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Les fantômes, étude cruelle

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LA PETITE

  A Hector Tessard
  en témoignage
  de ma haute estime
  et
  de ma reconnaissante affection.

—Tiens, elle est en retard…

Et Roland, soucieux, demanda un journal.

—Tu ne dînes pas? interrogea un camarade.

—Si bien… tout à l'heure.

Il essaya de lire une feuille du soir mais sans pouvoir s'intéresser à cette lecture. Autour de lui, dans la brasserie, les dîneurs accoutumés prenaient place, avec un tapage jovial de saluts échangés. D'instant en instant la porte s'ouvrait, donnant passage à un nouveau venu. Aucun philistin. Chacun retrouvait son coin et sa chaise. Au fond, les deux tables des peintres, accouplées d'une rallonge de tôle, et portant le couvert de Fernand Vermon, de Michel Willine, de David et du vieux Legaz; à droite, Judey, Roucher, Charlerie, Valréau, le clan des chroniqueurs et des poètes; plus loin, la table où, par deux fois chaque jour, le graveur Rebouteux s'asseyait solitaire; à gauche, sous l'escalier en pas-de-vis, la place des gamines, les modèles et les bonnes filles sans état social: Nelly, Sarah, Mimi, Nana Merher, Victorine la Rousse et Bertha, une grande créature pâle coiffée de superbes cheveux noirs.

—Faut-il mettre le couvert de monsieur?

—Oui, fit Roland.

Peu à peu la brasserie s'emplissait. Peintres et sculpteurs, chassés des ateliers par l'approche du soir, descendaient de Montmartre, de la place Pigalle, de la rue Lepic, du boulevard de Clichy, suivis ou rejoints par la cohue des marchands de tableaux anxieux de brocanter une affaire entre le dessert et le café. On s'abordait avec des tutoiements de vieux camarades; on s'interrogeait:—Ça marche-t-il, ton grand machin?—Euh, euh…—A propos, j'ai vu ce matin tes deux panneaux décoratifs chez Bague… c'est très fort, tu sais… non, non, sérieusement, mes compliments, mon vieux.—Et Legendre?

—Parti pour Rome hier soir; tout l'atelier Bouguereau l'a conduit au chemin de fer.—Voyons, cinq cents francs? marchons-nous pour cinq cents francs?—Allons bon! on va décorer Dutil… ça, c'est raide!—Vous direz tout ce que vous voudrez, mais je crois que Cabanel…

—Non, je ne prépare plus au bitume, ça remonte trop; vois les Baudry de l'Opéra!—As-tu regardé les aquarelles de Détaille?… c'est d'un mauvais!—Bertauld?… il y a trois mois qu'on ne l'a vu!—Tiens, Jourdeuil!… et ça va bien?—Non, garçon, pas de gomme…

Roland regarda l'heure. Déjà sept heures. Où pouvait-elle rester si tard? Voyons. Après déjeuner, en le quittant, Gilberte devait se rendre chez le père Hermann, de l'Institut, qui avait besoin d'elle pour une Hérodiade. Bon. C'était convenu; elle lui avait promis une séance. Elle était partie à midi, de façon à arriver rue d'Assas vers une heure. Combien de temps, cette séance? Mettons jusqu'à cinq heures. A partir de cinq heures, plus moyen de travailler; la lumière change, change, change… Donc, à cinq heures—cinq heures et demie—Gilberte était libre. Une heure pour revenir:—six heures et demie. Et bientôt sept heures et demie!…

Puis il se souvint que le père Hermann était un peu bavard. Ce vieux-là demeurait plus jeune que les jeunes, malgré ses soixante-cinq ans. Il avait conservé des manies d'étudiant négligé et paresseux, une rage d'écoles buissonnières dans les gargotes douteuses et les cabarets louches du quartier latin, l'habitude de tremper son absinthe sur un coin de table banale en écoutant bavarder les nouveaux, les rapins corrects et gantés de notre époque, et en accablant de madrigaux platoniques les belles filles qu'il régalait somptueusement de café noir et de cerises à l'eau-de-vie, s'efforçant de les faire rire quand elles avaient les dents jolies. Avec cela, rangé, convenable comme un parfait notaire. Probablement il avait emmené Gilberte dans un caboulot du boulevard Saint-Michel ou de la rue Soufflet, et tous deux jabotaient tranquillement, les coudes sur la table. Un retard, après tout; un petit retard.

—Faut-il servir monsieur?

—Tout à l'heure.

Cependant les autres modèles étaient arrivés: Nelly, la grosse Anglaise blonde qui posait les Parisiennes chez de Nittis; Victorine, le rapin de Sarah Bernhardt, qu'employait Alfred Stevens; Nana Mehrer, le modèle ordinaire de Jules Lefebvre qui a exécuté d'après elle sa Vérité pour le musée du Luxembourg; Gabrielle, l'esclave mauresque de Benjamin Constant; Mimi, une des blanches nymphes de Corot; Maria la Belge, de l'atelier Gérome; Nini, la Biblis du sculpteur Suchetet; Élise Fanet, le modèle de Manet; et jusqu'à Sarah l'Anglaise qui arrivait toujours après toutes les autres, grise du gin avalé en route dans les cabarets du quartier Pigalle.

Les clients continuaient d'entrer. Deux ou trois fois, la porte s'ouvrit pour une bande annoncée par un tumulte de voix joyeuses—de gros timbres d'hommes et des rires frais de filles en gaieté. C'étaient les petites troupes fugitives du Rat Mort ou de la Nouvelle Athènes, les camarades attablés là-haut sur leur absinthe avec ceux du boulevard Rochechouart et de l'avenue Trudaine, les colons du Clou et du Chat Noir, amenant de nouvelles figures ou jaloux de prendre un peu l'air. Puis des gens qu'on voyait de loin en loin, une fois ou deux fois par mois, des musiciens, des ingénieurs, des hommes de Bourse, pris d'une dilection intermittente pour ce petit estaminet d'artistes.

Ceux-là prenaient à peine le temps de s'asseoir et d'avaler quelque chose avec beaucoup d'eau.

Des irrégulières passaient, s'accoudaient à un pilier de fonte ou s'arrêtaient devant un coin de table pour échanger un: «Ça va bien? Au revoir!» Quelques-unes possédaient une place dans le coin des modèles; c'était Éva, la maîtresse d'un marchand de couleurs de la rue Fontaine; Louisa, séparée de son mari—un ancien chef d'escadron, oui, mon cher!—et vivant d'aumônes; Louise Dupin, la brocanteuse, avec, sous le bras, un paquet d'esquisses escroquées dans les ateliers et qu'elle vendait à des amateurs naïfs.

Maintenant tous les becs de gaz étaient allumés, et la salle aux murs blanc et or flamboyait dans une atmosphère lourde de ragoûts fumants et de bouteilles éventées. Une horreur! C'était à étouffer. On se passait la carte, un menu pauvre avec des plats de buffet de chemin de fer. Les voix, d'abord languissantes, suspendues, se réveillaient bientôt; on causait avec plus d'entrain, non plus seulement dans le voisinage étroit limité par le couvert, mais de table à table, d'un bout de la salle à l'autre. La causerie courait en tous sens, spirituelle et désordonnée, se heurtant aux idées et aux folies, touchant à tout dans de beaux élans d'effronterie juvénile et sincère, et pouvant se décanter en une essence bizarre mêlée de paradoxes éperdus et de pensées profondes. De cette rumeur de paroles bourdonnantes, librement dites, s'envolaient par éclairs un mot juste, un jugement sain et droit, une observation fine, une formule poétique qui donnaient à ce tapage une incomparable grâce de jeunesse.

Dans leur coin, sous l'escalier, caquetaient les gamines essoufflées, la bouche pleine, à travers leurs fringales de vingt ans. Quelques-unes, sérieuses, parlaient peinture, défendaient les peintres qui les employaient et les tableaux pour lesquels elles avaient posé. Une petite blonde, d'apparence poitrinaire, demeurait stupide, enfoncée dans le divan adossé à la muraille, la tête en arrière, le regard errant au plafond avec une expression de contemplation bête et heureuse. D'autres se querellaient, jalouses, enragées, avec des attitudes dignes et en pinçant les lèvres pour s'appeler «chère madame».

Enfin on entendit un bruit de voiture devant la brasserie, dans la rue de La Rochefoucauld; puis la porte s'ouvrit et l'on vit apparaître Gilberte au bras d'un beau vieillard décoré qu'elle poussait un peu.

—Mais entrez donc!…

Il y eut un brusque arrêt des conversations. Tous se levèrent pour saluer.

—Monsieur Hermann!

C'était le père Hermann, rayonnant, épanoui, avec sa bonne figure de vieux fleuve, sa belle barbe blanche, son chapeau à larges bords, son éternelle redingote noire boutonnée très haut et ornée de sa rosette rouge de commandeur; le père Hermann très fier de donner le bras à la plus belle fille de Paris.

Ce fut à qui lui offrirait une place.

—Voilà! dit-il. J'en étais sûr! Je les dérange, je les gêne!… Écoutez, je ne voulais pas; c'est la petite qui m'a enlevé… Hein! à mon âge!…

—Tiens! fit Gilberte, il voulait me garder à dîner chez Foyot; j'ai préféré vous l'amener…

Et, s'adressant à Roland, elle ajouta:

—Tu penses!…

Le vieil Hermann allait de table en table, distribuant des «bonjour, toi,» et des «bonsoir, ça va bien?» tutoyant toute la bande, les vieux, les jeunes, les gamines.

—Eh bien, Vermon, et ta médaille d'honneur, quand est-ce?… Bonjour, Florin; ah! tu peux te vanter de me faire faire du mauvais sang, toi, avec tes aquarelles des Folies-Bergère… Ah ça, mon vieux Legaz, tu ne veux donc plus venir me voir? En voilà un vilain lâcheur!… Toi, David, je ne te dis plus bonjour, tu as trop de talent… Tiens, Willine, je causais de toi hier avec Pothey. Comment, tu ne connais pas Pothey? Pothey de la Muette? Pothey qui a tant de cheveux? A la bonne heure! je me disais aussi… Ah bah! Nelly! et tu as le toupet de m'écrire que tu es malade les jours de pose!… Bonjour Elise, bonjour… Sacrebleu! que ça me fait du bien de voir cette jeunesse autour de moi!

Il alla serrer la main à Roland.

—Je vais vous dire… nous sommes allé prendre quelque chose à la taverne anglaise—vous savez, derrière la Sorbonne… Je voulais la garder, elle n'a pas voulu. Sans rancune, hein?… Voyons, voyons, où va-t-on me mettre?… D'abord, je veux être à côté de la petite.

Roland lui avança une chaise; et, tandis que les autres achevaient leur repas, tous trois commencèrent à dîner—un pauvre dîner de cinquante sous servi dans de la faïence grossière garni d'un couvert de métal anglais.

Mais de bon appétit, hein! Le vieil Hermann dévorait, achevait un plat avant que les autres y eussent touché, vidait prestement son verre et disait à Gilberte:

—Je devrais venir ici plus souvent… De te voir, ma fille, ça me redonne faim!

Roland écoutait, mal à l'aise, rongeant son frein, montrant une politesse contrainte et gauche, réprimant avec peine des envies qui lui prenaient de s'en aller brusquement, tout de suite, en jetant sa serviette, au risque d'un gros scandale. Pourquoi diable Gilberte avait-elle amené ce vieux fou? N'aurait-elle pu s'en débarrasser et revenir seule? Outre qu'il connaissait peu le père Hermann, il lui en voulait—à lui comme à tous ceux qui employaient Gilberte. Cela était un supplice de se trouver côte à côte avec un de ces grands artistes qui, pour un louis ou deux, achetaient le droit de contempler, à loisir et toute nue, la femme qu'il aimait. Quand une de ces rencontres redoutées le surprenait, il se sentait rougir à la fois de colère et de honte. Sa pensée se remplissait de dégoûts, d'épouvantes et de désirs.

Plus que tout autre, le père Hermann lui était odieux. C'était le vieil artiste qui avait découvert—inventé, comme il disait—Gilberte, et qui l'avait faite célèbre. Il y avait de cela deux ans bientôt. D'après cette petite ouvrière, alors commune et mal nippée, Hermann avait peint des déesses et des impératrices. Cette trouvaille, vers la fin de sa carrière, avait rendu au peintre un renouveau de jeunesse et de puissance, retrempé pour ainsi dire son génie. Aussi aimait-il la petite d'une tendresse quasi-paternelle où il entrait une indéfinissable reconnaissance et comme une sorte de jalousie. Oui, il était jaloux, ce vieux, et jaloux sans amour, jaloux seulement par égoïsme d'artiste. Dans les premiers temps—après qu'il avait enlevé Gilberte à son atelier de couture—il s'était imposé la tâche de veiller sur elle, de la loger, de l'instruire, de lui donner des goûts d'élégance en harmonie avec sa beauté. Aussi lui donnait-il de bons conseils—comme un vrai papa; et il se montrait affligé, colère—comme un amant—lorsqu'il apprenait que, cédant à des instances ou à des promesses, elle était allé poser chez d'autres.

—Elle me fait des infidélités, disait-il alors.

Cette jalousie singulière ne s'arrêtait pas aux soucis du peintre; elle allait plus loin, posait sur les actions, les démarches, les préférences, les habitudes de la jeune fille. Longtemps, par exemple, il s'était défié de Roland, en qui il soupçonnait un amant, et il avait suivi, surveillé, épié la petite, ne se trouvant rassuré qu'au jour où il eut conscience que le jeune poète était seulement un amoureux éconduit.

Pour cela encore, Roland le détestait; mais, sachant l'admiration de Gilberte pour le maître, il concentrait ses rancunes. A chaque fois qu'il se trouvait en présence du vieux, il s'appliquait à lui faire bonne mine, le saluait avec une vénération humble.

Ce soir, l'épreuve était plus rude, se compliquait de la présence de Gilberte. Jusqu'alors Roland avait coudoyé le vieil académicien dans des salons neutres et sévères où ses bavardages pouvaient être plus facilement évités. Quand Gilberte lui disait:

—J'ai séance chez le père Hermann. Viens donc m'y prendre à cinq heures… Il t'aime beaucoup et me demande souvent ce que tu deviens.

Il avait toujours imaginé des prétextes pour refuser. Savoir que Gilberte allait rue d'Assas lui était un supplice; entendre parler du maître lui déplaisait et l'agaçait. Il évitait de le rencontrer. Pour la première fois, il se trouvait entre le vieillard et la petite.

Le dîner eût été lugubre sans l'intarissable bavardage d'Hermann pour qui c'était une fête de passer les ponts et de monter vers les quartiers où se sont cantonnés depuis quelques années nos peintres et nos sculpteurs qui manqueraient de lumière dans les vieilles ruelles de la rive gauche, et de recueillement dans le mouvement énervé du boulevard. Certes, il était joyeux de retrouver là de jeunes talents, des renommées naissantes, des esprits vaillants et hardis, mais sa plus haute satisfaction était de pouvoir contempler encore, même dans ce cadre étriqué et vulgaire, l'adorable modèle auquel il devait ses derniers succès.

Pour employer une expression triviale, il la mangeait des yeux, accordant peu ou point d'attention à Roland et aux autres, dédaignant les câlineries des gamines. Et il allait, il allait…

Comme neuf heures sonnaient, il but son café d'un trait et se leva en disant:

—Voici l'heure à laquelle on couche les garçons de mon âge… Roland, si vous le voulez bien, nous allons rentrer cette enfant-là, et puis vous me reconduirez un bout de chemin.

Gilberte demeurait à deux pas, rue de Laval, au coin de la rue Bréda. Arrivée devant sa porte, elle tendit les deux mains à ses amis et disparut.

Hermann alluma un cigare et prit familièrement le bras du poète.

—Quelle princesse, hein! dit-il en marchant et en désignant d'un geste par-dessus l'épaule la maison qu'ils quittaient.

Puis, après une pause:

—Voyez-vous, Roland, mon garçon, cette enfant-là, ce n'est pas une femme, c'est un monde. Il y a deux ans j'étais vidé, usé, fini quoi! Une vieille barbe du Salon, un birbe à palmes vertes, quelque chose de lamentable et de comique… Je peignais par routine, sans plaisir, je faisais des portraits de magistrats et de femmes du monde, des types embêtants… Eh bien, du jour ou j'ai eu déniché cette merveille-là, changement à vue! Je me retrouve du talent, parole d'honneur, ce qui ne m'était plus arrivé depuis 1865. Je me reprends à aimer mon art franchement, passionnément, naïvement, comme je l'aimais à vingt ans, quand j'arrivai à Paris. Absolument comme à vingt ans!… Toutes les beautés que je rêvais alors et dont j'avais plein le coeur, plein la tête, cette enfant-là me les a données… et sans compter, royalement. Je lui dois de connaître Junon et d'avoir contemplé Cléopâtre. Cette fille de concierge semble issue d'une race de dieux. A elle seule, elle est aussi belle que Sémiramis, Pasiphaë, Imperia et la princesse Borghèse, plus belle peut-être, car elle réunit, elle résume les beautés éparses entre mille et mille femmes… Je ne suis pas encore arrivé à saisir la tête d'expression de sa figure; elle les a toutes… Sur la moindre indication, elle prend la pose, toute seule, naturellement pour ainsi dire, avec une facilité et une rapidité d'assimilation qui sont un don. Je n'ai trouvé ça chez aucune autre… Elle n'est pas un modèle, elle est le modèle, le seul. Un pli du front, un mouvement de la lèvre, une flamme où une langueur dans le regard, et elle se transforme, elle se transfigure, elle revêt une beauté nouvelle, une splendeur inattendue, un charme inconnu. Elle n'est pas seulement la forme pure, créée pour la contemplation et l'ivresse des artistes; elle n'est pas seulement la coupe divine, d'où se répand l'idéal, elle est l'esprit, elle est l'âme, mon cher, elle fait penser… Admirable créature et sublime tragédienne… Il ne faut pas se leurrer; ce qui survivra dans mon oeuvre aura été inspiré par elle… Vous avez vu mon Ophélie?… Eh bien, vous verrez mon Hérodiade… une Hérodiade blonde, c'est de l'aplomb, ça, hein?… Eh bien, on jurerait une autre femme!… Plus rien d'Ophélie n'a survécu dans le modèle; c'est farouche, c'est terrible, ça a une allure d'horreur sacrée!… Voulez-vous me donner un peu de feu?…

Ils firent quelques pas en silence; puis le vieillard reprit:

—A propos, j'ai lu votre volume de vers, le dernier, les Tendresses. C'est beau, c'est très beau, et ça ne me plaît pas… Ne défendez pas votre oeuvre, je m'explique; je vais du moins essayer de vous expliquer… D'abord, vous avez du talent, beaucoup, beaucoup de talent, de la sincérité, quelque chose d'honnête et de naïf qui séduit le lecteur et le fait votre ami dès les premières pages… Mais croyez-vous qu'il suffise en art de faire bien?… C'est une théorie; beaucoup pensent qu'on répond à toutes les exigences de l'esprit en se bornant à déployer une habileté maîtresse. Mais j'ai aussi ma théorie, et la voici: On n'est un artiste qu'à la condition d'embrasser la nature tout entière. Comprenez-vous? Par exemple, un peintre animalier est un peintre animalier, mais il n'est pas un peintre. S'il n'est ému ni devant l'homme ni devant la mer, s'il réserve toutes les ressources de sa personnalité au culte des petits moutons et des chevaux anglais, cela suffit, il est classé. Possible qu'il montre du talent et soit compté pour un grand homme; ce n'est pas un artiste, c'est un spécialiste… Vous, Roland, vous n'êtes peut-être pas un spécialiste, mais à coup sûr, vous êtes un égoïste.

—Je ne comprends pas, fit Roland.

—Attendez… En art, on devient égoïste par accident. C'est votre cas et ç'a été le cas de bien d'autres, parmi les premiers même… Tenez, prenons par exemple Beethoven devenu sourd. Vous en êtes là. De même que Beethoven n'entendait plus la chanson des bois, la plainte du vent, l'éternelle et profonde symphonie de la nature et qu'il écoutait alors pleurer en lui les mélodies de son coeur; de même vous avez perdu toute tendresse pour les choses et les créatures qui vous entourent. Vous écoutez chanter dans votre poitrine un jeune oiseau grisé d'amour qui roucoule vos refrains à vous et qui pleure vos propres larmes; qu'il vous survienne un espoir, qu'une souffrance vous atteigne, qu'une joie vous éclaire, et vous consentez à vous émouvoir. Vous, toujours vous, vous seul; ou plutôt l'amour qui est en vous. A part cela, au delà, rien n'existe. Le monde croulerait que vous n'auriez pas un frémissement; c'est tout au plus si vous regretteriez ce que ce monde aurait pu produire pour parer votre idole… Et encore? Vous êtes amoureux, mon pauvre ami, c'est-à-dire prisonnier. Vous vivez enfermé dans une pensée, dans une seule ambition, dans un seul désir, dans un unique rêve, dans une étroite servitude; et vous marchez à petits pas d'enfant tandis que vous pourriez traverser le monde à grandes enjambées en sentant palpiter tout entière, dans votre poitrine, l'immense humanité!

Il y eut encore un moment de silence. Maintenant Roland ne songeait plus à interrompre l'académicien; il l'écoutait attentivement au contraire. Le vieux s'arrêta pour rallumer son cigare, et il dit en reprenant le bras du jeune homme:

—Si encore cet amour vivait dans votre livre. Mais non…. Entre nous, il n'y a pas un seul vers de vos Tendresses qui ne soit adressé à Gilberte, n'est-ce pas…? Oui? Bon. Eh bien, Gilberte n'existe pas dans le poème; elle en est absente. Votre oeuvre pourrait avoir été inspirée par toute autre femme, la première venue qui serait jolie, Nana Mehrer ou Bertha…. Vous êtes tellement préoccupé de vos sensations, du soin de donner une forme à vos mélancolies, de mettre du sang dans les veines de vos images, que vous avez oublié… qui? L'idole elle-même… qui est pourtant autrement belle que vos rêves, enfant…! Tenez, le grand sentiment de l'artiste, celui qui fait les grands artistes, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas un ambitieux désir, non, c'est plutôt ce dont il souffre et ce qui le fait saigner: c'est le sacrifice…. Voulez-vous me donner un peu de feu?

Ils étaient arrivés près de la Seine, sur la place du Châtelet et ils se tenaient arrêtés entre les deux théâtres, comme s'ils eussent tacitement consenti à se séparer là. Mais le père Hermann n'avait pas tout dit.

—Venez par ici, jeune homme. Je connais dans ce coin un verre de bière hongroise dont vous me direz des nouvelles….

Quand ils furent attablés sur le trottoir de l'avenue Victoria, devant une grande brasserie toute flamboyante:

—Je vous ai rasé, hein? fit le maître en changeant de ton, brusquement.

—Mais non! mais non!

—Mais si! C'est un privilège de mon âge; il ne faut pas m'en vouloir pour cela…. Il est très vraisemblable que je vous aurai rabâché des bêtises, mais j'ai mon idée et je la dis…. Si vous étiez peintre, vous me comprendriez mieux…. C'est si rare, une femme véritablement et parfaitement belle! Je n'en ai connu qu'une avant de rencontrer la petite; c'était une figurante du Théâtre Historique—vous n'avez pas connu ça, vous—un chef-d'oeuvre. C'est elle qui a posé la Source d'Ingres et la Marguerite d'Ary Scheffer. Elle a mal tourné…. Le malheur de ces reines-là, c'est qu'un soir elles rencontrent de beaux garçons et qu'elles se mettent à les aimer. Alors bonsoir…! La déesse est embrigadée dans des habitudes de ménage, elle sent le pot-au-feu et n'a pas peur de se noircir les mains. Au bout de deux mois, elle est finie; la taille s'épaissit, la gorge tombe, les hanches se déforment…. S'il arrive un moutard, c'est le comble! Le lendemain des couches la femme est encore jolie, mais elle n'est plus belle…. Faites donc la Source d'après une maman! Prenez donc séance avec la mère Gigogne pour ressusciter Léda ou Salambô…! C'a été l'histoire de la figurante en question. Je l'ai racontée à Gilberte et je crois que ça lui a fait de l'effet…. Allons bon! voici qu'il pleut. Je n'ai que le temps de rentrer, je me sauve!

Ils allaient se séparer au coin de la rue, sur le trottoir, quand le maître, regardant Roland en face, lui mit les deux mains sur les épaules:

—Mon fils, dit-il, retenez bien ceci: Le jour ou Gilberte aura un amant, ce sera peut-être une bonne affaire pour l'industrie mais ce sera une perte irréparable pour l'art…. Aimez cette enfant-là en artiste, en grand artiste courageux et dévoué; aimez-la sans désir, comme vous aimeriez une impératrice ou une femme qui serait morte avant d'avoir pu se donner à vous. Croyez-moi, les créatures comme elles valent mieux qu'un baiser; elles méritent des chefs-d'oeuvre. La petite est née pour l'art et pour les artistes, non pour la vie même. Son rôle est de traverser seulement la vie pour entrer dans la gloire des immortelles…. On n'est pas amoureux de Minerve, voyons…? On la chante, on la célèbre…. Seriez-vous bien avancé si vous lui faisiez un enfant? Bah! faites-lui une ode! Faites-lui gravir le Parnasse et laissez-nous essayer de lui ouvrir les portes du Louvre où elle trônera parmi les plus radieuses et parmi les plus pures. Des filles comme ça, c'est trop beau pour les hommes…. Donnez-moi donc un peu de feu…? Là. Je vais être trempé; bonsoir…!—Au revoir, maître!

Une heure après, Gilberte, ayant éteint sa lampe et voilé l'âtre où se mouraient les tisons réduits en braises roses, revenait à sa fenêtre et apercevait, à travers les lames alternées des persiennes, Roland, lourd de pluie, engoncé dans son ulster, le chapeau sur les oreilles entêté et tenant bon sous l'averse. Il allait, venait, rasant les murs, dans une allure de sergent de ville ou de factionnaire, emplissant le quartier du bruit de ses bottes, considéré avec inquiétude par les passants que le temps et l'heure faisaient plus rares. Tantôt il marchait vers la rue Frochot, s'arrêtait au coin de la place, levait la tête vers les croisées de la petite; tantôt il retournait à la rue La Rochefoucauld, s'abritait sous une porte cochère, puis revenait vers la rue Bréda.

Une à une les boutiques se fermaient, laissant le pavé noir et triste. La rue de Laval était maintenant toute sombre. Point de bruit ou presque point; de temps à autre le claquement lourd d'une porte retombant sur le pas hâtif d'un locataire attardé, ou le tremblement d'une voiture traversant la chaussée dans un scintillement de lanternes cahotantes et de flaques éclaboussées.

Enfin, après un dernier regard aux fenêtres de Gilberte, Roland tourna le coin de la rue Frochot, et disparut.

La petite laissa retomber son rideau.

Peut-être lui avait-on répété trop souvent qu'elle était jolie.

Toute gamine, elle avait laissé pressentir un étrange et farouche orgueil. A l'âge où les fillettes chérissent des poupées et apprennent, par les coins qu'elles leur donnent, en même temps l'art redoutable des coquettes et la sollicitude auguste des mères, Gilberte aimait les rubans pour elle seule. Dans cette maison de la rue des Martyrs dont sa mère gardait la loge, c'était, parmi les locataires, à qui la gâterait, lui donnerait des bonbons et de petites pièces blanches. Elle possédait plein un carton de défroques pimpantes dont son art précoce formait des parures; et son plus grand chagrin était de voir confisquer le carton par la mère Bouvilain, dans ses accès de colère rouge.

Le jour où il fallut entrer chez une couturière, elle pleura. D'abord, ça lui avait souri, cette idée de sortir, d'avoir chaque jour une échappée dans les rues, à travers les passants, le long des boutiques opulentes des beaux quartiers; mais quand, au premier soir, on rentrant, elle se retrouva les mains salies, les doigts piqués de petites taches noires; quand elle se sentit fatiguée, rompue, souffrante, l'horreur du travail la saisit et elle apporta désormais dans sa tâche des rancunes sournoises d'esclave fière. Le seul bon moment de la journée restait l'heure de flânerie d'après déjeuner. Tout l'atelier sortait en bande, courait aux boutiques de charcutier et chez les fruitières. Six sous de petit salé. Deux sous de pommes vertes qui faisaient grincer les dents et donnaient une vivacité chaude au carmin des lèvres. On mangeait sur un banc du boulevard, près du bureau des omnibus, et on mettait les morceaux doubles. La dînette achevée, les ouvrières secouaient leur tablier de lustrine et, bras dessus bras dessous, parcouraient le boulevard, accrochées au passage par des provocations bêtes et des rires grivois de commis en ribote. A une heure on rentrait, on rapportait dans l'atelier morose et discipliné plus de bonne humeur et de courage à la besogne, des sujets à potins pour caqueter derrière la patronne, de vagues et lents refrains de valses envolés d'un orgue de Barbarie au voisin carrefour. Mais dès lors réapparaissaient la servitude et les répugnances du labour quotidien, les longues tristesses courbées; et Gilberte s'assombrissait en des rages muettes.

Vens la dix-huitième année il lui survint une aventure. Irma, sa camarade d'atelier, une grosse fille réjouie que des employés du voisinage guettaient chaque soir à sa sortie, Irma lui proposa une partie de campagne; on irait manger une friture à Asnières avec M. André, un employé du Bon Marché, qui amènerait un de ses amis. La petite consentit mollement, n'étant ni rebutée, ni tentée, mais elle se promit d'être prudente.

Le dimanche suivant eut lieu la promenade, une promenade bête dans une campagne couverte d'usines puantes et de villas ridicules, le long du fleuve troublé par des eaux d'égout et qui roulait des chats crevés dans ses ondes boueuses. C'était laid et sale. La journée s'écoula presque tout entière dans les cafés du quai occupés par des canotiers tapageurs et par d'affreuses filles maquillées comme des figurantes de café-concert. Après déjeuner, on traversa la Seine pour gagner l'île des Ravageurs dont la bohème grossière des calicots et des pierreuses avait envahi les escarpolettes et les baraquements vermoulus. Le dîner fut servi sur une terrasse de gargote où venaient tomber les poussières du chemin de halage. En bas, sur la chaussée, se succédaient les musiciens ambulants, aveugles joueurs d'accordéon, chanteurs comiques à cheveux blancs, petits pifferari italiens raclant sur de pauvres violons les chansons de là-bas. Et tout autour, le brouhaha des lazzis violents montant de la berge, coupés de deux en deux minutes par le sifflet des locomotives et le grondement sourd des trains roulant sur le pont de fer.

Gilberte s'ennuya. Vers dix heures du soir, au moment d'entrer au bal des Canotiers, elle s'aperçut que M. André et son ami Édouard étaient légèrement ivres. Elle refusa de danser, malgré les insistances de son cavalier devenu singulièrement galant, et malgré l'exemple d'Irma qui ne manquait pas un quadrille. Les trois jeunes gens montraient une gaieté turbulente et nerveuse, couraient d'un bout à l'autre du bal, interpellant des inconnus, lançant des apostrophes d'une cocasserie calculée et lourde, offrant des bocks et tutoyant les passants. Ils avaient rencontré des camarades et cela formait une bande en goguette secouée par l'orchestre dans des poussières lumineuses. Gilberte étant une poseuse—une mijaurée, disait Édouard—restait dans un coin obscur du jardin, près d'un guéridon de tôle peinte, devant une chope vide. Tout à coup des cris, des injures, un tumulte de voix exaspérées. La petite, grimpée sur sa chaise, aperçut au milieu du bal M. André gesticulant dans un groupe. Il était pâle, suant, furieux, et se débattait contre quatre gros canotiers aux bras nus, aux biceps énormes, et qui le cognaient serré. André, sans chapeau, la cravate arrachée, une longue raie sanglante au front, hurlait, les traitait tous de «sales voyous», appelait la police. Puis un silence brusque; des gardes municipaux tombant dans le tas, séparant les combattants, arrêtant tout le monde. Tremblante, elle vit emmener M. André, les canotiers, Irma qui pleurait; tandis que la foule suivait en ricanant, laissant la salle vide. Comme elle sortait, Edouard la rattrapa. Ce n'était rien, l'affaire. Une peignée, quoi! à cause d'un canotier qui avait embrassé Irma, André s'était fâché. Vlan! une gifle! Était-ce bête! Se manger le nez pour des plaisanteries comme ça, dans une fête, un dimanche! Il donnait tort à son ami, carrément. Pour lui, il avait plein le dos de cette partie de campagne, et il rentrait se coucher. Oh, mais oui!

Gilberte parlant d'attendre Irma, il protesta. Pourquoi faire? Aller au commissariat, se faire emballer avec les autres? Non, par exemple!

—Voyez-vous, ma petite, il vaut mieux rentrer. On les relâchera seulement pour le dernier train…

Très triste, effrayée de rester seule, Gilberte suivit le jeune homme. Aussi bien elle était impatiente d'échapper à cette cohue. Un fiacre traversait la rue de Paris, rentrant à vide; Edouard l'y poussa, prit place à côté d'elle—et la voiture partit.

D'abord un silence. Edouard avait baissé une glace et fumait près de la portière en regardant vaguement la route. Gilberte, peureuse, s'était tassée en son coin, ramenant ses jupes, se faisant petite. Un effroi lui galopait dans la cervelle, et le souvenir de cette journée écoeurante dénouée par une lutte sauvage la rendait tremblante. La voiture ne roulait pas assez vite à son gré; elle eût voulu être déjà rentrée, remonté dans sa mansarde, séparée définitivement par la porte cochère de la bacchanale où elle regrettait de s'être aventurée. Ah! quand on l'y repincerait, il ferait chaud! Pour sûr!… Par bonheur encore Édouard s'était trouvé là, disposé à la reconduire; sans cela que serait-elle devenue au milieu des voyous et des pochards d'Asnières? Et Irma? Et M. André? Que leur arrivait-il là-bas, chez le commissaire?…

Édouard jeta un cigarette, releva le carreau et tourna la tête. Sans que rien eût pu lui faire pressentir l'attaque, Gilberte sentit une main robuste et décidée se glisser autour de sa taille entre sa robe et le capiton de la voiture. Dans un mouvement rapide, la main s'avança, la saisit fortement, l'attira, tandis qu'une autre main par devant lui tenait la gorge et qu'elle sentait passer sur son visage, près de sa bouche, une grosse moustache rude imprégnée de tabac et d'eau-de-vie.

Elle essaya de repousser le calicot mais vainement. Il la tenait avec une solidité massive d'éteau, lui brisait les bras et tordait rudement ses poignets, l'assaillant en silence et avec une sorte de rage, comme une brute. Et il lui parlait tout bas, en sifflant:

—Voyons, voyons, bébé, ne fais pas la bête… sois convenable… A-t-on jamais vu! En voilà des manières! Pourquoi es-tu venue alors?

Elle luttait de toutes ses forces.

—Laissez-moi! Je vous dis de me laisser! Voulez-vous me laisser?…
Laissez-moi, ou je crie!

—Crie, va!

Redoublant d'efforts, il parvint à la maintenir d'une seule main en lui tenant les deux bras douloureusement joints derrière la taille. Pour mieux la dompter il s'était levé debout dans le fiacre et, un genou plié sur le coussin, il essayait, avec sa main libre, de lui renverser la tête en arrière. Elle fut prise. Une gloutonnerie de baisers grossiers, emportés comme des coups de dents, s'abattit sur son visage, lui mouilla les joues, les paupières, le front, la nuque, tomba sur sa bouche avec force, avec des secousses de brutalité farouche. Elle eut l'horrible sensation de se sentir à la fois comprimée et bâillonnée par ces lèvres immondes et velues, s'imposant au point de lui faire du mal; et pendant qu'elle râlait un râle nerveux sous cette caresse bestiale, l'autre main d'Édouard, rapide, violente, s'attaquait à son corsage, arrachant les boutons, crevait les boutonnières élargies, rompait les cordons, et descendait sur son cou, sur sa poitrine, s'accrochait à ses seins comme une araignée énorme et lourde. Elle essaya d'appeler, mais aucun cri ne sortit de sa gorge asséchée par l'épouvante; aucun son sinon ce râle monotone, sourd qui faiblissait, faiblissait… Et cette bouche toujours collée invinciblement sur sa bouche, cette haleine chaude qui lui enflammait la face, ce front moite de sueur qu'elle sentait dégoutter sur son front… Un étourdissement la prit, comme à une tête abattue; il lui sembla qu'autour d'elle tout tournait dans une ronde de vertige, le fiacre, les lanternes cloisonnées de flammes vertes, les maisons qu'elle devinait allongées en bordure des deux côtes de la route, et la route elle-même, tout le tremblement. Un tournoiement lui affadissait l'estomac, lui donnait mal au coeur, la faisait inerte et quasi-saoule. Edouard aurait pu la lâcher sans avoir à redouter la plus molle résistance.

Malgré la furie sanguine à laquelle il appartenait, Edouard s'aperçut de cette défaillance. Il lui avait fallu toute sa force jusqu'alors pour dompter la belle fille, et il en était à bout. Sans un cahotement de la voiture qui avait jeté de côté l'enfant, peut-être il lui eut été impossible de s'en rendre maître, car elle s'était rudement défendue. Quand il la vit ainsi, assouplie, vaincue; quand il devina la fatigue dans l'énervement lâche de ses poignets meurtris et dans le soulèvement ralenti de sa poitrine, il lui fit des caresses plus douces, des caresses calculées, savantes, et lui donna des baisers moins rudes. Toujours en la maintenant cependant. Puis, par degrés, croyant à une hypocrisie de grisette rouée ou profitant lâchement de sa victoire, il s'enhardit. Alors elle eut un cri déchirant, un hurlement féroce; elle bondit, se releva, serrant les genoux et saisissant à pleines mains les cheveux du calicot, et, comme il osait encore, elle se pencha sur lui, furieuse, affolée, et le mordit cruellement, à même l'oreille.

—Ah! nom de Dieu!

Il allait l'assommer quand la voiture s'arrêta net, dans un large cercle de lumière traversé par des hommes en uniforme et fermé par une grille allongée entre deux épaisses murailles. C'était le poste des préposés de l'octroi, la porte de Paris sur l'avenue de Clichy. Gilberte et Édouard reprirent hâtivement une attitude correcte; elle en rajustant son corsage défait et fripé, lui en essuyant, à l'aide de son mouchoir, un filet de sang qui lui coulait de l'oreille sur son col de chemise. Un homme vint ouvrir la portière.

—Vous n'avez rien à déclarer?

Édouard répondit d'une voix brève:

—Non.

Mais la petite n'attendit point que la voiture reprit sa marche. D'un saut, elle fut à terre, laissant le calicot rager au fond de son fiacre. Et comme il se levait pour la suivre, elle regarda fixement, d'un regard dur, haineux, et lui dit avec une voix que la colère rendait tremblante:

—Si vous descendez, je vous fais arrêter.

Le jeune homme eut peur—peur d'une mauvaise affaire et peur aussi du ridicule. Il partit en jetant à la petite une injure crapuleuse.

Le premier tramway qui passa emmena Gilberte chez elle.

Cette nuit-là, il lui fut impossible de dormir. Pendant des heures, elle se tint debout, en chemise, devant le miroir de sa commode, à regarder sur son cou, sur son visage et sur ses seins les traces des doigts et les marques des baisers de ce misérable. Les doigts avaient creusé comme des sillons rouges, d'un rouge violacé et sale, effilés de stries sanglantes là où la peau avait cédé sous la contraction des ongles; les baisers avaient laissé des signes minces, allongés comme des coupures, et laissant transparaître sous l'épiderme du sang prêt à jaillir. Elle vit ses bras humiliés et noirs, marbrés de plaques affreuses, et ses poignets endoloris dont l'un—le poignet gauche—saignait, éraflé par un mince bracelet d'argent qui s'était brisé dans la lutte.

Longtemps elle alla du miroir à son lavabo, une éponge à la main, se couvrant d'eau pour effacer les stigmates. Les taches reparaissaient plus vives, rallumées par cette fraîcheur; et, dépitée, Gilberte sentait grossir en elle des colères infinies. Les sillons rouges du sein l'exaspéraient, ils éclataient sur sa peau blanche d'une blancheur de jeune ivoire comme l'empreinte d'un tatouage flétrissant. De plus, sa chair était brûlante, souffrante partout où le lâche avait posé ses mains. Est-ce qu'elle allait tomber malade maintenant à cause de cet homme? Il ne manquerait plus que cela! Elle se voyait gardant le lit, mise à la diète, couverte de compresses. Oh! le misérable!…

Dans l'espérance du sommeil, d'un repos, elle éteignit sa bougie et se mit au lit. Mais non. Une surexcitation maîtresse lui tint les yeux ouverts dans la nuit. Jusqu'au jour, elle demeura accroupie sur sa couche, les coudes aux genoux, le menton dans ses doux poings fermés. Elle revit la scène du fiacre, la lutte, Édouard penché sur elle, cette tête d'homme rouge, suante, qu'éclairaient, dans des lumières fantastiques, les lanternes de la voiture et les becs de gaz fuyant sur la chaussée; elle frissonna au souvenir des contacts qui l'avaient salie, des paroles ordurières qu'elle avait entendues, du danger évité, de sa peau tuméfiée et douloureuse. Elle répéta cent fois:

—Alors, c'est ça?… C'est donc ça?…

Les incidents de la soirée tourbillonnaient dans sa pensée comme une fantasmagorie macabre. Voilà donc pour quelles satisfactions basses elle voyait autour d'elle tant de filles tourner mal. Des faux plaisirs, des promenades assommantes, des restaurants poussiéreux, des bals canailles, l'absinthe, la bière, l'eau-de-vie, et le poste de police. Et les hommes? des brutes. Ah ça! elle avait donc le diable au corps, cette Irma, avec sa rage d'envolées chaque dimanche? Et son André… encore un joli monsieur celui-là!…

—Alors, c'est ça?… C'est donc ça?…

Oh! ce fiacre… Et penser que, toute la journée, ce misérable Édouard lui avait répété qu'il était amoureux d'elle; et qu'Irma lui en parlait comme d'un garçon très bien. Amoureux… L'amour…

—Alors, c'est ça?… C'est donc ça?

Et, durant la désolation de cette nuit muette, Gilberte humiliée sentit fleurir en elle, comme une sauvage touffe d'immortelles rouges, la haine, l'effroi et l'insurmontable dégoût de l'homme.

C'est par le peintre du troisième qu'elle connut, peu après, le père Hermann. On lui avait demandé d'abord une heure ou deux de séance, par pure complaisance, en promettant de lui faire son portrait.

Le premier louis que lui offrit le bonhomme,—pour sa peine—elle le refusa, se montrant très surprise d'être récompensée pour si peu; mais le vieillard insista, déclara qu'il n'entendait pas lui faire perdre son temps, ajouta qu'il aurait encore et souvent besoin d'elle. Puis comme elle ne comprenait pas, il lui expliqua que c'était un métier d'être modèle, et cita des femmes qui gagnent à poser quatre, cinq, six cents francs par mois.

—Alors, si je voulais?…

—Toi, petite, tu es une fortune.

—Ah?…

Il n'eut pas grand'peine à la décider. Aussi bien Gilberte détestait sa besogne de couturière, cette besogne obscure et fatigante. Sur l'assurance qu'on ne la laisserait manquer de rien, elle se sauva de la loge maternelle avec son pauvre baluchon de bardes et le précieux carton rempli de rubans aux couleurs violentes. Près d'Hermann, elle n'éprouvait aucune crainte. Outre que l'académicien était bien vieux, il rassurait la petite par des procédés mêlés de tendresse, de sollicitude et d'un étrange respect. Il ne lui prenait pas la taille, n'essayait pas de l'étourdir avec des promesses; et, quand il l'embrassait, c'était pour ainsi dire en papa, doucement, sur le front, parmi les frisons de ses boucles blondes, ou bien encore sur les deux joues, de bon coeur, comme on fait aux bébés. Pas l'ombre d'une coquetterie ni d'une provocation; un peu de galanterie, mais de cette galanterie enjouée et bienveillante qui est propre aux vieillards aimables. Ainsi, dans ses jours de belle humeur, il achetait à la petite des babioles admirablement choisies pour lui plaire et l'embellir; il choisissait des étoffes pour ses robes, des chapeaux, s'occupait d'elle, non point tout à fait peut-être comme un père s'occupe de sa fille, mais au moins à la façon d'un oncle qui protège et gâte sa nièce.

Le jour où il lui commanda pour la première fois de se dévêtir, il fut abasourdi de tant de docilité. Gilberte ne montra pas la moindre hésitation. Posément, comme si elle se fut déshabillée dans sa chambre pour se mettre au lit, elle ôta son corsage, mit à nu ses épaules rondes d'un dessin harmonieux et pur, ses bras d'amazone antique, gracieux et souples, veloutés d'un imperceptible duvet de soie dorée donnant à la chair ces ombres vermeilles que se plaît à caresser le pinceau d'Henner. Sous ses doigts actifs, les cordons de ses jupes se dénouèrent, le corset céda, délivrant une poitrine jeune et charmante; deux petits pieds légèrement meurtris par des fatigues anciennes sortirent d'une paire de mules longues comme des mains d'enfant. Quand elle se vit on chemise, les jambes nues, elle eut un moment de réflexion silencieuse trahie seulement par un froncement de sourcils dont s'ombragèrent ses yeux profonds; puis un mouvement d'épaules, un petit geste de la tête qui voulait dire «Allons donc!…» La chemise tomba, s'arrondit à ses pieds comme une peau de cygne, tandis que dans une allure adorable, Gilberte, les deux mains au chignon, répandait, sur ses épaules nues et jusque sur ses talons roses, les lourdes cascades d'or de sa chevelure.

Cette séance vit naître l'esquisse de la Bacchante, page superbe que Paris admira au Salon de 1876, et qui valut au maître la grande médaille d'honneur. Le public et la critique furent unanimes; ce fut plus qu'un grand succès pour l'académicien, un triomphe. Avant cette année mémorable, Hermann s'était vu classer parmi les anciens qui survivent à leur gloire et dorment sur les lauriers flétris de leurs jeunes années. On disait de lui: «Il est fini.» Eh bien, pas du tout; il reparaissait tout à coup aussi jeune que les plus jeunes, avec une toile admirable qui ne devait rien à personne ni à aucune école. C'était beau, et c'était hardi. Les plus avancés convinrent qu'on pouvait appartenir à l'Institut et cependant avoir du génie. On chercha la clef de ce surprenant mystère, l'explication du miracle; on parla d'un voyage à travers les musées étrangers, d'études nouvelles, de Velasquez, de Michel-Ange, des flamands… et nul ne songea à la jolie fille, vêtue comme une petite reine, qui venait chaque matin, une heure durant, contempler le chef-d'oeuvre du maître, et écouter, avec des frissons d'orgueil, bourdonner autour d'elle l'admiration de la foule.

Dès lors, elle appartint à Hermann, corps et âme. Elle devint à la fois son esclave et son enfant, sa chose enfin. Quand le vieux bavardait, parlait de son art, de ses admirations, de la passion naïve qui avait survécu dans son coeur aux amertumes et aux désenchantements d'une longue carrière, quand il racontait les maîtres, l'éblouissante famille des esprits et des talents gardant ses traditions géniales depuis Giotto jusqu'à Manet, la petite écoutait avec une attention religieuse, s'efforçait de comprendre, ouvrait son intelligence à cette initiation du beau et du grand.

Peu à peu un germe d'idéal naquit en elle.

Il lui sembla qu'en la délivrant du servage, en l'arrachant à la loge obscure de la rue des Martyrs, le père Hermann lui avait ouvert, toutes grandes, les portes d'un monde inconnu, merveilleux, dont les lumières la laissaient éblouie. Et quels dédains lorsqu'il lui arrivait de songer à son existence passée qu'elle entrevoyait par ombres fugitives, comme un cauchemar invraisemblable! Combien elle se jugeait différente des filles parmi lesquelles elle avait vécu. Irma, cette grue! Et son enfance. Les escaliers à balayer, les lettres à monter aux locataires, les soirées enfermées dans la loge avec sa mère revêche et grognon, les robes noires de laine dure, les tabliers de percale, les manches usées aux coudes, les travaux rebutants!… Et maintenant, quelque chose comme une royauté, la gloire d'être utile, la conscience que l'art lui devrait une splendeur, qu'elle resterait un objet d'admiration pour les âges futurs!… Ce mot magique, «l'art,» sonnait à son oreille avec un éclat triomphant de trompette guerrière précédant un défilé majestueux de créatures héroïques: des déesses, des fées aériennes, des dryades assoupies dans l'ombre fraîche des bois, des impératrices aux vêtements tissés de pierreries et foulant aux pieds des peaux de tigre, des courtisanes nues bercées sur des tapis de pourpre ou emportées par des galères fleuries.

Au Salon, devant la Bacchante, elle goûtait une volupté délicieuse. Les paupières mi-closes, la narine dilatée comme pour aspirer un parfum brûlant à ses genoux, elle écoutait la musique des hommages. Toujours on louait le maître, mais souvent aussi on parlait d'elle. Quelques-uns admiraient à voix basse, avec des respects; d'autres, bavards, détaillaient la Bacchante avec un sang-froid connaisseur d'anatomiste. C'étaient ses bras, ses genoux, sa taille, ses hanches, ses mains de patricienne, ses pieds de princesse chinoise, cette peau sous laquelle on devinait le frémissement d'une sève jeune et riche… D'autres encore donnaient à leur admiration une forme brutale, une tournure de désir effrontément exprimé; et ces louanges audacieuses secouaient la petite d'un frisson. Elle ne se sentait pas offensée; bien au contraire, il lui plaisait d'entendre l'hommage des rustres, ça lui faisait l'effet d'avoir dompté des bêtes, c'était comme une pointe d'odeur aigre corsant l'encens épars autour d'elle. Volontiers elle serait restée là des heures, une journée entière, à entendre se mêler les voix chuchotantes, tandis que, rêveuse, elle se voyait non plus en Bacchante, non plus dans cette pose emportée et délirante qui la faisait pareille à une vierge ivre, mais plus belle encore et par mille fois différente, tour à tour semblable à chacune des beautés glorieuses immortalisées par la main prestigieuse des maîtres.

Un égoïsme souverain la possédait et, de bonne foi, par une illusion que d'ailleurs Hermann se plaisait à aviver, elle s'imaginait avoir droit à une part dans le triomphe de la Bacchante. L'académicien ne lui avait-il pas répété qu'il lui devait ce succès? D'ailleurs, à ce premier Salon, elle avait comparé. Certes, il y avait là, et par centaine, des nymphes, des faunesses, mais aucune n'offrait à la pensée, en même temps qu'aux yeux, la réalisation de l'absolu dans le beau. Il manquait à ces visages quelque chose d'indéfinissable et de nécessaire. Ces filles gardaient un air bête, n'avaient assurément pas compris la pose, n'étaient pas entrées «dans la peau du bonhomme», comme disent les comédiens. Enfin «ce n'était pas ça». Puis, au bras d'Hermann, elle avait fait la connaissance de quelques-unes de ces filles. Ah! ma foi, toutes des Irmas, ni plus ni moins. Toutes des rouleuses, des niaises, très peu modèles; préoccupées surtout d'un amant, d'une noce à faire, d'un dîner en cabinet particulier, et des robes à étrenner dans des bals de barrière. Un beau monde, vraiment! Une jolie collection! Deux ou trois seulement paraissaient capables de poser véritablement l'ensemble. Et encore! Les autres fichues, éreintées, avec des tailles épaissies, des poitrines tombantes, des joues creuses, Pas une n'aurait pu poser la Bacchante. Et des manières!… Et des voix!… un parler rauque sortant d'une gorge brûlée par l'absinthe et crevée par des chansons de beuglant. Quelques-unes toussaient à faire pitié et, bien certainement ne verraient pas le prochain avril. Bientôt tutoyée par ces filles, Gilberte se laissa faire, joua au bon garçon, redoutant de paraître maniérée; mais elle les jugea avec hauteur et, au fond, ne se trouva jamais que des mépris pour ce troupeau.

Ces fiertés inattendues ravissaient l'académicien. Après avoir longtemps redouté de perdre la petite, il commençait maintenant à se tranquilliser. Il l'avait surveillée d'abord, et de très près, sollicitant ses confidences et lui offrant des pièges cherchant dans les paroles ou les démarches de cette créature singulière la trace d'un vice, d'un regret, d'un penchant. Rien. Elle était bien à lui, à lui et à cet idéal bizarre qu'il avait fait luire en elle. Elle demeurait chaste, calme, glacée, ne songeant jamais à sa mère, ni à ses soeurs, ni à une amie quelconque, se devinant une âme et ne se sentant ni coeur ni sens,—femme seulement pour l'art et sous le rapport plastique. Dans l'univers, elle n'aimait rien, rien,—sinon ce vieux de soixante-cinq ans, qu'elle eût quitté sans l'ombre d'un regret s'il avait tout à coup renoncé à peindre.

Au café de La Rochefoucauld, qu'elle avait adopté comme restaurant en venant s'installer rue de Laval, elle fut plusieurs fois assaillie ou tentée.

Ce fut d'abord David, un bellâtre niais, qui essaya de la mener à mal en lui offrant de temps à autre les cinquante sous de son dîner; puis Willine, un charmeur spirituel, doux et d'une politesse caressante; enfin l'aquarelliste Florin qui, deux mois durant, la suivit obstinément par les rues.

Elle les repoussa tous, mais sans hauteur, avec esprit, en bonne fille. A David elle répondit par quelques mots brefs, secs, polis, auxquels nulle réplique n'était possible; elle traita différemment Willine dont le langage séduisant l'intéressait; Florin fut bafoué gaiement. Certes, aucun de ces hommes ne lui faisait peur. Tandis qu'ils lui parlaient, elle songeait à autre chose, au tableau commencé, à sa séance de la journée, aux triomphes prochains. On ne pouvait lui reprocher aucune affection de pruderie. Jamais elle ne cherchait des allures de reine offensée et ne prononçait ce mot bête où se révèle l'hypocrisie comique des filles: «Monsieur, pour qui me prenez-vous?» Aussi bientôt, la colonie de La Rochefoucauld l'aima d'une amitié fortifiée par beaucoup d'estime. Le vieux Legaz l'avait proclamée «une fille sérieuse», et cela suffit pour garder des négligences et des malpropretés du trottoir cette belle créature qui exerçait fièrement un métier douteux et demeurait vierge en ignorant la pudeur.

Car dans ce milieu d'hommes cavaliers et bons vivants, la petite ne s'effarouchait pas d'une parole, même vive. Bien qu'elle n'intervint jamais dans les conversations où de vigoureux propos étaient échangés, aucune rougeur ne lui montait à la face. On eut dit un vieux garçon sans vergogne dont les oreilles auraient pris en de certains milieux suspects, l'habitude des plaisanteries salées. Dans les premières semaines, seulement, elle écoutait ces choses d'un air grave, avec une attention bizarre, et comme pour les graver dans sa mémoire.

Quand une grossièreté venait lui heurter l'oreille, Gilberte éprouvait pour ainsi dire une impression rassurante, et son mépris des hommes s'augmentait encore. Oui, brutaux et grossiers, tels étaient bien les hommes. Celui-ci parlait indiscrètement de sa maîtresse, une femme mariée, une raseuse, un crampon, qu'il allait lâcher, et un peu plus vite que ça. D'autres se vantaient de n'aimer jamais; les amourettes prennent du temps et coûtent gros. D'autres encore formulaient des théories capables de donner la nausée à un greffier de cour d'assises…

Un seul l'étonna parmi ces plaisants effrontés: Roland. Ce grand garçon n'était pas en tout semblable aux autres. Gilberte commença par lui trouver de la distinction, du charme, quelque chose de féminin qui lui allait à ravir, une timidité touchante et polie. En outre, il était moins parleur, ne se livrait point, écoutait en montrant un vague dédain ennuyé. La petite réfléchit et s'arrêta à cette supposition que le poète Roland se recueillait sous une tristesse; elle imagina une sorte de roman douloureux comme en ont produit les amateurs de l'école poitrinaire. Mais quelle apparence?… Le jeune homme avait ses heures de gaieté et d'enthousiasme; il lui arrivait de divaguer comme les autres. Mais alors encore il restait différent des autres, et son rire sonnait avec une intonation claire, franche, qui surprenait fatalement Gilberte et lui faisait lever la tête, comme à un appel.

Aussi Roland devint-il bien vite un camarade. Le hasard rapprocha leurs tables et, un beau soir, que le café était bondé, il n'y eut qu'une table pour eux deux—accident qui s'établit dès le lendemain en habitude. Gilberte s'était renseignée. Roland était pauvre; on lui savait un petit emploi à la Bibliothèque nationale dont le salaire lui suffisait pour vivre modestement, il avait publié trois volumes de beaux vers dont l'un avait été couronné par l'Académie française, enfin il publiait dans les journaux littéraires de courtes «nouvelles», finement ciselées et que les vrais lettrés estimaient fort. Au café, on le voyait depuis trois ou quatre années, et toujours seul. Jamais une maîtresse n'était arrivée à son bras, jamais un ami n'avait partagé son dîner. De loin en loin, il s'absentait, demeurait un mois sans paraître. Et c'était tout.

Sans le vouloir, Gilberte se montra plus réservée envers Roland qu'à l'égard de tout autre. Peut-être bien après tout que ce garçon-là était simplement un hypocrite, qu'il avait quelque chose à cacher. Elle le trouvait singulier, inquiétant, un peu trop semblable à elle-même. Pas une maîtresse, pas un ami; comme unique préoccupation le travail, la lecture, l'art. Aucun goût pour les filles. Il tutoyait cependant la bande des modèles, ne refusait pas une jolie main tendue et s'attablait même quelquefois à côté de Victorine ou de Bertha, mais cela avec une indifférence visible, en homme qui veut agir comme tout le monde et épouse sans répugnance les habitudes du milieu qu'il s'est choisi. Jamais il ne lui arrivait de sortir avec l'une d'elles, ainsi que d'autres le faisaient parfois, le soir. De tous les habitués, seul il gardait une allure mystérieuse qui invitait à la réserve et à la prudence.

Après quelques jours, les défiances de Gilberte s'évanouirent. A n'en pas douter, Roland était sincère. On pouvait même le trouver naïf. Bien qu'il eût vingt-cinq ans, il conservait des admirations enthousiastes; à l'entendre, la petite s'imaginait Hermann jeune. Oui, un croyant, un passionné comme Hermann. L'habitude aidant, la présence du poète devint bientôt nécessaire au modèle; elle l'attendait lorsqu'elle arrivait avant lui, se sentait à de certaines heures des impatiences de le rejoindre. Malgré la promesse qu'elle s'était faite de quitter le café chaque soir aussitôt après son dessert grignoté, elle s'attardait en face du jeune homme et oubliait les heures en l'écoutant. Les soirs où il arrivait tout de noir vêtu et avec sa cravate blanche, elle lui faisait mauvaise mine, montrait des moues d'enfant en pénitence, lui reprochait son goût pour les Français et pour l'Opéra. Puis elle rentrait plus tôt qu'à l'ordinaire, remontait à son petit logement de la rue de Laval, ennuyée, avec des regrets, une sensation de vide et d'absence.

Lui se plaisait autant à cette camaraderie charmante. Ça formait comme un petit ménage sans ménagère, sans pot-au-feu, sans prose. C'était gentil, enfin. Cette petite apportait une grâce dans sa vie pauvre. Jusqu'alors il lui semblait avoir vécu comme dans un bois sans oiseaux. Son amitié s'ingéniait vers des attentions délicates. Souvent il apportait à Gilberte des bibelots sans grande valeur mais toujours choisis avec un goût d'artiste. Absolument comme le père Hermann, mais avec quarante années de moins. Il lui donnait des livres, des gravures, des chinoiseries, de vieux bijoux découverts chez les antiquaires de la rue de Provence et de la rue Lafayette, Au dîner, il ne lui parlait ni d'elle ni de lui-même, mais d'un poème publié le matin, du drame représenté hier, d'Alfred de Vigny, de Victor Hugo.

Jamais un mot d'amour; une seule fois, il songea à lui dire qu'elle était belle, et il réussit a bien le dire, car elle savait maintenant l'art de bien dire. De même que le père Hermann l'avait initiée à l'admiration des couleurs vermeilles et des formes divines, de même Roland lui révélait les mystères de la pensée et les charmes endormeurs du rhythme. Le vieux peintre avait épuré son goût, le poète élevait son esprit. Il lui expliquait les maîtres dans l'art d'écrire, lui composait une petite bibliothèque choisie, s'appliquait à l'intéresser et à l'instruire.

C'était charmant. Et quelle bonne poignée de mains, le soir, en se quittant. Ils se disaient au revoir en plein café, devant tout le monde. Cela, Roland y tenait. Il ne fallait pas que les mauvaises langues—les gamines attablées sous l'escalier—pussent jaser. Le premier il eut cette pensée délicate. Gilberte lui en fut reconnaissante, mais seulement comme d'une simple politesse. Qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire, l'opinion de ces filles? Et en quoi leurs potins pourraient-ils l'atteindre?

Quand elle parla au père Hermann de son nouvel ami, l'académicien fut hanté d'une inquiétude.

—Ah diable!…

Alors il lui raconta l'histoire de l'autre, la belle figurante du Théâtre-Historique qui avait si mal tourné. Il l'avait rencontrée un an après son collage avec ce clown du boulevard du Crime; eh bien, la pauvre fille était méconnaissable, absolument méconnaissable. Un paquet! Hein? Comprend-on ça? Avoir été la Source d'Ingres, pouvoir devenir Vénus, Omphale, Diane, est-ce qu'on sait?… Et se résigner à n'être que Mme Clown!…

Gilberte avait écouté ce récit sans en comprendre l'opportunité. Est-ce que Roland était amoureux d'elle? Est-ce qu'elle aimait Roland? Ah bien oui!… avec ça qu'ils y pensaient!… Vrai, s'il ne devait rester qu'eux deux sur la terre, le monde finirait bien vite.

Elle ne répondit pas au vieux maître.

En effet, son affection pour Roland restait admirablement innocente. Elle ne pensait pas à mal, considérant le poète comme un autre Hermann, un Hermann jeune, un maître nouveau qu'il lui était permis de tutoyer et de traiter un peu en frère aîné. D'ailleurs Roland ne songeait pas à elle. Donc…

Elle avait raison alors. Roland n'était pas amoureux.

Un soir, après dîner, il se leva, tendant la main vers son chapeau.

—Comment, tu pars?…

—Mais oui.

—Où vas-tu?

—A l'Opéra-Comique.

—Ah…

Elle avait dit «ah» d'un air ennuyé, en fronçant le sourcil. Roland, tranquillement, mettait son pardessus.

—Tu vas seul?

—Oui.

Elle hésita un moment, craignant de se montrer indiscrète et redoutant un refus; mais enfin elle ajouta:

—Veux-tu m'emmener?

—Certes.

Le jeune homme avait été surpris. Jamais encore la petite ne lui avait adressé pareille demande. D'ordinaire, ils se quittaient paisiblement. Maintenant, l'enfant s'ennuyait peut-être. Après tout, elle n'avait pas une existence bien gaie.

Dix minutes plus tard ils partaient. Gilberte s'amusait fort. Au bras de Roland elle avait une démarche légère, vive, et sa robe de soie donnait un joli froufrou.

Après le spectacle, ils remontèrent lentement la rue Fontaine et la rue Bréda, en causant amicalement. Devant la porte de sa maison Gilberte retint un instant son ami, ayant encore quelque chose à lui dire. Ils parlèrent de la pièce, de la musique qu'ils venaient d'entendre, des actrices, etc. Enfin ils se dirent adieu.

La petite avait tiré le bouton de la sonnette. Ils se tenaient la main et, comme la porte s'ouvrait, Roland, sans trop savoir ce qu'il faisait, machinalement, se pencha vers Gilberte pour lui donner un baiser.

Elle se recula, disant d'un ton emporté par la colère:

—Ah! non! non!

Et s'échappant brusquement, elle entra chez elle et rejeta vivement la porte.

En se déshabillant, dans sa chambre, elle eut un accès de tristesse nerveuse; elle pleura.

Comment! Roland aussi? Il avait voulu l'embrasser, il lui tenait la main, il l'attirait. Alors, c'était donc un homme comme tous les autres?… Un souvenir lui revint: Edouard, le fiacre, la route d'Asnières, ses larmes et son humiliation de la douloureuse nuit. Son parti fut arrêté. Elle ne retournerait pas à La Rochefoucauld, ne reverrait plus Roland, jamais, jamais.

Et puis? Et après? Certes,—elle le comprenait maintenant—il était impossible de vivre en sauvage, comme une ourse, sans serrer de temps en temps une main amie, sans entendre une parole cordiale et tendre. Il y avait bien le père Hermann, oui; mais ce n'était pas la même chose. Où aller demain? Au café de La Rochefoucauld on connaissait ses petites habitudes, on lui gardait son coin, on la servait bien; il lui faudrait peut-être pendant des semaines aller de brasserie en café et de crémerie en estaminet avant de se trouver aussi convenablement. Et puis, c'était à deux pas…

En y réfléchissant bien, elle reconnut avoir été sévère, injuste même envers son ami. En définitive, qu'avait donc fait Roland de si énorme? Un baiser; pan même, l'offre seulement d'un baiser. Eh bien? quand on est ami depuis longtemps, la belle affaire? Le père Hermann l'embrassait tous les jours… Oui, mais ce n'était pas la même chose.

C'est égal, Roland devait avoir d'elle une jolie opinion. Juste un soir qu'il s'était montré si gentil, si aimable, si complaisant? Car enfin, il avait été charmant, au théâtre. Non, franchement, elle se sentait des torts; et demain elle ne manquerait de lui dire… Voyons, voyons, qu'est-ce qu'elle pourrait lui dire demain?…

Elle dormait depuis longtemps qu'elle y pensait encore.

Roland ne sut pas lui tenir rancune. Quand il la revit, il lui prit la main et lui dit seulement:

—Rassures-toi… Je ne recommencerai plus.

Gilberte, pour la première fois de sa vie, se sentit rougir. Le sang lui monta au visage avec une chaleur. Elle fut gênée, maladroite, niaisement sérieuse.

Roland, la voyant toute drôle, parla peu. Aucune allusion ne fut faite à la soirée de la veille, absolument comme s'ils n'étaient pas allés ensemble au théâtre. C'est à peine s'ils osaient se regarder, et ils ressemblaient à deux grands enfants pris en faute. Cet incident minuscule, ce baiser nonchalamment demandé et repoussé avec une extrême énergie courroucée, faisait qu'ils n'étaient plus des amis amis comme la veille. Il y avait quelque chose de changé, de nouveau; un embarras indéfinissable et positif.

Le jeune homme se sentait disposé à trouver tout cela ridicule, mais une incompréhensible timidité l'arrêta. Eh bien, oui, il y avait quelque chose de changé.

Si, la veille, au moment où il avait voulu embrasser la petite, celle-ci avait avancé ses belles joues, simplement, tranquillement, sans malice, Roland serait rentré chez lui parfaitement distrait. Mais elle avait résisté, elle s'était fâchée. Pourquoi? C'était donc bien vilain, ce qu'il avait voulu faire? En quoi? Il était impossible de penser qu'il avait véritablement offensé Gilberte. Un modèle!… Certes, un modèle, soit; mais pas à comparer aux autres modèles. Après tout, s'il lui déplaisait d'être embrassée, à cette petite; elle était bien libre…

Ils se quittèrent comme ils s'étaient rejoints, avec la même familiarité compassée et les mêmes sourires voulus.

Ce soir-là, pour la première fois, Roland vint contempler les croisées de la petite.

Et Gilberte, retenue derrière ses persiennes par une instinctive espérance, le regarda longtemps.

Roland ne comprend pas.

Maintenant il passe toutes ses soirées chez Gilberte. La petite colonie bohème croit «qu'ils sont ensemble», et les gamines attablées sous l'escalier du café La Rochefoucauld affirment «que c'était fait depuis longtemps».

Bah!

Chaque soir, après dîner, ils montent dans la chambrette de la rue de
Laval, et Roland redescend avant minuit.

Quelles heures! Dès le premier jour, le lien des causeries s'est rompu. De longs silences font peser sur leurs pensées une délicieuse angoisse. Roland se prosterne en des agenouillements, murmure des paroles qui sont des prières, des prières qui sont des strophes: le bavardage exquis, enivré, fou, charmant des premiers aveux. Des larmes brûlantes, puis des sourires ravis. Des mots que l'on dit comme ça, sans savoir, pour rien, et où il y a de la grâce et de la tendresse.

Muette, presque machinale, Gilberte abandonne au poète ses petites mains marmoréennes qu'il couvre de baisers éperdus. Tandis qu'il parla, elle écoute à peine, la tête renversée au dossier du fauteuil, le regard perdu. Pas un mot ne tombe de sa lèvre.

—Qu'as-tu, Gilberte? A quoi penses-tu?

—Je n'ai rien… Je ne pense à rien.

—M'aimes-tu?

—Oui.

Et c'est tout.

Un soir, énervé, grisé par le désir, Roland a pris l'enfant à la taille, a voulu l'attirer vers lui dans un mouvement plus emporté. La petite s'est indignée. Elle a fait entendre des reproches sévères, durs, cruels, des menaces de disparaître pour toujours.

Voyons, il faut être sage, raisonnable. Ne peut-on point s'aimer sans s'appartenir? Ne serait-ce pas bien plus gentil de toujours s'aimer ainsi? Pourquoi pas? On serait de bons camarades, on vivrait heureux. A la bonne heure!

Roland ne comprend pas.

Durant l'été, ils eurent des promenades, des échappées d'école buissonnière à travers les verdures.

Le dimanche, dès sept heures, ils prenaient le chemin de fer et débarquaient en un petit village de Seine-et-Oise, à Saint-Ouen-l'Aumône; ils remontaient le chemin de halage entre la rivière aux eaux vertes et les grands champs de blé mûr. On déjeunait entre Pontoise et Auvers, au cabaret de la mère Chennevières, sous une tonnelle ombragée de clématites, proche un verger où picoraient des poules. Le passeur les menait à l'île de Vaux et les y laissait jusqu'au soir, libres et seuls parmi les hautes fougères sous les arbres pleins d'oiseaux. Quand ils rentraient—fort tard—chargés de fleurs, Gilberte ne recevait pas Roland.

Lui ayant entendu parler de cette île, le père Hermann voulut la voir.

La petite l'y conduisit un jour de semaine, sans en rien dire à Roland.

L'île est étroite et semble profonde, tant les massifs y sont pressés. Là où il n'y a qu'un rideau d'arbres, on dirait une forêt. L'herbe et les bruyères y grandissent sans culture, appelant les abeilles et les fleurs sauvages. Pas de solitude plus délicieuse, plus sûre, plus parfumée. L'île reste mystérieuse aux passants de la rive comme aux bateliers qui se font remorquer entre l'écluse de Parmain et le barrage de Conflans.

Au retour, le père Hermann dit à Gilberte:

—Vois-tu, ma petite, c'est un bijou, ton îlot. Je comprends que vous y teniez, et Roland est décidément un garçon d'esprit. Il sait choisir. Il serait peintre qu'il ne choisirait pas mieux… Il faudra voir. Voilà quelques années que ces messieurs des expositions libres me fatiguent les oreilles avec leur «plein-air…» Du «plein-air», parbleu, j'en ferai quand je voudrai… Et ça ne tardera pas. Tout à l'heure j'y pensais en te regardant courir dans le gazon… C'est superbe, la vraie nature, le ciel, les arbres avec les feux de lumière dans les feuilles… Si j'avais eu seulement une boîte à pouce!… Tu vas me faire le plaisir de venir me poser une Ève dans ce paradis terrestre. Et pas plus tard que demain… La saison s'avance. Bientôt ce sera l'automne. Il y a déjà un peu de rouille au bout des branches. Tant mieux!… Vois-tu une Ève là-dedans, non, mais vois-tu?…

Le tableau fut commencé dès le lendemain.

Chaque matin, Gilberte et le vieil Hermann se rejoignaient à la gare du Nord, gagnaient Saint-Ouen-l'Aumône et couraient se cacher au plus profond de l'île, en une étroite clairière abritée de vieux chênes, tapissée de lierres et de vigne sauvage. La petite fit montre d'une patience admirable, posa son Ève attentivement, sans se plaindre du froid ni de la fatigue. Aux repos, elle s'enroulait dans un vaste manteau de fourrure, s'étendait dans le gazon, en plein soleil. Puis, sur un signe du maître, elle reprenait la pose et la gardait avec une docilité parfaite. Et la séance se prolongeait, sans qu'une parole fut échangée entre le peintre et le modèle, jusqu'aux heures indécises où la lumière change, tremble, s'estompe, sombre lentement dans les demi-teintes du couchant.

On rentrait à Paris toujours vers la même heure, pour que Gilberte put retrouver Roland. La petite ne dit rien au poète de cette étude en plein air. Elle lui laissa supposer qu'elle se rendait comme de coutume à l'atelier d'Hermann, derrière le Luxembourg. Roland ne soupçonna rien.

Un soir seulement, voyant Gilberte frissonnante, il s'inquiéta.

L'enfant toussait. Par instants sa voix s'étranglait d'une oppression douloureuse, s'arrêtait dans une quinte sèche, creuse, qui la secouait toute. Bientôt le mal s'aggrava. Une pâleur mate flétrit le visage exquis de Gilberte, creusa ses paupières d'un cercle bistré. L'affreuse toux devint fréquente, aiguë.

—Ce n'est rien, disait-elle en souriant.

Vainement Roland tenta de la retenir, de la contraindre au repos. Elle refusa, voulant terminer l'Ève, prise d'une rage, encourageant le vieil académicien à multiplier les séances. Vers la fin de septembre elle consentit à se soigner. Le tableau était achevé.

Dès les premières atteintes du mal, Gilberte s'était senti touchée par la mort. Oh! il n'y avait pas à douter; ça y était. Un froid mortel dans la poitrine, des frissons de glace, des moiteurs continues, une fièvre qui devenait chaque jour plus brûlante et plus douloureuse. Elle s'était résignée tout de suite, mesurant les mois et les semaines, songeant aux premières neiges. Cela sans un regret, avec une sorte d'héroïsme, une griserie de dévouement et de sacrifice.

Mais avant de mourir, elle voulut vivre.

Elle se donna à Roland.

Ils se sont aimés trois mois.

Maintenant Gilberte est mourante. L'hiver et la passion ont exalté la souffrance, hâté la fin.

Étendue sur son grand lit voilé de mousselines blanches, la petite a des sourires heureux. Une fierté la rassure et la console. Cette fille se sait immortelle. Elle aura le Louvre; elle aura la gloire.

Elle a eu l'amour quand elle s'est devinée inutile pour l'art.

Devant l'agonie, un caprice de modèle lui revient. Elle veut le père Hermann, avec un panneau et sa vieille boîte de campagne. La petite posera une dernière fois. Elle y tient; il a bien fallu y consentir.

Le maître est venu, sombre, brisé, vaincu. D'abord il a pleuré.

Bientôt il s'est mis à l'oeuvre, avec une précipitation fiévreuse.

La petite a pris une attitude, a cherché la pose, le mouvement voulu, dramatique, composé. Quelque chose comme la tête de la morte dans la Fille du Tintoret de Léon Cognet. Elle a ordonné la disposition des draperies, l'arrangement des dentelles, la tenture sombre du fond. Des fleurs éparses, de grands rameaux verts couvrent le lit, enjolivant la mourante d'une grâce dernière, d'un parfum.

Le père Hermann a achevé l'étude sans émoi, l'oeil sec, hanté par les seules préoccupations du peintre.

Alors Roland a compris. Il a compris quelle créature étrange, rare, double il avait aimée. Un gros chagrin l'a saisi d'abord, mais presque aussitôt, se voyant oublié à cette heure suprême, il a partagé l'égoïsme idéal, uniquement tourné vers l'art, de ce vieillard et de cette enfant.

Il n'a plus vu en Gilberte que le modèle, l'être superbe, faux, prédestiné, le monstre divin.

Et il lui a semblé que c'était une autre femme qui mourait.

FANTÔMES AMOUREUX

_A Mademoiselle…

Personne, hormis nous deux, ne lira sur cette page votre nom charmant, en tête des petits contes que je vous adressais cet hiver, quand vous me demandiez «de vous raconter des histoires».

Je vous les dédie très humblement, heureux si parmi ces lignes vous retrouvez celles où mes pensées appelaient vos pensées, et où mes espoirs offraient à votre noble esprit le bouquet blanc des fiançailles._

CHARLES-MARIE.

25 mai 1885.

FANTÔMES AMOUREUX

UNE MINUTE

Ici-bas, rien que de fragile. Gloire, succès, fortune, plaisirs sont des fumées subtiles, emportées au moindre souffle. Aucune sûreté dans le lendemain plein de pièges, aucune immobilité du souvenir dans le passé. Des émotions d'antan, peu survivent à la cause première. On se retourne, on regarde derrière soi, dans la perspective du chemin parcouru: plus rien, des ombres, des figures flottantes, des profils effacés déjà. Au delà, le vide, un désert morose où la pensée ne retrouverait pas une source. Et ce désert fut le paradis élyséen du dernier printemps!… En route! vers le pays des chimères qu'on aime d'autant plus qu'il n'existe point, et vers lequel s'envolent nos rêves d'exilés. Nous marchons dans l'épaisse nuit de notre ignorance, attirés par de vains espoirs, traînant à nos talons d'inutiles regrets!… C'est fou. La vie tient tout entière dans la minute présente, dans l'émotion que l'on possède avec certitude, et qui glisse sur nous avec le frisson passager de l'archet sur les cordes d'un alto. Presque rien, un frémissement, un sourire, une mélodie qui fuit. Et c'est tout. On a vécu.

Il n'y a que des minutes.

Qui se souvient d'une année, qui peut préciser les circonstances d'une étape? On se rappelle seulement la halte, ou bien une ligne, une forme, une nuance qui, par son éclat ou par sa pâleur, a frappé l'esprit. Le reste est fatigue, ennui, néant. Seule, la sensation des chagrins se réveille sans cesse, une cicatrice laissant plus de trace qu'un baiser. L'enivrement des joies mortes est enseveli pour jamais avec elles, tandis que rien ne comble l'imperceptible sillon des larmes. Il semble enfin—pour le martyre des hommes—que, dans cette vie où tout passe, la douleur seule soit immortelle.

Pourtant, il est des minutes exquises.

Cette femme entrevue, cette femme dont on ignore le nom, la patrie, la race, le coeur, mais qui cependant, au passage, s'est livrée dans un regard, s'est donnée dans un geste, en un éclair et sans une parole,—vous ne l'oublierez jamais, jamais.

Vous l'avez rencontrée parmi la foule, au détour d'un chemin banal, ou dans un bal, ou sous les marronniers du boulevard; vous ne la connaissez nullement, vous n'avez pas osé la saluer, vous ne devez pas la revoir, et cependant elle a emporté quelque chose de votre pensée. Des rêves à vous, des désirs à vous la suivent dans son sillage, pour toujours. Une seconde a suffi; vous la possédez tout entière. Sans effort, par une simple prédilection de mémoire fidèle, vous pouvez la peindre, respirer après des années le parfum dont elle était enveloppée, sourire à son sourire, dire exactement la couleur de ses yeux. Vous savez encore la forme de sa robe, la nuance des étoffes, le dessin des franges, l'harmonie délicate des dentelles, le rayonnement discrètement voilé de son bracelet. L'avez-vous entendue? Sa voix chante à vos oreilles comme une musique inoubliable, et ses paroles restent la mélodie favorite, délicieusement obsédante. Quant au regard qu'elle a laissé descendre sur vous, comme elle eût donné un sou à un pauvre, vous l'estimez au point que vous ne le changeriez pas contre l'abandon complet d'elle-même.

Et comme rien de cela n'a duré, comme la vision s'est évanouie, envolée pour ainsi dire, sitôt apparue; comme le souvenir est fait non d'heures, mais de secondes,—une minute à peine;—vous ne l'oublierez jamais, jamais.

J'endure la nostalgie d'une ambition chimérique.

Sur une route abritée de grands chênes, une maison, une petite maison blanche couverte d'un coquet pignon de tuiles écarlates; autour, un jardin sans massifs, entièrement livré aux roses, avec des fonds calmes de pelouse; des volets de chêne neuf, constamment ouverts, et laissant deviner, à travers les glaces, entre le satin et les guipures des rideaux, l'intimité des élégances intérieures. Pas trop haut, un large balcon en fer forgé, renflé comme un chiffonnier de Boule, et dont la rampe disparaîtrait à demi sous une draperie mauresque aux longs plis traînants. A droite et à gauche, aux deux flancs de la route; dans les vieux arbres, des chansons d'oiseaux.

J'entrerais dans ce logis, rien qu'en poussant la grille et la porte. J'irais droit, ayant traversé des salons étroits étouffés sous des velours, j'irais droit à la serre tiède où des palmiers languissent, et je tomberais à genoux, sans mot dire, aux pieds d'une princesse qui m'attendrait sans me connaître,—le livre d'un poète dans sa main.

Elle serait douce et belle, jeune et sincère; elle aurait pour vêtement un riant peignoir japonais, brodé de fleurs étranges et de dragons argentés, retenu seulement aux hanches par une ceinture lâche. Pour la chevelure, blonde ou brune, à sa guise. Plutôt blonde.

Et nous nous aimerions durant l'éternité profonde d'une minute, oublieux de l'humanité et de la nature, avec des caresses chastes et des bénédictions muettes. Pas un mot. L'amour est à son apogée tant qu'on n'a rien à se dire-; la parole est déjà la preuve d'un malentendu.

J'ignorerais son nom et ne lui dirais point le mien. Je la quitterais sans la regretter, elle me laisserait m'éloigner sans me retenir, sans me rappeler. Le lendemain, en errant sur la route, je ne retrouverais plus la maison, emportée par un coup de féerie. Une forêt obscure aurait germé à la place.

Eh bien! je sens que je n'atteindrai point cette bonne fortune, que je n'arracherai point cette minute de suprême extase à la vie banale, misérable, cruelle, toujours la même.

Et cela me rend triste,—souvent.

Beaucoup meurent sans avoir goûté l'infinie possession de la chère minute. Oh! les malheureux! oh, les pauvres! oh, les innocents! oh, les damnés écartés de la terre promise! Ceux-là n'ont pu calculer l'immortalité d'une impression, ni savoir combien la vie peut condenser d'émois, d'ivresses, de douleurs, de voluptés et de désespoirs dans la plus brève mesure possible du temps.

Vivre une heure on une heure, quelle misère! Dépenser sa sensibilité sou par sou, échanger bêtement contre les à-compte de tous les jours un bien qui, dépensé en un coup, balancerait une fortune royale; se diminuer peu à peu, s'user pour ainsi dire,—est-ce vivre?

Mais se donner tout entier, pour rien, en une minute! Échanger une émotion instantanée mais divine contre des années de deuil,—oui, des années, s'il le faut! Se promettre, se livrer, s'anéantir dans un désir impossible, s'attacher à un idéal qu'on n'atteindra point, c'est s'assurer l'aventure épique de ce rêveur athénien qui, dans un élan de passion noble, vola sur l'autel auguste de Jupiter la coupe des sacrifices et la vida d'un trait.

Aussitôt il tomba tout en poudre sur les degrés sacrés—mais il avait bu le vin des Dieux!

L'Olympe est remonté là-haut, au feu des étoiles. Les statues de marbre des déesses et des héros fabuleux ont roulé, brisées, dans le torrent desséché des vieux fleuves; les minutes qui valent d'être vécues ne se paient plus au comptant.

Aujourd'hui, la minute possible, la minute unique coûte les regrets incurables d'une existence.

On a aimé autant qu'on croyait, autant qu'on pouvait—pas plus, hélas! Une femme a passé, une inconnue que vous ne reverrez pas, qui ne sera pour vous ni l'amie, ni l'épouse, ni l'amante; et son souvenir vous restera, précis, vivant, impitoyable. Elle sera morte peut-être depuis longtemps pour d'autres, qu'elle vivra encore pour vous, en vous, comme au jour de la vision fatidique, avec la même démarche, la même robe, avec la même voix chantante. Cela n'a pas duré, ou presque pas. Qu'importe? Vous avez trempé vos lèvres au nectar brûlant de l'Olympe. Vous aimez désormais cette femme. Peut-être en aimerez-vous une autre, plusieurs autres, mais—elle—vous ne l'oublierez jamais.

Jamais, jamais.

LE CLOWN

Marius avait préparé son petit discours. L'exorde commençait comme un andante, avec des bémols attendris, sur un accompagnement de sourdine grave. Il ouvrirait la démonstration symphonique largement—lento maëstoso—pédale douce. Ensuite, son éloquence secouerait les trilles, les pizzicatti allegretti d'un sentiment bien orchestré où il y aurait place pour un petit ballet genre Vieux-Sèvres. Menuet pour les seuls instruments à cordes. Après une pause—a tempo—la phrase caractéristique s'avancerait, solennelle, dans des fanfares de cuivre et d'or. Choeurs de vierges folles à la cantonnade, choeurs de petits anges dans les frises; des voix mélodieuses dans des lointains indécis, dolcissimo, decrescendo, les harmonies s'éteignant poco a poco avec des douceurs de plainte amoureuse. Le «clou» de la partition. Au réveil adouci des fanfares, succéderait, piu lento, la chanson mélancolique des hautbois célébrant la paix bourgeoise du vrai bonheur, le calme sonore des soirs. Une idylle, fraîche et simple comme toutes les idylles; aucune science voulue du contrepoint ou de la fugue, pas d'arpèges. Enfin, sur un fragment évoqué de la phrase magistrale calmée par la tendresse des choeurs, l'oratorio s'achèverait en de tels accords, s'élèverait si haut, d'octaves en octaves, dans le vol des harpes—fortissimo, apassionnato—qu'il ne resterait plus à Marius que d'offrir son âme et sa vie à Fernande—sur un point d'orgue!

La soirée de dimanche avait été marquée pour l'unique audition de ce chef-d'oeuvre.

Mais, au moment d'abattre sur un pupitre supposé son bâton de chef d'orchestre idéal, Marius ne trouva plus ses partitions. Les musiciens, interdits, s'en allèrent, emportant leurs instruments, soufflant la petite flamme des chandelles. Il ne resta plus que Fernande et Marius, dans le noir.

Marius essaya bien quelques notes: Mi, mi, sol, mi, do, ré, la, sol, fa, ré… mais sa chanson se brisa dans un trémolo pitoyable, que souligna le petit rire de Fernande, un petit rire cruel et charmant.

Rentré chez lui, Marius comprit la nécessité de prendre une attitude. Laquelle? Toute la question était là. Il changea vingt fois d'idée fixe. D'abord, il voulut mourir,—comme tout le monde; puis il eut l'idée d'un voyage de circumnavigation. Oh! aller bien loin, bien loin, au bout de la terre!… Il commença le premier vers d'une ode et ne l'acheva point; il alluma dix cigarettes sans les fumer, ouvrit un livre sans y rien lire, se mit au lit sans pouvoir dormir.

Au petit jour, il crut comprendre.

Il y a cent façons d'être bête; les imbéciles n'en ont qu'une, et il en reste par conséquent quatre-vingt-dix-neuf pour les gens d'esprit. Marius, garçon d'esprit à ses heures, s'était beaucoup trop inquiété de ce qu'il se promettait de dire, et pas du tout de ce qu'il était exposé à entendre. Il s'était efforcé de n'être point banal comme tout le monde, et il s'était montré sot comme personne.

On est un grand garçon, fier et dédaigneux, on affecte de ne voir dans la vie que des bonshommes croqués par Daumier, on aime la bataille et on a eu ses minutes de vaillance, on se croit fort parce qu'on a vu le feu;—et on devient timide, hésitant, ridicule, lâche devant la petite tête blonde qu'on a choisie.

Ah! s'il s'agissait d'enlever une redoute hérissée de canons vomissant la mort, ce serait une autre affaire. On ferait le joli coeur, on mettrait des gants blancs comme pour une revue, on tutoierait son épée, jour de Dieu! Et l'on marcherait crânement sous les balles, drapeaux au soleil, musique en tête.

Mais conquérir le droit de mettre un baiser sur une petite main, affronter deux yeux moqueurs, s'exposer à un sourire! Voilà du quoi faire reculer les vieux capitaines. Oh! épouvante! Se sentir ridicule. Ne pas trouver une syllabe à prononcer. Se débattre gauchement contre l'impuissance de parler, et contenir dans son coeur d'inexprimables aveux!

Marius se jura bien de ne pas retourner au combat.

—Hélas! pensa-t-il. Puisque je dois renoncer à l'émouvoir, je vais essayer de la faire rire… Elle a de si jolies dents!

De ce jour, il enferma sa pensée dans un jargon.

Il façonna sa parole à l'esprit boulevardier de Paris, le pire esprit qui soit et le plus brillant, l'esprit de Chamfort et de Gavroche, du duc de Richelieu et Bambochinet, de Joseph Prudhomme et de Mme de Staël. Un rire où se résume la somme de férocité permise aux gens de bonne compagnie, un tumulte d'expressions formidables et puériles, de jugements faux; une langue faite de mots à l'emporte-pièce, de termes anglais, des locutions arabes, de contre-sens, de non-sens, de niaiseries, de coups de feu, de formules redondantes, de gaietés tapageuses, et qui, bondissant, hurlant, se cognant aux idées justes, aux pensées sérieuses, aux théories solides, se décarcassant à plaisir, crevant des cerceaux de papier multicolore, s'aplatissant, se relevant dans des cabrioles de funambules, appelle la vision d'une mascarade de pierrots éperdus lâchés dans une pantomime américaine qui serait représentée sur un tremblement de terre.

Marius répéta ces vers de Coppée:

  Las des pédants de Salamanque
  Et de l'école aux noirs gradins,
  Je veux me faire saltimbanque
  Et vivre avec les baladins.

Et renonçant à devenir l'époux, l'ami, le page ou le chien de la femme aimée, il se résigna à devenir son clown.

Quand il la revit, il lui raconta des histoires.

«Il était une fois un préfet nommé Romieu. L'empereur, qu'il amusait, l'invitait à ses chasses de Compiègne. Un jour, le préfet réfléchit que rien ne devait être plus monotone, pour un souverain aussi puissant, que de tirer toujours des perdrix et des faisans, des faisans et des perdrix. Il conseilla au capitaine des chasses de faire partir, sous le fusil de l'empereur, quelques compagnies de perroquets. A la première battue, trois cents inséparables et cent cinquante kakatoès furent lancés en présence du maître. Napoléon III, un peu étonné d'abord, ajusta l'un des oiseaux, tira et l'abattit. Comme il se penchait pour le ramasser, le perroquet rassembla toutes ses forces et, par un effort suprême, mourut en criant: Vive l'empereur!»

Fernande riait, et Marins admirait ses jolies dents.

Peu à peu il glissa dans l'ironie coutumière, se fit sceptique, s'attacha au cou le sifflet narquois de Méphistophélès et s'en servit pour siffler tout, indistinctement. Sans descendre jusqu'au coq-à-l'âne, il daigna des intimités compromettantes avec les calembours va-nu-pieds qui courent les ruelles. La notion du juste s'effaçait graduellement en lui avec le sentiment du respect. Ses sensibilités d'autrefois, rongées par les railleries comme par des acides, se mouraient d'une mort lamentable, sans larmes. Comme il est gai! clamaient les passants. Quel entrain! Quelle bonne humeur! Ah! celui-là était un heureux! L'existence lui était clémente, douce, facile, riante. Ce Marius! combien il s'amusait.

Bonnes gens; il est, en Asie, des pagodes sacrées qui ressemblent assez à mon ami Marius. Le voyageur qui y pénètre, salue, ébloui, le haut portail où les panneaux d'ivoire sont maintenus en des cercles d'or; puis il passe sous des voûtes soutenues par des colonnades de porphyre, assourdies par des velours éclatants tendus sur les mosaïques; puis c'est une salle en lapis, un jardin couvert où l'eau des sources secoue dans des vasques de marbre le parfum des fleurs; puis, le sanctuaire auguste, au luxe aveuglant;—et sur l'autel, presque rien, un petit Bouddha de jade noir, informe, affreux.

Marius, le gai Marius, portait en lui, derrière les splendeurs de sa fantaisie volontaire, l'idole lugubre de son impossible amour.

Parfois, cependant, en ses solitudes, le clown s'effarait, n'osait plus regarder sa vie en face, aspirait au moment de reprendre son masque, éprouvait enfin la nostalgie vile des tréteaux. Des regrets le prenaient.

Ce serait pourtant bon de s'aimer, de s'aimer bien, à plein coeur! On aurait une jolie existence, honnête et paisible, un bonheur pur, solide, immortel. Et le détail de l'ambitieux avenir, plus séduisant que l'avenir même! Pour lui, le travail, le triomphe, le talent—on a du talent quand on aime—le souci religieux de la rendre heureuse. Pour elle, une petite maison où elle commanderait en reine, un petit jardin au fond d'un vieux faubourg, proche la rivière. Et les heures sereines du soir, dans le salon bien clos, sous la lampe, entre l'âtre qu'on laisse éteindre et le clavecin qu'on laisse fermé; le large fauteuil où elle s'alanguirait, bercée par des causeries, tandis qu'il tomberait à genoux, lui, avec, chaque soir, une émotion neuve et des désirs plus caressants…

Allons, hop! Paillasse! Allons, clown, tu rêvasses, mon bonhomme! Debout! Poudre-toi, mets ton rouge, mets-en beaucoup pour que tes pleurs puissent au besoin s'échouer dans tes grimaces. Sois une caricature, mon garçon.

Et maintenant, en scène. Disloque-toi. Attention! Gare aux casse-cou! Si tout marche bien, si tout à l'heure tu n'es pas tombé de ton trapèze, inerte et sanglant dans le tan de la piste, tu pourras faire la quête;—et peut-être ta Fernande laissera-t-elle tomber un sou dans le chapeau de feutre que tu fais sauter d'ordinaire au bout de tes baguettes—comme une grosse chauve-souris.

SOUS LA COMMUNE

Je l'avais rencontrée quelques mois avant la guerre, dans cet hôtel de l'avenue de Friedland où Arsène Houssaye donnait alors de si merveilleuses fêtes vénitiennes. C'était par une nuit de bal, au fond du salon mauresque, près du large divan qu'elle emplissait de ses jupes. Sous son loup de satin noir, je l'avais devinée jolie. L'indéfinissable ondulation des lignes révélait un corps jeune, souple, mince, créé pour les profondes caresses et pour les abandons paresseux. Aucun de ses mouvements ne se dessinait en geste banal. Depuis sa nuque aux teintes fauves, qui supportait un chignon doré traversé d'une longue épingle d'écaille blonde, jusqu'à ses petits pieds impatients et mutinés, cambrés sous des mules noires, on pressentait la ligne nerveuse, chaste, presque divine où l'artiste admire religieusement le témoignage des pures beautés antiques.

Elle portait une toilette de coupe unique, un de ces fourreaux de satin plaqué aux hanches que devaient adopter plus tard les élégantes de la troisième République et qui, à cette époque de luxe hypocrite, pouvait passer pour une rare audace de coquetterie féminine. Pas un ruban, pas une dentelle, pas un bijou. L'étoffe adhérait fidèlement à la forme amoureuse, et, vers les genoux, se perdait en traîne flottante égayée par des clartés de jupons blancs. Un voile de point vénitien comprimait ses torsades blondes d'où s'élevait un parfum singulier, timide et capiteux, qu'on eut dit blond aussi. Sa main droite, gantée de chevreau couleur de deuil, balançait, dans un mouvement rythmique, mesuré sur de lointains échos de valses, un large éventail de jais mat, dont chacune des deux branches maîtresses portait un diamant noir.

Nul ne lui parlait; elle semblait comme étrangère à cette foule joyeuse qui se reposait de l'étiquette guindée de la grande vie mondaine dans un tapage à la fois canaille et raffiné. Ses grands yeux bizarres, verts et enivrants comme de vivantes absinthes, contemplaient froidement la cohue des gentilshommes, des sénateurs et des officiers chamarrés qui se suivaient lentement sous les lustres. Du divan où elle était étendue, blottie pour ainsi dire dans une attitude frileuse de chatte, elle considérait à loisir tout le cortège de la fête, l'escalier de marbre éclairé de torchères odorantes, la loggia dont les glaces abritaient des palmiers et des lauriers-roses, la haute galerie sombre que les tapisseries flamandes faisaient solennelle, le petit boudoir japonais riant de lumières papillotantes, avec ses panneaux de laque transparente, ses lanternes folles, ses draperies de soie où galopaient des chimères fabuleuses à travers des paysages d'or, de pourpre et d'azur, parmi des fleurs bizarres et des soleils éblouissants.

Vers l'heure où les valets de pied dressaient dans le hall les petites tables du souper, elle se leva, traversa le salon mauresque, descendit l'escalier majestueux en tenant le centre des degrés roses, et disparut.

Le lendemain, au Bois, je la reconnus tout de suite. Il m'était bien inutile d'avoir vu son visage. Elle se trahissait aussitôt par la grâce féline qui lui était propre et que je n'ai depuis retrouvée chez aucune autre femme. Celle que je suivais sous les acacias, près du pavillon de Madrid, ne pouvait être qu'elle. C'était la même démarche lente et onduleuse, la même coupe et la même couleur de costume, les mêmes yeux pareils à des tapages liquides. Dans le balancement de sa taille souple, dans le mouvement arrondi des bras et l'inclinaison du cou, je la ressaisissais tout entière avec son charme noir, ses indolences mystérieuses de la nuit.

Je sus bientôt son nom, sa demeure, et qu'elle vivait seule dans une villa d'Auteuil, mais je ne connus que cela. Je ne pus apprendre, je ne sus jamais si elle était fille, femme ou veuve.

Je lui écrivis;—en vain.

Bientôt elle déserta le Bois, tint ses volets fermés à l'heure où je passais à cheval sous ses fenêtres.

L'aimais-je? Je n'oserais le dire ni le nier. Elle me préoccupait, voilà tout. Aucun effort ne m'aurait coûté pour me rapprocher d'elle, mais je ne souffrais pas de ma solitude. Ce petit roman tranquille, doux, mélancolique ajoutait à ma bonne humeur naturelle je ne sais quoi de tendre, de caressant qui ressemblait parfois à du bonheur. Puis je trouvais cela gentil de pouvoir aimer encore en collégien, inutilement, bêtement, simplement, sans arrière-pensée, sans un désir… Allons, allons, je crois bien tout de même l'avoir aimée…

Vint la guerre. Il fallut se faire soldat, comme tout le monde.

Le maréchal Leboeuf m'expédia à Limoges—je n'ai jamais su pourquoi; le duc de Palikao m'envoya à la Roche-sur-Yon; le général Leflô me rappela enfin à Paris et me rendit mes trois galons de capitaine en me versant dans un escadron de formation nouvelle.

Le 2 décembre, comme je traversais au grand trot le plateau du Tremblay, une balle allemande m'atteignit en pleine poitrine et me jeta évanoui dans la poussière. Je me réveillai seulement le lendemain, à l'ambulance de Valentino… Une longue salle garnie de petits lits blancs où reposaient d'autres vaincus, des médecins en tenue militaire avec le brassard à la croix rouge, des femmes en robe noire protégée par un grand tablier blanc,—ambulancières volontaires. Je distinguai tout cela confusément, ces femmes graves, ces blessés pâles, ces uniformes; et bientôt je ne vis plus qu'elle, la dame d'Auteuil, debout près de ma couchette et me regardant de son habituel regard fixe et profond.

C'était elle!

Ah! j'avais déjà oublié la guerre, les fatigues, les périls, les colères. Un coin du passé se remplit de lumière. C'était le salon mauresque de l'avenue de Friedland, les allées solitaires du Bois, les jardins d'Auteuil, mon cher petit roman de fin d'été…

Comme j'allais parler, elle leva un doigt vers ses lèvres en signe de silence, et, derrière sa main blanche, je contemplai son premier sourire—un sourire discret, triste, à peine dessiné, comme le sourire de la Joconde.

C'est ainsi que, pendant trois mois, je pus lui faire ma cour—oh! une cour respectueuse, timide, timide… Il est quelquefois précieux d'avoir reçu un coup de feu dans la poitrine!

Lorsque je sortis de l'ambulance, nous étions au début de la Commune. Delescluze entrait à l'hôtel de ville, Grousset s'installait dans le cabinet de Jules Favre. Une tragédie commençait. Mais le soleil était revenu, il y avait des bourgeons aux marronniers des Tuileries, des milliers de passereaux rentraient et puis nous retrouvions ce merveilleux pain blanc qui ne fut jamais plus blanc qu'au lendemain du siège.

Sous les chênes de l'ancien parc impérial, je rencontrais maintenant presque chaque jour la dame en noir. Pas bavarde, la dame. En dépit de mes questions, je n'appris rien de sa vie, rien, rien, rien. J'observai seulement ses allures prudentes, sa hâte à me fuir dès qu'un promeneur se montrait à l'entrée de l'allée alors déserte souvent. On eut dit qu'une surveillance pesait sur elle et commandait sa vie. Elle avait dû abandonner sa villa d'Auteuil visitée par les obus prussiens et s'était retirés provisoirement dans un appartement de la rue d'Alger, où elle ne consentit jamais à me recevoir, malgré mes instantes prières.

Cependant, elle s'attendrissait peu à peu. Et le soir, vers la quatrième heure, au moment voilé de demi-teintes où,

Le regret du couchant laisse un adieu plus doux,

nous avions une longue étreinte silencieuse. C'était toujours au tournant du dernier massif, dans la verdure devenue sombre, près de la lionne de Barye. Je prenais ses deux mains gantées dans mes mains tremblantes; je lui disais: «A demain» tout bas. Nous demeurions ainsi face à face, sans une parole, en écoutant vaguement le canon qui grondait au loin, vers le Mont-Valérien, vers Vanves, vers Bezons.

Qu'était donc cette femme? D'où venait-elle? Pourquoi s'attardait-elle en ce pauvre Paris alors déserté? Et si elle vivait solitaire, pourquoi ne point me permettre de lui faire visite?

Je le lui demandai un soir.

—Vous avez donc peur de moi? lui dis-je.

—Peur?… Moi?..

Puis elle se leva, me quittant en prononçant avec un accent étrange:

—Vous verrez si j'ai peur.

Le soir, comme je rentrais après dîner, un laquais me remit ce billet:

«Demain, deux heures, à ma maison d'Auteuil.

«L.»

Auteuil? C'était par ironie assurément, ou peut-être pour m'éloigner. Et qui sait?

Depuis une semaine, les batteries du Mont-Valérien foudroyaient Auteuil. Les fédérés, chassés par les obus, avaient abandonné le secteur et s'étaient retranchés derrière des barricades. La veille même, Dombrowski avait été blessé là en passant la revue de ses postes. Les troupes de ligne avançaient lentement vers le rempart, dans les tranchées serpentines. Le quartier avait été abandonné complètement dès les premiers jours de la guerre civile.

Dans ces conditions, aller à Auteuil était une folie. Je fus à Auteuil, malgré les barricades du quai de Billy et la mitraille qui balayait le Point-du-Jour. Je rasais les murs cherchant la protection des angles, hâtant le pas, contemplé avec stupeur par les fédérés des barricades qui crurent devoir m'envoyer deux ou trois coups de feu inutiles. Enfin, j'arrivai rue Boileau, devant la villa.

Pauvre villa! La grille s'était abattue, tordue sous l'action victorieuse des boulets. Des persiennes en lambeaux pendaient aux fenêtres, une brèche énorme ouvrait le toit, laissant voir un trou noir béant. Un gazon maigre poussait dans les pavés de l'allée carossable. Le jardin était dévasté… Je vois encore une branche de lilas décapitée par une balle et que le vent balançait…..

Ayant gravi le perron dont un obus avait bousculé les dalles, je poussai la première porte voisine des marches et j'entrai dans un petit salon clair.

La dame en noir m'attendait, blottie en un fauteuil, avec toujours sa même allure troublante.

Comme je tombais, à ses pieds, une botte à mitraille creva sur la pelouse, et le ricochet d'un biscaïen vint expirer sur le tapis.

—Ai-je peur? dit-elle.

Et je vis refleurir son premier sourire, son sourire de l'ambulance.

J'osai lui dire son nom—je ne l'écrirai point—et ressaisir ses mains aimées. Ce que je lui dis en ces heures de bataille, dans cette tourmente affreuse où nous étions cachés, quelles paroles exquises, sublimes et passionnées, tombèrent de ses lèvres, à quelles extases profondes, sans nom, nous appartinrent sous ce toit frêle secoué par la guerre,—pourquoi le révéler? Le souvenir avoué s'évapore et laisse seulement au fond des coeurs un parfum vieilli, amer souvent. Je garde en moi, comme un avare, le témoignage toujours vivant de ces ivresses mortes.

Elle se donna, plus tendre mille fois qu'elle n'avait jamais été sévère. Le mystère où elle s'enfermait d'ordinaire semblait lui laisser trêve en ce coin perdu, plus désert que l'immense désert. Nul ne pouvait nous apercevoir ni nous rencontrer. Quand nous nous rejoignions là, chaque jour, c'était après avoir traversé des solitudes mornes, des rues vides où son pas léger retentissait dans les repos sonores du canon. Aucun passant. Pas un soldat.

Le danger? Ah! nous n'y pensions plus guère. Elle ne m'en parla jamais. Bientôt apprivoisés, nous prîmes possession du jardin, du pauvre jardin d'autant plus joli qu'il poussait à la grâce de Dieu. Que d'instants passés, agenouillé dans l'herbe, sans entendre le sifflement des balles dans les branches!…

Enfin!…

Combien cela est déjà loin! Quinze années bientôt!…

Le 22 mai, au lendemain de l'entrée des troupes, elle m'écrivit:

«Il n'est plus un coin où nous puissions cacher notre amour.

«Adieu, mon ami. «L.»

Je ne l'ai pas revue.

Elle est retournée à son mystère.

LE RÔLE

C'est le père Kernouan qui m'a raconté cette histoire l'été dernier,—là-bas, si Quiberon, sous le hangar de la sardinerie Amieux, un soir d'août. Le drame n'a eu pour spectateurs, dans la presqu'île bretonne, que le vieux marin Kernouan et la mère Le Cardec, une brave octogénaire qui engraisse des cochons à Port-Haliguen.

En ce temps-là s'ennuyait à Paris une femme célèbre par ses talents et par sa beauté, et qui s'était plus particulièrement illustrée dans la tragédie, sur les principales scènes de France et de l'étranger.

—Sarah Bernhardt?

—Non, ce n'était pas Sarah Bernhardt… La belle tragédienne s'ennuyait donc, comme on peut s'ennuyer à Paris quand on possède un bel hôtel, des chevaux, des diamants, des adorateurs perpétuellement inclinés, et un mari aimable.

—Vous avez dit?…

—J'ai dit «et un mari aimable».

—J'avais bien entendu. Continuez.

—Rongée par le spleen, complètement désemparée—comme dirait Kernouan—l'artiste eut la fantaisie d'un rôle, d'un grand beau rôle écrit tout exprès pour elle par un vrai poète, sur ses conseils, et où toutes les ressources de son énorme talent seraient habilement utilisées. A cette fin, elle jeta les yeux sur l'illustre auteur de… je ne puis le nommer. Si vous voulez bien—et pour rendre le récit plus facile—nous l'appellerons Ernest. On le reconnaîtra aisément d'ailleurs, quand on saura qu'il n'a pas cinquante ans, que ses cheveux blonds sont abondants, qu'il compte de nombreux succès dans le journal, dans le livre et au théâtre, qu'il porte toujours un pardessus même au plus fort de la canicule, et qu'il parle nègre.

—Nègre?

—Oui; j'entends que, religieusement soucieux de la forme quand il écrit, il ne prend pas la peine de rien formuler quand il parle. Sa conversation semble le résultat d'une transmission télégraphique.

La belle tragédienne s'adressa donc au célèbre Ernest et lui demanda un rôle. L'auteur, flatté et séduit, répondit aussitôt:

—Un rôle… en ai pas… plus rien écrit depuis deux ans. Suis abruti par Paris… besoin solitude, recueillement… quand trouverai solitude, aurez rôle… Espère grand succès.

—Mais, mon cher ami, ne pourriez-vous vous retirer pendant quelques mois à la campagne, au bord de la mer, et là-bas…

—Impossible… Vie d'hôtel assommante… ai essayé, pas pu. Serais trop libre, aurais envie aller café, casino, plage, théâtre, toupie hollandaise. Écrirais rien du tout.

—Comment faire, alors?

—Venez avec moi… me surveillerez… aurez soin pas me laisser sortir… Surveillerez ménage, cuisine, domestique. Louerons chalet, villa, maison, n'importe quoi, mais pas hôtel. Bains de mer nous feront du bien. Convenu?

—Convenu, soit, dit la belle actrice. Je vais m'occuper de trouver une petite plage paisible, et, dans huit jours, nous pourrons partir. Aussi bien, rien ne me retient à Paris, je serai très heureuse de prendre l'air. Ah! mon cher ami, quelle bonne collaboration nous aurons là-bas!

Effectivement, huit ou dix jours après cet entretien, l'auteur et sa future interprète débarquaient à Quiberon et s'installaient dans une jolie petite maison située sur la pointe, à l'est de la côte, entre le bourg et Port-Haliguen. Il fallut une bonne semaine pour que l'installation fût complète; car si le célèbre Ernest s'était contenté d'emporter un bagage sommaire, la tragédienne s'était fait suivre, selon sa coutume, d'une trentaine de caisses vastes comme des chalets suisses et contenant chacune cinq ou six robes. De plus, elle avait soigneusement emporté tout ce qu'il faut pour faire de la peinture, de la sculpture, de la littérature et de la confiture.

—Vous m'affirmez que ce n'était pas Sarah Bernhardt?

—On me l'a dit. Je l'ai cru. Faites comme moi.

Les deux collaborateurs s'installèrent donc. La tragédienne occupa tout le rez-de-chaussée, le dramaturge prit possession du premier étage. On organisa la salle à manger dans une serre attenant à la villa et qui donnait sur l'Océan. De distraction, aucune: ni théâtre, ni casino, ni café-concert. Des promenades seulement. Point de voisins. Les passants étaient des marins, des pêcheurs du port, des sardiniers de Belle-Ile, des petites sardinières de Concarneau, des employés de la fabrique de conserves et des douaniers. Rien n'empêchait donc les deux amis de s'adonner entièrement à leur oeuvre.

L'auteur était enchanté et sa satisfaction se traduisait journellement par des proclamations du genre de celle-ci:

—Bon, l'Océan, très bon! Brise marine… horizon bleu… vague mugissante… infini grandiose… homard frais… bercé par la rumeur des flots… inspiration… paix de l'esprit… bigorneaux délicieux.

La tragédienne s'était habituée comme par magie à cette existence calme. C'est étonnant tout ce qu'il faut pour qu'une femme soit satisfaite, et le peu qui lui suffit pour être heureuse. Elle allait avoir son rôle, un rôle fait pour elle. Non seulement elle était assurée d'un succès, mais elle comptait bien que Rébecca, son ancienne camarade de l'Odéon, sa rivale aujourd'hui, n'aurait pas de rôle du tout. Des indiscrétions de coulisses lui avaient appris que son auteur, l'heureux autour qu'elle avait enlevé à Paris, avait eu le vague projet d'écrire un rôle pour Rébecca. Dès lors, son succès à venir s'augmenterait d'une victoire, car il n'y avait dans la pièce d'Ernest qu'un seul grand rôle de femme. La célèbre tragédienne mit tout en oeuvre pour encourager son auteur. Sachant qu'il goûtait fort le talent de Rébecca, elle sut, grâce à l'admirable souplesse qui est le fond de son talent, faire violence à sa propre nature, s'assimiler les moyens, les intonations, les gestes de sa rivale; et elle se montra supérieure dans cette imitation même. D'autre part, elle recula les bornes de la complaisance, comme pour plaire à son poète.

Celui-ci lui ayant dit un jour:

—Tabac caporal mauvais, lourd… habitué, latakié de Smyrne… Pas latakié ici… bien désagréable.

Elle télégraphia à l'agence du boulevard des Italiens, et le lendemain l'auteur possédait une énorme caisse de son tabac favori.

Un jour, ou plutôt un soir, Ernest manifesta d'autres exigences. Il se plaignit de son installation au premier étage, parla de courants d'air, d'un insupportable vent du sud-ouest qui ébranlait ses volets et jetait la perturbation dans ses rêves; bref, la tragédienne lui offrit de troquer son appartement contre celui qu'elle avait d'abord aménagé pour elle-même. Le dramaturge protesta, affirmant qu'il partirait plutôt que de gêner ainsi son amie. Mais il n'arrêta pas de gémir, et comme, quelques heures après, la nuit était venue, que le ciel était plein d'étoiles et l'air plein de parfums, il dit à l'artiste de belles choses qui demeuraient belles malgré la façon dont elles étaient dites; il fut pressant, tendre, persuasif, s'agenouilla, se frappa la poitrine, parla d'éternelle fidélité et d'inaltérable affection.

Ce soir-là, la grande tragédienne avait ses nerfs. Au tribunal d'une femme, c'est l'attrait ou le mérite qui plaide votre cause, mais c'est l'occasion qui la gagne. L'actrice se rappela que Dieu a donné à la femme la langue pour parler et les yeux pour répondre: elle répondit avec ses yeux.

Le lendemain seulement, elle songea à son mari, et fut toute fière de s'être donnée à ses propres yeux une nouvelle preuve d'indépendance; car pour la femme, l'indépendance, c'est le droit de changer qu'elle prend d'ailleurs, de la meilleure foi du monde, pour le droit de choisir.

Cet incident donna une activité nouvelle à leur collaboration, désormais infiniment étendue. La tragédienne maintenant ne pensait plus à Rébecca qu'en haussant les épaules. L'auteur renonça à toute promenade et à toute partie de pêche. On fit venir de Paris des meubles gais et des tentures claires. Le troisième acte ne marchant pas à souhait, on décida de le refaire et de refaire aussi le quatrième, par ce motif que rien ne pressait et que les deux collaborateurs ne songeaient qu'à prolonger le plus possible leur séjour en Bretagne.

La tragédienne s'écriait parfois après de longs silences éloquents:

—Je n'ai jamais été si heureuse! Ce à quoi Ernest répliquait:

—Moi également… jamais aussi heureux… idéal a pris une forme… rêve de toute ma vie atteint… ciel bleu touché du doigt… Nous quitterons plus jamais… jamais.

Après deux mois de cette existence délicieuse, le drame était terminé. Il y eut lecture solennelle. C'est à cette occasion que le vieux capitaine Kernouan, que les deux collaborateurs avaient rencontré à la faveur de leurs promenades, fut pour la première fois invité à la villa. Ernest avait dit:

—Kernouan pas lettré… nature primitive, abrupte, pas corrompue par la critique de Gustave Planche…donnera son avis franchement, comme un vrai public.

Et Kernouan assista à la lecture. Ce fut une belle soirée. La mère Le Cardec, entrée au service de l'artiste comme cuisinière, en a gardé le plus profond souvenir. Elle parle encore avec émotion de la grande scène du cinquième acte, où la jeune première retrouve la croix de sa mère, qui lui était indispensable pour ouvrir le coffret contenant les preuves de sa haute naissance. Il lui semble encore entendre, comme un ophicléide où soufflerait le mistral, la voix imposante du célèbre Ernest, qui, ce soir-là seulement, renonça à parler comme un appareil Hugues. Le vieux Kernouan fut empoigné. Il fit seulement remarquer à l'auteur, quand on le consulta, qu'il avait peut-être abusé du mot «nonobstant», un joli mot, disait-il, mais dont il faut se servir avec mesure.

La grande tragédienne était transportée.

Seul, l'illustre Ernest montra une attitude réservée où l'on vit la modestie qui sied au vrai mérite. Il se défendit, refusa les éloges:

—Vous croyez?… bonne pièce, alors?… Tant mieux!… Cent représentations… Prime… Vais écrire successeur Peragallo pour demander avance considérable.

Longtemps encore après le départ du vieux marin, les deux amis, accoudés sur le perron de leur villa, causaient du drame, des émotions de la première, des jalousies des bons petite camarades. L'actrice énonçait en projet les costumes qu'elle allait commander aux grands tailleurs de Vienne et de Londres. Il fut arrêté qu'on reprendrait prochainement le chemin de fer, afin de lire la pièce aux acteurs, de distribuer les rôles et de commencer les répétitions.

Les pâleurs de l'aurore commençaient à éclairer le ciel au-dessus des rochers de Saint-Gildas-de-Rhuys quand ils songèrent à s'endormir.

Le lendemain, à déjeuner, tout en finissant une queue de homard, le dramaturge prit la parole.

—Bien réfléchi, ce matin… ce rôle-là, pas du tout votre affaire… en ferai un autre pour vous l'année prochaine.

—Vous dites?…

—Pas dans vos moyens, ce rôle-là… Trop, comment dirai-je?… Enfin, pas ça du tout. Serez certainement de mon avis… Vais faire donner le rôle à Rébecca.

—A Rébecca?… mais c'est audieux!

—Non… pas odieux. Votre faute, aussi! m'avez toujours rappelé Rébecca, parliez comme Rébecca, marchiez comme Rébecca… Moi, influencé… Donnerai le rôle à Rébecca… Quel effet!… Verrez la première.

La grande tragédienne entra dans une fureur indescriptible, cria à la trahison, jura de se venger, de faire siffler la pièce, de se retirer dans un couvent—à la Grande-Chartreuse!—de se jeter à la mer. Puis elle se radoucit, rappela les jours heureux et les nuits trop brèves, le fameux soir où Ernest se plaignit tant du vent du nord-ouest.

L'auteur se montra implacable, et, brusquant la scène déchirante des adieux, sauta en chemin de fer et débarqua bientôt à Paris, où Rébecca le reçut comme le Messie.

Après son départ, la grande tragédienne tomba malade. Dans la soirée qui suivit le départ d'Ernest, elle avait pris froid.

La vieille Le Cardec prévint Kernouan, qui fit appeler un curé des environs connu pour se livrer illégalement à la médecine.

Ce vénérable ecclésiastique accourut, ne sut pas reconnaître que la malade était atteinte d'un commencement de bronchite, et la traita pour un engorgement du foie. Mais, de même qu'il s'était trompé sur la nature du mal, il se trompa également sur la pâture du régime à suivre, et prescrivit contre l'engorgement du foie précisément les remèdes qui devaient avoir raison de la bronchite. De sorte qu'en très peu de temps, la grande tragédienne fut complètement rétablie par ce redoutable ignorant, que depuis, dans sa reconnaissance, elle s'obstine à comparer, pour la science et pour l'habileté, à M. le docteur Ricord. Le drame du célèbre Ernest a été représenté avec un immense succès. Rébecca interprétait vaillamment le premier rôle. On doit reprendre la pièce cet hiver.

La grande tragédienne n'a pas encore pardonné, et ne pardonnera probablement jamais, car une femme ne pardonne une infidélité que lorsqu'elle est assurée que ce n'était pas une préférence.

LE MUSÉE DES SOUVERAINS

Il était une fois, dans le village breton de Plouharnel, une petite fille nommée Bérengère, dont les parents étaient des cultivateurs aisés.

Comme l'enfant était gentille, fine, intelligente, et qu'à l'âge de dix-huit ans elle jouait déjà du piano comme le célèbre violoniste Paganini, ses parents résolurent de lui donner une éducation moins conforme à sa situation de petite villageoise bretonne qu'à la position mondaine et brillante à laquelle elle semblait irrésistiblement vouée. La mère emmena donc un matin la petite chez les religieuses de Saint-Gildas-de-Rhuys et l'y laissa, en recommandant à ces pieuses filles de la traiter à l'égal d'une demoiselle de Nantes ou de Vannes.

Le milieu était admirablement choisi. En effet, non seulement les religieuses de Saint-Gildas s'adonnent à la pénitence, aux jeûnes et aux mortifications, mais encore elles louent dans leur monastère des chambres garnies, elles vendent des denrées coloniales et de la pharmacie. Ce cumul n'est peut-être pas conforme à la règle austère qui gouverne l'ordre, et l'on peut se demander, en voyant la voiture de Vannes s'arrêter devant le cloître, si les voyageurs qui en descendent viennent pour prendre les bains de mer, pour recevoir des leçons de solfège, pour acheter une livre de poires tapées ou pour se convertir à la vraie foi; mais il n'en résulte pas moins que les gens du bourg profitent de cet état de choses. Les jeunes pensionnaires confiées au couvent y rencontrent des citadins et peuvent ainsi s'assimiler les usages du monde; quand elles ont terminé leurs études, elles possèdent, outre les leçons enseignées dans les établissements ordinaires, des données positives sur l'épicerie en gros et en détail, et une connaissance superficielle du Codex. Elles sont aptes à gouverner une maison, conquérir le paradis, falsifier de la cassonade et appliquer des sangsues. Quel célibataire n'a pas rêvé une épouse coupée sur ce patron?…

Dans ce couvent, la jeune Bérengère se développa à loisir et devint une jeune personne fort sage selon les écritures. La religion est la seule forme de romanesque qui convienne à certaines âmes féminines, et la seule dose qu'elles en puissent supporter. L'éducation de Bérengère fut exclusivement provinciale; à dix-huit ans, elle savait que la bataille de Tolbiac a été gagnée par Clovis, que le pape s'appelle Léon, que la France attend impatiemment l'avènement de M. le comte de Paris, que le Danube prend sa source dans le jardin d'un magistrat allemand et que la Terre-de-Feu est située fort loin de Saint-Nazaire; elle avait appris à coudre, à broder et à jouer des gammes pendant cinq heures de suite sans boire ni manger.

Du monde elle n'avait rien aperçu. Ses plus longues promenades avaient été bornées par les falaises de Saint-Gildas, la côte de Port-Navalo, l'île de Gavrinis, le château de Sucinio et le village de Sarzeau où naquit Lesage. Une seule fois on l'avait menée jusqu'à Vannes et elle en était revenue tout étourdie, la tête pleine de ce qu'elle avait vu: la cour de l'hôtel de France avec son mouvement de voyageurs et son bruit de chevaux, le marché où courent comme des papillons blancs les grands bonnets ailés des filles d'Auray, la vieille tour où M. de Closmadeuc a installé son curieux musée mégalithique, le va-et-vient du port, tout ce bourdonnement et ce petit luxe de ville inaccoutumés pour elle. Mais cet aperçu d'une ville, ce nouveau entrevu, qui, chez un jeune homme, eût agrandi le domaine des idées, n'eut pour résultat chez Bérengère que d'élargir le cercle des sensations. Elle sortit de cette banale aventure plus impressionnable, plus nerveuse, et conçut une mystérieuse terreur de la vie mondaine à laquelle elle se savait destinée. Elle songeait avec effroi qu'à peine sortie du couvent, on la marierait à son cousin établi changeur à Paris, rue Vivienne, et que Paris serait sans doute plus redoutable, plus tapageur que le chef-lieu du Morbihan.

Il fut fait selon ses craintes. Huit jours ne s'étaient pas écoulés depuis que Bérengère était sortie du couvent, lorsque le cousin, Armand Lantibois, arriva dans la presqu'île, fit publier les bans et, les délais légaux épuisés, le mariage célébré, emmena sa femme à Paris. L'union avait été conclue naturellement sous le régime dotal, car, dans nos temps délicieux, les parents veulent bien livrer au mari le corps, la santé, le bonheur, l'existence d'une jeune fille,—mais pas son argent!

Ce fut une brusque émotion, pour cette jeune fille élevée dans la paix d'une plage dédaignée, de se voir transportée tout à coup, sans transition aucune, en plein quartier de la Bourse, dans une étroite boutique traversée tout le jour par des gens affairés qui criaient des nombres, hélaient une valeur, dictaient un ordre, parlaient hâtivement et d'une voix stridente.

Combien elle s'ennuya serait difficile à dire.

Les mots prononcés autour d'elle—liquidation dont deux sous, fin courant, terme, rente, premier cours, dernier cours, trois pour cent—lui paraissaient n'avoir aucune signification. Elle vivait comme dans un hospice d'aliénés ou un conte de fées.

Une seule chose l'intéressait dans ce milieu troublant, c'était l'or. Des pièces d'or, elle n'en avait jamais vu au couvent, ni à Plouharnel, où elle n'avait possédé que des pièces de cuivre, de ces gros sous comme on en trouve seulement sur les côtes, avec des taches particulières de vert-de-gris. Et voici qu'elle possédait de beaux louis d'or, les uns neufs avec des luisants de flamme rouge, les autres patinés et d'un beau jaune qui rappelait les soucis des prés. Ce fut sa grande distraction de jouer avec les écus, les florins, les napoléons, les vieux frédérics, et elle s'y adonna comme à une ressource unique.

Lantibois n'était pas un poète, un de ces hommes qui posent une échelle sur une étoile et qui montent en jouant du violon; c'était un monsieur pratique et sérieux qui, ayant passé l'âge où on se marie pour s'établir, s'était peut-être marié pour se rétablir. Accaparé par ses affaires, retenu au dehors pendant une grande partie de la journée, il n'avait que peu de temps à donner aux joies réconfortantes du foyer conjugal. Dans le but de distraire sa jeune épouse, et aussi probablement pour assurer une surveillance constante sur ses commis, il avait installé la malheureuse Bérengère, derrière son comptoir défendu par un grillage de fer. Et la pauvre petite femme passait là des heures, continuellement absorbée dans la contemplation des petites médailles jaunes qu'elle aimait caresser longuement et faire sauter dans les sébilles de cuivre.

Un jour, Mme Lantibois ne descendit pas au magasin et, durant près de trois semaines, les commis ne l'aperçurent point. Elle avait mis au monde un enfant du sexe masculin qui fut aussitôt envoyé en nourrice dans un village de la Touraine où le changeur possédait une propriété. Rétablie, Bérengère reprit sa place derrière le comptoir et son existence monotone. Lantibois s'absentait de plus en plus, absorbé qu'il était par ses opérations financières.

Au bout de dix-huit mois, l'enfant revint. Ce fut un jour de fête pour la famille. En rentrant au logis, Lantibois couvrit son héritier de baisers et de caresses et, comme il relevait dans ses bras pour le contempler bien à loisir, il s'arrêta brusquement, les yeux grands ouverts, la mine inquiète.

—Ah! par exemple!…

—Quoi donc? interrogea madame.

—Regarde bien le petit… Tu ne remarques rien?

—Non.

—Eh bien! c'est étonnant comme cet enfant ressemble à l'empereur d'Autriche!

C'était vrai.

Le poupon des Lantibois offrait le portrait exact, frappant, parlant, du souverain qui cumule comme en se jouant, les couronnes d'Autriche, de Hongrie, de Croatie, de Bohême, de Bosnie, etc., etc.

Lantibois ne fut pas le moins du monde enchanté de cette découverte. Il chercha à savoir si, depuis un couple d'années, S.M. François-Joseph n'avait pas visité Paris incognito, et les soupçons les plus outrageants planèrent sur la vertu de Mme Lantibois. De désespoir, le changeur essaya même de s'empoisonner en avalant la photographie de M. Andrieux.

On parvint à le sauver, grâce à un contre-poison énergique, et on dispersa tous ses doutes en lui assurant que S.M. François-Joseph n'avait pas quitté l'Autriche depuis la réunion des trois empereurs.

Le temps et le travail achevèrent de calmer le pauvre mari, mais il ne fut complètement rassuré que lorsque, trois mois plus tard, Mme Lantibois donna le jour à une petite fille qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à Pie IX. Cette fois, aucun doute ne pouvait subsister, puisqu'il est de notoriété publique que Pie IX, de son propre aveu, a passé ses dernières années dans une prison cellulaire.

Il fallait en prendre son parti, d'autant plus que Mme Lantibois ne désarmait point. Chaque année voyait s'augmenter la famille du changeur et chaque enfant rappelait d'une manière vivante un souverain d'Europe ou du Nouveau-Monde.

Outre les deux premiers-nés qui ressemblent: le petit garçon à l'empereur d'Autriche, la petite fille au pape Pie IX, elle a huit enfants, six garçons et deux filles.

Les garçons ressemblent à Léopold II, à Christian IV, à Oscar de Suède, à l'empereur du Brésil, au tzar Alexandre III et à la reine d'Angleterre.

Les filles ressemblent à la reine Isabelle et au roi de Hollande.

Hier, passant rue Vivienne, je suis entré serrer la main à Lantibois et présenter mes hommages à Bérengère.

Il était sept heures. On allait servir le potage. Les enfants étaient rangés autour de la table pour dîner.

Et l'on eût dit un petit Congrès.

LE PORTRAIT DE BÉBÉ

Il s'appelait Jacques; on la nommait Jeanne. Le jour de leur mariage, il avait vingt-cinq ans et elle dix-neuf. Ils s'adoraient.

Les divins concetti des amoureux de Shakspeare renaissaient sur leurs lèvres ignorantes.

Quand ils allaient se promener, le dimanche, sur la berge de Meudon ou dans la forêt de Chaville, à travers la paix des bois et la rumeur des nids, effarant les oiseaux du printemps par leurs baisers tout le long des haies d'aubépins neigeux, on eût dit deux amants de la légende échappés de quelque ballade ancienne. Le frémissement des branches au-dessus de leurs têtes ressemblait à des battements d'aile.

Ils marchaient dans une extase; lui, protecteur et doux, livrant son âme dans un bavardage énamouré; elle, émerveillée et docile, réfugiant toute sa foi dans cette tendresse.

Pendant la semaine, ils travaillaient ferme. Jacques partait dès l'aube pour l'atelier où il trimait vaillamment dans le vacarme des marteaux et l'atmosphère étouffante de la forge. Jeanne restait au logis, passant les heures à composer des amours de petits chapeaux, des chefs-d'oeuvre de bonnets auxquels elle donnait la grâce légère particulière aux doigts frêles des Parisiennes. Le soir, au retour, Jacques prenait doucement dans ses grosses mains la tête blonde de Jeanne et l'aveuglait de deux bons baisers sur les yeux.

Après un an il ne manqua plus rien dans leur paradis terrestre. Un petit ange leur était venu apporter les bénédictions du ciel.

Il fallait voir comme le jeune ménage lui faisait fête. Il était si gentil, monsieur;—il avait l'air si intelligent, madame. Enfin, un petit chérubin, quoi! Figurez-vous qu'à six mois, il avait déjà une façon de regarder papa qui n'était pas d'un enfant ordinaire. C'était comme une grande personne. Jeanne soutenait que le petit ressemblait comme deux gouttes d'eau à son père; ce n'était pas difficile à voir, il n'y avait qu'à regarder le nez et les yeux. Jacques protestait. D'abord les enfants se ressemblaient tous. Plus tard, on verrait. Cependant il lui semblait que le moutard ressemblerait plutôt à sa maman. C'était une idée qu'il avait comme ça.

De là d'interminables querelles. C'était charmant. Le petit grandissait au milieu de cette joie. Nous serions fort embarrassé de dire s'il ressemblait au papa ou à la maman, mais le fait est qu'il devenait superbe. Jeanne s'en montrait fière. Elle avait une façon de dire: «MON fils», qui était tout à fait majestueuse. Jacques souriait en regardant marcher le petit bonhomme.

Un jour, il fut décidé qu'on mènerait ce monsieur chez un photographe pour faire tirer un beau portrait. On y mettrait le prix mais on voulait quelque chose de bien. Bébé posa avec une gravité risible. On l'avait assis sur un coussin au fond d'un fauteuil, dans ses plus beaux habits et nu-tête. L'objectif du photographe lui avait paru imposant; mais pendant l'opération on lui avait fait regarder une jolie image. Ainsi attentif, éveillé, il était tout à fait drôle.

Le portrait fut encadré dans un passe-partout orné de fleurs peintes, et pendu au-dessus de la cheminée dans la chambre à coucher du petit ménage. On le faisait admirer aux parents et aux voisins.

Un soir, au moment où Jeanne le couchait, Bébé toussa. Le lendemain matin, il toussait plus fort, et Jeanne remarqua qu'il était un peu pâlot. On chauffa des tisanes, mais l'enfant n'arrêta pas de tousser. Jeanne en devenait folle. Jacques était sombre. Le médecin des pauvres n'y put rien faire. Le croup avait saisi le malheureux petit être qui mourut étouffé après huit jours de ces souffrances muettes, accablées, qu'ont les petits enfants. Jeanne et Jacques pleurèrent toute la nuit sur le corps glacé et bleui de leur ange envolé. Des hommes noirs vinrent qui prirent Bébé et le clouèrent dans le cercueil pour le porter au cimetière. Rentrés au logis après l'enterrement, Jacques et Jeanne se regardèrent et se reprirent à pleurer sans pouvoir échanger une parole.

De ce jour-là, le ménage sentit se briser les liens du passé. Un lourd silence pesait sur la maison. Plus de trace de gaieté d'autrefois. On ne s'embrassait plus le soir.

D'ailleurs Jacques rentrait souvent tard, ce qui agaçait Jeanne. Est-ce qu'on rentrait à des heures comme ça? La faire attendre des deux ou trois heures avec son dîner sur le feu, je vous demande un peu! Est-ce qu'il la prenait pour une servante! Fallait le dire tout de suite. On saurait à quoi s'en tenir alors. Et pendant ce temps-là, monsieur traînait chez le marchand de vin avec ses amis. Ses amis! on pouvait encore en parler de ceux-là! Quelque chose de distingué!

Jacques ne se montrait pas plus aimable. D'abord, il ne fallait pas se mettre sur le pied de le traiter comme un Jean-Jean. Possible qu'on menait les autres; mais quant à lui, bernique! Avec ça que c'était amusant de rentrer dans une baraque pareille, auprès d'une femme qui n'avait jamais un mot aimable dans la bouche. Ah, ouiche! Elle était gaie, la maison! Cré matin, s'il avait su! D'ailleurs, ça ne pouvait durer longtemps, il en avait plein la colonne vertébrale. Ça tournait à la scie. Madame s'impatientait! On était donc devenue princesse à cette heure? Ça l'embêtait, à la fin!

Une nuit, après une algarade plus animée que les précédentes, le ménage toucha au drame.

Sur une invective un peu vive de Jeanne, Jacques marcha vers elle, la face empourprée de colère, la main levée.

Jeanne devint blanche comme une morte, mais ne broncha pas d'une ligne.
Il y eut une minute d'attente et de défi; puis la femme prit la parole:

—Tiens, Jacques, j'en ai assez de cette vie-là. Aujourd'hui, tu as encore un peu peur, mais demain tu me battras. Je préfère on finir tout de suite, séparons-nous.

—Séparons-nous, nous finirions toujours par là. Vois-tu, Jeanne, je ne suis pas méchant, et tu es une bonne petite femme, mais nous ne pouvons plus vivre ensemble; c'est impossible, c'est devenu insupportable. Prends tout ce que tu voudras ici et file chez ta mère. Autant tout de suite que plus tard. Si, après ça, tu as besoin de moi, tu me trouveras.

Ils causaient maintenant sans colère. On eût dit que par leur résolution de se séparer, ils se sentaient calmés, délivrés.

Jacques s'assit dans un coin, suivant des yeux sa femme qui allait et venait à travers le logement. Jeanne avait ouvert une grande caisse où elle jetait pêle-mêle ses modestes robes, son linge, ses bonnets, les objets auxquels elle attachait quelque prix. Pas un mot, pas un geste. Ils songeaient.

Un moment, Jacques vit sa femme s'avancer vers la cheminée et détacher du mur le portrait du petit mort.

—Minute! dit-il. Ça, c'est à moi. Je le garde. Tu vas me faire le plaisir de le remettre à sa place.

—Ça! tu veux me prendre ça, toi!

Ce n'était plus Jeanne, c'était Gorgone. Une seconde avait suffi pour la transfigurer en Euménide. Elle était plus pâle encore qu'au moment où elle avait vu se dresser sur sa tête la large main du forgeron. Puis, brusquement, son attitude changea. Ses yeux se gonflèrent de larmes; elle se fit humble, suppliante.

—Non, je t'en prie, laisse-moi l'emporter. Laisse-le moi, Jacques. Il n'y a eu que ça de bon dans ma vie, c'était le petit. Je suis sa mère, moi. Je l'ai porté, je l'ai nourri, je l'ai soigné. Je l'embrassais, c'était bon. Pauvre chéri mignon qui est mort. Il était si gentil. Quand je m'éveillais, le matin, j'allais doucement le regarder dormir dans son petit lit. Il était tout rose, je ne l'entendais pas respirer. Sa petite jambe ronde passait sous la couverture. Oh! Bébé qui est parti! Jacques, tu vas me laisser le portrait, n'est-ce pas? On se dispute, on s'agonise, mais on n'est pas des monstres. C'est à moi, le portrait. Tu te rappelles, quand on l'a fait faire, Bébé regardait une image. Vois-le; on dirait qu'il me voit…

Jacques pleurait.

Il se pencha sur le portrait et l'examina sans mot dire. Sa tête était tout prêt de la tête de Jeanne; leurs chevelures se touchaient. Jeanne voulut supplier encore, mais le forgeron lui ferma doucement la bouche.

—Si je ne te le donne pas, que feras-tu?

—Je ne pars pas.

—Eh bien, je le garde!

Et comme elle restait étonnée, il l'attira dans ses bras, tendrement, comme autrefois; et il murmura dans un baiser:

—Reste. Pardonne. Oublie. Aime-moi. Nous le garderons tous les deux….

Voilà plus de quatre ans que s'est passée cette histoire.

Aujourd'hui, il y a deux portraits dans la chambre de Jeanne, au-dessus de la cheminée.

VISION

Vous ne croyez pas aux revenants? Vous avez tort.

Certes, les revenants ne sont plus ces apparitions fantastiques d'autrefois, surgissant au coup de minuit, dans les environs des cimetières, pour pétrifier de terreur quelque villageois attardé; les fantômes se sont perfectionnés avec le temps, ils ont marché avec le progrès, et, s'ils pénètrent encore chez les vivants sans se faire annoncer, au moins gardent-ils dans le monde la tenue irréprochable des vrais gentlemen.

J'en ai connu un, un seul, dont les assiduités m'ont absorbé pendant six mois. Dire que je regrette son départ? Non. Mais, en somme, je dois lui rendre cette justice: qu'il était un fantôme de bonne foi et d'esprit.

Voici la chose.

Il y a quelques années, par une calme soirée d'hiver, je travaillais au coin de mon feu à je ne me rappelle plus quel poème lyrique,—j'étais un peu souffrant,—quand j'entendis nettement frapper à ma fenêtre. D'abord je crus à l'étourderie de quelque oiseau de nuit, battant mes volets d'un coup d'aile; mais le bruit se répéta avec des intermittences régulières—toc, toc, toc. Je levai le nez, vaguement inquiet, pas trop décidé à me rendre compte. Sachez que j'habite un quatrième étage, sans balcon ni terrasse, dans un faubourg silencieux, assez désert. Mais on frappa de nouveau, plus vite, dans un mouvement d'impatience nerveuse…. J'allai à ma croisée que j'ouvris toute grande, d'un coup.

Devant ma fenêtre, dans le vide, une longue forme blanche était suspendue, arrêtée. Ce fut un instant tragique. Entre l'apparition et moi un regard fut échangé, un de ces regards qu'avant le combat subissent les deux adversaires dans un duel au pistolet; une angoisse et un défi. L'effroi de la mort et la résolution désespérée de se montrer brave. Combien de temps cela dura-t-il? Une minute? Une éternité?… Bref, malgré ma stupeur, j'éprouvai une sorte de soulagement quand le spectre m'adressa, d'une voix à peine distincte où je crus noter un vague accent britannique, ces simples paroles:

—Peut-on entrer?

Trop ému pour répondre, j'inclinai la tête et je m'effaçai devant mon visiteur, dans un geste hospitalier.

Le spectre glissa dans ma chambre, doucement, poliment, avec un salut discret d'invité. Je lui montrai un fauteuil, où il parut s'asseoir, tandis qu'il bredouillait quelques mots de banale excuse…. «Je suis importun, sans doute…. Désolé de vous déranger à cette heure…. Croyez bien que…. Non, je suis vraiment confus…» On eût dit un électeur sollicitant une apostille de son député.

Je l'examinai. Ce fantôme appartenait au sexe fort et semblait âgé de trente-cinq ans environ. Contrairement à la légende, il ne se présentait pas enveloppé d'un suaire, mais habillé. Habillé, vous m'entendez bien. C'est-à-dire que dans son costume,—qui n'était pas un costume, mais seulement une transparente vapeur—je démêlais un dessin moderne, des coupes de veston. L'impression d'ensemble, physionomie et vêtement, était favorable. A n'en pas douter, je me trouvais en présence de l'ombre d'un garçon bien élevé.

Quand nous fûmes assis tous deux, il m'enveloppa d'un regard décidé et:

—Allons au fait, me dit-il. Tu ne me reconnais pas?

J'avais repris un peu de calme, et c'est d'une voix assurée que je pus répondre:

—Pas du tout, cher monsieur.

Il haussa les épaules.

—Je m'y attendais, continua-t-il. Ah! tu es bien resté le fourbe de jadis! Peu importe. Tes dénégations ne te serviront point. Au surplus, je vais te confondre d'un mot: Te souviens-tu du Morne Rouge?

Le Morne Rouge? Oui, je me rappelais le Morne Rouge. C'est là-bas, à la Martinique; une superbe montagne derrière Saint-Pierre, avec des trigonocéphales dans tous les fourrés. Avais-je rencontré, vivant, ce revenant? Je cherchai, je cherchai. Rien.

Il poursuivit.

—Ah! tu hésites! tu es pris, hein?… Eh bien! écoute. Oui, je suis le pauvre William Perkins, dont tu as volé la fiancée, ma pauvre petite Millia. Le jour où tu es reparti, sur ta frégate, elle est morte; je jurai de la venger. Le travail, la pauvreté me retenaient aux Antilles, m'empêchaient de te poursuivre…. Depuis hier soir, je suis mort, je suis libre! A nous deux, maintenant! Certes, je ne puis te tuer, mais je puis empoisonner ta vie. Désormais, je ne te quitte plus. Chaque soir, tu me reverras à tes côtés et tu m'entendras te dire: Louis Vermont, souviens-toi du Morne Rouge!

Maintenant, je me sentais parfaitement maître de moi. Je me levai, en hâte décidé à ne pas poursuivre l'entretien, et je prononçai:

—Cher monsieur, nous sommes en ce moment, vous et moi, les victimes d'un quiproquo…. Vous vous serez trompé d'étage. J'ai traversé la Martinique et je n'ignore pas le Morne Rouge; mais je n'ai gardé aucun souvenir de la demoiselle Millia dont vous avez bien voulu me raconter les malheurs…. Je ne vous connais pas.

Le fantôme s'était dressé pour prendre congé.

—Tu persistes à nier! s'écria-t-il. Soit. Mais tu es prévenu; désormais, je m'attache à tous tes pas.

C'était à mon tour de hausser les épaules.

—Mon cher spectre, dis-je, vous avancez. A peine êtes-vous défunt que vous avez déjà des idées de l'autre monde. Mais, mon garçon, nous avons perdu la superstition du fantastique. Pour employer une expression étrangère aux Dialogues des morts, mais qui rend bien ma pensée,—nous ne coupons plus dans ces godants-là. Si, malgré mes avis, vous teniez à revenir me faire visite, vous auriez bien tort de vous gêner. Je reçois tous les lundis. Mais ne vous flattez pas de me faire souffrir; je suis un enfant du dix-neuvième siècle et je ne crois pas au surnaturel.

—Louis Vermont, repartit l'ombre, souviens-toi du Morne Rouge!

J'ouvris la fenêtre. Le spectre se retira, après d'ironiques et brèves congratulations.

Le lendemain, à mon réveil, je crus avoir rêvé une histoire d'Edgard
Poë.

Vers trois heures, à la Chambre des députés, comme je causais avec l'honorable Paul Sandrique dans le salon de la Paix, je vis sortir de la muraille l'ombre de William Perkins, visible pour moi seul. Il se faufila entre le député de l'Aisne et moi, me regardant en ricanant et, sans que mon interlocuteur pût entendre une syllabe, me parlant du Morne Rouge. D'abord, cela me déplut, mais je m'accoutumai bien vite. Au surplus, à moins de passer pour un fou, il m'était impossible de laisser percer mon trouble.

Dans la soirée, William Perkins vint me rejoindre au théâtre des Variétés, prenant place à côté de moi, en un fauteuil vide. Je fus aimable, et lui racontai les deux premiers actes qu'il n'avait pas entendus. A la sortie, il me suivit chez Henry Gervex qui donnait du thé à ses amis; et comme, vers deux heures du matin, devant ma porte, il me reparlait des Antilles, je daignai l'éclairer encore.

—Je me nomme Charles-Marie de Larmejane et non pas Louis Vermont; je ne suis allé à la Martinique que dans un but hydrographique. Millia m'est étrangère et j'ai conservé du Morne Rouge les pires souvenirs.

Le fantôme me tourna le dos en ricanant.

J'étais sincère. William Perkins reconnut bientôt qu'il ne me donnait aucune crainte. J'en venais à lui faire bon accueil. Dès son apparition, je lui tendais la main.

—C'est toi, mon vieux?… Et ça va bien?

Il demeurait grave, figé dans sa sempiternelle évocation des Antilles, et me nommant Louis Vermont toute la journée.

—Patience! ricanait-il. Un jour je parviendrai bien à te faire saigner!

Je lui disais:

—Dis donc, Perkins, je ne sors pas ce soir…. Est-ce qu'on te verra?

Ou bien:

—Je vais au bal des artistes. N'oublie pas de venir me prendre à la sortie…. Nous causerons du Morne Rouge.

Rien ne le décourageait.

Un jour j'étais allé faire ma cour à Blanche, qui revenait d'une tournée lyrique en Égypte—vous savez bien, Blanche, celle qui aimait tellement les bonbons que nous l'avions surnommée Blanche de Pastille.

C'était au temps qu'elle habitait sa jolie villa de Maisons-Laffitte, où Jules Claretie a trouvé son décor du Prince Zilah. Comme j'étais à ma première visite, elle voulut me montrer son petit parc, sa basse-cour, les serres, et même une petite garenne où il n'y avait aucun lapin.

Ce fût une bonne promenade. Nous cheminâmes lentement sous les arbres, nous arrêtant souvent pour regarder ensemble la même fleur ou le même arbuste, la même échappée de ciel bleu échancrée dans les branches. Les oiseaux nous saluaient de petites ritournelles agiles, les roses avaient des sourires, les grosses pivoines se penchaient dans des révérences. L'imagination aidant, c'était gentil.

Patatras! William Perkins me toucha l'épaule et me montra son sourire des mauvais jours. Louis Vermont. Le Morne Rouge. Il tombait bien. Impossible de lui faire comprendre son manque de tact. Pas moyen de l'interpeller.

Sans doute il devina mon ennui, car son insistance s'accrut. Je le trouvai, non plus à ma droite, mais à ma gauche, entre Blanchette et moi, de telle sorte que je n'apercevais presque plus Blanchette; et tandis que je m'évertuais à ressaisir le fil de mes madrigaux brisé par cette intervention macabre, ce fantôme mal élevé me ramenait à son animal de Morne Rouge, aux serpents de là-bas, à la désespérante Millia.

Et il se passa une chose atroce.

Tout à coup Blanche s'arrêta, les regards fixés au sol. Des traces horribles s'imprimaient sur le sable, des traces de pieds nus. William Perkins, las sans doute de planer entre ciel et terre, ou bien malintentionné, marchait entre nous, mesurant ses pas sur les nôtres. Blanche regarda sans comprendre, m'interrogea d'un coup d'oeil, et me vit si pâle, si pâle, que devinant brusquement quelque chose d'épouvantable, elle s'évanouit en jetant un cri terrifié.

Je la reportais, inanimée, au pavillon—toujours poursuivi par les ricanements de l'odieux Perkins.

—Louis Vermont, souviens-toi!…

A peine rentré, je remis la pauvre Blanche aux soins d'une camériste, et je redescendis dans le parc où mon fantôme riait au point d'en pleurer.

—Par exemple! m'écriai-je en l'abordant, j'en ai assez!… Une explication est devenue nécessaire!… Cette vie-là ne peut pas durer!

Le misérable spectre riait toujours.

—Voyons, continuai-je, je serai calme…. Tant que vous vous êtes contenté de venir ma retrouver au théâtre, à la Chambre, chez mon coiffeur, je n'ai rien dit. Je trouvais même cela amusant d'avoir un revenant pour ami; et cependant—ceci n'est pas un reproche—votre conversation n'était vraiment pas assez variée! Mais aujourd'hui, ça ne va plus! Si vous devez m'empêcher de faire ma cour à cette prima donna qui a dû rapporter du Caire des idées ultra-orientales, je suis parfaitement résolu à vous infliger vos huit jours.

L'ombre répondit:

—Je t'avais bien annoncé que j'arriverais à te faire pleurer!… Louis
Vermont, souviens-toi!

Je ne le laissai pas achever.

—Depuis six mois je vous répète soir et matin que je ne m'appelle pas
Louis Vermont….

—Comme si je ne te reconnaissais pas!

—Mais quand je vous assure!…

Nouveau haussement d'épaules.

—Inutile de feindre, fit Perkins; je pourrais te peindre de mémoire. Tiens, tu as sur le bras droit, entre le poignet et le coude, un petit signe noir….

J'avais déjà relevé mes manchettes et montré au fantôme un bras exempt de toute marque particulière.

Aussitôt, la physionomie de feu Perkins se transforma. Il regarda mon bras de très près, à plusieurs reprises et, aussitôt ensuite, avec l'accent d'un revenant profondément humilié:

—Oh! monsieur! s'écria-t-il, quelle erreur! Je ne sais où me fourrer… jamais pareil impair!… Oui, en effet, quand je vous regarde bien…. Une telle ressemblance!… C'est le nez…. Ah! sapristi, qu'est-ce que vous avez dû penser de moi?

Et il continua, de plus en plus vexé:

—Tenez, je vous offre des excuses, dans les journaux…. Je me croyais dans mon droit…. Voulez-vous que j'aille trouver cette jeune dame et que je lui explique la chose?…

—Non pas! non pas!

Présenter Perkins à Blanche! Un comble!

—Mais c'est que je tiens à réparer….

Je consolai feu Perkins qui disparut pour toujours.

Depuis, je n'ai plus vu de revenant… mais je n'ai plus revu Blanche.

Bah!…

LE DOMPTEUR

Les palefreniers ont poussé dans la piste la grande voiture vernie et dorée, close de larges panneaux à poignées de bronze. Derrière ces panneaux, une rumeur, des piétinements lourds, des haleines frémissantes, quelque chose de sauvage, de sournois, que l'on devine et qui fait peser une anxiété sur la foule. L'orchestre, au-dessus de la coupée, fait silence. Sur les gradins, les hommes deviennent sérieux, attentifs; les femmes, un peu pâlies, savourent la caresse d'un frisson.

Les panneaux tombent aux mains des laquais, les grilles se dédoublent, s'élèvent sous l'action des crémaillères—et, dans l'éblouissement des lustres, les grands lions roux surgissent, ennuyés, majestueux, tristes d'une tristesse altière, semblables à des rois captifs. Ils sont six: trois lions et trois lionnes. Cinq sont nés dans les cages de la ménagerie de Hambourg, là où se traite le commerce des fauves; ils ont subi, de tout temps, l'énervement de l'esclavage, l'humiliation des cravaches abattues, le spleen des prisons. Le dernier, dont la crinière semble noire, vient des forêts profondes de l'Atlas; il est superbe, énorme, formidable. Il a possédé le désert, terrifié les tribus, bu le sang rose des gazelles, tenu sous ses ongles le front brisé des chasseurs, fait grâce de la vie à des pâtres. Le regret des splendeurs perdues brûle dans ses prunelles de cuivre; et devant les bourgeois et les Margots perchés sur les banquettes du cirque, devant cette civilisation maniérée que la vie mondaine étouffe et flétrit, il songe à l'immense solitude des bois mystérieux, aux troupeaux effarés courant dans la plaine, aux nuits d'Afrique, à la caverne inviolée faite de blocs géants.

On l'a nommé «Sultan», et on a eu raison. Il a les cruautés épiques des pachas; déjà trois dompteurs ont expiré sous sa griffe. Dans la cage il ose seul rugir, en rôdant.

Les autres fauves se font petits à son approche; il les regarde comme un
César doit regarder les bâtards de ses frères.

Un homme paraît à l'entrée de la piste, beau comme un jeune dieu. C'est Éric, c'est le dompteur! Le lion désormais, c'est lui seul. Éric a vingt-cinq ans, une stature de héros, le courage des belluaires, la force d'un Titan, la grâce athénienne du Discobole.

Quand il descend dans l'arène, au milieu de la peur muette du public, les hommes le jalousent, les femmes le guettent. Une princesse moscovite, cousine des tzars, l'adore et le suit de capitale en capitale, heureuse de le contempler, le soir, aux prises avec ses fauves. Songez donc! Cette tête aimée que chaque nuit des baisers parfument, la voir confiée à l'horrible gueule des bêtes et songer que sous l'effort d'un seul coup de crocs!… Voilà bien de quoi pimenter des voluptés de grande dame….

Le costume d'Éric est le vrai costume des bateleurs, maillot de soie et jersey de velours noir largement échancré au col; une ceinture de satin pourpré à la taille, des sandales blanches aux semelles frottées de résine, et qui tiennent au plancher de la cage.

Il traverse la piste, et, debout devant la petite porte de fer, il salue le public lentement, avec un geste de statue. Sultan a hurlé. Les lions de Hambourg courent, tremblants, le long des barreaux, bondissent au sommet de la cage, rampent avec des mouvements de chats en fuite. Le silence est tel, que l'on entend les paroles brèves d'Éric, jetées aux bêtes comme des ordres à des toutous. Houp! Saïda!… Saute, Néron!… Les spectateurs frémissent, impuissants à détacher leurs yeux de cette cage où les félins rampent et où l'homme seul a l'air de rugir. Éric est vraiment superbe, maintenant.

Mais Sultan est immobile. Lui seul reste accroupi dans un angle, soucieux, menaçant, avec des attitudes de chasse. Il faut cependant qu'il «travaille». Éric prend son temps, assure dans sa dextre la fusée de sa cravache, et, d'un pas ferme, marche sur son lion noir.

Au premier rang des fauteuils, la Russe contemple, debout. Elle a trente ans bientôt et on lui en donnerait seize à peine. Blonde, mince, frêle et d'apparence maladive. Une jolie fleur qui souffre. Pourtant, elle seule paraît sans crainte. L'habitude, peut-être. Elle sait par coeur cette séance complètement réglée dans toutes ses démarches; les mouvements d'Éric sont prévus ainsi que les bonds des fauves. Elle assiste à ce spectacle comme elle écouterait une musique ancienne, intéressante toujours mais sans surprises.

Une inquiétude plisse son front quand Éric lève sa cravache sur le lion noir qui pare le coup d'un mouvement de patte,—une patte énorme, armée de crochets. Mais cela dure l'instant d'un éclair. La bête a cédé. Sultan s'exaspère, mais en même temps il s'humilie. Le brave dompteur se sent le grand vainqueur. Si tout va bien, peut-être osera-t-il présenter au lion la barrière et le cerceau. Non, il n'ose pas. Sultan montre une sournoiserie inquiétante. On dirait qu'il se décide, qu'il est résolu à en finir.

Attention! Voici le plus dangereux instant. Éric va regarder son lion de tout près; puis il laissera tomber sa cravache, et, désarmé, presque nu, il soufflettera le mufle horrible de la bête…. C'est fait! Le rugissement de Sultan a fait trembler la salle. Éric sourit. Il marche à reculons vers la porte de fer, tenant en respect les monstres. La porte s'entr'ouvre, se referme. Le dompteur est dans la piste. Bravo!

La Russe ne l'a pas quitté de l'oeil. Et si maintenant elle tremble, si un flot de sang lui monte au visage, c'est qu'Éric, le dompteur, n'a salué qu'un être dans la foule: une grande fille brune au profil de juive qui le regarde avec des yeux Luisants.

Quelle scène!

La Russe n'a pas voulu lui donner le temps de s'habiller. Elle l'a arrêté au passage dans l'écurie, comme les palefreniers rentraient la cage, et elle le tient dans l'angle d'une stalle, en lui parlant vivement à voix basse. Eric sourit, puis il hausse les épaules. Quoi? Une femme brune? Où ça, une femme brune? Il ne l'a pas seulement vue. En voilà des histoires! Allons, voyons…. Mais la Russe se fâche. Elle a vu. On ne lui en fera point accroire. Elle a vu, voilà tout!

Tandis qu'elle parle, elle agite nerveusement la grosse cravache qu'elle a enlevée aux doigts d'Éric, par un geste hypocritement machinal, sans avoir l'air. Et comme le dompteur persiste à nier, elle le frappe au visage, brutalement!

Elle est lionne à son tour. La face s'enflamme, s'exalte, se transfigure. Ce n'est plus le petit morceau de femme de tout à l'heure: c'est la Cosaque, une sorte de sauvage, un peu fauve. Éric recule, effaré, et veut gagner sa loge; mais la cravache l'atteint de nouveau, enlevée par une petite main de fer. Il ne montera pas. Il ne fuira pas. Une seule retraite lui reste: la cage. Il y saute d'un bond. C'est Sultan, c'est la mort. Tant pis! Tout plutôt que cette Russe! Les lions l'entourent, rugissent, menacent. Sultan rampe.

—Ah! le lâche! s'écrie la Russe.

Et elle a raison.

LE TÉLÉPHONE

—Allo! Allo!

—Allo!

Et je lui fais ma cour.

J'ai découvert enfin l'amante que nul soupçon n'effleure, la femme docile, souple à ma fantaisie, et dont je ne me lasserai point. Quand je le désire,—et selon mon caprice volontaire,—elle est blonde, ou brune, ou rousse, ou toute parfumée de poudre; sans qu'il me soit besoin de prononcer une parole, elle s'habille à ma guise, tantôt en mignonne Parisienne dont le satin collant révèle la pureté noble des formes, tantôt en princesse, tantôt en belle comédienne. Elle consent à prendre, au besoin, le visage de la femme quelconque que j'ai aperçue seulement de loin, et que je désire. Lorsque, pris d'une ambition impossible, mon rêve s'envole là-bas, là-bas, aux pays bleus des forêts vierges égayées parle bizarre plumage des oiseaux de paradis et l'agilité des jeunes singes; lorsque mon esprit hante les rivages africains, les havres bleus, les lointains exquis du Bosphore ou de Yokohama, elle se transforme au gré de mon envie, devient l'énervante créole d'Haïti, la Chinoise, couleur de cuivre, grisée de langueurs et d'opium, la chaste et impudique aimée, la Mauresque voilée dont on aperçoit seulement, entre le sourire du masque, les grands yeux profonds et noirs.

Bref, elle est ma maîtresse—ou mon esclave.

—Allo! Allo!

—Allo!

Et soumise! Au premier appui, elle se hâte. Si la causerie ne m'amuse pas, si je broie du noir ou si j'ai mal à la tête, je l'abandonne, je la quitte. Je prends mon chapeau, je sors. Elle ne se fâche pas, n'a pas une protestation, pas une moue. Il me suffit de l'avertir par un triple signal de sonnettes perlées, conformément au règlement. Quelquefois, elle m'appelle, mais c'est toujours avec un absolu désintéressement. Un ami me demande, et elle s'offre comme intermédiaire.

Nous causons surtout la nuit, car, durant une partie de la journée, elle se repose. Son service au bureau central des téléphones est ainsi réglé. M'arrive-t-il de rentrer tard dans mon logis de célibataire où je remonte seulement à regret—la nature a horreur du vide—je cours à la plaque et les vibrations commencent. Grâce à elle, chaque soir une voix de femme me souhaite la bonne nuit, le repos, les songes, fermant ma journée par un peu de charme et de grâce. Son «bonsoir, mon ami!» m'a fait souvent oublier les misères, les écoeurements de l'existence quotidienne, Spirituelle et gaie, elle rit d'un bon rire heureux, d'un rire d'enfant, qui me fait deviner de jolies dents et des lèvres fines. Et cela me fait du bien de l'entendre, son rire, quand je me sens le cerveau abruti par le travail ou le coeur noyé de spleen.

—Allo! Allo!

—Allo!

—C'est toi?

—Oui! Bonjour! bonjour!

Je me rappelle délicieusement le jour des aveux.

Je venais de causer avec mon notaire et, l'entretien achevé, elle avait oublié de rompre la communication. L'entendant rire et causer avec ses petites amies, je la rappelai, j'insistai sur mes madrigaux de la veille. Je traversais une de ce heures moroses qui favorisent l'attendrissement; au lieu de lui répéter les bêtises de chaque jour, je devins grave, sérieusement grave, avec une conviction que je ne sus m'expliquer par la suite, et je laissai tomber dans l'instrument de Graham-Bell une envie de pleurer contenue depuis la veille.

Ce fut exquis. J'eus l'aplomb de me plaindre, de lui parler de mon isolement, du néant stupide de ma vie de garçon. Elle se révéla bonne comme du bon pain, me donna des conseils de soeur aînée, poussa la complaisance jusqu'à me gronder. Puis, j'entendis sangloter ses confidences. Elle vivait seule, elle aussi, et triste. Plus de papa, plus de maman, pas d'amoureux, aucune amie, hormis les petites camarades du bureau central. Ah! la vie n'est pas gaie!… Je lui proposai carrément de combiner nos deux solitudes en un tête-à-tête. Quel impair!

—Pour qui me prenez-vous, monsieur?

—Pour moi!

Elle interrompit le courant, net, et quand, résolu à lui faire accepter mes excuses, je lui criai: «Allo! Allo!»—elle s'était fait remplacer par un vieux monsieur qui me répondit:—«Allo! Allo!»—d'une voix brisée par quarante années d'absinthe suisse.

Dans la journée, je pus lui demander pardon. Elle eut pitié. Je jurai de ne plus jamais recommencer—jamais, jamais. Et comme une vague tendresse m'étourdissait de ses vertiges, j'osai. Oh! la durée d'un éclair. La plaque vibrante, étonnée, répéta le bruit d'un baiser qui courut en frémissant sur les fils et alla s'échouer aux oreilles de ma conquête;—et à ce baiser, sonore, emporté, vainqueur, un autre baiser répondit, doux, doux, doux comme un souffle. Et crac! la communication fut interrompue,—hélas!

—Allo! Allo!

—Allo!

Je fus une fois huit jours sans l'entendre. Une jeune fille quelconque la remplaçait, à qui je n'osai rien demander. Que se passait-il? Ma maîtresse avait-elle été flanquée à la porte? L'avait-on exilée du bureau central dans un bureau de quartier? Comment savoir? La moindre question pouvait la compromettre. D'ailleurs j'ignorais—j'ignore encore—son nom.

Une nuit, la sonnerie me réveilla. Évohé! c'était son timbre!

—Allo! Allo!

—Allo!

Elle m'expliqua sa longue absence: une bronchite, une vilaine bronchite qui l'avait clouée au lit pendant toute une semaine. Pauvre petit chat! Je lui conseillai la teinture d'iode et des infusions bien chaudes. Sa convalescence me fournit mille prétextes à communications. Vingt fois par jour, je m'informai de son état. Ça allait mieux? Bon. A tout à l'heure!

Et cette idylle électrique dure depuis deux ans bientôt. Contrairement à l'usage, nous n'avons pas d'enfants, mais cela s'explique. Dame! le fil!…

Nous nous aimons comme ça, et, ma foi, nous sommes heureux. Cet amour durera. J'ai le droit de vieillir, et elle peut devenir laide; ça ne nous séparera pas. Je la verrai toujours avec des yeux résolus à l'admirer; et si ses cheveux blanchissent, si nos dents tombent, je l'ignorerai.

Et moi, je puis devenir chauve, obèse, manchot, voûté, goutteux—impunément,—sans cesser d'être aimé.

—Allo! Allo!

—Allo!

LA LANGOUSTE

Elle était blonde comme une moisson d'août, et, par une duplicité de coquette, ne se jugeant pas suffisamment blonde encore, elle couvrait ses tresses et les frisons de sa nuque d'une poudre fine, couleur de tabac de Messine d'où s'élevaient, dans un petit nuage doré, des parfums d'une tendresse indéfinissable, quelque chose comme de subtiles essences de Chypre. Sa gorge mince, aux lignes pures et tentantes, palpitait sous les plis mollement drapés d'un corsage rubis, contenu par un fin croissant de diamants. Son délicat visage, rêvé certes par Latour et deviné par Watteau, tirait sa lumière de deux grands yeux ravis et pervers dont les regards, comme des baisers bleus, faisaient briller des clartés d'étoiles; et d'une toute petite bouche, semblable à un oeillet de pourpre, qui découvrait, aux instants folâtres, trente-deux perles d'un orient merveilleux. Ses mains—de petites mains nerveuses de pianiste hongroise—planaient sur les objets qu'elles semblaient toucher, comme des ailes blanches de tourterelles;—et dans la Chine idéale que hante la nostalgie des poètes, on n'eût pas découvert, même chez les paresseuses princesses de Taü-Taï, des pieds plus invraisemblables que les siens.

Elle avait nom Cécile.

Hélas, au berceau des filleules les mieux fêtées, une méchante fée surgit parfois, plus méchante que la gale, et mêle aux promesses des bonnes marraines un présent chargé de mystifications sournoises. Le jour de printemps où l'on baptisa Cécile, tandis que des archanges lui décernaient toutes les séductions, un démon marin entra sans qu'on l'eût attendu et jeta sur l'innocent baby ces simples paroles:

—Tu aimeras passionnément la langouste à la sauce mahonnaise, et cet amour aveugle te perdra!

Ce n'est pas tout d'aimer la sauce mahonnaise, encore faut-il savoir la préparer. Vous prenez un jaune d'oeuf bien frais et vous le précipitez au fond d'un bol—certains amateurs l'écrasent à tort dans une assiette à potage;—vous saisissez délicatement la fiole de cristal où l'huile assoupit son or liquide, et vous versez… doucement, bien doucement, goutte à goutte. En versant, vous remuez régulièrement avec une petite cuiller—les hérétiques de l'assiette creuse vont jusqu'à se servir d'une fourchette—et vous battez énergiquement, sans trêve, sans faiblesse. Les doigts qui battent doivent montrer la rapidité continue d'un volant de machine à vapeur, et peuvent au besoin s'emporter; la main qui doit verser garde un calme impassible, une froideur majestueuse et sereine. Une seconde d'oubli, tout est perdu; la combinaison miroitante prend aussitôt un aspect marécageux parfaitement répugnant. Tout est raté. Le mieux alors est de recommencer: Vous prenez un jaune d'oeuf bien frais et vous le précipitez, etc., etc.

L'auteur de la Cuisinière bourgeoise a oublié de mentionner les conditions essentielles à l'élaboration d'une bonne mahonnaise. Une atmosphère glaciale est de rigueur. Il importe, pour réussir, de se placer dans un courant d'air, au sommet d'un clocher ou dans le voisinage de M. Caro. Essayer de parachever une mahonnaise sur le cratère du mont Vésuve, dans un couloir des Folies-Bergère, ou à côté du député Langlois, constituerait une entreprise ultra-téméraire.

En outre, il est bon d'être deux,—pas trois, deux. Quand on est trois, il y en a un qui ne fait rien. A deux, la sauce se combine à merveille. L'un tient la petite cuiller; l'autre distribue exactement les gouttes d'huile. Et, la sauce terminée, des rivalités éclatent: la main qui a versé essaye d'usurper la gloire de la main qui a battu, et, au moment psychologique où l'on additionne le vinaigre, il est possible qu'on se brouille ainsi avec son plus vieux camarade.

Car une mahonnaise se prépare entre amis; encore doit-on choisir son monde. Je n'aurais aucune crainte avec des collaborateurs comme Berton ou Lina Munte, mais je m'attendrais continuellement à voir l'huile de Provence se perdre en liaisons dangereuses, s'il m'arrivait d'oser une entreprise de ce genre avec Daubray ou Sarah Bernhardt.

Bref, pour réussir une mahonnaise, il faut:

  Un jaune d'oeuf,
  Un bol,
  Une petite cuiller,
  De l'huile,
  Un collaborateur sympathique,
  Et du sang-froid.

Un soir, comme Abel venait partager honnêtement le repas de Cécile, il aperçut, vautré sur un plat de vermeil que supportait le gothique dressoir de la salle à manger, une langouste énorme, une sorte de monstre marin vermillonné et rugueux qu'on eût dit choisi pour la subsistance d'une garnison.

Comme il essayait de se rassurer et considérait la table mise où deux couverts seulement se faisaient face dans une allure de tête-à-tête, Cécile entra, rajustant parmi les dentelles de son cou le croissant de son agrafe diamantée. Son heureux sourire de chaque soir se transfigurait en moue boudeuse. Abel crut à un bracelet perdu, à un ruban fané, à quelque gros chagrin d'enfant gâtée contrariée par sa modiste ou par son petit chien.

Dieux infernaux! la catastrophe était pire! Une cuisinière distraite avait manqué la sauce destinée au mets favori de la gourmande. Au lieu et place d'une mahonnaise harmonieuse, elle avait servi un mélange écoeurant, une marinade affreuse à l'oeil nu. Le dîner était manqué.

Abel protesta. Quoi de plus simple à faire qu'une sauce?… Et sans lui permettre une objection, il arracha ses gants, choisit sur le bahut un gros bol de vieille faïence rouennaise, demanda un jaune d'oeuf—bien frais—et se mit à l'oeuvre. Mais, dès les premiers tours de la petite cuiller, il reconnut combien son bon vouloir resterait vain; soit manque d'habitudes culinaires, soit retour du trouble ramené par la contemplation des grands yeux de Cécile, il appela au secours. Il était temps. L'huile, répandue avec caprice, menaçait de transformer la mahonnaise en potage.

Cécile intervint. Sa blanche main saisit le vieil huilier madrilène à double tubulure, et versa.

Mais, à quoi tiennent les destinées!

En regardant cette petite main fine où le sang dessinait de minces lignes d'azur, en admirant cette menotte aristocratique cambrée à l'attache d'un poignet frêle, chargé de bracelets noyés dans les dentelles de la manchette, il sentit des vertiges lui monter du coeur à la tête, des tentations lui mettre aux lèvres une folie de baisers.

Il osa, bientôt. Et Cécile, d'abord effarouchée, eut garde de compromettre la sauce. Malgré ses plaintes indignées, malgré l'émoi qui fit passer sur toute son adorable personne un frisson inquiétant, elle demeura la main tendue et crispée, le poignet ferme.

La petite cuiller tournait toujours.

Heureux, sans remords dans le crime, Abel s'enhardit. Son baiser frisa les doigts de l'enfant, caressa la naissance du bras où sa moustache traîna une douceur de soie. Elle, attentive, héroïque, considérait le mélange.

Un moment, soupçonneuse, elle se pencha, et le marmiton volontaire, fermant les yeux, s'abattit, les lèvres ouvertes comme deux ailes rouges, parmi les blonds cheveux noyés de poudre odorante.

La petite cuiller s'arrêta, l'huilier madrilène reprit nonchalamment une place de hasard parmi les cristaux du couvert… Quelques mots, exquis, furent échangés à voix basse, et lorsque tous deux relevèrent les yeux, comme au sortir d'une extase, Cécile montra à Abel, sur le plat de vermeil, la grosse langouste qui les écoutait—en rougissant.

FIANÇAILLES

Irène a trente ans; elle est restée fille. Un mystérieux regret lui a vidé l'âme, peut-être la rancune d'une espérance offensée. Sa lèvre est amère, ses yeux sont moqueurs; elle rit d'un rire nerveux brusquement coupé par l'appréhension d'un sanglot. Des revenants la hantent, de tristes revenants drapés de deuil; et il lui semble parfois vivre au milieu d'une nécropole. Rien n'existe plus pour elle de vivant, plus rien qui soit l'avenir, plus rien qui soit demain. Elle attend avec sérénité la fin de tout cela, se sentant veuve de quelqu'un qui n'est pas mort, martyre d'un serment que nul ne lui a demandé et qu'elle n'a prononcé devant personne. Elle a aimé; les douleurs, qui tuent les petits sentiments, éternisent les grandes passions; et le coeur de la femme est ainsi fait qu'elle ne garde une trace que de ce qui lui laisse une cicatrice. De là une tristesse morne, toujours plus lourde; car c'est surtout pour les femmes que les années pèsent d'autant qu'elles sont vides.

Aucune colère contre la vie, aucune jalousie des bonheurs d'autrui. Les êtres que l'adversité rend méchants étaient méchants dès l'origine; leur perversité guettait une occasion. Irène est bonne et reste bonne à travers les épreuves. Elle pleure souvent, mais les pleurs des autres doublent son chagrin. Comme toutes les créatures qui souffrent un inconsolable regret, elle sait l'art divin des consolations. A ceux qui doutent elle parle d'espoir,—elle qui n'espère plus. Et pour distraire un ennui étranger, pour donner des ailes aux oiseaux noirs penchés sur des fronts amis, elle trouve des gaietés nerveuses, bruyantes, macabres, où râle une immense incrédulité. Son visage est moins un visage qu'un masque; sa parole est moins le vêtement que le déguisement de sa pensée; son sourire est un décor sans lumières; et, dans la contemplation de ce sphinx railleur, on songe à ces rideaux de théâtre décorés d'arlequinades et qui tombent, raides et joyeux, sur le dénouement d'une tragédie.

Elle adore sa mère,—maman,—avec l'ambition de mourir la première. Deux amies, Marie et Marguerite, savent seules le prix de ses larmes et la mesure de son renoncement. Le goût du monde lui donne un moyen de se fuir, et il lui prend la tentation furtive de se travestir pour ne pas se reconnaître. Elle vit ainsi, des plaisirs, des émotions, des impressions, des espérances des autres;—dans une attente soumise.

Le mot qu'elle dit le plus souvent, c'est: «Je suis navrée…»

Pierre a trente ans, sur lesquels dix ans inutiles. Le vide des choses lui pèse. Il a défendu la liberté et on l'a mis en prison; il a fait la guerre et il a vu que c'était la boucherie; il a cherché des héros et n'a trouvé que des hommes. Las du terrestre, un peu écoeuré, un peu endolori, il s'est réfugié dans l'immatériel. Il aime des idées, pas beaucoup, quelques-unes, l'art, la patrie, le rythme, le sacrifice. Pour cela, on dit de lui: «C'est un rêveur!» Les malheureux rivés à plat ventre se défient naturellement des individus bizarres qui donnent des rendez-vous dans la voie lactée et entretiennent des relations suivies avec les étoiles. Fréquenter des astres, cela est suspect. Ce qui complète Pierre, c'est qu'il est un tantinet démagogue,—infamie qu'il partage avec Hugo, Garibaldi, Bakounine, Zorilla et Kossuth. Le bruit court qu'il a construit des barricades et, comme il est l'adversaire de la peine de mort, on le qualifie parfois de buveur de sang. Il parle des martyrs avec respect. Au fond, la politique ne l'émeut guère. Il croit encore à toute la République, mais plus à tous les républicains. Pour se consoler, il cherche des rimes et fonde sa joie sur la perfection d'une strophe.

Il a voyagé, et la terre lui a paru petite. Quoi! Déjà le bout du monde! Mais oui. Il a vu les forêts vierges, les pays bleus, noirs, jaunes, roses, les grands fleuves, les îles de verdure jetées sur l'Océan comme des bouquets effeuillés, les sommets infranchis,—et il est revenu triste, ne retrouvant personne au logis.

Pierre aussi porte un masque de frivolité factice qu'il promène dans le souci renouvelé des jours. Il a la fausseté résignée d'Irène et le même plaisir cruel. Pourtant il n'endure pas comme elle le regret d'une espérance évanouie. Les femmes qu'il a rencontrées étaient de celles qui s'oublient et qu'on oublie. Aucune n'a survécu à sa propre présence; elles ont passé avec un frou-frou de robe de soie, vite ou lentement, mais d'un pas si léger qu'aucune trace n'en demeure. D'abord il a regretté ces envolées furtives, jaloux de retenir une de ces créatures, la meilleure ou la pire, pourvu qu'elle restât. C'est si profondément navrant, vivre seul, qu'on en arrive à comprendre les vieilles filles entourées de chats et d'oiseaux. Tout ce qui vit peuple. La lie de l'abandon, c'est d'être entouré seulement de choses.

Quand on n'est aimé de personne, on aime tout le monde, d'une affection banale qui se résume en sympathie aveugle. On adopte quelques préférés choisis et rares et l'on répand sur les autres la petite monnaie de son coeur. C'est se ruiner sans enrichir personne. Bah!… Dès lors, on est bientôt classé. Les passants haussent les épaules et votre poignée de main devient sans valeur. On vit en dédaigné parmi des indifférents, et l'on demande de petites revanches à l'ironie.

Pierre vit ainsi, isolé, se demandant chaque jour si cela ne finira pas bientôt, savourant les joies, les émotions, les espérances des autres,—en attendant.

Le mot qu'il dit le plus souvent, c'est:—«A quoi bon?»

Et, la trentième année venue, ces deux êtres pareillement frappés pour des causes différentes se sont rencontrés au hasard de la grande route, à l'heure où ils allaient vers la vieillesse comme au-devant d'un vainqueur inévitable dont on espère des conditions meilleures…

Est-ce qu'après les mariages d'amour, d'affaires, de raison, de convenances, le mariage de résignation, d'assurance mutuelle contre les abandons futurs, ne serait pas destiné à réparer—autant qu'il se peut—l'abîme creusé par les désillusions d'antan?

Est-ce qu'Irène et Pierre,—ayant fait l'une le tour des calvaires, l'autre le tour du monde,—ne sont pas mieux armés, contre l'ennui et le fardeau de la vie à deux, que les petites pensionnaires et les jeunes sous-préfets mariés dans la bousculade des unions bâclées?

Est-ce qu'il ne serait plus temps pour eux de se créer une bonne existence bien égoïste, bien étroite? Le temps aurait préparé les fiançailles, la pitié annoncerait les tendresses; et l'on se marierait pour se consoler réciproquement,—ou même pour pleurer ensemble.

Avoir quelqu'un avec qui l'on pleure, ce n'est déjà plus vivre seul!

BILLETS FANÉS

C'est surprenant comme le passé s'évapore! On croit que les écrits restent, on se fie à la permanence du réel, on espère des souvenirs dans des témoignages,—et, lorsqu'après dix ans, on ouvre tristement un vieux coffret, le néant des choses vous glace; on comprend que le reliquaire était un cercueil, que rien ne demeure de ce qui dure. Les plus sûrs témoins oublient. Le secret confié se volatilise et disparaît dans le vent des années qui passent. On a pleuré sans avoir souffert; le coeur à vieilli sans avoir vécu. A remonter vers les époques abolies, on éprouve la sensation d'un pèlerinage à travers un cimetière. De la gravité, une sorte de respect pour ce qui n'est plus, des tristesses à fleur de peau. L'impression se pose et s'enfuit, semblable à un oiseau qui s'arrête. Puis, plus rien. La monotonie quotidienne vous ressaisit, vous dompte, et vous vous reprenez à vivre seulement dans le présent,—comme une bête.

Hier soir, j'ai ouvert le petit coffre d'ébène chiffré de vieil argent où, depuis que j'ai cru deviner ma jeunesse, j'ai enseveli par accès de religion instinctive, des lettres à allures sincères, des chiffons enviés, des bouquets de violettes tombés d'un corsage—la friperie de la bohème célibataire. Des riens-du-tout chers un moment, des niaiseries douces, des bêtises qui m'ont fait sourire. J'aurais dû vider le coffret dans la flamme en fermant les yeux. Non. J'ai voulu lire, tenter une cruelle épreuve, chercher le lustre éteint des rubans, la senteur perdue des fleurs; savoir si mes folies de vingt ans méritent un regret…

«Deux jours sans te voir, méchant garçon! Maman est triste. Père se fâche et dit que ta vilaine politique te conduira en prison. Moi, je suis malheureuse au point de t'écrire en cachette, ce qui n'est pas bien.

«A bientôt, monsieur!

«PAULETTE.»

Ma cousine Paule!… C'était gentil. Elle avait dix-huit ans et moi vingt. Petits, nous avions joué à «petit mari et petite femme»—avec conviction. Oh! une admirable conviction! On avait baptisé des poupées ensemble. Plus tard, devenue grandelette, elle avait persisté. Je la négligeais pour la bibliothèque Sainte-Geneviève, pour les émeutes de Belleville ou pour un affreux petit journal littéraire qui publiait mes premières stances. Par les soirées d'hiver, j'allais m'asseoir à côté d'elle et j'entamais avec le vieil oncle d'interminables parties de bésigue pour lesquelles j'affectais de me passionner. Paule me brodait au crochet de jolies pochettes de soie doublées de chamois clair où je serrais les touffes blondes de mon tabac du Maryland. Pendant la guerre, elle m'envoyait au camp des amulettes consacrées par Notre-Dame des Victoires… C'était gentil.

Maintenant, Paulette est l'épouse d'un notaire et la mère de deux jeunes messieurs forts en thèmes. Et il y a de tout cela quinze ans.

Hélas! oui, Paulette; déjà quinze ans!

«Jeu vé ce soar à la telier. Viens me cherché a diz eures.

«LISON.»

Une drôle de petite fille, tout de même! Point méchante, point savante, nullement perverse. Un peu dinde. Je me rappelle une partie de pêche pendant laquelle elle rendait sournoisement à l'Oise les goujons que j'avais tirés de la rivière. Cela, par bonté d'âme. C'était une petite modiste rencontrée un matin dans les quinconces de la Pépinière où elle émiettait des brioches pour les ramiers. Entourée d'un vol de pigeons blancs, elle m'avait paru si jolie que je lui avais immédiatement offert mon coeur, sur le rythme léger, en vers de huit pieds. Elle avait répondu «oui», pour ne pas me faire de la peine. Six mois d'intimité avec les tourterelles du Luxembourg. Un jour, elle me quitta, pour éviter un chagrin à mon ami Michel qui aimait mieux les oiseaux que moi. Ainsi elle a passé dans la vie, en faisant le bien. Transiit bene faciendo.

Une drôle de petite fille, tout de même!

«N'oublie pas ma branche de lilas pour le troisième acte. Tu l'apporteras dans du coton.

«Mille grimaces.

«SUZANNE.»

Et dire qu'elle joue encore les ingénues!… Elle tiendra l'emploi sa vie durant, et, vers la soixantième année, servira encore ses grimaces par milliers, aux habitués aristocratiques du mardi. Où l'ingénuité va-t-elle se nicher! A seize ans, elle s'appuyait sur un protecteur chauve qui savait faire oublier par la transmission de ses titres nominatifs l'irréparable outrage des années. A ce vieillard illusionné, elle annexait un poète, deux officiers de cavalerie, et un cabotin de la banlieue. J'avais été adopté comme fleuriste, pour le troisième acte, la scène du bal. Sept cents francs de lilas blanc en cinquante jours;—et au moins cinq francs de coton! Je ne regrette que les cinq francs de coton…

«Mon cher Léopold, n'oublies pas ma branche de lilas pour le troisième acte. Tu l'apporteras dans du coton.

«Mille grimaces.

«SUZANNE.»

Sa dernière lettre. Je l'ai conservée, bien que ne m'appelant pas Léopold. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien faire de tout ce lilas blanc? J'ai su plus tard que nous étions une dizaine à fournir chaque soir la parure du troisième acte. Une femme de chambre revendait le soir même les bouquets inutiles.

Et dire qu'elle joue encore les ingénues!

«… Surtout, apporte-moi une terrine de Louis, la timbale Bontoux, un petit panier de pêches et trop de confitures.

«SÉRAPHINE.»

Probablement, elle est morte d'indigestion. Celle-ci m'avait charmé par ses capacités stomacales. Un gouffre! Nous nous étions rencontrés au buffet d'Avignon et, à la voir engloutir, avec une rapidité vertigineuse, le menu d'un repas de cinquante couverts, je m'étais senti pénétré d'admiration. En arrivant à Paris, je courus lui ouvrir un compte courant aux boucheries Duval. Elle m'aima comme elle aimait le roastbeef,—à l'anglaise. Point de goûts communs. En littérature, elle comprenait Brillat-Savarin et Monselet. En histoire, elle professait le mépris de Sparte et la vénération superstitieuse de Lucullus. Cela n'allait pas sans quelque poésie gastronomique. Dans ses songeries apéritives, elle se retournait volontiers vers les temps antiques, vers les repas fabuleux de l'édile Marcius, avec, sur les tables de porphyre, des sangliers gaulois à la sauce troyenne pleins de langues de rossignols. Elle eût voulu goûter aux vins parfumés de Massique et de Cos, mordre aux treilles dorées du mont Esquilin, savourer les murènes que Domitien nourrissait d'esclaves. Nous nous sommes séparés pour incompatibilité de menus. Elle adorait le veau et je n'ai jamais pu le souffrir…

Probablement, elle est morte d'indigestion.

«Ne venez pas ce soir. Je dîne chez ma tante.

«JEANNE.»

Elle dînait bien souvent chez sa tante…

Mais, quoi? Comme elle le disait avec raison, je n'avais pas le droit de lui faire négliger ses devoirs de famille. Ses devoirs… Elle en parlait beaucoup, de ses devoirs. La statue de l'Austérité, ni plus ni moins. Des regards à la Raphaël, mais des tendresses à la Fragonard. Violence et résignation mêlées. Une assiduité exemplaire à la petite messe comme à la grande. Des fugues vers le confessionnal d'où elle revenait l'âme soulagée et l'esprit inquiet. Elle était de ces femmes qui, à l'église, croient se recueillir parce qu'elles s'observent, et méditer parce qu'elles se taisent.

La femme ne rentre en elle-même qu'au bras de quelqu'un: de là l'utilité des confesseurs. J'aurais vainement essayé de retenir Jeanne quand son directeur l'attendait; mais ce vénérable ecclésiastique ne l'aurait pas retenue une minute de plus si je l'avais attendue. Elle était vraiment pieuse, et vraiment tendre. Je me savais un rival, mais c'était Dieu.

Amours, délices et orgues!

C'est égal; elle dînait bien souvent chez sa tante!…

… Tout est brûlé. Le coffret vide brûle à son tour, car je veux qu'il meure avec les vaines reliques qu'il a portées. Dans le foyer montent des flammes tristes, et ces bouquets devenus des herbes brûlent avec un petit pétillement sec de pailles. Les rubans se tordent au feu, et le minuscule chausson de la danseuse napolitaine, dont j'avais fait un porte-allumettes, se fend en craquant douloureusement. L'âtre devient plus sombre, les flammes s'abaissent, s'abaissent, s'abaissent, se résument en une petite clarté bleue. Puis, rien qu'une cendre grise, d'aspect mélancolique et que je remue à petits coups de pincettes, froidement, sans une larme.

C'est tout mon passé, cette poussière. Cela a été la fièvre, l'énervement, l'ivresse, la gaieté maladive et fatale des énergies mal dépensées. Je suis certain de ne rien perdre en anéantissant ces souvenirs frivoles. Bien mieux, je suis heureux, rajeuni depuis cette exécution.

Que regretterais-je? Ces amours-là ressemblaient à de l'amour, à peu près comme la parfumerie rappelle les fleurs. Je suis las. Je suis seul. Le néant des frivolités me navre et j'aspire, l'âme désormais neuve, à la grande passion pure et sainte, fière et noble, orgueilleuse et sacrée, qui assure l'infini dans l'éternel!

FIN

TABLE

  Les fantômes.
  La Source Prégamain.
  La Petite.
  Fantômes amoureux:
    Une Minute.
    Le Clown.
    Sous la Commune.
    Le Rôle.
    Le Musée des Souverains.
    Le Portrait de Bébé.
    Vision.
    Le Dompteur.
    Le Téléphone.
    La Langouste.
    Fiançailles.
    Billets fanés.

End of Project Gutenberg's Les fantômes, by Charles-M. Flor O'Squarr

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