du retour de Félicien, il était trop tard; nous l'entendions traverser la salle à manger, puis le salon. La porte s'ouvrit et il nous apparut sur le seuil, surpris en pleine stupeur.
Ma position était périlleuse autant que ridicule. Félicien possédait tous les avantages. D'abord il était correctement vêtu, habit noir, cravate blanche, sa plaque neuve au côté droit à demi cachée sous le revers de l'habit, deux ordres au cou, une brochette de croix à la boutonnière, des gants blancs. Moi, j'étais en chemise, assis au bord du lit, les jambes nues pendantes, me disposant à me rhabiller.
Ridicule, ridicule situation!
Je l'avoue, j'eus peur.
Le visage de Félicien avait été envahi brusquement par une pâleur mortelle. Rien en lui ne remua. Il resta là fixe, glacé, hagard, tenant bêtement son bougeoir allumé, ce dont j'aurais probablement ri sans la solennité du cas. Il nous couvrit d'un regard terrible, ses yeux dilatés par la stupéfaction et la colère allant de moi à ma complice qui avait pris le parti de s'évanouir. Cela dura peu de temps, une seconde, un siècle. J'attendais immobile, indécis, mais me disant qu'en somme cette position ne s'éterniserait pas.
De la main gauche, Félicien saisit une chaise appuyée au mur, près de la porte. Bien certainement, cette chaise allait devenir une arme redoutable; il l'élèverait sur ma tête, marcherait sur moi, m'ouvrirait le crâne d'un seul coup. Mais non. Félicien se laissa tomber sur cette chaise et fondit en larmes. Je le vois encore assis, pleurant, son bougeoir à la main.
Ce n'était pas le moment de perdre du temps. Rapidement, sans cesser de surveiller Félicien, dont aucun mouvement ne m'échappait, je repris mes vêtements un à un et j'y rentrai. Jamais peut-être je ne me suis habillé si vite. Après quelques secondes, je me trouvais au centre de la chambre à coucher, chapeau sur la tête, canne à la main.
L'autre sanglotait toujours.
Ridicule, ridicule situation!
Périlleuse aussi.
Pour sortir, il me fallait passer près, tout près de Félicien, si près qu'il serait peut-être impossible que mon pardessus ne frôlât pas son genou. Je n'hésitai pas, bien que persuadé qu'il allait, cette fois, se jeter sur moi, chercher à m'étrangler, engager la lutte, une lutte sauvage à coups de poing, à coups de pied, à coups de dents, une bataille de cochers ou d'escarpes.
Je passai, non sans saluer correctement, car, dans les pires circonstances, je reste homme du monde. Il ne bougea point. Je traversai le salon, la salle à manger, l'antichambre. Là, j'attendis un instant, la main sur le bouton de la porte de sortie. Félicien pleurait toujours et, par les portes laissées ouvertes derrière moi, j'apercevais encore la lueur de son bougeoir. Pourquoi me suis-je arrêté dans l'antichambre? Pourquoi ai-je attendu? Qu'est-ce que j'attendais? Jamais je n'ai pu me l'expliquer. Enfin, je compris la parfaite inutilité de ma présence. J'ouvris la dernière porte, que j'eus bien soin de refermer derrière moi, et je me trouvai sur l'escalier.
Une minute après, j'arpentais rapidement le boulevard Malesherbes. Le dernier tramway venait de partir. Et pas de fiacres!
C'était la soirée aux embêtements.
Ma première impression fut toute de soulagement. J'étais enchanté—enchanté—d'être sorti de la bagarre sans horions, et c'est alors, alors seulement, que je songeai à Henriette. Dans quelle situation allait-elle se trouver? Quels périls lui faudrait-il affronter? Quelles difficultés devrait-elle vaincre?
Penser que si j'avais, à mon habitude, parcouru, même distraitement, le National, la France et le Temps, rien de tout cela ne serait arrivé! Car les journaux du soir, comme je pus m'en assurer en rentrant, annonçaient, avec le décès de la princesse anglaise, l'ajournement du bal donné en son palais par le Maréchal-Président.
Fatale omission! Il avait fallu l'émoi joyeux causé par le nouveau succès de mon ami pour occasionner cet oubli, chez moi, l'homme le plus rangé, le plus routinier de la terre!
Que devenait Henriette? Félicien ne semblait point disposé d'assouvir sur elle une rage homicide. Ou peut-être attendait-il mon départ pour éclater. Non. J'avais encore plein l'oreille de l'écho de ses sanglots lointains, des gémissements bêtes, des pleurs d'enfant, d'idiot.
C'est égal, pas très crâne, l'ami Félicien. Un autre se serait monté, aurait vu rouge, parlé de tout tuer, ameuté les domestiques, la maison. Tout de même, je pouvais compter sur une affaire pour le lendemain; l'affaire de rigueur avec une cause puérile qui ne donnerait le change à personne, un duel sérieux pour un prétexte futile en apparence. Bien que dénuée de scandale, l'aventure devait aboutir. Félicien n'oserait point laisser les choses en l'état, empocher son camouflet, sous peine de passer à mes yeux pour le dernier des propres-à-peu.
Je regagnai mon logis à pied, perdu dans un monde de réflexions déplaisantes. Au fond, j'aurais préféré que tout cela n'arrivât point.
Se laisser prendre ainsi, était-ce assez bête?
Quelle leçon pour l'avenir!
C'était la première fois que j'avais cédé imprudemment. D'ordinaire, je me tenais sur mes gardes, malgré les provocations d'Henriette, toujours audacieuse jusqu'à la folie. Les femmes sont toutes la même, jamais la peur ne leur est un frein. Henriette montrait souvent des témérités effrayantes, me serrant la main sous la table, cherchant rapidement mes lèvres entre deux portes, à un pas du salon rempli de visiteurs. Sur mes observations, elle se scandalisait de la poltronnerie des hommes et protestait de la bravoure des femmes. Aucun moyen de lui faire entendre raison. Je cédais toujours, finalement, brusquement poussé hors de ma prudence par un amour-propre à mes yeux chevaleresque.
Maudit point d'honneur qui m'avait fait faiblir encore ce soir-là! Henriette, dont je croyais connaître toutes les ressources de coquetterie, m'avait surpris par des séductions inattendues. Dans quel but et à quel propos? Elle avait passé deux heures chez moi et je pensais bien que nous n'aurions plus rien à nous dire. En exhortant Félicien à se rendre au bal de l'Elysée, j'étais de bonne foi; je lui donnais bien innocemment, dans une intention parfaitement désintéressée, un excellent conseil. Je n'avais pas la moindre arrière-pensée—parole d'honneur! A quel pernicieux et funeste désir avait donc cédé Henriette? Je ne saurais le dire en toute certitude, mais je crois comprendre qu'elle fut impatiente de tromper effectivement un grand-officier de la Légion d'honneur. Cette explication semblera absurde, saugrenue à beaucoup d'hommes pratiques; ce m'est une raison de plus de l'admettre comme unique et véritable.
Pauvre Félicien! J'aurais donné gros pour que cette aventure accablât plutôt un autre de mes amis, un de ceux que je rencontrais avec indifférence et par échappées. Outre que je prenais une large part à son chagrin, je ne perdais pas de vue que cet incident—fâcheux à tous égards—allait bouleverser complètement mon existence.
Où irais-je maintenant le soir fumer ma pipe et boire une tasse de thé?
Comme j'avais dépassé le boulevard extérieur et que je me trouvais entre l'hôtel du peintre Edouard Détaille et celui de Mlle Louise Valtesse, il me vint une idée plus sombre.
Certes, je pouvais compter sur un duel avec Félicien, mais, en y réfléchissant bien, un autre danger me menaçait contre lequel je devais rester complètement désarmé. Henriette viendrait peut-être me trouver, chassée, honteuse, sans trousseau, sans un sou, et me proposerait de prendre la fuite avec elle, de partir pour l'Italie, pour l'Égypte ou pour l'Amérique, pour un pays quelconque entrevu parmi ses rêveries bourgeoises. Que faire en ce cas? Répondre par un refus serait indigne d'un galant homme. Obtempérer devenait toute une affaire, un exil, un déménagement. Et je calculais par la pensée les tracas, les fatigues, les dépenses d'une vie, errante d'abord, compliquée à tout moment par la crainte d'une rencontre, par le besoin de se cacher, d'aller de ville en ville, d'hôtel en hôtel, pour nous abattre enfin dans une petite commune perdue, un trou, à l'abri des excursions des touristes et assez éloignée d'une ligne de chemin de fer!…
J'avais cependant organisé sagement ma vie, écarté les amitiés inutiles, les maîtresses encombrantes, les occupations graves. La belle avance! si, proche la quarantaine, je devais me trouver arraché à mes habitudes et me voir une femme sur les bras!
Un crampon! Ni plus ni moins. L'expression est vive, mais je n'en sais point qui rende mieux la chose.
A peine cette pensée eut-elle pris place en ma cervelle qu'elle en chassa impitoyablement toutes les autres. La question Henriette qui, dans le début de la crise, m'apparaissait comme une quantité négligeable, devint la question importante, la question capitale. Le reste, Félicien, la scène du soir, ma vie troublée, l'obligation de chercher un autre ménage pour ma tasse de thé le soir, mon duel certain, les conséquences mêmes de ce duel, tout cela me parut secondaire. La femme me faisait peur beaucoup plus que le mari, et j'aurais voulu pouvoir quitter Paris en toute hâte, par le premier train du matin, pour échapper—même à l'aide d'un moyen douteux—à la visite émouvante qu'Henriette me préparait sans doute pour le coup de neuf heures. Mais il n'y avait rien à y faire. Je me résignai. Du reste—soit dit sans vanité—je n'ai jamais décliné aucune responsabilité. Le vin étant tiré, il fallait le boire. Tant pis pour moi.
Très préoccupé, je tardai à m'endormir. Il était près de trois heures du matin quand je me sentis gagner par le sommeil.
Mon valet de chambre vint me réveiller à dix heures, selon l'habitude. Au réveil, mon appréciation des faits de la veille, restait la même quant au fond. Dans la forme, je la trouvai plus froide et plus raisonnable. Peut-être que Félicien avait réfléchi de son côté et qu'il ne m'enverrait pas de témoins, par crainte du scandale et de la malignité du monde. Après tout, il ne pouvait agir comme le premier mari venu, ayant une situation à garder. Il tiendrait sans doute à ne pas ébruiter son sinistre. Enfin, c'était à voir.
Quant à Henriette, elle aurait peut-être l'idée de se retirer dans sa famille. Aux heures d'affliction, quel plus sûr refuge que le sein d'une mère? Quel milieu plus favorable au repentir que le foyer paternel? Au besoin d'ailleurs—et si elle ne comprenait pas d'elle-même la nécessité d'agir ainsi—mon devoir d'honnête homme m'imposerait de l'éclairer, de lui indiquer la voie à suivre. Convenait-il que je profitasse de son égarement pour la perdre à mon profit? Pouvais-je abuser des circonstances pour accepter le sacrifice de sa réputation, de sa vie tout entière?
Non, je ne le pouvais pas. Non, je ne le devais pas. C'est affaire aux esprits timorés, aux consciences molles, de céder à la première approche de l'entraînement, de s'abandonner aux tentations. Les caractères sérieux résistent d'abord, reprennent possession de leurs ressources individuelles, puis mesurent, calculent, pèsent le pour et le contre, examinent le bon et le mauvais côté des choses. Si Henriette s'abandonnait, je la retiendrais au bord du précipice et je lui en montrerais la profondeur. Il ne faudrait pas de longs raisonnements pour lui faire entendre qu'à tout bien considérer notre aventure était banale, ordinaire, et ne justifierait aucunement des mesures extrêmes.
Un ménage rompu, la grande nouveauté! Un foyer ruiné, était-ce bien original? Étions-nous les premiers dans cette situation? Non, certes non. Les femmes séparées ne se comptent plus et toutes ont retrouvé, après quelques semaines écoulées—le délai d'un deuil de cour—un centre de relations, des salons indulgents, des amis fidèles et même au respect d'assez bon aloi. Quant aux maris éprouvés, depuis longtemps on n'en tient plus la statistique. Il faudrait pâlir sur les chiffres.
Parbleu! rien n'était perdu si l'on prenait la chose au sérieux, si l'on se gardait des coups de tête. Bien décidément—le duel avec Félicien ayant lieu ou non—Henriette se tirerait d'affaire selon la raison, selon la sagesse.
Et j'arrivais enfin à comprendre que, des trois intéressés, j'étais, moi, le seul sérieusement lésé, le seul irrévocablement privé de quelque chose, le seul profondément atteint. En effet, non seulement je ne retournerais pas chez Félicien, mais il me faudrait encore prendre soin de l'éviter, soit cesser de fréquenter certains salons où il se produisait. Obligation stupide, en vérité, puisque ce n'était pas moi que l'événement rendait ridicule.
Enfin, il fallait voir.
Vers onze heures, comme je commençais à m'étonner, un groom survint—le groom d'Henriette—avec une lettre.
J'avais à peine jeté mes regards sur le papier que je fondis en larmes.
Félicien n'était plus.
Dans le courant de la nuit fatale, une heure environ après mon départ, le malheureux avait succombé à une attaque d'apoplexie. On l'avait trouvé étendu sur le tapis de son cabinet, la face noire, avec du sang aux lèvres et sur la barbe.
Un coup de foudre.
Henriette m'informait de ce grand malheur, et m'invitait à passer chez elle au plus tôt.
Je fis monter le groom et lui demandai quelques menus détails.
C'était en pleine nuit, vers une heure du matin—il devait être une heure, en effet—que les domestiques avaient été réveillés par les cris de madame et par de furieux coups de sonnette. Le cadavre était encore chaud. Madame avait été bien malade, une crise de nerfs prolongée qui s'était calmée seulement à l'arrivée du médecin. Toute la maison était sens dessus dessous. On avait prévenu le frère de monsieur et les parents de madame, qui étaient accourus bien vite. Quel malheur! Un si bon maître!
Le groom partit.
J'étais accablé de stupeur.
Pauvre Félicien! Un ami, un vrai! Nous nous étions si mal quittés… Partir ainsi, jeune encore, en pleine gloire, et sans que j'eusse pu lui serrer la main une dernière fois! Quelle secousse! Aucune des douleurs éteintes dans le passé ne m'avait frappé si rudement. Il n'est pas d'être au monde que j'aie autant pleuré.
Je ne sais pourquoi, je ne m'explique pas pourquoi, mais je n'avais jamais autant pleuré que ce jour-là.
IV
Trois jours après—l'enterrement était décidé pour midi—je me levai de bon matin en vue de réfléchir à la petite allocution que je devais prononcer au cimetière, sur la prière générale. La veille, toutes les dispositions de la funèbre cérémonie avaient été arrêtées. Le nombre des discours devenait important et il fallait compter avec l'imprévu, avec les délégations des sociétés savantes de province dont Félicien était président d'honneur, avec la jeunesse, les Écoles, toujours si empressée aux funérailles des grands hommes. Ma mission se limitait à prononcer quelques paroles au nom des plus intimes amis du mort. Quinze à vingt lignes au plus.
Étant de nature médiocrement éloquente, je pris les précautions de rigueur, c'est-à-dire que je traçai sur une feuille de papier la teneur de mon petit discours, me réservant d'en graver les termes dans ma mémoire au cours de la matinée. J'eus lieu d'être assez satisfait de mon ouvrage. C'était simple, grave, ému, pas banal: une bonne moyenne d'oraison funèbre.
Ah! ce fut un bel enterrement! Je tenais un des cordons du poêle; les cinq autres étaient tenus par:
Un membre de l'Académie française;
Un membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres;
Le chef de cabinet de M. le ministre de l'instruction publique et des beaux-arts;
Un député du département de l'Orne, dont Félicien était originaire;
Un ancien élève de l'École normale, qui comptait le défunt parmi ses plus brillants lauréats.
Derrière le catafalque aux grands voiles de deuil semés d'étoiles d'argent et qui pliaient sous les palmes et les couronnes, venaient, à la suite des maîtres des cérémonies portant voilées sur des coussins de velours violet les décorations du mort:
La famille;
Un aide de camp du Maréchal-Président;
Le bureau de l'Académie française;
Les délégations de l'Institut;
La Société des gens de lettres, conduite par M. Emmanuel Gonzalès;
Les membres de la Société des auteurs dramatiques;
Les représentants des nombreuses Sociétés savantes dont Félicien s'était montré le zélé protecteur;
Des artistes, des savants, des journalistes, un imposant cortège d'admirateurs, de disciples et de fidèles.
Et nous défilions à travers la foule pieusement rangée, entre deux haies de soldats en grande tenue, aux accents de la musique de la garde républicaine dont les silences étaient marqués par le grondement prolongé des tambours étouffé sous les draperies funéraires.
Dans Paris, c'était comme un recueillement. Les fronts se découvraient sur notre passage. Ah! la France perdait un de ceux qui comptent pour sa gloire, un sublime esprit, un grand coeur! L'âme de la foule semblait prier.
Magnifique spectacle qui jamais ne s'effacera de mes yeux!
A la Madeleine, la messe fut chantée par Bosquin et Melchissedec, de l'Opéra, Mmes Mézeray et Vidal, de l'Opéra-Comique. Alexandre Georges tenait les orgues.
Au cimetière du Père-Lachaise, l'inhumation eut lieu dans un caveau provisoire offert par la ville de Paris. Quand la bière eut été descendue dans la tombe, les orateurs, désignés à tour de rôle par un maître de cérémonies, s'avancèrent et parlèrent. Ce fut long, mais beau. Enfin mon tour arriva. Je fis deux pas en avant, m'arrêtant au bord même du tombeau, et je prononçai:
«L'ami vénéré que nous avons perdu, le grand penseur, le…»
Mais il me fut impossible d'achever, non pas que je ne fusse incertain de mon débit ou que l'émotion me prît à la gorge. Non, ce n'est pas cela. Mais un souvenir me revenait qui changea complètement le cours de mes idées. J'oubliai la cérémonie, le deuil de tous ces coeurs empressés, cette foule recueillie qui attendait mes paroles, et je ne vis plus que la scène, la ridicule scène de l'autre soir: moi en chemise, au milieu de la chambre à coucher, Henriette évanouie, mes vêtements épars, et lui, Félicien, en tenue de gala, son bougeoir à la main et pleurant comme un veau. A cette vision furtive, je fus un moment bien près d'éclater de rire. Je fermai les yeux, redoutant de découvrir brusquement Félicien assis au fond de la tombe, son bougeoir à la main. Quelqu'un me prit le bras et m'entraîna à l'écart. J'entendais ces mots vagues dans la foule:
—Pauvre homme… L'émotion, sans doute… Songez donc, c'était son meilleur ami… Quelle perte!…
Mais je me remis aussitôt et, tandis que l'on m'éloignait, je ne perdais aucune des paroles de l'orateur qui avait pris ma place:
«Au nom du Cercle artistique et littéraire d'Alençon, j'apporte sur cette tombe encore entr'ouverte…»
Une demi-heure après je quittai le cimetière, poursuivi par des reporters en quête de renseignements intimes sur Félicien. Je leur répondis de mon mieux, y apportant de la complaisance, heureux de contribuer par mes révélations à la gloire du mort. Je racontai les débuts difficiles, misérables, de mon ami, sa lutte courageuse contre l'adversité, sa vie de famille, si simple, si touchante, sa femme—son unique amour—et sa fille—une adorable enfant belle comme les anges. Je sus taire quelques manies excentriques ou ridicules du défunt. Bref, je m'acquittai de ce soin à merveille.
Vers cinq heures je montai saluer Henriette entourée de sa famille.
Visite inévitable.
Henriette fut d'une distinction accomplie; ni trop émue, ni trop glaciale. Elle accepta mes condoléances avec un sourire triste—un de ces sourires comme on en rencontre sur les dessins des romances—et elle m'annonça son départ pour le lendemain. Elle se retirait pour quelques semaines à Saumur, chez ses parents.
Excellente idée.
Je lui répondis que, de mon côté, je comptais m'éloigner aussitôt de Paris, où me harcelaient depuis quelques jours tant et de si douloureux souvenirs.
Ce fut tout. Elle ne chercha point à me parler à l'écart, ne me demanda pas où je comptais me rendre, ne souffla mot d'une correspondance possible. Il semblait que tout fût fini, bien fini, entre nous, sans qu'aucune parole d'adieu fût nécessaire, que nous allions vivre désormais étrangers l'un à l'autre, plus encore qu'étrangers: ignorés l'un de l'autre.
Ainsi je pris congé, simplement, de cette insignifiante créature, la mère de ma fille. Je sortis après avoir répondu aux étreintes reconnaissantes de la famille. Pensez donc! Je m'étais donné tant de mal, m'occupant de tous les préparatifs, remplaçant les parents dans les sombres corvées de ces jours funèbres. J'avais tenu à visser moi-même les boulons de la bière où moi-même j'avais enseveli Félicien.
Eh bien—me croira qui voudra—si un instant j'ai aimé Henriette, ou, pour mieux dire, si à un seul instant je l'ai ardemment désirée, désirée follement, désirée avec angoisse, désirée douloureusement,—c'est ce jour-là, ce dernier jour, quand je l'aperçus si blanche, si pâle, si froide dans ses longs vêtements sinistres, avec ses yeux noirs, fixes et durs, dilatés par les insomnies, et où luisait la fascination d'une flamme d'enfer!
V
Où aller?
J'avais fort peu voyagé, mais je ne me sentais aucun goût instinctif pour une contrée plutôt que pour une autre. J'eus d'abord l'idée d'aller m'oublier dans quelque pays désolé et vide, mais j'y renonçai aussitôt par cette raison que le voyage ne me servirait en rien si, en me tenant hors de chez moi, il ne me tirait pas hors de moi-même. Le but devait être plutôt d'occuper toutes les forces vives de mon esprit à des objets nouveaux, à des paysages qui renouvelleraient constamment l'émoi de la surprise. Sous ce rapport, j'avais le choix, mais il me manquait les éléments d'une préférence.
Je me rappelai fort heureusement un pays dont il avait été parlé fréquemment devant moi par Félicien: l'Italie.
Dans sa jeunesse, au sortir de l'École normale, Félicien attaché comme secrétaire à une commission du ministère de l'instruction publique envoyée dans les environs de Naples pour je ne sais quelles fouilles scientifiques, avait été si profondément épris de la grande patrie latine que, sa mission terminée, il avait sollicité et obtenu l'autorisation de prolonger son voyage. Pendant une année, il avait couru du nord au midi de la grande péninsule, émerveillé, ravi, frissonnant d'émotion…
Souvent, le soir, entre Henriette et moi, il revenait complaisamment sur les mille incidents de ce voyage dont il avait conservé une sorte d'éblouissement; il nous racontait ses interminables flâneries dans Rome, ses courses en Sicile, les trois mois qu'il était resté à Florence, ne pouvant s'en arracher, mangeant de la vache enragée, vivant avec deux lires par jour, couchant dans les mansardes des trattoria, pour allonger un peu son séjour. Et Pise, et Bologne, et Ferrare, et Venise, et Naples!
Au retour il avait publié ses deux premiers ouvrages: l'Ame de Rome et les Pères de Florence, livres superbes dont le succès est encore dans toutes les mémoires.
Que de fois Félicien ne m'avait-il pas dit:
—Un de ces jours, nous ferons ce voyage-là ensemble… Tu verras!
Je me décidai pour l'Italie, et, ayant disposé tous mes préparatifs, j'eus soin de serrer dans ma valise les deux livres de Félicien, tous deux enrichis d'une dédicace fraternelle.
Le lendemain, à huit heures du matin, je prenais le chemin de fer pour
Marseille dans l'intention d'entrer en Italie par Vintimille.
Comme bientôt je me félicitai d'avoir quitté Paris. C'était au point que je m'étonnais de n'avoir pas eu plutôt et plus souvent des idées de voyage. Depuis des années, j'étais demeuré confiné dans Paris, comme bloqué par la neige ou par une invincible armée assiégeante. Pendant tout le temps de ma liaison avec Henriette, je ne m'étais senti aucun goût, aucun désir plus vif qu'un furtif caprice; au point que je crois comprendre aujourd'hui que le charme singulier de cette femme était fait en quelque sorte d'une suspension de la vie, d'une interruption de la présence d'esprit, d'une absence rêveuse où se prélassaient mes instincts paresseux. Et il me vint alors cette conviction que, sans la déplorable aventure, je ne me serais peut-être jamais séparé d'Henriette, et qu'enfin, se fortifiant dans l'habitude, notre criminel attachement serait devenu un lien respectable grâce aux années. Dans les premiers temps de mon voyage, Henriette me manqua parfois, notamment les jours de pluie.
Insensiblement, les enchantements de la route suffirent à m'absorber. Je regardais et j'étudiais ardemment, avec un intérêt profond, patient, obstiné que jamais auparavant je n'avais apporté aux choses de l'art et de la nature. On eût dit véritablement que la crise récente venait de développer en moi une nervosité maladive, une susceptibilité farouche à toutes les manifestations extérieures, la faculté jusqu'alors insoupçonnée de sentir vite et profondément. J'éprouvais comme des goûts nouveaux, une inquiétude constante d'impressions, de tressaillements subits, inexplicables en présence d'une idée ou d'un objet jusqu'alors indifférents; à cette transformation de mon tempérament s'ajoutait une parfaite netteté d'esprit qui me faisait concevoir et exprimer, non sans élégance, des pensées inopinément écloses en moi. Je devenais plus irritable, mais je devenais aussi plus clairvoyant. Enfin, tout un monde de sensations s'éveillait et chantait, un monde nouveau plus peuplé, sinon plus intéressant que le premier. Faut-il croire que l'esprit est sujet à des transformations comme le corps qui renouvelle ses atomes de sept en sept années?
Hypothèse probable. Combien d'hommes meurent dans un homme avant sa mort!
Je serais assez embarrassé de dire ce qui me plut davantage dans mon voyage…
Rome, peut-être.
J'y arrivais avec une curiosité impatiente surexcitée par une étude laborieuse du livre de Félicien: l'Ame de Rome, oeuvre surhumaine dont j'avais imprégné ma mémoire. Ainsi se vérifiait—bien que dans des conditions étranges—le projet que nous avions formé, Félicien et moi, de visiter l'Italie ensemble. A la vérité, il ne me quittait pas. J'entendais mentalement des pensées qui lui auraient été personnelles répondre à certaines questions que je m'adressais; je me découvrais une manière de voir plus heureuse et plus haute, comme si l'écho de sa parole eût résonné constamment sous mon front. Je reconnaissais, sans que personne fût là pour me les nommer, certains monuments, certains sites dont son livre contenait la magique description. Je revoyais l'Italie pour ainsi dire et j'éprouvais la douce joie que donnent les êtres, les lieux retrouvés après un long éloignement.
A de certains moments, cette illusion m'emportait au point que je me retournais brusquement, dans la certitude que Félicien se trouvait là, à ma droite, cheminant près de moi en fidèle compagnon, me soufflant mes plus judicieuses réflexions. Et—particularité frappante—je ne m'imaginais point un Félicien ordinaire en costume de voyage, mais je me le représentais tel que je l'avais vu le soir suprême, en habit noir, cravate blanche, gants blancs, la plaque de grand-officier au côté droit, des ordres au cou, une petite brochette de petites croix épinglées sur le revers de l'habit. La sincère amitié que j'avais vouée à Félicien et que je continuais à sa mémoire, empêchait que la préoccupation de sa présence me devînt désagréable. Loin de proscrire son souvenir, j'y revenais constamment; et il m'arriva d'y faire appel. Ma situation d'ancien intime ami de l'illustre écrivain m'ouvrit bien des portes; dans les plus nobles salons de la société romaine, j'étais entouré, questionné, accablé d'égards, et plus d'une soirée fut consacrée à l'apothéose du défunt, moi parlant d'abondance, plein de mon sujet, et l'entourage, attentif à mes paroles, suspendu à mes lèvres.
Ce fut ainsi pendant un an… je ne sais pas au juste.
Enfin, las de mes déplacements continuels et de ma vie d'auberges, je me retirai dans un village des Alpes françaises, à Sospel—un petit chef-lieu de canton à mi-chemin sur la route de montagnes qui relie Nice à Coni. J'y louai une petite villa sur le domaine de la Commande, non loin du torrent de la Bévéra; j'y fis venir quelques meubles de Paris, mon valet de chambre, ma cuisinière et, installé, me mis au travail.
Une idée m'était venue en route. Pourquoi n'écrirai-je pas une biographie de Félicien?
De bonne foi, sans parti pris, je m'étais demandé auquel de ses fidèles revenait cette mission pieuse, cette tâche difficile. Un à un, j'avais jugé tous ceux qui pouvaient sembler capables d'un pareil travail, et j'en avais conclu que moi seul pourrais y réussir.
En effet, je remplissais absolument les conditions désirables pour cet objet.
Quoi de plus rare qu'un bon travail biographique, vraiment complet, vraiment exact? Dans le plus grand nombre des cas, le biographe s'adresse directement à l'homme qui doit faire le sujet de son étude—ou, si l'homme est mort, à ses descendants—reçoit des notes naturellement suspectes de partialité ou des confidences qui lui imposent le double devoir de la discrétion et de la reconnaissance. Il apporte un si bas attachement au service de l'homme qu'il raconte qu'on le prendrait volontiers pour une sorte de laquais de l'immortalité. Dans d'autres cas, plus rares, le biographe est un ennemi acharné, un adversaire emporté par la passion ou égaré par la jalousie. Eugène Jacquot, dit de Méricourt, a publié beaucoup de ces biographies inspirées par le plus détestable esprit et auxquelles on pourrait reprocher encore un nombre effrayant d'erreurs capitales. Le juste milieu, la biographie vraie, n'existe pour ainsi dire pas.
Ma situation dans le passé et dans le présent me permettait d'agir non seulement en toute liberté, mais avec une complète assurance. J'avais été le plus ancien ami du mort, son ami d'enfance, son condisciple à Bonaparte; j'avais connu son père, sa mère, vécu longtemps dans son intimité, reçu ses confidences, assisté à ses luttes, connu son jugement sur les hommes et sur les choses de son temps, sondé sa conscience, lu comme à livre ouvert dans sa pensée; je connaissais l'homme, l'écrivain, le poète, le citoyen, toutes les faces du personnage; je possédais les éléments d'une correspondance puissamment intéressante; mille anecdotes qui ne m'avaient point paru dignes d'être notées jadis me revenaient aussi précises que si elles eussent été d'hier.
J'étais le biographe parfait, désigné, fatal.
Aucun des devoirs du biographe ne pouvait m'échapper. En plus de mon témoignage, n'avais-je pas celui d'Henriette? Et ne me serait-il pas permis d'en faire usage?—Oh! discrètement! On a dit souvent qu'il n'existait point de grand homme pour son valet de chambre. Cela est indiscutable. A plus forte raison, l'épouse est-elle plus directement, plus immédiatement renseignée, car on se cache d'un domestique.
Or, Henriette possédait une grande qualité: elle était fausse, mais elle n'était pas menteuse. Elle ne disait pas toujours toute la vérité, mais elle ne disait que la vérité. Par religion du vrai? Non, par orgueil. L'orgueil est un défaut qui nous évite de commettre des actions basses. Elle m'apportait journellement le reflet photographique de son mari, le récit des petites scènes d'intérieur provoquées par ses manies plutôt que par son humeur; elle me mettait au courant de ses habitudes intimes, se plaisant à me raconter souvent—sur l'oreiller—aux instants d'accalmie,—les ridicules, les puériles tracasseries dont les plus grands esprits ne sont pas exempts. De sorte que je possédais Félicien des pieds à la tête, comme personne n'eût pu le connaître.
Et puis, n'y avait-il pas là pour moi un devoir? Je devais m'en préoccuper, n'ayant jamais transigé avec le devoir. Oui, c'était mon devoir d'écrire la biographie de Félicien: sa vie et ses oeuvres. La postérité avait intérêt à connaître l'homme dont elle recevrait les plus précieux enseignements. Étant donné qu'aucune excuse ne me dispenserait de rendre à l'avenir ce sincère témoignage, je ne pouvais me dérober. Assurément, ce serait une tâche pénible, longue, laborieuse; un travail auquel il me faudrait appliquer toutes mes facultés, la puissance du souvenir, la religion du passé; j'en avais pour longtemps à me recueillir avant d'écrire une ligne, pour longtemps à écrire après avoir médité.
Peu importait.
Sur mes instructions, mon valet de chambre m'apporta à Sospel toutes les lettres que m'avait adressées Félicien. Je pris plaisir à les relire, lentement, les relisant et les relisant encore, songeant, non sans trouble, à l'honneur qui rejaillirait sur moi de leur publication—car les protestations d'amitié, les hommages ne m'y étaient point marchandés.
Je m'absorbai dans cette étude pendant plusieurs mois.
Sospel est une très vieille ville, traversée par le torrent de la Bévéra, entourée comme en un cirque de très hautes montagnes: le mont Braus, le Barbonnet, le Mangiabo, la Testa di Cane, la colline de Santa-Lucia. C'est un coin pittoresque, mais depuis longtemps mort. On s'y trouve à cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, entre des bois d'olivier—la seule ressource du pays—et quelques vignes. Les étrangers n'y viennent pas, les passants y sont rares, les habitants parlent un langage aussi différent de l'italien que du français, une sorte de patois difforme et violent où se retrouvent les traces de la naïveté paysanne et de cette âpreté que les grandes solitudes donnent à la voix humaine comme au chant des oiseaux et aux accents des bêtes. La vie qu'on y peut mener, c'est la vie bestiale ou la vie contemplative,—regarder le sol dont on tire sa pâture ou admirer les sommets neigeux que hante le rêve. Aucune autre alternative. Soyez poète ou ruminez. Les gens du pays ruminent, quelques passants vont et viennent qui songent. Ceux-là, l'habitant les exploite.
En une heure, si l'on suit la Bévéra par une route à mulets, on descend en Italie entre deux villages liguriens, la Piena et Olivetta, le premier perché sur une haute roche comme une aire d'aigles, le second caché dans la verdure comme un refuge de tourterelles. Par la grande route on gravit le col de Brouis pour dégringoler ensuite vers une succession de localités singulières: Breil, les pieds dans le torrent de la Roya; la Giondola, qu'entourent des glaciers à pic; Saorge, accroché aux flancs de la montagne sur un précipice de cinq cents pieds; Fontan, la frontière italienne, avec sa population de déserteurs, de douaniers et de contrebandiers.
Il faut quatre heures environ pour gagner le chemin de fer, qui s'allonge sous la route de la Corniche entre Nice et Gênes. Les sentiers sont mauvais, ce qui arrête les touristes. En hiver, ils disparaissent sous trois pieds de neige, ce qui arrête jusqu'au service de la poste.
Je suis resté là… Combien de temps?…
Je ne me le rappelle plus exactement.
Le certain, c'est que j'y arrivai dans les premiers jours de novembre et que je n'y fus convenablement installé que vers la fin de janvier.
Mes premières semaines furent consacrées à des promenades. Chaque jour, après déjeuner, je montais au sommet de Santa-Lucia où subsistait le mur ruiné d'une antique forteresse sarrazine. Assis dans l'herbe, le dos tourné au soleil, j'y traçai les premières notes de mon travail, m'attachant à les classer avec ordre, car le plus souvent les souvenirs affluaient à mon cerveau dans un tumulte d'inspiration orageuse. Les faits se représentaient en foule, avec le tohu-bohu et le mouvement compliqué des foules. Il y avait lutte entre ma mémoire sensibilisée par le travail et mon énergie violentée.
Je classais, je classais…
Une chose curieuse, c'est qu'au retour de ces promenades j'éprouvais une gêne, un alourdissement de tous mes membres, une fatigue cérébrale accablante, l'absorption de toutes mes forces vives par l'unique préoccupation de mon oeuvre. Le portrait de Félicien, accroché dans mon cabinet de travail improvisé, me paraissait remplir toute la chambre et faire pâlir les objets dont il était entouré. Ma trop persistante application à relire la correspondance du mort amenait que maintenant des phrases toutes faites me venaient aux lèvres dès que j'ouvrais la bouche et que je prononçais ces phrases malgré moi, sans motif, dans la solitude. Mon esprit évidemment était tendu vers les diverses faces d'une même image, d'une seule idée, et s'accoutumait à cette tension préméditée. Il y a une gymnastique du cerveau comme il y a une gymnastique des muscles. L'esprit se plie volontiers à la discipline qu'il a lui-même imaginée. C'est affaire de volonté, tout simplement. J'avais voulu penser à Félicien, je pensais à Félicien. Si je n'avais pas voulu penser à Félicien, je l'aurais oublié bientôt.
Ceci n'est pas douteux.
La preuve en est qu'Henriette n'ayant aucune part, sinon minime, dans mon oeuvre, ne se rappelait que faiblement et de loin en loin à mon souvenir. Je l'évoquais mollement, sans regret et sans désir, comme j'aurais évoqué une camaraderie vague. Aucune nouvelle ne m'en était parvenue depuis mon départ de Paris, et je ne m'étais ni affligé ni froissé de cet obstiné silence.
Décidément, de ce côté tout était bien fini. Le temps écoulé avait émoussé jusqu'à la précision de sa mémoire. Je ne la voyais plus que flottante, indécise, sans forme personnelle, sans couleur propre, sans caractère intime, pêle-mêle avec les autres femmes que j'avais possédées.
Il faut arriver à un certain âge pour connaître combien facilement le passé s'évapore. Un jour vient où l'homme résume ses impressions mortes par un chiffre d'une humilité navrante; et, comme dans les exhumations, il pourrait faire tenir tous ses souvenirs—amours, amitiés, ambitions, misères—dans un tout petit cercueil.
Oublier! Ce doit être bon! J'ai eu à Sospel des soirs bienfaisants. C'était à l'heure mixte où le soleil, près de disparaître derrière les neiges éternelles de Turini, laissait tomber dans la vallée l'or rouge de ses dernières clartés, tandis qu'au loin, par-delà les rochers alpestres, montait le frissonnement des rayons lunaires. Quelle paix! Quelle sérénité! Quel doux bercement de l'heure!
De légères vapeurs d'azur s'élevaient du torrent vers les grêles oliviers des collines; la transparence de l'air s'irisait de demi-teintes charmantes, de tons fins d'une tendresse exquise; les maisons se fermaient sur la hâte des troupeaux et s'allumaient de lueurs de braises.
Je contemplais de la terrasse de ma villa. Tout se taisait. La nuit ouvrait bientôt sur la nature la richesse de ses écrins bleus. Il me semblait voir pleurer les étoiles, si délicieusement pâles à ce moment. Par secousses, le râle d'un épervier traversait la tranquillité sonore du soir comme une plainte lugubre. C'était presque la mort, c'est-à-dire la plus complète et la plus sincère impression de la nature; car, ce qui fait l'attrait de la campagne, c'est qu'on s'y sent mourir un peu.
Ces soirs-là, le sommeil m'accablait plus vite. Le sommeil, la mort,—deux termes qui se lient et dont le second parachève le premier. Dormir console souvent de vivre. Si l'homme n'avait pas le sommeil, mort temporaire, suspension absolue des douleurs et des chagrins, il n'aurait peut-être pas la patience d'attendre jusqu'à la mort!
VI
Je n'avais pas encore écrit une seule ligne de mon livre que, brusquement, j'abandonnai à tout jamais le projet de l'écrire.
Pourquoi?
C'est que mon goût de la première heure était devenu la fatigue de toutes les heures. J'en avais assez et je m'interrogeais sérieusement, opiniâtrement, sur l'état de mes esprits.
De plus, je devenais malade. La fatigue sans doute. D'irrésistibles insomnies me laissaient au matin brisé et endolori. J'éprouvais des maux de tête constants qui déroutaient le savoir du modeste médecin de Sospel et me faisaient cruellement souffrir. Aucun, parmi les remèdes connus, ne servait à me soulager. Pour conquérir quelques heures de répit, je n'avais d'autre moyen que d'entreprendre de longues courses à pied, par tous les temps, sur toutes les routes, jusqu'à ce que, rompu de fatigue, j'eusse tué en moi jusqu'à la force d'éprouver. Et c'était chaque jour d'interminables promenades, des ascensions enragées d'où je revenais affamé et chancelant, pour me laisser tomber sur mon lit après avoir gloutonnement dévoré quelque mauvais repas de village pauvre.
De la biographie de Félicien, il n'était plus question; mais je n'oubliais point pour cela le mari de ma maîtresse. J'y pensais beaucoup, souvent; je relisais ses livres, ses lettres; j'apprenais avec satisfaction le succès d'une souscription ouverte à Paris en vue de lui élever une tombe monumentale au cimetière du Père-Lachaise.
N'allez pas supposer au moins que le souvenir de Félicien entrât pour quelque chose dans mes souffrances. Vous feriez erreur. Mes souffrances étaient purement physiques—vous entendez bien—purement physiques; mes facultés intellectuelles s'exerçaient aisément, même mieux, avec plus d'application que par le passé.
Et c'était moins une maladie qu'une cure. La nature est soumise à des règles, notamment à un besoin d'équilibre. Une longue inaction dans Paris avait favorisé en moi un germe d'embonpoint qui, en se développant, pouvait entraîner tous les inconvénients de l'obésité. Je marchais, je prenais de l'exercice, par hygiène, pour combattre les principes maladifs résultant de l'atmosphère détestable d'une grande ville. De là mes fatigues; mais le moral—je le répète—n'était nullement atteint. J'étais maître de moi.
Dans le cas contraire, si j'avais, par exemple, ressenti des souffrances découlant d'un malaise moral, c'est que j'aurais eu… quoi?
Des idées noires?
Des chagrins?
Non.
Des remords?
Ah! nous y voilà! Des remords! Leur premier mouvement à tous sera de supposer que j'avais des remords. C'est une manie.
Mais—je vous le demande un peu—à propos de quoi aurais-je eu des remords?
Je ne suis pas un saint; il s'en faut. Je sais mes qualités et n'ignore point mes défauts. J'ai commis un grand crime, une trahison, une lâcheté—tout ce que vous voudrez—mais, je l'affirme, je ne connais pas le remords, je n'ai jamais éprouvé le remords, et il n'est pas possible que je l'éprouve. Il y a pour cela des raisons absolues, des raisons de premier ordre.
Je vais les énumérer.
L'homme a cette supériorité sur les bêtes et sur la femme d'être un animal raisonnable et prudent. Il a consacré d'innombrables heures à édicter des mesures de préservation contre lui-même, à limiter ses actions, à endiguer le domaine ouvert à ses appétits—lesquels appétits se réclament de la nature et semblent, au premier abord, de droit. Ces appétits ne se révèlent pas seulement par eux-mêmes, c'est-à-dire par le désir qu'éprouve l'homme de les satisfaire; ils se compliquent du sentiment de la préférence qui les modifie et souvent les dénature au gré d'influences singulières que nous nommerons—si vous le voulez bien et faute d'un autre mot—psychologiques. Préférer, cela est redoutable. Si l'homme ne préférait jamais, il serait parfait. Ses ambitions seraient égales, ses désirs seraient raisonnables, ses goûts seraient sensés, ses folies mêmes auraient une frontière: la résignation facile ou l'indolente indifférence. Le secret de toute vertu est là; et les puissants du jour penchés sur l'étude du bien public, inventeurs de systèmes ou élaborateurs de lois, feront sagement de ne pas chercher ailleurs l'inconnu des réformes sociales dont la réalisation tardive tourmente les peuples. Y pourront-ils quelque chose? Non. Le mal est fait; l'homme préfère. Il a mangé le fruit de l'arbre de la science du bien et du mal; il discerne, il compare, il choisit, sans s'apercevoir qu'il devient ainsi lui-même son propre ennemi et que, de chacun de ses choix arrêtés, sort pour lui une torture ou le germe d'une faiblesse nouvelle, d'un appétit vierge. Car entre l'homme et son désir, il y a toujours disproportion.
C'est de la préférence—à l'état de goût chez les uns, de passion chez beaucoup d'autres—que sont nés chez l'homme le souci des scrupules et l'entraînement au mal. La civilisation a essayé d'étendre sur l'ensemble de ces forces diverses, contradictoires, une réglementation dont les éléments, d'abord épars au fond des consciences, ont été réunis peu à peu par la suite, sous forme de lois et dans l'unité des codes.
A cet égard, il n'y a jamais eu entente absolue ni concert universel. Il suffit de jeter un regard sur les différentes législations qui gouvernent le monde pour constater l'effarement du jugement humain. Ici, la loi s'inspire des grandes lignes d'une religion, de l'Évangile, par exemple, et s'applique dans l'interprétation la plus étendue de la parole divine. Ailleurs, elle prend sa source et son prestige dans les caprices d'un autocrate, et, en dépit de tout frein comme de toute logique, impose une domination absolue d'autant plus dévotement observée qu'on la sent peser plus stupide et plus féroce. Ailleurs encore, elle répond à certaines conditions particulières de climat et de position géographique; elle relève de la politique et de l'hygiène. Ailleurs enfin, elle semble comme l'héritière indigne de la légende et tire sa force de la fable. Quelquefois elle est juste; trop souvent elle est seulement forte. Il importe de ne point oublier qu'elle fut toujours édictée par des maîtres. Au demeurant—j'y reviens—elle est diverse.
Ici, en Europe, la famille est institution sacrée. A Pucchana, une tribu des îles océaniques, il est normal qu'un fils assomme ses vieux parents dès le jour où ils deviennent incapables de subvenir à leurs besoins par la chasse et par la pêche.
Chez nous, le mariage est indissoluble, nous sommes monogames; la polygamie est la loi en Turquie, et l'époux mahométan chasse comme une esclave telle ou telle de ses femmes qui a cessé de lui plaire.
Un mari parisien dont les harmonies conjugales ont été troublées par quelque scandaleuse aventure devient un objet de risée ou de pitié; sur les bords du fleuve Rouge, le mortel assez fortuné pour qu'on lui ait enlevé sa femme devient un objet d'envie, de jalousie et d'admiration.
On tient pour infâme l'Européen capable de livrer son épouse à autrui; en Perse, le voyageur assez mal inspiré pour repousser les offres adultères de son hôte courrait la chance de se voir couper le nez et les oreilles.
Le vol était flétri à Rome, récompensé à Sparte.
Bref, de tout temps, l'esprit humain est à tâtons. Il lui est impossible de s'élever réellement, d'atteindre aux grandes et éclatantes vérités devant lesquelles s'agenouillerait la totalité de l'espèce. Il s'est fait des lois, il n'a pas trouvé la loi. De là, une illusion dont se félicitent, l'une après l'autre, les générations. On croit bénévolement au progrès, à des conquêtes. Hélas! de tout temps les choses ont été aussi mauvaises; seulement elles paraissent un peu meilleures à l'orgueil des vivants, et cela les console.
Amour-propre national à part, je proclame que la plus équitable de ces lois mauvaises est la loi française. J'en trouve la preuve dans le témoignage constant de l'Europe: on nous suit, on nous imite. Les quelques améliorations dont pourrait se targuer l'étranger ont passé par nos codes, ont été dans l'origine des vérités chez nous et, si nous sommes devenus plus pauvres, il n'en faut accuser que l'extrême mobilité de nos institutions politiques. C'est chez nous qu'a été choisi le modèle, à tort ou à raison. Les législations qui se respectent partent du code Napoléon ou y reviennent. Ce n'est pas une appréciation, c'est un fait.
Eh bien, je suis le fidèle observateur de la loi française.
Il est vraiment admirable que les hommes aient, dès les premiers âges, cherché une règle en dehors ou au delà de la loi proclamée. Pourquoi faire? Dans quel but? Par quel mobile? Est-ce par une perversité de leur nature ou en conséquence de cet instinct de révolte dont tout être pensant est atteint? De là, les philosophies, aussi diverses, aussi contradictoires que les lois; de là les théories morales progressistes ou réactionnaires; de là les systèmes et les coteries. De cet amas de formules le génie de l'homme n'a rien pu tirer d'indiscuté. Nous en sommes encore au chaos, et ce chaos ne compte plus ses victimes.—L'homme n'a que ce qu'il mérite. C'est bien fait pour lui.
Avec un peu de raison, par le renoncement à ce sentiment de préférence, source de tous ses tourments, il pouvait arriver sinon à l'unité jurique—ce qui impliquerait le règne impossible de la fraternité universelle—du moins à une sorte d'harmonie entre les législations. Il lui eût suffi pour cela de tuer en lui la prétention des supériorités personnelles, de se soumettre, de reconnaître loyalement, dans l'âge de raison, les faits accomplis, et d'abandonner sa conscience aux seuls jugements qui entraînent une consécration.
Il faut être bête à ramer des choux pour se torturer à plaisir, alors que tout s'accorde pour votre tranquillité. Ce sont évidemment des malades, les hommes assez faibles pour s'imposer à eux-mêmes un tribunal imaginaire et des pénalités fictives. La vie n'est-elle donc pas assez difficile? Les pénalités effectives ne sont-elles pas assez lourdes à ceux que leur mauvaise fortune y expose? N'est-ce pas une preuve de folie que cet acharnement à s'interpeller, à se frapper de sa propre main?
Vous me direz: La conscience!…
Je n'y contredis point. La conscience n'est pas un vain mot. J'ai une conscience, vous avez une conscience; nous avons tous une conscience. Les bêtes seules n'en ont pas.
La conscience! Voilà un terme très positif; il n'offre rien de vague, il comporte une suite d'obligations, de devoirs, de responsabilités. C'est un des plus beaux mots du langage humain.
Mais encore faut-il s'entendre.
Où reportez-vous la conscience?
Quelle est son essence?
Ou—pour mieux dire—quelles sont ses lois?
Votre conscience diffère peut-être de la mienne; vous pourriez alors vous tromper. Si vous ne conservez point pour base de tous vos jugements une règle certaine,—invariable, au moins immédiatement avant et immédiatement après que vous jugez,—vous vous exposez à de continuelles erreurs, vous ne parvenez à rien d'absolu.
Il y a la conscience des chrétiens, la conscience des musulmans, la conscience des mormons, la conscience des guerriers anthropophages de Boulou-Pari. Il y a la morale qu'un homme crée lui-même, qu'il puise dans ses réflexions, dans son expérience; et il y a la conscience recueillie dans les leçons de l'enfance, reçue toute faite, et qui appartient au bagage scolaire de tout bachelier dûment diplômé. Il y a la conscience des hommes et la conscience des femmes, fort dissemblables, l'homme prononçant le plus souvent selon son intérêt et la femme selon sa passion. Il y a la conscience implacable et celle ouverte aux circonstances atténuantes. Qu'était Robespierre? Une conscience, mais terrible. Qu'était Vincent de Paul? Une conscience, mais charitable. Un sculpteur représentera-t-il la Conscience impassible, austère, le bras levé pour le châtiment—ou douce, souriante, la main tendue en signe de pardon?
Que d'images diverses! Que de sujets à erreurs!
Dans ces conditions, tout homme soucieux de son repos—le repos est le seul bonheur qui vaille d'être acheté—doit subordonner sa conscience aux réalités de la loi. Ainsi, tout péril est d'avance évité; on ne se trompe plus, on marche dans la vie avec certitude, d'un pied ferme, en s'appuyant sur une conscience savante qui a tout prévu et qui punit tout.
Cette conscience ne vous dit pas seulement:
«Le vol est un crime, le meurtre est un crime, l'adultère est un crime, le faux est un crime.»
Elle va plus loin. Elle ajoute:
«Si tu voles, tu seras puni de telles peines; si tu tues, si tu prends la femme d'autrui, si tu deviens faussaire, de telle et de telle autre peine.»
Rien d'imprévu, aucun tâtonnement. Les responsabilités sont définies et mesurées. La justice—à l'abri des caprices engendrés par la différence des tempéraments et par la mobilité des impressions—a pesé d'avance chaque faute en lui assignant son étiage dans l'échelle des châtiments. Notons encore que, dans ce cas, les jugements de la conscience ne sont point perdus, qu'ils entraînent des faits qui les consacrent. Si tel individu mérite la perte de sa liberté, il est emprisonné pendant un laps de temps calculé selon la gravité de sa faute. S'il a mérité la mort, la conscience publique—on dit «la conscience publique» parce qu'elle est précisément la conscience de tous—la conscience publique reçoit immédiatement satisfaction. En aucun cas, elle ne laissera volontairement échapper le coupable. Elle est en ceci supérieure aux consciences relatives, inspirées des églises ou des philosophies, et qui permettent aux scélérats de mourir en repos, avec des respects inclinés autour de leur lit de mort—ce qui constitue un dangereux exemple autant qu'un scandaleux spectacle.
Ceci posé, j'avoue—je ne l'ai jamais nié d'ailleurs—avoir violé la loi en commettant le délit d'adultère—ce n'est qu'un délit—de complicité avec Henriette.
Nul ne le sait, mais ma conscience me le reproche, et j'écoute attentivement cette voix intérieure.
Je suis coupable et je sais dans quelle mesure. Je me juge sévèrement.
Pourquoi? Parce qu'il le faut, parce que je suis homme.
Examinons.
J'ai transgressé la loi en commettant un adultère—évidemment. Je dois me le reprocher, mais je ne peux véritablement me reprocher que cela. Les circonstances accessoires restent accessoires, le fait seul vaut d'être examiné.
Félicien est mort; c'est un malheur! Mais rien ne montre un lien entre cette mort et ma faute. Un médecin a été mandé qui a expliqué la mort par une attaque d'apoplexie foudroyante. Voilà la vérité, la seule vérité.
Il ne manquent pas de gens capables d'en imaginer une autre, de rechercher par exemple si une brutale surprise, un chagrin trop violent pour les forces humaines n'aurait pas amené chez Félicien une congestion mortelle. Cherchons, comparons, rendons-nous compte, à la fin! Il ne se passe pas de jour qu'un mari ne surprenne sa femme en flagrant délit d'adultère—je parle seulement de ceux qui n'ont pas honte de faire constater la chose par un commissaire de police. Combien parmi ces maris éprouvés sont morts au spectacle de leur infortune? Aucun. On n'en cite pas un seul. Mais ceux-là, m'objectera-t-on, avaient pu se préparer à l'irritante apparition; ils avaient soupçonné, épié, découvert. Soit, prenons les autres. Prenons le mari classique, celui qui a manqué le train du soir ou qui revient de voyage sans avoir prévenu. Meurt-il? Non. Jamais. S'il a une arme, il tue; s'il n'en a pas, il crie. Mais on n'en a pas encore rencontré un seul qui soit tombé foudroyé.
Félicien souffrait d'une prédisposition à l'apoplexie. Il avait le cou court, la face souvent empourprée; l'habitude de rester assis pendant plusieurs heures par jour devant sa table de travail l'avait rendu épais et sanguin. Il devait finir comme il a fini. Un peu plus tôt, un peu plus tard, on n'échappe pas aux fatalités de son tempérament. Je puis donc parler librement de cette mort, car elle ne pèse pas sur ma conscience. Nul ne parviendrait à prouver, même après avoir lu cette loyale confession, que la terrible scène du soir ait été pour quelque chose dans cette fin tragique. Si, par une témérité du parquet, j'avais à répondre devant la justice du décès de Félicien, il n'y aurait qu'une voix parmi les jurés et les membres de la cour pour me renvoyer indemne de toute accusation. Il n'y a eu ni empoisonnement, ni meurtre, ni violences, mais seulement un phénomène bien connu des médecins. Au moment où il a succombé, Félicien se trouvait seul dans son cabinet de travail, après une journée assez agitée. Il ne faut pas oublier qu'il venait d'être nommé grand-officier de la Légion d'honneur, qu'il avait bien dîné, bu peut-être un peu plus qu'à l'ordinaire; ajoutez qu'en sortant de son appartement il s'était promené dans les rues par une soirée assez froide. Il n'en faut pas davantage pour amener une révolution dans l'organisme, alors surtout que la digestion n'est pas achevée.
Tous les médecins vous diront cela.
Reste le fait d'adultère.
Oh! pour celui-là, je ne le nie pas?
Mais quel est le châtiment de l'adultère!
Trois mois de prison, ni plus ni moins. J'ai mérité trois mois de prison.
Et j'irais me forger des chimères, me créer des épouvantes, harceler ma pensée, frissonner, trembler, suer la pour—pour cent malheureuses journées d'emprisonnement!
Comment! je me jetterais à corps perdu dans de folles divagations, je m'obstinerais à regarder constamment, même les yeux fermés, une lamentable figure, ce Félicien funambulesque que je sortirais de sa tombe à force de volonté et de souvenir. J'aurais d'atroces insomnies, des hallucinations de ronde macabre, des visions de cimetière! Je sentirais dans les ténèbres mes cheveux se dresser sur mon crâne, ma chevelure devenir vivante, sensible; j'entendrais des sanglots s'élever de l'enfer pour se ruer à mes oreilles, pareils aux hurlements d'une chienne devant un charnier!
Non, non, non! Cela n'est pas! Si quelque tourment moral doit m'être infligé, il ne doit pas excéder, en bonne justice, ce que j'aurais souffert d'un emprisonnement de trois mois.
Je repousse le remords comme une iniquité. Je proteste. Je ne veux pas des apparitions sanglantes, des doigts glacés qui se posent, invisibles, sur le front des damnés et y laissent le stigmate de pourpre d'une brûlure ineffaçable.
Allons donc!
Cauchemars que tout cela!
Autrefois, je ne dis pas; des choses comme celles-là étaient possibles. Oreste fuyait sous la persécution des Erynnies, courait comme un aliéné en jetant à la nature entière les cris furieux de son épouvante. Mais c'était à une époque où l'homme, incapable encore de raison, avait besoin de contempler des images pour comprendre, de donner une forme, une couleur visible aux réalités invisibles. Ignorant, poétique, il vivait en pleine mythologie; il lui fallait des statues, des incarnations. Alors il était impossible de se soustraire aux influences extérieures; elles entraient dans l'esprit par les yeux.
Aujourd'hui nous avons jeté bas les vieilles idoles. Dans le désert morose où nous marchons, nous pouvons fouler aux pieds la poussière marmoréenne des dieux tombés. Les symboles dont l'aspect troublait si pernicieusement les cervelles humaines se sont écroulés un à un dans le passé. Plus de statues. Les grands fleuves où pendant des siècles avait tremblé leur reflet sont taris, comme épuisés par le temps, et roulent tristement leurs eaux mortes sur leurs torrents desséchés. Bientôt toute trace de l'ancien monde aura définitivement disparu; nous serons guéris des allégories et nous ne risquerons plus de gémir sous des tourments inconnus.
Il était jadis un ciel peuplé de divinités menaçantes;—du moins l'homme y croyait. La science, la raison, ont successivement tué chacune de ces chimères qui faisaient de l'ombre sur nos pensées. Nous savons qu'il n'y a rien là-haut, au-dessus de nos têtes, rien, pas même de l'air respirable. Nous pouvons vieillir en toute sécurité.
Pour concevoir le remords, il faudrait donc que je fusse devenu fou, véritablement.
Et je ne suis pas fou!
Je vous prends tous à témoin que je ne suis pas fou!
VII
5 novembre.
J'ai reçu hier un billet de faire-part qui m'avait été adressé à Paris et que mon concierge m'a fait tenir.
Henriette s'est remariée.
Elle a épousé Léonard V…, le célèbre géographe, un des amis de Félicien, un des familiers du salon de la Madeleine. V… est bien l'homme qu'il lui fallait, riche, comblé d'honneurs, d'une bêtise inconcevable pour tout ce qui n'est pas lié étroitement à la science géographique. Il n'est pas encore trop vieux et représente bien. C'est une union parfaite.
J'apprécie fort ce faire-part. Henriette est restée une femme de tact. Après plus de deux ans écoulés sans une lettre, elle se réveille à propos du premier incident marquant.
Très correct.
C'est égal; cela m'a bouleversé d'abord. La première impression a été rude. J'ai pensé aussitôt que j'aurais pu moi-même épouser Henriette. On voit beaucoup de ces unions-là, et le monde les approuve. Sans le parti que nous prîmes immédiatement de quitter Paris, les choses se seraient peut-être passées ainsi. J'aurais revu Henriette, rarement d'abord, puis régulièrement, et un beau matin notre mariage fût devenu une nécessité. Notre entourage nous y eût poussés invinciblement.
Ainsi je serais un soir entré en maître dans ce logis plein des souvenirs, de la présence de l'autre; j'aurais pu m'installer dans le cabinet du mort, m'asseoir dans la salle à manger à sa place, prendre son fauteuil au coin du feu, rentrer enfin dans la chambre à coucher d'Henriette, dans cette chambre aux tentures mauves où je n'ai plus pénétré depuis l'horrible soirée!
Cela, j'en conviens, m'aurait été impossible.
Oh! non; pas cela! Tout, la solitude ici, l'exil, mes longs ennuis, mes fatigues, mes névralgies insupportables dont l'acuité augmente chaque jour, mes relations abandonnées, ma vie perdue, tout, tout, mais pas cela!
Henriette me devient depuis hier un objet de haine. Quelle lâche créature! Je suis certain qu'elle a eu peur, qu'elle a vu, elle, le fantôme, le mort, l'apparition vengeresse. Elle a eu des cauchemars, des nuits dévastées par l'insomnie; elle s'est retournée sur sa couche déshonorée pendant des heures, essoufflée, suante, les yeux grands ouverts cherchant des protecteurs infernaux dans les ténèbres.
Je vois cela d'ici. Elle a eu peur.
Depuis deux années elle lutte vainement contre l'ombre. Elle voit des
Féliciens partout.
Quand elle dort, Félicien entre dans la chambre mauve, enjambe le lit et vient s'étendre sur sa poitrine; il est livide, il y a une humidité âcre sur sa face, du sang dans le trou noir de ses yeux et sur sa barbe décolorée.
Et elle le voit, la misérable! Elle le regarde, elle ne peut pas ne pas le regarder. Tantôt le spectre est vêtu, tantôt il est nu; et quand il est nu, Henriette suit en tremblant de fièvre et d'horreur le lent et sûr travail des vers immondes qui dévorent cette chair froide. Maintenant les yeux ont été mangés; on voit la place profonde et sinistre, deux cavités où l'on pourrait enfoncer deux doigts. Aux épaules, un os sale apparaît décharné; les ongles des pieds et des mains sont tombés et laissent voir de petits moignons ratatinés. Et Henriette doit partager son lit avec cette pourriture infâme; elle la sent près d'elle. Quelquefois elle tente un mouvement désespéré; alors le cadavre roule sur elle, la soufflette d'un bras ballant et, brusquement repoussé, tombe à terre en entraînant les édredons de satin et les oreillers de dentelle. Alors Henriette n'ose pas descendre, n'ose plus bouger; elle reste accablée, demi-nue, sur le lit, et attend en grelottant l'aurore.
Pendant les repas, le mort s'assied en silence; à la place qu'occupait naguère le vivant, ou bien il vient à pas de loup derrière Henriette et la tire sournoisement par le bas de sa jupe. Le soir il s'installe au coin du feu et sourit—ce qui est épouvantable. Ses pieds de squelette ballottent dans des pantoufles de tapisserie. On voit toutes ses dents maintenant à la place des lèvres dévorées par les vers. Et tout autour flotte une odeur de tombeau.
Voilà, à coup sûr, quelle a été la vie d'Henriette depuis le soir fatal. Le mort s'est emparé d'elle, de ses jours, de ses nuits, du visage de tous.
Alors elle s'est remariée pour ne plus être seule contre le mort. Il y aura désormais à côté d'elle, la nuit, une distraction, des caresses, une intervention protectrice. Le mort n'osera plus entrer dans la chambre mauve, ou, s'il y vient, le nouveau mari le jettera par la fenêtre. A table, il ne pourra plus s'asseoir, sa place étant occupée par le mari vivant. Une présence nouvelle, réelle, se substituera à sa présence imaginaire. Il y a là seulement une question d'habitudes à perdre.
Ainsi elle est protégée, sauvée, la misérable cent fois plus coupable que moi. Car enfin elle m'a entraîné, provoqué; moi je ne pensais à rien.
Elle est mariée!
Et moi je reste seul, seul, tout seul!
6 novembre.
Le médecin est venu avec un autre médecin établi à Menton.
Ils ont causé à part.
Mes névralgies se compliquent, paraît-il; je vais me mettre au lit et me soigner sérieusement. J'attribue les douleurs de tête dont je souffre à la grande chaleur de cette saison.
D'ailleurs………… ………………….
VIII
RAPPORT D'EXPERTISE MÉDICO-LÉGALE DE M. LE DOCTEUR SOLOGNOT
«Je soussigné, Edmond-Albert Solognot, docteur en médecine de la Faculté de Paris, chargé par M. des Aubrais, juge d'instruction, en vertu d'une commission spéciale, de présenter un rapport sur l'état mental du nommé Henri Laverdin, inculpé de tentative de meurtre sur la personne de la dame Henriette V…
«Je me suis transporté en la maison d'arrêt de Mazas où ledit sieur
Laverdin est détenu.
«Le sieur Laverdin, bien qu'âgé seulement de quarante ans, semble un vieillard. La chevelure, auparavant noire et épaisse, est aujourd'hui toute blanche et se raréfie. La poitrine est déprimée, les jambes maigres et faibles, les mains agitées par un tremblement nerveux continuel. Il nous a reçu avec douceur et a répondu convenablement aux questions qui lui ont été posées.
«L'inculpé se plaint de vives douleurs au cerveau, d'un bourdonnement persistant dans les oreilles, d'une faiblesse générale qui, par suite du moindre effort, engendre d'accablantes lassitudes. Aussi passe-t-il la plus grande partie de son temps, soit le jour, soit la nuit, accroupi sur le lit de sa cellule, malgré les impressions d'épouvantes qu'il y éprouve. En effet, Laverdin prétend que, dès qu'il est couché, il lui faut engager une lutte contre un cadavre qui occupe de force sa couche et ne lui abandonne qu'une petite place.
«Il ne se souvient pas des circonstances qui ont précédé, accompagné ou suivi sa criminelle tentative. Il se rappelle seulement être revenu de Sospel (Alpes-Maritimes) à Paris dans le courant du mois dernier, avec la résolution de rechercher la dame Henriette V… pour lui reprocher son récent mariage. Ce qu'il nous a dit des incidents de son voyage est conforme aux faits acquis par l'instruction. Mais la mémoire de l'inculpé s'est arrêtée là. Il ne se rappelle aucunement être entré chez les époux V… en brandissant un couteau, ni avoir poursuivi la dame V… jusque dans sa chambre à coucher, ni avoir été désarmé par les domestiques, auxquels il annonçait l'intention de se dévêtir.
«Le manuscrit rédigé par le sieur Laverdin—manuscrit communiqué par M. le juge d'instruction et que nous joignons au présent rapport—suffit à expliquer quel passé tragique a pu troubler les facultés intellectuelles de ce malheureux. On y pressent la folie des persécutions dont Laverdin est aujourd'hui incurablement atteint et qui tend à dégénérer en paralysie générale.
«Le détenu est d'une malpropreté repoussante. Lors de notre première visite, nous avons dû lui prescrire des bains et recommander aux gardiens de la section de veiller à l'entretien de sa cellule.
«De nos diverses observations, il résulte qu'Henri Laverdin n'était pas responsable de ses actes quand il a accompli les faits qui ont amené son incarcération, mais que son élargissement présenterait les plus redoutables dangers pour la sécurité publique.
«Par ces motifs et comme il importe que le détenu reçoive des soins immédiats, nous proposons à M. le juge d'instruction de le faire admettre d'urgence et par ordre du parquet, à l'hospice de Bicêtre.»
LA SOURCE PRÉGAMAIN FANTAISIE PARLEMENTAIRE
A Aurélien Scholl
mon grand confrère
et
mon grand ami.
LA SOURCE PRÉGAMAIN
I
Dans la soirée du 5 janvier 1879, on eût vainement cherché dans Paris, voire dans la banlieue, voire dans les départements, un homme plus complètement satisfait que Gédéon Prégamain.
Le matin même il avait conduit au cimetière, sur les hauteurs du Père-Lachaise, son oncle, Babylas-Clod-Fiacre Prégamain, enlevé en quelques jours par une indigestion de navets, après quatre-vingt-deux années d'une existence obscure et inutile. Le défunt léguait à Gédéon, unique héritier, toute sa fortune, laquelle, selon les dires du notaire, pouvait être évaluée à cinq millions de francs, tant en excellentes valeurs qu'en immeubles facilement réalisables. Or, si l'on considère que Babylas avait montré, sa vie durant, la plus sordide lésinerie et la bonne humeur d'un chef d'escadron criblé de rhumatismes; si l'on réfléchit que Gédéon avait reçu de lui seulement quelques conseils narquois en réponse à de pressantes sollicitations, on comprendra, sans toutefois l'approuver, l'immorale hilarité dont l'héritier ne pouvait s'empêcher de faire étalage.
Chaque fois que Gédéon, harcelé par ses dettes ou poussé par quelque convoitise, s'était avisé de prendre au sérieux l'axiome moderne en vertu duquel les oncles seraient des caissiers donnés par la nature, le vieillard lui avait opposé un visage et un coffre-fort fermés à double tour de clef, adoucissant ses refus entêtés par des phrases comme celle-ci: «Patience! mon garçon… Je ne te donne rien parce que je t'aime et que je comprends tes intérêts mieux que toi-même… Patience! tu seras si heureux de retrouver cet argent-là après ma mort!…»
Ayant savouré ce genre de consolation pendant dix ou douze ans et vainement essayé d'en abreuver ses fournisseurs, Gédéon ne croyait pas manquer à la mémoire de son oncle en manifestant une joie dont le défunt lui-même avait eu le pressentiment. En effet, comme Babylas l'avait maintes fois annoncé, Gédéon s'émerveillait de trouver une fortune, et déjà les premières confidences du notaire avaient effacé l'amertume des anciennes déceptions.
Cinq millions! Le beau chiffre! Gédéon possédait maintenant cinq millions, deux cent cinquante mille francs de rente, c'est-à-dire, dès demain, une demeure luxueuse, un grand château dans un beau pays, des tableaux de maîtres, des statues de marbre, des chevaux, des voitures, des maîtresses, une table somptueuse et de vieux vins!
Demain ramènerait les anciens camarades désormais souriants, envieux et courbés; demain verrait éclore mille sourires de femmes et rayonner mille regards provocants. Demain, on serait beau, puissant, entouré; on aurait le droit d'être sot et même de se montrer insolent. Les créanciers, hier arrogants et fauves, salueraient plus bas et affecteraient l'oubli de leurs factures. L'ancien mobilier, racolé pièce par pièce à l'Hôtel des Ventes dans les remises du rez-de-chaussée, serait vendu, ou donné, ou abandonné. On remplacerait les vestons par des redingotes, les vieux galurins par des chapeaux neufs, les souliers par des bottes, la crémerie par le café Anglais, le marchand de vins par le café Riche, les petits-bordeaux par des nec-plus-ultra de Hupmann.
Cinq millions! une féerie! En ses jours de vache enragée, Gédéon avait parfois désespéré de l'avenir. Il pensait:
—Ce vieillard est immortel!
Il lui vint même un affreux soupçon. Peut-être l'oncle Babylas avait-il placé toute sa fortune en viager? Il avait surpris, chez le vieil entêté, d'étranges sourires, les sourires d'un pervers qui se félicite intérieurement de bien conduire une vaste mystification.
Mais point. Qu'était tout cela? Rêve, chimère, imagination! Babylas était définitivement enterré; Gédéon n'avait pas à craindre qu'il ressuscitât une ou deux fois comme l'empereur Frédéric Barberousse. Le caveau de famille s'était refermé sur la bière du bonhomme; et demain le notaire mettrait l'héritier en possession de l'héritage.
Cinq millions!… C'est tout au plus si Gédéon eût parié pour quatre. Quatre, il s'attendait à quatre, ni plus ni moins. Le cinquième million le surprit et l'enchanta; il le considéra comme une indemnité.
—Mon oncle me devait bien cela, dit-il.
Cinq millions! Jusqu'alors Gédéon Prégamain avait misérablement vécu, sans jamais rien posséder qui lui appartînt en propre. Bachelier dès sa première jeunesse, plein d'ambition et rêvant d'atteindre aux plus hauts sommets de l'échelle sociale il avait été recueilli par un avoué qui lui versait mensuellement une somme de cinquante francs en échange de douze heures de travail par jour. Dans ces conditions, il lui fallut renoncer à éblouir ses contemporains par le luxe de ses attelages et à se passer la fantaisie d'une ville sur le littoral de la Méditerranée. Il porta souvent des habits noirs empruntés à quelque camarade; il assista au spectacle grâce à des billets de faveur arrachés à la bienveillance d'un marchand de vins, il lut des livres qui appartenaient à tout le monde. Le marché du Temple fut son tailleur, son bottier et son chemisier. Il habitait des mansardes sordides dans des rues suspectes, et fréquentait ces gargotes à vingt et un sous où l'on sort aux gens qui passent des aliments qui ne passent jamais. Ingénieux comme tous les pauvres, il avait appris l'art de rendre aux habits râpés un lustre de jeunesse en les passant à l'encre de Chine, et de dissimuler les lamentables plaies d'une chaussure usée en les comblant avec du cirage. Rarement il avait jeûné, mais plusieurs de ses menus avaient été réduits à deux oeufs durs trempés dans du bois de campêche. Il connaissait le café fabriqué avec des haricots calcinés, le beurre qui est de la margarine, la fine champagne qui est du trois-six, le cigare composé de feuilles de pommes de terre, le vin fuschiné, le lait additionné de cervelle de mouton, le consommé de gélatine. Le homard lui apparaissait comme une chimère, le faisan comme une allégorie; il traitait le foie gras truffé de paradoxe et le vin de Champagne d'utopie.
Que de fois, en contemplant son antique veston aux boutons de buffle, il s'était écrié:
—Quand donc pourrai-je faire remettre un paletot neuf à ces boutons-là!…
Que de fois il avait pensé, comme Dante, que l'escalier d'autrui est difficile à monter! Que de fois il avait gémi, pleuré, ragé, grincé des dents, en songeant, pâle et le ventre creux, aux millions du vieux Babylas!
Ces millions, il les tenait maintenant.
Aussi se sentait-il heureux. Au point de vue pratique, il se voyait riche et libre; au point de vue familial, étant donné l'insupportable caractère du défunt, il ne voyait plus dans cette mort qu'un de ces désagréments auxquels on s'habitue, comme, par exemple, d'habiter au-dessus d'un serrurier ou en face d'un emballeur.
Il court par le monde en louis, napoléons, dollars, doublons espagnols, ducats hollandais, livres sterlings, kemnitz d'Autriche, kitzes de Turquie, aigles américaines, frédérics allemands ou danois, piastres du Brésil, pour un peu plus de soixante milliards d'or monnayé. Cet or roule de mains en mains, s'échauffe, se fatigue et s'use. Les effigies s'aplatissent et s'effacent, les arêtes vives des lettres et des chiffres s'adoucissent et semblent, après un certain nombre d'années, être sorties d'un moulage plutôt que du heurt formidable de la matrice. Un peu d'or tombe, s'envole et se précipite au fond des coffres-forts ou s'attache aux doigts des hommes. Cette poussière de métal, invisible et impalpable, flotte dans l'air, se mêle à la brise, emplit l'espace, est respirée par les riches qu'elle endurcit et par les pauvres qu'elle exaspère. Passions, colères, jalousies, tentations, opulences sans générosités, misères sans résignation, des rages contenues en bas et des mépris insolents en haut, de l'avidité, de la révolte, l'or respiré fait germer cela. Nous éprouvons tous, plus ou moins, une soif farouche bue avec l'âme des louis qui vole.
Gédéon Prégamain ne connaissait pour ainsi dire point cette soif maladive. L'habitude des longues privations l'avait assoupli pour une vie médiocre. Malgré son ferme propos de ne rien négliger pour assurer la revanche des mauvais dîners d'autrefois, il s'appliquait volontiers à des projets raisonnables. Tout autre eût aisément perdu la tête en face de cette fortune brusquement possédée; les moins fous se seraient épuisés en combinaisons extravagantes ou niaises, semblables à ce paysan qui, gagnant un lot de cent mille francs dans une loterie, s'écriait:
—Enfin! je vais donc pouvoir manger du ragoût de mouton tous les jours!
Gédéon rayonnait, mais la perspective des jouissances matérielles que donne la fortune n'entrait pour aucune part dans son allégresse.
Le soir de l'enterrement, au moment où commence ce récit, il dîna sobrement, se contentant d'ajouter à son maigre ordinaire quelque morceau solide et deux ou trois verres d'un vin généreux. Après, une courte promenade parfumée d'un bon cigare, il rentra chez lui, se fit allumer du feu par sa concierge et, les pieds sur les chenets, l'estomac repu, le cerveau libre, il donna libre cours à ses pensées.
—Enfin! s'écria-t-il, on va donc parler de moi!
Il alluma un second cigare et, la tête en arrière, les bras ballants, s'étira sur son fauteuil.
—Oui, on parlera de moi… Quand? Bientôt… A propos de quoi? Je l'ignore. Mais on parlera de moi, cela est certain. Oh! mon rêve! oh! mon but!… Depuis le lycée je végète, je suis perdu dans la foule, je languis ignoré et obscur… Depuis dix années je ronge mon frein, attendant cette fortune que j'aurais la force de mépriser si elle ne devait être l'instrument, le levier de ma gloire. Oui, être un des hommes que le monde admire et salue, entendre mon nom voler de bouche en bouche, sentir au passage le regard curieux et intimidé du passant, lire à travers les journaux et les revues des récits dont je serais le héros, voir recueillir comme autant de notes importantes pour l'avenir les moindres incidents de mes journées, devenir le centre des jalousies et des louanges, me savoir célèbre, voilà où j'en veux venir!… Palais de marbre, salons dorés, tapis en fleurs, riches domaines, festins, chevaux, maîtresses, jouissances. Qu'ai-je besoin de tout cela? N'ai-je pas vécu sans banquets, sans équipages, sans baisers, presque sans abri? Et quand mes années de jeunesse ont subi ce jeûne austère, quand mon corps et ma fierté se sont pliés pour jamais, en quoi m'effrayerait un avenir misérable?… Allons donc! Est-ce de la faim, de la soif, du froid, de l'ennui que j'ai souffert? Non, j'ai souffert de ceci, c'est qu'on ne savait pas que Gédéon Prégamain avait faim, soif et froid!
Je sentais que je n'étais rien, rien du tout, qu'on ne parlerait jamais de moi dans les journaux, qu'il ne viendrait pas un chat à mon enterrement… Je me disais: Est-ce possible? Quoi! à l'heure où les plus humbles deviennent notoires, quand il suffit pour atteindre à la célébrité d'écrire un livre, de dire une sottise, de vendre un médicament, de fabriquer du chocolat, de monter dans un ballon, de recevoir un coup d'épée ou d'entrer avec M. Bidel dans la cage où agonisent ses vieux lions goutteux! quand Améric Vespuce est célèbre pour un monde qu'il n'a pas découvert et Nordenskiold pour un pôle qu'il n'a pas approché! quand tous sont connus, qu'ils réussissent ou qu'ils échouent, Skoboleff par ses victoires, Bénédeck par ses défaites! quand on voit les plus chétifs porter un nom populaire, que l'on sait par exemple que le cuisinier de Gambetta se nommait Trompette, que la cuisinière du docteur Véron s'appelait Sophie, que la bouquetière du Jockey-Club a nom Isabelle; moi, Gédéon Prégamain, je restais inconnu et oublié!… Paris s'est occupé d'une foule de gens sans valeur. Une marchande de journaux, Gabrielle de la Périne, a été célèbre pendant six mois pour avoir simplement vendu des journaux! Il se trouve des reporters pour célébrer le grand nez de l'acteur Hyacinthe, le ventre de Daubray, les calembours écoeurants du comique Hamburger, les dents de Jeanne Samary, les robes de la duchesse de Pourtalès, les jambes de l'acrobate Océana, les chevaux du comte Lagrange! car il y a des chevaux célèbres, Gladiateur, Vermouth, Saltarelle, etc., voilà des noms que le public connaît et répète. Oh honte! Il y a eu chez Franconi un âne nommé Rigolo, dont le souvenir est encore dans toutes les mémoires. On sait le nom de la chèvre qui joue à l'Opéra-Comique dans le Pardon de Ploërmel et de l'éléphant qui figure à la Porte-Saint-Martin dans le Tour du Monde. L'hippopotame du Jardin des Plantes, étant décédé récemment, a joui d'un article nécrologique dans l'Événement. On savait son nom, à lui! Et qui sait mon nom à moi? Personne.
Ici Gédéon s'arrêta, ferma les yeux comme pour ne point regarder en face le néant de sa propre existence, et demeura quelques instants songeur, le front caché dans ses deux mains.
—Mais cela va changer! s'écria-t-il en relevant la tête. Cela va changer! Je ne suis plus le mercenaire voué à d'ignobles travaux, le misérable attaché au labeur quotidien et tremblant nuit et jour pour son salaire… Je ne suis plus le prisonnier de la pauvreté! Désormais je vais pouvoir travailler, non pour mon pain, mais pour ma gloire; non pour satisfaire ma faim, mais pour apaiser mon âme.
Il se leva, entraîné déjà par une nécessité d'agir, et continua de marcher en arpentant son étroite chambre.
—Çà… examinons un peu les voies et moyens… J'ai le choix. Je puis à ma fantaisie fonder un prix annuel pour les lauréats de l'Institut, suivre les enterrements des personnages en vue, écrire un drame et le faire représenter à mes frais, créer un journal, explorer l'Afrique centrale, percer un isthme, devenir un grand artiste ou commettre quelque épouvantable forfait… Voyons… Un prix académique? Non; tout au plus parlerait-on de moi une fois par an. On dirait: «Le prix Prégamain a été distribué à M. X… Et chaque année m'apporterait un rival, un intrigant qui me prendrait la moitié de ma gloire… Les enterrements à sensation? C'est facile, mais c'est bien usé; le dernier écrivain qui a eu recours à ce moyen de publicité y a gagné le sobriquet d'«homme de lettres de faire part». Le théâtre? Et si je suis sifflé? Si le public pouffe de rire à mes tragédies ou bâille à mes vaudevilles?… Créer un journal? Ah fi! le vulgaire expédient! Tout le monde a un journal à cette heure… Commettre un grand crime? Eh! l'idée n'est pas sotte. Voyez-vous ce millionnaire qui égorge, qui fusille, qui empoisonne, non par cupidité, non par vengeance, mais pour rien, pour le plaisir, par sport, par désoeuvrement de grand seigneur. Ce serait un crime original auquel s'intéresserait le monde entier. Mais après le lendemain?… Autre chose. Je parlais de percer un isthme. Il y a mieux à faire: si je formais une Société en vue de reboucher le canal de Suez? Non. Cherchons encore… Un voyage d'exploration en Afrique? Oui, m'y voilà. Trouver un monde comme Colomb! Donner mon nom à une contrée nouvelle? comme Kerguellon, ou à un détroit comme Béring et Magellan! L'île Prégamain! Le port Prégamain! Le royaume de Prégamain! Ou simplement Prégamainville. Ajouter mon nom aux noms des voyageurs célèbres, des grands explorateurs. Faire dire à l'histoire: Gunbiorn, Usodimare, Juan de Sanboren, Pierre Escovar, Dias, Colomb, Vasco de Gama, Ojeda, Vespuce, Fernand d'Andrada, Magellan, Jacques Cartier, Cortès, Jamoto, Willoughby, Barentz, Jacob Lemaire, Abel Tasman, Bougainville et Gédéon Prégamain!… Oui, c'est cela!… qui m'arrête? Je suis libre, riche, j'ai des millions; avec des millions on équipe des caravanes et l'on paie des hommes. Il reste des terres vierges; le centre africain est figuré sur les cartes par une place blanche. J'irai, je marcherai; je veux atteindre Tombouctou, la capitale inviolée du Soudan. Là, l'Européen n'a pas pénétré encore; là j'illustrerai mon nom!
Minuit sonnait et Gédéon parlait encore, se donnant sa parole d'honneur qu'il découvrirait un monde et accomplirait quelque illustre action.
Le sommeil ne mit pas fin aux rêves ébauchés dans la veille; Gédéon vit en songe des pays féeriques, d'immenses déserts peuplés d'éléphants de toutes couleurs, d'oiseaux étincelants, de monstres, d'hommes nus et de femmes énormes. Il se reconnut, lui Gédéon Prégamain, parcourant les sollitudes à la tête de sa vaillante caravane, pérorant au milieu des sauvages, apôtre de la civilisation et maître absolu. Aucun obstacle. D'un coup de sa bonne carabine, il couchait à ses pieds les fauves mugissants; d'une enjambée il escaladait les montagnes et franchissait les fleuves.
Puis il eut la vision triomphante du retour, sa rentrée au port de Marseille ou au port de Bordeaux, les autorité groupées sur le quai de débarquement, les récompenses, l'encens des bravos et des hommages. L'Institut lui ouvrait ses portes; Londres, Vienne, Rome, Saint-Pétersbourg se disputaient l'honneur de sa présence. Enfin, il se trouva transporté à Paris, devant l'entrée des Champs-Élysées. Là, des ouvriers travaillaient, et quand ils descendirent de leur échafaudage, ils découvrirent une plaque d'émail toute neuve avec ces mots:
Avenue Gédéon Prégamain
II
Dès le lendemain, Gédéon courut chez le notaire et, sans s'attarder dans des explications oiseuses, l'invita à lui faire parvenir à Saint-Louis du Sénégal une somme de deux millions et cinq cent mille francs dont il disait avoir le plus urgent besoin.
A cette confidence, le tabellion devint tricolore de surprise. Un moment il eut soupçon que le neveu de Babylas était devenu fou. Deux millions! Le Sénégal! Il n'aurait pas été plus consterné en voyant pénétrer dans son étude un de ces personnages d'Hervé qui, rencontrant un vieux magistrat, s'écrient: «Bonjour, Joséphine. Je m'appelle Fromage de Gruyère!»
Mais voyant Gédéon calme, froid, sérieux, l'oeil franc, le visage tranquille, il revint doucement de la terreur à la confiance et, pressentant quelque projet hasardeux, essaya d'entraîner le futur explorateur du Congo dans la voie des explications.
—Cher monsieur, lui dit-il, je vais prendre mes mesures pour que cette grosse somme vous parvienne à l'endroit désigné; mais, auparavant permettez-moi de vous rappeler que j'ai possédé toute la confiance de votre vénérable oncle, qu'il n'a jamais fait un placement sans mes avis et que je serais heureux, fier même, de me voir ainsi honoré par vous… J'ose donc vous demander—excusez ma hardiesse—quelle destination vous comptez donner à ces capitaux…
Gédéon fronça le sourcil.
—Croyez bien, s'empressa d'ajouter le notaire, qu'en tout ceci votre intérêt est mon seul mobile…
Et il attendit, n'osant en dire plus long, timide comme un chasseur qui, en désespoir de salut, aurait jeté un pain de seigle à un ours.
—Monsieur, commença Gédéon, je ne crois pas avoir à me féliciter, pour ce qui me concerne des avis dont vous avez comblé mon oncle par rapport à ses placements, car chaque fois que je lui ai proposé un placement à mon avantage, il s'y est refusé, sans doute selon vos conseils. Cependant je conçois votre attachement pour une fortune longtemps abandonnée à votre gestion, et, par cette considération, je veux bien vous instruire de mes projets.
Alors, comme un capitaine expose un plan de bataille, il expliqua à l'officier ministériel les motifs de son prochain départ, sa volonté de découvrir des contrées nouvelles et d'attacher son nom à de grandes choses.
Le notaire feignit d'entrer dans ses vues. Certes, le but était louable, grandiose, et l'Afrique un beau pays.
—Pour un peu je vous accompagnerais, ajouta-t-il. Mais je me connais, je ferais triste figure en un pareil voyage, et je ne me vois pas bien dans les rues de Tombouctou, une affreuse ville, dit-on…
—On? interrogea Prégamain. Qui cela, on? Nul n'y a encore pénétré.
—A Tombouctou, cher monsieur? Quelle erreur!
—Il se pourrait?…
—Écoutez plutôt… En 1824, un marmiton, ou un cuisinier, je ne sais au juste, nommé René Caillé, quitta Saint-Louis du Sénégal avec l'intention d'atteindre Tombouctou—qu'on nommait Temboctou à cette époque. Caillé franchissait aisément soixante kilomètres en un jour, ce dont vous n'êtes probablement pas capable; il était doué d'une vue tellement perçante qu'il distinguait à l'oeil nu les satellites de Jupiter; vous n'en êtes pas là. Il savait faire la cuisine et vous ne savez pas faire la cuisine; au besoin, il demeurait impunément cinq jours sans nourriture; il parlait arabe, et vous ne parlez pas arabe; il savait par coeur le Coran tout entier, et vous n'en connaissez pas un verset. Malgré tous ces avantages, il mit deux ans à gagner Tombouctou et deux ans à en revenir.
Gédéon sourit.
—J'aurai, répondit-il, des chevaux, des chariots, des vivres, des armes, des interprètes, des bagages…
—Permettez, interrompit le notaire. En 1830 M. le major Gray, de la marine anglaise, quittait Sierra-Leone pour se rendre à Tombouctou. Il avait des chevaux, des chariots, des vivres, des armes, des interprètes et des bagages. En arrivant à Boulibaba, sur la frontière du Fouta-Toro, il ne trouva ni un ruisseau, ni un puits et mourut de soif dans le désert avec toute sa caravane.
—J'emporterai de l'eau, prononça Gédéon.
—En 1841, M. Adrien Partarrieu emporta de l'eau. A Boudou, près du
Fouta-Djalon, il fut entouré, blessé, saisi, puis mis à mort par les
Hottentots.
—Diable!
—Pour M. Leduc de Blairiot, parti en 1850, son sort fut différent.
—Ah?
—Oui. M. Leduc de Blairiot rencontra non des Hottentots mais des Caffres. Ceux-ci creusèrent une fosse et y descendirent l'explorateur, puis ils rapportèrent les terres de façon que M. Leduc se trouva enterré vivant, la tête hors du sol. Alors les Cafres vidèrent sur cette tête un panier contenant deux cents rats, pleins de santé et d'appétit.
—Fichtre!
—Et maintenant, cher monsieur, bon voyage et bonne chance.
—Mais…
Depuis un instant, Gédéon commençait à méditer sur la nécessité d'installer des voies ferrées dans le Congo et jusque sur les plateaux du Haut-Niger. Sa connaissance de la langue arabe ne s'étendait guère qu'à quelques mots entrés dans l'argot parisien, tels que macache, bézef, mouquère, bono turco, maboul et ne lui eût point permis de soutenir une conversation avec un émir. Dix années consacrés à copier des rôles dans une étude de la rue Joquelet ne lui avaient donné qu'une idée très vague du Coran. Et en songeant aux privations imposées par l'entreprise à ce René Caillé qui se passait de manger comme on se passe d'aller à l'Odéon, le millionnaire se disait qu'après avoir mangé mal lorsqu'il était pauvre, il serait ridicule de ne plus manger du tout maintenant qu'il était riche.
Bref, le notaire n'eut pas grand'peine à lui faire entendre qu'on pouvait occuper une jolie place dans l'histoire sans se faire dévorer vivant par les rats, pour la plus grande distraction de quelques hommes primitifs.
—Sans compter, ajouta-t-il, que rien ne vous garantirait la consolation d'un bel enterrement et d'une tombe monumentale. Les naturels du Congo aiment généralement leurs frères d'Europe comme nous aimons les oeufs sur le plat, c'est-à-dire un peu cuits et frais du matin. Dans le cas probable où vous seriez utilisé là-bas pour un dîner de noces ou pour un repas de corps, il serait impossible à vos admirateurs—quel que fût d'ailleurs leur zèle—de rendre les derniers devoirs à votre dépouille mortelle. Je ne voudrais pas vous décourager, mais, voyons—la main sur la conscience—croyez-vous qu'il se trouvera des fanatiques pour, au jour de la Toussaint, aller porter des couronnes d'immortelles et prononcer des discours sur le ventre de l'anthropophage qui vous aura englouti… Que diable!… Soyons raisonnables!…
Gédéon n'écoutait plus. Tandis que le notaire pérorait, il songeait aux moyens divers d'arriver à la célébrité: isthme à percer, canal à combler, livre à écrire, drame à mettre en scène, etc., etc. Au fond, le notaire raisonnait juste; Minerve parlait par sa bouche. Le Congo, Tombouctou, le centre africain, projet absurde, aventure ténébreuse. On comptait aisément les explorateurs du Congo, mais les noms des hommes devenus célèbres sans avoir jamais mis les pieds à Tombouctou fourniraient une liste interminable. Par exemple, Moïse, Homère, Gutenberg, le chevalier Bayard, Hamlet, François Ier, Van Dyck, Corneille, Mme de Sévigné, M. Guizot, Labiche, et tant d'autres! Que diable! on avait bien le temps de découvrir l'Afrique. Rien ne pressait. On s'en passait fort aisément.
—Tenez, continua le notaire, puisqu'il vous faut du bruit, de la renommée, pourquoi n'aborderiez-vous pas tranquillement la politique? Ici, aucun danger à courir, rien à perdre. Selon les circonstances, il vous serait même possible d'augmenter votre bien. Peut-être, au début, quelques sacrifices seront nécessaires; mais un homme disposé à dépenser deux millions et demi pour voler sur les traces d'un marmiton ne reculera pas devant une dépense de deux ou trois cent mille francs… Au temps où nous vivons, cher monsieur, le suffrage universel n'a que faire des intelligences supérieures; les hommes de bonne volonté lui suffisent. Vous avez la résolution, le désir, l'ambition de parvenir. C'est pour le mieux… Voulez-vous un sage conseil?… Achetez une propriété importante dans un arrondissement pauvre, agrandissez, embellissez, montrez-vous; accordez des prix aux comices agricoles et aux concours régionaux. Devenez le bienfaiteur des orphéons, des compagnies de sapeurs-pompiers, des fanfares municipales, des sociétés philanthropiques. En un an, vous serez conseiller, en dix-huit mois maire de la commune, en deux ans conseiller général, puis député aux prochaines élections. Et qui sait?… une fois à la Chambre, ne pouvez-vous parvenir au ministère?… Enfin, voyez, examinez… Je reste votre très humble serviteur.
Gédéon répondit:
—Notaire, vous me sauvez la vie… Soit, je consens à devenir ministre. Un jour, plus tard, nous arrêterons le choix du département ministériel qu'il me faudra accepter…—Que diriez-vous de la marine?…—mais, pour le moment, il s'agit de courir au plus pressé. Je bats des mains à votre idée. Oui, par les moyens que vous indiquez, un homme actif, riche, décidé, peut se faire un nom en peu de temps. Je renonce à découvrir le Congo et je me consolerai de ne pouvoir initier mes contemporaine aux moeurs et usages des peuplades mandingues. Vous m'avez ouvert les yeux. Dites, parlez, dictez; que faut-il faire? Où est l'arrondissement pauvre? Où se trouve le domaine à vendre? Où vivent mes futurs électeurs? Achevez, je suis prêt… Car vous ne m'avez pas dit tout cela sans garder une arrière-pensée?
—Peut-être…
—Je vous écoute.
—Voici… Au nombre de mes clients se trouvait un ancien page du roi Charles X, fortement septuagénaire, vieux garçon, retiré dans un petit village des Basses-Alpes qui s'appelle Lathuile. C'est, je crois, dans l'arrondissement de Sisteron. Il vient de mourir et ses héritiers désirent vendre château, parc, terres, forêts, tout enfin. C'est pour rien: cent mille francs. Achetez Lathuile, réparez le château, faites un peu de bien, occupez-vous d'agriculture, donnez aux paysans une pompe à incendie, un pont, une fontaine, un abreuvoir, n'importe quoi. Je crois même me rappeler que le domaine comprend une source thermale ou minérale dont on pourrait tirer parti… Au surplus, je vais demander le dossier si vous jugez que l'affaire vaille d'être examinée…
—Je crois bien!
Sur l'ordre du notaire, un clerc apporta le fameux dossier.
—Voici, poursuivit le notaire. Domaine de Lathuile, comprenant: 1° un château construit vers la fin du siècle dernier, avec dépendances, communs, écuries, remises, etc.; 2° un parc de trois cents hectares entouré de murs; 3° une forêt, dite de la Gardule, comprenant une superficie de six cent cinquante-sept hectares… Le tout est d'un revenu cadastral de quatre mille francs. Aucune hypothèque. Point de charges. Entrée en jouissance immédiate.
—J'achète, interrompit Gédéon.
—Un mot encore. La source minérale est située dans le parc; on la dit riche en sels de tous genres. Peut-être trouverez-vous à l'exploiter. Dès lors, Lathuile devient une station balnéaire, vous enrichissez le pays, et votre affaire est faite.
—J'achète, répondit Gédéon.
Effectivement il acheta. Le train du soir l'emporta vers les Basses-Alpes, et huit jours ne s'étaient pas écoulés qu'une armée d'ouvriers s'abattait sur l'humble village, pour restaurer le château, relever les routes, remettre tout à neuf. Des jardiniers en renom furent chargés du parc, un des grands ébénistes du faubourg Saint-Antoine fournit l'ameublement, un chimiste et des médecins s'occupèrent d'analyser la source qu'un ingénieur se hâtait de capter.
Le notaire ne s'était pas trompé: l'affaire s'annonçait excellente. Les réparations purent être achevées rapidement et sans trop de frais. L'eau de la source fut jugée précieuse. Le parc regorgeait de gibier à poil et de gibier à plume. Le voisinage promettait des excursions intéressantes: ici c'était un vieux castel élevé par des Templiers; ici un souterrain profond contenant nombre de grottes pittoresques; là des ruines romaines, un cirque, un arc de triomphe; là de hautes montagnes chargées de sapins verts; là de gracieux vallons courant le long d'un torrent jaseur où frétillaient des truites.
Sur les avis du notaire, Gédéon n'hésita point à faire marcher de front la gloire et les affaires. Non loin du château, il fit élever un hôtel superbe, sur le modèle du Cosmopolite de Cauterets, entoura la source d'un établissement de bains avec piscines, salles d'inhalation, douches, etc. Lathuile vit sortir de terre deux ou trois belles auberges, quelques magasins plus beaux que ceux de Sisteron et de Digne, un casino dont on vantait à l'avance la salle des fêtes et le théâtre, de grands cafés installés sur le modèle des plus luxueux établissements.
Gédéon se multiplia. Il fit don à la commune d'une pompe superbe achetée chez le fournisseur des pompiers de Londres; grâce à ses libéralités, le conseil municipal put relever l'école primaire, construire une salle d'asile, planter quelques mûriers devant l'église. Le curé reçut sa part: une chasuble brodée d'or et deux tableaux exécutés sur commande par un peintre sérieux. Gédéon habilla de neuf le garde-champêtre et distribua les emplois de l'établissement thermal entre les jeunes gens les moins ignorants du pays.
Trois médecins de la Faculté de Paris furent attachés à l'exploitation. Un orchestre prit possession du casino et fut bientôt suivi d'une troupe de comédiens et de chanteurs. Bref, le 1er septembre, neuf mois environ après la mort du vieux Babylas, on put lire à la quatrième page des grands journaux l'annonce suivante:
SOURCE PRÉGAMAIN PAR LATHUILE (BASSES-ALPES) Établissement de premier ordre.
Suivait le détail.
Gédéon recommandait son hôtel, le Grand-Hôtel de Lathuile, le plus vaste et le plus important du département, ayant un grand jardin au midi, entouré de salons, de restaurants.—Ascenseur hydraulique desservant tous les étages.—Chambres et salons.—Table d'hôte.—Salons de lectures et de musique.—Fumoirs.—Billards.—Omnibus à tous les trains.—Prix modérés.
Une longue description recommandait le casino et les excursions de la contrée.
Venait ensuite l'analyse de la source:
Eau: 1 litre, Acide carbonique: 42 centigrammes.
Sulphate de chaux 1.5010
Sulphate de magnésie 0.5080
Sulphate de soude 0.0180
Carbonate de chaux 0.1300
Carbonate de magnésie 0.0340
Oxyde de fer 0.0015
Alumine traces
Chlorure de sodium 0.0090
Chlorure de calcium traces
Chlorure de magnésium traces
Silice 0.0140
Iode traces
Phosphate traces
Matière organique traces
———
Total 2.0385
«L'eau de la source Prégamain, ajoutaient les affiches, peut être utilisée avec succès pour combattre:
«1° Les congestions habituelles;
«2° La disposition à l'inflammation des principaux organes;
«3° L'indisposition chronique des organes de la respiration et de la circulation;
«4° La détérioration graisseuse du coeur.
«5° En général tous les embarras provenant d'une surabondance de graisse;
«6° La formation de la gravelle;
«7° Les hémorroïdes;
«8° Et généralement les autres maladies.
A cette énumération faisait suite une attestation signée d'un nom bien connu des savants. Nous citerons seulement le passage suivant:
«Les propriétés de la source Prégamain se déduisent d'un effet incontestablement apéritif, diurétique et principalement purgatif, ce qui l'approprie aux cas nombreux de maladies aiguës ou chroniques justiciables de cette modification importante.
«On en peut obtenir de bons effets dans les cas de pléthore abdominale, qui provoque ou entretient les irritations de cette cavité sous forme du dyspepsie, de constipation, de flatuosités, de douleurs lombaires, de jaunisse apéritique avec engorgement du foie ou de la rate, et principalement dans les cas de fièvre intermittente, n'importe le type, lorsque le malade, tombé de rechute en rechute, n'éprouve plus de bons résultats de la quinine.
«Ainsi encore dans les maladies des voies urinaires, catarrhe vésical, irritation des reins, dans certaines formes de maladies cutanées, avec irritabilité de la part du sujet en raison de l'âge, du tempérament, d'un traitement intempestif par trop stimulant; encore dans les palpitations de coeur, paralysies, douleurs rhumatismales, sciatiques, lombagos et engorgements articulaires pour cause traumatique, etc., etc.»
Gédéon n'avait reculé devant aucune dépense. Tandis qu'en France les murs se couvraient d'affiches et les journaux regorgeaient d'annonces où le nom «Prégamain» s'étalait en lettres énormes, partout, en Espagne, en Italie, en Russie, en Autriche, la fameuse source faisait parler d'elle.
La Nordeutsch Allgemein Zeitung vantait les mérites «das natürliche Prégamain Bitterwasser», et on pouvait lire dans Il Secolo de Rome que «l'acqua minerale salina amara della fonte Prégamain si usa con successo spéciale per combattere tutti gli malattia».
Ce fut un triomphe sans précédent. L'Académie de médecine et l'Académie des sciences proclamèrent l'efficacité de la source Prégamain de Lathuile. Le médecins émerveillés et séduits abandonnèrent les remèdes routiniers au profit de l'eau miraculeuse. La vogue parut éteinte pour les eaux purgatives auxquelles on pouvait attribuer une réputation solide. Ceux qui prescrivaient d'ordinaire l'eau Royale-Hongroise, l'eau de Püllna, les flacons d'Hunyadi Janos et la vieille limonade Roger, se tournèrent exclusivement vers l'établissement de Lathuile.
Superbe affaire! Dès le début de la saison, il fallut songer à agrandir les locaux. Une usine fut élevée où, dans d'immenses ateliers, trois mille ouvriers furent occupés nuit et jour à rincer, remplir, boucher, capsuler et étiqueter les bouteilles qui, par wagons entiers, étaient expédiées aux quatre coins du monde. D'illustres personnages, ducs, princes, maréchaux, ambassadeurs, évêques, apportèrent à l'exploitation le prestige de leur clientèle. On vit autour du parc se multiplier les hôtels et s'établir la foule des débitants attirés par la foule des consommateurs.
Pour justifier l'empressement du public, Gédéon recruta pour son casino les premiers sujets des théâtres de Paris. Il eut Judic, Théo, Granier, Dupuis, Baron, Lassouche. Il monta de vraies pièces et fit chanter de vrais opéras. Lathuile devint à la mode et le monde entier connut le nom de Prégamain.
Enfin, il était célèbre!
Enfin, il ne se sentait plus perdu dans la foule. A Lathuile et aux environs, il se voyait puissant parmi les plus puissants. Les municipalités lui faisaient fête, et le sous-préfet de Sisteron l'accablait de sourires. Il se voyait décerner la place d'honneur dans les fêtes publiques et la présidence aux distributions des prix des écoles.
De ce petit pays indigent il avait fait une contrée féerique. Le terrain valant quatre sous le mètre n'était plus cédé à moins de trente francs. Les chaumières se transformaient en maisons, les granges en fermes, les maisons en palais. Tel paysan, réduit au mince revenu de son clos d'oliviers, possédait maintenant des titres au porteur et des actions de chemins de fer. Les bergers devenaient garçons de café et, devant les vingt-cinq louis de pourboire de la saison, souriaient au souvenir des pauvres gages d'autrefois. Les rouliers s'étaient révélés cochers de remise, les gardeuses d'oies devenaient de parfaites caméristes. Des braconniers avaient ouvert des magasins de comestibles, des vagabonds proprement vêtus servaient de guides aux voyageurs. Maintenant les gens de Lathuile mangeaient de la viande tous les jours, en bénissant le directeur de l'établissement thermal. Gédéon était le père, le roi, le Dieu de ce petit monde.
Volontairement, le maire avait donné sa démission, ne se sentant pas de force; et Gédéon, cédant aux instances des notables, avait généreusement posé sa candidature. Jamais succès électoral aussi touchant ne fut enregistré par le Journal Officiel.
Le fait devant rester unique, nous ne manquerons point de le relater ici. Le dépouillement du scrutin donna les résultats suivants:
Électeurs inscrits 884
Votants 884
Majorité absolue 443
M. Gédéon Prégamain 890 suffrages (élu).
Dès son arrivée au conseil municipal, Gédéon fut nommé maire.
C'était le pied dans l'étrier, le premier échelon gravi.
A partir de cet heureux jour, l'oeuvre ambitieuse du millionnaire s'acheva par étapes démesurées. Certes, l'éblouissante vision des premiers rêves ne se réaliserait pas dès demain, il fallait attendre plusieurs années avant de voir débaptiser l'avenue des Champs-Elysées, de donner son nom à un fauteuil comme Voltaire, à une plume d'acier comme Humbolt, ou à un filet de boeuf comme Chateaubriand. Déjà, cependant, d'humbles monuments attesteraient la gloire de Gédéon; sur la place de la Mairie, maintenant embellie et ombragée, s'élevait une fontaine majestueuse au socle de laquelle les passants pouvaient lire:
En l'an 1880
Cette fontaine fut édifiée
Sous la magistrature municipale
DE M. GÉDÉON PRÉGAMAIN
Le pont neuf jeté sur le torrent du Gapeau portait une inscription analogue. Au delà même de la commune de Lathuile, Gédéon trouva moyen de faire graver son nom dans le marbre ou l'airain. Ayant conquis la commune, il s'agissait de conquérir le canton et, sans abandonner la mairie de Lathuile, d'arriver au conseil général.
Par un bonheur providentiel, le siège devint vacant, le titulaire s'étant retiré après fortune faite. Depuis longtemps Gédéon avait disposé ses batteries, tenu conseil avec le sous-préfet, gagné l'influence des chefs de parti. Sa candidature n'étonna personne.
Mais, cette fois, il importait de prendre une attitude.
Laquelle? Toute la question était là.
Pour enlever les suffrages des gens de Lathuile, point n'avait été besoin d'écrire un programme ou de prononcer un discours. Les voisins de l'établissement thermal n'avaient point désiré connaître la couleur du candidat, s'il était bleu, blanc ou rouge, s'il regrettait Louis-Philippe, Henri V ou Napoléon III. On avait voté pour le propriétaire du grand château, pour le bienfaiteur du pays.
Mais les conseils généraux peuvent avoir à remplir un rôle politique. Dans le cas d'une dissolution des Assemblées législatives par la force, ils s'assemblent immédiatement, sans décret de convocation, et s'emparent, à titre temporaire, de l'administration du pays. Assurément cette extrémité demeure exceptionnelle, mais elle est écrite dans la loi organique.
Force fut donc à Prégamain de sortir son drapeau.
Il y songea pendant huit jours, rôdant autour des hommes et des idées qui avaient gouverné la France, étudiant les lois, consultant l'histoire, fouillant les pamphlétaires et les commentateurs, agitant le pour et le contre, cherchant à discerner parmi les opinions l'opinion en faveur, parmi les partis le parti d'avenir.
En prenant place à l'extrême droite on s'assurait des relations flatteuses: là s'étaient échoués les fils des preux, les descendants des grandes races, les Rohan, les Léon, les La Rochefoucauld, les Montmorency. Mais ces messieurs jouissaient d'une affreuse réputation dans les Basses-Alpes; on les y soupçonnait de préméditer le rétablissement de la dîme, des corvées, du droit de cuissage.
A l'extrême gauche, Gédéon redoutait le voisinage de certains personnages inquiétants, républicains farouches ou novateurs téméraires.
En conséquence, il opta pour la politique des centres. Là siégeaient les vieux parlementaires, les libéraux, les hommes de prudence et de sagesse; là, l'insupportable rigidité des principes savait se plier au besoin, selon les circonstances, et se façonner à la complicité des intérêts.
Il n'adopta donc ni l'une ni l'autre des trois couleurs, jugeant plus habile de les arborer toutes ensemble. Point de politique de parti, une politique patriotique et véritablement nationale! Cependant, sur les avis de son notaire, Gédéon se décida à pencher légèrement vers la gauche. Il entendait demeurer au centre, mais moins près de l'opposition que des gens en place. Au conseil général, il appuierait adroitement la préfecture, en conseiller jaloux de son indépendance, mais vraiment impartial. Plus tard, à la Chambre, il se tiendrait à la disposition du ministère, sans prendre aucun engagement formel, se réservant, aux jours de bataille, de se porter librement du côté du plus fort.
Ainsi résolu, il rédigea sa profession de foi dont voici le texte exact:
«Chers contribuables,
«Répondant à l'appel qui m'est adressé par un grand nombre d'entre vous, je pose ma candidature au siège de conseiller général pour le canton de Lathuile, devenu vacant par la démission de M. Cordenbois.
«Mon nom vous est connu, les travaux considérables exécutés dans votre arrondissement par mes soins ne sont ignorés de personne. Une étude sincère et approfondie de vos besoins me fait espérer que mes efforts au sein de l'assemblée départementale ne resteront pas inutiles.
«Soucieux de contribuer à la prospérité du canton, au développement des richesses agricoles et industrielles de cette belle contrée, je m'efforcerai de justifier vos suffrages par une application constante.
«Au point de vue politique, ami de la liberté et respectueux du droit, je travaillerai à l'affermissement du gouvernement actuel et des institutions qui nous régissent. Patrie, liberté, morale, justice, telle est ma devise.
«Vive la France! «(Signé) GÉDÉON PRÉGAMAIN, «Maire de Lathuile.»
Il se trouva, parmi les électeurs, quelques esprits grincheux disposés à repousser ce programme comme par trop superficiel. Un vétérinaire du canton saisit cette occasion d'entrer en lice, et, s'appuyant sur la partie avancée de la population, inscrivit en tête de son manifeste la réduction de l'impôt et la suppression des armées permanentes. Gédéon para le coup en promettant la séparation de l'Église et de l'État; à quoi le vétérinaire, perdant l'esprit et la mémoire, répondit par l'engagement de voter le service obligatoire pour les religieux et les séminaristes. Cette contradiction le perdit, mais la lutte se prolongea acharnée.
Il y eut des polémiques. Le vétérinaire était soutenu par une feuille radicale de Sisteron; Prégamain fonda un journal: l'Écho de Lathuile.
«Eh quoi! s'écriait-il, en son Premier-Lathuile, pensez-vous qu'un pays malade puisse être guéri comme un cheval morveux ou comme un mouton atteint de la clavelée?»
«Eh quoi! ripostait le vétérinaire, oseriez-vous prétendre que le canton a besoin de votre eau purgative?»
Gédéon parla dans une réunion publique, couvrit son adversaire de sarcasmes et vit sa candidature acclamée.
Au scrutin, il l'emporta de douze cents voix.
Vinrent les élections générales législatives. Le vétérinaire revint à la charge, mais cette fois encore il en fut pour la honte de son impuissante ambition. Au mois d'août 1881, Gédéon Prégamain fut proclamé député de l'arrondissement de Sisteron (Basses-Alpes). Malgré les manoeuvres de son concurrent, il obtenait une majorité honorable et pouvait compter sur une validation incontestée.
Dès qu'il eut connaissance du scrutin proclamé par la commission de recensement, il s'enferma dans son château, voulant s'épanouir à l'aise, loin des regards profanes.
Retiré dans son cabinet, seul, bien seul, il mesura par la pensée le chemin parcouru, se vit tel qu'il avait été jadis, clerc d'avoué, affamé et inconnu, être obscur, pauvre diable errant que, seule, la statistique eût appelé une âme, ver de terre infime. Il confronta son passé avec son présent, comme Murat devenu roi eût pu contempler son fouet de postillon à côté de son sceptre, comme Michel Ney, devenu maréchal de France, se souvenait d'avoir travaillé en qualité d'ouvrier tonnelier. Il pensa: «Je suis parti de là-bas, je m'arrête ici, je parviendrai la-haut.»
—J'y touche! s'écria-t-il en un élan d'exaltation tapageuse. Je touche au sommet, je mets le pied sur la cime. Quelques pas encore, quelques efforts, quelques jours, un peu de patience et je saurai m'élever au faîte des plus puissants!… Combien j'eus raison de me confier à mon étoile, d'écouter les voix mystérieuses qui donnaient à mon oreille les fanfares d'un avenir glorieux! Hier je n'étais rien, aujourd'hui je suis un des sept cents prédestinés qui dictent la loi à la patrie. Mon vote contient le secret de demain… Avec un discours je peux faire changer les gouvernements; avec un mot: «Oui» ou «Non», je puis à mon gré convier les peuples à de fraternels embrassements ou déchaîner la guerre à travers l'Europe. Ma volonté, c'est la France grande ou petite, humiliée ou libre, riche ou ruinée; c'est notre armée conquérante ou vaincue, nos chemins de fer rayonnant sur le territoire, notre marine couvrant de ses voiles les deux océans. Et demain?… Aujourd'hui, je suis l'homme qui décide, demain je serai le maître qui agit… Ministre! je deviendrai ministre!… J'aurai le droit de dire: «Je veux!…» Les ambassadeurs me souriront et s'attacheront à gagner ma bienveillance, les souverains m'enverront des cordons de moire et des croix de diamants!… Mon nom figurera en tête des proclamations et au bas des traités… Une armée de reporters suivra mes voyages, relatera mes paroles, s'inquiétera de ma santé, copiera le menu de mes repas, et commentera mes moindres actions… D'un froncement de sourcil je ferai trembler le commerce et baisser les cours de la Bourse!… Mon nom sera connu, répété, admiré, craint… Déjà, je suis célèbre. Il n'est pas un coin du monde où ne parvienne l'eau de ma source. Tous les malades et les gens sains, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, les puissants et les chétifs, les heureux et les mélancoliques, les enfants et les vieillards, songent à moi comme à un sauveur… Par certain côté, la terre m'appartient. Je ne l'ai ni enseignée comme Jésus, ni conquise comme Charlemagne, ni asservie comme Napoléon, ni agrandie comme Colomb, ni renouvelée comme Voltaire, ni chantée comme Homère; non! mais j'ai purgé des mondes!
III
Le nouveau député de Sisteron mit à profit les trois mois de vacances par lesquels il lui était permis de commencer ses travaux législatifs.
Il vint à Paris, meubla de fond en combles un superbe hôtel de l'avenue Marceau, s'installa, épousa la fille de son notaire, charmante enfant qui dessinait comme Paganini et jouait du piano comme M. Thiers. Ce fut un mariage de raison. Une femme complète l'intérieur de tout homme politique intelligent. Certes, Gédéon eût préféré à cette enfant de notaire l'héritière d'une souche illustre; mais outre que, dans les circonstances spéciales où il se trouvait placé, une alliance avec les Rothschild semblait difficile à conclure, Gédéon redoutait les désagréments apportés par le voisinage d'une femme supérieure. Il lui eût souverainement déplu de passer dans le monde pour l'heureux époux d'une créature d'élite; il avait voulu une épouse de second plan, aussi nulle que possible et qui jamais n'aurait l'audace de réclamer une part de la gloire conjugale. Sous ce rapport, la fille du notaire lui allait comme un gant.
Théodora avait vingt ans, un bon caractère et des goûts simples. Sans posséder la grande beauté qui désespère les peintres, elle était assez jolie pour ne point froisser la vanité d'un mari. On pouvait la considérer, au point de vue plastique, comme une bonne moyenne de femme légitime. Elle aimait son père mais sans tendresse, le plaisir mais sans frénésie, la toilette mais modérément; elle aima son mari mais sans passion. Cela tombait bien. Gédéon s'était formellement juré de ne pas aimer sa femme, par crainte de gaspiller dans l'amour un temps précieux pour la gloire. Il tint parole. Mme Prégamain, dès le lendemain des noces, fut invitée à régler sa vie selon son caprice et à ne pas compter sur un mari capable de pincer de la guitare, de rimer un madrigal, ou, après de longues contemplations agenouillées, de se précipiter sur elle comme un tigre pour broyer dans d'effroyables étreintes ses chairs palpitantes. Elle prit la chose du bon côté, trouvant cela très naturel et ne voyant rien dans cette situation d'inférieur à l'idéal que ses rêves de jeune fille avait formé pour l'hyménée.
Sans plus tarder, Gédéon s'occupa de ses premières visites. Le ministre de l'intérieur le reçut comme on doit recevoir un homme disposant d'un suffrage. Gédéon se montra poli, mais froid.
Il déposa, chez les principaux personnages politiques et particulièrement chez les chefs du centre gauche, des cartes de visite où, par une innocente supercherie, son nom prenait une allure nobiliaire. Il avait cru remarquer qu'il est de bon goût, dans le monde parlementaire, d'ajouter quelque chose aux noms propres. L'avocat Michel s'était fait appeler Michel (de Bourges); le républicain clérical Arnaud avait fait suivre son nom de celui de son département et ne répondait plus qu'à l'appellation d'Arnaud (de l'Ariège); M. Martin, plus exigeant, s'était emparé d'un point cardinal et devenait Martin (du Nord). En vertu de cette tradition, les cartes du nouveau député étaient ainsi libellées:
+———————————————————————-+ | | | GÉDÉON PRÉGAMAIN DE LATHUILE | | | | DÉPUTÉ | | | | Membre du Conseil général des Basses-Alpes | | | +———————————————————————-+
C'est une vérité vieille comme le monde que nul ne peut se flatter d'être illustre s'il n'a vu sa renommée consacrée par les suffrages de Paris. Ténors, financiers, vaudevillistes, chanteurs, musiciens, nul n'a connu vraiment le succès en dehors du succès proclamé à Paris. Ceux à qui manque cette apothéose ne se sont point consolés. Richard Wagner a pu entendre jusqu'au fond de la Bavière ses fanfares triomphales clamant sur les champs de victoire des armées allemandes, mais le regret de n'avoir point conquis Paris l'a torturé jusqu'à la dernière heure. La province peut fournir la gloriole, Paris seul dispense la vraie gloire.
Gédéon eut occasion de s'en apercevoir. Le temps des arcs de triomphe dressés sur son passage par des villageois ébahis, des aubades données sous ses fenêtres par la fanfare municipale, des têtes sans cesse découvertes et inclinées, ce temps-là lui sembla regrettable. Les journaux parisiens affectaient une indifférence choquante véritablement pénible pour un homme accoutumé aux hommages quotidiens de l'Écho de Lathuile. Des folliculaires égarés continuaient d'occuper le public de mille incidents accessoires et à remplir les gazettes de noms encombrants. Il était perpétuellement question, dans les feuilles publiques, de Bismarck, de Garibaldi, du prince de Galles et de Sarah Bernhardt; et Gédéon descendait à l'humiliante habitude de chercher son nom imprimé parmi les annonces de la quatrième page, entre la réclame d'un onguent contre les accidents de voiture et l'éloge d'une farine destinée à exterminer le ver solitaire en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire.
Dans les salons où il fut accueilli, l'élu de Sisteron rencontra force gens aimables, assidus à lui sourire; mais, corrompu par l'obséquiosité des électeurs de Lathuile il trouva les sourires insuffisants. Souvent même, il lui arriva de soupçonner chez ses interlocuteurs une intention malicieuse. On lui parlait trop de sa source et pas assez de sa carrière; trop de son eau et pas assez de lui-même. A chaque présentation, la même phrase lui était invariablement adressée: —Monsieur Prégamain… Ah! oui, je sais… nom très connu; parfaitement, parfaitement.
Il lui fallait répondre avec modestie, s'incliner, baisser les yeux, prendre un air satisfait; au fond il enrageait. Souvent il écoutait à la dérobée des gens à qui il venait d'entendre prononcer son nom.
—C'est M. Prégamain, disait-on.
—Quel Prégamain? Où prenez-vous Prégamain?
—Le député.
—Ah!… Connais pas.
—Mais si, vous ne connaissez que cela: l'eau Prégamain…
—Bon, j'y suis!… C'est le monsieur qui vend cette eau qui… Il a bien une tête à ça!…
Mais Gédéon était vraiment fort. La première émotion passée, il relevait la tête.
—Patience! disait-il, patience! Dédaignons ces manifestations de l'envie. Ces gens me jalousent et s'épuisent en méchantes ironies. Patience! Qu'ils jouissent en paix de leur reste. Bientôt la session commencera, bientôt j'apparaîtrai à la tribune nationale, bientôt j'imposerai silence à cette meute impuissante…
Pour éblouir ses collègues futurs et se créer en un jour des relations innombrables, il donna un grand dîner politique. Ce fut lugubre. Les convives, assez nombreux d'ailleurs, gardèrent tout le temps de la fête un silence de chapelle ardente. A table, ils se regardaient sans oser parler, absorbés tous par la même pensée inquiétante et cocasse. Plusieurs affectèrent de ne point boire d'eau par crainte d'une méprise. Après le repas, les salons de l'avenue Marceau furent envahis par une foule élégante, mais les conviés demeurèrent gênés et maussades. Une idée déplaisante hantait cette riche demeure et, malgré les vieux vins et la bonne chère, malgré l'amabilité des amphitryons, ce fut une fête manquée.
Enfin, conformément au décret présidentiel, la Chambre des députés rentra en séance, Gédéon s'était fait inscrire au centre gauche et avait choisi sa place au milieu de la salle, derrière le banc des ministres, face à la tribune. Ses collègues l'accueillirent avec politesse, mais négligemment, comme un honorable sans importance. Les premières séances furent sans intérêt. Il y eut tirage au sort des bureaux, élections du bureau de la Chambre, réunion des commissions, vote précipité de deux ou trois cents projets de loi d'intérêt local. Pendant huit jours, l'élu de Sisteron erra dans l'hémicycle et le long des couloirs comme une âme en peine, salué par les huissiers et les garçons de service, sollicité par l'immense cohue des mendiants qui assiègent tout homme en place.
Mais cette semaine écoulée, Gédéon voulut agir. Il était temps. Sistéron et la France attendaient.
Par quoi commencer?
Les débats à l'ordre du jour ne prêtaient point à ses débuts parlementaires. Il s'agissait des lois laissées inachevées par l'autre Assemblée, d'une liquidation en quelque sorte. Aucun moyen pour Gédéon Prégamain d'intervenir; aucune ressource. Force lui fut d'attendre, d'écouter en silence, de se borner à déposer dans les urnes de fer-blanc tantôt un bulletin bleu, tantôt un bulletin blanc.
Il dut s'avouer son impuissance. A la vérité, la vie parlementaire exigeait un apprentissage. Il ne suffisait pas d'arriver à la Chambre, d'étaler sur le drap vert de la tribune un programme électoral et de prendre la parole pour se faire écouter et approuver. Par prudence, par tact, par habileté, il convenait de patienter. Les occasions naîtraient d'elles-mêmes.
En effet, une occasion se présenta. Un soir, vers la fin d'une séance assez agitée qui mettait en question l'existence du cabinet, Gédéon Prégamain vit s'avancer vers lui un de ses collègues, M. Devès, muni d'un feuillet de papier. Le papier portait ces mots:
«La Chambre,
«Confiante dans les déclarations du gouvernement,
«Passe à l'ordre du jour.»
Pour être mis en discussion, un ordre du jour doit, aux termes du règlement, être suivi de vingt signatures. C'était une signature qu'on venait demander à Prégamain. Avec quelle joie il la donna, et comme il fut aise en entendant le président lire son nom avec ceux des autres auteurs de la motion!
Quel début!
Les journaux de l'opposition affectèrent d'oublier dix-neuf signataires de l'ordre du jour pour retenir seulement le nom de Prégamain, ce qui donna lieu à mille plaisanteries d'un goût plus ou moins sévère. L'ordre du jour Prégamain! Le ministère traité et guéri par les eaux de Lathuile! Une gazette irrévérencieuse, mit l'incident en vaudeville, Gédéon se vit chantonné en vers de huit pieds bourrés d'allusions. Les chroniqueurs vinrent à la rescousse du reportage, et, pendant deux jours, il ne fut question dans les feuilles publiques que de Gédéon.
Cette ovation lui déplut. Il eût préféré quelque chose de moins bruyant et de plus solide. Aussi se promit-il de ne plus engager sa réputation à la légère et de se défier des ordres du jour. L'idée lui vint alors d'interrompre et lui parut excellente. On put l'entendre, à partir de ce moment, presque chaque jour, à propos de n'importe quoi. Dès que la séance commençait d'être troublée, Prégamain se levait, mêlait son cri aux clameurs générales, s'animait, descendait dans l'hémicycle, gesticulait avec fureur. Il en vint à remplir à la Chambre un rôle classé au théâtre et que les affiches mentionnent généralement ainsi:
«Triple rang d'hommes du
peuple………, M. Alexis,»
Peu à peu il s'assimila le dictionnaire usuel des interruptions, et, s'enhardissant, les articula d'une voix plus distincte.
Il cria:
«La clôture!—A la question!—Continuez! continuez!—Très bien!» et, en général, les interjections que le compte rendu résume sous cette formule: «Protestations sur un grand nombre de bancs.»
A la droite, il criait:
—Retournez à Coblentz!
Aux passionnés de la gauche:
—Et le 4 Septembre?
Un jour même, sans savoir pourquoi, par habitude, par instinct, il osa interrompre seul, et le Journal officiel porta au compte rendu in extenso ces mots jetés en travers d'un grave discours de M. Freppel:
«M. PRÉGAMAIN DE LATHUILE.—C'est trop fort!»
Mais s'il ne parlait point, il votait et se montrait. Quand Théodora, achevant la lecture d'un discours, lisait au compte rendu ces mots: «En descendant de la tribune, l'orateur reçoit les félicitations de ses collègues,» Gédéon l'arrêtait pour lui dire:
—J'en étais!
Le travail des commissions ne lui offrit aucune occasion de briller. Le jour où la Chambre se réunit dans ses bureaux pour élire les membres de la commission du budget, Gédéon se rendit au Palais-Bourbon, résolu à poser sa candidature; mais quand il eut pris place parmi ses collègues, il redevint circonspect, s'avoua qu'il n'aurait rien à dire et vota docilement avec la majorité de son bureau.
Cependant il ne perdait pas courage. Le jour de la revanche viendrait enfin. Le destin ne pouvait l'avoir si merveilleusement aidé et servi pour l'abandonner à moitié route, entre le passé honteux et l'avenir impossible. Tout n'était pas dit, à coup sûr. Le mandat de député était un moyen, non un but.
—Patience! répétait-il. Attendons!…
A qui lui eût dit, quatre ans auparavant:
—Voulez-vous devenir député?… Vous le serez avant trois années!…
Il eût répondu:
—Vous avez tort de railler un pauvre clerc d'avoué. Député! Comment voulez-vous que je parvienne jamais à me faire élire?… De quel droit?… Par quel moyen?…
Maintenant qu'il siégeait à la Chambre, il souffrait de se voir confondu parmi les autres députés, comme naguère il avait souffert de vivre perdu dans la foule des contribuables. Il était bien député, mais un député quelconque, le premier venu des membres de la Chambre. Vainement lui eût-on expliqué que, sous le rapport de la vanité, on pouvait déjà se réjouir d'avoir obtenu une place au milieu des élus du pays. Gédéon ne se serait pas payé de ce raisonnement. La célébrité ne lui apparaissait point relative, mais absolue. A ses yeux une foule d'élus restait une foule; et ceci lui déplaisait. De son banc de député il voulait sauter maintenant au banc des ministres. Certes, il était impossible d'agir à Paris comme à Lathuile, par coups de théâtre, en prodiguant les millions et les bienfaits; il fallait de la résignation et de la patience. Rien n'était perdu.
Est-ce que le passé ne répondait pas de l'avenir? Une grande étape si rapidement parcourue ne prouvait-elle pas que l'élu de Sisteron était marqué pour de hautes destinées? Pourquoi se décourager?
—Après tout, songeait-il, mon heure n'est peut-être pas encore venue?… La République est indécise, elle tâtonne. C'est à peine si elle existe réellement depuis un an, par la retraite du maréchal. Les ministères se construisent maintenant comme les baraques de voliges, et se démontent comme des jeux de patience, s'ils ne s'abattent comme des châteaux de cartes… Quelque chose de définitif est peut-être en incubation… Attendons.
Mais les électeurs de Sisteron s'impatientaient. Perpétuellement surexcités par la rancune du vétérinaire, ils se prenaient à penser que leur mandataire ne leur faisait pas honneur. Gédéon fut averti du danger et reçut le conseil d'agir. Un discours, rien qu'un discours, un discours quelconque. On ne l'exigeait ni long ni sublime; au besoin on se contenterait d'une improvisation de cent lignes, mais il fallait parler; la réélection se trouvait en jeu.
—Diable! pensa le député, ne paressons pas!
Précisément, la Chambre venait d'achever une discussion importante. L'ordre du jour portait la délibération d'un projet de loi relatif à une question de prêts hypothécaires, et qui rentrait dans les connaissances de l'ancien clerc d'avoué. Il parcourut le texte du projet, creusa la question et, la veille du jour où devait s'ouvrir le débat, il alla se faire inscrire par le président pour prendre la parole.
Le président parut surpris, mais il s'exécuta. Bientôt la nouvelle courut dans les couloirs et dans les bureaux. M. Prégamain de Lathuile monterait à la tribune.
—Ah bah!
—C'est officiel. Il vient de prévenir le bureau.
—Et quand cela?
—Dès demain.
—Il faudra que j'aille écouter ça!…
Un début parlementaire est toujours un gros événement. L'inconnu, le nouveau venu qui, pour la première fois, gravit les degrés de la tribune, se révélera peut-être Mirabeau. Bref, quand le lendemain Gédéon entra dans la salle, un énorme portefeuille sous le bras, il contempla avec stupeur les gradins couverts de représentants. Les plus inexacts étaient accourus. Dans les tribunes, les spectateurs se pressaient en grand nombre, comme pour un débat à sensation.
Gédéon s'assit à sa place habituelle et posa sa main sur son coeur pour épier un battement d'angoisse. Non; le coeur se soulevait régulièrement, le pouls était calme. Aucune inquiétude.
Un secrétaire achevait la lecture du procès-verbal.
Le moment était proche.
Un coup de sonnette mit fin aux conversations particulières et, dans le morne silence des assistants, le président prononça ces mots:
—L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi relatif aux purges d'hypothèques. La parole est à M. Prégamain de Lathuile.
Dès le premier mot, Gédéon s'était levé. Il s'engageait dans la couloir central des gradins et, comme le président achevait, il atteignait le dernier degré de la tribune.
A ce moment—ô séance inoubliable!… le tonnerre de cinq cents éclats de rire éclata sous le vitrage de la salle austère. D'abord ce n'avait été que quelques petits rires étouffés, contenus par la solennité du lieu et la dignité des assistants, mais l'hilarité avait brusquement gagné tous les bancs comme une traînée de poudre.
Les députés se tenaient les côtes, tant il est vrai qu'il suffit parfois d'une misérable niaiserie pour désopiler la rate des gens graves. Ce simple mot «purges d'hypothèques», accouplé au nom justement célèbre de Prégamain, avait décharné la tempête. Dans la salle, plusieurs honorables, renversés sur leur fauteuil, riaient à gorge déployée; d'autres, rouges comme des pivoines, essayaient de se soulager en tapant sur les pupitres; d'autres pouffaient longuement, ne s'arrêtant que pour dire:
—Non, mais c'est idiot!… Mon Dieu! sommes-nous bêtes de rire comme ça!
A l'exaltation de la représentation nationale s'ajoutait le délire des tribunes; les spectateurs trépignaient, jetaient dans le tapage des mots à double entente, des grosses joyeusetés sur la question et sur l'orateur; les dames, effarées, se coloraient d'un incarnat pudique et cherchaient un refuge sous les branches flexibles de l'éventail. Incapables de se contenir et n'osant éclater, les huissiers avaient pris la fuite et poussaient de telles clameurs dans les couloirs, qu'on dut les entendre sur la place de la Madeleine.
Gédéon, ahuri, contemplait cette Chambre en folie et murmurait:
—Qu'est-ce qui leur prend?
Le président se cramponnait à son bureau, se mordait les lèvres, s'épuisait en efforts surhumains pour sauver, au moins en sa personne, la dignité du Corps législatif. Il vit se tourner vers lui Gédéon pâle, hagard, balbutiant:
—Monsieur le président… monsieur le président…
—Plaît-il?
—Répétez donc que j'ai la parole… Ils n'ont probablement pas entendu.
—Mais si! mais si!
Et le malheureux président secouait désespérément la sonnette.
On peut aisément sécher des larmes, arrêter des sanglots dans le gosier des affligés, mais autre chose est d'éteindre le rire d'une foule. Qu'un petit rire isolé tonne au premier moment de silence et le rire général se réveille. Rien de plus contagieux.
Après cinq bonnes minutes, l'hilarité se calma; mais, cédant aux instances de l'honorable député des Basses-Alpes, ou peut-être aussi par malice, le président redit la fameuse phrase:—«L'ordre du jour, etc.»
Il ne put achever. De toutes parts, les députés s'étaient levés et criaient à Gédéon:
—Descendez! descendez!
Prégamain se vit entouré de bras gesticulants, de visages écarlates et ruisselants de larmes. On le suppliait de s'en aller. Un cri retentit dans les tribunes:
—Enlevez-le!
Jamais une assemblée politique n'avait autant ri. C'était de la démence, de l'épilepsie. Le président avait renoncé à rétablir l'ordre. Brusquement, il saisit son chapeau et se couvrit.
La séance était levée.
Les députés quittèrent la salle en tumulte, abandonnant Gédéon pétrifié sur la tribune.
Le malheureux avait enfin compris!
Le hasard ne l'avait élevé que pour le précipiter de plus haut. Cette source purgative à laquelle il avait attaché son nom, dont il avait fait l'instrument de sa notoriété et de sa gloire, devenait maintenant une cause de dérision. On avait refusé de voir en lui le représentant, le législateur, pour considérer seulement l'homme qui vendait une purge. Le prétexte était absurde, mais la catastrophe semblait irréparable.
Immobile devant les gradins déserts, il considéra son portefeuille bourré de documents et de notes. Des pleurs amers lui venaient aux paupières, mais il ne lui fut pas même permis de pleurer. Un huissier vint lui remettre son paletot et son chapeau. On allait fermer la salle.
Il sortit, décidé à se jeter dans la Seine. A aucun prix, il n'aurait consenti à réintégrer le domicile conjugal.
Que pensait Théodora? Qu'avait pu dire le notaire?
Ah! ce notaire! Avec quelle joie Prégamain se fût enivré de son sang! Car il était cause de tout, cet homme! Seul, il s'était mis en travers de ces beaux projets de voyage au fond de l'Afrique; seul, il avait eu l'idée du domaine de Lathuile et de la source minérale.
Enfin…
Mais le vétérinaire! Il rirait aussi demain, cet empoisonneur de bestiaux, en savourant dans les journaux le compte rendu de la séance! Il triompherait. Il dirait aux électeurs:
—Ne vous l'avais-je pas prédit?…
Ainsi, tant d'efforts accomplis, tant de millions dépensés aboutissaient à une catastrophe gigantesque. Jamais homme n'avait été à ce point ridicule. Il ne s'agissait pas cette fois d'une légère question d'amour-propre, d'une intention malicieuse soupçonnée dans un mot équivoque. Non, Gédéon se sentait ridicule devant l'univers. La France entière, représentée par ses députés du territoire, de l'Algérie, de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Cochinchine, s'était moquée de lui. Il avait entendu le rire formidable d'une nation. Et demain grâce au télégraphe, on ne rirait pas seulement en France, mais partout, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à New-York, à Calcutta! L'histoire n'avait point encore enregistré de chute aussi profonde.
Errant au hasard dans les rues, il échoua devant un restaurant où il fut s'asseoir à l'écart moins pour manger que pour se reposer; car sorti du Palais-Bourbon vers trois heures, il avait marché jusqu'à sept heures du soir. Tremblant d'être reconnu dans la salle, il demanda un cabinet et, par contenance, commanda à dîner.
Dès le premier service, il congédia le garçon.
—Laissez-moi, dit-il. Je sonnerai.
Un grand politique l'a dit: Il faut tout prendre au sérieux, il ne faut rien prendre au tragique.
—Voyons, pensait Gédéon, il s'agit de regarder tranquillement où nous en sommes… J'ai été bafoué, berné, hué, conspué. Soit. Ne nous dissimulons pas que cette journée aura un lendemain. En ce moment, les journalistes me mettent en chansons. De même qu'on a métamorphosé Limayrac en fleur comme Narcisse, peut-être va-t-on me changer comme Biblis en source. Pendant une bonne semaine, je serai livré en pâture aux chroniqueurs, aux échotiers, à la férocité des plaisanteries. Bien… Les gens de Sisteron pousseront des hurlements et mon ancien concurrent se montrera implacable… Parfait… Mais à tout bien considérer, cette mésaventure peut-elle être qualifiée d'originale?… Nenni!… On m'attaquera, mais qui n'a-t-on pas attaqué? On me bafouera, mais qui peut se flatter d'échapper à l'ironie? On ira jusqu'à me calomnier, mais connaît-on des bornes à l'audace des calomniateurs?… Si j'en crois le témoignage de l'histoire, la célébrité naît généralement des persécutions; les grands hommes sont, pour la plupart, de grands calomniés. Comme on attaquait Thiers! Comme on attaque Gambetta! Comme on attaque Bismark! Comme on calomnie Garibaldi! Comme on raille Jules Simon! Aucun d'eux n'a pourtant songé à se jeter à l'eau. Confiants dans leurs destins, ces hommes prédestinés dédaignent la raillerie, méprisent l'outrage. Ils vont, ils marchent, ils persistent… Je suivrai ce noble exemple; je serai, moi aussi, fort, vaillant, dédaigneux! En définitive, on ne me blaguera jamais autant qu'on a blagué Napoléon Ier!
Il s'arrêta pour goûter son potage qu'il trouva excellent.
—J'étais fou de désespérer, se dit-il encore. Certes, l'assaut a été rude, j'en suis encore suant et rompu; mais les morceaux sont intacts. Si je compare ma situation à celle du malheureux dont nul ne s'occupe, je dois, au contraire, me féliciter. Tout ceci n'est qu'une épreuve. Jusqu'à présent les choses marchaient trop facilement, je menaçais d'arriver trop vite. Que diable! un temps d'arrêt ne compromet pas un voyage! On se repose, on médite, on prend des forces pour repartir bientôt. La commission des congés comprendra ma position et m'accordera quelques semaines; les électeurs liront mon discours dans l'Écho de Lathuile, et je ruinerai mon concurrent en installant dans l'arrondissement un vétérinaire dont les consultations seront gratuites… On m'aura nargué pendant huit jours, mais dans deux ou trois mois personne ne pensera plus à l'incident… On oublie si vite à Paris!… D'ailleurs ma conscience ne me reproche rien, et je puis affirmer qu'en cette affaire tous les torts appartiennent à mes collègues… Je venais en homme sérieux discuter sérieusement une question sérieuse; j'étais de bonne foi et de bon vouloir. Eux, ils ont été bêtes et féroces, ils ont ri à propos de choses qui ne se rattachaient nullement au débat, et m'ont grossièrement fermé la bouche. Eux seuls ont causé le scandale, eux seuls doivent en rougir. Il se trouvera bien, je l'espère, un journal pour présenter la chose sous cet aspect… Du reste, j'ai l'Écho de Lathuile et je compte bien m'en servir.
Dans les heures de crise, la moindre consolation semble précieuse. Malgré son trouble, le malheureux Gédéon avait dressé un menu de premier ordre et commandé un délicieux repas. La solitude lui rendait un peu de calme, la bonne chair lui remit un peu de courage au coeur. Il se réjouissait d'avoir évité l'avenue Marceau, la mauvaise humeur de Théodora, le dépit du notaire, la venue possible des visiteurs et des pétitionnaires. Il se promit de rentrer assez tard, de se distraire, d'entrer dans un théâtre ou dans une salle de concert pour passer gaiement la soirée et achever de se remettre. Depuis longtemps il ne s'était plus permis la moindre distraction. Ce soir, il méritait bien une petite fête. Oui, mais s'il était rencontré, reconnu, montré au doigt?… Eh bien, on le reconnaîtrait, voilà tout! On verrait qu'il se montrait sans peur, étant sans reproche.
Dans cette intention, il acheva plus rapidement son repas. L'espérance, la confiance lui revenaient avec l'appétit. Il but une bouteille de chambertin et une demi-bouteille de Roederer, histoire de s'égayer un brin. De nouveau, il vit tout en rose,—en rose pâle, mais en rose.
Comme il allumait un cigare et se versait un troisième verre de chartreuse jaune, une voix le fit tressaillir.
On causait dans le cabinet voisin, et l'on venait de prononcer le nom de l'élu de Sisteron. Gédéon prêta l'oreille.
Bientôt il distingua deux voix, des voix d'homme, des voix qui ne lui étaient pas étrangères. Qui pouvait être là? Vainement il chercha un petit trou, une fente, une fissure dans la cloison, une ouverture qui lui permettrait de reconnaître les dîneurs. Il lui fallut se résigner à entendre sans rien voir.
Maintenant, les voisins—des jeunes gens à juger par le son des voix—causaient de choses indifférentes, théâtre, chevaux, femmes, baccarat. Cependant Gédéon ne pouvait douter qu'on eût prononcé son nom; il s'entêta et voici ce qu'il entendit:
…………………………..
«—Au fond, vois-tu, mon cher, cela m'est parfaitement égal, mais elle est si cocasse, ton idée, que je m'amuse à regarder dedans. Tu es bien le premier…
«—Mais pas du tout. C'est une loi humaine. On est dégoûté des choses par ceux qui les obtiennent, des maisons où on est reçu par ceux qu'on y reçoit, des femmes par ceux qu'elles ont aimés. Une femme conserve toujours quelque chose de l'homme qu'elle trompe ou qu'elle quitte; elle a des idées, des mots qui lui sont restés de l'autre.
«—Soit.
«—Dès lors, il est prudent de choisir. Aussi, tiens, la personne dont nous parlions tout à l'heure…
«—La petite madame Prégamain?
«—Oui… Eh bien, elle est gentille, elle s'habille bien, elle possède ce petit air de candeur qui est exquis chez une femme adultère. Il n'est pas difficile de deviner qu'elle s'ennuie à périr; je lui ai fait un doigt de cour et, parole d'honneur, cela promettait de marcher vite et bien… Tu me suis?…
«—Oui, va toujours.
«—Eh bien, mon cher, que te dirais-je?… Elle me sauterait au cou que je m'empresserais de prendre la fuite.
«—Pauvre petite femme!…
«—Ne ris pas. Elle s'en mordra les pouces. Aussi, on n'épouse pas un homme comme ce Prégamain!
«—Le fait est…
«—J'étais bien sûr que tu partagerais mon opinion. Non, mais te vois-tu amoureux de cette femme-là, lui prenant les mains, lui disant de jolies choses, me traînant à ses genoux!
«—Tu vas loin.
«—Ma démonstration sera plus complète… Dis-moi, pourrais-tu jamais, en aucun moment, oublier la fonction du mari en ce bas-monde, son eau médicinale, l'usage de cette eau, le rôle de cette eau!… Prononce donc ce nom «Prégamain» dans un salon et tu auras commis ce qu'on appelle un impair. On ne parle pas de ces choses-là…
«—D'accord.
«—Et ce nom dont tu ne veux pas, même pour un instant, dans tes causeries, tu pourrais le graver dans ta pensée? Ce mot dont ton oreille ne veut pas, tu en remplirais ton coeur? Allons donc!… Ce nom qui fait rire ou qui évoque d'autres sensations d'un genre plus déplaisant, tu le prononcerais avec recueillement, avec tendresse? Tu mettrais ton âme à dire cela? Tu mettrais de la passion là-dedans?…
«—Je t'en prie, tais-toi. Ce que tu dis est abominable.
«—Bon, tu as compris. Il n'est tel que les grands arguments pour engendrer les fortes convictions. Bref, mon vieux, on peut prendre pour maîtresse la femme d'un grand homme ou d'un manant, mais pas la femme d'un bonhomme ridicule, pas une madame Prégamain… Je m'imagine qu'elle doit sentir l'huile de ricin, cette femme-là… Là, franchement, une maîtresse qui ferait songer aux tribulations de M. de Pourceaugnac, à M. Purgon, une maîtresse qui évoquerait des idées d'hôpital?
«—Oh! impossible!…
«—Absolument impossible!
«—Ce serait une horreur!
«—Une horreur horrible!
……………………… ………………………
En sortant du restaurant, Gédéon ne ressemblait plus à un homme, mais à un spectre. Il était pâle comme une cire, froid comme un sorbet, et pour ainsi dire automatique. Il marchait sans voir personne, sans prendre garde au bruit des voitures, d'un pas allongé et régulier. Il atteignit ainsi les boulevards à la hauteur du faubourg Montmartre, et les suivit dans la direction de la Madeleine.
Le théâtre des Variétés était ouvert, mais il n'entra pas aux Variétés, il passa devant la salle des Nouveautés sans en apercevoir les portes, devant l'Opéra sans distinguer sa façade illuminée.
Les espérances conçues pendant le repas s'étaient enfuies dans le néant, les consolations entrevues avaient disparu. Prégamain n'avait plus du tout l'air d'un homme qui projette une folle soirée.
De la même allure il franchit la rue Royale et monta l'avenue des Champs-Elysées jusqu'à l'Arc de Triomphe de la place de l'Étoile. Là, il tourna par la gauche et suivit l'avenue Marceau jusqu'à la porte de son hôtel.
La maison était sens dessus dessous, par suite de l'absence prolongée du maître. Théodora n'avait pas dîné et pleurait comme une fontaine, brisée qu'elle était par cet ouragan d'émotions: la séance, la disparition du député. En entendant rentrer son mari, elle se précipita dans l'antichambre, lui sauta au cou, heureuse de le retrouver, d'être rassurée enfin. Mais il la repoussa brutalement.
—Ne m'approchez pas! s'écria-t-il. Ne m'approchez pas!!… misérable!!!
Épouvantée, elle obéit, courut se réfugier dans son boudoir, se sentant devenir folle.
Gédéon entra dans son cabinet, s'y enferma à double tour.
Son bureau était chargé de papiers, de lettres, de dossiers, de journaux. Il repoussa tout cela d'un coup de poing, faisant table nette; puis il prit un feuillet blanc, une plume, et il écrivit.
Un quart d'heure après, une formidable détonation plongeait dans l'épouvante la luxueuse demeure. On courut au cabinet, on força la porte et l'on trouva le député de Sisteron étendu sur le tapis, une plaie sanglante au front.
La lettre par laquelle il expliquait sa fatale détermination était ainsi conçue:
«Pour atteindre au premier rang, j'ai dépensé deux ans de travail acharné, plus de six millions de francs; j'ai enrichi deux cents familles et remué toute une contrée.
«Je voulais devenir illustre comme personne, et il m'est prouvé que je ne puis même pas être trompé par ma femme comme tout le monde.
«J'en ai assez.
«G. P.»
On crut partout que Prégamain s'était tué par désespoir, à cause de son terrible échec parlementaire.
Comme le public s'abuse, hein!