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Les Femmes de la Révolution

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XVI

MADAME ROLAND (SUITE).

Madame Roland, à cette époque, à en juger par ses lettres, était beaucoup plus violente qu'elle ne le parut plus tard. Elle dit en propres termes: «La chute du trône est arrêtée dans la destinée des empires... Il faut qu'on juge le Roi... Chose cruelle à penser, nous ne saurions être régénérés que par le sang.»

Le massacre du Champ de Mars (juillet 91), où ceux qui demandaient la république furent fusillés sur l'autel, lui parut la mort de la liberté. Elle montra le plus touchant intérêt pour Robespierre, que l'on croyait en péril. Elle alla, à onze heures du soir, rue de Saintonge, au Marais, où il demeurait, pour lui offrir un asile. Mais il était resté chez le menuisier Duplay, rue Saint-Honoré. De là, M. et madame Roland allèrent chez Buzot le prier de défendre Robespierre à l'Assemblée. Buzot refusa; mais Grégoire, qui était présent, s'engagea à le faire.

Ils étaient venus à Paris pour les affaires de la ville de Lyon. Ayant obtenu ce qu'ils voulaient, ils retournèrent dans leur solitude. Immédiatement (27 septembre 91), madame Roland écrivit à Robespierre une fort belle lettre, à la fois spartiate et sentimentale, lettre digne, mais flatteuse. Cette lettre, un peu tendue, sent peut-être le calcul et l'intention politique. Elle était visiblement frappée de l'élasticité prodigieuse avec laquelle la machine jacobine, loin d'être brisée, se relevait alors dans toute la France, et du grand rôle politique de l'homme qui se trouvait le centre de la société. J'y remarque les passages qui suivent:

«Lors même que j'aurais suivi la marche du Corps législatif dans les papiers publics, j'aurais distingué le petit nombre d'hommes courageux, fidèles aux principes, et parmi ces hommes, celui dont l'énergie n'a cessé de... etc. J'aurais voué à ces élus l'attachement et la reconnaissance.—(Suivent des choses très-hautes: Faire le bien comme Dieu, sans vouloir de reconnaissance.) Le peu d'âmes élevées qui seraient capables de grandes choses, dispersées sur la surface de la terre, et commandées par les circonstances, ne peuvent jamais se réunir pour agir de concert...—(Elle s'encadre gracieusement de son enfant, de la nature, nature triste toutefois. Elle esquisse le paysage pierreux, la sécheresse extraordinaire.—Lyon aristocrate.—À la campagne, on croit Roland aristocrate; on a crié: À la lanterne! etc.)—Vous avez beaucoup fait, monsieur, pour démontrer et répandre ces principes; il est beau, il est consolant de pouvoir se rendre ce témoignage, à un âge où tant d'autres ne savent point quelle carrière leur est réservée... Si je n'avais considéré que ce que je pouvais vous mander, je me serais abstenue de vous écrire; mais sans avoir rien à vous apprendre, j'ai eu foi à l'intérêt avec lequel vous recevriez des nouvelles de deux êtres dont l'âme est faite pour vous sentir, et qui aiment à vous exprimer une estime qu'ils accordent à peu de personnes, un attachement qu'ils n'ont voué qu'à ceux qui placent au-dessus de tout la gloire d'être justes et le bonheur d'être sensibles. M. Roland vient de me rejoindre, fatigué, attristé...» etc.

Nous ne voyons pas qu'il ait répondu à ces avances. Du Girondin au Jacobin, il y avait différence, non fortuite, mais naturelle, innée, différence d'espèce, haine instinctive, comme du loup au chien. Madame Roland, en particulier, par ses qualités brillantes et viriles, effarouchait Robespierre. Tous deux avaient ce qui semblerait pouvoir rapprocher les hommes, et qui, au contraire, crée entre eux les plus vives antipathies: avoir un même défaut. Sous l'héroïsme de l'une, sous la persévérance admirable de l'autre, il y avait un défaut commun, disons-le, un ridicule. Tous deux, ils écrivaient toujours, ils étaient nés scribes. Préoccupés, on le verra, du style autant que des affaires, ils ont écrit la nuit, le jour, vivant, mourant; dans les plus terribles crises et presque sous le couteau, la plume et le style furent pour eux une pensée obstinée. Vrais fils du dix-huitième siècle, du siècle éminemment littéraire et bellétriste, pour dire comme les Allemands, ils gardèrent ce caractère dans les tragédies d'un autre âge. Madame Roland, d'un cœur tranquille, écrit, soigne, caresse ses admirables portraits, pendant que les crieurs publics lui chantent sous ses fenêtres: «La mort de la femme Roland» Robespierre, la veille du 9 thermidor, entre la pensée de l'assassinat et celle de l'échafaud, arrondit sa période, moins soucieux de vivre, ce semble, que de rester bon écrivain.

Comme politiques et gens de lettres, dès cette époque, ils s'aimaient peu. Robespierre, d'ailleurs, avait un sens trop juste, une trop parfaite entente de l'unité de vie nécessaire aux grands travailleurs, pour se rapprocher aisément de cette femme, de cette reine. Près de madame Roland, qu'eût été la vie d'un ami? ou l'obéissance, ou l'orage.

M. et madame Roland ne revinrent à Paris qu'en 92, lorsque la force des choses, la chute imminente du trône, porta la Gironde aux affaires. Madame Roland fut, dans les salons dorés du ministère de l'intérieur, ce qu'elle avait été dans sa solitude rustique. Seulement ce qu'il y avait naturellement en elle de sérieux, de fort, de viril, de tendu, y parut souvent hauteur et lui fit beaucoup d'ennemis. Il est faux qu'elle donnât les places, plus vrai qu'au contraire elle notait les pétitions de mots sévères qui écartaient les solliciteurs.

Les deux ministères de Roland appartiennent à l'histoire plus qu'à la biographie. Un mot seulement sur la fameuse lettre au roi, à propos de laquelle on a inculpé, certes à tort, la loyauté du ministre et de sa femme.

Roland, ministre républicain d'un roi, se sentant chaque jour plus déplacé aux Tuileries, n'avait mis le pied dans ce lieu fatal qu'à la condition positive qu'un secrétaire, nommé ad hoc expressément, écrirait chaque jour tout au long les délibérations, les avis, pour qu'il en restât témoignage, et qu'en cas de perfidie on pût, dans chaque mesure, diviser et distinguer, faire la part précise de responsabilité qui revenait à chacun.

La promesse ne fut pas tenue; le roi ne le voulut point. Roland alors adopta deux moyens qui le couvraient. Convaincu que la publicité est l'âme d'un État libre, il publia chaque jour dans un journal, le Thermomètre, tout ce qui pouvait se donner utilement des décisions du conseil; d'autre part, il minuta, par la plume de sa femme, une lettre franche, vive et forte, pour donner au roi, et plus tard peut-être au public, si le roi se moquait de lui.

Cette lettre n'était point confidentielle; elle ne promettait nullement le secret, quoi qu'on ait dit. Elle s'adressait visiblement à la France autant qu'au roi, et disait, en propres termes, que Roland n'avait recouru à ce moyen qu'au défaut du secrétaire et du registre qui eussent pu témoigner pour lui.

Elle fut remise par Roland le 10 juin, le même jour où la cour faisait jouer contre l'Assemblée une nouvelle machine, une pétition menaçante, où l'on disait perfidement, au nom de huit mille prétendus gardes nationaux, que l'appel des vingt mille fédérés des départements était un outrage à la garde nationale de Paris.

Le 11 ou 12, le roi ne parlant pas de la lettre, Roland prit le parti de la lire tout haut en conseil. Cette pièce, vraiment éloquente, est la suprême protestation d'une loyauté républicaine, qui pourtant montre encore au roi la dernière porte de salut. Il y a des paroles dures, de nobles et tendres aussi, celle-ci qui est sublime: «Non, la patrie n'est pas un mot; c'est un être auquel on a fait des sacrifices, à qui l'on s'attache chaque jour par les sollicitudes qu'il cause, qu'on a créé par de grands efforts, qui s'élève au milieu des inquiétudes et qu'on aime autant par ce qu'il coûte que par ce qu'on en espère...» Suivent de graves avertissements, de trop véridiques prophéties sur les chances terribles de la résistance, qui forcera la Révolution de s'achever dans le sang.

Cette lettre eut le meilleur succès que pût espérer l'auteur. Elle le fit renvoyer.

Nous avons noté ailleurs les fautes du second ministère de Roland, l'hésitation pour rester à Paris ou le quitter à l'approche de l'invasion, la maladresse avec laquelle on fit attaquer Robespierre par un homme aussi léger que Louvet, la sévérité impolitique avec laquelle on repoussa les avances de Danton. Quant nu reproche de n'avoir point accéléré la vente des biens nationaux, d'avoir laissé la France sans argent dans un tel péril, Roland fit de grands efforts pour ne pas le mériter; mais les administrations girondines de départements restèrent sourdes aux injonctions, aux sommations les plus pressantes.

Dès septembre 92, M. et madame Roland coururent les plus grands périls pour la vie et pour l'honneur. On n'osa user du poignard; on employa les armes plus cruelles de la calomnie. En décembre 92, un intrigant, nommé Viard, alla trouver Chabot et Marat, se fit fort de leur faire saisir les fils d'un grand complot girondin; Roland en était, et sa femme. Marat tomba sur l'hameçon avec l'âpreté du requin; quand on jette au poisson vorace du bois, des pierres ou du fer, il avale indifféremment. Chabot était fort léger, gobe-mouche, s'il en fut, avec de l'esprit, peu de sens, encore moins de délicatesse; il se dépêcha de croire, se garda bien d'examiner. La Convention perdit tout un jour à examiner elle-même, à se disputer, s'injurier. On fit au Viard l'honneur de le faire venir, et l'on entrevit fort bien que ce respectable témoin, produit par Chabot et Marat, était un espion qui probablement travaillait pour tous les partis. On appela, on écouta madame Roland, qui toucha toute l'Assemblée par sa grâce et sa raison, ses paroles pleines de sens, de modestie et de tact. Chabot était accablé. Marat, furieux, écrivit le soir dans sa feuille que le tout avait été arrangé par les rolandistes pour mystifier les patriotes et les rendre ridicules.

Au 2 juin, quand la plupart des Girondins s'éloignèrent ou se cachèrent, les plus braves, sans comparaison, ce furent les Roland, qui jamais ne daignèrent découcher ni changer d'asile. Madame Roland ne craignait ni la prison ni la mort; elle ne redoutait rien qu'un outrage personnel, et, pour rester toujours maîtresse de son sort, elle ne s'endormait pas sans mettre un pistolet sous son chevet. Sur l'avis que la Commune avait lancé contre Roland un décret d'arrestation, elle courut aux Tuileries, dans l'idée héroïque (plus que raisonnable) d'écraser les accusateurs, de foudroyer la Montagne de son éloquence et de son courage, d'arracher à l'Assemblée la liberté de son époux. Elle fut elle-même arrêtée dans la nuit. Il faut lire toute la scène dans ses Mémoires admirables, qu'on croirait souvent moins écrits d'une plume de femme que du poignard de Caton. Mais tel mot, arraché des entrailles maternelles, telle allusion touchante à l'irréprochable amitié, font trop sentir, par moments, que ce grand homme est une femme, que cette âme, pour être si forte, hélas! n'en était pas moins tendre.

Elle ne fit rien pour se soustraire à l'arrestation, et vint à son tour loger à la Conciergerie près du cachot de la reine, sous ces voûtes veuves à peine de Vergniaud, de Brissot, et pleines de leurs ombres. Elle y vint royalement, héroïquement, ayant, comme Vergniaud, jeté le poison qu'elle avait, et voulu mourir au grand jour. Elle croyait honorer la République par son courage au tribunal et la fermeté de sa mort. Ceux qui la virent à la Conciergerie disent qu'elle était toujours belle, pleine de charme, jeune à trente-neuf ans; une jeunesse entière et puissante, un trésor de vie réservé jaillissait de ses beaux yeux. Sa force paraissait surtout dans sa douceur raisonneuse, dans l'irréprochable harmonie de sa personne et de sa parole. Elle s'était amusée en prison à écrire à Robespierre, non pour lui demander rien, mais pour lui faire la leçon. Elle la faisait au tribunal, lorsqu'on lui ferma la bouche. Le 8, où elle mourut, était un jour froid de novembre. La nature dépouillée et morne exprimait l'état des cœurs; la Révolution aussi s'enfonçait dans son hiver, dans la mort des illusions. Entre les deux jardins sans feuilles, la nuit tombant (cinq heures et demie du soir), elle arriva au pied de la Liberté colossale, assise près de l'échafaud, à la place où est l'obélisque, monta légèrement les degrés, et, se tournant vers la statue, lui dit, avec une grave douceur, sans reproche: «Ô Liberté! que de crimes commis en ton nom!»

Elle avait fait la gloire de son parti, de son époux, et n'avait pas peu contribué à les perdre. Elle a involontairement obscurci Roland dans l'avenir. Mais elle lui rendait justice, elle avait pour cette âme antique, enthousiaste et austère, une sorte de religion. Lorsqu'elle eut un moment l'idée de s'empoisonner, elle lui écrivit pour s'excuser près de lui de disposer de sa vie sans son aveu. Elle savait que Roland n'avait qu'une unique faiblesse, son violent amour pour elle, d'autant plus profond qu'il le contenait.

Quand on la jugea, elle dit: «Roland se tuera.» On ne put lui cacher sa mort. Retiré près de Rouen, chez des dames, amies très-sûres, il se déroba, et pour faire perdre sa trace, voulut s'éloigner. Le vieillard, par cette saison, n'aurait pas été bien loin. Il trouva une mauvaise diligence qui allait au pas; les routes de 93 n'étaient que fondrières. Il n'arriva que le soir aux confins de l'Eure. Dans l'anéantissement de toute police, les voleurs couraient les routes, attaquaient les fermes; des gendarmes les poursuivaient. Cela inquiéta Roland, il ne remit pas plus loin ce qu'il avait résolu. Il descendit, quitta la route, suivit une allée qui tourne pour conduire à un château; il s'arrêta au pied d'un chêne, tira sa canne à dard et se perça d'outre en outre. On trouva sur lui son nom, et ce mot: «Respectez les restes d'un homme vertueux.» L'avenir ne l'a pas démenti. Il a emporté avec lui l'estime de ses adversaires, spécialement de Robert Lindet[14].


XVII

MADEMOISELLE KÉRALIO (MADAME ROBERT) (17 JUILLET 91).

L'acte primitif de la République, la fameuse pétition du Champ de Mars pour ne reconnaître Ni Louis XVI ni aucun autre roi, cet acte improvisé au milieu de la foule sur l'autel de la patrie (16 juillet 91), existe encore aux archives du département de la Seine. Il fut écrit par le cordelier Robert.

Sa femme, madame Robert (mademoiselle Kéralio), le dit le soir à madame Roland. Et l'acte en témoigne lui-même. Il est visiblement de l'écriture de Robert, qui l'a signé l'un des premiers.

Robert était un gros homme, qui avait plus de patriotisme que de talent, aucune facilité. Sa femme, au contraire, écrivain connu, journaliste infatigable, esprit vif, rapide, ardent, dut très-probablement dicter.

Cette pièce est fort remarquable. Elle fut très-réellement improvisée. Les Jacobins y étaient contraires. Même le girondin Brissot, qui voulait la chute du roi, avait rédigé un projet de pétition timide, que les Cordeliers écartèrent. Des meneurs des Cordeliers, les uns furent arrêtés le matin, les autres se cachèrent pour ne pas l'être. Il se trouva un moment que, Danton, Desmoulins, Fréron, Legendre, ne paraissant pas, des Cordeliers fort secondaires, comme était Robert, se trouvèrent là en première ligne, et à même de prendre l'initiative.

La petite madame Robert, adroite, spirituelle et fière (c'est le portrait qu'en fait madame Roland), ambitieuse surtout, impatiente de traîner depuis longtemps dans l'obscur labeur d'une femme qui écrit pour vivre, saisit l'occasion aux cheveux. Elle dicta, je n'en fais nul doute, et le gros Robert écrivit.

Le style semble trahir l'auteur. Le discours est coupé, coupé, comme d'une personne haletante. Plusieurs négligences heureuses, de petits élans dardés (comme la colère d'une femme, ou celle du colibri), dénoncent assez clairement la main féminine. «Mais, messieurs, mais, représentants d'un peuple généreux et confiant, rappelez-vous,» etc., etc.

Madame Roland avait été le matin au Champ de Mars pour pressentir le tour que prendraient les choses. Elle revint, croyant sans doute qu'il n'y aurait rien à faire. La veille au soir, elle avait vu la salle des Jacobins envahie par une foule étrange qu'on croyait, non sans vraisemblance, payée par les orléanistes, qui voulaient détourner à leur profit le mouvement républicain.

Donc, ce furent les Cordeliers seuls, M. et madame Robert en tête, qui, restés au Champ de Mars, au milieu du peuple, écrivant pour lui, eurent réellement cette audacieuse initiative, dont les Girondins, puis les Jacobins, devaient bientôt profiter.

Qu'était-ce que madame Robert (mademoiselle Kéralio)?

Bretonne par son père, mais née à Paris en 1758, elle avait alors trente-trois ans. C'était une femme de lettres, on pourrait dire une savante, élevée par son père, membre de l'Académie des inscriptions. Guinement de Kéralio, chevalier de Saint-Louis, avait été appelé avec Condillac à l'éducation du prince de Parme. Professeur de tactique à l'École militaire, inspecteur d'une école militaire de province, il avait eu parmi ses élèves le jeune Corse Bonaparte. Son traitement ne suffisant pas à soutenir sa famille, il écrivait au Mercure, au Journal des savants, et faisait de plus une foule de traductions. La petite Kéralio n'avait pas dix-sept ans qu'elle traduisait et compilait. À dix-huit ans, elle fit un roman (Adélaïde) dont personne ne s'aperçut. Alors, elle mit dix ans à faire un ouvrage sérieux, une longue Histoire d'Élisabeth, pleine d'études et de recherches. Par malheur ce grand ouvrage ne fut achevé qu'en 89; c'était trop tard; on faisait l'histoire au lieu de la lire. Vite le père et la fille se tournèrent aux choses du temps. Mademoiselle Kéralio se fit journaliste, rédigea le Journal de l'État et du citoyen. Le vieux Kéralio fut, sous la Fayette, instructeur de la garde nationale. On ne voit pas que ni lui ni elle y aient beaucoup profité. Il avait perdu la place qui le faisait vivre, lorsque sa fille, fort à point, trouva un mari.

Ce mari, très-opposé au parti de la Fayette, était le Cordelier Robert, qui, dès la fin de 90, suivant hardiment la voie de Camille Desmoulins, avait écrit le Républicanisme adapté à la France. Mademoiselle Kéralio, née noble, élevée dans le monde de l'ancien régime, se jeta avec ardeur dans le mouvement. Son mariage la transportait au plus brûlant foyer de l'agitation parisienne, au club des Cordeliers. Le jour où les chefs Cordeliers, arrêtés ou en fuite, manquèrent au dangereux poste de l'autel de la patrie, elle y fut, elle y agit, et, de la main de son mari, fit l'acte décisif.

La chose n'était pas sans péril. Quoiqu'on ne prévît pas le massacre que firent le soir les royalistes et les soldats de la Fayette, le Champ de Mars avait été témoin, dès le matin, d'une scène fort tragique, d'une plaisanterie fatale qui aboutit à un acte sanglant. Quelque triste et honteux que soit le détail, nous ne pouvons le supprimer; il tient trop à notre sujet.

Les gentilshommes royalistes étaient rieurs. Dans leurs Actes des apôtres et ailleurs, ils faisaient de leurs ennemis d'intarissables gorges chaudes. Ils s'amusèrent spécialement de l'éclipsé des chefs Cordeliers, des coups de bâton que tels d'entre eux reçurent de la main des Fayettistes. Les royalistes de bas étage, ex-laquais, portiers, perruquiers, avaient leurs farces aussi; ils jouaient, quand ils l'osaient, des tours aux révolutionnaires. Les perruquiers spécialement, ruinés par la Révolution, étaient de furieux royalistes. Agents, messagers de plaisir, sous l'ancien régime, témoins nécessaires du lever, des plus libres scènes d'alcôve, ils étaient aussi généralement libertins pour leur propre compte. L'un deux, le samedi soir, la veille du 17 juillet, eut une idée qui ne pouvait guère tomber que dans la tête d'un libertin désœuvré; ce fut d'aller s'établir sous les planches de l'autel de la patrie, et de regarder sous les jupes des femmes. On ne portait plus de paniers alors, mais des jupes fort bouffantes par derrière. Les altières républicaines, tribuns en bonnet, orateurs des clubs, les romaines, les dames de lettres, allaient monter là fièrement. Le perruquier trouvait bouffon de voir (ou d'imaginer), puis d'en faire des gorges chaudes. Fausse ou vraie, la chose, sans nul doute, eût été vivement saisie dans les salons royalistes; le ton y était très-libre, celui même des plus grandes dames. On voit avec étonnement, dans les mémoires de Lauzun, ce qu'on osait dire en présence de la reine. Les lectrices de Faublas et d'autres livres bien pires auraient sans nul doute reçu avidement ces descriptions effrontées.

Le perruquier, comme celui du Lutrin, pour s'enfermer dans ces ténèbres, voulut avoir un camarade, et choisit un brave, un vieux soldat invalide, non moins royaliste, non moins libertin. Ils prennent des vivres, un baril d'eau, vont la nuit au Champ de Mars, lèvent une planche et descendent, la remettent adroitement. Puis, au moyen d'une vrille, ils se mettent à percer des trous. Les nuits sont courtes en juillet, il faisait déjà bien clair, et ils travaillaient encore. L'attente du grand jour éveillait beaucoup de gens, la misère aussi, l'espoir de vendre quelque chose à la foule; une marchande de gâteaux ou de limonade, prenant le devant sur les autres, rôdait, déjà, en attendant, sur l'autel de la patrie. Elle sent la vrille sous le pied, elle a peur, elle s'écrie. Il y avait là un apprenti, qui était venu studieusement copier les inscriptions patriotiques. Il court appeler la garde du Gros-Caillou, qui ne veut bouger; il va, tout courant à l'Hôtel de Ville, ramène des hommes, des outils, on ouvre les planches, on trouve les deux coupables, bien penauds, et qui font semblant de dormir. Leur affaire était mauvaise; on ne plaisantait pas alors sur l'autel de la patrie: un officier périt à Brest pour le crime de s'en être moqué. Ici, circonstance aggravante, ils avouent leur vilaine envie. La population du Gros-Caillou est toute de blanchisseuses, une rude population de femmes, armées de battoirs, qui ont eu parfois dans la Révolution leurs jours d'émeutes et de révoltes. Ces dames reçurent fort mal l'aveu d'un outrage aux femmes. D'autre part, parmi la foule, d'autres bruits couraient, ils avaient, disait-on, reçu, pour tenter un coup, promesse de rentes viagères; le baril d'eau, en passant de bouche en bouche, devint un baril de poudre; puis, la conséquence: «Ils voulaient faire sauter le peuple...» La garde ne peut plus les défendre, on les arrache, on les égorge; puis, pour terrifier les aristocrates, on coupe les deux têtes, on les porte dans Paris. À huit heures et demie ou neuf heures, elles étaient au Palais-Royal.

Un moment après, l'Assemblée, émue, indignée, mais fort habilement dirigée par les royalistes contre la pétition républicaine qu'on prévoyait et redoutait, déclara «Que ceux qui, par écrits individuels ou collectifs, porteraient le peuple à résister, étaient criminels de lèse-nation.» La pétition se trouvait ainsi identifiée à l'assassinat du matin et tout rassemblement menacé comme une réunion d'assassins. De moment en moment, le président Charles de Lameth écrivait à la municipalité pour qu'elle déployât le drapeau rouge et lançât la garde nationale contre les pétitionnaires du Champ de Mars.

Le rassemblement, en réalité, était fort inoffensif. Il comptait plus de femmes encore que d'hommes, dit un témoin oculaire. Parmi les signatures, on en voit, en très-grand nombre, de femmes et de filles. Sans doute, ce jour de dimanche, elles étaient au bras de leurs pères, de leurs frères ou de leurs maris. Croyantes d'une foi docile, elles ont voulu témoigner avec eux, communier avec eux, dans ce grand acte dont plusieurs d'entre elles ne comprenaient pas toute la portée. N'importe, elles restaient courageuses et fidèles, et plus d'une bientôt a témoigné aussi de son sang.

Le nombre des signatures dut être véritablement immense. Les feuilles qui subsistent en contiennent plusieurs milliers. Mais il est visible que beaucoup ont été perdues. La dernière est cotée 50. Ce prodigieux empressement du peuple à signer un acte si hostile au roi, si sévère pour l'Assemblée, dut effrayer celle-ci. On lui porta, sans nul doute, une des copies qui circulaient, et elle vit avec terreur, cette Assemblée souveraine, jusqu'ici juge et arbitre entre le roi et le peuple, qu'elle passait au rang d'accusée. Il fallait dès lors, à tout prix, dissoudre le rassemblement, déchirer la pétition.

Telle fut certainement la pensée, je ne dis pas de l'Assemblée entière, qui se laissait conduire, mais la pensée des meneurs. Ils prétendirent avoir avis que la foule du Champ de Mars voulait marcher sur l'Assemblée, chose inexacte certainement, et positivement démentie par tout ce que les témoins oculaires vivants encore racontent de l'attitude du peuple. Qu'il y ait eu, dans le nombre, quelque fou pour proposer l'expédition, cela n'est pas impossible; mais personne n'avait la moindre action sur la foule. Elle était devenue immense, mêlée de mille éléments divers, d'autant moins facile à entraîner, d'autant moins offensive. Les villages de la banlieue, ne sachant rien des derniers événements, s'étaient mis en marche, spécialement la banlieue de l'ouest, Vaugirard, Issy, Sèvres, Saint-Cloud, Boulogne, etc. Ils venaient comme à une fête; mais, une fois au Champ de Mars, ils n'avaient aucune idée d'aller au delà; ils cherchaient plutôt, dans ce jour d'extrême chaleur, un peu d'ombre pour se reposer sous les arbres qui sont autour, ou bien au centre, sous la large pyramide de l'autel de la patrie.

Cependant un dernier, un foudroyant message de l'Assemblée arrive, vers quatre heures, à l'Hôtel de Ville; et en même temps un bruit venu de la même source se répand à la Grève, dans tout ce qu'il y avait là de garde soldée: «Une troupe de cinquante mille brigands se sont postés au Champ de Mars, ils vont marcher sur l'Assemblée.»

La municipalité ne résista plus. Elle déploya le drapeau rouge. Le maire Bailly, fort pâle, descendit à la Grève, et marcha à la tête d'une colonne de la garde nationale. Lafayette suivit un autre chemin.

Voici le récit inédit d'un témoin, très-croyable, qui était garde national et alla au Champ de Mars avec le faubourg Saint-Antoine.

«L'aspect que présentait alors cette place immense nous frappa d'étonnement. Nous nous attendions à la voir occupée par une populace en furie; nous n'y trouvâmes que la population pacifique des promeneurs du dimanche, rassemblée par groupes, en familles, et composée en grande majorité de femmes et d'enfants, au milieu desquels circulaient des marchands de coco, de pain d'épices et de gâteaux de Nanterre, qui avaient alors la vogue de la nouveauté. Il n'y avait dans cette foule personne qui fût armé, excepté quelques gardes nationaux parés de leur uniforme et de leur sabre; mais la plupart accompagnaient leurs femmes et n'avaient rien de menaçant ni de suspect. La sécurité était si grande, que plusieurs de nos compagnies mirent leurs fusils en faisceaux, et que, poussés par la curiosité, quelques-uns d'entre nous allèrent jusqu'au milieu du Champ de Mars. Interrogés à leur retour, ils dirent qu'il n'y avait rien de nouveau, sinon qu'on signait une pétition sur les marches de l'autel de la Patrie.

«Cet autel était une immense construction, haute de cent pieds; elle s'appuyait sur quatre massifs qui occupaient les angles de son vaste quadrilatère et qui supportaient des trépieds de grandeur colossale. Ces massifs étaient liés entre eux par des escaliers dont la largeur était telle, qu'un bataillon entier pouvait monter de front chacun d'eux. De la plate-forme sur laquelle ils conduisaient, s'élevait pyramidalement, par une multitude de degrés, un terre-plein que couronnait l'autel de la Patrie, ombragé d'un palmier.

«Les marches pratiquées sur les quatre faces, depuis la base jusqu'au sommet, avaient offert des sièges à la foule fatiguée par une longue promenade et par la chaleur du soleil de juillet. Aussi, quand nous arrivâmes, ce grand monument ressemblait-il à une montagne animée, formée d'êtres humains superposés. Nul de nous ne prévoyait que cet édifice élevé pour une fête allait être changé en un échafaud sanglant.»

Ni Bailly, ni Lafayette, n'étaient des hommes sanguinaires. Ils n'avaient donné qu'un ordre général d'employer la force en cas de résistance. Les événements entraînèrent tout: la garde nationale soldée (espèce de gendarmerie) entrait par le milieu du Champ de Mars (du côté du Gros-Caillou) quand on lui dit qu'à l'autre bout on avait tiré sur le maire. Et, en effet, d'un groupe d'enfants et d'hommes exaltés, un coup de feu était parti, qui, derrière le maire, blessa un dragon.

On dit, mais qui était cet on? les royalistes, sans nul doute, peut-être les perruquiers, qui étaient venus en nombre, armés jusqu'aux dents, pour venger le perruquier tué le matin.

La garde soldée n'attendit rien, et, sans vérifier cet on dit, elle avança à la course dans le Champ de Mars, et déchargea toutes ses armes sur l'autel de la Patrie, couvert de femmes et d'enfants. Robert et sa femme ne furent point atteints. Ce sont eux ou leurs amis, les Cordeliers, qui, sous le feu, ramassèrent les feuillets épars de la pétition que nous possédons encore en partie.

Le soir, ils se réfugièrent chez madame Roland. Il faut lire le récit de celle-ci, qui, par son aigreur, ne témoigne que trop de l'excessive timidité de la politique girondine: «En revenant des Jacobins chez moi, à onze heures du soir, je trouvai M. et madame Robert. «Nous venons, me dit la femme avec l'air de confiance d'une ancienne amie, vous demander un asile; il ne faut pas vous avoir beaucoup vue, pour croire à la franchise de votre caractère et de votre patriotisme. Mon mari rédigeait la pétition sur l'autel de la Patrie; j'étais à ses côtés; nous échappons à la boucherie, sans oser nous retirer, ni chez nous, ni chez des amis connus, où l'on pourrait nous venir chercher.—Je vous sais bon gré, lui répliquai-je, d'avoir songé à moi dans une aussi triste circonstance, et je m'honore d'accueillir les persécutés; mais vous serez mal cachés ici (j'étais à l'hôtel Britannique, rue Guénégaud); cette maison est fréquentée, et l'hôte est fort partisan de Lafayette.—Il n'est question que de cette nuit; demain nous aviserons à notre retraite.» Je fis dire à la maîtresse de l'hôtel qu'une femme de mes parentes, arrivant à Paris dans ce moment de tumulte, avait laissé ses bagages à la diligence, et passerait la nuit avec moi; que je la priais de faire dresser deux lits de camp dans mon appartement. Ils furent disposés dans un salon où se tinrent les hommes, et madame Robert coucha dans le lit de mon mari, auprès du mien, dans ma chambre. Le lendemain au matin, levée d'assez bonne heure, je n'eus rien de plus pressé que de faire des lettres pour instruire mes amis éloignés de ce qui s'était passé la veille. M. et madame Robert, que je supposais devoir être bien actifs, et avoir des correspondances plus étendues, comme journalistes, s'habillèrent doucement, causèrent après le déjeuner que je leur fis servir, et se mirent au balcon sur la rue; ils allèrent même jusqu'à appeler par la fenêtre et faire monter près d'eux un passant de leur connaissance.

«Je trouvais cette conduite bien inconséquente de la part de gens qui se cachaient. Le personnage qu'ils avaient fait monter les entretint avec chaleur des événements de la veille, se vanta d'avoir passé son sabre au travers du corps d'un garde national; il parlait très-haut, dans la pièce voisine d'une grande antichambre commune avec un autre appartement que le mien. J'appelai madame Robert: «Je vous ai accueillie, madame, avec l'intérêt de la justice et de l'humanité pour d'honnêtes gens en danger; mais je ne puis donner asile à toutes vos connaissances: vous vous exposez à entretenir, comme vous le faites dans une maison telle que celle-ci, quelqu'un d'aussi peu discret; je reçois habituellement des députés, qui risqueraient d'être compromis, si on les voyait entrer ici au moment où s'y trouve une personne qui se glorifie d'avoir commis hier des voies de fait; je vous prie de l'inviter à se retirer.» Madame Robert appela son mari, je réitérai mes observations avec un accent plus élevé, parce que le personnage, plus épais, me semblait avoir besoin d'une impression forte; on congédia l'homme. J'appris qu'il s'appelait Vachard, qu'il était président d'une société dite des Indigents: on célébra beaucoup ses excellentes qualités et son ardent patriotisme. Je gémis en moi-même du prix qu'il fallait attacher au patriotisme d'un individu qui avait toute l'encolure de ce qu'on appelle une mauvaise tête, et que j'aurais pris pour un mauvais sujet. J'ai su depuis que c'était un colporteur de la feuille de Marat, qui ne savait pas lire, et qui est aujourd'hui administrateur du département de Paris, où il figure très-bien avec ses pareils.

«Il était midi; M. et madame Robert parlèrent d'aller chez eux, où tout devait être en désordre: je leur dis que, par cette raison, s'ils voulaient accepter ma soupe avant de partir, je la leur ferais servir de bonne heure; ils me répliquèrent qu'ils aimaient mieux revenir, et s'engagèrent ainsi en sortant. Je les revis effectivement avant trois heures; ils avaient fait toilette; la femme avait de grandes plumes et beaucoup de rouge; le mari s'était revêtu d'un habit de soie, bleu céleste, sur lequel ses cheveux noirs, tombant en grosses boucles, tranchaient singulièrement. Une longue épée à son côté ajoutait à son costume tout ce qui pouvait le faire remarquer. Mais, bon Dieu! ces gens sont-ils fous? me demandai-je à moi-même? Et je les regardais parler, pour m'assurer qu'ils n'eussent point perdu l'esprit. Le gros Robert mangeait à merveille, et sa femme jasait à plaisir. Ils me quittèrent enfin, et je ne les revis plus, ni ne parlai d'eux à personne.

«De retour à Paris, l'hiver suivant, Robert, rencontrant Roland aux Jacobins, lui fit d'honnêtes reproches, ou des plaintes de politesse, de n'avoir plus eu aucune espèce de relation avec nous; sa femme vint me visiter plusieurs fois, m'inviter, de la manière la plus pressante, à aller chez elle deux jours de la semaine, où elle tenait assemblée, et où se trouvaient des hommes de mérite de la Législature: je m'y rendis une fois; je vis Antoine, dont je connaissais toute la médiocrité, petit homme, bon à mettre sur une toilette, faisant de jolis vers, écrivant agréablement la bagatelle, mais sans consistance et sans caractère. Je vis des députés patriotes à la toise, décents comme Chabot; quelques femmes ardentes en civisme et d'honorables membres de la Société fraternelle achevaient la composition d'un cercle qui ne me convenait guère, et dans lequel je ne retournai pas. À quelques mois de là, Roland fut appelé au ministère; vingt-quatre heures étaient à peine écoulées depuis sa nomination que je vis arriver chez moi madame Robert: «Ah çà! voilà votre mari en place; les patriotes doivent se servir réciproquement, j'espère que vous n'oublierez pas le mien.—Je serais, madame, enchantée de vous être utile; mais j'ignore ce que je pourrais pour cela, et certainement M. Roland ne négligera rien pour l'intérêt public, par l'emploi des personnes capables.» Quatre jours se passent; madame Robert revient me faire une visite du matin; autre visite encore peu de jours après, et toujours grande instance sur la nécessité de placer son mari, sur ses droits à l'obtenir par son patriotisme. J'appris à madame Robert que le ministre de l'intérieur n'avait aucune espèce de place à sa nomination, autres que celles de ses bureaux; qu'elles étaient toutes remplies; que, malgré l'utilité dont il pouvait être de changer quelques agents, il convenait à l'homme prudent d'étudier les choses et les personnes avant d'opérer des renouvellements, pour ne pas entraver la marche des affaires; et qu'enfin, d'après ce qu'elle m'annonçait elle-même, sans doute que son mari ne voudrait pas d'une place de commis. «Véritablement Robert est fait pour mieux que cela.—Dans ce cas, le ministre de l'intérieur ne peut vous servir de rien.—Mais il faut qu'il parle à celui des affaires étrangères, et qu'il fasse donner quelque mission à Robert.—Je crois qu'il est dans l'austérité de M. Roland de ne solliciter personne, et de ne se point mêler du département de ses collègues; mais, comme vous n'entendez probablement qu'un témoignage à rendre du civisme de votre mari, je le dirai au mien.»

«Madame Robert se mit aux trousses de Dumouriez, à celles de Brissot, et elle revint, après trois semaines, me dire qu'elle avait la parole du premier, et qu'elle me priait de lui rappeler sa promesse quand je le verrais.

«Il vint dîner chez moi dans la semaine; Brissot et d'autres y étaient: «N'avez-vous pas, dis-je au premier, promis à certaine dame, fort pressante, de placer incessamment son mari? Elle m'a priée de vous en faire souvenir; et son activité est si grande, que je suis bien aise de pouvoir la calmer à mon égard, en lui disant que j'ai fait ce qu'elle désirait.—N'est-ce pas de Robert dont il est question? demanda aussitôt Brissot.—Justement.—Ah! reprit-il avec cette bonhomie qui le caractérise, vous devez (en s'adressant à Dumouriez) placer cet homme-là: c'est un sincère ami de la Révolution, un chaud patriote; il n'est point heureux; il faut que le règne de la liberté soit utile à ceux qui l'aiment.—Quoi! interrompit Dumouriez avec autant de vivacité que de gaieté, vous me parlez de ce petit homme à tête noire, aussi large qu'il a de hauteur! mais, par ma foi, je n'ai pas envie de me déshonorer. Je n'enverrai nulle part une telle caboche.—Mais, répliqua Brissot, parmi les agents que vous êtes dans le cas d'employer, tous n'ont pas besoin d'une égale capacité.—Eh! connaissez-vous bien Robert? demanda Dumouriez.—Je connais beaucoup Kéralio, le père de sa femme; homme infiniment respectable: j'ai vu chez lui Robert; je sais qu'on lui reproche quelques travers; mais je le crois honnête, ayant un excellent cœur, pénétré d'un vrai civisme, et ayant besoin d'être employé.—Je n'emploie pas un fou semblable.—Mais vous avez promis à sa femme.—Sans doute; une place inférieure de mille écus d'appointement, dont il n'a pas voulu. Savez-vous ce qu'il me demande? l'ambassade de Constantinople!—L'ambassade de Constantinople! s'écria Brissot en riant; cela n'est pas possible.—Cela est ainsi.—Je n'ai plus rien à dire.—Ni moi, ajoute Dumouriez, sinon que je fais rouler ce tonneau jusqu'à la rue s'il se représente chez moi, et que j'interdis ma porte à sa femme.»

«Madame Robert revint encore chez moi; je voulais m'en défaire absolument, mais sans éclat; et je ne pouvais employer qu'une manière conforme à ma franchise. Elle se plaignit beaucoup de Dumouriez, de ses lenteurs; je lui dis que je lui avais parlé, mais que je ne devais pas lui dissimuler qu'elle avait des ennemis, qui répandaient de mauvais bruits sur son compte; que je l'engageais à remonter à la source pour les détruire, afin qu'un homme public ne s'exposât point aux reproches des malveillants en employant une personne qu'environnaient des préjugés défavorables; qu'elle ne devait avoir besoin sur cela que d'explications que je l'invitais à donner. Madame Robert alla chez Brissot, qui, dans son ingénuité, lui dit qu'elle avait fait une folie de demander une ambassade, et qu'avec de pareilles prétentions l'on devait finir par ne rien obtenir. Nous ne la revîmes plus; mais son mari fit une brochure contre Brissot pour le dénoncer comme un distributeur de places et un faussaire qui lui avait promis l'ambassade de Constantinople, et s'était dédit. Il se jeta aux Cordeliers, se lia avec Danton, s'offrit d'être son commis lorsqu'au 10 août Danton fut ministre, fut poussé par lui au corps électoral et dans la députation de Paris à la Convention; paya ses dettes, fit de la dépense, recevait chez lui, à manger, d'Orléans et mille autres; est riche aujourd'hui; calomnie Roland et déchire sa femme: tout cela se conçoit; il fait son métier, et gagne son argent.»

Ce portrait amer, injuste, et qui prouve que madame Roland, que les plus grands caractères ont leurs misères et leurs faiblesses, est matériellement inexact en plus d'un point, en un très-certainement. Robert ne se jeta point aux Cordeliers à la lin de 92, puisqu'il leur appartenait dès le commencement de 91, et qu'en juillet 91 il avait fait avec sa femme l'acte le plus hardi qui signale les Cordeliers à l'histoire, l'acte originel de la République.

Robert était un bon homme, d'un cœur chaleureux. Il paraît avoir été l'un de ceux qui, dans l'été de 93 (en août ou septembre), firent, avec Garat, quelques tentatives près de Robespierre pour sauver les Girondins, dès lors perdus sans ressource, et que personne ne pouvait sauver.

Un minime accident lui fut très-fatal. La Convention avait porté une loi très-sévère contre les accaparements. On dénonça Robert comme ayant chez lui un tonneau de rhum. Il eut beau protester que ce très-petit baril était pour sa consommation. On n'en déblatéra pas moins aux Jacobins contre Robert l'accapareur, charmé qu'on était de couler à fond les vieux Cordeliers.

Quoi qu'en dise madame Roland, ni Robert ni sa femme ne s'étaient enrichis. La pauvre femme, après la Révolution, vécut de sa plume, comme auparavant, écrivant pour les libraires force traductions de l'anglais et de temps en temps des romans: Amélia et Caroline, ou l'Amour et l'Amitié; Alphonse et Mathilde, ou la Famille espagnole; Rose et Albert, ou le Tombeau d'Emma (1810). C'est le dernier de ses ouvrages, et probablement la fin de sa vie.

Tout cela est oublié, même son Histoire d'Élisabeth. Mais ce qui ne le sera pas, c'est la grande initiative qu'elle prit pour la République le 17 juillet 1791.


XVIII

CHARLOTTE CORDAY.

Le dimanche 7 juillet, on avait battu la générale et réuni sur l'immense tapis vert de la prairie de Caen les volontaires qui partaient pour Paris, pour la guerre de Marat. Il en vint trente. Les belles dames qui se trouvaient là avec les députés étaient surprises et mal édifiées de ce petit nombre. Une demoiselle, entre autres, paraissait profondément triste: c'était mademoiselle Marie-Charlotte Corday d'Armont, jeune et belle personne, républicaine, de famille noble et pauvre, qui vivait à Caen avec sa tante. Pétion, qui l'avait vue quelquefois, supposa qu'elle avait là sans doute quelque amant dont le départ l'attristait. Il l'en plaisanta lourdement, disant: «Vous auriez bien du chagrin, n'est-il pas vrai, s'ils ne partaient pas?»

Le Girondin blasé après tant d'événements ne devinait pas le sentiment neuf et vierge, la flamme ardente qui possédait ce jeune cœur. Il ne savait pas que ses discours et ceux de ses amis, qui, dans la bouche d'hommes finis, n'étaient que des discours, dans le cœur de mademoiselle Corday étaient la destinée, la vie, la mort. Sur cette prairie de Caen, qui peut recevoir cent mille hommes et qui n'en avait que trente, elle avait vu une chose que personne ne voyait: la Patrie abandonnée.

Les hommes faisant si peu, elle entra en cette pensée qu'il fallait la main d'une femme.

Mademoiselle Corday se trouvait être d'une bien grande noblesse; la très-proche parente des héroïnes de Corneille, de Chimène, de Pauline et de la sœur d'Horace. Elle était l'arrière-petite nièce de l'auteur de Cinna. Le sublime en elle était la nature.

Dans sa dernière lettre de mort, elle fait assez entendre tout ce qui fut dans son esprit: elle dit tout d'un mot, qu'elle répète sans cesse «La paix, la paix!»

Sublime et raisonneuse, comme son oncle, à la normande, elle lit ce raisonnement: La Loi est la Paix même. Qui a tué la Loi au 2 juin? Marat surtout. Le meurtrier de la Loi tué, la Paix va refleurir. La mort d'un seul sera la vie de tous.

Telle fut toute sa pensée. Pour sa vie, à elle-même, qu'elle donnait, elle n'y songea point.

Pensée étroite, autant que haute. Elle vit tout en un homme; dans le fil d'une vie, elle crut couper celui de nos mauvaises destinées, nettement, simplement, comme elle coupait, fille laborieuse, celui de son fuseau. Qu'on ne croie pas voir en mademoiselle Corday une virago farouche qui ne comptait pour rien le sang. Tout au contraire, ce fut pour l'épargner qu'elle se décida à frapper ce coup. Elle crut sauver tout un monde en exterminant l'exterminateur. Elle avait un cœur de femme, tendre et doux. L'acte qu'elle s'imposa fut un acte de pitié.

Dans l'unique portrait qui reste d'elle, et qu'on a fait au moment de sa mort, on sent son extrême douceur. Rien qui soit moins en rapport avec le sanglant souvenir que rappelle son nom. C'est la figure d'une jeune demoiselle normande, figure vierge, s'il en fut, l'éclat doux du pommier en fleur. Elle paraît beaucoup plus jeune que son âge de vingt-cinq ans. On croit entendre sa voix un peu enfantine, les mots mêmes qu'elle écrivit à son père, dans l'orthographe qui représente la prononciation traînante de Normandie: «Pardonnais-moi, mon papa...»

Dans ce tragique portrait, elle paraît infiniment sensée, raisonnable, sérieuse, comme sont les femmes de son pays. Prend-elle légèrement son sort? point du tout, il n'y a rien là du faux héroïsme. Il faut songer qu'elle était à une demi-heure de la terrible épreuve. N'a-t-elle pas un peu de l'enfant boudeur? Je le croirais; en regardant bien, l'on surprend, sur sa lèvre un léger mouvement, à peine une petite moue... Quoi! si peu d'irritation contre la mort!... contre l'ennemi barbare qui va trancher cette charmante vie, tant d'amours et de romans possibles. On est renversé, de la voir si douce; le cœur échappe, les yeux s'obscurcissent; il faut regarder ailleurs.

Le peintre a créé pour les hommes un désespoir, un regret éternel. Nul qui puisse la voir sans dire en son cœur: «Oh! que je sois né si tard!... Oh! combien je l'aurais aimée!»

Elle a les cheveux cendrés du plus doux reflet: bonnet blanc et robe blanche. Est-ce en signe de son innocence et comme justification visible? je ne sais. Il y a dans ses yeux du doute et de la tristesse. Triste de son sort, je ne le crois pas; mais de son acte, peut-être... Le plus ferme qui frappe un tel coup, quelle que soit sa foi, voit souvent, au dernier moment, s'élever d'étranges doutes.

En regardant bien dans ses yeux tristes et doux, on sent encore une chose, qui peut-être explique toute sa destinée: Elle avait toujours été seule.

Oui, c'est là l'unique chose qu'on trouve peu rassurante en elle. Dans cet être charmant et bon, il y eut cette sinistre puissance, le démon de la solitude. D'abord, elle n'eut pas de mère. La sienne mourut de bonne heure; elle ne connut point les caresses maternelles; elle n'eut point dans ses premières années ce doux lait de femme que rien ne supplée.

Elle n'eut pas de père, à vrai dire. Le sien, pauvre noble de campagne, tête utopique et romanesque, qui écrivait contre les abus dont la noblesse vivait, s'occupait beaucoup de ses livres, peu de ses enfants.

On peut dire même qu'elle n'eut pas de frère. Du moins, les deux qu'elle avait étaient, en 92, si parfaitement éloignés des opinions de leur sœur, qu'ils allèrent rejoindre l'armée de Condé.

Admise à treize ans au couvent de l'Abbaye-aux-Dames de Caen, où l'on recevait les filles de la pauvre noblesse, n'y fut-elle pas seule encore? On peut le croire, quand on sait combien, dans ces asiles religieux qui sembleraient devoir être les sanctuaires de l'égalité chrétienne, les riches méprisent les pauvres. Nul lieu, plus que l'Abbaye-aux-Dames, ne semble propre à conserver les traditions de l'orgueil. Fondée par Mathilde, la femme de Guillaume le Conquérant, elle domine la ville, et, dans l'effort de ses voûtes romanes, haussées et surexhaussées, elle porte encore écrite l'insolence féodale.

L'âme de la jeune Charlotte chercha son premier asile dans la dévotion, dans les douces amitiés de cloître. Elle aima surtout deux demoiselles, nobles et pauvres comme elle. Elle entrevit aussi le monde. Une société fort mondaine des jeunes gens de la noblesse était admise au parloir du couvent et dans les salons de l'abbesse. Leur futilité dut contribuer à fortifier le cœur viril de la jeune fille dans l'éloignement du monde et le goût de la solitude.

Ses vrais amis étaient ses livres. La philosophie du siècle envahissait les couvents. Lectures fortuites et peu choisies, Raynal pêle-mêle avec Rousseau. «Sa tête, dit un journaliste, était une furie de lectures de toutes sortes.»

Elle était de celles qui peuvent traverser impunément les livres et les opinions sans que leur pureté en soit altérée. Elle garda, dans la science du bien et du mal, un don singulier de virginité morale et comme d'enfance. Cela apparaissait surtout dans les intonations d'une voix presque enfantine, d'un timbre argentin, où l'on sentait parfaitement que la personne était entière, que rien encore n'avait fléchi. On pouvait oublier peut-être les traits de mademoiselle Corday, mais sa voix jamais. Une personne qui l'entendit une fois à Caen, dans une occasion sans importance, dix ans après, avait encore dans l'oreille cette voix unique, et l'eût pu noter.

Cette prolongation d'enfance fut une singularité de Jeanne d'Arc, qui resta une petite fille et ne fut jamais une femme.

Ce qui plus qu'aucune chose rendait mademoiselle Corday très-frappante, impossible à oublier, c'est que cette voix enfantine était unie à une beauté sérieuse, virile par l'expression, quoique délicate par les traits. Ce contraste avait l'effet double et de séduire et d'imposer. On regardait, on approchait; mais, dans cette fleur du temps, quelque chose intimidait qui n'était nullement du temps, mais de l'immortalité. Elle y allait et la voulait. Elle vivait déjà entre les héros dans l'Élysée de Plutarque, parmi ceux qui donnèrent leur vie pour vivre éternellement.

Les Girondins n'eurent sur elle aucune influence. La plupart, nous l'avons vu, avaient cessé d'être eux-mêmes. Elle vit deux fois Barbaroux[15], comme député de Provence, pour avoir de lui une lettre et solliciter l'affaire d'une de ses amies de famille provençale.

Elle avait vu aussi Fauchet, l'évoque du Calvados; elle l'aimait peu, l'estimait peu, comme prêtre, et comme prêtre immoral. Il est inutile de dire que mademoiselle Corday n'était en rapport avec aucun prêtre, et ne se confessait jamais.

À la suppression des couvents, trouvant son père remarié, elle s'était réfugiée à Caen chez une vieille tante, madame de Breteville. Et c'est là qu'elle prit sa résolution.

La prit-elle sans hésitation? non; elle fut retenue un moment par la pensée de sa tante, de cette bonne vieille dame qui la recueillait, et qu'en récompense elle allait cruellement compromettre... Sa tante, un jour, surprit dans ses yeux une larme: «Je pleure, dit-elle, sur la France, sur mes parents et sur vous... Tant que Marat vit, qui est sûr de vivre?»

Elle distribua ses livres, sauf un volume de Plutarque, qu'elle emporta avec elle. Elle rencontra dans la cour l'enfant d'un ouvrier qui logeait dans la maison; elle lui donna son carton de dessin, l'embrassa, et laissa tomber une larme encore sur sa joue... Deux larmes! assez pour la nature.

Charlotte Corday ne crut pouvoir quitter la vie sans d'abord aller saluer son père encore une fois. Elle le vit à Argentan, et reçut sa bénédiction. De là, elle alla à Paris dans une voiture publique, en compagnie de quelques Montagnards, grands admirateurs de Marat, qui commencèrent tout d'abord par être amoureux d'elle et lui demander sa main. Elle faisait semblant de dormir, souriait, et jouait avec un enfant.

Elle arriva à Paris le jeudi 11, vers midi, et alla descendre dans la rue des Vieux-Augustins, n°17, à l'hôtel de la Providence. Elle se coucha à cinq heures du soir, et, fatiguée, dormit jusqu'au lendemain du sommeil de la jeunesse et d'une conscience paisible. Son sacrifice était fait, son acte accompli en pensée; elle n'avait ni trouble ni doute.

Elle était si fixe dans son projet, qu'elle ne sentait pas le besoin de précipiter l'exécution. Elle s'occupa tranquillement de remplir préalablement un devoir d'amitié, qui avait été le prétexte de son voyage à Paris. Elle avait obtenu à Caen une lettre de Barbaroux pour son collègue Duperret, voulant, disait-elle, par son entremise, retirer du ministère de l'intérieur des pièces utiles à son amie, mademoiselle Forbin, émigrée.

Le matin elle ne trouva pas Duperret, qui était à la Convention. Elle rentra chez elle, et passa le jour à lire tranquillement les Vies de Plutarque, la bible des forts. Le soir, elle retourna chez le député, le trouva à table, avec sa famille, ses filles inquiètes. Il lui promit obligeamment de la conduire le lendemain. Elle s'émut en voyant cette famille qu'elle allait compromettre, et dit à Duperret d'une voix presque suppliante; «Croyez-moi, partez pour Caen; fuyez avant demain soir.» La nuit même, et peut-être pendant que Charlotte parlait, Duperret était déjà proscrit ou du moins bien près de l'être. Il ne lui tint pas moins parole, la mena le lendemain matin chez le ministre, qui ne recevait point, et lui fit enfin comprendre que, suspects tous deux, ils ne pouvaient guère servir la demoiselle émigrée.

Elle ne rentra chez elle que pour éconduire Duperret, qui l'accompagnait, sortit sur-le-champ, et se fit indiquer le Palais-Royal. Dans ce jardin plein de soleil, égayé, d'une foule riante, et parmi les jeux des enfants, elle chercha, trouva un coutelier, et acheta quarante sous un couteau, frais émoulu, à manche d'ébène, qu'elle cacha sous son fichu.

La voilà en possession de son arme; comment s'en servira-t-elle? Elle eût voulu donner une grande solennité à l'exécution du jugement qu'elle avait porté sur Marat. Sa première idée, celle qu'elle conçut à Caen, qu'elle couva, qu'elle apporta à Paris, eût été d'une mise en scène saisissante et dramatique. Elle voulait le frapper au Champ de Mars, par-devant le peuple, par-devant le ciel, à la solennité du 14 juillet, punir, au jour anniversaire de la défaite de la royauté, ce roi de l'anarchie. Elle eût accompli à la lettre, en vraie nièce de Corneille, les fameux vers de Cinna:

Demain, au Capitole, il fait un sacrifice...
Qu'il en soit la victime, et taisons en ces lieux
Justice au monde entier, à la face des dieux.

La fête étant ajournée, elle adoptait une autre idée, celle de punir Marat au lieu même de son crime, au lieu où, brisant la représentation nationale, il avait dicté le vote de la Convention, désigné ceux-ci pour la vie, ceux-là pour la mort. Elle l'aurait frappé au sommet de la Montagne. Mais Marat était malade; il n'allait plus à l'Assemblée.

Il fallait donc aller chez lui, le chercher à son foyer, y pénétrer à travers la surveillance inquiète de ceux qui l'entouraient; il fallait, chose pénible, entrer en rapport avec lui, le tromper. C'est la seule chose qui lui ait coûté, qui lui ait laissé un scrupule et un remords.

Le premier billet qu'elle écrivit à Marat resta sans réponse. Elle en écrivit alors un second, où se marque une sorte d'impatience, le progrès de la passion. Elle va jusqu'à dire «qu'elle lui révélera des secrets; qu'elle est persécutée, qu'elle est malheureuse...,» ne craignant point d'abuser de la pitié pour tromper celui qu'elle condamnait à mort comme impitoyable, comme ennemi de l'humanité.

Elle n'eut pas besoin, du reste, de commettre cette faute; elle ne remit point le billet.

Le soir du 13 juillet, à sept heures, elle sortit de chez elle, prit une voiture publique à la place des Victoires, et, traversant le pont neuf, descendit à la porte de Marat, rue des Cordeliers, n° 20 (aujourd'hui rue de l'École-de-Médecine, n° 18). C'est la grande et triste maison avant celle de la tourelle qui fait le coin de la rue.

Marat demeurait à l'étage le plus sombre de cette sombre maison, au premier étage, commode pour le mouvement du journaliste et du tribun populaire, dont la maison est publique autant que la rue, pour l'affluence des porteurs, afficheurs, le va-et-vient des épreuves, un monde d'allants et venants. L'intérieur, l'ameublement, présentaient un bizarre contraste, fidèle image des dissonances qui caractérisaient Marat et sa destinée. Les pièces fort obscures qui étaient sur la cour, garnies de vieux meubles, de tables sales où l'on pliait les journaux, donnaient l'idée d'un triste logement d'ouvrier. Si vous pénétriez plus loin, vous trouviez avec surprise un petit salon sur la rue, meublé en damas bleu et blanc, couleurs délicates et galantes, avec de beaux rideaux de soie et des vases de porcelaine, ordinairement, garnis de fleurs. C'était visiblement le logis d'une femme, d'une femme bonne, attentive et tendre, qui, soigneuse, parait pour l'homme voué à ce mortel travail le lieu du repos. C'était là le mystère de la vie de Marat, qui fut plus tard dévoilé par sa sœur; il n'était pas chez lui, il n'avait pas de chez lui en ce monde. «Marat ne faisait point ses frais (c'est sa sœur Albertine qui parle); une femme divine, touchée de sa situation, lorsqu'il fuyait de cave en cave, avait pris et caché chez elle l'Ami du peuple, lui avait voué sa fortune, immolé son repos.»

On trouva dans les papiers de Marat une promesse de mariage à Catherine Évrard. Déjà il l'avait épousée devant le soleil, devant la nature.

Cette créature infortunée et vieillie avant l'âge se consumait d'inquiétude. Elle sentait la mort autour de Marat; elle veillait aux portes, elle arrêtait au seuil tout visage suspect.

Celui de mademoiselle Corday était loin de l'être; sa mise décente de demoiselle de province prévenait pour elle. Dans ce temps où toute chose était extrême, où la tenue des femmes était ou négligée ou cynique, la jeune fille semblait bien de bonne vieille roche normande, n'abusant point de sa beauté, contenant par un ruban vert sa chevelure superbe sous le bonnet connu des femmes du Calvados, coiffure modeste, moins triomphale que celle des dames de Caux. Contre l'usage du temps, malgré une chaleur de juillet, son sein était sévèrement recouvert d'un fichu de soie qui se renouait solidement derrière la taille. Elle avait une robe blanche, nul autre luxe que celui qui recommande la femme, les dentelles du bonnet flottantes autour de ses joues. Du reste, aucune pâleur, des joues roses, une voix assurée, nul signe d'émotion.

Elle franchit d'un pas ferme la première barrière, ne s'arrêtant pas à la consigne de la portière, qui la rappelait en vain. Elle subit l'inspection peu bienveillante de Catherine, qui, au bruit, avait entr'ouvert la porte et voulait l'empêcher d'entrer. Ce débat fut entendu de Marat, et les sons de cette voix vibrante, argentine, arrivèrent à lui. Il n'avait nulle horreur des femmes, et, quoique au bain, il ordonna impérieusement qu'on la fît entrer.

La pièce était petite, obscure. Marat au bain, recouvert d'un drap sale et d'une planche sur laquelle il écrivait, ne laissait passer que la tête, les épaules et le bras droit. Ses cheveux gras, entourés d'un mouchoir ou d'une serviette, sa peau jaune et ses membres grêles, sa grande bouche batracienne, ne rappelaient pas beaucoup que cet être fût un homme. Du reste, la jeune fille, on peut bien le croire, n'y regarda pas. Elle avait promis des nouvelles de la Normandie; il les demanda, les noms surtout des députés réfugiés à Caen; elle les nomma, et il écrivait à mesure. Puis, ayant fini: «C'est bon! dans huit jours ils iront à la guillotine.»

Charlotte, ayant dans ces mots trouvé un surcroît de force, une raison pour frapper, tira de son sein le couteau, et le plongea tout entier jusqu'au manche au cœur de Marat. Le coup, tombant ainsi d'en haut, et frappé avec une assurance extraordinaire, passa près de la clavicule, traversa tout le poumon, ouvrit le tronc des carotides et tout un fleuve de sang.

«À moi! ma chère amie!» C'est tout ce qu'il put dire; et il expira.


XIX

MORT DE CHARLOTTE CORDAY (19 JUILLET 93).

La femme entre, le commissionnaire... Ils trouvent Charlotte, debout et comme pétrifiée, près de la fenêtre... L'homme lui lance un coup de chaise à la tête, barre la porte pour qu'elle ne sorte. Mais elle ne bougeait pas. Aux cris, les voisins accourent, les quartiers, tous les passants. On appelle le chirurgien, qui ne trouve plus qu'un mort. Cependant la garde nationale avait empêché qu'on ne mît Charlotte en pièces; on lui tenait les deux mains. Elle ne songeait guère à s'en servir. Immobile, elle regardait d'un œil terne et froid. Un perruquier du quartier, qui avait pris le couteau, le brandissait en criant. Elle n'y prenait pas garde. La seule chose qui semblait l'étonner, et qui (elle l'a dit elle-même) la faisait souffrir, c'étaient les cris de Catherine Marat. Elle lui donnait la première et pénible idée «qu'après tout Marat était homme.» Elle avait l'air de se dire: «Quoi donc! il était aimé!»

Le commissaire de police arriva bientôt, à sept heures trois quarts, puis les administrateurs de police, Louvet et Marino, enfin les députés Maure, Chabot, Drouet et Legendre, accourus de la Convention pour voir le monstre. Ils furent bien étonnés de trouver entre les soldats, qui tenaient ses mains, une belle jeune demoiselle, fort calme, qui répondait à tout avec fermeté et simplicité, sans timidité, sans emphase; elle avouait même qu'elle eût échappé si elle l'eût pu. Telles sont les contradictions de la nature. Dans une adresse aux Français qu'elle avait écrite d'avance, et qu'elle avait sur elle, elle disait qu'elle voulait périr, pour que sa tête, portée dans Paris, servît de signe de ralliement aux amis des Lois.

Autre contradiction. Elle dit et écrivit qu'elle espérait mourir inconnue. Et cependant on trouva sur elle son extrait de baptême et son passe-port, qui devaient la faire reconnaître.

Les autres objets qu'on lui trouva faisaient connaître parfaitement toute sa tranquillité d'esprit; c'étaient ceux qu'emporte une femme soigneuse, qui a des habitudes d'ordre. Outre sa clef et sa montre, son argent, elle avait un dé et du fil, pour réparer dans la prison le désordre assez probable qu'une arrestation violente pouvait faire dans ses habits.

Le trajet n'était pas long jusqu'à l'Abbaye, deux minutes à peine. Mais il était dangereux. La rue était pleine d'amis de Marat, des Cordeliers furieux, qui pleuraient, hurlaient qu'on leur livrât l'assassin. Charlotte avait prévu, accepté d'avance tous les genres de mort, excepté d'être déchirée. Elle faiblit, dit-on, un instant, crut se trouver mal. On atteignit l'Abbaye.

Interrogée de nouveau, dans la nuit, par les membres du Comité de sûreté générale et par d'autres députés, elle montra non-seulement de la fermeté, mais de l'enjouement. Legendre, tout gonflé de son importance, et se croyant naïvement digne du martyre, lui dit: «N'était-ce pas vous qui étiez venue hier chez moi en habit de religieuse?—Le citoyen se trompe, dit-elle avec un sourire. Je n'estimais pas que sa vie ou sa mort importât au salut de la République.»

Chabot tenait toujours sa montre et ne s'en dessaisissait pas... «J'avais cru, dit-elle, que les capucins faisaient vœu de pauvreté.»

Le grand chagrin de Chabot et de ceux qui l'interrogèrent, c'était de ne trouver rien, ni sur elle, ni dans ses réponses, qui pût faire croire qu'elle était envoyée par les Girondins de Caen. Dans l'interrogatoire de nuit, cet impudent Chabot soutint qu'elle avait encore un papier caché dans son sein, et, profitant lâchement de ce qu'elle avait les mains garrottées, il mettait la main sur elle; il eût trouvé sans nul doute ce qui n'y était pas, le manifeste de la Gironde. Toute liée qu'elle était, elle le repoussa vivement; elle se jeta en arrière avec tant de violence, que ses cordons en rompirent, et qu'on put voir un moment ce chaste et héroïque sein. Tous furent attendris. On la délia pour qu'elle pût se rajuster. On lui permit aussi de rabattre ses manches et de mettre des gants sous ses chaînes.

Transférée, le 16 au matin, de l'Abbaye à la Conciergerie, elle y écrivit le soir une longue lettre à Barbaroux, lettre évidemment calculée pour montrer par son enjouement (qui attriste et qui fait mal) une parfaite tranquillité d'âme. Dans cette lettre, qui ne pouvait manquer d'être lue, répandue dans Paris le lendemain, et qui, malgré sa forme familière, à la portée d'un manifeste, elle fait croire que les volontaires de Caen étaient ardents et nombreux. Elle ignorait encore la déroute de Vernon.

Ce qui semblerait indiquer qu'elle était moins calme qu'elle n'affectait de l'être, c'est que par quatre fois elle revient sur ce qui motive et excuse son acte: la Paix, le désir de la Paix. La lettre est datée: Du second jour de la préparation de la Paix. Et elle dit vers le milieu: «Puisse la Paix s'établir aussitôt que je le désire!... Je jouis de la Paix depuis deux jours. Le bonheur de mon pays fait le mien.»

Elle écrivit à son père pour lui demander pardon d'avoir disposé de sa vie, et elle lui cita ce vers:

Le crime fait la honte, et non pas l'échafaud.

Elle avait écrit aussi à un jeune député, neveu de l'abbesse de Caen, Doulcet de Pontécoulant, un Girondin prudent qui, dit Charlotte Corday, siégeait sur la Montagne. Elle le prenait pour défenseur. Doulcet ne couchait pas chez lui, et la lettre ne le trouva pas.

Si j'en crois une note précieuse, transmise par la famille du peintre qui la peignit en prison, elle avait fait faire un bonnet exprès pour son jugement. C'est ce qui explique pourquoi elle dépensa trente-six francs dans sa captivité si courte.

Quel serait le système de l'accusation? les autorités de Paris, dans une proclamation, attribuaient le crime aux fédéralistes, et en même temps disaient: «Que cette furie était sortie de la maison du ci-devant comte Dorset.» Fouquier-Tinville écrivait au Comité de sûreté: «Qu'il venait d'être informé qu'elle était amie de Belzunce, qu'elle avait voulu venger Belzunce et son parent Biron, récemment dénoncé par Marat, que Barbaroux l'avait poussé,» etc. Roman absurde, dont il n'osa pas même parler dans son réquisitoire.

Le public ne s'y trompait pas. Tout le monde comprit qu'elle était seule, qu'elle n'avait eu de conseils que celui de son courage, de son dévouement, de son fanatisme. Les prisonniers de l'Abbaye, de la Conciergerie, le peuple même des rues (sauf les cris du premier moment), tous la regardaient dans le silence d'une respectueuse admiration. «Quand elle apparut dans l'auditoire, dit son défenseur officieux, Chauveau-Lagarde, tous, juges, jurés et spectateurs, ils avaient l'air de la prendre pour un juge qui les aurait appelés au tribunal suprême... On a pu peindre ses traits, dit-il encore, reproduire ses paroles; mais nul art n'eût peint sa grande âme, respirant tout entière dans sa physionomie... l'effet moral des débats et de ces choses qu'on sent, mais qu'il est impossible d'exprimer.»

Il rectifie ensuite ses réponses, habilement défigurées, mutilées, pâlies dans le Moniteur. Il n'y en a pas qui ne soit frappée au coin des répliques qu'on lit dans les dialogues serrés de Corneille.

«Qui vous inspira tant de haine?—Je n'avais pas besoin de la haine des autres, j'avais assez de la mienne.»

«Cet acte a dû vous être suggéré?—On exécute mal ce qu'on n'a pas conçu soi-même.»

«Que haïssiez-vous en lui?—Ses crimes.»

«Qu'entendez-vous par là?—Les ravages de la France.»

«Qu'espériez-vous en le tuant?—Rendre la paix à mon pays.»

«Croyez-vous donc avoir tué tous les Marat?—Celui-là mort, les autres auront peur, peut-être.»

«Depuis quand aviez-vous formé ce dessein?—Depuis le 31 mai, où l'on arrêta ici les représentants du peuple.»

Le président, après une déposition qui la charge:

«Que répondez-vous à cela?—Rien, sinon que j'ai réussi.»

Sa véracité ne se démentit qu'en un point. Elle soutint qu'à la revue de Caen il y avait trente mille hommes. Elle voulait faire peur à Paris.

Plusieurs réponses montrèrent que ce cœur si résolu n'était pourtant nullement étranger à la nature. Elle ne put entendre jusqu'au bout la déposition que la femme Marat faisait à travers les sanglots; elle se hâta de dire: «Oui, c'est moi qui l'ai tué.»

Elle eut aussi un mouvement quand on lui montra le couteau. Elle détourna la vue, et, l'éloignant de la main, elle dit d'une voix entrecoupée: «Oui, je le reconnais, je le reconnais...»

Fouquier-Tinville fit observer qu'elle avait frappé d'en haut, pour ne pas manquer son coup; autrement elle eût pu rencontrer une côte et ne pas tuer; et il ajouta: «Apparemment, vous vous étiez d'avance bien exercée?...—Oh! le monstre! s'écria-t-elle. Il me prend pour un assassin!»

Ce mot, dit Chauveau-Lagarde, fut comme un coup de foudre. Les débats furent clos. Ils avaient duré en tout une demi-heure.

Le président Montané aurait voulu la sauver. Il changea la question qu'il devait poser aux jurés, se contentant de demander: «L'a-t-elle fait avec préméditation?» et supprimant la seconde moitié de la formule: «avec dessein criminel et contre-révolutionnaire?» Ce qui lui valut à lui-même son arrestation quelques jours après.

Le président pour la sauver, les jurés pour l'humilier, auraient voulu que le défenseur la présentât comme folle. Il la regarda et lut dans ses yeux; il la servit comme elle voulait l'être, établissant la longue préméditation, et que pour toute défense elle ne voulait pas être défendue. Jeune et mis au-dessus de lui-même par l'aspect de ce grand courage, il hasarda cette parole (qui touchait de si près l'échafaud): «Ce calme et cette abnégation, sublimes sous un rapport...»

Après la condamnation, elle se fit conduire au jeune avocat, et lui dit, avec beaucoup de grâce, qu'elle le remerciait de cette défense délicate et généreuse, qu'elle voulait lui donner une preuve de son estime. «Ces messieurs viennent de m'apprendre que mes biens sont confisqués; je dois quelque chose à la prison, je vous charge d'acquitter ma dette.»

Redescendue de la salle par le sombre escalier tournant dans les cachots qui sont dessous, elle sourit à ses compagnons de prison qui la regardaient passer, et s'excusa près du concierge Richard et de sa femme, avec qui elle avait promis de déjeuner. Elle reçut la visite d'un prêtre qui lui offrait son ministère, et l'éconduisit poliment: «Remerciez pour moi, dit-elle, les personnes qui vous ont envoyé.»

Elle avait remarqué pendant l'audience qu'un peintre essayait de saisir ses traits, et la regardait avec un vif intérêt. Elle s'était tournée vers lui. Elle le fit appeler, après le jugement, et lui donna les derniers moments qui lui restaient avant l'exécution. Le peintre, M. Hauer, était commandant en second du bataillon des Cordeliers. Il dut à ce titre peut-être la faveur qu'on lui fit de le laisser près d'elle, sans autre témoin qu'un gendarme. Elle causa fort tranquillement avec lui de choses indifférentes, et aussi de l'événement du jour, de la paix morale qu'elle sentait en elle-même. Elle pria M. Hauer de copier le portrait en petit, et de l'envoyer à sa famille.

Au bout d'une heure et demie, on frappa doucement à une petite porte qui était derrière elle. On ouvrit, le bourreau entra. Charlotte, se retournant, vit les ciseaux et la chemise rouge qu'il portait. Elle ne put se défendre d'une légère émotion, et dit involontairement: «Quoi! déjà!» Elle se remit aussitôt, et, s'adressant à M. Hauer: «Monsieur, dit-elle, je ne sais comment vous remercier du soin que vous avez pris; je n'ai que ceci à vous offrir, gardez-le en mémoire de moi.» En même temps, elle prit les ciseaux, coupa une belle boucle de ses longs cheveux blond-cendré, qui s'échappaient de son bonnet, et la remit à M. Hauer. Les gendarmes et le bourreau étaient très-émus.

Au moment où elle monta sur la charrette, où la foule, animée de deux fanatismes contraires de fureur ou d'admiration, vit sortir de la basse arcade de la Conciergerie la belle et splendide victime dans son manteau rouge, la nature sembla s'associer à la passion humaine, un violent orage éclata sur Paris. Il dura peu, sembla fuir devant elle, quand elle apparut au pont Neuf et qu'elle avançait lentement par la rue Saint-Honoré. Le soleil revint haut et fort; il n'était pas sept heures du soir (19 juillet). Les reflets de l'étoffe rouge relevaient d'une manière étrange et toute fantastique l'effet de son teint, de ses yeux.

On assure que Robespierre, Danton, Camille Desmoulins, se placèrent sur son passage et la regardèrent. Paisible image, mais d'autant plus terrible, de la Némésis révolutionnaire, elle troublait les cœurs, les laissait pleins d'étonnement.

Les observateurs sérieux qui la suivirent jusqu'aux derniers moments, gens de lettres, médecins, furent frappés d'une chose rare; les condamnés les plus fermes se soutenaient par l'animation, soit par des chants patriotiques, soit par un appel redoutable qu'ils lançaient à leurs ennemis. Elle montra un calme parfait parmi les cris de la foule, une sérénité grave et simple; elle arriva à la place dans une majesté singulière, et comme transfigurée dans l'auréole du couchant.

Un médecin qui ne la perdait pas de vue dit qu'elle lui sembla un moment pâle, quand, elle aperçut le couteau. Mais ses couleurs revinrent, elle monta d'un pas ferme. La jeune fille reparut en elle au moment où le bourreau lui arracha son fichu; sa pudeur en souffrit, elle abrégea, avançant d'elle-même au devant de la mort.

Au moment où la tête tomba, un charpentier maratiste qui servait d'aide au bourreau l'empoigna brutalement, et, l'a montrant au peuple, eut la férocité indigne de la souffleter. Un frisson d'horreur, un murmure parcourut la place. On crut voir la tête rougir. Simple effet d'optique peut-être: la foule troublée à ce moment avait dans les yeux les rouges rayons du soleil qui perçait les arbres des Champs-Élysées.

La commune de Paris et le tribunal donnèrent satisfaction au sentiment public en mettant l'homme en prison.

Parmi les cris des maratistes, infiniment peu nombreux, l'impression générale avait été violente d'admiration et de douleur. On peut en juger par l'audace qu'eut la Chronique de Paris, dans cette grande servitude de la presse, d'imprimer un éloge, presque sans restriction, de Charlotte Corday.

Beaucoup d'hommes restèrent frappés au cœur, et n'en sont jamais revenus. On a vu l'émotion du président, son effort pour la sauver, l'émotion de l'avocat, jeune homme timide qui cette fois fut au-dessus de lui-même. Celle du peintre ne fut pas moins grande. Il exposa cette année un portrait de Marat, peut-être pour s'excuser d'avoir peint Charlotte Corday. Mais son nom ne paraît plus dans aucune exposition. Il semble n'avoir plus peint depuis cette œuvre fatale.

L'effet de cette mort fut terrible: ce fut de faire aimer la mort.

Son exemple, cette calme intrépidité d'une fille charmante, eut un effet d'attraction. Plus d'un qui l'avait entrevue mit une volupté sombre à la suivre, à la chercher dans les mondes inconnus. Un jeune Allemand, Adam Lux, envoyé à Paris pour demander la réunion de Mayence à la France, imprima une brochure où il demande à mourir pour rejoindre Charlotte Corday. Cet infortuné, venu ici le cœur plein d'enthousiasme, croyant contempler face à face dans la Révolution française le pur idéal de la régénération humaine, ne pouvait supporter l'obscurcissement précoce de cet idéal; il ne comprenait pas les trop cruelles épreuves qu'entraîne un tel enfantement. Dans ses pensées mélancoliques, quand la liberté lui semble perdue, il la voit, c'est Charlotte Corday. Il la voit au tribunal, touchante, admirable d'intrépidité; il la voit majestueuse et reine sur l'échafaud... Elle lui apparut deux fois... Assez! il a bu la mort.

«Je croyais bien à son courage, dit-il, mais que devins-je quand je vis toute sa douceur parmi les hurlements barbares, ce regard pénétrant, ces vives et humides étincelles jaillissant de ces beaux yeux, où parlait une âme tendre autant qu'intrépide!... Ô souvenir immortel! émotions douces et amères que je n'avais jamais connues!... Elles soutiennent en moi l'amour de cette Patrie pour laquelle elle voulut mourir, et dont, par adoption, moi aussi je suis le fils. Qu'ils m'honorent maintenant de leur guillotine, elle n'est plus qu'un autel!»

Ame pure et sainte, cœur mystique, il adore Charlotte Corday, et il n'adore point le meurtre.

«On a droit sans doute, dit-il, de tuer l'usurpateur et le tyran, mais tel n'était point Marat.»

Remarquable douceur d'âme. Elle contraste fortement avec la violence d'un grand peuple qui devint amoureux de l'assassinat. Je parle du peuple girondin et même des royalistes. Leur fureur avait besoin d'un saint et d'une légende. Charlotte était un bien autre souvenir, d'une tout autre poésie, que celui de Louis XVI, vulgaire martyr, qui n'eut d'intéressant que son malheur.

Une religion se fonde dans le sang de Charlotte Corday: la religion du poignard.

André Chénier écrit un hymne à la divinité nouvelle:

Ô vertu! le poignard, seul espoir de la terre,
Est ton arme sacrée!

Cet hymne, incessamment refait en tout âge et dans tout pays, reparaît au bout de l'Europe dans l'Hymne au poignard, de Puschkine.

Le vieux patron des meurtres héroïques, Brutus, pâle souvenir d'une lointaine antiquité, se trouve transformé désormais dans une divinité nouvelle plus puissante et plus séduisante. Le jeune homme qui rêve un grand coup, qu'il s'appelle Alibaud ou Sand, de qui rêve-t-il maintenant? Qui voit-il dans ses songes? est-ce le fantôme de Brutus? non, la ravissante Charlotte, telle qu'elle fut dans la splendeur sinistre du manteau rouge, dans l'auréole sanglante du soleil de juillet et dans la pourpre du soir.


XX

LE PALAIS-ROYAL EN 93. LES SALONS.—COMMENT S'ÉNERVA LA GIRONDE.

Les émotions trop vives, les violentes alternatives, les chutes et rechutes n'avaient pas seulement brisé le nerf moral; elles avaient émoussé, ce semble, chez beaucoup d'hommes, le sentiment qui survit à tous les autres, celui de la vie; on l'eût cru très-fort dans ces hommes qui se ruaient au plaisir si aveuglément, c'était souvent le contraire. Beaucoup, ennuyés, dégoûtés, très-peu curieux de vivre, prenaient le plaisir pour suicide. On avait pu l'observer dès le commencement de la Révolution. À mesure qu'un parti politique faiblissait, devenait malade, tournait à la mort, les hommes qui l'avaient composé ne songeaient plus qu'à jouir: on l'avait vu pour Mirabeau, Chapelier, Talleyrand, Clermont-Tonnerre, pour le club de 89, réuni chez le premier restaurateur du Palais-Royal, à côté des jeux; la brillante coterie ne fut plus qu'une compagnie de joueurs. Le centre aussi de la Législative et de la Convention, tant d'hommes précipités au cours de la fatalité, allaient se consoler, s'oublier dans ces maisons de ruine. Ce Palais-Royal, si vivant, tout éblouissant de lumière, de luxe et d'or, de belles femmes qui allaient à vous, vous priaient d'être heureux, de vivre, qu'était-ce, en réalité, sinon la maison de la mort?

Elle était là, sous toutes ses formes, et les plus rapides. Au perron, les marchands d'or; aux galeries de bois, les filles. Les premiers, embusqués au coin des marchands de vin, des petits cafés, vous offraient, à bon compte, les moyens de vous ruiner. Votre portefeuille, réalisé sur-le-champ, en monnaie courante, laissait bonne part au Perron, une autre aux cafés, puis aux jeux du premier étage, le reste au second. Au comble, on était à sec; tout s'était évaporé.

Ce n'étaient plus ces premiers temps du Palais-Royal, où ses cafés furent les églises de la Révolution naissante, où Camille, au café de Foy, prêcha la croisade. Ce n'était plus cet âge d'innocence révolutionnaire où le bon Fauchet professait au Cirque la doctrine des Amis, et l'association philanthropique du Cercle de la Vérité. Les cafés, les restaurateurs, étaient très-fréquentes, mais sombres. Telles de ces boutiques fameuses allaient devenir funèbres. Le restaurateur Février vit tuer chez lui Saint-Fargeau. Tout près, au café Corraza, fut tramée la mort de la Gironde.

La vie, la mort, le plaisir rapide, grossier, violent, le plaisir exterminateur, voilà le Palais-Royal de 93.

Il fallait des jeux, et qu'on pût sur une carte se jouer en une fois, d'un seul coup se perdre.

Il fallait des filles; non point cette race chétive que nous voyons dans les rues, propre à confirmer les hommes dans la continence. Les filles qu'on promenait alors étaient choisies, s'il faut le dire, comme on choisit dans les pâturages normands les gigantesques animaux, florissants de chair et de vie, qu'on montre au carnaval. Le sein nu, les épaules, les bras nus, en plein hiver, la tête empanachée d'énormes bouquets de fleurs, elles dominaient de haut toute la foule des hommes. Les vieillards se rappellent, de la Terreur au Consulat, avoir vu au Palais-Royal quatre blondes colossales, énormes, véritables atlas de la prostitution, qui, plus que nulle autre, ont porté le poids de l'orgie révolutionnaire. De quel mépris elles voyaient s'agiter aux galeries de bois l'essaim des marchandes de modes, dont la mine spirituelle et les piquantes œillades rachetaient peu la maigreur!

Voilà les côtés visibles du Palais-Royal. Mais qui aurait parcouru les deux vallées de Gomorrhe qui circulent tout autour, qui eût monté les neuf étages du passage Radziwil, véritable tour de Sodome, eût trouvé bien autre chose. Beaucoup aimaient mieux ces antres obscurs, ces trous ténébreux, petits tripots, bouges, culs-de-sac, caves éclairées le jour par des lampes, le tout assaisonné de cette odeur fade de vieille maison qui, à Versailles même, au milieu de toutes ses pompes, saisissait l'odorat dès le bas de l'escalier. La vieille duchesse de D... rentrant aux Tuileries en 1814, lorsqu'on la félicitait, qu'on lui montrait que le bon temps était tout à fait revenu: «Oui, dit-elle tristement, mais ce n'est pas là l'odeur de Versailles.»

Voilà le monde sale, infect, obscur, de jouissances honteuses, où s'était réfugiée une foule d'hommes, les uns contre-révolutionnaires, les autres désormais sans parti, dégoûtés, ennuyés, brisés par les événements, n'ayant plus ni cœur ni idée. Ceux-là étaient déterminés à se créer un alibi dans le jeu et dans les femmes, pendant tout ce temps d'orage. Ils s'enveloppaient là dedans, bien décidés à ne penser plus. Le peuple mourait de faim et l'armée de froid; que leur importait? Ennemis de la Révolution qui les appelait au sacrifice, ils avaient l'air de lui dire: «Nous sommes dans ta caverne; tu peux nous manger un à un, moi demain, lui aujourd'hui... Pour cela, d'accord; mais pour faire de nous des hommes, pour réveiller notre cœur, pour nous rendre généreux, sensibles aux souffrances infinies du monde... pour cela, nous t'en défions.»

Nous avons plongé ici au plus bas de l'égoïsme, ouvert la sentine, regardé l'égout... Assez, détournons la tête.

Et sachons bien, toutefois, que nous n'en sommes pas quittes. Si nous nous élevons au-dessus, c'est par transitions insensibles. Des maisons de filles aux maisons de jeux, alors innombrables, peu de différence, les jeux étant tenus généralement par des dames équivoques. Les salons d'actrices arrivent au-dessus, et, de niveau, tout à côté, ceux de telles femmes de lettres, telles intrigantes politiques. Triste échelle où l'élévation n'est pas amélioration. Le plus bas peut-être encore était le moins dangereux. Les filles, c'est l'abrutissement et le chemin de la mort. Les dames ici, le plus souvent, c'est une autre mort, et pire, celle des croyances et des principes, l'énervation des opinions, un art fatal pour amollir, détremper les caractères.

Qu'on se représente des hommes nouveaux sur le terrain de Paris jetés dans un monde pareil, où tout se trouvait d'accord pour les affaiblir et les amoindrir, leur ôter le nerf civique, l'enthousiasme et l'austérité. La plupart des Girondins perdirent, sous cette influence, non pas l'ardeur du combat, non pas le courage, non la force de mourir, mais plutôt celle de vaincre, la fixe et forte résolution de l'emporter à tout prix. Ils s'adoucirent, n'eurent plus «cette âcreté dans le sang qui fait gagner des batailles.» Le plaisir aidant la philosophie, ils se résignèrent. Dès qu'un homme politique se résigne, il est perdu.

Ces hommes, la plupart très-jeunes, jusque-là ensevelis dans l'obscurité des provinces, se voyaient transportés tout à coup en pleine lumière, en présence d'un luxe tout nouveau pour eux, enveloppés des paroles flatteuses, des caresses du monde élégant. Flatteries, caresses, d'autant plus puissantes qu'elles étaient souvent sincères; on admirait leur énergie, et l'on avait tant besoin d'eux! Les femmes surtout, les femmes les meilleures, ont en pareil cas une influence dangereuse, à laquelle nul ne résiste. Elles agissent par leurs grâces, souvent plus encore par l'intérêt touchant qu'elles inspirent, par leurs frayeurs qu'on veut calmer, par le bonheur qu'elles ont réellement à se rassurer près de vous. Tel arrivait bien en garde, armé, cuirassé, ferme à toute séduction; la beauté n'y eût rien gagné. Mais que faire contre une femme qui a peur, et qui le dit, qui vous prend les mains, qui se serre à vous?... «Ah! monsieur! ah! mon ami, vous pouvez encore nous sauver.... Parlez pour nous, je vous prie; rassurez-moi, faites pour moi telle démarche, tel discours... Vous ne le feriez pas pour d'autres, je le sais, mais vous le ferez pour moi... Voyez comme bat mon cœur!»

Ces dames étaient fort habiles. Elles se gardaient bien d'abord de montrer l'arrière-pensée. Au premier jour, vous n'auriez vu dans leurs salons que de bons républicains, modérés, honnêtes. Au second déjà, l'on vous présentait des Feuillants, des Fayétistes. Et pour quelque temps encore, on ne montrait pas davantage. Enfin, sûre de son pouvoir, ayant acquis le faible cœur, ayant habitué les yeux, les oreilles, à ces nuances de sociétés peu républicaines, on démasquait le vrai fonds, les vieux amis royalistes pour qui l'on avait travaillé. Heureux, si le pauvre jeune homme, arrivé très-pur à Paris, ne se trouvait pas à son insu mêlé aux gentilshommes espions, aux intrigants de Coblentz.

La Gironde tomba ainsi presque entière aux filets de la société de Paris. On ne demandait pas aux Girondins de se faire royalistes; on se faisait Girondin. Ce parti devenait peu à peu l'asile du royalisme, le masque protecteur sous lequel la contre-révolution put se maintenir à Paris, en présence de la Révolution même. Les hommes d'argent, de banque, s'étaient divisés: les uns Girondins, d'autres Jacobins. Cependant la transition de leurs premières opinions, trop connues, aux opinions républicaines, leur semblait plus aisée du côté de la Gironde. Les salons d'artistes surtout, de femmes à la mode, étaient un terrain neutre où les hommes de banque rencontraient, comme par hasard, les hommes politiques, causaient avec eux, s'abouchaient, sans autre présentation, finissaient par se lier.

Mais les relations les plus pures, les plus éloignées de l'intrigue, celles du véritable amour, n'en contribuèrent pas moins à briser le nerf de la Gironde. L'amour de mademoiselle Candeille ne fut nullement étranger à la perte de Vergniaud. Cette préoccupation de cœur augmenta son indécision, son indolence naturelle. On disait que son âme semblait souvent errer ailleurs. Ce n'était pas sans raison. Cette âme, dans le temps où la patrie l'eût réclamée tout entière, elle habitait dans une autre âme. Un cœur de femme, faible et charmant, tenait comme enfermé ce cœur de lion de Vergniaud. La voix et la harpe de mademoiselle Candeille, la belle, la bonne, l'adorable, l'avaient fasciné. Pauvre, il fut aimé, préféré de celle que la foule suivait. La vanité n'y eut point part, ni les succès de l'orateur, ni ceux de la jeune muse, dont une pièce obtenait cent cinquante représentations.

Cette femme belle et ravissante, pleine de grâce morale, touchante par son talent, par ses vertus d'intérieur, par sa tendre piété filiale, avait recherché, aimé ce paresseux génie, qui dormait sur les hauteurs; elle que la foule suivait, elle s'était écartée de tous pour monter à lui. Vergniaud s'était laissé aimer; il avait enveloppé sa vie dans cet amour, et il y continuait ses rêves. Trop clairvoyant toutefois pour ne pas voir que tous deux suivaient les bords d'un abîme, où sans doute il faudrait tomber. Autre tristesse: cette femme accomplie qui s'était donnée à lui, il ne pouvait la protéger. Elle appartenait, hélas! au public; sa piété, le besoin de soutenir ses parents, l'avaient menée sur le théâtre, exposée aux caprices d'un monde si orageux. Celle qui voulait plaire à un seul, il lui fallait plaire à tous, partager entre cette foule avide de sensations, hardie, immorale, le trésor de sa beauté, auquel un seul avait droit. Chose humiliante et douloureuse! terrible aussi, à faire trembler, en présence des factions, quand l'immolation d'une femme pouvait être, à chaque instant, un jeu cruel des partis, un barbare amusement.

Là était bien vulnérable le grand orateur. Là, craignait celui qui ne craignait rien. Là, il n'y avait plus ni cuirasse, ni habit, rien qui garantît son cœur.

Ce temps aimait le danger. Ce fut justement au milieu du procès de Louis XVI, sous les regards meurtriers des partis qui se marquaient pour la mort, qu'ils dévoilèrent au public l'endroit qu'on pouvait frapper. Vergniaud venait d'avoir le plus grand de ses triomphes, le triomphe de l'humanité. Mademoiselle Candeille elle-même, descendant sur le théâtre, joua sa propre pièce, la Belle Fermière. Elle transporta le public ravi à cent lieues, à mille de tous les événements, dans un monde doux et paisible, où l'on avait tout oublié, même le danger de la patrie.

L'expérience réussit. La Belle Fermière eut un succès immense; les jacobins eux-mêmes épargnèrent cette femme charmante, qui versait à tous l'opium d'amour, les eaux du Léthé. L'impression n'en fut pas moins peu favorable à la Gironde. La pièce de l'amie de Vergniaud révélait trop que son parti était celui de l'humanité et de la nature plus encore que de la patrie, qu'il serait l'abri des vaincus, qu'enfin ce parti n'avait pas l'inflexible austérité dont le temps avait besoin.


XXI

LA PREMIÈRE FEMME DE DANTON (92-93).

La collection du colonel Maurin, malheureusement vendue et dispersée aujourd'hui, contenait, entre autres choses précieuses, un fort beau plâtre de la première femme de Danton, tiré, je crois, sur le mort. Le caractère en était la bonté, le calme et la force. On ne s'étonnait nullement qu'elle eût exercé beaucoup d'empire sur le cœur de son mari, et laissé tant de regrets.

Comment en eût-il été autrement? celle-ci fut la femme de sa jeunesse et de sa pauvreté, de son premier temps obscur. Danton, alors avocat au conseil, avocat sans cause, ne possédant guère que des dettes, était nourri par son beau-père, le limonadier du coin du pont Neuf, qui, dit-on, leur donnait quelques louis par mois. Il vivait royalement sur le pavé de Paris, sans souci ni inquiétude, gagnant peu, ne désirant rien. Quand les vivres manquaient absolument au ménage, on s'en allait pour quelque temps au bois, à Fontenai près Vincennes, où le beau-père avait une petite maison.

Danton, avec une nature riche en éléments de vices, n'avait guère de vices coûteux. Il n'était ni joueur ni buveur. Il aimait les femmes, il est vrai, néanmoins surtout la sienne. Les femmes, c'était l'endroit sensible par où les partis l'attaquaient, cherchaient à acquérir quelque prise sur lui. Ainsi le parti d'Orléans essaya de l'ensorceler par la maîtresse du prince, la belle madame de Buffon. Danton, par imagination, par l'exigence de son tempérament orageux, était fort mobile. Cependant son besoin d'amour réel et d'attachement le ramenait invariablement chaque soir au lit conjugal, à la bonne et chère femme de sa jeunesse, au foyer obscur de l'ancien Danton.

Le malheur de la pauvre femme fut d'être transportée brusquement, en 92, au ministère de la Justice, au terrible moment de l'invasion et des massacres de Paris. Elle tomba malade, au grand chagrin de son mari. Nous ne doutons nullement que ce fut en grande partie à cause d'elle que Danton fit, en novembre ou décembre, une dernière démarche, pénible, humiliante, pour se rapprocher de la Gironde, enrayer, s'il était possible, sur la pente de l'abîme qui allait tout dévorer.

L'écrasante rapidité d'une telle révolution qui lui jetait sur le cœur événement sur événement, avait brisé madame Danton. La réputation terrible de son mari, sa forfanterie épouvantable d'avoir fait Septembre, l'avait tuée. Elle était entrée tremblante dans ce fatal hôtel du ministère de la Justice, et elle en sortit morte, je veux dire frappée à mort. Ce fut une ombre qui revint au petit appartement du passage du Commerce, dans la triste maison qui fait arcade et voûte entre le passage et la rue (triste elle-même) des Cordeliers; c'est aujourd'hui la rue de l'École-de-Médecine.

Le coup était fort pour Danton. Il arrivait au point fatal où, l'homme ayant accompli par la concentration de ses puissances l'œuvre principale de sa vie, son unité diminue, sa dualité reparaît. Le ressort de la volonté étant moins tendu, reviennent avec force la nature et le cœur, ce qui fut primitif en l'homme. Cela, dans le cours ordinaire des choses, arrive en deux âges distincts, divisés par le temps. Mais alors, nous l'avons dit, il n'y avait plus de temps; la Révolution l'avait tué, avec bien d'autres choses.

C'était déjà ce moment pour Danton. Son œuvre faite, le salut public en 92, il eut, contre la volonté un moment détendue, l'insurrection de la nature, qui lui reprit le cœur, le fouilla durement, jusqu'à ce que l'orgueil et la fureur le reprissent à leur tour et le menassent rugissant à la mort.

Les hommes qui jettent la vie au dehors dans une si terrible abondance, qui nourrissent les peuples de leur parole, de leur poitrine brûlante, du sang de leur cœur, ont un grand besoin du foyer. Il faut qu'il se refasse, ce cœur, qu'il se calme, ce sang. Et cela ne se fait jamais que par une femme, et très-bonne, comme était madame Danton. Elle était, si nous en jugeons par le portrait et le buste, forte et calme, autant que belle et douce: la tradition d'Arcis, où elle alla souvent, ajoute qu'elle était pieuse, naturellement mélancolique, d'un caractère timide.

Elle avait eu le mérite, dans sa situation aisée et calme, de vouloir courir ce hasard, de reconnaître et suivre ce jeune homme, ce génie ignoré, sans réputation ni fortune. Vertueuse, elle l'avait choisi malgré ses vices, visibles en sa face sombre et bouleversée. Elle s'était associée à cette destinée obscure, flottante, et qu'on pouvait dire bâtie sur l'orage. Simple femme, mais pleine de cœur, elle avait saisi au passage cet ange de ténèbres et de lumière pour le suivre à travers l'abîme, passer le Pont aigu.... Là elle n'eut plus la force, et glissa dans la main de Dieu.

«La femme, c'est la Fortune,» a dit l'Orient quelque part. Ce n'était pas seulement la femme qui échappait à Danton, c'était la fortune et son bon destin; c'était la jeunesse et la Grâce, cette faveur dont le sort doue l'homme, en pur don, quand il n'a rien mérité encore. C'étaient la confiance et la foi, le premier acte de foi qu'on eût fait en lui. Une femme du prophète arabe lui demandant pourquoi toujours il regrettait sa première femme: «C'est, dit-il, qu'elle a cru en moi quand personne n'y croyait.»

Je ne doute aucunement que ce ne soit madame Danton qui ait fait promettre à son mari, s'il fallait renverser le roi, de lui sauver la vie, du moins de sauver la reine, la pieuse madame Elisabeth, les deux enfants. Lui aussi, il avait deux enfants: l'un conçu (on le voit par les dates) du moment sacré qui suivit la prise de la Bastille; l'autre, de l'année 91, du moment où Mirabeau mort et la Constituante éteinte livraient l'avenir à Danton, où l'Assemblée nouvelle allait venir et le nouveau roi de la parole.

Cette mère, entre deux berceaux, gisait malade, soignée par la mère de Danton. Chaque fois qu'il rentrait, froissé, blessé des choses du dehors, qu'il laissait à la porte l'armure de l'homme politique et le masque d'acier, il trouvait cette blessure bien autre; cette plaie terrible et saignante, la certitude que, sous peu, il devait être déchiré de lui-même, coupé en deux, guillotiné du cœur. Il avait toujours aimé cette femme excellente; mais sa légèreté, sa fougue, l'avaient parfois mené ailleurs. Et voilà qu'elle partait, voilà qu'il s'apercevait de la force et profondeur de sa passion pour elle. Et il n'y pouvait rien, elle fondait, fuyait, s'échappait de lui, à mesure que ses bras contractés serraient davantage.

Le plus dur, c'est qu'il ne lui était pas même donné de la voir au moins jusqu'au bout et de recevoir son adieu. Il ne pouvait rester ici; il lui fallait quitter ce lit de mort. Sa situation contradictoire allait éclater; il lui était impossible de mettre d'accord Danton et Danton. La France, le monde, allaient avoir les yeux sur lui dans ce fatal procès. Il ne pouvait pas parler, il ne pouvait pas se taire. S'il ne trouvait quelque ménagement qui ralliât le côté droit, et, par lui, le centre, la masse de la Convention, il lui fallait s'éloigner, fuir de Paris, se faire envoyer en Belgique, sauf à revenir quand le cours des choses et la destinée auraient délié ou tranché le nœud. Mais alors cette femme malade, si malade, vivrait-elle encore? trouverait-elle en son amour assez de souffle et de force pour vivre jusque-là, malgré la nature, et garder le dernier soupir pour son mari de retour?... On pouvait prévoir ce qui arriva, qu'il serait trop tard, qu'il ne reviendrait que pour trouver la maison vide, les enfants sans mère, et ce corps, si violemment aimé, au fond du cercueil. Danton ne croyait guère à l'âme, et c'est le corps qu'il poursuivit et voulut revoir, qu'il arracha de la terre, effroyable et défiguré, au bout de sept nuits et sept jours, qu'il disputa aux vers d'un frénétique embrassement.


XXII

LA SECONDE FEMME DE DANTON.—L'AMOUR EN 95.

La chute de la Gironde fut suivie d'un découragement immense. Les vainqueurs en furent presque aussi atteints que les vaincus. Marat tomba malade. Vergniaud ne daigna même fuir. Danton chercha dans un second mariage une sorte d'alibi des affaires politiques.

L'amour fut pour beaucoup dans la mort du Vergniaud et de Danton.

Le grand orateur girondin, prisonnier rue de Clichy, dans ce quartier alors désert et tout en jardins, prisonnier moins de la Convention que de mademoiselle Candeille, flottait dans l'amour et le doute. Lui resterait-il cet amour d'une brillante femme de théâtre, dans l'anéantissement de toutes choses? Ce qu'il gardait de lui-même passait dans ses âpres lettres, lancées contre la Montagne. La fatalité l'avait dispensé d'agir, et il ne le regrettait guère, trouvant doux de mourir ainsi, savourant les belles larmes qu'une femme donne si aisément, voulant croire qu'il était aimé.

Danton, aux mêmes moments, s'arrangeait le même suicide.

Malheureusement alors, c'est le cas d'un grand nombre d'hommes. Au moment où l'affaire publique devient une affaire privée, une question de vie et de mort, ils disent: «À demain les affaires.» Ils se renferment chez eux, se réfugient au foyer, à l'amour, à la nature. La nature est une bonne mère, elle les reprendra bientôt, les absorbera dans son sein.

Danton se mariait en deuil. Sa première femme, tant aimée, venait de mourir le 10 février. Et il l'avait exhumée le 17, pour la voir encore. Il y avait au 17 juin quatre mois, jour pour jour, qu'éperdu, rugissant de douleur, il avait rouvert la terre pour embrasser dans l'horreur du drap mortuaire celle en qui furent sa jeunesse, son bonheur et sa fortune. Que vit-il, que serra-t-il dans ses bras (au bout de sept jours!)? Ce qui est sûr, c'est qu'en réalité elle l'emporta avec lui.

Mourante, elle avait préparé, voulu son second mariage, qui contribua tant à le perdre. L'aimant avec passion, elle devina qu'il aimait et voulut le rendre heureux. Elle laissait aussi deux petits enfants, et croyait leur donner une mère dans une jeune fille qui n'avait que seize ans, mais qui était pleine de charme moral, pieuse comme madame Danton et de famille royaliste. La pauvre femme, qui se mourait des émotions de Septembre et de la terrible réputation de son mari, crut sans doute, en le remariant ainsi, le tirer de la Révolution, préparer sa conversion, en faire peut-être le secret défenseur de la reine, de l'enfant du Temple, de tous les persécutés.

Danton avait connu au Parlement le père de la jeune fille, qui était huissier audiencier. Devenu ministre, il lui fit avoir une bonne place à la marine. Mais, tout obligée que la famille était à Danton, elle ne se montra point facile à ses vues de mariage. La mère, nullement dominée par la terreur de son nom, lui reprocha sèchement et Septembre, qu'il n'avait pas fait, et la mort du roi, qu'il eût voulu sauver.

Danton se garda bien de plaider. Il lit ce qu'on fait en pareil cas quand on veut gagner son procès, qu'on est amoureux et pressé: il se repentit. Il avoua, ce qui était vrai, que les excès de l'anarchie lui étaient chaque jour plus difficiles à supporter, qu'il se sentait déjà bien las de la Révolution, etc.

S'il répugnait tant à la mère, il ne plaisait guère à la fille. Mademoiselle Louise Gély, délicate et jolie personne, élevée dans cette famille bourgeoise de vieille roche, d'honnêtes gens médiocres, était toute dans la tradition de l'ancien régime. Elle éprouvait près de Danton de l'étonnement et un peu de peur, bien plus que d'amour. Cet étrange personnage, tout ensemble lion et homme, lui restait incompréhensible. Il avait beau limer ses dents, accourcir ses griffes, elle n'était nullement rassurée devant ce monstre sublime.

Le monstre était pourtant bon homme, mais tout ce qu'il avait de grand tournait contre lui. Ce mystère d'énergie sauvage, cette poétique laideur illuminée d'éclairs, cette force du puissant mâle d'où jaillissait, un flot vivant d'idées, de paroles éternelles, tout cela intimidait, peut-être serrait le cœur de l'enfant.

La famille crut l'arrêter court en lui présentant un obstacle qu'elle croyait insurmontable, la nécessité de se soumettre aux cérémonies catholiques. Tout le monde savait que Danton, le vrai fils de Diderot, ne voyait que superstition dans le christianisme et n'adorait que la Nature.

Mais pour cela justement, ce fils, ce serf de la Nature, obéit sans difficulté. Quelque autel, ou quelque idole qu'on lui présentât, il y courut, il y jura... Telle était la tyrannie de son aveugle désir. La nature était complice; elle déployait tout à coup toutes ses énergies contenues; le printemps, un peu retardé, éclatait en été brûlant; c'était l'éruption des roses. Il n'y eut jamais un tel contraste d'une si triomphante saison et d'une situation si trouble. Dans l'abattement moral, pesait d'autant plus la puissance d'une température ardente, exigeante, passionnée. Danton, sous cette impulsion, ne livra pas de grands combats quand on lui dit que c'était d'un prêtre réfractaire qu'il fallait avoir la bénédiction. Il aurait passé dans la flamme. Ce prêtre enfin, dans son grenier, consciencieux et fanatique, ne tint pas quitte Danton pour un billet acheté. Il fallut, dit-on, qu'il s'agenouillât, simulât la confession, profanant dans un seul acte deux religions à la fois: la nôtre et celle du passé.

Où donc était-il, cet autel consacré par nos Assemblées à la religion de la Loi, sur les ruines du vieil autel de l'arbitraire et de la Grâce? Où était-il, l'autel de la Révolution, où le bon Camille, l'ami de Danton, avait porté son nouveau-né, donnant le premier l'exemple aux générations à venir?

Ceux qui connaissent les portraits de Danton, spécialement les esquisses qu'en surprit David dans les nuits de la Convention, n'ignorent pas comment l'homme peut descendre du lion au taureau, que dis-je? tomber au sanglier, type sombre, abaissé, désolant de sensualité sauvage.

Voilà une force nouvelle qui va régner toute-puissante dans la sanguinaire époque que nous devons raconter; force molle, force terrible, qui dissout, brise en dessous le nerf de la Révolution. Sous l'apparente austérité des mœurs républicaines, parmi la terreur et les tragédies de l'échafaud, la femme et l'amour physique sont les rois de 93.

On y voit des condamnés qui s'en vont sur la charrette, insouciants, la rose à la bouche. C'est la vraie image du temps. Elles mènent l'homme à la mort, ces roses sanglantes.

Danton, mené, traîné ainsi, l'avouait avec une naïveté cynique et douloureuse dont il faut bien modifier l'expression. On l'accusait de conspirer. «Moi! dit-il, c'est impossible!... Que voulez-vous que fasse un homme qui, chaque nuit, s'acharne à l'amour?»

Dans des chants mélancoliques qu'on répète encore, Fabre d'Églantine et d'autres ont laissé la Marseillaise des voluptés funèbres, chantée bien des fois aux prisons, au tribunal même, jusqu'au pied de l'échafaud. L'Amour, en 93, parut, ce qu'il est, le frère de la Mort.


—IV—


XXIII

LA DÉESSE DE LA RAISON (10 NOVEMBRE 93).

J'ai connu en 1816 mademoiselle Dorothée... qui, dans je ne sais quelle ville, avait représenté la Raison aux fêtes de 95. C'était une femme sérieuse et d'une vie toujours exemplaire. On l'avait choisie pour sa grande taille et sa bonne réputation. Elle n'avait jamais été belle, et, de plus, elle louchait.

Les fondateurs du nouveau culte, qui ne songeaient nullement à l'avilir, recommandent expressément, dans leurs journaux, à ceux qui voudront faire la fête en d'autres villes, de choisir pour remplir un rôle si auguste des personnes dont le caractère rende la beauté respectable, dont la sévérité de mœurs et de regards repousse la licence et remplisse les cœurs de sentiments honnêtes et purs. Ce furent généralement des demoiselles de familles estimées qui, de gré ou de force, durent représenter la Raison.

La Raison fut représentée à Saint-Sulpice par la femme d'un des premiers magistrats de Paris, à Notre-Dame par une artiste illustre, aimée et estimée, mademoiselle Maillard. On sait combien ces premiers sujets sont obligés (par leur art même) à une vie laborieuse et sérieuse. Ce don divin leur est vendu au prix d'une grande abstinence de la plupart des plaisirs. Le jour où le monde plus sage rendra le sacerdoce aux femmes, comme elles l'eurent dans l'Antiquité, qui s'étonnerait de voir marcher à la tête des pompes nationales la bonne, la charitable, la sainte Garcia Viardot?

Trois jours encore avant la fête, on voulait que le symbole qui représenterait la Raison fût une statue. On objecta qu'un simulacre fixe pourrait rappeler la Vierge et créer une autre idolâtrie. On préféra un simulacre mobile, animé et vivant, qui, changé à chaque fête, ne pourrait devenir un objet de superstition.

C'était le moment où Chaumette, le célèbre procureur de la Commune, se mettant en opposition avec son collègue Hébert, avait demandé que la tyrannie fantasque des petits comités révolutionnaires fût surveillée, limitée par l'inspection du conseil général. Sous cette bannière de modération et de justice indulgente, s'inaugura, le 10 novembre la nouvelle religion. Gossec avait fait les chants, Chénier les paroles. On avait, tant bien que mal, en deux jours, bâti dans le chœur fort étroit de Notre-Dame un temple de la Philosophie, qu'ornaient les effigies des sages, des pères de la Révolution. Une montagne portait ce temple; sur un rocher brûlait le flambeau de la Vérité. Les magistrats siégeaient sous les colonnes. Point d'armes, point de soldats. Deux rangs de jeunes filles encore enfants faisaient tout l'ornement de la fête; elles étaient en robes blanches, couronnées de chêne, et non, comme on l'a dit, de roses.

La Raison, vêtue de blanc avec un manteau d'azur, sort du temple de la Philosophie, vient s'asseoir sur un siége de simple verdure. Les jeunes filles lui chantent son hymne; elle traverse au pied de la montagne en jetant sur l'assistance un doux regard, un doux sourire. Elle rentre, et l'on chante encore... On attendait... C'était tout.

Chaste cérémonie, triste, sèche, ennuyeuse[16].

De Notre-Dame, la Raison alla à la Convention. Elle y entra avec son innocent cortège de petites filles en blanc:—la Raison, l'humanité, Chaumette, qui la conduisait, par la courageuse initiative de justice qu'il avait prise la veille, s'harmonisait entièrement au sentiment de l'Assemblée.

Une fraternité très-franche éclata entre la Commune, la Convention et le peuple. Le président fit asseoir la Raison près de lui, lui donna, au nom de l'Assemblée, l'accolade fraternelle, et tous, unis un moment sous son doux regard, espérèrent de meilleurs jours.

Un pâle soleil d'après-midi (bien rare en brumaire), pénétrant dans la salle obscure, en éclaircissait un peu les ombres. Les Dantonistes demandèrent que l'Assemblée tînt sa parole, qu'elle allât à Notre-Dame, que, visitée par la Raison, elle lui rendit sa visite. On se leva d'un même élan.

Le temps était admirable, lumineux, austère et pur, comme sont les beaux jours d'hiver. La Convention se mit en marche, heureuse de cette lueur d'unité qui avait apparu un moment entre tant de divisions. Beaucoup s'associaient de cœur à la fête, croyant de bonne foi y voir la vraie consommation des temps.

Leur pensée est formulée d'une manière ingénieuse dans un mot de Clootz: Le discordant fédéralisme des sectes s'évanouit dans l'unité, l'indivisibilité de la liaison.


XXIV

CULTE DES FEMMES POUR ROBESPIERRE.

Une chose qui peut étonner, c'est qu'un homme aussi austère d'apparence que Robespierre, cet homme volontairement pauvre, d'une mise soignée, exacte, mais uniforme et médiocre, d'une simplicité calculée, ait été tellement aimé, recherché des femmes.

À cela, il n'y a qu'une réponse, et c'est tout le secret du culte dont il fut l'objet: Il inspirait confiance.

Les femmes ne haïssent nullement les apparences sévères et graves. Victimes si souvent de la légèreté des hommes, elles se rapprochent volontiers de celui qui les rassure. Elles supposent instinctivement que l'homme austère, en général, est celui qui gardera le mieux son cœur pour une personne aimée.

Pour elles, le cœur est tout. C'est à tort qu'on croit, dans le monde, qu'elles ont besoin d'être amusées. La rhétorique sentimentale de Robespierre avait beau être parfois ennuyeuse; il lui suffisait de dire: «Les charmes de la vertu, les douces leçons de l'amour maternel, une sainte et douce intimité, la sensibilité de mon cœur,» et autres phrases pareilles, les femmes étaient touchées. Ajoutez que, parmi ces généralités, il y avait toujours une partie individuelle, plus sentimentale encore, sur lui-même ordinairement, sur les travaux de sa pénible carrière, sur ses souffrances personnelles; tout cela, à chaque discours, et si régulièrement, qu'on attendait ce passage et tenait les mouchoirs prêts. Puis, l'émotion commencée, arrivait le morceau connu, sauf telle ou telle variante, sur les dangers qu'il courait, la haine de ses ennemis, les larmes dont on arroserait un jour la cendre des martyrs de la liberté... Mais, arrivé là, c'était trop, le cœur débondait, elles ne se contenaient plus et s'échappaient en sanglots.

Robespierre s'aidait fort en cela de sa pâle et triste mine, qui plaidait pour lui d'avance près des cœurs sensibles. Avec ses lambeaux du l'Émile ou du Contrat social, il avait l'air à la tribune d'un triste bâtard de Rousseau. Ses yeux clignotants, mobiles, parcouraient sans cesse toute l'étendue de la salle, plongeaient aux coins mal éclairés, fréquemment se relevaient vers les tribunes des femmes. À cet effet, il manœuvrait, avec sérieux, dextérité, deux paires de lunettes, l'une pour voir de près ou lire, l'autre pour distinguer au loin, comme pour chercher quelque personne. Chacune se disait: «C'est moi.»

La vive partialité des femmes éclata particulièrement lorsque, vers la fin de 92, dans sa lutte contre la Gironde, il déclara aux Jacobins que, si les intrigants disparaissaient, lui-même quitterait la vie publique, fuirait la tribune, ne désirant rien que «de passer ses jours dans les délices d'une sainte et douce intimité.» De nombreuses voix de femmes partirent des tribunes: «Nous vous suivrons! nous vous suivrons!»

Dans cet engouement, il y avait, en écartant les ridicules de la personne et du temps, une chose fort respectable. Elles suivaient de cœur celui dont les mœurs étaient les plus dignes, la probité la mieux constatée, l'idéalité la plus haute, celui qui, avec autant d'habileté que de courage, se constituant à cette époque le défenseur des idées religieuses, osa, en décembre 92, remercier la Providence du salut de la Patrie.


XXV

ROBESPIERRE CHEZ MADAME DUPLAY (91-95).

Un petit portrait, médiocre et fade, de Robespierre à dix-sept ans, le représente une rose à la main, peut-être pour indiquer qu'il était déjà membre de l'académie des Rosati d'Arras. Il tient cette rose sur son cœur. On lit au bas cette douce légende: Tout pour mon amie. (Collection Saint-Albin.)

Le jeune homme d'Arras, transplanté à Paris, resta-t-il invariablement fidèle à cette pureté sentimentale? Nous l'ignorons. À la Constituante, peut-être, l'intime amitié des Lameth et autres jeunes nobles de la gauche, l'en fit quelque peu dévier. Peut-être, dans les premiers mois de cette Assemblée, croyant avoir besoin d'eux, voulant resserrer ce lien par un entraînement calculé, ne fut-il pas étranger à la corruption du temps[17]. S'il en fut ainsi, il aura cru suivre encore en cela son maître Rousseau, le Rousseau des Confessions. Mais de bonne heure il se releva, et personne n'ordonna plus heureusement sa vie dans l'épuration progressive. L'Émile, le Vicaire Savoyard, le Contrat Social, l'affranchirent et l'ennoblirent: il devint vraiment Robespierre. Comme mœurs, il n'est point descendu.

Nous l'avons vu, le soir du massacre du Champ de Mars (17 juillet 91), prendre asile chez un menuisier; un heureux hasard le voulut ainsi; mais, s'il y revint, s'y fixa, ce ne fut en rien un hasard.

Au retour de son triomphe d'Arras, après la Constituante, en octobre 91, il s'était logé avec sa sœur dans un appartement de la rue Saint-Florentin, noble rue, aristocratique, dont les nobles habitants avaient émigré. Charlotte de Robespierre, d'un caractère roide et dur, avait, dès sa première jeunesse, les aigreurs d'une vieille fille; son attitude et ses goûts étaient ceux de l'aristocratie de province; elle eût fort aisément tourné à la grande dame. Robespierre, plus fin et plus féminin, n'en avait pas moins aussi, dans la roideur de son maintien, sa tenue sèche, mais soignée, un certain air d'aristocratie parlementaire. Sa parole était toujours noble, dans la familiarité même, ses prédilections littéraires pour les écrivains nobles ou tendus, pour Racine ou pour Rousseau.

Il n'était point membre de la Législative. Il avait refusé la place d'accusateur public, parce que, disait-il, s'étant violemment prononcé contre ceux qu'on poursuivait, ils l'auraient pu récuser comme ennemi personnel. On supposait aussi qu'il aurait eu trop de peine à surmonter ses répugnances pour la peine de mort. À Arras, elles l'avaient décidé à quitter sa place de juge d'église. À l'Assemblée constituante, il s'était déclaré contre la peine de mort, contre la loi martiale et toute mesure violente de salut public, qui répugnait trop à son cœur.

Dans cette année, de septembre 91 à septembre 92, Robespierre, hors des fonctions publiques, sans mission ni occupation que celle de journaliste et de membre des Jacobins, était moins sur le théâtre. Les Girondins y étaient; ils y brillaient par leur accord parfait avec le sentiment national sur la question de la guerre. Robespierre et les Jacobins prirent la thèse de la paix, thèse essentiellement impopulaire qui leur fit grand tort. Nul doute qu'à cette époque la popularité du grand démocrate n'eût un besoin essentiel de se fortifier et de se rajeunir. Il avait parlé longtemps, infatigablement, trois années, occupé, fatigué l'attention; il avait eu, à la fin, son triomphe et sa couronne. Il était à craindre que le public, ce roi, fantasque comme un roi, facile à blaser, ne crût l'avoir assez payé, et n'arrêtât son regard sur quelque autre favori.

La parole de Robespierre ne pouvait changer, il n'avait qu'un style; son théâtre pouvait changer et sa mise en scène. Il fallait une machine. Robespierre ne la chercha pas; elle vint à lui, en quelque sorte. Il l'accepta, la saisit, et regarda, sans nul doute, comme une chose heureuse et providentielle de loger chez un menuisier.

La mise en scène est pour beaucoup dans la vie révolutionnaire. Marat, d'instinct, l'avait senti. Il eût pu, très-commodément, rester dans son premier asile, le grenier du boucher Legendre; il préféra les ténèbres de la cave des Cordeliers; cette retraite souterraine d'où ses brûlantes paroles faisaient chaque matin éruption, comme d'un volcan inconnu, charmait son imagination; elle devait saisir celle du peuple. Marat, fort imitateur, savait parfaitement qu'en 88 le Marat belge, le jésuite Feller, avait tiré grand parti pour sa popularité d'avoir élu domicile, à cent pieds sous terre, tout au fond d'un puits de houille.

Robespierre n'eût pas imité Feller ni Marat, mais il saisit volontiers l'occasion d'imiter Rousseau, de réaliser en pratique le livre qu'il imitait sans cesse en parole, de copier l'Émile d'aussi près qu'il le pourrait.

Il était malade, rue Saint-Florentin, vers la fin de 91, malade de ses fatigues, malade d'une inaction nouvelle pour lui, malade aussi de sa sœur, lorsque madame Duplay vint faire à Charlotte une scène épouvantable pour ne pas l'avoir avertie de la maladie de son frère. Elle ne s'en alla pas sans enlever Robespierre, qui se laissa faire d'assez bonne grâce. Elle l'établit chez elle, malgré l'étroitesse du logis, dans une mansarde très-propre, où elle mit les meilleurs meubles de la maison, un assez beau lit bleu et blanc, avec quelques bonnes chaises. Des rayons de sapin, tout neufs, étaient à l'entour, pour poser les quelques livres peu nombreux, de l'orateur; ses discours, rapports, mémoires, etc., très-nombreux, remplissaient le reste. Sauf Rousseau et Racine, Robespierre ne lisait que Robespierre. Aux murs, la main passionnée de madame Duplay avait suspendu partout les images et portraits qu'on avait faits de son dieu; quelque part qu'il se tournât, il ne pouvait éviter de se voir lui-même; à droite, à gauche, Robespierre, Robespierre encore, Robespierre toujours.

La plus habile politique, qui eût bâti la maison spécialement pour cet usage, n'eût pas si bien réussi que l'avait fait le hasard. Si ce n'était une cave, comme le logis de Marat, la petite cour noire et sombre valait au moins une cave. La maison basse, dont les tuiles verdâtres attestaient l'humidité, avec le jardinet sans air qu'elle possédait au delà, était comme étouffée entre les maisons géantes de la rue Saint-Honoré, quartier mixte, à cette époque, de banque et d'aristocratie. Plus bas, c'étaient les hôtels princiers du faubourg et la splendide rue Royale, avec l'odieux souvenir des quinze cents étouffés du mariage de Louis XVI. Plus haut, c'étaient les hôtels des fermiers généraux de la place Vendôme, bâtis de la misère du peuple.

Quelles étaient les impressions des visiteurs de Robespierre, des dévots, des pèlerins, quand, dans ce quartier impie où tout leur blessait les yeux, ils venaient contempler le Juste? La maison prêchait, parlait. Dès le seuil, l'aspect pauvre et triste de la cour, le hangar, le rabot, les planches, leur disaient le mot du peuple: «C'est ici l'incorruptible.»—S'ils montaient, la mansarde les faisait se récrier plus encore; propre et pauvre, laborieuse visiblement, sans parure que les papiers du grand homme sur des planches de sapin, elle disait sa moralité parfaite, ses travaux infatigables, une vie donnée toute au peuple. Il n'y avait pas là le théâtral, le fantasmagorique du maniaque Marat, se démenant dans sa cave, variable, de parole et de mise. Ici, nul caprice, tout réglé, tout honnête, tout sérieux. L'attendrissement venait; on croyait avoir vu, pour la première fois, en ce monde, la maison de la vertu.

Notez pourtant avec cela que la maison, bien regardée, n'était pas une habitation d'artisan. Le premier meuble qu'on apercevait dans le petit salon du bas en avertissait assez. C'était un clavecin, instrument rare alors, même chez la bourgeoisie. L'instrument faisait deviner l'éducation que mesdemoiselles Duplay recevaient, chacune à son tour, au couvent voisin, au moins pendant quelques mois. Le menuisier n'était pas précisément menuisier; il était entrepreneur en menuiserie de bâtiment. La maison était petite, mais enfin elle lui appartenait; il logeait chez lui.

Tout ceci avait deux aspects; c'était le peuple d'une part, et ce n'était pas le peuple; c'était, si l'on veut, le peuple industrieux, laborieux, passé récemment, par ses efforts et son travail, à l'état de petite bourgeoisie. La transition était visible. Le père, bonhomme ardent et rude, la mère, d'une volonté forte et violente, tous deux pleins d'énergie, de cordialité, étaient bien des gens du peuple. La plus jeune des quatre filles en avait la verve et l'élan; les autres s'en écartaient déjà, l'aînée surtout, que les patriotes appelaient avec une galanterie respectueuse mademoiselle Cornélia. Celle-ci, décidément, était une demoiselle; elle aussi sentait Racine, lorsque Robespierre faisait quelquefois lecture en famille. Elle avait à toute chose une grâce de fierté austère, au ménage comme au clavecin; qu'elle aidât sa mère au hangar, pour laver ou pour préparer le repas de la famille, c'était toujours Cornélia.

Robespierre passa là une année, loin de la tribune, écrivain et journaliste, préparant tout le jour les articles et les discours qu'il devait le soir débiter aux Jacobins;—une année, la seule, en réalité, qu'il ait vécue en ce monde.

Madame Duplay trouvait très-doux de le tenir là, l'entourait d'une garde inquiète. On peut en juger par la vivacité avec laquelle elle dit au Comité du 10 août, qui cherchait chez elle un lieu sûr: «Allez-vous-en: vous allez compromettre Robespierre.»

C'était l'enfant de la maison, le dieu. Tous s'étaient donnés à lui. Le fils lui servait de secrétaire, copiait, recopiait ses discours tant raturés. Le père Duplay, le neveu, l'écoutaient insatiablement, dévoraient toutes ses paroles. Mesdemoiselles Duplay le voyaient comme un frère; la plus jeune, vive et charmante, ne perdait pas une occasion de dérider le pâle orateur. Avec une telle hospitalité, nulle maison n'eût été triste. La petite cour, avivée par la famille et les ouvriers, ne manquait pas de mouvement. Robespierre, de sa mansarde, de la table de sapin où il écrivait, s'il levait les yeux entre deux périodes, voyait aller et venir, de la maison au hangar, du hangar à la maison, mademoiselle Cornélia ou telle de ses aimables sœurs. Combien dut-il être fortifié, dans sa pensée démocratique, par une si douce image de la vie du peuple! Le peuple, moins la vulgarité, moins la misère et les vices, compagnons de la misère! Cette vie, à la fois populaire et noble, où les soins domestiques se rehaussent de la distinction morale de ceux qui s'y livrent! La beauté que prend le ménage, même en ses côtés les plus humbles, l'excellence du repas préparé par la main aimée!... qui n'a senti toutes ces choses? Et nous ne doutons pas que l'infortuné Robespierre, dans la vie sèche, sombre, artificielle, que les circonstances lui avaient faite depuis sa naissance, n'ait pourtant senti ce moment du charme de la nature, joui de ce doux rayon.

Il reste bien entendu qu'avec une telle famille un dédommagement était difficile. Un Jacobin dissident fit un jour à Robespierre le reproche «d'exploiter la maison Duplay, de se faire nourrir par eux, comme Orgon nourrit Tartufe,» reproche bas et grossier d'un homme indigne de sentir la fraternité de l'époque et le bonheur de l'amitié.

Ce qui est certain, c'est que Robespierre n'entra chez madame Duplay qu'à la condition de payer pension. Sa délicatesse le voulait ainsi. On ne le contredit pas; on le laissa dire. Peut-être même fallut-il, pour le contenter, recevoir les premiers mois. Mais, dans l'entraînement terrible de sa courte destinée, dans l'accablement de chaque jour, il perdit la chose de vue, se croyant d'ailleurs sans doute sûr de dédommager ses amis d'une autre manière. Il n'avait en réalité que son traitement de député, qu'il oubliait même souvent de toucher. La pension payée à sa sœur, avec quelques dépenses en linge ou habits, et quelques sous donnés sur la route à des petits Savoyards, il ne lui restait exactement rien. Les dix mille francs qu'on aurait trouvés sur lui au 9 thermidor sont une fable de ses ennemis. Il devait alors quatre mille francs de pension à madame Duplay.


XXVI

LUCILE DESMOULINS (AVRIL 94).

L'Assemblée constituante avait ordonné qu'en chaque commune, dans la salle municipale où se faisaient les mariages, les déclarations de naissance et de mort, il y aurait un autel.

Les trois moments pathétiques de la destinée humaine se trouvant ainsi consacrés à l'autel de la Commune, et les religions de la famille unies à celles de la Patrie, cet autel fût bientôt devenu le seul, et la municipalité eût été le temple.

Le conseil de Mirabeau eût été suivi: «Vous n'aurez rien fait, si vous ne -christianisez la Révolution.»

Plusieurs ouvriers du faubourg Saint-Antoine, en 93, déclarèrent qu'ils ne croyaient pas leurs mariages légitimes, s'ils n'étaient consacrés à la Commune par le magistrat.

Camille Desmoulins, en 91, se maria à Saint-Sulpice selon le rite catholique; la famille de sa femme le voulut ainsi. Mais, en 92, son fils Horace étant né, il le porta lui-même à l'Hôtel de Ville, réclama la loi de l'Assemblée constituante. Ce fut le premier exemple du baptême républicain.

Le plus touchant souvenir de toute la Révolution est celui de son grand écrivain, le bon et éloquent Camille, de sa charmante Lucile, de l'acte qui les mena tous deux à la mort (et auquel elle contribua très-directement), la proposition si hardie, en pleine Terreur, d'un Comité de clémence.

Pauvre, disons mieux, indigent en 89, peu favorisé de la nature sous le rapport physique, et, de plus, à peu près bègue, Camille, par l'attrait du cœur, le charme du plus piquant esprit, avait conquis sa Lucile, jolie, gracieuse, accomplie, et relativement riche. Il existait d'elle un portrait, unique peut-être, une précieuse miniature (collection du colonel Maurin). Qu'est-elle devenue maintenant? dans quelles mains est-elle passée? Cette chose appartient à la France. Je prie l'acquéreur, quel qu'il soit, de s'en souvenir, et de nous la rendre. Qu'elle soit placée au Musée, en attendant le musée révolutionnaire qu'on formera tôt ou tard.

Lucile était fille d'un ancien commis des finances, et d'une très-belle et excellente femme qu'on prétendait avoir été maîtresse du ministre des finances Terray. Son portrait est d'une jolie femme d'une classe peu élevée, comme le nom en témoigne: Lucile Duplessis Laridon. Jolie, mais surtout mutine; un petit Desmoulins en femme. Son charmant petit visage, ému, orageux, fantasque, a le souffle de la France libre (le beau pamphlet de son mari). Le génie a passé par là, on le sent, l'amour d'un homme de génie[18].

Nous ne résistons pas au plaisir de copier la page naïve dans laquelle cette jeune femme de vingt ans conte ses émotions dans la nuit du 10 août:

«Le 8 août, je suis revenue de la campagne; déjà tous les esprits fermentaient bien fort; j'eus des Marseillais à dîner, nous nous amusâmes assez. Après le dîner, nous fûmes chez M. Danton. La mère pleurait, elle était on ne peut plus triste; son petit avait l'air hébété. Danton était résolu; moi, je riais comme une folle. Ils craignaient que l'affaire n'eût pas lieu; quoique je n'en fusse pas du tout sûre, je leur disais, comme si je le savais bien, je leur disais qu'elle aurait lieu. «Mais peut-on rire ainsi?» me disait madame Danton. «Hélas! lui dis-je, cela me présage que je verserai bien des larmes ce soir.»—Il faisait beau; nous fîmes quelques tours dans la rue; il y avait assez de monde. Plusieurs sans-culottes passèrent en criant: «Vive la nation!» Puis des troupes à cheval, enfin des troupes immenses. La peur me prit. Je dis à madame Danton.«Allons-nous-en.» Elle rit de ma peur; mais, à force de lui en dire, elle eut peur aussi. Je dis à sa mère: «Adieu, vous ne tarderez pas à entendre sonner le tocsin.» Arrivés chez elle, je vis que chacun s'armait. Camille, mon cher Camille, arriva avec un fusil. O Dieu! je m'enfonçai dans l'alcôve; je me cachai avec mes deux mains, et me mis à pleurer. Cependant, ne voulant pas montrer tant de faiblesse et dire tout haut à Camille que je ne voulais pas qu'il se mêlât dans tout cela, je guettai le moment où je pouvais lui parler sans être entendue, et lui dis toutes mes craintes. Il me rassura en me disant qu'il ne quitterait pas Danton. J'ai su depuis qu'il s'était exposé. Fréron avait l'air déterminé à périr. «Je suis las de la vie, disait-il, je ne cherche qu'à mourir.» Chaque patrouille qui venait, je croyais les voir pour la dernière fois. J'allai me fourrer dans le salon, qui était sans lumière, pour ne point voir tous ces apprêts.... Nos patriotes partirent; je fus m'asseoir près d'un lit, accablée, anéantie, m'assoupissant parfois; et, lorsque je voulais parler, je déraisonnais. Danton vint se coucher, il n'avait pas l'air fort empressé, il ne sortit presque point. Minuit approchait; on vint le chercher plusieurs fois; enfin il partit pour la Commune. Le tocsin des Cordeliers sonna, il sonna longtemps. Seule, baignée de larmes, à genoux sur la fenêtre, cachée dans mon mouchoir, j'écoutais le son de cette fatale cloche... Danton revint. On vint plusieurs fois nous donner de bonnes et de mauvaises nouvelles; je crus m'apercevoir que leur projet était d'aller aux Tuileries; je le leur dis en sanglotant. Je crus que j'allais m'évanouir. Madame Robert demandait son mari à tout le monde. «S'il périt, me dit-elle, je ne lui survivrai pas. Mais ce Danton, lui, ce point de ralliement! si mon mari périt, je suis femme à le poignarder...» Camille revint à une heure; il s'endormit sur mon épaule... Madame Danton semblait se préparer à la mort de son mari. Le matin, on tira le canon. Elle écoute, pâlit, se laisse aller, et s'évanouit...

«Qu'allons-nous devenir, ô mon pauvre Camille? je n'ai plus la force de respirer... Mon Dieu! s'il est vrai que tu existes, sauve donc des hommes qui sont dignes de toi... Nous voulons être libres; ô Dieu! qu'il en coûte!...»

Lucile, qui se montre ici si naïvement dans sa faiblesse de femme, fut un héros à la mort.

Il faut la voir à ce moment décisif où il fut délibéré, entre Desmoulins et ses amis, s'il ferait le pas décisif, et probablement mortel, de réclamer pour les libertés de la presse et de la tribune, étouffées par l'arrestation de son ami Fabre d'Églantine, s'il oserait se mettre en travers du torrent de la Terreur!

Qui ne voyait à ce moment le danger du pauvre artiste?... Entrons dans cette humble et glorieuse maison (rue de l'Ancienne-Comédie, près la rue Dauphine). Au premier, demeurait Fréron. Au second, Camille Desmoulins et sa charmante Lucile. Leurs amis, terrifiés, venaient les prier, les avertir, les arrêter, leur montrer l'abîme. Un homme, nullement timide, le général Brune, familier de la maison, était un matin chez eux, et conseillait la prudence. Camille fit déjeuner Brune, et, sans nier qu'il eût raison, tenta de le convertir. «Edamus et bibamus, dit-il en latin à Brune, pour n'être entendu de Lucile; cras enim moriemur.» Il parla néanmoins de son dévouement et de sa résolution d'une manière si touchante, que Lucile courut l'embrasser. «Laissez-le, dit-elle, laissez-le, qu'il remplisse sa mission: c'est lui qui sauvera la France... Ceux qui pensent autrement n'auront pas de mon chocolat.»

Fréron, l'ami de Camille, l'admirateur passionné de sa femme, venait d'écrire la part qu'il avait eue à la prise de Toulon, et comment il avait monté aux batteries l'épée à la main. Je croirais très-volontiers que Camille désira d'autant plus s'honorer aux yeux de Lucile. Il n'était qu'un grand écrivain. Il voulut être un héros.

Le septième numéro du Vieux Cordelier, si hardi contre les deux Comités gouvernants, le huitième contre Robespierre (publié en 1836), perdirent Camille et le firent envelopper dans le procès de Danton.

La vive émotion qu'excita le procès, la foule incroyable qui entoura le Palais de Justice dans une disposition favorable aux accusés, faisaient croire que, si les prisonniers du Luxembourg parvenaient à sortir, ils pourraient entraîner le peuple. Mais la prison brise l'homme; aucun n'avait d'armes, et presque aucun de courage.

Une femme leur en donna. La jeune femme de Desmoulins errait, éperdue de douleur, autour de ce Luxembourg. Camille était là, collé aux barreaux, la suivant des yeux, écrivant les choses les plus navrantes qui jamais ont percé le cœur de l'homme. Elle aussi s'apercevait, à cet horrible moment, qu'elle aimait violemment son mari. Jeune et brillante, elle avait pu voir avec plaisir l'hommage des militaires, celui du général Dillon, celui de Fréron. Fréron était à Paris, et n'osa rien faire pour eux. Dillon était au Luxembourg, buvant en vrai Irlandais et jouant aux cartes avec le premier venu.

Camille s'était perdu pour la France et pour Lucile.

Elle aussi se perdit pour lui.

Le premier jour, elle s'était adressée au cœur de Robespierre. On avait cru autrefois que Robespierre l'épouserait. Elle rappelait dans sa lettre qu'il avait été le témoin de leur mariage, qu'il était leur premier ami, que Camille n'avait rien fait que travailler à sa gloire, ajoutant ce mot d'une femme qui se sent jeune, charmante, regrettable, qui sent sa vie précieuse: «Tu vas nous tuer tous deux; le frapper, c'est me tuer, moi.»

Nulle réponse.

Elle écrivit à son admirateur Dillon: «On parle de refaire Septembre... Serait-il d'un homme de cœur de ne pas au moins défendre ses jours?»

Les prisonniers rougirent de cette leçon d'une femme, et se résolurent d'agir. Il paraît toutefois qu'ils ne voulaient commencer qu'après Lucile, lorsque, d'abord, se jetant au milieu du peuple, elle aurait ameuté la foule.

Dillon, brave, parleur, indiscret, tout d'abord en jouant aux cartes avec un certain Laflotte, entre deux vins, lui conta toute l'affaire. Laflotte l'écouta et le fit parler. Laflotte était républicain; mais là, enfermé, sans issue, sans espoir, il fut horriblement tenté. Il ne dénonça pas le soir (5 avril), attendit toute la nuit, hésitant encore peut-être. Le matin, il livra son âme, en échange de sa vie, vendit son honneur, dit tout. C'est avec cette arme indigne qu'on égorgea Danton, Camille Desmoulins, et, quelques jours après, Lucile, et plusieurs prisonniers du Luxembourg, tous étrangers à l'affaire, et qui ne se connaissaient même pas.

Le seul des accusés qui montra un grand courage fut Lucile Desmoulins. Elle parut intrépide, digne de son glorieux nom. Elle déclara qu'elle avait dit à Dillon, aux prisonniers, que, si l'on faisait, un 2 Septembre, «c'était pour eux un devoir de défendre leur vie.»

Il n'y eut pas un homme, de quelque opinion qu'il fût, qui n'eût le cœur arraché de cette mort. Ce n'était pas une femme politique, une Corday, une Roland; c'était simplement une femme, une jeune fille, à la voir, une enfant, pour l'apparence. Hélas! qu'avait-elle fait? voulu sauver un amant?... Son mari, le bon Camille, l'avocat du genre humain. Elle mourait pour sa vertu, l'intrépide et charmante femme, pour l'accomplissement du plus saint devoir.

Sa mère, la belle, la bonne madame Duplessis, épouvantée de cette chose qu'elle n'eût jamais pu soupçonner, écrivit à Robespierre, qui ne put ou n'osa y répondre. Il avait aimé Lucile, dit-on, voulu l'épouser. On eût cru, s'il eût répondu, qu'il l'aimait encore. Il aurait donné une prise qui l'eût fortement compromis.

Tout le monde exécra cette prudence. Le sens humain fut soulevé. Chaque homme souffrit et pâtit. Une voix fut dans tout un peuple, sans distinction de partis (de ces voix qui portent malheur): «Oh! ceci, c'est trop!»

Qu'avait-on fait en infligeant cette torture à l'âme humaine? on avait suscité aux idées une cruelle guerre, éveillé contre elles une redoutable puissance, aveugle, bestiale et terrible, la sensibilité sauvage qui marche sur les principes, qui, pour venger le sang, en verse des fleuves, qui tuerait des nations pour sauver des hommes[19].


XXVII

EXÉCUTIONS DE FEMMES.—LES FEMMES PEUVENT-ELLES ÊTRE EXÉCUTÉES.

Ces morts de femmes étaient terribles. La plus simple politique eût dû supprimer l'échafaud pour les femmes. Cela tuait la République.

La mort de Charlotte Corday, sublime, intrépide et calme, commença une religion.

Celle de la Dubarry, tout horripilée de peur, pauvre vieille fille de chair, qui d'avance sentait la mort dans la chair, reculait de toutes ses forces, criait et se faisait traîner, réveilla toutes les fibres de la pitié animale. Le couteau, disait-on, n'entrait pas dans son cou gras... Tous, au récit, frissonnèrent.

Mais le coup le plus terrible fut l'exécution de Lucile. Nulle ne laissa tant de regret, de fureur, ne fut plus âprement vengée.

Qu'on sache bien qu'une société qui ne s'occupe point de l'éducation des femmes et qui n'en est pas maîtresse est une société perdue. La médecine préventive est ici d'autant plus nécessaire, que la curative est réellement impossible. Il n'y a, contre les femmes, aucun moyen sérieux de répression. La simple prison est déjà chose difficile: «Quis custodiet ipsos custodes?» Elles corrompent tout, brisent tout; point de clôture assez forte. Mais les montrer à l'échafaud, grand Dieu! Un gouvernement qui fait cette sottise se guillotine lui-même. La nature, qui, par-dessus toutes les lois, place l'amour et la perpétuité de l'espèce, a par cela même mis dans les femmes ce mystère (absurde au premier coup d'œil): Elles sont très-responsables, et elles ne sont pas punissables. Dans toute la Révolution, je les vois violentes, intrigantes, bien souvent plus coupables que les hommes. Mais, dès qu'on les frappe, on se frappe. Qui les punit se punit. Quelque chose qu'elles aient faite, sous quelque aspect qu'elles paraissent, elles renversent la justice, en détruisent toute idée, la font nier et maudire. Jeunes, on ne peut les punir. Pourquoi? Parce qu'elles sont jeunes, amour, bonheur, fécondité. Vieilles, on ne peut les punir. Pourquoi? Parce qu'elles sont vieilles, c'est-à-dire qu'elles furent mères, qu'elles sont restées sacrées, et que leurs cheveux gris ressemblent à ceux de votre mère. Enceintes!... Ah! c'est là que la pauvre justice n'ose plus dire un seul mot; à elle de se convertir, de s'humilier, de se faire, s'il le faut, injuste. Une puissance est ici qui brave la loi; si la loi s'obstine, tant pis; elle se nuit cruellement, elle apparaît horrible, impie, l'ennemie de Dieu!

Les femmes réclameront peut-être contre tout ceci; peut-être elles demanderont si ce n'est pas les faire éternellement mineures que leur refuser l'échafaud; elles diront qu'elles veulent agir, souffrir les conséquences de leurs actes. Qu'y faire pourtant? Ce n'est pas notre faute, si la nature les a faites, non pas faibles, comme on dit, mais infirmes, périodiquement malades, nature autant que personnes, filles du monde sidéral, donc, par leurs inégalités, écartées de plusieurs fonctions rigides des sociétés politiques. Elles n'y ont pas moins une influence énorme, et le plus souvent fatale jusqu'ici. Il y a paru dans nos révolutions. Ce sont généralement les femmes qui les ont fait avorter; leurs intrigues les ont minées, et leurs morts (souvent méritées, toujours impolitiques) ont puissamment servi la contre-révolution.

Distinguons une chose toutefois. Si elles sont, par leur tempérament, qui est la passion, dangereuses en politique, elles sont peut-être plus propres que l'homme à l'administration. Leurs habitudes sédentaires et le soin qu'elles mettent en tout, leur goût naturel de satisfaire, de plaire et de contenter, en font d'excellents commis. On s'en aperçoit dès aujourd'hui dans l'administration des postes. La Révolution, qui renouvelait tout, en lançant l'homme dans les carrières actives, eût certainement employé la femme dans les carrières sédentaires. Je vois une femme parmi les employés du Comité de salut public. (Archives, Registres manuscrits des procès-verbaux du Comité, 5 juin 93, p. 79.)


XXVIII

CATHERINE THÉOT, MÈRE DE DIEU.—ROBESPIERRE MESSIE. (JUIN 94).

Le temps était au fanatisme. L'excès des émotions avait brisé, humilié, découragé la raison. Sans parler de la Vendée, où l'on ne voyait que miracles, un Dieu avait apparu en Artois. Les morts y ressuscitaient en 94. Dans le Lyonnais, une prophétesse avait eu de grands succès; cent mille âmes y prirent, dit-on, le bâton de voyage, s'en allant sans savoir où. En Allemagne, les sectes innombrables des illuminés s'étendaient non-seulement dans le peuple, mais dans les plus hautes classes: le roi de Prusse en était. Mais nul homme de l'Europe n'excitait si vivement l'intérêt de ces mystiques que l'étonnant Maximilien. Sa vie, son élévation à la suprême puissance par le fait seul de la parole, n'était-elle pas un miracle, et le plus étonnant de tous? Plusieurs lettres lui venaient, qui le déclaraient un Messie. Tels voyaient distinctement au ciel la constellation Robespierre. Le 2 août 93, le président des Jacobins désignait, sans le nommer, le Sauveur qui allait venir. Une infinité de personnes avaient ses portraits appendus chez elles, comme image sainte. Des femmes, des généraux mêmes, portaient un petit Robespierre dans leur sein, baisaient, priaient la miniature sacrée. Ce qui est plus étonnant, c'est que ceux qui le voyaient sans cesse et l'approchaient de plus près, ses saintes femmes, une baronne, nue madame Chalabre (qui l'aidait dans sa police), ne le regardaient pas moins comme un être d'autre nature. Elles joignaient les mains, disant: «Oui, Robespierre, tu es Dieu.»

Du petit hôtel (démoli) où se tenait le Comité de sûreté jusqu'aux Tuileries, où était le Comité de salut public, régnait un corridor obscur. Là venaient les hommes de la police remettre les paquets cachetés. De là de petites filles portaient les lettres ou les paquets chez la grande dévote du Sauveur futur, chez cette madame Chalabre, mère de l'entrepreneur des Jeux.

Nous avons parlé ailleurs de la vieille idiote de la rue Montmartre, marmottant devant deux plâtres: «Dieu sauve Manuel et Pétion! Dieu sauve Manuel et Pétion!» Et cela, douze heures par jour. Nul doute qu'en 94 elle n'ait tout autant d'heures marmotté pour Robespierre.

L'amer Cévenol, Rabaut-Saint-Étienne, avait très-bien indiqué que ces mômeries ridicules, cet entourage de dévotes, cette patience de Robespierre à les supporter, c'était le point vulnérable, le talon d'Achille, où l'on percerait le héros. Girey-Dupré, dans un noël piquant et facétieux, y frappa, mais en passant. N'était-ce pas le sujet de cette comédie de Fabre d'Églantine qu'on fit disparaître, et pour laquelle peut-être Fabre disparut?

Pour formuler l'accusation, il fallait pourtant un fait, une occasion qu'on pût saisir. Robespierre la donna lui-même.

Dans ses instincts de police, insatiablement curieux de faits contre ses ennemis, contre le Comité de sûreté, qu'il voulait briser, il furetait volontiers dans les cartons de ce Comité. Il y trouva, prit, emporta des papiers relatifs à la duchesse de Bourbon, et refusa de les rendre. Cela rendit curieux. Le Comité s'en procura des doubles, et vit que cette affaire, si chère à Robespierre, était une affaire d'illuminisme.

Quel secret motif avait-il de couvrir les illuminés, d'empêcher qu'on ne donnât suite à leur affaire?

Ces sectes n'ont jamais été indifférentes aux politiques. Le duc d'Orléans était fort mêlé aux Francs-Maçons et aux Templiers, dont il fut, dit-on, grand maître. Les jansénistes, devenus sous la persécution une société secrète, par l'habileté peu commune avec laquelle ils organisaient la publicité mystérieuse des Nouvelles ecclésiastiques, avaient mérité l'attention particulière des Jacobins. Le tableau ingénieux qui révélait ce mécanisme était le seul ornement de la bibliothèque des Jacobins en 1790. Robespierre, de 89 à 91, demeura rue de Saintonge au Marais, près la rue de Touraine, à la porte même du sanctuaire où ces énergumènes du jansénisme expirant firent leurs derniers miracles; le principal miracle était de crucifier des femmes, qui, en descendant de la croix, n'en mangeaient que mieux. Une violente recrudescence du fanatisme, après la Terreur, était facile à prévoir. Mais qui en profiterait?

Au château de la duchesse prêchait un adepte, le chartreux dom Gerle, collègue de Robespierre à la Constituante, celui qui étonna l'Assemblée en demandant, comme chose simple, qu'elle déclarât le catholicisme religion d'État. Dom Gerle, à la même époque, voulait aussi que l'Assemblée proclamât la vérité des prophéties d'une folle, la jeune Suzanne Labrousse. Dom Gerle était toujours lié avec son ancien collègue; il allait souvent le voir, l'honorait comme son patron: et, sans doute pour lui plaire, demeursait aussi chez un menuisier. Il avait obtenu de lui un certificat de civisme.

Bon républicain, le chartreux n'en était pas moins un prophète. Dans un grenier du pays latin, l'esprit lui était soufflé par une vieille femme, idiote, qu'on appelait la Mère de Dieu. Catherine Théot (c'était son nom) était assistée dans ses mystères de deux jeunes et charmantes femmes, brune et blonde, qu'on appelait la Chanteuse et la Colombe. Elles achalandaient le grenier. Des royalistes y allaient, des magnétiseurs, des simples, des fripons, des sots. Jusqu'à quel point un homme aussi grave que Robespierre pouvait-il être mêlé à ces mômeries on l'ignore. Seulement on savait que la vieille avait trois fauteuils, blanc, rouge et bleu; elle siégeait sur le premier, son fils dom Gerle sur le second à gauche; pour qui était l'autre, le fauteuil d'honneur à la droite de la Mère de Dieu? n'était-ce pas pour un fils aîné, le Sauveur qui devait venir?

Quelque ridicule que la chose pût être en elle-même, et quelque intérêt qu'on ait eu à la montrer telle, il y a deux points qui y découvrent l'essai d'une association grossière entre l'illuminisme chrétien, le mysticisme révolutionnaire et l'inauguration d'un gouvernement des prophètes.

«Le premier sceau de l'Évangile fut l'annonce du Verbe; le second; la séparation des cultes; le troisième la Révolution; le quatrième, la mort des rois; le cinquième, la réunion des peuples; le sixième, le combat de l'ange exterminateur; le septième, la résurrection des élus de la Mère de Dieu, et le bonheur général surveillé par les prophètes

«Au jour de la résurrection, où sera la Mère de Dieu? Sur son trône, entre ses prophètes, dans le Panthéon.»

L'espion Sénart, qui se fit initier pour les trahir et les arrêta, trouva, dit-il, chez la Mère, une lettre écrite en son nom à Robespierre comme à son premier prophète, au fils de l'Être suprême, au Rédempteur, au Messie.

Les deux Gascons, Barrère, Vadier, qui firent ensemble l'œuvre malicieuse du rapport que les Comités lançaient dans la Convention, y mirent (comme ingrédients dans la chaudière du Sabbat) des choses tout à fait étrangères; je ne sais quel portrait, par exemple, du petit Capet, qu'on avait trouvé à Saint-Cloud. Cela donnait un prétexte de parler dans le rapport du royalisme, de restauration de la royauté. L'Assemblée, désorientée, ne savait d'abord que croire. Peu à peu, elle comprit. Sous le débit sombre et morne de Vadier, elle sentit le puissant comique de la facétie. La plaisanterie dans la bouche d'un homme qui tient son sérieux emporte souvent le fou rire sans qu'on puisse résister. L'effet fut si violent, que, sous le couteau de la guillotine, dans le feu, dans les supplices, l'Assemblée eût ri de même. On se tordait sur les bancs.

On décida, d'enthousiasme, que ce rapport serait envoyé aux quarante-quatre mille communes de la République, à toutes les administrations, aux armées. Tirage de cent mille peut-être!

Rien ne contribua plus directement à la chute de Robespierre.


XXIX

LES DAMES SAINT-AMARANTHE (JUIN 94).

Cette affaire de la Mère de Dieu se compliqua d'une autre accusation, bien moins méritée, dont Robespierre fut l'objet.

On supposa gratuitement que l'apôtre des Jacobins avait cherché des prosélytes jusque dans les maisons de jeu, des disciples parmi les dames qui recevaient des joueurs.

En réalité, on confondit malignement, calomnieusement, Robespierre aîné et Robespierre jeune, qui fréquentait ces maisons.

Robespierre jeune, avocat, parleur facile et vulgaire, homme de société, de plaisir, ne sentait pas assez combien la haute et terrible réputation de son frère demandait de ménagements. Dans ses missions, où son nom lui donnait un rôle très-grand et difficile à jouer, il veillait trop peu sur lui. On le voyait mener partout, et dans les clubs même, une femme très-équivoque.

Il avait vivement embrassé, par jeunesse et par bon cœur, l'espoir que son frère pourrait adoucir la Révolution. Il ne cachait point cet espoir, ne tenant pas assez compte des obstacles, des délais qui ajournaient ce moment. En Provence, il montra de l'humanité, épargna des communes girondines. À Paris, il eut le courage de sauver plusieurs personnes, entre autres le directeur de l'économat du clergé (qui plus tard fut le beau-père de Geoffroy-Saint-Hilaire).

Dans la précipitation de son zèle antiterroriste, il lui arriva parfois de faire taire et d'humilier de violents patriotes qui s'étaient avancés sans réserve pour la Révolution. Dans le Jura, par exemple, il imposa royalement silence au représentant Bernard de Saintes. Cette scène, très-saisissante, donna aux contre-révolutionnaires du Jura une confiance illimitée. Ils disaient légèrement (un des leurs, Nodier, le rapporte): «Nous avons la protection de MM. de Robespierre.»

À Paris, Robespierre jeune fréquentait une maison infiniment suspecte du Palais-Royal, en face du perron même, au coin de la rue Vivienne, l'ancien hôtel Helvétius. Le perron était, comme on sait, le centre des agioteurs, tripoteurs de Bourse, des marchands d'or et d'assignats, des marchands de femmes. De somptueuses maisons de jeux étaient tout autour, hantées des aristocrates. J'ai dit ailleurs comment tous les vieux partis, à mesure qu'ils se dissolvaient, venaient mourir là, entre les filles et la roulette. Là finirent les Constituants, les Talleyrand, les Chapelier. Là traînèrent les Orléanistes. Plusieurs de la Gironde y vinrent. Robespierre jeune, gâté par ses missions princières, aimait aussi à retrouver là quelques restes de l'ancienne société.

La maison où il jouait était tenue par deux dames royalistes, fort jolies, la fille de dix-sept ans, la mère n'en avait pas quarante. Celle-ci, madame de Saint-Amaranthe, veuve, à ce qu'elle disait, d'un garde du corps qui se fit tuer au 6 octobre, avait marié sa fille dans une famille d'un nom fameux de police, au jeune Sartine, fils du ministre de la Pompadour, que Latude a immortalisé.

Madame de Saint-Amaranthe, sans trop de mystère, laissait, sous les yeux des joueurs, les portraits du roi et de la reine. Cette enseigne de royalisme ne nuisait pas à la maison. Les riches restaient royalistes. Mais ces dames avaient soin d'avoir de hauts protecteurs patriotes. La petite Saint-Amaranthe était fort aimée du Jacobin Desfieux, agent du Comité de sûreté (quand ce comité était sous Chabot), ami intime de Proly et logeant dans la même chambre, ami de Junius Frey, ce fameux banquier patriote qui donna sa sœur à Chabot. Tout cela avait apparu au procès de Desfieux, noyé avec Proly, dans le procès des Hébertistes.

Desfieux ayant été exécuté avec Hébert, le 24 mars, Saint-Just transmit une note contre la maison qu'il fréquentait au Comité de sûreté, qui, le 31, fit arrêter les Saint-Amaranthe et Sartine. (Archives, Comité de sûreté, registre 642, 10 germinal.)

Mais Robespierre jeune, aussi bien que Desfieux, était ami de cette maison; c'est ce qui, sans doute, valut à ces dames de rester en prison assez longtemps sans jugement. Le Comité de sûreté, auquel il dut s'adresser pour leur obtenir des délais, était instruit de l'affaire. Il avait là une ressource, un glaive contre son ennemi. Admirable prise! La chose habilement arrangée, Robespierre pouvait apparaître comme patron des maisons de jeu!

Robespierre? lequel des deux? on se garda de dire le jeune. La chose eût perdu tout son prix.

Il fut bientôt averti, sans doute par son frère même, qui fit sa confession. Il vit l'abîme et frémit.

Alla-t-il aux comités? ou les comités lui envoyèrent-ils? on ne sait. Ce qui est sûr, c'est que, le soir du 25 prairial (14 juin), deux choses terribles se firent entre lui et eux.

Il réfléchit que l'affaire était irrémédiable, que l'effet en serait augmenté par sa résistance, qu'il fallait en tirer parti, obtenir des comités, en retour de cette vaine joie de malignité, un pouvoir nouveau qui lui servirait peut-être à frapper les comités, en tout cas, à faire un pas décisif dans sa voie de dictature judiciaire.

Lors donc que le vieux Vadier lui dit d'un air observateur: «Nous faisons demain le rapport sur l'affaire Saint-Amaranthe,» il fit quelques objections, mollement, et moins qu'on ne pensait.

Chacun crut Robespierre lié avec les Saint-Amaranthe, que, selon toute apparence, il ne connaissait même pas. L'invraisemblance du roman n'arrêta personne. Que cet homme sombrement austère, si cruellement agité, acharné à la poursuite de son tragique destin, s'en allât comme un Barrère, un marquis de la Terreur, s'égayer en une telle maison, chez des dames ainsi notées, on trouva cela naturel!... La crédulité furieuse serrait sur ses yeux le bandeau.

Il était à craindre pourtant que l'équité et le bon sens ne retrouvassent un peu de jour, que quelques-uns ne s'avisassent de cette chose si simple: Il y a deux Robespierre.

En juin eut lieu à grand bruit, avec un appareil incroyable, le supplice solennel des prétendus assassins de Robespierre, parmi lesquels on avait placé les Saint-Amaranthe.

Le drame de l'exécution, monté avec un soin, un effet extraordinaires, offrit cinquante-quatre personnes, portant toutes le vêtement que la seule Charlotte Corday avait porté jusque-là, la sinistre chemise rouge des parricides et de ceux qui assassinaient les pères du peuple, les représentants. Le cortège mit trois heures pour aller de la Conciergerie à la place de la Révolution, et l'exécution employa une heure.

De sorte que, dans cette longue exhibition de quatre heures entières, le peuple put regarder, compter, connaître, examiner les assassins de Robespierre, savoir toute leur histoire.

Des canons suivaient les charrettes, et tout un monde de troupes. Pompeux et redoutable appareil qu'on n'avait jamais vu depuis l'exécution de Louis XVI. «Quoi! tout cela, disait-on, pour venger un homme! Et que ferait-on de plus si Robespierre était roi

Il y avait cinq ou six femmes jolies, et trois toutes jeunes. C'était là surtout ce que le peuple regardait et ce qu'il ne digérait pas;—et, autour de ces femmes charmantes, leurs familles tout entières, la Saint-Amaranthe avec tous les siens, la Renault avec tous les siens, une tragédie complète sur chaque voiture, les pleurs et les regrets mutuels, des appels de l'un à l'autre à crever le cœur. Madame de Saint-Amaranthe, fière et résolue d'abord, défaillait à tout instant.

Une actrice des Italiens, mademoiselle Grandmaison, portait l'intérêt au comble. Maîtresse autrefois de Sartine, qui avait épousé la jeune Saint-Amaranthe, elle lui restait fidèle. Pour lui, elle s'était perdue. Elles étaient là ensemble, assises dans la même charrette, les deux infortunées, devenues sœurs dans la mort, et mourant dans un même amour.

Un bruit circulait dans la foule, horriblement calomnieux, que Saint-Just avait voulu avoir la jeune Saint-Amaranthe, et que c'était par jalousie, par rage, qu'il l'avait dénoncée.

Que Robespierre eût ainsi abandonné les Saint-Amaranthe, qu'on supposait ses disciples, ce fut le sujet d'un prodigieux étonnement.

Toutes les conditions de l'horreur et du ridicule semblaient réunies dans cette affaire. Le Comité de sûreté, qui avait arrangé la chose, dans son drame atroce, mêlé de vrai et de faux, avait dépassé à la fois la comédie, la tragédie, écrasé tous les grands maîtres. L'immuable et l'irréprochable, surpris dans le pas secret d'une si leste gymnastique, montré nu entre deux masques, ce fut un aliment si cher à la malignité, qu'on crut tout, on avala tout, on n'en rabattit pas un mot. Philosophe chez le menuisier, messie des vieilles rue Saint-Jacques, au Palais-Royal souteneur de jeux! Faire marcher de front ces trois rôles, et sous ce blême visage de censeur impitoyable!... Shakspeare était humilié, Molière vaincu; Talma, Garrick, n'étaient plus rien à côté.

Mais, quand, en même temps, on réfléchissait au lâche égoïsme qui lançait en avant les siens et qui les abandonnait! à la prudence infinie de ce messie, de ce sauveur, qui ne sauvait que lui-même, laissant ses apôtres à Judas, avec Marie-Madeleine, pour être en croix à sa place!... oh! la fureur du mépris débordait de toutes les âmes!

Hier, dictateur, pape et Dieu... l'infortuné Robespierre aujourd'hui roulait à l'ignominie.

Telle fut l'âcre, brûlante et rapide impression de la calomnie sur des âmes bien préparées. Il avait, toute sa vie, usé d'accusations vagues. Il semblait qu'elles lui revinssent au dernier jour par ce noir flot de boue sanglante...

Les colporteurs, au matin, de clameurs épouvantables, hurlant la sainte guillotine, les cinquante-quatre en manteaux rouges, les assassins de Robespierre, aboyaient plus haut encore les Mystères de la Mère de Dieu. Une nuée de petits pamphlets, millions de mouches piquantes nées de l'heure d'orage, volaient sous ce titre. Ces colporteurs, maratistes, hébertistes, regrettant toujours leurs patrons, poussaient par des cris infernaux la publicité monstrueuse du rapport déjà imprimé par décret à près de cent mille.

On ne les laissait pas tranquilles. Mais rien n'y faisait. Le combat des grandes puissances se combattait sur leur dos. La Commune de Robespierre hardiment les arrêtait. Mais le Comité de sûreté à l'instant les relâchait. Ils n'en étaient que plus sauvages, plus furieux à crier. De l'Assemblée aux Jacobins et jusqu'à la maison Duplay, en face de l'Assomption, toute la rue Saint-Honoré vibrait de leurs cris: les vitres en tremblaient. La grande colère du Père Duchesne semblait revenue triomphante dans leurs mille gueules effrénées et dans leurs bouches tordues.


XXX

INDIFFÉRENCE À LA VIE.—AMOURS RAPIDES DES PRISONS (93-94).

La prodigalité de la peine de mort avait produit son effet ordinaire: une étonnante indifférence à la vie.

La Terreur généralement était une loterie. Elle frappait au hasard, très-souvent frappait à côté. Elle manquait ainsi son objet. Ce grand sacrifice d'efforts et de sang, cette terrible accumulation de haines, étaient en pure perte. On sentait confusément, instinctivement, l'inutilité de ce qui se faisait. De là un grand découragement, une rapide et funeste démoralisation, une sorte de choléra moral.

Quand le nerf moral se brise, deux choses contraires en adviennent. Les uns, décidés à vivre à tout prix, s'établissent en pleine boue. Les autres, d'ennui, de nausée, vont au-devant de la mort, ou du moins ne la fuient plus.

Cela avait commencé à Lyon; les exécutions trop fréquentes avaient blasé les spectateurs; un d'eux disait en revenant: «Que ferai-je pour être guillotiné?» Cinq prisonniers à Paris échappent aux gendarmes; ils avaient voulu seulement aller encore au Vaudeville. L'un revient au tribunal: «Je ne puis plus retrouver les autres. Pourriez-vous me dire où sont nos gendarmes? Donnez-moi des renseignements.»

De pareils signes indiquaient trop que décidément la Terreur s'usait. Cet effort contre nature ne pouvait plus se soutenir. La nature, la toute-puissante, l'indomptable nature, qui ne germe nulle part plus énergiquement que sur les tombeaux, reparaissait victorieuse, sous mille formes inattendues. La guerre, la terreur, la mort, tout ce qui semblait contre elle, lui donnaient de nouveaux triomphes. Les femmes ne furent jamais si fortes. Elles se multipliaient, remuaient tout. L'atrocité de la loi rendait quasi-légitimes les faiblesses de la grâce. Elles disaient hardiment, en consolant le prisonnier: «Si je ne suis bonne aujourd'hui, il sera trop tard demain.» Le matin, on rencontrait de jolis jeunes imberbes menant le cabriolet à bride abattue, c'étaient des femmes humaines qui sollicitaient, couraient les puissants du jour. De là, aux prisons. La charité les menait loin. Consolatrices du dehors, ou prisonnières du dedans, aucune ne disputait. Être enceinte, pour ces dernières, c'était une chance de vivre.

Un mot était répété sans cesse, employé à tout: La nature! suivre la nature! Livrez-vous à la nature, etc. Le mot vie succéda en 95: «Coulons la vie!... Manquer sa vie,» etc.

On frémissait de la manquer, on la saisissait au passage, on en économisait les miettes. On en volait au destin tout ce qu'on pouvait dérober. De respect humain, aucun souvenir. La captivité était, en ce sens, un complet affranchissement. Des hommes graves, des femmes sérieuses, se livraient aux folles parades, aux dérisions de la mort. Leur récréation favorite était la répétition préalable du drame suprême, l'essai de la dernière toilette et les grâces de la guillotine. Ces lugubres parades comportaient d'audacieuses exhibitions de la beauté; on voulait faire regretter ce que la mort allait atteindre. Si l'on en croit un royaliste, de grandes dames humanisées, sur des chaises mal assurées, hasardaient cette gymnastique. Même à la sombre Conciergerie, où l'on ne venait guère que pour mourir, la grille tragique et sacrée, témoin des prédications viriles de madame Roland, vit souvent, à certaines heures, des scènes bien moins sérieuses; la nuit et la mort gardaient le secret.

De même que, l'assignat n'inspirant aucune confiance, on hâtait les transactions, l'homme aussi n'étant pas plus sûr de durer que le papier, les liaisons se brusquaient, se rompaient, se reformaient avec une mobilité extraordinaire. L'existence, pour ainsi parler, était volatilisée. Plus de solide, tout fluide, et bientôt gaz évanoui.

Lavoisier venait d'établir et démontrer la grande idée moderne: solide, fluide et gazeux, trois formes d'une même substance.

Qu'est-ce que l'homme physique et la vie? Un gaz solidifié[20].


XXXI

CHAQUE PARTI PÉRIT PAR LES FEMMES.

Si les femmes, dès le commencement, ajoutèrent une flamme nouvelle à l'enthousiasme révolutionnaire, il faut dire qu'en revanche, sous l'impulsion d'une sensibilité aveugle, elles contribuèrent de bonne heure à la réaction, et, lors même que leur influence était la plus respectable, préparèrent souvent, la mort des partis.

Lafayette, par le désintéressement de son caractère, l'imitation de l'Amérique, l'amitié de Jefferson, etc., eût été très-loin. Il fut arrête surtout par l'influence des femmes flatteuses qui l'enlacèrent, par celle même de sa femme, dont l'apparente résignation, la douleur et la vertu, agirent puissamment sur son cœur. Il avait chez lui en elle un puissant avocat de la royauté, puissant par ses larmes muettes. Elle ne se consolait pas de voir son mari se faire le geôlier du Roi. Née Noailles, avec ses parentes, elle ne vivait presque qu'au couvent des Miramiones, l'un des principaux foyers du fanatisme royaliste. Elle finit par s'enfuir en Auvergne, et délaissa son mari, qui devint, peu à peu, le champion de la royauté.

Les vainqueurs de Lafayette, les Girondins, ont été de même gravement compromis, on l'a vu, par les femmes. Nous avons énuméré ailleurs les courageuses imprudences de madame Roland. Nous avons vu le génie de Vergniaud s'endormir et s'énerver aux sons trop doux de la harpe de mademoiselle Candeille.

Robespierre, très-faussement accusé pour les légèretés de son frère, le fut avec raison pour le culte fétichiste dont il se laissa devenir l'objet, pour l'adoration ridicule dont l'entouraient ses dévotes. Il fut vraiment frappé à mort par l'affaire de Catherine Théot.

Si, des républicains, nous passons aux royalistes, même observation. Les imprudences de la reine, sa violence et ses fautes, ses rapports avec l'étranger, contribuèrent, plus qu'aucune autre chose, à précipiter le destin de la royauté.

Les Vendéennes, de bonne heure, travaillèrent à préparer, à lancer la guerre civile. Mais l'aveugle furie de leur zèle fut aussi l'une des causes qui la firent échouer. Leur obstination à suivre la grande armée qui passa la Loire en octobre 93 contribua plus qu'aucune chose à la paralyser. Le plus capable des Vendéens, M. de Bonchamps, avait espéré dans le désespoir, dans les forces qu'il donnerait, quand, ayant quitté son fort, son profond Bocage, et mise en rase campagne, la Vendée courrait la France, dont les forces était aux frontières. Cette course de sanglier voulait une rapidité, un élan terribles, une décision vigoureuse d'hommes et de soldats. Bonchamps n'avait pas calculé que dix ou douze mille femmes s'accrocheraient aux Vendéens et se feraient emmener.

Elles crurent trop dangereux de rester dans le pays. Aventureuses d'ailleurs, du même élan qu'elles avaient commencé la lutte civile, elles voulurent aussi en courir la suprême chance. Elles jurèrent qu'elles iraient plus vite et mieux que les hommes, qu'elles marcheraient jusqu'au bout du monde. Les unes, femmes sédentaires, les autres, religieuses (comme l'abbesse de Fontevraud), elles embrassaient volontiers d'imagination l'inconnu de la croisade, d'une vie libre et guerrière. Et pourquoi la Révolution, si mal combattue par les hommes, n'aurait-elle pas été vaincue par les femmes, si Dieu le voulait?

On demandait à la tante d'un de mes amis, jusque-là bonne religieuse, ce qu'elle espérait en suivant cette grande armée confuse où elle courait bien des hasards. Elle répondit martialement: «Faire peur à la Convention.»

Bon nombre de Vendéennes croyaient que les hommes moins passionnés pourraient bien avoir besoin d'être soutenus, relevés par leur énergie. Elles voulaient faire marcher droit leurs maris et leurs amants, donner courage à leurs prêtres. Au passage de la Loire, les barques étaient peu nombreuses, elles employaient, en attendant, le temps à se confesser. Les prêtres les écoutaient, assis sur les tertres du rivage. L'opération fut troublée par quelques volées perdues du canon républicain. Un des confesseurs fuyait... Sa pénitente le rattrape: «Eh! mon père! l'absolution!—Ah! ma fille, vous l'avez.»—Mais elle ne le tint pas quitte: le retenant par sa soutane, elle le fit rester sous le feu.

Tout intrépides qu'elles fussent, ces dames n'en furent pas moins d'un grand embarras pour l'armée. Outre cinquante carrosses où elles s'étaient entassées, il y en avait des milliers, ou en charrette, ou à cheval, à pied, de toutes façons. Beaucoup traînaient des enfants. Plusieurs étaient grosses. Elles trouvèrent bientôt les hommes autres qu'ils n'étaient au départ. Les vertus du Vendéen tenaient à ses habitudes; hors de chez lui, il se trouva démoralisé. Sa confiance en ses chefs, en ses prêtres, disparut; il soupçonnait les premiers de vouloir fuir, s'embarquer. Pour les prêtres, leurs disputes, la fourbe de l'évêque d'Agra, les intrigues de Bernier, leurs mœurs jusque-là cachées, tout parut cyniquement. L'armée y perdit sa foi. Point de milieu; dévots hier, tout à coup douteurs aujourd'hui, beaucoup ne respectaient plus rien.

Les Vendéennes payèrent cruellement la part qu'elles avaient eue à la guerre civile. Sans parler des noyades qui suivirent, dès la bataille du Mans quelques trentaines de femmes furent immédiatement fusillées. Beaucoup d'autres, il est vrai, furent sauvées par les soldats, qui, donnant le bras aux dames tremblantes, les tirèrent de la bagarre. On en cacha tant qu'on put dans les familles de la ville. Marceau, dans un cabriolet à lui, sauva une demoiselle qui avait perdu tous les siens. Elle se souciait peu de vivre et ne fit rien pour aider son libérateur; elle fut jugée et périt. Quelques-unes épousèrent ceux qui les avaient sauvées; ces mariages tournèrent mal; l'implacable amertume revenait bientôt.

Un jeune employé du Mans, nommé Goubin, trouve, le soir de la bataille, une pauvre demoiselle, se cachant sous une porte et ne sachant où aller. Lui-même, étranger à la ville, ne connaissant nulle maison sûre, il la retira chez lui. Cette infortunée, grelottante de froid ou de peur, il la mit dans son propre lit. Petit commis à six cents francs, il avait un cabinet, une chaise, un lit, rien de plus. Huit nuits de suite, il dormit sur sa chaise. Fatigué alors, devenant malade, il lui demanda, obtint de coucher près d'elle, habillé. Inutile de dire qu'il fut ce qu'il devait être. Une heureuse occasion permit à la demoiselle de retourner chez ses parents. Il se trouva qu'elle était riche, de grande famille, et (c'est le plus étonnant) qu'elle avait de la mémoire. Elle fit dire à Goubin qu'elle voulait l'épouser: «Non, mademoiselle; je suis républicain; les bleus doivent rester bleus!»


XXXII

LA RÉACTION PAR LES FEMMES DANS LE DEMI-SIÈCLE QUI SUIT LA RÉVOLUTION.

Plusieurs choses précipitèrent la réaction, après le 9 thermidor:

La tension excessive du gouvernement révolutionnaire, la lassitude d'un ordre de choses qui imposait les plus durs sacrifices et aux sens et au cœur. Immense fut l'élan de la pitié, aveugle, irrésistible.

Il ne faut pas s'étonner si les femmes furent les principaux agents de la réaction.

La négligence voulue du costume, l'adoption du langage et des habitudes populaires, le débraillé de l'époque, ont été flétris du nom de cynisme. En réalité, l'autorité républicaine, dans sa sévérité croissante, fut unanime pour imposer, comme garantie du civisme, l'austérité des mœurs.

La censure morale était exercée, non-seulement par les magistrats, mais par les sociétés populaires. Plus d'une fois des procès d'adultère furent portés à la Commune et aux Jacobins. Les uns et les autres décident que l'homme immoral est suspect. Grave et sinistre désignation, plus redoutée alors qu'aucune peine!

Jamais aucun gouvernement ne poursuivit plus rudement les filles publiques.

De là les secours aux filles mères, dont on a tant parlé. En réalité, si les filles qui ont failli ne sont point secourues, elles deviennent la plupart des filles publiques. L'enfant délaissé va aux hôpitaux, c'est-à-dire qu'il meurt.

Les bals et les jeux (alors synonymes de maisons de prostitution) avaient à peu près disparu.

Les salons, où les femmes avaient tant brillé jusqu'en 92, se ferment avant 93.

Les femmes se jugeaient annulées. Sous ce gouvernement farouche, elles n'eussent été qu'épouses et mères.

La détente se lâche le 9 thermidor. Un débordement inouï, une furieuse bacchanale commença dès le jour même.

Dans la longue promenade qu'on fit faire à Robespierre pour le mener à l'échafaud, le plus horrible, ce fut l'aspect des fenêtres, louées à tout prix. Des figures inconnues, qui depuis longtemps se cachaient, étaient sorties au soleil. Un monde de riches, de filles, paradait à ces balcons. À la faveur de cette réaction violente de sensibilité publique, leur fureur osait se montrer. Les femmes surtout offraient un spectacle intolérable. Impudentes, demi-nues, sous prétexte de juillet, la gorge chargée de fleurs, accoudées sur le velours, penchées à mi-corps sur la rue Saint-Honoré, avec les hommes derrière, elles criaient d'une voix aigre: «À mort! à la guillotine!» Elles reprirent ce jour-là hardiment les grandes toilettes, et, le soir, elles soupèrent. Personne ne se contraignait plus.

De Sade sortit de prison le 10 thermidor.

Quand le funèbre cortège arriva à l'Assomption, devant la maison Duplay, les actrices donnèrent une scène. Des furies dansaient en rond. Un enfant était là à point, avec un seau de sang de bœuf; d'un balai, il jeta des gouttes contre la maison. Robespierre ferma les yeux.

Le soir, ces mêmes bacchantes coururent à Sainte-Pélagie, où était la mère Duplay, criant qu'elles étaient les veuves des victimes de Robespierre. Elles se firent ouvrir les portes par les geôliers effrayés, étranglèrent la vieille femme et la pendirent à la tringle de ses rideaux.

Paris redevint très-gai. Il y eut famine, il est vrai. Dans tout l'Ouest et le Midi, on assassinait librement. Le Palais-Royal regorgeait de joueurs et de filles, et les dames, demi-nues, faisaient honte aux filles publiques. Puis, ouvrirent ces bals des victimes, où la luxure impudente roulait dans l'orgie son faux deuil.

L'homme sensible, en gémissant, spéculait sur l'assignat et les biens nationaux. La bande noire pleurait à chaudes larmes les parents qu'elle n'eut jamais. Les marquises et les comtesses, les actrices royalistes, rentrant hardiment en France, sortant de prison ou de leurs cachettes, travaillaient, sans s'épargner, à royaliser la Terreur; elles enlaçaient les Terroristes, fascinaient les Thermidoriens, leur poussaient la main au meurtre, leur affilaient le couteau pour saigner la République. Nombre de Montagnards, Tallien, Bentabole, Rovère, s'étaient mariés noblement. Le boucher Legendre, longtemps aplati comme un bœuf saigné, redevint tout à coup terrible sous l'aiguillon de la Contat; cette maligne Suzanne du Figaro de Beaumarchais jeta le lacet au taureau, et le lança, cornes basses, au travers des Jacobins.

Nous n'avons pas à raconter ces choses. Tout ceci n'est plus la Révolution. Ce sont les commencements de la longue Réaction qui dure depuis un demi-siècle.


CONCLUSION


Le défaut essentiel de ce livre, c'est de ne pas remplir son titre. Il ne donne point les femmes de la Révolution, mais quelques héroïnes, quelques femmes plus ou moins célèbres. Il dit telles vertus éclatantes. Il tait un monde de sacrifices obscurs, d'autant plus méritants que la gloire ne les soutint pas.

Ce que les femmes furent en 89, à l'immortelle aurore, ce qu'elles furent au midi de 90, à l'heure sainte des Fédérations, de quel cœur elles dressèrent l'autel de l'avenir!—au départ enfin de 92, quand il fallut se l'arracher, ce cœur, et donner tout ce qu'on aimait!... qui pourrait dire cela? Nous avons entrepris ailleurs d'en faire entrevoir quelque chose, mais combien incomplètement!

Pendant les dix années que coûta cette œuvre historique, nous avions essayé dans notre chaire du Collège de France de reprendre et d'approfondir ces grands sujets de l'influence de la femme et de la famille.

En 1848 spécialement, nous indiquions l'initiative que la femme était appelée à prendre dans nos nouvelles circonstances. Nous disions à la République: Vous ne fonderez pas l'État sans une réforme morale de la famille. La famille ébranlée ne se raffermira qu'au foyer du nouvel autel, fondé par la Révolution.

Qu'ont servi tant d'efforts? et que sont devenues ces paroles? où est cet auditoire bienveillant, sympathique?...

Dois-je dire comme le vieux Villon: Où sont les neiges de l'autre an?

Mais les murs au moins s'en souviennent, la salle qui vibra de la puissante voix de Quinet, la voûte où je vis telle parole prophétique de Mickiewicz se graver en lettres de feu...

Oui, je disais aux femmes: Personne plus que vous n'est intéressé dans l'État, puisque personne ne porte plus que vous le poids des malheurs publics.

L'homme donne sa vie et sa sueur. Vous donnez vos enfants.

Qui paye l'impôt du sang? la mère.

C'est elle qui met dans nos affaires la mise la plus forte, le plus terrible enjeu.

Qui plus que vous a le droit, le devoir, de s'entourer de lumières sur un tel intérêt, de s'initier complètement aux destinées de la Patrie?


Femmes qui lisez ce livre, ne laissez pas votre attention distraite aux anecdotes variées de ces biographies. Regardez sérieusement les premières pages et les dernières.

Dans les premières, que voyez-vous?

La sensibilité, le cœur, la sympathie pour les misères du genre humain, vous lança en 89 dans la Révolution. Vous eûtes pitié du monde, et vous vous élevâtes à ce point d'immoler la famille même.

La fin du livre, quelle est-elle?

La sensibilité encore, la pitié et l'horreur du sang, l'amour inquiet de la famille, contribuèrent plus qu'aucune autre chose à vous jeter dans la réaction.

L'horreur du sang. Et la Terreur blanche, en 95, en 1815, en versa plus par les assassinats que 93 par les échafauds.

L'amour de la famille. Pour vos fils en effet, pour leur vie et pour leur salut, vous reniâtes la pensée de 92, la délivrance du monde. Vous cherchâtes abri sous la force. Vos fils, que devinrent-ils? quelque enfant que je fusse alors, ma mémoire est fidèle: jusqu'en 1815, n'étiez-vous pas toutes en deuil?

Le cœur vous trompa-t-il en 89, alors qu'il embrassa le monde? L'avenir dira non.—Mais, qu'il vous ait trompées dans la réaction de cette époque, lorsque vous immolâtes le monde à la famille pour voir ensuite décimer la famille et l'Europe semée des os de vos enfants, rien de plus sûr: le passé vous l'a dit.


Une autre chose encore doit sortir pour vous de ce livre.

Comparez, je vous prie, la vie de vos mères et la vôtre, leur vie pleine et forte, féconde d'œuvres, de nobles passions. Et regardez ensuite, si vous le pouvez, le néant et l'ennui, la langueur où coulent vos jours. Quelle a été votre part, votre rôle, dans ce misérable demi-siècle de la réaction?

Voulez-vous que je vous dise franchement d'où vient la différence?

Elles aimèrent les forts et les vivants. Vous, vous aimez les morts.

J'appelle les vivants ceux dont les actes et dont les œuvres renouvellent le monde, ceux qui du moins en font le mouvement, le vivifient de leur activité, qui voguent avec lui, respirant du grand souffle dont se gonfle la voile du siècle, et dont le mot est: En avant!

Et les morts? J'appelle ainsi, madame, l'homme inutile qui vous amuse à vingt ans de sa frivolité, l'homme dangereux qui vous mène à quarante dans les voies de l'intrigue pieuse, qui vous nourrit de petitesses, d'agitations sans but, d'ennui stérile.

Quoi! pendant que le monde vivant qu'on vous laisse ignorer, pendant que le foudroyant génie moderne, dans sa fécondité terrible, multiplie ses miracles par heure et par minute, vapeur et daguerréotype, chemin de fer, télégraphe électrique (où sera tout à l'heure la conscience du globe), tous les arts mécaniques et chimiques, leurs bienfaits, leurs dons infinis, versés à votre insu sur vous (et jusqu'à la robe que vous portez, effort de vingt sciences!), pendant ce prodigieux mouvement de la vie, vous enfermer dans le sépulcre!

Vous user à sauver la ruine qu'on ne sauvera pas!

Si vous aimez le moyen âge, écoulez ce mot prophétique que je traduis d'un de ses chants, d'une vieille prose, comique et sublime:

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