Les Femmes de la Révolution
L'ombre est chassée par la clarté,
le jour met en fuite la nuit..
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À genoux! et dis: Amen!...
Assez mangé d'herbe et de foin...
Laisse les vieilles choses... Et va!...
Filles de la longue paix qui traîne depuis 1815, connaissez bien votre situation.
Voyez-vous là-bas tous ces nuages noirs qui commencent à crever? Et, sous vos pieds, entendez-vous ces craquements du sol, ces grondements de volcans souterrains, ces gémissements de la nature?...
Ah! cette lourde paix qui fut pour vous un temps de langueur et de rêves, elle fut pour des peuples entiers le cauchemar de l'écrasement. Elle finit... Je connais votre cœur, remerciez-en Dieu qui lève le pesant sceau de plomb sous lequel le monde haletait.
Ce bien-être où languissait votre mollesse, il fallait qu'il finît. Pour ne parler que d'un péril, qui ne voyait venir la barbare rapacité du Nord, la fascination russe, la ruse byzantine poussant vers l'Occident la férocité du Cosaque?
Oubliez, oubliez que vous fûtes les filles de la paix. Vous voilà tout à l'heure dans la haute et difficile situation de vos mères aux jours des grands combats. Comment soutinrent-elles ces épreuves? Il est temps pour vous de le demander.
Elles n'acceptèrent pas seulement le sacrifice, elles l'aimèrent, elles allèrent au-devant.
La fortune, la nécessité, qui croyaient leur faire peur, et venaient à elles, les mains pleines de glaives, les trouvèrent fortes et souriantes, sans plainte molle, sans injure à la mort.
Le destin tenta davantage. Il frappa ce qu'elles aimaient... Et là encore il les trouva plus grandes, et disant sous leurs crêpes: «La mort!... mais la mort immortelle!»
À cela plusieurs de vous disent, je les entends d'ici: «Et nous aussi, nous serions fortes!... Viennent l'épreuve et le péril! Les grandes crises nous trouveront toujours prêtes. Nous ne serons pas au-dessous.»
Au danger? oui, peut-être; mais aux privations? au changement prolongé de situation, d'habitudes? C'est là le difficile, l'écueil même de tel noble cœur!...
Dire adieu à la vie somptueuse, abondante, souffrir, jeûner, d'accord, s'il le fallait. Mais se détacher de ce monde d'inutilités élégantes qui, dans l'état de nos mœurs, semblent faire la poésie de la femme!... Ah! ceci est trop fort! Beaucoup voudraient plutôt mourir!
Dans les années dites heureuses qui amenèrent 1848, quand l'horizon moral s'était rembruni tellement, quand l'existence lourde, n'étant point soulevée ni par l'espoir ni par l'épreuve, s'affaissait sur elle-même, je cherchais bien souvent en moi quelle prise restait encore, quelle chance pour un renouvellement.
Entouré de cette foule où plusieurs avaient foi, plus qu'un autre affecté des signes effrayants d'une caducité de Bas-Empire, je regardais avec inquiétude autour de moi. Que voyais-je devant ma chaire? Une brillante jeunesse, charmant, sympathique auditoire et le plus pénétrant qui fut jamais. Dévoué à l'idée? ah! plus d'un l'a prouvé!... Mais pour un grand nombre pourtant l'écueil était l'excès de la culture, la curiosité infinie, la mobilité de l'esprit, des amours passagers pour tel et tel système, un faible pour les utopies ingénieuses qui promettent un monde harmonique sans lutte et sans combat, qui, rendant par cela toute privation inutile, feraient disparaître d'ici la nécessité du sacrifice et l'occasion du dévouement.
Le sacrifice est la loi de ce monde. Qui se sacrifiera?
Telle était la question que je m'adressais tristement.
«Dieu me donne un point d'appui! disait le philosophe, je me charge d'enlever le globe!»
Nul autre point d'appui que la disposition au sacrifice.
Le devoir y suffirait-il? Non, il y faut l'amour.
«Qui aime encore?» C'est la seconde question que le moraliste devait s'adresser.
Question déplacée? Nullement, dans le monde de glace, d'intérêt croissant, d'égoïsme, d'intrigue politique, de banque, de bourse, dont nous nous sentons entourés.
«Qui aime? (La nature me fit cette réponse.) Qui aime? c'est la femme.
«D'amour, elle aime un jour. De maternité, pour la vie.»
Donc, je m'adressai à la femme, à la mère, pour la grande initiative sociale[21].
Le bon Ballanche, parmi tous ses obscurs romans mystiques, eut parfois des coups de lumière, des intuitions vraies. Un jour que, pour l'embarrasser, nous lui faisions cette question: «Qu'est-ce que la femme, à votre avis?» il rêva quelque temps. Ses doux yeux de biche égarée furent plus sauvages encore qu'à l'ordinaire. Enfin, le vieillard rougissant, comme une jeune fille au mot d'amour: «C'est une initiation.»
Mot charmant, mot profond, profondément, délicatement vrai, en cent nuances et cent manières.
La femme est l'initiation active, la puissance éminemment douce et patiente qui sait et peut initier.
Elle est elle-même l'objet de l'initiation. Elle initie à la beauté qui est elle-même, à la beauté en ses divers degrés, au degré sublime surtout.—Et quel? Le sacrifice.
Le sacrifice pénible et dramatique, souvent, choquant par le combat, l'effort,—dans la mère, il est harmonique, il entre dans son harmonie même; c'est sa souveraine beauté.
Le sacrifice ailleurs se tord, s'arrache et se déchire. En elle, il sourit, remercie. Donnant sa vie pour ce qu'elle aime, pour son amour réalisé, vivant (c'est pour l'enfant que je veux dire), elle se plaint de donner peu encore.
Elle implore toute chose à suppléer son impuissance, invite tout à douer ce berceau... Ah! que n'a-t-elle un diamant de là-haut, une étoile de Dieu!... Le rameau d'or de la sibylle, cet infaillible guide, la rassurerait peu sur ses premiers pas chancelants. Le rayon de lumière sur lequel Béatrix fit monter l'âme aimée de monde en monde était brillant sans doute, mais eut-il la chaleur de l'humide rayon qui tremble dans un œil de mère?
Celle-ci, qui appelle toute chose à son secours, a bien plus en elle pour douer son fils.
Elle a ce qui est elle-même, sa profonde nature de mère, le sacrifice illimité.
Merci, nous n'en voulons pas plus. Dieu, la Patrie, n'en veulent davantage.
Cette unique puissance, si elle est vraiment acquise par l'enfant; elle embrassera tout.
Que te demandons-nous, ô femme? Rien que de réaliser pour celui que tu aimes, de mettre dans sa vérité complète, ta nature propre, qui est le sacrifice.
Cela est simple, cela contient beaucoup.
Cela implique d'abord l'oubli, le sacrifice des amours passagers à ton grand, ton durable amour.
Le sacrifice du petit monde artificiel, des petits arts, de la beauté, à la souveraine beauté de nature qui est en toi, si tu la cherches, et dont tu dois créer, agrandir l'âme aimée.
Le sacrifice enfin (là est l'épreuve, la gloire aussi et le succès) des molles tendresses qui couvrent l'égoïsme.—Le sacrifice qui dit: «Non pour moi, mais pour tous!... Qu'il m'aime! mais surtout qu'il soit grand!»
Là, je le sais, est l'infini du sacrifice. Et c'est là justement le but de l'initiation, c'est là ce que le fils doit prendre de sa mère, c'est par là qu'il doit la représenter: Aimer et non pour soi, se préférer le monde.
Cette élasticité divine d'amour et d'assimilation, cette dilatation du cœur qui n'en diminue pas la force, impliquant, au contraire l'absolu du dévouement, s'il l'atteint, que lui souhaiter? Il est grand dès ce jour, et ne pourrait grandir... Car alors le monde est en lui.
FIN.
NOTES:
[1] Les lettres admirables de Latude sont encore inédites, sauf le peu qu'a cité Delort. Elles ne réfutent que trop la vaine polémique de 1787.
[2] À mesure qu'on entrent dans une analyse plus sérieuse de l'histoire de ces temps, on découvrira la part souvent secrète, mais immense, que le cœur a eue dans la destinée des hommes d'alors, quel que fût leur caractère. Pas un d'eux ne fait exception; depuis Necker jusqu'à Robespierre. Cette génération raisonneuse atteste toujours les idées, mais les affections la gouvernent avec tout autant de puissance
[3] Si le roi défendit d'agir, comme on l'affirme, ce fut plus tard et trop tard.
[4] Le touchant petit livre écrit avant la Révolution a été publié après, en 98; il participe des deux époques. Les lettres sont adressées à Cabanis, le beau-frère de l'aimable auteur, l'ami inconsolable, le confident de la blessure profonde. Elles sont achevées dans ce pâle Élysée d'Auteuil, plein de regrets, d'ombres aimées. Elles parlent bas, ces lettres; la sourdine est mise aux cordes sensibles. Dans une si grande réserve, néanmoins, on ne distingue pas toujours, parmi les allusions, ce qui est des premiers chagrins de la jeune fille ou des regrets de la veuve. Est-ce à Condorcet, est-ce à Cabanis que s'adresse ce passage délicat, ému, qui allait être éloquent, mais elle s'arrête à temps: «Le réparateur et le guide de notre bonheur...»
[5] Cette sécheresse n'est qu'extérieure. On le sent bien en lisant, dans ses dernières paroles à sa fille, la longue et tendre recommandation qu'il lui fait d'aimer et ménager les animaux, la tristesse qu'il exprime sur la dure loi qui les oblige à se servir mutuellement de nourriture.
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Justum et tenacem propositi virum
.....
Et euncta terrarum subacta
Præter atrocem animum Catonis.
[7] Cette religion, née du cœur de la femme (ce fut le charme de son berceau), va, en sa décadence, s'absorbant dans la femme. Ses docteurs sont insatiables dans les recherches sur le mystère du sexe. Cette année même (1849), quelle matière le concile de Paris a-t-il fouillée, approfondie? Une seule, la Conception.—Ne cherchez point le prêtre dans les sciences ou les lettres; il est au confessionnal, et il s'y est perdu. Que voulez-vous que devienne un pauvre homme à qui tous les jours cent femmes viennent raconter leur cœur, leur lit, tous leurs secrets? Les saints mystères de la nature, qui, vus de face, au jour de Dieu, de l'œil austère de la science, agrandiraient l'esprit, l'affaiblissent et l'énervent quand on les surprend ainsi au demi-jour des confidences sensuelles. L'agitation fiévreuse, les jouissances commencées, plus ou moins éludées, recommencées sans cesse, stérilisent l'homme sans retour (je recommande cet important sujet au philosophe et au médecin). Il peut garder les petites facultés d'intrigue et de manège, mais les grandes facultés viriles, surtout l'invention, ne se développent jamais dans cet état maladif; elles veulent l'état sain, naturel, légitime et loyal. Depuis cent cinquante ans surtout, depuis que le Sacré-Cœur, sous son voile d'équivoques, a rendu si aisé ce jeu fatal, le prêtre s'y est énervé et n'a plus rien produit; il est resté eunuque dans les sciences.
[8] Ces lettres (conservées aux Archives nationales, armoire de fer, c. 37, pièces du procès de Louis XVI) fournissent une circonstance atténuante en faveur de l'homme incertain, timoré, dont elles durent torturer l'esprit.
[9] Avant son mariage avec Roland, mademoiselle Phlipon avait été obligée, par l'inconduite de son père, de se réfugier dans un couvent de la rue Neuve-Saint-Étienne, qui mène au Jardin des Plantes; petite rue si illustre par le souvenir de Pascal, de Rollin, de Bernardin de Saint-Pierre. Elle y vivait, non en religieuse, mais dans sa chambre, entre Plutarque et Rousseau, gaie et courageuse, comme toujours, mais dans une extrême pauvreté, avec une sobriété plus que spartiate, et semblant déjà s'exercer aux vertus de la République.
[10] Voyez les portraits de Lémontey, Riouffe et tant d'autres; comme gravure, le bon et naïf portrait mis par Champagneux en tête de la première édition des Mémoires (an VIII). Elle est prise peu avant le temps de sa mort, à trente-neuf ans. Elle est forte, et déjà un peu maman, si on ose le dire, très-sereine, ferme et résolue, avec une tendance visiblement critique. Ce dernier caractère ne tient pas seulement à sa polémique révolutionnaire; mais tels sont en général ceux qui ont lutté, qui ont peu donné au plaisir, qui ont contenu, ajourné la passion, qui n'ont pas eu enfin leur satisfaction en ce monde.
[11] Voyez la belle lettre à Bosc, alors fort troublé d'elle et triste de la voir transplantée près de Lyon, si loin de Paris: «Assise au coin du feu, après une nuit paisible et les soins divers de la matinée, mon ami à son bureau, ma petite à tricoter, et moi causant avec l'un, veillant l'ouvrage de l'autre, savourant le bonheur d'être bien chaudement au sein de ma petite et chère famille, écrivant à un ami, tandis que la neige tombe sur tant de malheureux, je m'attendris sur leur sort,» etc.—Doux tableaux d'intérieur, sérieux bonheur de la vertu, montré au jeune homme pour calmer son cœur, l'épurer, l'élever... Demain pourtant le vent de la tempête aura emporté ce nid!...
[12] Ce fut lui aussi, l'honnête et digne Bosc, qui, au dernier moment, s'élevant au-dessus de lui-même, pour accomplir en elle l'idéal suprême qu'il y avait toujours admiré, lui donna le noble conseil de ne point dérober sa mort aux regards, de ne point s'empoisonner, mais d'accepter l'échafaud, de mourir publiquement, d'honorer par son courage la République et l'humanité. Il la suit à l'immortalité, pour ce conseil héroïque. Madame Roland y marche souriante, la main dans la main de son austère époux, et elle y mène avec elle ce jeune groupe d'aimables, d'irréprochables amis (sans parler de la Gironde), Bosc, Champagneux, Bancal des Issarts. Rien ne les séparera.
[13] Si vous cherchez ces indices, on vous renvoie à deux passages des Mémoires de madame Roland, lesquels ne prouvent rien du tout. Elle parle des passions, «dont à peine, avec la vigueur d'un athlète, elle sauve l'âge mûr.» Que conclurez-vous de là?—Elle parle des «bonnes raisons» qui, vers le 31 mai, la poussaient au départ. Il est bien extraordinaire et absurdement hardi d'induire que ces bonnes raisons ne peuvent être qu'un amour pour Barbaroux ou Buzot.
[14] Nous ne résistons pas au plaisir de copier le portrait que Lémontey fait de madame Roland:
«J'ai vu quelquefois, dit-il, madame Roland avant 1789: ses yeux, sa taille et sa chevelure étaient d'une beauté remarquable, et son teint délicat avait une fraîcheur et un coloris qui, joints à son air de réserve et de candeur, la rajeunissaient singulièrement. Je ne lui trouvai point l'élégance aisée d'une Parisienne, qu'elle s'attribue dans ses Mémoires; je ne veux point dire qu'elle eût de la gaucherie, parce que ce qui est simple et naturel ne saurait jamais manquer de grâce. Je me souviens que, la première fois que je la vis, elle réalisa l'idée que je m'étais faite de la petite-fille de Vevay, qui a tourné tant de têtes, de la Julie de J.-J. Rousseau; et, quand je l'entendis, l'illusion fut encore plus complète. Madame Roland parlait bien, trop bien. L'amour-propre aurait bien voulu trouver de l'apprêt dans ce qu'elle disait; mais il n'y avait pas moyen: c'était simplement une nature trop parfaite. Esprit, bon sens, propriété d'expressions, raison piquante, grâce naïve, tout cela coulait sans étude entre des dents d'ivoire et des lèvres rosées; force était de s'y résigner. Dans le cours de la Révolution, je n'ai revu qu'une seule fois madame Roland; c'était au commencement du premier ministère de son mari. Elle n'avait rien perdu de son air de fraîcheur, d'adolescence et de simplicité; son mari ressemblait à un quaker dont elle eût été la fille, et son enfant voltigeait autour d'elle avec de beaux cheveux flottant jusqu'à la ceinture; on croyait voir des habitants de la Pensylvanie transplantés dans le salon de M. de Calonne. Madame Roland ne parlait plus que des affaires publiques, et je pus reconnaître que ma modération lui inspirait quelque pitié. Son âme était exaltée, mais son cœur restait doux et inoffensif. Quoique les grands déchirements de la monarchie n'eussent point encore eu lieu, elle ne se dissimulait pas que des symptômes d'anarchie commençaient à poindre, et elle promettait de la combattre jusqu'à la mort. Je me rappelle le ton calme et résolu dont elle m'annonça qu'elle porterait, quand il le faudrait, sa tête sur l'échafaud; et j'avoue que l'image de cette tête charmante abandonnée au glaive du bourreau me fit une impression qui ne s'est point effacée, car la fureur des partis ne nous avait pas encore accoutumés à ces effroyables idées. Aussi, dans la suite, les prodiges de la fermeté de madame Roland et l'héroïsme de sa mort ne me surprirent point. Tout était d'accord et rien n'était joué dans cette femme célèbre; ce ne fut pas seulement le caractère le plus fort, mais encore le plus vrai de notre Révolution; l'histoire ne la dédaignera pas, et d'autres nations nous l'envieront.»
[15] Les historiens romanesques ne tiennent jamais quitte leur héroïne, sans essayer de prouver qu'elle a dû être amoureuse. Celle-ci probablement, disent-ils, l'aura été de Barbaroux. D'autres, sur un mot d'une vieille servante, ont imaginé un certain Franquelin, jeune homme sensible et bien tourné, qui aurait eu l'insigne honneur d'être aimé de mademoiselle Corday et de lui coûter des larmes. C'est peu connaître la nature humaine. De tels actes supposent l'austère virginité du cœur. Si la prêtresse de Tauride savait enfoncer le couteau, c'est que nul amour humain n'avait amolli son cœur.—Le plus absurde de tous, c'est Wimpfen, qui la fait d'abord royaliste! amoureuse du royaliste Belzunce! La haine de Wimpfen pour les Girondins, qui repoussèrent ses propositions d'appeler l'Anglais, semble lui faire perdre l'esprit. Il va jusqu'à supposer que le pauvre homme Pétion, à moitié mort, qui n'avait plus qu'une idée, ses enfants, sa femme, voulait... (devinez!...) brûler Caen, pour imputer ensuite ce crime à la Montagne! Tout le reste est de cette force.
[16] Est-il nécessaire de dire que ce culte n'était nullement le vrai culte de la Révolution? Elle était déjà vieille et lasse, trop vieille pour enfanter. Ce froid essai de 93 ne sort pas de son sein brûlant, mais des écoles raisonneuses du temps de l'Encyclopédie.—Non, cette face négative, abstraite de Dieu, quelque noble et haute qu'elle soit, n'était pas celle que demandaient les cœurs ni la nécessité du temps. Pour soutenir l'effort des héros et des martyrs, il fallait un autre Dieu que celui de la géométrie. Le puissant Dieu de la nature, le Dieu Père et Créateur (méconnu du moyen âge, voy. Monuments de Didron) lui-même n'eût pas suffi; ce n'était pas assez de la révélation de Newton et de Lavoisier. Le Dieu qu'il fallait à l'âme, c'était le Dieu de Justice héroïque, par lequel la France, prêtre armé dans l'Europe, devait évoquer du tombeau les peuples ensevelis.
Pour n'être pas nommé encore, pour n'être point adoré dans nos temples, ce Dieu n'en fut pas moins suivi de nos pères dans leur croisade pour les libertés du monde. Aujourd'hui, qu'aurions-nous sans lui? Sur les ruines amoncelées, sur le foyer éteint, brisé, lorsque le sol fuit sous nos pieds, en lui reposent inébranlables notre cœur et notre espérance.
[17] En 90, apparemment, il en était à Héloïse; il avait une maîtresse (voy. notre Histoire, t. II, p. 323). Pour sa conduite en 89, j'hésite à raconter une anecdote suspecte. Je la tiens d'un artiste illustre, véridique, admirateur de Robespierre, mais qui la tenait lui-même de M. Alexandre de Lameth. L'artiste reconduisant un jour le vieux membre de la Constituante, celui-ci lui montre, rue de Fleurus, l'ancien hôtel des Lameth, et lui dit qu'un soir Robespierre, ayant dîné là avec eux, se préparait à retourner chez lui, rue de Saintonge, au Marais; il s'aperçut qu'il avait oublié sa bourse, et emprunta un écu de six francs, disant qu'il en avait besoin, parce qu'au retour il devait s'arrêter chez une fille: «Cela vaut mieux, dit-il, que de séduire les femmes de ses amis.»—Si l'on veut croire que Lameth n'a pas inventé ce mot, l'explication la plus probable, à mon sens, c'est que Robespierre, débarqué récemment à Paris et voulant se faire adopter par le parti le plus avancé, qui, dans la Constituante, était la jeune noblesse, croyait utile d'en imiter les mœurs, au moins en paroles. Il y a à parier qu'il sera retourné tout droit dans son honnête Marais.
[18] Elle l'aima jusqu'à vouloir mourir avec lui.—Et pourtant, eut-il tout entier, sans réserve, ce cœur si dévoué? Qui l'affirmerait? Elle était ardemment aimée d'un homme bien inférieur (le trop célèbre Fréron). Elle est bien trouble en ce portrait; la vie est là bien entamée; le teint est obscur, peu net... Pauvre Lucile! j'en ai peur, tu as trop bu à cette coupe, la Révolution est en toi. Je crois te sentir ici dans un nœud inextricable... Mais combien glorieusement tu t'en détachas par la mort!
[19] «De la prison du Luxembourg, duodi germinal, 3 heures du matin.
«Le sommeil bienfaisant a suspendu mes maux. On est libre quand on dort; on n'a point le sentiment de sa captivité: le ciel a eu pitié de moi. Il n'y a qu'un moment, je te voyais en songe, je vous embrassais tour à tour, toi, Horace et Durousse, qui était à la maison; mais notre petit avait perdu un œil par une humeur qui venait de se jeter dessus, et la douleur de cet accident m'a réveillé. Je me suis retrouvé dans mon cachot. Il faisait un peu de jour. Ne pouvant plus te voir et entendre tes réponses, car toi et ta mère vous me parliez, je me suis levé au moins pour te parler et t'écrire. Mais, ouvrant mes fenêtres, la pensée de ma solitude, les affreux barreaux, les verrous qui me séparent de toi, ont vaincu toute ma fermeté d'âme. J'ai fondu en larmes, ou plutôt j'ai sangloté en criant dans mon tombeau: Lucile! Lucile! ô ma chère Lucile, où es-tu? (Ici on remarque la trace d'une larme.) Hier au soir j'ai eu un pareil moment, et mon cœur s'est également fendu quand j'ai aperçu, dans le jardin, ta mère. Un mouvement machinal m'a jeté à genoux contre les barreaux; j'ai joint les mains comme implorant sa pitié, elle qui gémit, j'en suis bien sûr, dans ton sein. J'ai vu hier sa douleur (ici encore une trace de larmes), à son mouchoir et à son voile qu'elle a baissé, ne pouvant tenir à ce spectacle. Quand vous viendrez, qu'elle s'asseye un peu plus près avec toi, afin que je vous voie mieux. Il n'y a pas de danger, à ce qu'il me semble. Ma lunette n'est pas bien bonne; je voudrais que tu m'achetasses de ces lunettes comme j'en avais une paire il y a six mois, non pas d'argent, mais d'acier, qui ont deux branches qui s'attachent à la tête. Tu demanderais du numéro 15: le marchand sait ce que cela veut dire; mais surtout, je t'en conjure, Lolotte, par mes amours éternelles, envoie-moi ton portrait; que ton peintre ait compassion de moi, qui ne souffre que pour avoir eu trop compassion des autres; qu'il te donne deux séances par jour. Dans l'horreur de ma prison, ce sera pour moi une fête, un jour d'ivresse et de ravissement, celui où je recevrai ce portrait. En attendant, envoie-moi de tes cheveux; que je les mette contre mon cœur. Ma chère Lucile! me voilà revenu au temps de nos premières amours, où quelqu'un m'intéressait par cela seul qu'il sortait de chez toi. Hier, quand le citoyen qui t'a porté ma lettre fut revenu: «Eh bien, vous l'avez vue?» lui dis-je, comme je le disais autrefois à cet abbé Landreville, et je me surprenais à le regarder comme s'il fût resté sur ses habits, sur toute sa personne, quelque chose de ta présence, quelque chose de toi. C'est une âme charitable, puisqu'il t'a remis ma lettre sans retard. Je le verrai, à ce qu'il me paraît, deux fois par jour, le matin et le soir. Ce messager de nos douleurs me devient aussi cher que me l'aurait été autrefois le messager de nos plaisirs. J'ai découvert une fente dans mon appartement; j'ai appliqué mon oreille, j'ai entendu gémir; j'ai hasardé quelques paroles, j'ai entendu la voix d'un malade qui souffrait. Il m'a demandé mon nom, je le lui ai dit. «Ô mon Dieu!» s'est-il écrié à ce nom, en retombant sur son lit, d'où il s'était levé; et j'ai reconnu distinctement la voix de Fabre d'Églantine. «Oui, je suis Fabre, m'a-t-il dit: mais toi ici! la contre révolution est donc faite?» Nous n'osons cependant nous parler, de peur que la haine ne nous envie cette faible consolation, et que, si on venait à nous entendre, nous ne fussions séparés et resserrés plus étroitement; car il a une chambre à feu, et la mienne serait assez belle si un cachot pouvait l'être. Mais, chère amie! tu n'imagines pas ce que c'est que d'être au secret sans savoir pour quelle raison, sans avoir été interrogé, sans recevoir un seul journal! c'est vivre et être mort tout ensemble; c'est n'exister que pour sentir qu'on est dans un cercueil! On dit que l'innocence est calme, courageuse. Ah! ma chère Lucile! ma bien-aimée! bien souvent mon innocence est faible comme celle d'un mari, celle d'un père, celle d'un fils! Si c'était Pitt ou Cobourg qui me traitassent si durement; mais mes collègues! mais Robespierre qui a signé l'ordre de mon cachot! mais la République, après tout ce que j'ai fait pour elle! C'est là le prix que je reçois de tant de vertus et de sacrifices! En entrant ici, j'ai vu Hérault-Séchelles, Simon, Ferroux, Chaumette, Antonelle; ils sont moins malheureux: aucun n'est au secret. C'est moi qui me suis dévoué depuis cinq ans à tant de haine et de périls pour la République, moi qui ai conservé ma pureté au milieu de la révolution, moi qui n'ai de pardon à demander qu'à toi seule au monde, ma chère Lolotte, et à qui tu l'as accordé, parce que tu sais que mon cœur, malgré ses faiblesses, n'est pas indigne de toi; c'est moi que des hommes qui se disaient mes amis, qui se disent républicains, jettent dans un cachot, au secret, comme un conspirateur! Socrate but la ciguë; mais au moins il voyait dans sa prison ses amis et sa femme. Combien il est plus dur d'être séparé de toi! Le plus grand criminel serait trop puni s'il était arraché à une Lucile autrement que par la mort, qui ne fait sentir au moins qu'un moment la douleur d'une telle séparation; mais un coupable n'aurait point été ton époux, et tu ne m'as aimé que parce que je ne respirais que pour le bonheur de mes concitoyens... On m'appelle... Dans ce moment, les commissaires du tribunal révolutionnaire viennent de m'interroger. Il ne me fut fait que cette question: Si j'avais conspiré contre la République. Quelle dérision! et peut-on insulter ainsi au républicanisme le plus pur! Je vois le sort qui m'attend. Adieu, ma Lucile! ma chère Lolotte, mon bon loup; dis adieu à mon père. Tu vois en moi un exemple de la barbarie et de l'ingratitude des hommes. Mes derniers moments ne te déshonoreront pas. Tu vois que ma crainte était fondée, que nos pressentiments furent toujours vrais. J'ai épousé une femme céleste par ses vertus; j'ai été bon mari, bon fils; j'aurais été bon père. J'emporte l'estime et les regrets de tous les vrais républicains, de tous les nommes, la vertu et la liberté. Je meurs à trente-quatre ans; mais c'est un phénomène que j'aie passé, depuis cinq ans, tant de précipices de la révolution sans y tomber, et que j'existe encore et j'appuie encore ma tête avec calme sur l'oreiller de mes écrits trop nombreux, mais qui respirent tous la même philanthropie, le même désir de rendre mes concitoyens heureux et libres, et que la hache des tyrans ne frappera pas. Je vois bien que la puissance enivre presque tous les hommes, que tous disent comme Denis de Syracuse: «La tyrannie est une belle épitaphe.» Mais, console-toi, veuve désolée! l'épitaphe de ton pauvre Camille est plus glorieuse: c'est celle des Brutus et des Caton, les tyrannicides. Ô ma chère Lucile! j'étais né pour faire des vers, pour défendre les malheureux, pour te rendre heureuse, pour composer, avec ta mère et mon père, et quelques personnes selon notre cœur, un Otaïti. J'avais rêvé une république que tout le monde eût adorée. Je n'ai pu croire que les hommes fussent si féroces et si injustes. Comment penser que quelques plaisanteries, dans mes écrits contre les collègues qui m'avaient provoqué, effaceraient le souvenir de mes services! Je ne me dissimule point que je meurs victime de ma plaisanterie et de mon amitié pour Danton. Je remercie mes assassins de me faire mourir avec lui et Philippeaux; et, puisque nos collègues sont assez lâches pour nous abandonner et pour prêter l'oreille à des calomnies que je ne connais pas, mais, à coup sûr, des plus grossières, je vois que nous mourrons victimes de notre courage à dénoncer des traîtres, de notre amour pour la vérité. Nous pouvons bien emporter avec nous ce témoignage, que nous périssons les derniers des républicains. Pardon, chère amie, ma véritable vie, que j'ai perdue du moment qu'on nous a séparés, je m'occupe de ma mémoire. Je devrais bien plutôt m'occuper de te la faire oublier, ma Lucile! mon bon loulou! ma poule! Je t'en conjure, ne reste point sur la branche, ne m'appelle point par tes cris; ils me déchireraient au fond du tombeau: vis pour mon Horace, parle lui de moi. Tu lui diras ce qu'il ne peut point entendre. Que je l'aurais bien aimé! Malgré mon supplice, je crois qu'il y a un Dieu. Mon sang effacera mes fautes, les faiblesses de l'humanité; et ce que j'ai eu de bon, mes vertus, mon amour de la liberté, Dieu le récompensera. Je te reverrai un jour, ô Lucile! ô Anette! Sensible comme je l'étais, la mort, qui me délivre de la vue de tant de crimes, est-elle un si grand malheur? Adieu, loulou; adieu, ma vie, mon âme, ma divinité sur la terre! Je te laisse de bons amis, tout ce qu'il y a d'hommes vertueux et sensibles. Adieu, Lucile, ma chère Lucile! adieu, Horace, Anette! adieu, mon père! Je sens fuir devant moi le rivage de la vie. Je vois encore Lucile! Je la vois! mes bras croisés te serrent! mes mains liées t'embrassent, et ma tête séparée repose sur toi. Je vais mourir!»
[20] Je trouve avec bonheur, chez Liebig (Nouvelles lettres sur la chimie, lettre xxxvi), cette observation si juste, qui, dans cette extrême mobilité de l'être physique, me garantit la fixité de mon âme et son indépendance: «L'être immatériel, conscient, pensant et sensible, qui habite la boîte d'air condensé qu'on appelle homme, est-il un simple effet de sa structure et de sa disposition intérieure? Beaucoup le croient ainsi. Mais, si cela était vrai, l'homme devrait être identique avec le bœuf ou autre animal inférieur dont il ne diffère pas, comme composition et disposition.» Plus la chimie me prouve que je suis matériellement semblable à l'animal, plus elle m'oblige de rapporter à un principe différent mes énergies si variées et tellement supérieures aux siennes.
[21] «Ainsi, diront les sages, délaissant le ferme terrain de l'idée, vous vous plaçâtes dans les voies mobiles du sentiment.»
À quoi je répondrais: Peu, très peu d'idées sont nouvelles. Presque toutes celles qui éclatent en ce siècle, et veulent l'entraîner, ont paru bien des fois, et toujours inutilement L'avènement d'une idée n'est pas tant la première apparition de sa formule que sa définitive incubation, quand, reçue dans la puissante chaleur de l'amour, elle éclôt fécondée par la force du cœur.
Alors, alors, elle n'est plus un mot, elle est chose vivante; comme telle, elle est aimée, embrassée, comme un cher nouveau-né, que l'humanité reçoit dans ses bras.
D'idées et de systèmes, nous abondons, surabondons. Lequel nous sauvera? Plus d'un le peut. Cela tient à l'heure de la crise et à nos circonstances, très-diverses selon la diversité des temps et des nations.
Le grand, le difficile, c'est que l'idée utile, au moment décisif, rencontre préparé un foyer de bonne volonté morale, de chaleur héroïque, de dévouement, de sacrifice.. Où en retrouverai-je l'étincelle primitive, dans le refroidissement universel? Voilà ce que je me disais.
Je m'adressai à l'étincelle indestructible, au foyer qui brûlera encore sur les ruines du monde, à l'immortelle chaleur de l'âme maternelle.