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Les grands explorateurs: La Mission Marchand (Congo-Nil)

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The Project Gutenberg eBook of Les grands explorateurs: La Mission Marchand (Congo-Nil)

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Title: Les grands explorateurs: La Mission Marchand (Congo-Nil)

Author: Paul d' Ivoi

Release date: September 13, 2012 [eBook #40750]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink, Sharon
Joiner, and the Online Distributed Proofreading Team at
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDS EXPLORATEURS: LA MISSION MARCHAND (CONGO-NIL) ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

Pour les illustrations des pages 12, 36 et 132, publiées dans l'original sur des pages en regard en raison de leur largeur, la marge de reliure du milieu était trop étroite, ce qui explique la petite partie manquante de l'image dans cette version électronique.

La Mission Marchand
(CONGO-NIL)

COMMANDANT MARCHAND

LE COMMANDANT MARCHAND

Les Grands Explorateurs


PAUL D'IVOI

La Mission
Marchand
(CONGO—NIL)

PARIS
FAYARD FRÈRES, ÉDITEURS
78, BOULEVARD SAINT-MICHEL, 78

A M. LE COLONEL BINGER

Dédier à un héros de l'exploration africaine, ce livre qui relate l'histoire d'un autre héros du Continent noir, c'est, me semble-t-il, réunir deux frères d'armes dans une même pensée.

Et c'est ce que je fais avec le respect profond, avec l'immense tendresse que je ressens pour tous ceux qui sont allés là-bas, faucheurs de France, faire la moisson d'honneur.

PAUL D'IVOI.

28 mai 1899

AVANT-PROPOS

Dans ces vingt dernières années, les Européens se sont partagé l'Afrique.

Deux peuples surtout ont réussi à se faire la part large: l'Anglais et le Français.

Le premier occupa le Sud de l'Afrique, du Cap de Bonne-Espérance aux grands Lacs; puis il s'implanta au Nord-Est du Continent noir, occupant effectivement l'Egypte et nominalement la Nubie.

La France, elle, appuyée au Nord sur sa vieille colonie algérienne; à l'Ouest, sur ses établissements du Sénégal et du golfe de Guinée, étendit son influence sur la plus grande partie du bassin du Niger, conquit la côte d'Ivoire, le Dahomey, le Congo, tandis qu'à l'extrémité opposée de la terre africaine, elle plantait son drapeau à Obock, Djibouti et Tadjourah.

Tout naturellement la Grande-Bretagne devait être tentée de réunir l'Egypte au Cap, et la France de joindre le Soudan et le Gabon au territoire d'Obock.

De là, deux mouvements d'expansion, perpendiculaires l'un à l'autre et appelés fatalement à se contrecarrer.

Si les soldats et fonctionnaires de la République soudaient l'Ouest africain à l'Hinterland d'Obock, les Saxons se trouvaient coupés du Cap; si, au contraire, les sujets de S. M. la Reine Victoria pouvaient faire leur trouée, l'importance de nos établissements de Tadjourah était considérablement diminuée, et la liberté de l'Abyssinie, notre alliée naturelle, était compromise.

Voilà pourquoi l'on organisa la mission Congo-Nil. La route de pénétration des Anglais vers le Sud ne pouvait être, de par la configuration du pays, que le lit du fleuve autrefois rougi par Moïse. Donc une mission, partie du Congo et venant occuper une agglomération quelconque sur les berges nilotiques, assurait le succès de la France dans cette course aux territoires.

Par malheur, la chose une fois décidée en principe, on hésita beaucoup.

Le commandement fut d'abord donné, puis retiré au lieutenant-colonel Monteil, lequel, pour se venger—se venger ainsi qu'il convient à un officier de grand mérite et de grand cœur—exécuta cette marche de 4.000 kilomètres, admirée par tous, qui le conduisit, de l'Atlantique au lac Tchad et du lac Tchad à la Méditerranée.

Enfin, au début de l'année 1896, le commandant Marchand[1] fut désigné pour former et diriger la mission.

Nous n'avons point l'intention de suivre pas à pas l'héroïque explorateur. Nous voulons seulement utiliser nos correspondances particulières, pour relater, d'après les acteurs mêmes du drame, les principales étapes d'une expédition qu'en des temps moins prosaïques, les poètes eussent chantée.

28 mai 1899.

Paul d'Ivoi.

La Mission Marchand
(CONGO-NIL)


AVERTISSEMENT

Un mot de préambule s'impose. La traversée de l'Afrique par la colonne Marchand a duré trois années.

Elle a eu ses péripéties romanesques que nous raconterons sans rien exagérer, sans rien atténuer. Les épisodes qui vont suivre sont, nous le garantissons, strictement conformes à la vérité.

C'est du reste dans des rapports anglais que nous avons puisé. Les termes des conversations ne sont pas textuels, cela est certain, mais les idées ont réellement été exprimées dans les circonstances que nous rapportons.

CHAPITRE PREMIER
A LÉOPOLDVILLE

—Ainsi, Jane, vous êtes certaine que ces Français veulent atteindre le Nil.

—Oui, mon cher père, ils veulent ainsi.

—Vous tenez vos renseignements de source certaine?

—Absolument certaine.

—Puis-je vous demander votre source?

—Non, mon père; il n'est pas convenable qu'une jeune personne confie certaines choses à ses parents. Tout ce qu'il est juste et décent de vous dire, c'est que vous pouvez tenir pour absolument véridiques mes affirmations.

Ces répliques s'échangeaient, le 8 novembre 1896, entre mister Bright, agent libre anglais et sa fille, miss Jane, gracieuse personne qui, lorsque la bizarrerie de son caractère le permettait, résidait auprès de ce personnage à Léopoldville, alias Stanleypool, capitale de l'immense territoire connu sous les noms de Congo belge ou d'Etat indépendant du Congo.

Un mot d'explication est ici nécessaire.

L'Angleterre, indépendamment de ses agents consulaires officiels, entretient à l'étranger des agents libres.

Ceux-ci, n'ayant aucune attache gouvernementale, peuvent être désavoués quand les circonstances l'exigent.

De là, pour eux, une liberté de mouvements absolue.

Ils peuvent tout dire, tout faire, tout oser, sans engager la responsabilité métropolitaine, et ils usent de cette faculté, avec un sans-gêne, avantageux pour Albion, mais extrêmement préjudiciable aux intérêts des nations amies, que leur mauvaise étoile place sur le chemin du peuple mercantile par excellence.

Mister Bright et la jolie Jane étaient debout sur le débarcadère en pilotis, établi sur la rive gauche du Congo.

En cet endroit le fleuve s'élargit en un lac circulaire.

Au loin, en face d'eux, ils apercevaient les quelques maisons et cabanes dont l'ensemble forme la station française de Brazzaville.

Les comptoirs de la maison Daumos, entourés de plantations de goyaviers, d'avocatiers ou arbres à beurre, dont les fruits violets contiennent une pulpe grasse assez semblable au beurre d'Isigny, s'alignaient avec leur wharf de bois, au bord même du fleuve.

Les Anglais braquaient leurs lorgnettes sur ce point, au voisinage duquel des noirs de la race Obamba, les plus beaux de formes et de visage de tout le Congo français, travaillaient à l'édification d'un vaste hangar.

—Voilà bien les trois vapeurs, grommelait Bright avec des grimaces mécontentes: le Faidherbe, le Duc-d'Uzès, la Ville-de-Bruges....

—Et les trois chalands en aluminium, continua sa fille,

—Ainsi que les deux chalands en acier et la flottille de pirogues. Il n'y a pas à en douter. L'expédition qui a motivé de tels préparatifs doit être longue et lointaine.

—Le Nil, mon cher père, je vous l'ai affirmé.

—Je vous crois, Jane, je vous crois. Je sais par expérience combien votre tête est solide. Et ces gens doivent remonter le Congo, l'Oubanghi?

—Oui.

—Et après?

—J'ai cru comprendre qu'une fois arrivés à la limite des eaux navigables ils se dirigeraient vers le Nord jusqu'à Dem-Ziber, puis infléchiraient leur marche vers l'Est en contournant les marécages du Bahr-el-Ghazal par les provinces méridionales du Kordofau, en vue d'atteindre le Nil à hauteur de la bourgade de Fachoda.

Bright leva les bras au ciel.

—C'est une tentative insensée. Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour échouer.....

—C'est aussi mon avis, dit tranquillement la blonde miss.

—Alors, il vous semble, comme à moi, que ces Français sont fous.

Jane secoua la tête:

—Permettez. Ici, mon avis diffère du vôtre.

—Quoi! vraiment?... avec quatre-vingt-dix-neuf chances d'insuccès...

—De votre aveu même, mon père, il en reste une de réussite. Ils la tentent, audacieux sans doute, mais non fous.

—Vous les défendez à présent?

—Pas le moins du monde.

Et avec un sourire ironique:

—Je vous apporte les renseignements les plus précis; je vous donne le moyen de contrarier tous leurs projets, et vous appelez cela les défendre... Vraiment, mon père, vous êtes plus royaliste que la reine et plus anglais qu'il ne convient... même à un agent libre de l'Angleterre.

Mister Bright ne répondit pas.

Tandis qu'il discutait avec sa fille, plusieurs personnes étaient arrivées sur le quai.

Elles regardaient aussi.

C'étaient des colons, des soldats belges, en vestons et d'jaloué (longs jupons qui remplacent le pantalon) blancs, n'ayant d'attribut militaire que le solaco (casque de toile) orné d'un liseré noir, jaune et rouge, couleurs nationales belges.

Puis quelques Pahouins Sotos de la rive gauche, au torse nu, les hanches serrées par le caleçon large descendant à mi-cuisse.

Tous ces gens avaient des oreilles auxquelles il était inutile de confier ses sentiments secrets.

Aussi, M. Bright appliqua ses jumelles sur ses yeux et se remit à observer ce qui se passait de l'autre côté du fleuve.

Son attention d'ailleurs était justifiée.

Depuis la veille, la mission Marchand était concentrée à Brazzaville.

Ce n'avait pas été sans peine, et l'odyssée de la petite troupe avait été marquée par les pires tribulations.

Ayant quitté la France au mois de juin 1896, le commandant avait débarqué, le 23 juillet, à Loango.

Bientôt ses compagnons l'y avaient rejoint.

C'étaient les capitaines Baratier, Germain, Mangin; les lieutenants Largeau et Gouly, le lieutenant de vaisseau Morin, l'enseigne Dyé, l'interprète Landeroin, le médecin de marine Emily et douze sous-officiers, parmi lesquels l'adjudant de Prat et le sergent Dal.

Une compagnie de tirailleurs sénégalais-soudanais, recrutée à Dakar, formait le gros de la mission.

A peine débarqué, le commandant se trouva aux prises avec de terribles difficultés.

Toute la région comprise entre Loango et Brazzaville (500 kilomètres) était en pleine insurrection.

Les tribus Boubous, Orougous, Inengas et Ivilis s'étaient soulevées, à la voix d'un chef, du nom de Mabiala Niganga.

Sans tarder cependant, on recruta des porteurs, le véhicule humain étant encore le seul moyen de transport dans cette région, dite civilisée, par comparaison avec les territoires que devaient traverser les explorateurs.

Mais les noirs infidèles abandonnèrent les cinq cents premières charges dans la forêt de Mayolabé.

Cette expérience démontrait l'impossibilité de gagner Brazzaville, point origine de la mission.

Marchand alors s'adressa au gouverneur, M. de Brazza Avant de s'engager dans les solitudes africaines, il fallait déblayer la route.

Le pionnier de la civilisation était contraint de commencer son voyage par une expédition militaire.

Il n'hésita pas.

M. de Brazza proclama l'état de siège, remit à l'officier le commandement des troupes du Congo, et la guerre commença contre les rebelles.

Guerre terrible dans la brousse, inconnue à quelques kilomètres de la route suivie par les caravanes.

Guerre où chaque touffe d'arbres, chaque ravin cachent une embûche.

Guerre où l'intelligence, avec une poignée d'hommes, doit avoir raison de tout un peuple auquel appartient l'avantage énorme de la connaissance du terrain.

Et comme si ces obstacles, capables de décourager les plus vaillants ne suffisaient pas, la terrible fièvre des bois, la fièvre hématurique bilieuse s'abat sur le chef aimé, en qui tous ont mis leur confiance.

Ecrasé par la douleur, pâli, les yeux caves, trop faible pour marcher, le commandant conserve toute son énergie morale.

Dans un palanquin grossier, des noirs le portent; et, dominant la maladie, il se montre partout, il prévoit tout, entraînant ses soldats, repoussant l'ennemi.

Mais ses forces s'épuisent.

Le 30 septembre, il arrive mourant à Loudima.

Est-ce que l'expédition, qui sera une gloire pour la France, va échouer?

Est-ce qu'à Loudima, on dressera, sous les grands arbres, la petite croix de bois qui, dans les solitudes du Continent-noir, dit au passant:

—Salue, un Français est mort ici!

Non, l'ange du dévouement est à Loudima.

C'est une sœur de charité, une de ces humbles et courageuses femmes qui vont là-bas, insoucieuses du climat torride, des dangers sans nombre, pour combattre la mort, pour la vaincre souvent, et, si cela est impossible, pour dire au moribond la suprême parole d'espoir.

Elle s'installe au chevet du malade, exécutant les prescriptions du médecin comme un soldat exécute sa consigne.

CARTE ITINÉRAIRE

CARTE ITINÉRAIRE DE LA MISSION MARCHAND

Seulement elle prend son mot d'ordre au ciel, et quand le fiévreux a bu la potion calmante, elle prie.

Et l'officier sent ses forces renaître.

La fièvre s'enfuit.

En avant!

Que l'on ne perde pas une heure, pas une minute.

La France attend que ses fils marchent, qu'ils marchent sans trêve, pour aller là-bas, sur la rive du Nil où retentit naguère le tumulte des armées des Pharaons, planter un rectangle d'étoffe tricolore qui représente son honneur.

Les rebelles ont profité de l'inaction forcée des troupes françaises pour se reformer.

Dans les fourrés qui avoisinent les rivières Nigré et Zefou, où les caoutchoucs sauvages, les bananiers, les dikas, les manguiers entrelacent leurs branches, entre lesquelles serpentent la vigne sauvage, le raphia ou liane à vin, l'owalo, ronce produisant de l'huile, l'ézigo, le m'pano, plantes tinctoriales, et l'acoumé, lierre dont la sève desséchée est utilisée comme cire; dans ces fourrés, les rebelles se sont fortifiés.

Retranchements inutiles!

Marchand les presse, les harcèle et finit par obliger leur chef, Mabiala Niganga, à se réfugier dans la caverne d'Oulouma avec quelques centaines de fidèles.

La position est formidable. L'entrée étroite du souterrain est obstruée par des quartiers de rocs.

Il y a sans doute d'autres ouvertures, puisque les assiégés réussissent à se ravitailler, mais elles sont inconnues des Européens.

Après la lutte en rase campagne, est-ce la guerre de siège qui va se dérouler?

Ah! que non pas. Le commandant a hâte d'atteindre Brazzaville, hâte de plonger dans l'inconnu au fond duquel se dessine, en lettres de feu, ce mot: Fachoda.

Coûte que coûte, il faut forcer l'entrée des cavernes.

Un sergent se dévoue. La nuit il se glisse près de l'orifice et place des boudins de dynamite dont il enflamme la fusée.

Par un hasard providentiel, ce brave échappe aux flèches, projectiles de l'ennemi.

Une explosion se produit, transformant le passage en cratère.

C'est une gerbe de flammes, une mitraille de roches pulvérisées.

Mais à peine la fumée bleuâtre de l'explosif s'est-elle dissipée que nos soldats, européens et noirs, bondissent en avant.

Ils s'engouffrent dans les cavernes comme un tourbillon.

Rien ne leur résiste.

L'ennemi, surpris par cette attaque soudaine, est décimé.

Des prisonniers nombreux restent entre les mains des vainqueurs, et parmi eux, le chef Mabiala Niganga est mortellement blessé.

Désormais la révolte est décapitée.

Des colonnes volantes sont lancées dans toutes les directions. Les villages se soumettent ou sont détruits.

Terrifiés, comprenant enfin que ni forêts, ni rivières, ni fièvres, ne peuvent arrêter les Français, les indigènes se soumettent.

Et, réaction comique, ces nègres qui, la veille, combattaient pour la liberté, sollicitent la domesticité. Ils demandent à être engagés comme porteurs.

C'est le salut.

Le premier acte du drame tire à sa fin[2].

Grâce à la bonne volonté des populations, toutes les charges sont amenées à Brazzaville, où, le 8 novembre, quatre mois après l'arrivée de Marchand à Loango, la mission se trouve enfin réunie.

L'énergie, déployée par le commandant Marchand dans cette passe difficile, était bien pour inquiéter les agents anglais qui, du quai de Léopoldville, observaient avec une rage continue.

—Que dois-je faire à votre avis, Jane, demanda enfin Mister Bright, qui sollicitait volontiers les conseils de sa capricieuse fille?

—La question est mal posée, mon père.

—Vous trouvez?

—Sans doute. Apprenez-moi tout d'abord vers quel but vous tendez?

—Oh! c'est clair. Des Français veulent arriver au Nil, cela est contraire aux intérêts britanniques...

—Donc un Anglais a le devoir...

—Naturellement.

Il y eut un silence; les causeurs réfléchissaient.

Puis la charmante blonde se rapprocha de son interlocuteur:

—Il faut d'abord télégraphier à l'Amirauté.

—Bien, je ferai ainsi.

—Elle pourra ainsi agir de son côté.

—Votre remarque est droite.

—Pour nous, mon cher père...

—Pour nous, dites-vous?

—Nous demanderons un fort crédit sur la Banque de Léopoldville, car, avec de l'argent, on fait tout ce que l'on veut.

Et tous deux, avec cette allure automatique, particulière à leur race, se rendirent au bureau du télégraphe.

Ils expédièrent une longue dépêche, incompréhensible pour les profanes, car les mots avaient une signification particulière, convenue à l'avance avec leurs correspondants.

Le soir même, un petit noir, télégraphiste de ce pays de bois d'ébène, (Uniforme: tout nu, avec une casquette blanche sans visière et à liseré bleu) leur apportait en réponse le télégramme que voici:

«Compris. Crédit illimité. Ordres nécessaires expédiés. Suivre, si possible opération. Envoyer nouvelles fréquentes. Gros intérêts en jeu.»

La signature était:

«Clarence de Ladbroke—Grove—Road—London.»

Ces détails, rigoureusement authentiques[3] étaient indispensables pour montrer les dessous politico-diplomatiques, par suite desquels les obstacles se multiplièrent sur la route; la mission, rendant son succès si improbable, qu'à la nouvelle de son arrivée à Fashoda, un homme d'Etat anglais s'écria:

—Ce Marchand est un Titan; il escaladerait le ciel s'il lui en prenait fantaisie.

CHAPITRE II
COMME QUOI IL N'EST PAS TOUJOURS COMMODE DE MONTER UNE CHALOUPE

La presse, la photographie, la gravure ont popularisé les traits du chef de la mission Congo-Nil.

De taille moyenne, le visage doux, l'air timide presque, cet air de ceux que la nature a créés pour le mépris de l'argent, et qui n'aspirent qu'à un luxe, le plus coûteux de tous, car le milliard n'en permet pas l'achat, le luxe de l'honneur.

Au repos, il tient volontiers les paupières baissées, laissant à d'autres le souci de briller par d'abondantes paroles.

Mais qu'il se présente une chose utile à dire, les volets de ses yeux francs glissent, laissant passer un éclair, un potentiel intense d'énergie. Alors les bavards se taisent avec une sorte de confusion.

Ils ont reconnu le chef, comme on dit dans l'armée; le chef qui enlève ses subordonnés, par les seules forces de l'attraction et de l'exemple, vers les cimes du dévouement.

Or, le 12 décembre, le commandant, retenu depuis trente-quatre jours à Brazzaville, était assis sur un siège grossièrement façonné avec des tiges de rotang.

Ses yeux se fixaient sur le fleuve, et au delà, sur l'agglomération de Léopoldville, entourée d'immenses champs de manioc, dont la fécule est connue chez nous sous le nom de tapioca.

Il était soucieux et grave.

En face de lui se tenait le capitaine Mangin, dont le visage, exprimait également l'ennui.

—Alors capitaine, fit tout à coup Marchand après un silence prolongé, nos derniers convois ne peuvent arriver?

—Non, mon commandant.

—Les porteurs, engagés un jour, se dérobent le lendemain?

—Exactement. On croirait qu'une influence néfaste s'amuse à défaire tout ce que nous faisons.

Les traits du commandant se contractèrent légèrement.

—Je me doute de la nature de cette influence, murmura-t-il.

Et regardant son interlocuteur bien en face:

—Mangin, mon ami, avez-vous fait fouiller les villages des environs?

—Non, commandant.

—Eh bien, il faut charger de ce soin et sans retard quelques-unes de nos escouades.

Il se tut un moment encore, puis avec un sourire:

—C'est une bonne précaution, nous la prendrons constamment désormais.

Le capitaine parut surpris.

—Je m'explique, mon ami. Les indigènes n'attachent pas une valeur monnayée aux pièces d'or.

—En effet. Ils en usent surtout comme parure.

—Justement. Eh bien, je pense qu'autour de nous en ce moment, et plus tard le long de notre route, la grande mode pour les coquettes africaines est, ou sera, de porter en colliers, gorgerins, bracelets, pendants de nez ou d'oreilles, des disques d'or à l'effigie de Saint-Georges, du roi des Belges ou de l'Etat Indépendant.

Mangin fit un brusque mouvement.

—Vous comprenez, capitaine?

—Parfaitement, répondit le jeune officier.

—Il importe donc de constater la chose. Le nombre des parures dorées nous fera connaître l'étiage exact des inquiétudes anglaises au sujet de notre mission. Il y aura également d'autres signes: je vous les indique sommairement. Vous rencontrerez des cotonnades suspectes, des spiritueux qui nous avertiront que nos chances de réussite augmentent. Enfin, quand vous serez abordé par des chefs noirs armés d'excellents fusils; réjouissez-vous. Ils s'en serviront contre nous, naturellement; mais cela voudra dire que décidément on nous juge capables de toucher le but[4].

Le commandant expliquait cela paisiblement, sans colère apparente contre les procédés employés par l'Angleterre.

Il est vrai que l'irritation n'eût servi de rien.

Les subsides britanniques ne sont pas distribués par les agents officiels, ce sont les agents libres et aussi, hélas! les missionnaires anglicans qui se chargent de ces libéralités.

De telle façon que le gouvernement peut toujours répondre:

—Je n'y suis pour rien, ce sont là manœuvres de particuliers. Je les réprouve sans pouvoir les empêcher, car nous sommes un peuple libre, et chez les peuples libres, l'individu a tous les droits.

Il est bon d'ajouter que, si un citoyen de ce libre royaume s'avisait d'un acte profitable à la France, il serait pendu haut et court; ce qui démontre bien que la liberté, en dépit des dires des philosophes, ne saurait être absolue, sous peine de dégénérer en licence.

—Je pars de suite, reprit le capitaine Mangin. Je conduirai l'une des reconnaissances.

—C'est cela. Avertissez les «cadres».

—Parfaitement.

—Pas de brutalités. Aucune mesure vexatoire. Il s'agit simplement de nous renseigner.

—C'est entendu, mon commandant.

—Surtout pas d'imprudence, regardez sans en avoir l'air. Evitez que les indigènes devinent le but réel de nos mouvements.

Le capitaine inclina la tête, salua militairement et s'éloigna.

Ses collègues Baratier et Germain étaient occupés à surveiller: l'un, le chantier où gisaient les embarcations démontées; l'autre, le hangar où s'amoncelaient vivres et munitions à mesure qu'arrivait un convoi.

Il appela donc de Prat, Dat, trois autres sous-officiers et leur communiqua les instructions du commandant.

Peu après, six petites fractions de la compagnie de tirailleurs prirent les armes, et chacune, suivant le gradé qui l'avait rassemblée, traversa l'étroite zone cultivée, ceinture verdoyante de Brazzaville, puis s'enfonça dans la brousse.

Toutes les reconnaissances rentraient le soir même.

Nulle part, elles n'avaient rencontré de résistance.

Par contre, elles avaient pu constater la justesse des prévisions du chef de la mission.

Partout les jeunes filles, les femmes aux nez épatés, aux lèvres épaisses, aux cheveux crépus, étaient parées des «grigris jaunes» (selon leur propre expression) que les Anglais pratiques appellent: livres sterling ou guinées.

Cela parut amuser énormément le commandant Marchand.

Et ici se place un incident joyeux, qui prouve qu'en véritable héros de France l'officier sait user à l'occasion des moyens[5] spirituels que l'on croirait réservés au seul vaudeville.

Le lendemain, 13 décembre, un sergent de race ouolof, faisant partie de la compagnie de tirailleurs, eut une longue conversation avec le commandant.

Il le quitta, le visage convulsé par un rire joyeux, qui découvrait ses dents blanches.

Puis il gagna la berge du fleuve.

Des piroguières okambas, qui avaient amené des volailles et des légumes au camp, étaient étendues sur le sable près de leurs embarcations.

Elles jacassaient, point désagréables à voir, avec leurs faces rieuses, étalant en plein soleil leurs jambes et leurs corps nus. Leur parure rudimentaire: des colliers, des bracelets de poignets et de chevilles, et un jupon de cotonnade descendant de la taille aux genoux, permettait d'admirer la vigueur sculpturale de ces commères noires.

Le sergent, Mohamed-Abar de son nom, en découvrit une qui, au contact des blancs, avait appris une sorte de «sabir» intelligible.

Et la conversation s'engagea.

Bientôt, le sous-officier parla beuverie et eau-de-vie, sujet de dialogue qui intéresse prodigieusement les populations nègres, sans distinction de sexe.

Il se plaignit de ses chefs, lesquels interdisaient les spiritueux aux soldats attachés à l'expédition.

Bref, il termina en exprimant le regret de ne pouvoir franchir le fleuve pour gagner Léopoldville, où il lui aurait été loisible de se gargariser d'un verre de rhum.

La comédie interprétée par le brave Ouolof eut un plein succès.

La batelière lui offrit de passer sur la rive belge, avec l'espoir de pouvoir, elle aussi, «si carré su verre d'eau-de-vie».

Mohamed-Abar se fit prier.

Il avait parlé inconsidérément. Que diraient ses chefs s'ils apprenaient son escapade?

Pour finir, il se rendit aux raisons de la pirogayeuse, sauta dans l'esquif et débarqua bientôt sur le quai de Léopoldville.

Dix minutes après, toute la ville savait la présence du tirailleur.

Point n'est besoin d'affirmer que mister Bright et miss Jane furent avertis des premiers.

Tous deux se rendirent aussitôt sur le quai.

Mohamed-Abar y était toujours, apparemment fort ennuyé par la curiosité indiscrète des habitants de la cité.

L'agent anglais s'approcha de lui, et, employant le français, non sans certaines syllabes gutturales qui trahissaient sa nationalité.

—Bonjour, brave soldat, dit-il.

Le Ouolof le toisa et, dans son patois naïf:

—Bonjour, toi, pékin. Toi, bonne tête tout plein. Toi dire où Mohamed trouver eau-de-vie?

A cette question, le visage de Bright s'épanouit; d'un buveur, on tire toujours peu ou prou de renseignements.

—Tu veux de l'eau-de-vie?

—Oui, toi dire où?

—Chez moi.

—Toi mercanti alors?

—Non, mais ami des soldats français. Si tu veux m'accompagner, je t'offrirai du cognac et remplirai ta gourde.

Le nègre le considéra un instant d'un air soupçonneux.

—Cognac, ça cher. Toi vouloir beaucoup d'argent.

—Rien du tout. Je te l'offrirai en présent.

—En présent. Toi dire moi pas payer rien.

—C'est cela même.

Du coup, Mohamed lui ouvrit les bras.

—Oh! toi, bon mercanti, viens faire embrasser avec moi.

Et, bon gré, mal gré, il frotta sa face noire sur les joues rosées de l'agent britannique.

Après quoi, tous deux escortés par miss Jane, que cette accolade imprévue avait beaucoup divertie, se dirigèrent vers la maison de Bright.

L'Anglais tint parole.

Ce fut du véritable cognac qu'il versa à son hôte, dans la gourde duquel, suprême libéralité, il vida le contenu de la bouteille jusqu'à la dernière goutte.

Le sergent sénégalais sembla pénétré de reconnaissance.

Il baragouinait d'un ton attendri.

—Oh! toi, bon pékin, aussi bon que cognac. Moi soldat, moi pas si riche. Si toi venir à Brazzaville, moi régaler toi aussi. Toi venir, dis, avec la fille blonde, qui rire de tout ce que Mohamed parler.

La jolie miss fit un signe imperceptible à son père et se rapprochant:

—Est-ce qu'une dame pourrait visiter votre camp?

—Si, si, s'empressa de répliquer le noir, toi pouvoir si toi accompagné avec moi.

Elle minauda:

—Si papa y consentait, nous pourrions peut-être... je n'ai jamais vu un camp, cela m'amuserait.

—Oh! lui consentir tout suite.

En parlant ainsi le Sénégalais se retournait vers Bright.

—Est-ce pas? Toi, consentir... toi venir avec Mohamed.

L'agent, sans défiance, finit par répondre:

—Oui.

Ce qui provoqua chez Jane une véritable explosion de joie.

On discuta longtemps.

Enfin, il fut convenu que Mohamed-Abar déjeunerait avec ses nouveaux amis et que, le repas achevé, tous traverseraient le fleuve et parcourraient le campement de la mission.

Le breakfast fut exquis.

Le sous-officier était l'objet des soins les plus attentifs.

Bright s'occupant de remplir son assiette, Jane d'éviter le vide à son verre, il mangea et but comme savent le faire les noirs quand on leur assure franche lippée.

Mais quelles que copieuses que fussent ses libations, il ne perdit pas de vue le but de son voyage. Pas un mot, pas un geste, n'indiqua à ses amphitryons qu'il avait une arrière-pensée.

En sortant de table, tout le monde était d'humeur joyeuse.

Les Anglais pensaient avoir capté la confiance du tirailleur, et celui-ci était bien certain de les avoir amenés où il le désirait.

On descendit vers le Congo en échangeant des propos affectueux.

Le canot de l'agent libre était amarré à quai.

Le dais rayé de bleu et de blanc fut déroulé, afin de protéger le joli minois de miss Jane contre les caresses brutales du soleil, et la traversée commença.

Curieusement, les Anglais considéraient la petite agglomération de Brazzaville avec ses quatre ou cinq maisons européennes, un peu à l'écart des cases indigènes.

Ils regardaient, en touristes, la construction de ces cases dont le support central est un arbre ébauché, autour duquel se dressent les murs et le toit conique. Bien simples ces habitations. Une seule ouverture, la porte. Deux chambres séparées par une cloison de nattes: la première commune, où l'on reçoit l'étranger, la seconde réservée à la famille, sanctuaire du sommeil, des fétiches domestiques et des coffres contenant la fortune de la maison.

L'embarcation atteignit ainsi la rive française et vint prendre place au milieu des nombreuses pirogues des pourvoyeurs rangées en ligne, la proue sur le sable.

Personne ne sembla faire attention aux nouveaux venus.

Ce qui amena Bright à communiquer à sa fille cette réflexion pleine d'humour:

—Etonnants ces Français. Ils ne se gardent pas plus en pays étranger que chez eux.

Et cette réponse malicieuse de la gentille blonde:

—Que voulez-vous, mon père. Le mouton qui doit être mangé n'a jamais eu de griffes.

Le proverbe anglais parvint aux longues oreilles de Mohamed-Abar.

Il se détourna pour cacher son large rire silencieux.

Et la promenade commença à travers les paillottes du campement.

Jane semble enchantée.

Tout lui est sujet à étonnement. Les armes en faisceaux, les ustensiles de campement, l'arrêtent, l'intéressent.

Il faut que tout lui soit expliqué.

Avec une ingénuité feinte, elle affirme vouloir conserver le souvenir de sa visite... aux braves soldats français.

Elle tire de son réticule, car elle a un réticule, tout comme si elle se promenait à Londres, au lieu d'être en pleine Afrique; elle en tire disons-nous, un mignon petit carnet. De son porte-mine d'or elle trace des lignes d'une écriture un peu anguleuse. Elle dessine même quelques silhouettes de tirailleurs.

CAPITAINE BARATIER.

CAPITAINE BARATIER.

Tout doucement, sans en avoir l'air, elle entraîne le sous-officier Mohamed vers le hangar qui abrite les charges.

Là, elle s'extasie.

—Que de rations, que de munitions; jamais la petite troupe du commandant Marchand ne consommera tout.

LES RAPIDES DE L'OUBANGHI

LES RAPIDES DE L'OUBANGHI A L'ÉPOQUE DES HAUTES EAUX

Avec une complaisance qui ne se dément pas, le Soudanais répond à ses questions, il pousse l'amabilité jusqu'à interroger ses camarades, voire même les gradés du «cadre européen», quand il ne sait pas.

Et Jane note: tant de rations, tant de cartouches, tant de ceci, tant de cela.

De temps à autre, elle adresse à son père un regard triomphant.

Elle semble lui dire:

—Admirez, voyez comme je comprends bien un service d'espionnage.

Lui, la considère d'un air tendre, ému.

Il se confesse que vraiment il possède une fille exceptionnelle.

Une fille qui fera sa gloire, lorsqu'il transmettra à l'Amirauté les notes si précises, si complètes, que la folle confiance des Français lui permet d'amasser.

L'inventaire du hangar est terminé.

Là, tout près, s'étend le chantier que remplissent les bateaux démontables; on n'a pas encore eu le loisir de les assembler.

Jane a un cri de surprise, un joli cri de jeune fille, tel un gazouillement d'oiseau.

—Qu'est-ce donc que tous ces morceaux de métal? On dirait de l'acier, de l'aluminium. C'est sans doute pour faire des présents, pour vous concilier les bonnes grâces des chefs dont vous traverserez les territoires?

Et comme Mohamed-Abar fait entendre un gros rire sonore:

—J'ai dit une folie, j'imagine, continue-t-elle gentiment; je vois que vous riez de moi. Ce n'est pas bien, mon ami noir; je ne suis pas un militaire, moi, et je ne saurais être tenue de connaître tous vos engins de guerre.

Mais l'Africain paraît confus de s'être laissé aller à l'hilarité.

Il s'excuse, et, de plus en plus complaisant, il explique encore:

—Ce sont là les bateaux démontables de la mission.

—Des bateaux, ces choses-là, se récrie l'Anglaise?

—Mais oui.

—Je ne croirai jamais cela.

Pour la persuader, Mohamed-Abar est obligé de la guider à travers le chantier.

Il lui détaille les opérations de montage et d'ajustage, des différentes pièces des coques, des machines, du pont, des embarcations.

Cela intéresse bien vivement Jane, car elle ne se lasse pas d'interroger.

Et comme le Soudanais ne se lasse pas de répondre, elle apprend le tonnage, le gabarit de chaque bateau, son tirant d'eau, la force des machines.

Et les pages du carnet se couvrent de notes; le porte-mine court fiévreusement sur le papier.

La visite est terminée.

Les Anglais savent tout; ils ont tout vu, tout sans exception.

Maintenant ils vont regagner leur canot.

Ils peuvent retourner à Léopoldville, leur moisson est complète. Le gouvernement britannique connaîtra les forces dont dispose la mission, tout aussi bien que le commandant qui l'a organisée.

Pas de danger qu'ils se trompent, que les chiffres se brouillent dans leur tête, qu'ils omettent un détail essentiel.

Le carnet est là pour assurer leur mémoire.

Malgré eux, leurs traits expriment le triomphe, et c'est avec une ironie transparente qu'ils disent à leur guide combien ils regrettent de le quitter.

Ils espèrent bien le revoir.

Et Mohamed, qui est un grand «blagueur», comme tous les Ouolofs, leur répond en clignant des yeux le plus comiquement du monde.

—Moi voir toi tous les jours, fille blonde. Toi jolie; moi triste si pas voir et rire avec toi.

Ce dont Jane s'amuse, s'amuse comme une enfant.

Comme les hommes sont bêtes... tous, tous sans exception... la couleur n'y fait rien. Blancs, rouges, jaunes ou noirs, ils sont hypnotisés par deux yeux de femme et ne soupçonnent pas les complications du cerveau qu'abritent le front poli et la chevelure soyeuse.

Avant la séparation, Mohamed veut absolument conduire les Anglais à la cantine.

Car la mission a une cantine, une grande tente de toile, au milieu de laquelle trône Bouba, la vieille Congolaise, qui rit toujours en montrant ses gencives dont les dents sont absentes; Bouba qui dit à chaque consommateur:

—Bouba, plus dents. Li dents parties, grand voyage. Li dents à ti partir bien plus tôt avant mi miennes reveni.

Elle est coquette néanmoins, la vieille Bouba. Elle a une chemise de soie, jadis verte, qui décollète ses épaules noires, un jupon écossais, et de larges babouches rouges cachent ses pieds nus.

A force de patience, elle a réussi à donner à sa toison crépue, l'apparence d'un chignon, dont l'extrême pointe est cachée sous son chapeau rose.

Bouba s'empresse autour de Jane.

—Quoi ti boi, petit cœur, dit-elle. Soif, bé sur, li souleil routit.

Et ne recevant pas de réponse, elle continue:

—Ti boi Itoutou, ti vouloi...

Mais l'itoutou, boisson fermentée extraite des fruits de l'arbre Djoriga (Aubrya Gobonensis) ne paraît pas tenter Jane.

La jeune fille hésite; alors Bouba lui montre un petit fût sur lequel est écrit: Porto.

Cela fait partie des provisions de la mission.

—Porto, bonno eau di raisin... li fara la joue rose, ti joulie tout plein.

Alors Jane se décide.

Le porto jouit d'une estime particulière en Angleterre.

Et puis c'est si drôle de se faire offrir du porto, dans une cantine, par un soldat noir.

Quelle aventure, pleine de couleur (sans calembour) à consigner dans sa prochaine lettre à ses amies d'Angleterre, à ses anciennes condisciples de l'institution Phileabog, de Chatham.

Bright, très égayé aussi, s'absorbe dans la confection d'un cognac coktail.

Certainement pour le coktail, le whiskey est préférable à l'eau-de-vie française, mais quand on n'a sous la main que cette dernière, il faut savoir s'en contenter.

A la guerre comme à la guerre. In the war as in the war.

Soudain, un sergent entre sous la tente.

Celui-ci est un blanc.

Il s'approche des Anglais, et avec politesse:

—Pardon de vous troubler, Monsieur, Mademoiselle, mais monsieur le médecin-major Emily a entendu dire que vous habitiez Léopoldville.

—C'est exact, répond Bright.

—Alors, seriez-vous assez aimables pour me suivre auprès de lui. Il désirerait vivement converser avec vous.

—Converser de quoi, grommelle l'Anglais?

Mais Jane l'interrompt vivement:

—Nous ferons avec grand plaisir la connaissance du docteur. Nous comprenons parfaitement son désir. Après quelques mois de brousse, on est heureux de trouver des personnes avec lesquelles on puisse causer.

Bright opine de la tête.

Et le père et la fille se séparent de Mohamed-Abar en l'invitant à revenir goûter leur cognac à Léopoldville.

Précédés par le sergent qui est venu les chercher, ils se dirigent vers le village de Brazzaville.

A la porte de l'une des maisons, le sous-officier s'arrête.

Il heurte.

Presque aussitôt on ouvre.

—Les personnes que le major a demandées.

C'est un caporal infirmier qui reçoit les visiteurs.

Il les fait entrer, les conduit dans une petite pièce, sombre parce que toutes les ouvertures sont fermées par des contrevents de bois.

Evidemment le docteur craint la chaleur; il se barricade contre elle.

Deux minutes se passent. Un homme au visage souriant pénètre dans la salle.

Il salue avec la plus parfaite aisance:

—Mademoiselle, Monsieur, excusez l'indiscrétion d'un homme privé depuis plusieurs semaines de la vue de personnages avec lesquels il lui soit loisible d'échanger quelques idées.

Cela est dit si naturellement que les Anglais répondent par un sourire agréable.

Le docteur leur tend les mains, ils y placent les leurs.

Mais alors la scène change.

Les traits du médecin se rembrunissent soudain:

Il murmure entre ses dents:

—Oh! oh! qu'est cela?

Il a saisi les poignets de l'agent, de sa fille.

Il leur tâte le pouls.

—Ah ça! que signifie cette plaisanterie, gronde Bright.

M. Emily secoue la tête.

—Vous riez, malheureux, alors que le cas est aussi grave.

—De quoi parlez-vous?

—De votre santé.

—De ma santé, jamais elle n'a été aussi bonne.

—Erreur profonde.

—Erreur?

—Complète. Vous êtes malade à ce point, cher monsieur, et vous aussi, ma gracieuse demoiselle, que, si vous ne vous conformiez pas absolument à mes prescriptions, je ne donnerais pas un penny de votre vie.

Le père et la fille se regardent.

La même pensée est dans leurs yeux.

—Cet homme est fou, positivement fou.

Mais M. Emily reprend:

—Avant tout, il faut vous persuader. Vous êtes atteints de la fièvre jaune.

—Nous!

C'est un cri de terreur qui s'échappe de leurs lèvres au nom de la terrible maladie.

Le docteur les rassure bien vite:

—Ne vous effrayez pas, je vous assure que vous ne courrez aucun danger si vous restez dans cette chambre. Un mois, six semaines suffiront pour vous tirer d'affaire.

—Un mois, six semaines, s'exclament les Anglais.

—Au moins, reprend d'un ton paterne, le docteur redevenu souriant.

Et très sérieusement:

—Mais ne perdons pas notre temps en vaines récriminations.

—Pourtant.

—Il faut avant tout vous séparer des objets qui vous ont communiqué cette vilaine fièvre.

—Des objets qui...?

Bright, Jane regardent autour d'eux avec épouvante.

Ils tiennent leurs mains en l'air, loin de leurs vêtements, comme s'ils craignaient de toucher l'étoffe.

Ils ont peur, une peur atroce.

La jolie blonde a laissé tomber son réticule.

M. Emily s'en saisit, l'ouvre, en tire le carnet de l'Anglaise.

Et le tenant du bout des doigts.

—Voici le coupable, dit-il.

Alors Jane comprend.

Elle se précipite en avant, veut reprendre le carnet.

Doucement le docteur la repousse.

—Ne jouez pas avec la mort, malheureuse enfant, reprend-il d'un ton moitié grave, moitié badin. Ce calepin contient des notes qui vous convaincraient d'espionnage, vous et monsieur votre père, si elles n'étaient l'œuvre du délire qui précède toujours la fièvre jaune.

Et avec une nuance de sévérité:

—Restez ici; vous ne manquerez de rien. Dans un mois, vous en sortirez complètement guérie, je l'espère.

Jane est atterrée.

Sans voix, sans un geste, elle a courbé la tête.

Son triomphe s'est transformé en défaite.

Ce sont les Français qui l'ont jouée.

Ils ont, dans son carnet, des preuves suffisantes pour l'emprisonner, la condamner comme espionne, sans que le gouvernement anglais soit en droit d'intervenir.

Elle tremble, elle enrage.

Mais toute résistance est inutile. Il lui faut se soumettre.

La petite comédie bouffe, organisée par le commandant, était arrivée à sa dernière scène.

A dater de ce jour, le campement français compta deux hôtes de plus.

Les attentions les plus délicates entourèrent les prisonniers.

Et comme un bienfait n'est jamais perdu, la mission trouva désormais les porteurs, les ouvriers dont elle avait besoin.

Tous les obstacles disparurent.

Malgré les pluies diluviennes, les effroyables orages journaliers, la température étouffante (moyenne 37° centigrades à l'ombre) qui, pendant la saison des pluies (octobre à mai), causent à l'Européen une transpiration constante, un ralentissement de la circulation sanguine, un invincible alourdissement du cerveau; malgré tout, les bateaux se montèrent, et, le 13 janvier 1897, le capitaine Mangin quitta Brazzaville avec trois vapeurs qui emportaient ses tirailleurs, des porteurs et onze mille charges.

Le 24 du même mois, le steamer La Ville-de-Bruges suivait avec onze cents charges et toutes les embarcations.

Enfin le 1er mars, le commandant partait à son tour.

Il avait pris passage sur un bateau à marche rapide, et il put ainsi rejoindre ceux qu'il avait envoyés en avant, un peu au-dessus du confluent de l'Oubanghi et du Congo.

Quelques jours avant son départ, le docteur Emily, qui venait, chaque matin, visiter les prisonniers anglais, les avait déclarés guéris.

Lui-même les avait accompagnés jusqu'au bord du fleuve, les avait installés dans une pirogue préparée pour les recevoir.

Mais, avant de donner aux rameurs l'ordre de se mettre en marche, il s'était penché vers Jane et lui avait murmuré à l'oreille:

—Je suis heureux d'avoir sauvé une aussi ravissante personne. Mais ne dédaignez pas de prendre beaucoup de précautions, car dans ces terribles fièvres, ce qu'il faut craindre surtout ce sont les rechutes.

Sur un geste de lui, les pagayeurs imprimèrent à l'esquif une impulsion rapide.

M. Emily salua de la main, cria encore:

—Gare aux rechutes.

Et revint paisiblement rejoindre le commandant Marchand avec lequel il devait s'embarquer.

Nous verrons bientôt si miss Jane et mister Bright tinrent compte de sa recommandation.

CHAPITRE III
LES RAPIDES DE l'OUBANGHI.

L'Oubanghi, principal affluent de la rive droite du Congo, indique, sur une distance d'environ 1.000 kilomètres, la ligne séparative des possessions françaises et belges.

Sa direction générale, en le prenant à partir de son confluent, est d'abord franchement du Sud au Nord, jusqu'à la station de Bangui. En ce point, la rivière s'infléchit brusquement à l'Est.

Jusque-là, la mission ne rencontra pas de difficultés.

La rivière était large, les eaux hautes et la flottille filait rapidement.

Elle franchit ainsi les postes ou les villages de Youmbé, Libembé, Gobé et Béki.

On remarquera que la consonnance se retrouve dans tous ces noms.

Et l'on ne s'en étonnera pas en apprenant que cette syllabe signifie dans la langue du pays: agglomération ou endroit habité. Bangui, qui semble faire exception à la règle, n'est qu'une contraction des deux mots Bé Angui.

A Bangui, une halte s'imposait.

En amont de cette localité, en effet, commencent les rapides de la rivière.

C'est une série de passages resserrés, entrecoupés de chutes, qui dressent un obstacle insurmontable entre les biefs inférieur et supérieur du cours d'eau.

Obstacle qui ne surprit pas le commandant Marchand, car il était connu, prévu et étudié depuis longtemps.

Il savait qu'à Bangui, il faudrait transporter les embarcations par terre jusqu'au delà des rapides.

C'était une perte de temps considérable, il est vrai, car les vapeurs et chalands devaient être démontés, tirés à terre, et plus tard remontés; mais, en somme, ce travail s'exécuterait dans de bonnes conditions et à proximité d'un centre populeux, qui fournirait, en hommes et en matériaux, tout ce qui serait nécessaire pour le transport de la flottille.

Enfin on était dans la saison sèche, presque aussi chaude que celle de l'hivernage, mais qui paraît beaucoup plus fraîche, parce que l'humidité a disparu et que par suite la tension électrique est moindre.

Il est à remarquer, en effet, que les Européens supportent parfaitement la chaleur sèche.

L'anémie et la fièvre ne les atteignent réellement que durant la saison humide et orageuse appelée hivernage.

Tout se passa d'abord comme l'avait prévu le commandant.

Tandis que le gros de l'expédition procédait au démontage des embarcations, une section reconnaissait la route de terre.

La route.... un sentier à peine indiqué, côtoyant la rivière à travers la forêt tropicale, inextricable, que désormais les explorateurs devaient rencontrer partout jusqu'aux environs de Tambourah.

Ces éclaireurs se firent pionniers.

Ils abattaient les buissons, les arbres même qui eussent pu arrêter la marche des porteurs.

Bref, après huit journées d'attente, ils rejoignirent leurs compagnons campés autour de Bangui et annoncèrent que le passage était libre.

Le commandant décida que l'on se mettrait en route dès le lendemain.

Il veilla lui-même à ce que tout fût prêt et, le soir, il s'assura que les tirailleurs et les porteurs s'endormaient de bonne heure.

Les noirs sont, en effet, de grands enfants; il faut les surveiller sans cesse, sous peine de les voir se livrer aux danses et aux libations exagérées, la veille d'une marche fatigante.

On devine le résultat d'une pareille préparation.

Les hommes sont sans vigueur à l'heure précise où ils en auraient le plus grand besoin.

La nuit s'écoula sans incident.

Au jour, le clairon réveilla les dormeurs.

Ce fut aussitôt, dans le campement, une agitation de fourmilière.

Rien n'était pittoresque comme le départ de la colonne formée comme celle de la mission.

Les porteurs Beduyrios se rassemblaient autour de leurs charges et chantaient une mélopée barbare où ils célébraient le soleil.

Auprès d'eux, les Fayoudas soufflent dans des cornes de buffle dont ils tirent des sons lamentables.

Les Beggars dansent une sorte de pas sacré, avec accompagnement de cris aigus.

Plus loin les tirailleurs musulmans, tournés vers l'Est, accomplissent les génuflexions et prières prescrites par le Coran.

Tandis que les catholiques, à demi instruits par nos missionnaires, psalmodient en commun un Pater Noster étrange, peuplé de variantes dans le genre de celle-ci:

—Toi bon Dieu, le père des noirs.

Car dans leur conception naïve de la religion, les Africains expliquent ainsi la Trinité:

Le Père est l'ancêtre des blancs.

Le Fils est celui des noirs.

Quant au Saint-Esprit, il s'occupe spécialement des métis.

Après les diverses cérémonies que nous dépeignons succinctement, tous les nègres, musulmans, chrétiens ou autres, éprouvent le besoin de «calmer la jalousie de leurs anciens fétiches».

Tous prennent les amulettes, grigris et autres pendeloques, qui brimballent sur leur poitrine, soutenus par une ficelle.

Ils les regardent avec force grimaces, les approchent de leurs lèvres, leur parlent à voix basse, les portent à leurs oreilles, semblant écouter une réponse imaginaire des mystérieux talismans, vendus fort cher dans les tribus par les sorciers ou les griots troubadours.

Cette dernière opération achevée, les tirailleurs s'alignent devant les faisceaux, les porteurs assujettissent leurs charges sur leurs épaules.

On peut partir.

Un clairon donne un «coup de langue».

—En avant... marche, commandent les officiers.

Les sergents répètent:

—En avant... marche!

Et la colonne s'ébranle.

Un dernier regard à Bangui, puis, ainsi qu'un long serpent, la file d'hommes s'enfonce dans la forêt.

Il fait sombre ici.

La voûte épaisse de feuillage ne laisse passer qu'une lumière vague.

On avance dans une buée grisâtre.

Le grand silence du bois impressionne les noirs. Eux aussi se taisent, l'esprit hanté par les histoires d'esprits malfaisants, au visage de gorille, aux ailes de chauve-souris, dont ces grands enfants s'effraient mutuellement, pendant les jours d'hivernage.

Parfois un froissement se fait entendre sur les flancs de la colonne.

ITINERAIRES des PRINCIPAUX EXPLORATEURS

ITINERAIRES des PRINCIPAUX EXPLORATEURS en AFRIQUE AVANT LA MISSION MARCHAND

C'est un animal, un reptile qui s'enfuit.

Ou bien un claquement sec de mandibules, un cri rauque descendent des branches.

Un oiseau invisible au milieu des feuillées, des lianes, proteste à sa façon contre les intrus qui troublent sa quiétude.

On avance toujours.

Le commandant Marchand, parti des derniers, cause avec les capitaines Mangin et Baratier.

—Eh bien, dit Mangin, depuis Brazzaville, plus d'ennuis. Je commence à croire que nos bons amis, les Anglais, ont renoncé à s'occuper de nous.

Mais le chef de la mission sourit d'un air de doute:

—Vous auriez tort de vous y fier.

—Pourtant!

—Jusqu'ici la navigation du Congo et de l'Oubanghi était facile; les populations chez lesquelles nous avons établi des fortins ne sont pas aisées à soulever. Maintenant les véritables obstacles vont se dresser devant nous. C'est là que nous verrons la main britannique s'étendre vers nous, pour augmenter nos embarras.

—Le croyez vous vraiment?

—Absolument.

Les réponses si nettes du commandant semblent impressionner son interlocuteur. Il baisse la tête, paraît réfléchir.

—Et vous, Baratier, demande Marchand, n'êtes-vous pas de mon avis?

—Si, si, mon commandant, vous n'en doutez pas. Je suis déjà un vieil Africain et, plus d'une fois, j'ai eu affaire avec la nation... amie.

Mangin se rapproche:

—Me permettez-vous une question, commandant?

—Naturellement, mon cher ami.

—Moi aussi, j'ai eu à subir les petites vexations que nos adversaires ne nous ménagent pas; mais toujours j'ai été tracassé à proximité de la côte. Là, en effet, ces bons Saxons s'appuient sur leurs navires, leurs comptoirs... Il me semble pourtant que, dans l'intérieur, leur puissance doit être beaucoup moins grande.

—Erreur!

—Je hasarde une réflexion, sans le moindre entêtement d'ailleurs. Comment peuvent-ils, à la distance où nous sommes, par exemple, agir efficacement?

Le commandant regarde Baratier; le jeune capitaine hoche la tête en homme qui, dès longtemps, connaît la réponse à la question posée.

—Expliquez-lui cela, Baratier, reprend le chef de la mission.

—Bien volontiers.

Mangin se rapproche:

—Je vous écoute.

Et Baratier parle:

—Mon cher collègue, vous avez déjà vu à l'œuvre les agents libres de l'Angleterre.

—Oui, et en dernier lieu, à Brazzaville. J'ai ri aux larmes de l'aventure des «malades malgré eux».

—Eh bien, ces gens, qui sont rarement aussi amusants, ont imaginé une chose géniale.

—Vous m'étonnez.

—Ecoutez et vous partagerez mon opinion.

Lentement, comme pour faire pénétrer mieux ses paroles dans l'esprit de son auditeur:

—Ces agents ont remarqué que les populations noires ont un respect inné, instinctif de l'uniforme.

—Parbleu! moi aussi je l'ai remarqué. Quand j'allais «palabrer» dans une tribu, j'arborais la grande tenue, avec des galons d'or sur toutes les coutures.

—Après la cérémonie, vous vous déshabilliez et tout était dit.

—Dame!

—Voilà où les agents libres sont plus malins que nous.

Et, avec un froncement de sourcils:

—Ils ont inventé un uniforme qu'ils font porter aux noirs.

Mangin éclata de rire:

—Ça, je demande à voir.

—Vous verrez, mon cher collègue, soyez-en sûr, et vous regretterez de voir.

Puis, après une pause:

—L'uniforme est simple. Un baudrier rouge avec des étoiles dorées. Nos gens vont dans les villages, sous couleur de commerce. Ils s'enquièrent, ils s'informent, apprennent ainsi que tel ou tel habitant jouit d'une influence incontestée, soit parce qu'il est un guerrier renommé, soit simplement parce que ses poings sont solides.

—Allez toujours, je vous suis.

—Ils se rendent chez ce personnage, le complimentent, lui déclarent que l'Angleterre chérit les valeureux guerriers ou les lutteurs robustes, exaltent sa vanité en lui affirmant qu'il aurait droit à tous les honneurs. Bref, ils lui confèrent le baudrier rouge avec le titre de «champion de l'ordre» dans le district, et le droit de percevoir une dîme sur ses concitoyens.

Mangin haussa les épaules.

—C'est absurde.

—Pas du tout. Les Anglais ont étudié le noir. L'homme choisi, ayant un signe distinctif, devient aussitôt l'idole d'une partie de la tribu. Enchanté de la façon dont ses mérites ont été proclamés, ravi de pouvoir vivre dans la paresse, grâce à l'impôt dont il frappe ses compagnons, le champion devient un ferme allié de l'Angleterre. Au bout de peu de temps, il est doublé d'un missionnaire qui travaille ardemment à augmenter son pouvoir... et la farce est jouée. Qu'une mission comme la nôtre passe à proximité du village, vite l'agent anglais court à la case du champion. «Ce sont des ennemis, dit-il, ils songent à te déposer et à nommer un champion dans leurs intérêts.» Une telle éventualité serait la ruine pour le bon nègre; aussi il n'en demande pas davantage, il soulève ses partisans et alors, plus de vivres, des flèches ou des coups de fusil qui partent des broussailles; nos traînards sont assommés.

—Mais, gronda le capitaine Mangin, on marche sur le village, on le détruit...

—Vengeance platonique.

—Comment cela.

—Les indigènes l'évacuent à l'approche des soldats. Ils le reconstruisent en quinze jours, et le champion, continuant à régner, reste le fidèle ami de l'Angleterre. Pour la mission, elle continue sa route et les mêmes faits se reproduisent dans la tribu voisine. Au bout de trois ou quatre expériences semblables, on s'aperçoit que l'on a perdu du monde sans avantage appréciable. On se décide à marcher vite, à se bien garder, à maintenir une discipline sévère, sans répondre aux attaques des noirs.

—Et ils en concluent que nous avons peur d'eux.

—Précisément; mais, entre deux maux, il faut choisir le moindre. Il vaut mieux qu'ils chantent notre fuite que notre trépas.

Les officiers restèrent silencieux après ces dernières paroles.

La gravité des responsabilités qui leur incombaient dans ces régions lointaines, sourdement ameutées par les agents britanniques, pesait sur eux.

Leurs regards se portèrent sur la colonne.

C'était d'eux seuls, de leur vigilance, de leur énergie que dépendait la vie de tous les hommes qui les accompagnaient.

C'était d'eux seuls que la France attendait le succès.

Et soudain Mangin s'arrêta.

—A propos, pourquoi la France ne crée-t-elle pas des champions comme l'Angleterre?

Ce fut le commandant qui répliqua:

—Parce qu'elle n'a pas d'agents libres.

—On en envoie...

Le chef secoua la tête:

—Non, mon cher capitaine. Ils doivent venir librement, en colons, et, dans notre pays, le colon manque.

Et avec un soupir:

—Les uns accusent le Gouvernement de ne pas encourager la colonisation. Les autres s'en prennent au caractère national qu'ils disent casanier. Certains prétendent que la tendresse égoïste des mères, plus disposée à former des jeunes gens efféminés que des hommes, est seule coupable.

—Et vous, mon commandant, quel est votre avis?

—Oh! moi... Je crois que tous ont un peu raison. Ce qui nous a rendus casaniers, en France, c'est surtout la prospérité. Pourquoi s'exiler, pourquoi courir les risques des entreprises en pays neufs, quand notre patrie nous assure tout ce que nous pouvons désirer. Aujourd'hui cela commence à changer. Notre dette publique énorme, nos dépenses militaires irréductibles, car elles sont la condition sine qua non de l'existence de la France, l'encombrement de toutes les carrières libérales, dû à l'extension incessante de l'instruction; toutes ces raisons font que les regards de la jeunesse se tournent vers ces possessions françaises que nous autres, soldats, avons conquises pour lui permettre d'en exploiter les richesses. Toute une génération de coloniaux grandit. Dans vingt ans, on verra, en Afrique surtout, qui est en quelque sorte un prolongement du sol de la mère patrie, on verra, dis-je, des Français s'installer, s'enrichir, faire souche de colons, assurer la conquête pacifique.

Et, avec mélancolie, le commandant ajouta:

—A ce moment, il n'y aura plus de gens, comme il s'en trouve aujourd'hui, pour nous faire un crime de risquer notre existence, afin d'assurer à la France la richesse dans l'avenir.

Marchand s'interrompit.

Un brusque arrêt venait de se produire dans la colonne.

—Qu'y a-t-il donc, interrogea-t-il?

Presque au même instant, le sergent Dat, qui commandait l'avant-garde, accourut tout essoufflé.

—Commandant, cria-t-il du plus loin qu'il pensa pouvoir se faire entendre, le sentier est barré.

—Barré?

Il se rapprocha, arriva devant le commandant, et, prenant la position règlementaire:

—On a établi en travers du sentier, déblayé ces jours derniers par nos éclaireurs, des abatis d'arbres. C'est une véritable barricade, épaisse d'au moins trois ou quatre cents mètres.

Le commandant haussa les épaules:

—En quarante-huit heures, le passage sera rétabli. Que l'on campe ici. Les porteurs seront employés comme ouvriers. Que l'on fauche tous les buissons dans un rayon de cinq cents mètres, afin que, la nuit, nos projecteurs électriques éclairent le terrain dénudé et s'opposent à toute surprise.

Puis, se tournant vers les officiers:

—Pour vous, messieurs, des reconnaissances dans toutes les directions. En avant des abatis surtout. Il s'agit de savoir si d'autres obstacles n'ont pas été créés, entre ce point et celui où nous pourrons reprendre la navigation.

Les capitaines Mangin et Baratier s'éloignèrent en courant, suivis par le sergent Dat qui communiqua aux divers gradés les instructions du commandant.

Une demi-heure plus tard, le campement était établi.

Des escouades de porteurs, armés de haches ou de sabres d'abatis, fauchaient les buissons à droite et à gauche du campement. Des arbustes coupés, d'autres formaient des fagots qu'ils allaient précipiter dans la rivière.

Marchand s'était porté en avant, pour se rendre compte de l'importance de l'obstacle placé sur sa route par des mains inconnues.

C'étaient des abatis conçus évidemment à la manière européenne.

En effet, si l'on veut rendre une route encaissée impraticable à l'artillerie et à la cavalerie, on abat des arbres en travers, et, pour leur donner plus de cohésion, on les relie par un lacis de fil de fer.

Ici on avait procédé de même.

Seulement, le fil de fer faisant défaut dans les forêts africaines, on y avait substitué des liens de joncs.

Il n'y avait donc pas de doute.

La série des tracasseries anglaises commençait.

Sous ce climat torride, tout retard d'une colonne, tout surcroît de fatigue imposé à ceux qui en font partie, sont batailles gagnées par l'ennemi.

Ce qui arrête une troupe bien armée et approvisionnée, ce n'est pas la résistance des indigènes, c'est la lassitude.

La lassitude, mère de l'anémie, mère de la fièvre, qui terrassent les plus forts, qui déciment les corps les plus entraînés et les mieux conduits.

Mais, en confiant la mission Congo-Nil au commandant Marchand, le gouvernement français avait été bien inspiré.

C'était un routier d'Afrique.

Il prévoyait tout et ne se laissait surprendre par aucun incident.

On avait barré la route pour causer aux hommes une fatigue plus grande.

Cette fatigue deviendrait un repos, de par la volonté du chef.

La coupe des buissons terminée, les porteurs furent divisés en quatre portions. Chacune travailla une heure aux abatis.

De cette façon, les noirs se reposaient trois heures sur quatre.

Puis le commandant décida, qu'à partir de ce moment, on préparerait soir et matin du thé additionné d'une faible proportion de quinine.

La boisson tonique acquiert ainsi des propriétés fébrifuges.

On peut affirmer que si le commandant Marchand a ramené sa mission presque au complet, cette sage précaution y a puissamment contribué.

A la nuit on avait déblayé environ cent vingt mètres d'abatis.

Les reconnaissances était rentrées une à une.

Le rapport de leurs chefs pouvait se résumer ainsi.

«Rien vu. Pas un indigène aux alentours, dans un rayon de trois kilomètres.

Les éclaireurs envoyés en avant des abatis avaient progressé jusqu'au delà des rapides.

Ils n'avaient rien remarqué d'anormal.

Les abatis franchis, la route était libre.

Cependant une inquiétude tenait encore le commandant.

Bien qu'à si peu de distance de Bangui une attaque de vive force ne parût pas à craindre, elle était cependant possible.

Aussi les lampes électriques à réflecteurs furent-elles installées de loin en loin autour du campement.

Elles inondèrent le sous-bois de nappes de lumière blanche, tout en maintenant le camp dans l'ombre.

De cette façon, si l'ennemi se montrait, on le verrait nettement, tandis que lui-même ne pourrait apercevoir ses adversaires.

Et ces précautions tactiques prises, les sentinelles placées, tout le monde s'endormit.

Au milieu du camp plongé dans le sommeil, un homme veillait.

Il s'était assis devant sa tente et ses yeux sondaient incessamment les profondeurs mystérieuses de la forêt. Il était là, prêt à bondir à la moindre alerte, à défendre ceux qui marchaient sous ses ordres.

Le repos qu'il avait ménagé à ses soldats, le chef ne se l'accordait pas.

Cependant rien ne troubla la mission. La nuit s'écoula paisible, la clarté du jour reparut.

Alors les travaux furent repris.

A quatre heures du soir, les derniers abatis cédaient à l'effort des ouvriers noirs et, sans perdre un instant, la colonne se remettait en marche.

A sept heures, elle débouchait sur une plage de sable doré.

L'Oubanghi formait en ce point une anse assez profonde, dont la rive dénudée était entourée, en arc de cercle, par la lisière de la forêt.

Au loin, en aval, se faisait entendre un sourd mugissement. C'était le bruit des eaux tumultueuses des rapides que l'on venait de contourner.

Le point était propice à l'établissement du camp.

La zone découverte, existant aux abords de la petite baie, rendait la surveillance facile. Une surprise n'était pas à redouter.

De plus, le terrain, plat et dur, se prêtait merveilleusement aux opérations de remontage des embarcations de la flottille.

Toutefois, Marchand ne négligea aucune précaution: Lampes électriques, postes de garde furent installés comme la nuit précédente.

Seulement, cette fois, le chef pensa pouvoir dormir.

Or, vers minuit, une alerte se produisit. Un coup de feu éclata dans le silence.

Au même instant, le commandant bondissait hors de sa tente, et sa voix claire, exempte de toute émotion, lançait cet ordre.

—Aux faisceaux... Par escouades à vos postes de combat.

Le mouvement s'opéra sans désordre.

Les tirailleurs sénégalais sont de merveilleux soldats. Ils ont l'intuition de la guerre et, après quelques mois de service, aucune surprise ne les prend au dépourvu.

Agenouillés derrière le rempart formé par les bagages de la colonne, le doigt sur la détente de leurs armes, ils attendaient.

Mais rien ne parut. C'était une fausse alerte.

Un factionnaire, surpris par l'approche d'un crocodile qui avait rampé jusqu'à lui, avait fait usage de son fusil pour éloigner cet incommode voisin.

A cette nouvelle, chacun retourna se coucher, et la nuit s'acheva sans autre incident.

Huit jours plus tard, toute la flottille était à l'eau.

L'embarquement s'opéra sans encombre et la navigation fut reprise.

Rien ne s'opposa au passage de l'expédition.

A deux ou trois reprises, alors que l'on franchissait des canaux resserrés entre des îles boisées, quelques flèches, quelques coups de feu partirent de la rive belge, à l'adresse des voyageurs.

Le tirailleur Houza fut légèrement blessé au bras.

Deux ou trois pirogues furent trouées par les projectiles, heureusement au-dessus de la ligne de flottaison.

Ce fut tout.

La mauvaise humeur des ennemis de la France se trahissait par ces procédés peu courtois, mais, en somme, la mission n'en souffrait guère.

On atteignit Mayaka.

Là, le commandant congédia ses porteurs et pagayeurs, qui, d'après les conventions de leur engagement, ne devaient pas dépasser cette localité.

Il les remplaça par des équipes fraîches que l'administrateur Bobichon avait recrutées pour lui dans les régions du Kazango et de Bourma.

L'entrevue du commandant et de l'administrateur fut des plus cordiales.

La mission allait gagner le confluent de l'Oubanghi et de la rivière M'Bomou.

Elle remonterait ce dernier cours d'eau jusqu'au village de Rafaï.

De là elle se dirigerait vers Dem-Ziber, en traversant la vaste plaine qui s'étend entre les rivières Chinke et Dinda.

Puis, poussant droit vers le Nord, elle contournerait les marécages du Bahr-el-Ghazal, réputés infranchissables, longerait la frontière méridionale du Kordofan, les rives vaseuses du lac No et atteindrait le Nil.

Pour ces hardis pionniers de France, il semblait que la partie fût gagnée.

Déjà, ils avaient parcouru près de la moitié du chemin.

La réussite qui avait accompagné jusque-là leur entreprise leur donnait confiance en l'avenir.

Bref, l'expédition quitta Mayaka dans les plus heureuses dispositions.

La flottille abandonna son mouillage.

Sur la rive, l'administrateur et ses compagnons agitaient leur mouchoir.

A bord des embarcations, les voyageurs répondaient à cet adieu amical.

Et sur une case du village, dressé au haut d'un mât, un pavillon tricolore flottant au vent semblait, lui aussi, saluer ceux qui partaient.

Dans les pirogues, les pagayeurs, à la peau luisante, chantaient une chanson lente, qui rythmait leurs mouvements.

Les bateaux glissaient rapidement sur les eaux. Ils s'éloignaient, se rapetissaient. Bientôt M. Bobichon les perdit de vue.

Maintenant, les explorateurs allaient entrer en plein inconnu.

CHAPITRE IV
LES ŒUFS DE PAQUES DU COMMANDANT MARCHAND

Ce n'était pas sans raison que le commandant avait attribué aux intrigues anglaises, et les abatis jetés devant sa colonne expéditionnaire le long des rapides de l'Oubanghi, et les diverses attaques dont la mission avait été l'objet.

Et ces intrigues étaient menées précisément par ceux, qu'à Brazzaville, il avait épargnés.

Il s'était contenté d'une simple plaisanterie, alors que les circonstances l'eussent autorisé à traduire mister Bright et sa fille devant un tribunal.

L'Anglais eût été condamné, au minimum, à cinq ans de prison.

Il en avait été quitte pour six semaines de repos forcé.

Aussi ne pardonnait-il pas au commandant.

Plus irritée que lui encore était miss Jane.

La jolie fille avait la prétention, bien excusable chez une aussi charmante personne, de faire marcher tout le monde à sa guise.

Elle avait cru se moquer impunément des Français, les faire manœuvrer à sa satisfaction.

Et tout à coup, à l'instant même où son cœur se gonflait de la joie du triomphe, le docteur Emily était survenu.

ADJUDANT DE PRAT

ADJUDANT DE PRAT

Gentiment, gracieusement, à la Française enfin, il avait réduit à néant tous les projets de la jeune fille.

Il s'était véritablement bien moqué d'elle, et Jane devait s'avouer qu'en tout pays, même dans le sien propre, les rieurs seraient du côté de l'ironique médecin.

Ce lui était une blessure que la vengeance seule était capable de cicatriser.

Car les fils d'Albion, de même que tous les partisans des coups de force, pardonnent plus volontiers une bourrade qu'une pichenette.

OUVERTURE D'UNE ROUTE

OUVERTURE D'UNE ROUTE

La plaisanterie légère, gauloise ou athénienne, leur fait horreur.

Du drame tant que l'on voudra, mais pas de vaudeville.

Que voulez-vous? l'esprit est un produit français.

Nos voisins d'outre-Manche, jaloux de cette supériorité, l'ont attribuée aux fumées de nos vins incomparables du Médoc, de la Bourgogne, de la Loire, des côtes du Rhône.

Pour l'acquérir, ils consomment un nombre incalculable de flacons de provenance française, mais leur espoir est déçu.

L'esprit liquide ou moral est absorbé par eux sans s'assimiler.

Et ils sont bien obligés de reconnaître, de par leur consommation même, qu'ils sont seulement les clients et que nous restons les grands producteurs.

Quoi qu'il en soit, une fois rentrés à Léopoldville, mister Bright et sa fille tinrent conseil.

Qu'allaient-ils faire?

Pas un instant, ils n'eurent l'idée de se plaindre aux représentants de leur gouvernement.

Les traditions anglaises sont connues: l'agent qui est battu est blâmé; celui qui réclame est cassé.

Dès lors à quoi se résoudre?

A cette heure, la mission Marchand remontait le Congo, l'Oubanghi. Impossible de l'arrêter.

Et comme Bright se promenait avec agitation, Jane, pelotonnée dans un fauteuil et qui, depuis un moment, avait caché son charmant visage dans ses mains mignonnes, releva tout à coup la tête.

Une joie cruelle se lisait dans ses yeux.

Bright vit cela et s'arrêtant tout net:

—Jane, mon enfant, auriez-vous trouvé le moyen de punir ces misérables des inquiétudes qu'ils nous ont causées.

On le voit, le digne agent était bien dans la tradition anglaise qui veut que les Saxons hurlent à un coup d'épingle donné par un malheureux qu'ils empalent.

—Oui, mon père, murmura la jeune fille.

Puis se levant, elle vint à lui, baissa la voix:

—Votre avis est qu'il ne faut pas qu'ils atteignent les rives du Nil?

By god! non, ils ne doivent pas.

—Et si l'on pouvait les engager dans le plus mauvais chemin...

Jane fit une pause et, plus bas encore:

—... Le chemin au bout duquel on n'arrive jamais?

On eût dit qu'elle faisait effort pour prononcer ces paroles de sens si lugubre.

—De quel chemin parlez-vous? questionna avidement Bright, sans remarquer l'indécision de son interlocutrice?

Elle baissa la tête sans répondre. Evidemment un combat se livrait en elle.

—Quel chemin, répéta l'agent libre?

Alors elle sembla se décider:

—Celui qui traverse les marais du Bahr-el-Ghazal.

A cette réplique, Bright eut l'air absolument déconfit.

Il haussa les épaules et, avec une sécheresse inaccoutumée, il prononça:

—Vous parlez en dehors du bon sens, Jane.

—Pourquoi cela, je vous prie, riposta la jeune fille d'un ton piqué?

—Parce que vous oubliez les renseignements que vous-même m'avez apportés.

—Vous vous trompez, je n'oublie rien.

L'agent prit une physionomie stupéfaite.

—Voyons, revenez à vous. N'est-il pas vrai que ce Marchand, que l'enfer confonde, se propose de gagner Dem-Ziber?

—Si, en vérité.

—Ah! une fois là, il suivra la route qui passe au nord des marécages.

Jane rectifia:

—Pardon... il ne suivra pas... il se propose de suivre.

—Je voudrais bien savoir qui le fera changer d'avis?

—Moi... ou plutôt vous, mon père, puisque vous avez la correspondance avec l'Amirauté.

Et, entraînant l'agent près de la fenêtre, elle lui parla bas avec volubilité.

Le visage de l'Anglais exprima successivement la surprise, le doute, puis une joie sans mélange.

En fin de compte, le père pressa sa fille dans ses bras, et tous deux pénétrèrent dans le cabinet de travail de l'agent, où ils se mirent à confectionner un nombre assez considérable de dépêches.

Quand ils eurent terminé, Bright sonna.

Un domestique grand, maigre, osseux, aux cheveux d'un blond jaune, parut au bout d'un instant:

—Joë, dit-il, je vais m'absenter avec Mademoiselle.

Le laquais inclina la tête:

—C'est bien.

—Vous resterez ici durant mon absence.

—Je resterai.

—Cela vous fera des vacances.

—Cela m'en fera.

—Cependant, je veux vous confier un travail très sérieux.

—Confiez.

Mister Bright appuya la main sur le tas de papiers, dont chacun était la minute d'un télégramme.

—Joë, voici une quarantaine de dépêches.

—Une quarantaine, si cela vous plaît.

—Elles sont datées. Je compte sur vous pour les remettre au télégraphe aux dates indiquées.

—Comptez, sir, comptez.

—Si vous vous acquittez bien de cette mission, il y aura pour vous une livre sterling par télégramme.

—Une livre, c'est bon.

—Vous avez compris?

—Oui, j'ai...

—Alors, préparez nos bagages, avertissez nos porteurs. Ma fille et moi quitterons Léopoldville ce soir.

Le domestique salua et sortit[6].

Le soir même, Bright et Jane, en palanquins portés par des mules, entourés par une escorte peu nombreuse, sortaient de Léopoldville et, longeant le Congo, prenaient la direction du Nord.


Huit jours plus tard, les journaux d'Europe publiaient, à grand fracas, une dépêche de source anglaise, ainsi conçue:

«Mahdi soulève populations Darfour et Kordofan. Guerre sainte prêchée dans tout le Soudan égyptien. On craint que le soulèvement ne gagne la Nubie et les Etats voisins du lac Tchad.»

Les publicistes s'en donnèrent aussitôt à cœur joie. Les occasions de «tirer à la ligne» sont rares, et celle-ci était unique.

Chacun fit étalage de ses connaissances.

Celui-ci dépeignit les contrées habitées par les Derviches, avec une autorité d'autant plus grande que, ne les ayant jamais vues, il était certain de ne pas se tromper; tout au plus pouvait-il tromper les autres.

Celui-là, voulant dépasser son confrère dans le steeple-chase de l'information, publia in extenso l'acte de naissance du Mahdi, lequel avait vu le jour en un pays où les registres de l'état civil sont inconnus.

Un grand journal illustré publia son portrait, d'après un cliché fourni par un photographe du Caire, aimable fumiste qui avait fait poser devant son appareil un porteur d'eau nubien.

Un dernier enfin lança la nouvelle à sensation que les missions du Kordofan avaient été incendiées et tous les missionnaires mis à mort après d'atroces tortures.

Le bruit se répéta, se colporta, s'augmenta.

Chaque jour, de nouvelles dépêches, toujours de source anglaise, venaient ajouter à l'affolement général.

Et tous les cœurs épris de justice et de dévouement palpitèrent de reconnaissance, lorsque le gouvernement anglais déclara au monde civilisé que, chargé jusqu'à nouvel ordre du maintien de la tranquillité en Egypte, placé de ce fait à l'avant-garde de la civilisation, il se croyait le devoir de former une armée pour marcher contre les bandes du Mahdi.

Les peuples naïfs ne se doutèrent point qu'ils assistaient à une simple «parade» supérieurement jouée par le Gouvernement anglais, de concert avec ses agents africains.

L'idée de Jane, adoptée par Bright, permettait aux Anglais de concentrer une armée anglo-égyptienne et de s'avancer sur Khartoum-Ondourman et Fachoda, pour couper la route à la mission Marchand, au cas où elle réussirait à continuer sa marche vers le Nil.

Dernière facétie. L'Angleterre, tenant compte du mauvais état des finances égyptiennes, qui mettait les descendants des Pharaons dans l'impossibilité absolue de faire les frais de la guerre défensive sur le point de s'engager, l'Angleterre, disons-nous, autorisa le gouvernement khédivial à chercher ses ressources dans la Caisse de la Dette, répondant d'ailleurs généreusement de l'emprunt forcé auquel elle condamnait le souverain égyptien.

En France, où l'on est un peu plus naïf qu'ailleurs, on crut aveuglément au soulèvement des Derviches[7].

On craignit pour la mission Marchand.

Evidemment, si la petite troupe s'engageait dans les plaines du Kordofan, parcourues par les tribus fanatiques en armes, elle était sûrement perdue.

Des ordres furent envoyés dans toutes les directions.

Un des messagers réussit à joindre M. Liotard, administrateur du Haut-Oubanghi.

Celui-ci était alors près de Dem-Ziber qu'il comptait pouvoir occuper, grâce aux ravitaillements amenés par la mission Marchand.

Effrayé par les renseignements qui lui étaient communiqués, il dépêcha sans retard au commandant un courrier, porteur d'une lettre ainsi conçue:

Dem-Ziber,

«Mon cher commandant,

Vous êtes, bien entendu, le maître absolu de la conduite de votre mission.

Aussi est-ce à titre purement amical, et afin que vous agissiez en toute connaissance de cause, que je vous fais part des événements récents qui ont eu le Kordofan pour théâtre.

Vous trouverez ci-joint les divers documents qui me sont parvenus.

S'il m'était permis de vous donner un conseil, je vous dirais qu'à votre place, je renoncerais à remonter par le Nord.

Je m'efforcerais de profiter aussi longtemps que possible du courant de la rivière M'Bomou, d'arriver ainsi le plus près du cours du bras principal du Bahr-el-Ghazal, et de gagner le Nil par cet affluent, avec étapes à Tamboura, Yaoued, El Ghersh, etc., etc.

Mais, je le répète, ce n'est là qu'un conseil.

«N'y voyez, je vous prie, mon cher commandant, qu'une nouvelle preuve de l'intérêt amical que je porte à votre admirable expédition.

Et recevez les souhaits de votre dévoué.»


Ce fut le jour de Pâques de l'année 1897 que le commandant reçut cette épître affectueuse.

Il était alors au confluent du M'Bomou et de l'Oubanghi.

Il allait renvoyer la flottille en arrière, et lui-même se proposait de se diriger vers Dem-Ziber avec ses hommes.

La lettre de M. Liotard l'attrista sans l'abattre.

En hâte il fit appeler les divers officiers attachés à la mission.

Et quand ils furent tous rassemblés autour de lui, il leur lut la missive qui venait de lui être apportée.

Puis il leur donna également lecture des dépêches, articles de journaux et autres documents dont M. Liotard avait accompagné sa lettre.

Tous demeurèrent atterrés.

Alors il les regarda longuement avant de parler. Enfin il se décida. Et d'une voix calme, dans laquelle l'oreille la plus subtile n'aurait pu reconnaître aucune émotion.

—Messieurs, dit-il, pour nous rendre de l'Oubanghi au Nil, il existait deux routes, l'une par le Kordofan, l'autre par les marais du Bahr-el-Ghazal. La première, sans doute plus aisée, nous est fermée par les bandes mahdistes. Je pense donc qu'il convient de prendre la seconde.

Prendre la seconde, cela signifiait s'engager dans les marécages du Bahr-el-Ghazal, occupant un territoire vaste comme la France, dans cette immense plaine inondée, parsemée de myriades d'îlots où croissent les roseaux géants, les bambous hauts de sept et huit mètres, dans ce dédale de canaux, de lagons, de lagunes, où l'on ne trouverait aucun point de repère, car aucun Européen ne l'avait traversé.

Cela signifiait qu'à la fièvre des bois allait succéder la fièvre des marais; que, très probablement, on allait semer de cadavres ce désert d'eau et de vase; que, si l'on s'égarait une heure seulement en dehors du bras principal de la rivière des Gazelles, c'était la mort pour tous.

Et une erreur est facile avec un cours d'eau qui se divise en deux cents, trois cents, six cents, mille bras; qui se mêle, se confond avec vingt autres rivières, pour s'en séparer plus loin, puis les rejoindre encore.

Toutes les probabilités étaient pour l'enlisement, la disparition de la mission.

Cependant le chef avait dit sans phrases, avec cet héroïsme tranquille du soldat de race.

—Le chemin commode nous est fermé, prenons l'autre.

Pas un n'hésita.

Tous répondirent par un murmure admiratif et, gagnés par la contagion, grisés d'une folie généreuse, ils se levèrent en criant:

—Va pour le Bahr-el-Ghazal.

Le commandant Marchand avait craint peut-être de rencontrer, non des résistances—tous ces officiers avaient un sentiment trop vif du devoir professionnel pour résister—mais tout au moins de l'hésitation.

L'enthousiasme de ses compagnons l'émut profondément.

Son visage calme se colora un peu, il y eut sur ses yeux comme une buée humide.

Il serra les mains à la ronde, avec ces seuls mots:

—Mes chers amis!

Mais le ton dont il les prononça fit courir un frisson sur l'épiderme de ceux qui l'écoutaient.

Il avait tout exprimé dans ces paroles. Tout.

Le sacrifice au pays, au drapeau; la reconnaissance aux fidèles collaborateurs rangés à ses côtés; la nécessité de se serrer les uns contre les autres pour passer.

Il y avait aussi comme un engagement tacite, solennel et terrible.

—Votre existence à moi; mon existence à vous.

Les sous-officiers européens furent instruits à leur tour.

Pas plus que leurs chefs ces braves n'hésitèrent.

Avec l'insouciance française, ils narguaient le danger.

Il y a des marais réputés, sinon infranchissables, du moins très difficiles à franchir, eh bien! on ferait de son mieux.

Et un loustic ajouta même:

—Après tout, un marais, ce n'est que de l'eau... au moins ça ne nous portera pas à la tête.

Le commandant, véritablement touché, autorisa une petite débauche... au vin de quinquina.

Tous trinquèrent, officiers et sous-officiers, et le commandant, levant son verre, dit doucement:

—Messieurs, c'est aujourd'hui le jour de Pâques; en vous confiant aveuglément à moi, vous avez donné ses œufs de Pâques à votre chef... Je ferai en sorte de vous les rendre à Fachoda.

Voilà comment la marche à travers un des plus dangereux pays du monde fut entreprise par la mission Marchand.

Et comme les assistants vidaient leurs verres dans un recueillement presque religieux, des indigènes apparurent.

Ils venaient vendre des pelleteries, de la gomme, de l'ivoire.

Mais ils avaient aussi une autre denrée à proposer.

C'était une fillette d'une douzaine d'années.

Et le chef de la troupe fit entendre, moitié par signes, moitié par quelques mots anglais, que l'enfant serait excellente à manger.

Les visiteurs étaient des Nyam-Nyams Zegris, fétichistes et anthropophages, dont la mission avait atteint le territoire.

Le commandant Marchand allait essayer de faire comprendre aux misérables noirs l'horreur que lui inspirait leur proposition.

Mais il se ravisa et appelant l'interprète Landeroin:

—Voulez-vous demander à ce nègre quel sort est réservé à cette enfant, si je refuse de l'acheter.

L'interprète adressa aussitôt la question au noir.

Celui-ci sourit.

Puis il exprima avec force gestes qu'il était pauvre, la guerre ayant ravagé le territoire de sa tribu.

S'il avait été riche, jamais il n'eût vendu la fillette.

Elle était sa parente, sa nièce, la fille de son frère tué dans une expédition récente.

Pour la mémoire de son frère, il l'eût admise à sa table, non comme invitée, mais comme rôti.

Car c'est un signe d'estime profonde chez les Zegris que de dévorer les enfants de ceux que l'on a aimés.

La misère seule obligeait le nègre à renoncer à cet aimable usage.

Que faire en pareil cas?

Bien que la mission fût dans une situation difficile, que des fatigues terribles fussent réservées à tous ceux qui en faisaient partie, ceux-ci avaient au moins quelques chances de s'en tirer sains et saufs.

Tout valait mieux d'ailleurs pour la pauvre petite qu'être embrochée et rôtie ainsi qu'un chevreau.

Bref, Marchand demanda son prix à l'indigène, le paya et le renvoya, gardant auprès de lui sa nouvelle acquisition.

La petite négresse conservait un air terrifié, à chaque mouvement de l'officier elle tremblait de la tête aux pieds. Le commandant s'en aperçut et, voulant connaître la cause de l'effroi de la pauvrette, il pria Landeroin de lui parler.

Celui-ci s'exécuta.

La négresse lui répondit d'une voix douce, craintive, avec des larmes dans les yeux.

Et cependant l'interprète éclata d'un rire sonore, qui parut stupéfier son interlocutrice.

Il riait à ce point qu'il lui était impossible de prononcer une parole.

Au bout d'un moment, le commandant le pria de s'expliquer.

Au milieu d'un accès d'hilarité dont il n'était pas maître, Landeroin s'écria:

—C'est trop drôle! Savez-vous ce que me demande cette petite moricaude?

—Pas le moins du monde, vous vous en doutez bien.

—Elle m'a dit...

Et les rires redoublèrent:

—Elle m'a dit, acheva-t-il en se dominant un instant: «Quand cela le chef blanc me mangera-t-il?»

Le commandant ne rit pas, lui.

Il considéra l'enfant avec une pitié profonde et, presque sévèrement, il dit à l'interprète:

—Je vous aurais pardonné de me faire attendre votre traduction, Landeroin... Mais vous avez commis une mauvaise action en ne rassurant pas de suite cette pauvre créature qui souffre et qui tremble.

Le rire de l'interprète se figea dans sa gorge.

Il pâlit, rougit, bredouilla:

—Je n'y ai pas mis de méchanceté... La question m'a paru burlesque, et, ma foi...

—Ne vous émotionnez pas, interrompit le chef de la mission déjà redevenu paternel, je sais bien que vous êtes un bon et brave cœur, Landeroin. Aussi expliquez vite à notre petite compagne noire que les Français ne se nourrissent pas de chair humaine.

L'interprète s'exécuta avec un empressement qui montrait combien la remontrance de son supérieur lui avait été sensible.

Souriant il parla à la fillette.

Et, à mesure que les paroles parvenaient aux oreilles de l'enfant, le visage de celle-ci s'épanouissait.

Enfin elle regarda le commandant, s'approcha de lui et prononça quelques paroles incompréhensibles:

—Que dit-elle?

—Elle dit, mon commandant, que vous êtes bon comme Rabou, le père des oiseaux et des fleurs, et qu'elle sera pour vous la gazelle privée et fidèle.

Et comme la petite parlait encore, Landeroin parut surpris:

—Quoi encore? interrogea Marchand.

—Oh! j'ai mal entendu. La coïncidence serait trop bizarre.

—Mais entendu quoi?

L'interprète mit un doigt sur sa bouche, puis:

—Veuillez attendre que je l'aie fait répéter.

Il revint à l'enfant et parut la questionner.

Elle répondit sans hésiter.

Lauderoin leva les bras au ciel avec un air absolument ravi.

—C'est extraordinaire.

—Mais quoi donc? insista l'officier dont la curiosité était piquée par la singulière attitude de l'interprète, dont la placidité habituelle était proverbiale.

—C'est une véritable coïncidence.

—Mais encore.

—Ou plutôt non, mon commandant, c'est un présage, un véritable présage.

UNE HALTE

UNE HALTE

—Enfin, Landeroin, expliquez-vous; auriez-vous l'intention de me faire mourir à petit feu?

—Le ciel m'en préserve, commandant.

—Alors, parlez. Que vous a dit la petite?

—Son nom tout simplement.

—Son nom? Il est donc bien surprenant, ce nom.

LE COURS DE L'OUBANGHI

LE COURS DE L'OUBANGHI

—Jugez-en, commandant...

Et, par taquinerie, Landeroin prit un temps.

—Ah! Landeroin, nous allons nous fâcher.

—Non, mon commandant, car ce nom sonnera à vos oreilles comme une promesse.

—Insupportable bavard, vous déciderez-vous?

—Je me décide... ce nom, c'est...

—C'est?

—Fasch'Aouda.

Marchand demeura un instant interdit.

Puis un bon sourire distendit ses lèvres et, appuyant la main sur les cheveux laineux de sa protégée:

—Tout va bien aujourd'hui. La confiance de mes compagnons, l'espoir d'arriver à Fachoda, et, en attendant, ainsi qu'un présage comme vous le disiez, Monsieur l'interprète, Fasch'Aouda qui m'appartient...

CHAPITRE V
DE l'OUBANGHI AUX PASSES DE BAGUESSÉ

La mission était arrivée au poste avancé d'Abira au confluent de l'Oubanghi et du fleuve M'Bomou.

Malgré les fatigues endurées dans la brousse, les durs travaux de jalonnement du chemin, malgré les alertes incessantes causées par les Noirs, la santé générale était bonne.

Quant au moral il était excellent.

Tout le matériel se trouvait rassemblé à Abira, sans avaries.

Partout régnait la confiance.

Seul, le chef demeurait songeur.

C'est qu'il était seul à savoir que les efforts déployés jusqu'à ce moment pour le transport, tantôt par terre, tantôt par eau, de plus de six mille charges de vivres et d'approvisionnement de toute espèce, étaient bien peu de chose auprès des trésors d'énergie qu'il faudrait dépenser désormais.

En avant de la mission s'étendait un pays entrecoupé de marécages.

La vase, l'humidité, voilà les véritables ennemis de l'Européen en Afrique. Des nappes d'eau bourbeuse le soleil pompe des vapeurs pestilentielles. La température est étouffante; les mouches harcèlent le voyageur, l'empêchent de prendre un instant de repos.

De plus, pour traverser les contrées où l'on allait s'engager il ne fallait compter que sur ses propres ressources.

C'était seulement au moyen des vivres de réserve entassés dans les chalands que, pendant ce voyage, dont la durée pouvait être longue, l'on devait espérer soutenir les forces des soldats et des porteurs.

Sur les rives du Haut-Oubanghi et du Bas-M'Bomou, la seule viande offerte par les populations riveraines est de la chair humaine!

Et Marchand, contraint d'adopter la route du Sud, prenait ses dispositions pour ménager l'existence de ses tirailleurs, de ses porteurs et pagayeurs.

Les officiers, avec une faible escorte et des pirogues, explorèrent le cours inférieur du M'Bomou et en relevèrent la topographie.

Tandis que cette utile besogne préparatoire s'accomplissait, Marchand ne restait pas inactif.

Il faisait rayonner autour d'Abira de fréquentes excursions qu'il guidait souvent lui-même.

Vingt jours s'écoulèrent.

Les officiers revinrent les uns après les autres, ayant relevé, en ce court espace de temps, la topographie complète du bief inférieur de la rivière M'Bomou.

Leurs constatations n'étaient pas encourageantes.

Ils avaient compté sur le cours du Bas-M'Bomou trente barrages.

Le cours capricieux de la rivière était coupé par trente cascades.

Trente échelons à gravir par toute la flottille, pour arriver enfin à un bief navigable et tranquille s'étendant à perte de vue.

Du reste, il n'y avait pas à hésiter; le M'Bomou était la seule route qu'il fût possible de suivre.

Sur les deux rives, en effet, jaillissait du terrain détrempé l'infranchissable barrière de la forêt, profonde, impénétrable, penchant, sur les eaux du fleuve, ses inextricables broussailles.

La marche à travers le fourré eût été absolument impossible.

Il fallait donc renoncer à la voie de terre.

Le commandant fractionna sa troupe en trois parties inégales.

L'une, de beaucoup la plus faible, fut placée sous les ordres du capitaine Baratier.

Celui-ci, avec ses hommes et trois pirogues, devait franchir les passages difficiles aussi rapidement que possible.

Il atteindrait les eaux libres, signalées au delà des chutes, et entreprendrait de jalonner le M'Bomou supérieur.

Il devait continuer sa route aussi longtemps que le cours d'eau serait navigable.

Alors seulement, il se rejetterait dans l'un des affluents de la rive droite et s'avancerait le plus loin qu'il le pourrait dans la direction du Bahr el-Ghazal.

Une seconde fraction, dirigée par Marchand lui-même et le capitaine Mangin, suivrait en pirogue jusqu'au point précis (Baguessé) où les rapides prenaient fin.

Enfin le troisième groupe, commandé par le capitaine Germain, le lieutenant de vaisseau Morin et le lieutenant Gouly, (ces deux derniers ne devaient jamais revoir leur patrie), fut chargé de faire franchir les barrages à la flottille.

C'est cette dernière troupe que nous allons suivre.

Pendant quelques jours, la navigation fut aisée.

On franchit assez rapidement les premiers barrages.

Les rives du fleuve, formées de terrain solide, permettaient de hisser à terre les chalands, vapeurs et pirogues.

Sur le sol résistant, dans une éclaircie de quelques centaines de mètres de longueur, gagnée à la hache dans le taillis bordant les berges, les équipes de porteurs, s'attelant aux embarcations de la flottille, les faisaient glisser sur cette sorte d'écluse à sec.

Il était inutile de démonter les chalands.

Les charges restaient arrimées, et le trajet s'accomplissait sans perte de temps appréciable.

Mais bientôt les difficultés hérissèrent le chemin.

Les barrages se rapprochèrent, le sol devint spongieux.

Les berges vaseuses, presque fluentes, dans lesquelles les travailleurs enfonçaient jusqu'aux genoux, nécessitèrent la construction de véritables travaux d'art.

Il fallait, à l'aide de la dynamite, abattre de gros arbres; les amener au bord de l'eau, les utiliser comme des cales sur lesquelles on tirait, à force de bras, les chalands préalablement déchargés. C'était un travail effroyable.

Les charges, portées à dos d'homme, restaient à la garde de quelques tirailleurs, tandis que, suivant la voie latérale au fleuve, les embarcations, poussées sur des rouleaux de troncs d'arbres, grossièrement façonnés à la hache, contournaient lentement les barrages.

Il fallait des précautions infinies, un temps effroyablement long pour gagner ainsi quelques kilomètres.

Il y eut des jours où l'on ne progressa que de dix-sept cents mètres.

Puis après, un bief libre de la rivière se présentait. On remettait la flottille à l'eau. Un nouveau barrage se présentait après quelques heures de navigation; et il fallait recommencer le déchargement, la marche éreintante dans les fourrés. Et ainsi de suite.

Afin de faciliter les mouvements d'ensemble, l'adjudant de Prat forma une équipe de chanteurs.

Ceux-ci, à tour de rôle, donnaient la mesure aux hommes qui tiraient sur les chalands ou sur les pirogues.

Et les échos de la forêt sombre, qui étendait de chaque côté de l'eau son impénétrable rideau de verdure, retentissaient de chœurs pittoresques:

En voilà un!

Le joli un!

A un s'en va!

Hardi là!

A un s'en va s'en aller!

Ohé!

Les noirs, amusés par la chanson, tiraient en cadence sur les cordes.

Parfois, quand se présentait une bande de terrain dénudé où la traction pouvait être activée, le clairon sonnait une charge, et les nègres, sans s'inquiéter de la vase qui leur montait aux cuisses, ni des insectes sanguinaires, allaient de l'avant, barbotant dans la boue infecte d'où s'échappaient des miasmes délétères.

La bonne humeur des soldats les gagnait et, avec leur accent enfantin, ils braillaient faux mais de bon cœur:

Y a la goutte à boi' la hiaut!

Y a la goutte à boi'!

Pour certains barrages, les officiers furent obligés de construire des cales sur pilotis, labeur de géants. On devait affermir le sol presque liquide avec des fascines.

Sans cela, sous le poids des charges, les rouleaux se fussent enlisés.

Et plus la flottille avançait, plus le terrain devenait bourbeux. Avec cela, la chaleur était suffocante, à peine pouvait-on exiger des hommes deux heures de travail consécutif.

Le lieutenant de vaisseau Morin, en particulier, était très éprouvé par la fièvre bilieuse hématurique.

Grelottant, claquant des dents, il dirigeait quand même les opérations, mais il était sombre.

Un mois de travail acharné, de luttes contre la nature rebelle, contre le climat torride, un mois entier passé à se nourrir de légumes secs et de conserves, et cette poignée de vaillants n'avait encore pu parcourir que cent cinquante kilomètres, cinq kilomètres par jour en moyenne!

La lenteur de la marche, les difficultés à vaincre n'avaient point abattu leur énergie, n'avaient point abattu leur gaîté.

Mais devant le terrible mal qui touchait le lieutenant de vaisseau Morin, une crainte vague les saisit. Allaient-ils être décimés par le fléau des bois, par la fièvre pernicieuse?

Le vaillant marin comprit ce qui se passait dans l'esprit de ses compagnons.

Avec un courage stoïque, il dompta la maladie et, se bourrant de quinine, il parvint à rester à son poste.

Le M'Bomou semblait d'ailleurs se dégager d'obstacles.

La route se montrait plus libre. La flottille pouvait naviguer et, tout en gagnant du terrain, les hommes se reposaient.

Sur l'eau, bienfait inappréciable, les moustiques étaient moins incommodes.

On dépassa le village de Uanâo, dont les cases apparurent un instant sur la rive droite du fleuve, au milieu d'une clairière. En ce point, on dût échanger quelques coups de fusil avec les habitants hostiles.

A deux kilomètres en amont du point où venait de se produire l'escarmouche, le fleuve faisait un coude brusque, et, le tournant franchi, la flottille était arrêtée par un barrage monstre.

L'eau bouillonnait tumultueusement et le courant était si violent qu'il fallut stopper à huit cents mètres en contre-bas de l'obstacle.

Pour comble de malheur, la rive gauche était totalement inabordable.

De larges flaques d'eau y rendaient impossible le transport des chalands et des charges.

Il fallait donc opter pour la rive droite: on fit une reconnaissance de ce côté. En amont de la chute, le sol n'était point mauvais.

Mais, presque à hauteur du barrage, un cours d'eau ou plutôt un bras formé par les remous du fleuve, s'étendait en travers du passage sur deux cents mètres de large environ.

Impossible de le traverser avec les embarcations.

Sur presque toute sa largeur ce canal avait une profondeur insignifiante; un chenal avec sept à huit mètres d'eau serpentait en son milieu.

-Messieurs, dit gaiement le lieutenant de vaisseau Morin, voilà le moment de nous distinguer. Il y a un pont à construire. Deux ou trois jours au moins sont nécessaires.

Il ne fallait pas songer en effet à contourner le canal. Le malencontreux cours d'eau s'enfonçait à plusieurs kilomètres dans l'intérieur de la forêt.

On se mit à l'œuvre.

Une sonnette rudimentaire fut montée pour le battage des pilotis.

Pour cela, on croisa trois branches moyennes, on accrocha, au sommet de ce trépied une poulie et l'on suspendit à l'une des extrémités de la corde, un gros caillou, remplissant l'office de mouton.

En moins de deux jours, les rangées de pilotis étaient prêtes à recevoir la charpente de l'estacade.

Pendant que les ouvriers travaillaient avec une ardeur fébrile,—tout le monde avait hâte d'arriver au plus vite à la route libre,—les officiers faisaient de fréquentes battues aux alentours.

La rencontre des naturels de Uanâo n'était pas sans leur laisser quelque inquiétude, mais rien ne parut devoir justifier leurs appréhensions.

A la fin du troisième jour, le plancher et le pont rustique reliaient les deux rives de la nappe liquide. On décida de passer le lendemain.

Toute la nuit les sentinelles veillèrent.—Les petits postes furent sur leurs gardes.

Une brume épaisse s'était élevée et réduisait à quelques mètres le rayon visuel.

La nuit toutefois sa passa sans alerte. Aucun bruit insolite ne troubla la tranquillité sinistre de cette solitude.

Dès l'aube, le ralliement fut sonné, les postes se replièrent, et l'on se mit en devoir de commencer le passage des chalands.

Un des bateaux plats d'acier prit la tête de la colonne.

Sous la conduite du lieutenant Morin, les porteurs se mirent en branle et l'opération parut devoir marcher sans encombre.

Mais, à l'instant où l'avant du chaland s'engageait sur le pont jeté au-dessus du chenal, un craquement se fit entendre; bateau, porteurs et cargaison s'effondrèrent dans l'eau avec le plancher.

Un cri de rage s'éleva sur la rive.

Les tirailleurs venaient de voir, s'élançant des buissons avoisinant le canal, une douzaine de pirogues chargées de noirs, qui forçaient de rames pour atteindre les porteurs se débattant dans l'eau.

Mais la surprise dure peu.

Une pluie de projectiles s'abat sur les assaillants, en démonte un certain nombre.

Devant cette réception vigoureuse, ils n'insistent pas et effectuent une retraite précipitée.

L'alerte passée, le lieutenant Morin veut se rendre compte de ce qui est arrivé.

Mais à peine a-t-il regardé qu'il pousse un juron énergique.

—Les coquins! s'écrie-t-il, ils ont scié les pilotis à fleur d'eau!

Poursuivant son examen, il s'aperçoit également que les troncs d'arbre formant tablier ont été détachés de la tête des pieux.

C'est évidemment le travail des noirs de Uanâo. Ils ont espéré, à la faveur du désordre, arrêter les Français et les massacrer.

Profitant du brouillard nocturne, ils se sont glissés jusqu'à l'estacade; ils ont pu hacher charpentes et liens.

Immédiatement on se remet à l'œuvre, on répare le pont à l'aide des deux sonnettes installées naguère pour le battage des pieux; le chaland est remonté sur l'estacade. En quelques heures, sous l'habile direction de Morin, le pont est rétabli.

Mais le brave officier, qui n'a voulu confier à aucun autre le soin de diriger cette opération, se sent à bout de forces; il doit se coucher dans une des pirogues, terrassé par un accès de l'horrible fièvre.

Pour comble de malheur, quand on cherche la quinine, seul remède efficace en pareil cas, on ne la retrouve point.

La caisse de pharmacie se trouvait dans le chaland; précipitée du pont, elle a dû rouler dans le fleuve. Au milieu du désarroi produit par l'attaque des nègres, on ne s'en est pas aperçu.

Maintenant, les compagnons de Morin assistent impuissante à son agonie.

Le mal empire rapidement. Le délire s'est emparé du malheureux officier.

Tous, le cœur serré, comprennent avec effroi que c'est la fin, et ils éprouvent une douleur d'autant plus poignante qu'ils n'ont aucun moyen de combattre la bilieuse.

Des porteurs cherchent des simples. On en fait boire des infusions à l'officier; mais la température du fiévreux augmente toujours.

—A boire!... A boire!... bégaie-t-il sans cesse, la voix étranglée, l'œil hagard... Je brûle! Je brûle.

Ses mains se crispent sur son estomac.

Et, se redressant soudain, le regard perdu:

—L'Anglais... l'Anglais... Il est là, là... Je le vois... Il vient... Le voilà tout près... Attention... à deux cents mètres... feu!... feu!... feu!

Puis il se renverse en arrière haletant, ruisselant de sueur.

Ses amis soutiennent le moribond.

Il se calme tout à coup, ses yeux fixent tour à tour ceux qui sont près de lui, il leur tend ses mains tremblantes, et d'une voix éteinte, à peine un souffle entrecoupé de spasmes:

—Vous reverrez la France, vous..... Germain..... mes parents..... adresse..... portefeuille..... Dites-leur..... Lieutenant..... Morin..... Mort!..... Mort!..... pour la..... pour la.....

Il ne peut prononcer le nom de la patrie. Sa voix s'étrangle dans sa gorge... Il a un râle profond, suprême... C'est fini.

Le lieutenant de vaisseau Morin n'est plus.

Le martyrologe de l'exploration africaine compte une victime de plus.

Les officiers, l'adjudant, les sergents pleurent, silencieux, ne trouvant pas une parole en face de cette mort affreuse.

Tous restent atterrés devant l'événement fatal qui les sépare d'un compagnon aimé.

Mais les heures sont brèves. La tâche à accomplir ne permet pas même les longs regrets.

Il faut songer à marcher en avant.

Il faut encore lutter, afin d'atteindre le but rêvé.

Sous la voûte des arbres, au bord du fleuve, une fosse est creusée.

Le corps de Morin, religieusement enveloppé dans les plis d'un pavillon, aux couleurs de cette France à laquelle il a donné sa vie, est déposé dans son dernier lit par ses compagnons d'armes.

Les honneurs militaires lui sont rendus.

Une croix faite de deux branches marque la place où repose le vaillant.

Puis, tous, avec un serrement de cœur s'éloignent de celui qui dort de l'éternel sommeil.

Il n'y a pas eu de discours, mais des sanglots ont secoué ces soldats.

Le capitaine Germain a prononcé la seule parole qui ait retenti au-dessus de cette tombe.

Et cette parole est tombée, cri d'héroïsme et d'abnégation, dans le silence troublant de la futaie.

Germain a dit doucement:

—Adieu, Morin.... et peut-être bientôt: Au revoir!

CHAPITRE VI
LA RECONNAISSANCE DU HAUT-M'BOMOU

Pendant ce temps, le capitaine Baratier, parti, le 1er juin 1897, des rapides de Baguessé pour reconnaître le cours supérieur du fleuve M'Bomou, devait s'assurer si, par cette voie, la route était sinon libre—l'est-elle jamais dans les pays inexplorés—au moins praticable pour le gros de la mission et pour ses chargements considérables de vivres, de munitions, d'approvisionnements de toute espèce.

Il n'avait, avec lui, que trois pirogues portant des vivres, des munitions pour deux mois et ses instruments de géodésie.

Pour accompagner les porteurs et défendre le petit convoi contre les attaques des naturels, une dizaine de tirailleurs sénégalais le suivaient également, sous le commandement d'un jeune sous-officier, le sergent Bernard.

Des passes de Baguessé jusqu'à Rafaï, la route se passa sans autres incidents que les taquineries des villages noirs échelonnés sur les berges du cours d'eau.

A Rafaï, la petite troupe de Baratier reçut un accueil enthousiaste.

Depuis quelques jours déjà, le gouverneur du Haut-Oubanghi, M. Liotard, campait dans le village avec une escorte importante, qui devait l'accompagner dans son voyage vers la frontière égyptienne.

L'entrevue des deux hommes fut cordiale.

Baratier mit le gouverneur au courant des projets de Marchand.

Tandis que M. Liotard gagnerait le Bahr-el-Ghazal, en obliquant vers le Nord-Est avec Dem-Ziber comme point de concentration, Marchand, si toutefois la reconnaissance de Baratier était favorable à son dessein, devait suivre la voie d'eau beaucoup plus rapide en raison du matériel qu'il traînait avec lui.

—Le commandant, déclara Baratier, attend avec anxiété le résultat de mes recherches. Il veut aller vite, arriver au but, avant que les menées de l'étranger aient le temps d'aboutir, et planter notre drapeau à Fachoda. Aussi, conclut-il, il faut que je fasse vite. Et je serai prompt si mes piroguiers et mes porteurs ne m'abandonnent point!

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