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Les grands explorateurs: La Mission Marchand (Congo-Nil)

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ATTAQUE D'UN HIPPOPOTAME BLESSÉ

ATTAQUE D'UN HIPPOPOTAME BLESSÉ

On le voit, le soldat avait une appréhension grave. Il connaissait l'endurance des noirs à la fatigue, mais il savait aussi, par expérience, combien ces hommes primitifs sont accessibles au découragement, sujets à la panique.

La nécessité d'employer ces indigènes, à cause du terrible climat d'Afrique, est un des aléas les plus redoutables de l'exploration.

CAPITAINE MANGIN

CAPITAINE MANGIN

Le lendemain, après une excellente nuit de repos dans le campement de Rafaï, Baratier et ses hommes reprenaient la montée sur le fleuve, salués, acclamés par le gouverneur et sa suite.

Peu à peu, les pirogues, vigoureusement menées par les Bouzyris, perdirent de vue les paillottes du village et les baraquements du camp de M. Liotard.

Sans aucune difficulté la petite flottille atteignit le poste avancé de Zémio.

C'était la dernière station où le hardi capitaine, ses soldats et ses porteurs pourraient jouir d'un repos paisible.

Au delà, c'était le hasard, le vague, l'inconnu absolu. Aucune carte de ces régions n'existait, car on ne peut donner ce nom à certaines conceptions fantaisistes sans aucune valeur réelle.

Fort heureusement, Baratier constatait que le M'Bomou continuait à être navigable. Sur chaque rive, baignant dans les eaux ses dernières rangées d'arbres, d'arbustes, de lianes touffues, la forêt sans fin formait une falaise de verdure.

Se frayer une route de cinq mètres de large à travers ce fouillis de végétaux, et cela pendant des centaines de kilomètres, représentait un travail si colossal que jamais on n'en serait venu à bout.

Si le M'Bomou supérieur ne se montrait pas praticable, c'était, pour le commandant Marchand, une déception cruelle.

Aussi, le capitaine voyait avec joie le cours d'eau rester profond, le courant à peu près régulier.

Mais ce qui devait être un bonheur pour la mission entière faillit causer la perte de la troupe d'avant-garde.

En pratiquant des sondages pour reconnaître le chenal et le baliser, une des pirogues chavira.

Elle contenait la plus grande partie de la réserve de vivres, la caisse de pharmacie, les instruments géodésiques.

Les voyageurs parvinrent à renflouer l'embarcation; maïs si l'on put sauver la précieuse pharmacie et les instruments, il n'en fut pas de même des vivres.

Et, sur ce ruban liquide, prisonniers entre les épaisses murailles de la forêt, il était impossible à Baratier et à ses hommes de songer à se ravitailler par la chasse.

Le poisson ne manquait pas, mais il exhalait une odeur répugnante et était immangeable.

Cet incident jeta le désespoir parmi les piroguiers et les porteurs.

Le capitaine dut prendre des mesures contre leur mauvais vouloir.

Au sergent Renaud, à ses dix tirailleurs dont il était sûr, il donna l'ordre de se tenir prêts à fusiller le premier qui tenterait de fuir.

L'exécution de cette menace n'était pas nécessaire quant à présent.

Aucun de ces noirs n'eût songé à s'évader par la forêt.

Ils savaient bien que c'était la mort prompte, fatale, pour l'imprudent qui eût tenté une pareille folie.

—Mais, dit le capitaine au sergent, qui sait si le pays est semblable plus loin; nous pouvons rencontrer des éclaircies et alors tous ces gaillards-là, si nous ne les tenons pas au bout de nos fusils...

Un autre incident, plus redoutable encore que le premier, devait retarder l'expédition.

La fièvre éclata dans les rangs de la petite troupe. Au bout de deux jours, la plupart des piroguiers étaient incapables de service.

On tenta d'abord de les remplacer par des porteurs, mais ceux-ci, trop inexpérimentés, trop mous, n'arrivaient pas à diriger les barques.

Baratier, le sergent et les tirailleurs sénégalais ne se ménageaient pas cependant.

Tour à tour, ils se mirent aux pagaies, et ils purent ainsi franchir quelques lieues.

Mais, malgré leur énergie, les forces de ces braves baissaient. Ils manquaient d'entraînement.

Fort heureusement une clairière se présenta. Le chef du détachement donna l'ordre d'y aborder et, pendant trois journées entières, on se reposa près des pirogues hissées à terre, gardées à vue par les tirailleurs.

Ces jours de repos, l'emploi permanent de la quinine généreusement distribuée aux malades, permirent aux hommes de triompher de la fièvre.

Le sergent Bernard eut le bonheur de tuer deux grands singes qui s'étaient aventurés en curieux près du campement. La chair de ces animaux, rôtie devant un grand feu de bois, procura à tous un repas qui fut trouvé succulent.

Pour égayer la troupe, on organisa une petite fête.

Deux soldats sénégalais, doués d'une voix superbe, chantèrent des mélopées de leur pays. Et, dans la nuit, autour du brasier qui pointait ses langues de feu vers le ciel, tous les noirs, oubliant les misères des jours précédents, dansèrent au son de la flûte et du tympanon.

La flûte??

C'était le joyeux sergent Bernard qui en jouait, et sans instrument, s'il vous plaît.

Le brave garçon sifflait admirablement et son talent, en cette occasion, ne fut pas peu goûté!

Le tympanon?

Tout simplement une caisse vide, sur laquelle un grand diable de Sénégalais tapait à poings fermés.

Et cet orchestre rudimentaire suffit à ces noirs.

Profitant des bonnes dispositions générales, Baratier put explorer plusieurs lieues du M'Bomou sans encombre.

On approchait peu à peu du confluent du M'Bomou avec le Bokou ou Méré.

Il était temps d'ailleurs, car, d'après les prévisions, il restait à peine assez de vivres pour terminer l'exploration.

Leur rareté obligeait à la plus grande prudence. Et le grand fleuve coulait toujours verdâtre, entre les hautes tiges noires des arbres serrés, enlacés par les ronces et les lianes.

Pas plus qu'avant, il ne fallait compter sur la chasse ou sur la pêche.

L'approche du point terminus relevait cependant les courages et l'on avançait en chantant.

D'après l'estimation du capitaine Baratier, on était encore à trois jours de navigation de l'embouchure de la Méré. Depuis un mois on avait quitté Baguessé.

Une erreur faillit tout perdre. A l'endroit où la flottille était arrivée, le fleuve se partageait en deux bras.

Le bras gauche du cours d'eau semblait plus profond, plus navigable que l'autre, encombré de longues herbes flottantes et de joncs.

Les trois pirogues s'y engagèrent donc à toute vitesse.

Soudain, presque simultanément, les embarcations, lancées à une allure rapide, s'envasèrent sur un banc.

A force de pagaies, poussant énergiquement avec les gaffes, les équipages tentèrent de revenir en arrière.

Peine inutile!

Il fallut alors décharger les pirogues pour les renflouer.

Un îlot sablonneux émergeait à quelques mètres du théâtre de l'accident.

Les porteurs se jetèrent à l'eau, et une à une, les caisses furent portées sur le sol ferme.

Allégées, les pirogues purent franchir le banc et flottèrent emprisonnées dans une sorte de cuvette naturelle!

Combien de jours allait-on rester là? Les vivres étaient rares. Allait-on devoir mettre les hommes à la demi-ration.

Inquiets, piroguiers et porteurs parlaient déjà de gagner la rive à la nage et d'abandonner les embarcations.

—Le premier qui bouge, gronda le capitaine en tirant son revolver, je lui fais sauter la cervelle.

La menace rétablit le calme.

Mais la nuit venait, il ne fallait pas songer à chercher la bonne voie avant le lendemain. Baratier prit ses dispositions pour assurer la sécurité du bivouac.

Il fit hisser les pirogues à sec.

Sur le haut de l'îlot de sable on aligna les tentes.

Et de même, que les jours précédents, on dînait de légumes secs, avec un peu de lard conservé. L'eau potable manquait, situation douloureuse sur un fleuve. L'eau de la rivière, en effet, était tellement chargée de matières organiques que son absorption eût déterminé un véritable empoisonnement.

La situation était critique.

Le front soucieux, Baratier réfléchissait.

Il avait beau chercher. A son esprit ne s'offrait aucun autre moyen que d'abandonner les pirogues et de gagner la rive du fleuve.

Jamais dans sa vie, pourtant mouvementée, il n'avait traversé pareille épreuve.

Avoir parcouru une distance considérable, être presque convaincu d'atteindre le but fixé, et se voir obligé de tout abandonner, de retourner piteusement en arrière au milieu des tribus sauvages et hostiles!

Cependant il ne se laissa pas aller au découragement.

De concert avec le sergent Bernard, il organisa la camp.

Tout au haut du tertre, on dressa sa tente et le bivouac des piroguiers, des porteurs qu'il fallait surveiller, qu'il fallait maintenir à tout prix.

Aux deux extrémités de l'îlot, un petit poste de cinq tirailleurs, chargé de faire bonne garde et de tirer sur quiconque essaierait de fuir.

Baratier s'était assis près de l'un des autres petits postes.

Soudain le factionnaire, arrêté près de Baratier, lui montra la rive de l'îlot.

—Capitaine... les pirogues... il y en a donc quatre?...

L'officier regarda.

En effet, près du bord, presque à toucher les embarcations... une longue masse sombre s'allongeait.

—Oh! continua le factionnaire, voyez donc, mon capitaine... cinq, six... Et ça bouge... Ce sont des crocodiles.

Sournoisement, les sauriens, flairant une proie, sortaient de l'eau, rampaient vers le campement.

Lentement, ils se rapprochaient peu à peu du campement.

Baratier réveilla les postes.

—Alerte! les crocodiles!

En un instant tout le camp fut debout.

Les reptiles avançaient toujours, glissant sur la vase, sans bruit.

Et soudain le capitaine lança le commandement:

—Feu!

Dix coups de fusil éveillèrent les échos de la forêt, répercutés avec la violence d'un coup de tonnerre.

Trois crocodiles restèrent sur place: les autres firent un plongeon et disparurent.

Le campement reprit sa tranquillité, et la nuit s'acheva sans autre alerte.

Le lendemain matin, comme Baratier donnait l'ordre de se débarrasser des cadavres des sauriens tués dans la nuit, un tirailleur indigène s'approcha et, faisant le salut militaire:

—Chef, dit-il, si toi permets, Ali sait préparé viande de li bête là... très bon...

—Comment, si je permets... Tout ce que tu voudras mon garçon, répliqua le capitaine en souriant... Ce gibier t'appartient.

—Capitaine toi goûter mi cuisine... Pas mauvais.

Le noir avait peut-être raison; en tout cas, l'officier était enchanté de la fantaisie de ce cuisinier improvisé.

Et fut-ce l'influence de la faim, tout est-il qu'au repas, le crocodile parut exquis.

Baratier complimenta le tirailleur.

—Tu as rendu un grand service à ton chef, il te remercie.

—Ça bien, chef... Ça bien... mi content...

Et le brave soldat partit en faisant des gambades...

Tandis que le repas s'achevait, un des Sénégalais de faction appela le chef de poste.

Baratier et Bernard se précipitèrent du côté de la sentinelle.

—Là... Là... mon capitaine... Là... sergent.

Du doigt, le tirailleur montrait sur le fleure une masse flottante:

—Un cadavre! murmurèrent les deux Français.

—Porteur d'ici... pati la nuit, expliqua le factionnaire.

—Oui, peut-être, répliqua l'officier: profitons de cet incident.

—Bernard, faites l'appel des hommes.

En un instant, toute la petite troupe fut réunie.

On appela les noms. Il manquait un porteur.

Alors Baratier s'adressant aux engagés:

—Celui-là a trahi, leur dit-il; vous voyez comment il est puni... Rompez.

Cette courte harangue consterna les porteurs; ils regardèrent le cadavre de leur camarade, qui leur faisait comprendre l'impossibilité de la fuite.


Il y avait trois jours que Baratier et son escorte séjournaient sur l'îlot.

On avait vainement tenté de creuser des canaux pour franchir la barre de vase; il semblait que les eaux eussent baissé, car l'obstacle était plus infranchissable encore qu'au début. Le sable était devenu compact, très dur même à creuser, en certains endroits.

La situation devenait critique. La viande des crocodiles était épuisée. On n'avait plus revu de sauriens, sans doute le bruit de la fusillade les avait effrayés. Il fallait toucher à la suprême réserve de vivres gardée pour le retour.

Baratier et le sergent Bernard seuls avaient conservé l'énergie morale nécessaire pour résister aux épreuves.

Le découragement avait gagné les hommes, gagnant même les tirailleurs.

Trois porteurs, qui avaient essayé de gagner la rive, avaient péri sous les yeux de leurs camarades.

Le fond vaseux était mouvant de ce côté.

Et les jours passaient lents, interminables.

Le quatrième, la cinquième... il fallait toujours entamer les vivres.

On rationna les hommes malgré leurs murmures. Décidément l'avenir s'assombrissait de plus en plus.


La tête dans les mains, rongé par la fièvre de l'impatience, le capitaine songeait.

Tout à coup, une voix joyeuse éclata près de lui:

—Capitaine... un orage!

Et Bernard montrait à l'officier l'horizon chargé de nuages charbonneux.

Cette vue électrisa Baratier.

—Vite, Bernard, mon ami, à l'œuvre et que, dans un moment, tout soit prêt.

Une activité fébrile s'empara de tout le monde. En un clin d'œil les trois pirogues furent chargées.

Les pagaieurs, les porteurs et les soldats y montèrent suivis des chefs.

Et l'on attendit.

De larges gouttes d'eau tombèrent d'abord une à une... Puis, au bout d'un quart d'heure, ce fut un déluge effroyable.

Dans nos climats, on ne peut se faire une idée de la violence des pluies africaines.

Trempés jusqu'aux os, les voyageurs riaient quand même. Ils applaudissaient à l'averse libératrice.

Une demi-heure à peine suffit pour que le bras du fleuve grossît.

Les pirogues flottèrent.

Décuplée par l'espoir, la vigueur des Bouziris fit merveille; on franchit le banc derrière lequel la flottille s'était trouvée prise comme dans une souricière.

Il y eut cependant un moment de chaude appréhension. Les pirogues touchèrent.

Mais sous l'effort des avirons puissants, des pagaies battant l'eau avec rage, les pirogues glissent sur la vase du fond.

On avance, on passe, on a passé.

Deux jours après, ayant repris par l'autre bras du fleuve qui, en dépit de l'apparence, avait partout un chenal navigable, Baratier reconnut la Méré!

Et lorsque la mission Marchand apprit qu'elle avait devant elle une rivière, libre de tout barrage pendant plus de huit cents kilomètres, un frémissement de joie courut et la nouvelle fut accueillie par un puissant cri de:

—Vive la France!... En avant!

CHAPITRE VII
LE FORTIN DE BAGUESSÉ

Cependant le commandant Marchand, secondé par les capitaines Mangin et Germain, avait installé un fortin en amont des passes de Baguessé.

Car il voulait non seulement traverser le pays, mais encore l'occuper effectivement.

Les dangers qu'il allait courir, il désirait les éviter à ceux qui suivraient la route tracée par lui.

S'il réussissait à atteindre Fachoda, le chemin serait jalonné de postes, sur lesquels ses successeurs s'appuieraient.

S'il mourait à la peine, l'expédition du moins n'aurait pas été inutile, puisque ceux qui se dévoueraient à la même œuvre trouveraient une part de la tâche faite et bien faite.

C'est dans ces termes, dont l'héroïsme consciencieux n'a pas besoin de commentaires, que le chef de la mission avait annoncé aux capitaines Mangin et Germain, demeurés auprès de lui, son intention d'élever un fortin à Baguessé.

On s'était aussitôt mis à l'ouvrage.

Heureusement les matériaux de construction ne manquaient pas.

L'impénétrable forêt, qui couvre le plateau central, poussait ses arbres géants jusque sur les berges du M'Bomou.

C'était le désert de verdure, et aussi le mur, car les lianes, les vanilliers sauvages, les credytons aux fleurs rouges en forme de calice, les bahamiés, sorte de lierre dont les rameaux s'étendent parfois sur plus de cent mètres de longueur, confondaient leurs feuillages avec ceux des baobabs, des gommiers, des ébéniers, des arbres à beurre, désignés par les naturels sous le nom «d'arbre de la vache».

C'était une orgie de frondaisons, un débordement de vie végétative, un enchevêtrement stupéfiant de tiges, de branches, de filaments, de racines sorties de terre, que la poignée d'hommes perdus au milieu de cette exubérante flore africaine, devaient vaincre à force de labeur et de volonté.

Après une reconnaissance rapide, l'emplacement choisi pour l'érection du poste fut le sommet d'un monticule, dont la crête dominait d'une trentaine de mètres le terrain environnant.

La position était bonne.

De plus, sur cette hauteur rocheuse, la végétation se montrait moins fournie.

De sorte que le déblaiement en fut plus facile.

Il fallut néanmoins trois journées complètes pour débarrasser la butte des arbres et des broussailles dont elle était couverte.

Tandis qu'une partie des tirailleurs et des porteurs maniait la hache et le coupe-coupe, les autres débitaient les troncs en solives de deux mètres de longueur.

Aussi, quand les premiers eurent terminé, les seconds avaient amoncelé en piles ces bûches énormes, et les matériaux des murailles étaient tous prêts.

Il n'y avait plus qu'à les poser.

Sur le sol, une longue ligne fût tracée, encadrant la surface que devrait couvrir le fortin.

Elle affectait une forme rectangulaire.

Mesurant cent-vingt mètres dans sa plus grande dimension, cinquante dans l'autre, cela représentait en somme une superficie protégée de six mille mètres carrés.

De gros pieux, épointés et durcis au feu, furent profondément enfoncés en terre sur tout le pourtour.

Ils allaient former les assises sur lesquelles s'appuierait la construction.

Puis les solives, débitées durant les jours derniers, furent rangées les unes au-dessus des autres dans le sens horizontal et fortement rattachées aux pieux verticaux.

Des troncs placés à l'intérieur, s'appuyant obliquement à la muraille de bois et au terrain, tinrent lieu de piliers de soutènement.

Cependant un certain nombre «d'engagés» avaient creusé, au bord même de la rivière, de grands trous circulaires.

Ils y mélangeaient du sable, une argile rougeâtre découverte à quelque distance, des pierres calcaires, pulvérisées au préalable.

Puis, versant l'eau à foison dans ces creusets improvisés, ils délayaient le tout, obtenant ainsi un ciment grossier, destiné à rejointoyer les troncs d'arbres du retranchement.

En même temps, d'autres équipes entouraient l'enceinte d'un fossé profond de deux mètres, et dont les parois verticales étaient maintenues à l'aide d'un clayonnage de branchages, renforcé d'une épaisse couche de ciment.

Le neuvième jour, le poste de Baguessé était en état de défense.

On y avait transporté les charges, les embarcations démontées.

Les deux petites mitrailleuses dont l'expédition étaient munie avaient été mise en batterie.

Et avec ses meurtrières, ménagées durant la construction, l'ouvrage faisait véritablement bonne figure.

Comme toujours en pareil cas, les officiers voulurent baptiser la redoute.

On proposa unanimement le nom cher à tous:

«Fort Marchand!»

Mais le commandant, très sensible à cet hommage spontané, n'en obéit pas moins à sa modestie habituelle.

Il la voila cependant, invoqua la «discipline militaire», mot devant lequel un officier digne de ce nom, s'incline toujours.

Et il répondit doucement à ses compagnons, qui le pressaient d'accepter le parrainage de la nouvelle forteresse:

—Messieurs, cet ouvrage terminé, je l'ai remis en pensée au gouvernement français, dont je ne suis que le serviteur. Le ministre appréciera.

Réplique fière dans son humilité voulue.

Ce que Marchand refusait pour lui-même, il l'accorderait quelques mois plus tard à Desaix, dont le nom était appliqué à un fort semblable, établi sur la rivière Soueh, à cent kilomètres à l'est de Meschra-el-Reck.

Maintenant, si l'on veut savoir pourquoi, contrairement à sa coutume, le chef de la mission Congo-Nil avait imposé à ses subordonnés cet énorme surcroît de travail, il faut en chercher la raison dans le rapport que lui avait fait, à son arrivée à Baguessé, un indigène venu au camp pour vendre des moutons.

Marchand avait remarqué que l'eau-de-vie délie aisément la langue des noirs.

Aussi ne manquait-il jamais de prélever, à l'usage des indigènes et lorsque l'occasion le permettait, une ration d'alcool sur la petite provision du docteur Emily.

LES PORTEURS

LES PORTEURS

Habituellement, le liquide était réservé uniquement au traitement des malades.

Or, l'Africain venu pour traiter de la vente de son troupeau, fut extrêmement sensible à l'offre qui lui fut faite d'un «quart» d'eau-de-vie.

Tout le monde connaît le quart, sorte de petite tasse de métal, dont la patrie généreuse dote chacun de ses soldats.

Ce n'est pas joli, joli, mais ce récipient grossier contient environ un quart de litre, d'où le mot sous lequel on le désigne.

Une pareille quantité de trois-six, ingurgitée d'un seul trait, peut émouvoir même une cervelle épaisse de nègre.

Et si la rasade se renouvelle, on est en droit d'espérer que la vérité s'élancera de la bouche du buveur, dans un appareil aussi ingénûment simple, que lorsqu'elle sortait de son puits mythologique, pour se rendre aux séances de musique de chambre qu'Apollon donnait à ses confrères de l'Olympe.

UN POSTE DE CENTRALISATION

UN POSTE DE CENTRALISATION

Le commandant avait constaté de prime abord les allures louches du négociant indigène, le regard farouche et inquisiteur qu'il promenait sur toutes choses.

Toujours en éveil, il fit boire l'homme.

Sous l'influence de l'alcool, celui-ci parla.

L'obséquieux trafiquant devint un guerrier insolent.

Il dit les forces de sa tribu, son village florissant entouré d'une palissade de pieux.

Puis, s'exaltant toujours davantage, il parla des «Igli».

C'est ainsi, on le sait, que les populations indigènes appellent les Anglais.

Ce mot est une corruption euphonique de English, vocable qui, passant des gosiers britanniques dans les oreilles nègres, devient Igli.

Cela suffit.

Le commandant, pressentant une trahison, se garda bien d'interroger l'homme, mais il égratigna sa vanité.

Il plaisanta sa tribu, que le fusil d'un blanc ferait fuir comme un troupeau d'antilopes.

Le moyen réussit au delà de toute espérance.

Furieux, le nègre s'emporta.

Il rapporterait ses paroles insultantes à ses frères. Ils en tireraient vengeance.

Puis, aveuglé par son courroux, il raconta que lui-même était venu reconnaître les forces des chefs blancs.

Il les défiait.

Certes ils pourraient le mettre à mort, mais sa tribu le vengerait.

Les champions de l'ordre avaient décidé les guerriers à une attaque prochaine.

Des Igli étaient au village.

Ils promettaient la victoire; ils s'engageaient, une fois les cadavres des blancs abandonnés dans la brousse à la dent des animaux sauvages, à conduire les guerriers dans des tribus voisines, à faire d'eux des champions de l'ordre.

Avec une telle promesse, on conduirait les noirs en Chine ou dans la Lune.

On disait autrefois en Europe, pour expliquer les prodigieux succès des armées de la République et de l'Empire.

—Chaque soldat français combat comme un lion, parce que chacun porte son bâton de maréchal dans son sac.

En Afrique, on peut employer cette variante:

—Les noirs, trompés par les agents libres, sont capables des pires folies. Chacun pense porter le baudrier du champion sous son bouclier.

Cependant le chef de la mission ne laissa rien paraître des inquiétudes que lui causaient les dires de son interlocuteur.

Il affecta de les regarder comme de simples plaisanteries, traita de l'achat des moutons, prit livraison des animaux et renvoya le traitant sans lui faire aucun mal.

Seulement, aussitôt après son départ, il appela MM. Mangin et Germain, les mit au courant de la situation, et décida que l'on entreprendrait immédiatement l'édification du fort projeté à Baguessé.

Primitivement on devait permettre aux porteurs et soldats de se remettre de leurs fatigues durant une huitaine.

Maintenant il eût été imprudent d'attendre.

Avant tout, il fallait se mettre à l'abri d'un coup de main de l'ennemi.

On se reposerait ensuite, si l'on en avait le temps.

Voilà pourquoi le commandant avait poussé les travaux avec une activité fiévreuse.

Durant les neuf jours qui venaient de s'écouler, l'officier n'avait pour ainsi dire pas dormi.

L'inquiétude le tenait éveillé.

Aussi, ce fut avec une immense satisfaction qu'il vit entrer dans l'enceinte du fortin, le dernier homme et la dernière charge de la mission.

Les indigènes pouvaient attaquer à présent.

Quelle raison leur avait fait différer les hostilités; on ne saurait le dire avec certitude.

Sans doute les explorateurs avaient bénéficié d'une de ces rivalités si fréquentes parmi les tribus africaines, où chaque guerrier désire être plus chargé d'honneurs que son voisin.

Alors on palabre sans fin.

On discute pendant des journées entières pour décider à qui appartiendra le commandement de tel ou tel groupe de guerriers; à qui incombera le soin d'attaquer en premier, en second, en troisième.

Et quand tout cela est décidé, accepté, il s'est parfois écoulé huit, dix ou quinze jours.

C'est cette anarchie vaniteuse qui explique les succès foudroyants de certains roitelets noirs.

Investis d'une autorité absolue, appuyée par quelques bourreaux qui tranchent, sur un signe du maître, les têtes raisonneuses, ces monarques ne perdent pas leur temps en palabres.

Aux quatre coins du territoire occupé par leurs sujets, ils font battre le tambour.

Des hérauts parcourent les villages, rassemblant la population aux sons mugissants des cornes de buffles.

En quarante-huit heures, la petite armée est équipée, réunie.

Elle part à fond sur les ennemis désignés, qui commencent à peine leurs interminables parlottes.

Ceux-ci sont surpris, écrasés, emmenés en esclavage.

Les hommes sont incorporés dans les troupes du vainqueur.

Les femmes deviennent les servantes des principaux chefs.

Ces derniers d'ailleurs s'accommodent fort bien de la tyrannie royale, qui leur assure constamment la victoire et augmente sans cesse leur fortune.

Et la domination des monarques s'étend, fait la tache d'huile.

Quoi qu'en pensent certaines personnes, il n'est pas besoin d'une intelligence supérieure pour dominer en Afrique.

Il suffit d'inspirer la terreur.

Behanzin le cruel, Samory l'impitoyable, les marchands d'esclaves du centre ont dès longtemps fourni la preuve de cette affirmation.

Frapper fort et vite, tout le secret est là.

Qu'ils fussent arrêtés par des discussions intestines ou par toute autre cause, les indigènes riverains du M'Bomou avaient laissé à la mission le loisir de se fortifier.

Les dixième et onzième jours se passèrent sans que l'ennemi attendu se montrât.

La plus sévère discipline régnait dans le fortin.

Il était interdit aux hommes de s'éloigner.

Et ils se soumettaient sans murmurer à cette règle inflexible, car ils comprenaient parfaitement que le danger les entourait.

Sans doute l'attente était pénible, agaçante; mais il ne fallait pas songer à marcher à la rencontre des noirs, à les dérouter par une contre-attaque.

Les explications de l'ivrogne traitant avaient été si embrouillées, que le commandant ne pouvait déterminer l'emplacement du village soulevé contre lui.

La chose n'avait rien d'étonnant, en somme, car les indigènes ont une façon à eux d'exprimer la topographie d'une contrée.

Et puis, s'engager dans la forêt vierge sans avoir une direction précise est une opération téméraire à laquelle un chef de mission ne consent jamais à se livrer.

Grâce aux retranchements élevés, on avait l'avantage de la position.

Il était sage de le conserver.

Cependant l'impatience commençait à gagner tout le monde.

Heureusement on n'allait pas en souffrir longtemps.

Au matin du douzième jour, une escouade partit en reconnaissance vers le Nord.

Depuis une heure à peine elle avait disparu dans la forêt, quand un coup de feu retentit au loin.

Une exclamation sortit de toutes les poitrines.

Les tirailleurs sautèrent sur leurs armes.

En deux minutes, le retranchement fût garni de défenseurs.

Chaque créneau était occupé.

Les fusils, appuyés sur des liteaux posés à l'avance, menaçaient la plaine.

Toutes les distances ayant été repérées, les compagnons du commandant étaient certains que leur feu donnerait tout son effet utile.

Cependant, sous bois, le combat s'affirmait.

Des détonations retentissaient à intervalles plus ou moins longs.

Le son se rapprochait.

Evidemment la patrouille s'était heurtée à des forces supérieures, et elle battait en retraite.

Les yeux fixés sur la lisière du fourré, le commandant attendait.

Son âme était avec les braves gens qui, sous le couvert, combattaient pour la grandeur française.

Une anxiété poignante se lisait dans son regard.

Il se demandait combien déjà étaient tombés sous les coups des noirs.

Il se représentait les blessés, restant en arrière, saisis par les guerriers sauvages, achevés à coups de sagaies, décapités.

Il voyait les nègres brandir les têtes sanglantes.

Et il souffrait.

Le chef, sans peur pour lui-même, tremblait pour ses soldats.

Les tirailleurs savaient bien son affection pour eux. Ne l'avaient-ils pas appelé: le grand-père blanc.

Soudain un frisson parcourut toute la ligne.

Les buissons de la forêt venaient de s'ouvrir, éventrés par un élan irrésistible, et la patrouille bondissait en terrain découvert.

On comptait les soldats.

Les dix hommes partis le matin revenaient à toutes jambes.

Aucun n'était tombé au pouvoir de l'ennemi.

Un cri de triomphe s'éleva du retranchement, redoublant la vigueur de ceux qui rentraient.

Mais presque aussitôt un murmure attristé lui succéda.

Une volée de flèches, comme une bande d'oiseaux siffleurs, avait jailli des profondeurs du bois.

L'un des tirailleurs, traversé de part en part, avait lâché son fusil. Les bras étendus, chancelant, emporté par la vitesse acquise, il avait encore fait quelques pas.

Puis il s'était affalé, la face contre terre.

Mais, plus prompts que l'éclair, ses compagnons se retournent.

Ils font un feu de salve sur le bois, où la présence des poursuivants ne se décèle que par l'agitation des feuillages.

Deux d'entre eux jettent leurs fusils en bandoulière.

Ils relèvent le blessé.

Au pas de course ils l'emportent, tandis que, par un tir nourri, leurs camarades couvrent la retraite.

Tous rentrent au fort.

Marchand est debout près de la porte.

Il les reçoit, serre la main au sergent qui commande la petite troupe.

—Très bien, sergent, je suis content de vous. Vous avez bien combattu tout en restant ménager du sang de vos hommes. C'est en réunissant ces deux choses que l'on devient un bon officier.

Le gradé rougit, balbutie une phrase embarrassée.

—C'est tout naturel, mon commandant.

Mais la joie éclate dans ses yeux.

Il sait ce que signifient les paroles dû chef, et son ambition voit luire dans l'avenir le galon d'or des sous-lieutenants.

De nouveau le commandant interroge:

—Où avez-vous pris contact avec l'ennemi?

Et le petit sergent répond:

—A trois kilomètres d'ici environ. Il ne se doutait pas de notre présence et marchait en désordre. Le bruit nous a avertis de son approche[8].

—Vous auriez dû revenir immédiatement.

—C'est bien ce que j'ai voulu faire, mon commandant. Mes hommes et moi nous avions commencé à battre en retraite, mais ces coquins nous ont découverts et alors, ma foi, il a bien fallu brûler des cartouches.

—Bien. Avez-vous pu juger de la force de la colonne qui nous attaque.

Le sous-officier haussa les épaules:

—Dans le fourré, c'est bien difficile. Tout ce que je suis en mesure d'affirmer c'est qu'ils sont beaucoup. Il y a peut-être quinze cents, deux mille hommes, peut-être plus, peut-être moins.

Marchand hocha la tête. Il allait ajouter quelques paroles quand une clameur s'éleva.

Il se porta aussitôt vers le retranchement, et, écartant le tireur qui occupait la meurtrière la plus proche, il regarda par l'ouverture.

Les noirs étaient sortis du bois.

Rangés en une masse grouillante, en avant de la lisière, ils se livraient à des contorsions d'épileptiques.

Ils brandissaient leurs armes, les choquaient contre leurs boucliers, injuriaient les Européens.

Le commandant murmura:

—Allons, une première leçon.

Et de sa voix nette qui dominait les vociférations des noirs.

—Attention, enfants, cria-t-il.

Un frémissement d'acier indiqua que la chaîne de tireurs assurait ses armes.

Puis, séparant les commandements, l'officier reprit:

—Feu de salve.


—A cinq cents mètres!


—Joue!...


—Feu!

Il y eut un coup tonnerre, une volée de sifflements.

Une seconde se passa.

Puis là-bas, dans la bande hurlante, des corps s'abattirent.

Les balles étaient parvenues à leur adresse.

En un instant ce fut une débandade générale.

Se bousculant, se frappant de leurs armes, les nègres s'élancèrent sous le couvert des arbres.

Ils laissaient en arrière une trentaine des leurs, dont les torses noirs et les pagnes blancs s'étalaient en taches sur le terrain roux.

—Pas mal tiré, fit le chef de la mission. Ils vont nous laisser un peu tranquilles;... que l'on place des guetteurs pour avertir de leurs mouvements. Les autres peuvent rompre.

Au même instant, le sous-officier, qui le premier avait eu affaire à l'ennemi, s'approcha:

—Mon commandant, dit-il.

Marchand se retourna vers lui.

—Qu'y a t-il?

—Je suis envoyé vers vous par notre blessé.

—Ah! le docteur l'a-t-il vu?

—Oui, mon commandant.

—Espère-t-il le sauver?

Le sergent secoua la tête:

—Il sera mort avant une heure.

—Ah!

Une ombra passa sur le visage de l'officier.

Puis, reprenant l'entretien:

—Ne me disiez-vous pas être envoyé par ce pauvre garçon.

—Si, mon commandant, c'est Bakoulebé.

—Le petit Soudanais qui était en garnison à Kayes, sur le Niger, et qui a voulu être versé dans la compagnie du capitaine Mangin?

—Oui, c'est lui.

—Et que veut-il?

—Vous voir, mon commandant.

—J'y vais. Où est-il?

—Dans la paillotte que monsieur le major Emily a fait installer à l'angle sud-est du fortin.

—Bien, merci.

D'un pas rapide, l'officier gagna le point indiqué.

Pour être en mesure de combattre les insolations ou les accès de fièvre, qui menacent à tout instant le voyageur dans cette région, le docteur avait fait dresser une paillotte, sous laquelle, du moins, les malades seraient à l'abri du vent et des rayons cuisants du soleil.

Sur plusieurs toiles de tentes empilées, le blessé était couché.

Sa face noire avait pris une teinte grisâtre.

Son nez large, comme celui de tous ses compatriotes, s'était pincé.

Evidemment le pauvre Bakoulebé n'en avait pas pour longtemps à vivre.

En apercevant le commandant, le blessé eut un sourire.

Il leva avec peine sa main droite.

Marchand la prit.

—Toi dire adieu... venir près Bakoulebé... bon, venir, bégaya le tirailleur avec cette familiarité naïve dont rien ne peut corriger les gens de sa race.

—Il faut bien que je songe à mes blessés, répondit l'officier en souriant, sans cela ils se croiraient abandonnés et ne guériraient pas.

D'une voix faible le Soudanais l'interrompit.

—Bakoulebé, pas guéri... aller voir houris... Mahomet. Bakoulebé plus besoin de rien.

Il eut un soupir pénible, puis reprit:

—Vieille négresse, mère, à Kayes, mettre pièces d'or dans la ceinture pour envoyer à li. Pas pouvoir envoyé, puisque mouri. Alors, toi, dis, commandant, prendre ceinture et envoyer à vieille négresse.

La main de l'officier serra celle du moribond:

—Je te le promets, Bakoulebé.

Un léger sourire éclaira la physionomie du Soudanais.

—Te dis merci.

Puis avec une vivacité soudaine:

—Toi dire vieille mère, Bakoulebé mort en soldat... bien... Toi dire?

—Je le ferai, mon brave garçon.

—Content... moi pouvoir parti alors.

On eût pensé que le tirailleur n'avait attendu que la venue de son chef pour mourir.

Ses paupières s'ouvrirent démesurément, découvrant le blanc de l'œil; un frisson convulsif secoua ses membres.

Sa bouche s'ouvrit, laissa échapper ce seul mot:

—Allah!

Puis il se raidit et demeura immobile.

Le Soudanais était mort.

Dans l'enceinte même du fortin, ce brave fut enterré, et la compagnie du capitaine Mangin présenta les armes devant la tombe de ce Français à peau noire, mort pour la patrie d'Europe.


Cependant les ennemis ne se montraient plus.

—Est-ce qu'ils auraient regagné leur village? s'exclama le capitaine Germain.

—Ne crois pas cela, riposta aussitôt Mangin.

—Que supposes-tu donc?

—Qu'ils ne veulent pas s'exposer en plein jour à nos coups. L'expérience de tout à l'heure a dû leur apprendre la prudence.

—Alors, ils attaqueront de nuit?

—Probablement...

Et, étendant le bras vers un groupe d'hommes qui se dirigeaient vers le retranchement, chargés d'objets aux formes étranges, le capitaine Mangin ajouta:

—Justement, voilà qui démontre que le commandant pense comme moi.

—Ces réflecteurs électriques?

—Parfaitement. Vois, on va les installer sur le mur d'enceinte. Et quand on dispose les fanaux, c'est apparemment pour s'en servir.

—Tu as raison.

Les deux officiers suivirent attentivement l'opération.

Au bout d'une heure tous les appareils étaient en place, prêts à fonctionner.

Puis des ordres expédiés par Marchand circulèrent parmi les combattants.

Les tirailleurs coucheraient à leurs postes de combat, afin d'occuper leur meurtrière, à la première alerte.

L'ennemi était dix fois plus nombreux que la petite troupe.

Il importait donc d'ouvrir le feu aussitôt que possible.

En une minute, la nappe de balles, qui s'échappe des fusils à tir rapide, fait de nombreuses victimes.

Une minute de feu soutenu et bien dirigé peut briser l'élan de l'assaillant.

Les noirs auraient peu de chemin à parcourir à découvert.

Cinq cents mètres, si on les apercevait au débouché du bois, quatre cents... trois cent-cinquante peut-être, si, avec leur habileté sauvage, ils parvenaient au rampant à échapper pendant un moment aux regards des sentinelles.

Car les foyers électriques seraient actionnés seulement à l'heure de l'attaque.

Plus tôt, leur rayonnement eût empêché l'assaut, et il était nécessaire que le choc se produisît, qu'une défaite irréparable fût infligée aux noirs, afin que la mission reprît la liberté de ses mouvements.

D'autre part, la victoire aurait un effet moral considérable dans toute la région, et les quelques hommes qui, après le départ de la colonne, resteraient à la garde du fort, auraient une influence suffisante pour maintenir dans l'obéissance, les peuplades environnantes.

La nuit venait.

Le commandant, qui avait pris un repas rapide, en compagnie des officiers placés sous ses ordres, avait les yeux levés vers le ciel.

Tout à coup, il se frappa le front.

—Je comprends pourquoi l'on a attendu si longtemps avant de nous attaquer.

Et comme les assistants l'interrogeaient du regard, il reprit:

—La réponse est au-dessus de nos têtes... nouvelle lune.

—C'est vrai, s'écrièrent des interlocuteurs.

—Partant pas de lumière... avantage très appréciable pour des guerriers qui considèrent l'attaque de nuit comme le fond même de la guerre.

Germain éclata de rire:

—Ils seront désagréablement surpris quand ils verront un soleil factice s'allumer sur nos retranchements.

—J'y compte un peu.

UN COIN DE VILLAGE

UN COIN DE VILLAGE

—Et le commandant sourit.

Il avait deviné juste.

En dehors des Soudanais, les naturels de l'Afrique craignent la lutte au grand jour.

Leurs guerres sont une succession de surprises nocturnes, d'embuscades, de guet-apens.

C'est la guerre des fauves bondissant à l'improviste sur leur proie.

Et la principale raison de l'ascendant des blancs sur ces races pillardes est qu'ils attaquent alors que le soleil brille.

Vers dix heures, le commandant fit une ronde.

Il surveilla lui-même la relève des factionnaires.

LIEUTENANT LARGEAU

LIEUTENANT LARGEAU

Partout il avait exigé des sentinelles doubles.

Un homme seul, en effet, peut s'endormir, avoir une distraction. A deux, les soldats se soutiennent mutuellement, et, pouvant se communiquer leurs observations, demeurent constamment en éveil.

Ce soin pris, Marchand se hissa sur un talus d'où l'on dominait la ligne de défense, se fit apporter un pliant et s'assit.

Cette fois encore, il allait passer la nuit à veiller sur tous.

Onze heures, minuit, rien ne bouge.

Aucun bruit ne monte de la plaine noyée dans l'obscurité d'une nuit sans lune.

Parfois un rauquement éloigné vibre dans l'air.

C'est une panthère, un lion en chasse.

Et de nouveau le silence pèse sur la redoute où tout semble endormi.

Une heure!

Le commandant prête l'oreille.

On jurerait qu'un murmure léger, presque insaisissable, se produit au loin, du côté où la forêt se devine à une ligne d'ombre plus opaque.

Le capitaine Mangin accourt.

Les sentinelles ont signalé un mouvement au bas de l'éminence.

—Faut-il établir le courant électrique?

—Non, j'ai réfléchi. Laissez-les approcher encore. Tout le monde est debout.

—Oui, commandant.

—Bien.

Les deux officiers écoutent sans parler.

—Capitaine?

—Mon commandant.

—Veuillez avertir les hommes préposés à la manœuvre des lampes. Que toutes s'allument lorsque je donnerai un coup de sifflet.

—A l'instant.

Le capitaine s'éloigne au pas gymnastique.

Quelques minutes s'écoulent encore.

Maintenant le bruit est nettement perceptible.

Les assaillants gravissent le flanc du coteau.

Ils croient avoir partie gagnée.

Les blancs ont des yeux pour lire dans les livres, mais non pour apercevoir l'ennemi. Ils se pressent, afin d'escalader le retranchement, de surprendre la mission, de faire leur moisson de têtes... trophées sanglants qu'ils rapporteront triomphalement au village et qui leur vaudront les sourires des femmes.

Ils ne sont plus qu'à deux cents mètres du fossé.

Tout à coup, un son strident déchire l'air.

C'est le sifflet du commandant qui donne le signal convenu.

Et sur les remparts s'allument des étoiles à l'insoutenable éclat.

Des traînées de lumière blanche, aveuglante, courent sur la plaine, éclairant les noirs surpris.

Et puis les fusils s'abaissent, crachent la mort.

Une immense clameur de rage et d'épouvante monte vers le ciel.

Les assaillants, avec une réelle bravoure, se précipitent en avant, font pleuvoir flèches et sagaies sur leurs adversaires. Quelques coups de feu même partent de leurs rangs.

Trois tirailleurs sont blessés.

Ceux-là guériront grâce aux soins du Dr Emily.

Mais la fusillade des Soudanais se précipite. Les balles nombreuses, serrées, traversent les rangs des noirs, cliquettent contre les lances, trouent les boucliers et les poitrines.

Les cadavres s'amoncellent.

La colonne assaillante s'arrête.

Un instant encore, elle tente de résister à l'averse de feu qui tombe incessamment du fortin, mais des vides se produisent, la masse entière tourbillonne sur elle-même.

Cette fois, l'élan est bien décidément brisé.

Une dernière salve, et ceux qui ont échappé au massacre jettent leurs armes; avec des hurlements éperdus ils reprennent le chemin de la forêt.

Mais une nouvelle catastrophe les attend.

Durant l'action, cinquante tirailleurs, sous la conduite du capitaine Germain, sont sortis du fortin par le flanc qui regarde la rivière.

Ils ont descendu la pente en courant, restant dans l'ombre.

Rien n'a trahi leur marche.

Et quand les noirs font volte-face, quand ils espèrent se mettre à couvert dans la forêt, voilà qu'une grêle de projectiles les prend en flanc.

Ils se croient entourés par l'ennemi.

Alors ce n'est plus de la terreur, c'est un vent de folie qui souffle sur eux.

Ils courent à gauche, à droite, sautent, étendent les bras, en lançant des lamentations rauques.

Quelques groupes parviennent à regagner le couvert.

Les autres s'agenouillent, se traînent dans la poussière, implorent la merci du vainqueur.

Le feu cesse.

Les captifs sont amenés au fortin.

Ils seront enrôlés comme porteurs.

Ce sera là un renfort utile pour traverser les terrains difficiles où l'on va s'engager.

Les malheureux sauvages, excités contre la mission par des agents anglais encore inconnus, ont payé cher leur confiance.

Ils laissent six cents cadavres sur le sol et quatre cent trente prisonniers aux mains du vainqueur.

Le bruit du terrible combat se répandra dans le pays.

Le fortin sera appelé, dans les paillottes, la butte de feu.

Et un sergent indigène, assisté de quatre hommes, verra vingt mille noirs s'incliner devant lui, durant plusieurs semaines, jusqu'au moment où M. Liotard, averti de ce succès, enverra une petite garnison occuper le fortin de Baguessé.

CHAPITRE VIII
OFFENSIVE

Au jour, le commandant rassembla ses officiers.

—Messieurs, dit-il en substance, vous savez comme moi que, sur cette terre d'Afrique, une victoire ne porte ses fruits qu'à la condition d'être suivie d'une marche offensive.

Tous inclinèrent la tête:

—Il faut que nous partions dans deux heures. Toute la compagnie Mangin, sauf la septième escouade qui a marché hier. Chaque homme aura deux cents cartouches et trois jours de vivre.

Puis, les congédiant du geste:

—Nous suivrons l'ennemi à la trace. Allez, messieurs.

En quelques minutes, la nouvelle parcourut tout le camp.

Les tirailleurs riaient, enchantés de poursuivre les fuyards.

Il n'était pas jusqu'aux prisonniers de la nuit qui, répartis déjà entre les diverses équipes de porteurs, n'eussent l'air satisfaits.

Très probablement, ceux-là se disaient que leur situation était préférable à celle de leurs congénères en fuite vers leur village.

Eux au moins n'avaient plus rien à craindre.

Dans la plaine, des corvées fournies par les porteurs, creusaient de longues fosses.

On y jetterait les cadavres au plus tôt, car, sous ce ciel torride, la décomposition va vite, et, faute d'une inhumation prompte, la position fût devenue intenable en vingt-quatre heures.

Au moment précis indiqué par Marchand, la compagnie du capitaine Mangin se trouva alignée, prête à partir.

Cette fois, le chef de la mission prit le commandement de la colonne.

La petite troupe quitta le fort, dévala le flanc du coteau, puis, bien que, selon toutes probabilités, il n'y eût aucun ennemi à plusieurs kilomètres à la ronde, elle prit sa formation de marche.

Une avant-garde, des flanqueurs se séparèrent, commençant en conscience leur rôle d'éclaireurs.

Le corps principal suivit.

Bientôt tous étaient en pleine forêt.

Mais la route était relativement facile. Elle avait été tracée la veille par les bandes sauvages, dont la fureur était venue se briser contre les remparts du fortin.

On ne risquait donc pas de s'égarer.

Au reste, de loin en loin, des cadavres jonchaient le sentier.

C'étaient ceux des blessés, qui avaient usé leurs dernières forces en essayant de regagner leur village.

Les chacals ou les fauves se chargeraient de faire disparaître les corps.

Au plus fort du jour, on fit halte dans une clairière.

L'ennemi y avait campé également.

Des cercles noirs tachant le sol, indiquaient qu'il y avait allumé des feux.

Vers quatre heures la marche fut reprise.

A la nuit, il fallut se résoudre à dresser le campement en pleine forêt.

Rien n'indiquait le voisinage d'une agglomération.

—Ah çà! s'exclama le capitaine Mangin, d'où diable venaient donc ces forcenés?

Le commandant l'entendit et se retournant vers lui.

—Soyez tranquille, leur repaire ne doit plus être éloigné.

—A quoi reconnaissez-vous cela, mon commandant?

—Simple affaire de raisonnement. Voyons, songez à l'insouciance des nègres. Un village situé seulement à deux journées de marche de la route suivie par la mission ne se serait pas cru menacé. Jamais on n'aurait réussi à en faire marcher la population contre nous.

—C'est ma foi vrai.

—Donc, que l'on fasse bonne garde. Les paillottes sont peut-être tout près. Dans ces régions boisées, on tombe dans un village avant de l'avoir aperçu.

Ces instructions furent exécutées à la lettre.

Mais, de toute la nuit, rien ne troubla la tranquillité de la compagnie.

Avec l'aube, on repartit.

Depuis deux heures déjà on était en marche, quand les éclaireurs se replièrent brusquement.

Ils étaient arrivés à la limite d'une plaine assez vaste, défrichée en pleine forêt et, au milieu des champs cultivés, ils avaient aperçu un fort village enclos d'une enceinte de pieux.

C'est, comme on le sait, le moyen de défense employé par les noirs pour défendre l'accès de leurs bourgades.

Aussitôt l'attaque fut décidée.

La compagnie fut partagée en deux fractions égales.

L'une, sous le commandement du capitaine Mangin, décrivit un large arc de cercle, afin d'attaquer la position de flanc, tandis que l'autre, restée sous les ordres du chef de la mission, prononcerait son mouvement sur le front de l'ennemi.

Pas un instant on n'avait douté que l'on fût arrivé en face de l'agglomération, d'où les coupables s'étaient rués sur le fort de Baguessé.

La piste marquée dans la brousse était la plus éloquente des accusations.

Après un quart d'heure d'attente, nécessaire au capitaine Mangin pour effectuer son mouvement tournant, le commandant Marchand donna le signal de l'attaque.

Aussitôt les Soudanais se déployèrent en tirailleurs.

Par bonds successifs, ils s'avancèrent vers le village.

Celui-ci paraissait abandonné.

Rien ne bougeait.

Aucune tête crépue ne se montrait au-dessus des palissades.

Le commandant, en présence de ce silence inexplicable craignit une embuscade.

Il fit faire halte et envoya en avant deux hommes chargés de reconnaître la position et de s'assurer si, oui ou non, elle était occupée.

Les éclaireurs, courbés vers le sol, s'applatissant contre terre au moindre bruit, arrivèrent jusqu'aux palissades.

Pas une flèche, pas un projectile n'avait salué leur approche.

Est-ce que décidément les ennemis avaient décampé?

Un instant, les deux tirailleurs restèrent tapis au bord du fossé creusé au pied du retranchement.

Puis l'un d'eux se décida, sauta dans le trou, et, s'aidant des mains et des pieds, parvint à atteindre le sommet des pieux.

Il regarda curieusement à l'intérieur; après quoi, on le vit se mettre à cheval sur la crête de la palissade et agiter les bras en signe d'appel.

La mimique était claire.

Le village était abandonné.

—En avant, cria joyeusement le commandant.

Et tous les tirailleurs bondirent sur leurs pieds, s'élancèrent au pas de course vers le village.

La section Mangin, qui venait de déboucher de la forêt, ne se méprit pas à ces signes et se mit à courir avec un entrain tel, que l'on eût pu croire qu'elle voulait arriver au village avant la fraction Marchand.

En cinq minutes, les Sénégalais avaient escaladé les palissades, y avaient pratiqué de larges brèches et se répandaient dans les paillottes.

Les instruments de ménage, les armes, les sièges grossiers, les étoffes étaient entassés en face les portes, et les tirailleurs y mettaient le feu.

C'est là une des nécessités de la lutte avec les noirs.

La destruction de leurs villages est le seul acte d'autorité devant lequel ils s'inclinent.

La troupe victorieuse, qui négligerait de prendre cette mesure, barbare aux yeux d'Européens non prévenus, s'exposerait à perdre tout le bénéfice de son succès.

Les indigènes ne manqueraient pas d'attribuer sa mansuétude à la crainte.

Et ils s'empresseraient de revenir au combat avec une nouvelle audace.

Pendant ce temps, le commandant, Mangin et le Dr Emily, qui avait suivi l'expédition, parcouraient la bourgade.

Evidemment la localité avait une certaine importance.

C'était pour cela, sans doute, que les agents anglais l'avaient choisie, de préférence à une autre, pour y prêcher la guerre d'extermination contre la mission française.

Les paillottes nombreuses, les cases plus spacieuses des chefs, l'ordre relatif qui avait présidé à l'alignement des habitations, tout dénotait un centre où les habitants du pays venaient trafiquer.

Mais, maintenant, on rencontrait partout les traces d'un abandon précipité.

Des paquets commencés avaient été laissés par leur propriétaire.

Evidemment des fuyards avaient apporté la nouvelle du désastre éprouvé au fort de Baguessé.

Une terreur-panique s'était aussitôt emparée de tous.

Les guerriers étaient anéantis.

L'ennemi victorieux allait arriver dans le village désormais dépourvu de défenseurs.

La fuite seule pouvait préserver les survivants du trépas.

Et l'on avait fui.

Et peut-être, là-bas, en arrière des broussailles qui entrelaçaient leurs rameaux sous la coupole verte de la futaie, des négresses tremblantes, des négrillons larmoyants, des hommes apeurés regardaient, assistant à la ruine de leurs demeures, devinant dans la fumée noire des foyers allumés tous les objets qui leur avaient appartenus.

Le commandant et ses compagnons avaient traversé l'agglomération dans toute sa longueur.

Derrière lui, les tirailleurs promenaient des branches flamboyantes sur les toitures de paille, sur les nattes, sur tous les objets inflammables.

Une à une les cases s'embrasaient.

Et le feu s'étendait partout, pointant ses dents rouges et bleues vers le ciel.

A l'extrémité de la voie principale que suivaient les officiers, un large espace libre avait été réservé.

Au centre, séparé de toute autre habitation par une distance de vingt à trente mètres, se dressait une construction plus élevée, plus vaste, sinon plus luxueuse que les autres.

—La case du chef sans doute, murmura le médecin.

Mais Mangin secoua la tête.

De la main il désigna deux piliers entaillés qui se dressaient de chaque côté de l'entrée.

Au sommet, un artiste inhabile avait figuré un masque grimaçant, horrible.

—C'est un temple. Un temple du dieu Terpi, le dieu de la destruction.

Et, comme se parlant à lui-même:

—J'avais déjà vu cela dans le Baghirmi, mais je ne croyais pas que le culte de cette divinité sanguinaire s'étendait aussi loin à l'Est.

Après une pause, il reprit:

—Figurez-vous que ce Dieu, dont la figure, creusée dans un bloc de bois, a une vague ressemblance arec un crabe, exige non seulement des moutons, bœufs et chèvres que l'on égorge sur ses autels, mais encore des victimes humaines. Chaque mois, deux ou trois personnes, parmi les plus jeunes et les plus belles, sont immolées en son honneur, et pendant la fête Akimé, laquelle dure une semaine, vingt ou trente créatures reçoivent la mort chaque jour.

Pour répondre aux besoins de cette orgie de sang, les sectateurs de Terpi se livrent, aux approches de la semaine rouge, à une véritable chasse à l'homme.

Ils se répandent dans les plaines, dans la brousse, fondent sur les voyageurs isolés, sur les femmes, les jeunes filles, les enfants qui s'écartent des villages, qui descendent aux fleuves pour y puiser de l'eau.

Ils les garrottent, les entraînent jusque dans leur réduit.

—Mais les peuplades, victimes de ces rapts, doivent chercher à se venger.

—Point, conclut le capitaine. Ces immondes pourvoyeurs de la mort ont la qualité de prêtres et sont aussi vénérés que leur sanglante idole.

Emily se mit à rire:

—Vraiment, vous me donnez envie d'entrer en relations avec le dieu-crabe.

—Comme victime, demanda plaisamment son interlocuteur?

—Non, non. Comme visiteur simplement.

Et, après une pause:

—Puisque vous connaissez déjà le personnage, soyez donc assez aimable pour me présenter.

Mangin ne se fit pas prier.

Il se dirigea vers l'entrée, marquée par les deux poteaux qu'il avait signalés.

La porte était simplement maintenue par un taquet de bois.

D'un coup de pouce, l'officier fit sauter le coin-arrêt et poussa le battant.

Celui-ci tourna sur ses gonds avec un grincement prolongé.

A pas lents, les trois Européens pénétrèrent dans la case.

C'était un hall rectangulaire, dont les murs étaient ornés de chevelures, de colliers de dents enfilées de tiges de laiton.

Le sol de terre-battue avait une teinte rougeâtre et le lieu exhalait une odeur fétide de boucherie mal tenue.

Au fond, sur un énorme cube de bois, se dressait la statue menaçante et grotesque de Terpi, barbouillée de sang.

Et devant l'idole, une large table, ayant au centre une rigole profonde, était entaillée et tachée comme un étal.

Les explorateurs avaient en face d'eux le «banc du supplice».

Tout cela apparaissait bestial, horrible et répugnant.

—Pouah! s'écria le docteur: c'est abominable, sortons de cet abattoir.

Ses compagnons ne se firent pas prier.

Déjà ils revenaient à l'entrée, quand tous trois s'arrêtèrent saisis.

On eût dit que leurs pieds s'étaient subitement rivés au sol.

Qu'y avait-il donc?

Un gémissement faible, indistinct, venait de troubler le silence.

Les officiers s'interrogèrent du regard.

Qu'est-ce que cela pouvait être? Qui avait fait entendre cette plainte?

Leurs sens ne subissaient-ils pas les effets d'une illusion?

Ils se consultèrent du regard, mais le même son se reproduit.

C'était triste, doux, comme l'appel épuisé d'un mourant.

D'un même mouvement, tous trois revinrent sur leurs pas, marchant vers l'autel.

Car il leur avait semblé que l'appel partait de là. L'appel, si le son pouvait être appelé ainsi, ce son si étouffé, si ténu qu'il leur était impossible de discerner s'il s'était envolé d'une bouche d'homme, de femme ou d'enfant.

Le docteur, qui avait allongé le pas, poussa un cri rauque.

Il avait contourné le piédestal de la statue et s'était arrêté comme médusé.

Ses compagnons le rejoignirent.

Eux aussi ressentirent une émotion violente, une angoisse lancinante devant le spectacle atroce qui s'offrit à leurs yeux.

Sur une claie de joncs, que tendait un cadre de bois, supporté par quatre pieds, deux corps d'Européens (les vêtements dont ils étaient recouverts le démontraient) étaient étendus.

Un homme, une femme.

Ils gisaient là, sans mouvement, les coudes attachés derrière le dos, les genoux enserrés de cordelettes.

—Des victimes de Terpi, fit à voix basse le capitaine Mangin.

—Morts, bredouilla le docteur.

—Morts, répéta le commandant avec une intonation triste.

Mais ils frissonnèrent. On eût dit que leurs paroles ranimaient l'un des cadavres.

La femme fut secouée d'un tremblement.

D'un accent déchirant, elle gémit.

—Tuez-moi... tuez-moi... je souffre.

D'un bond, le major saisit une extrémité du cadre... Du geste il indiquait l'autre à ses compagnons.

Ceux-ci comprirent.

Le médecin voulait tirer la claie hors de ce coin sombre. Il voulait voir les «clients» que le hasard lui amenait, se rendre compte de leur état, chercher à les sauver.

Réunissant leurs forces, les officiers et le praticien réussirent à amener leur lugubre fardeau devant l'autel.

UN CAMPEMENT

UN CAMPEMENT DE LA MISSION MARCHAND

Là au moins, il y avait une lumière suffisante.

Ils regardèrent et sur leurs traits se peignit la même expression d'horreur.

L'homme était mort.

La femme râlait.

Les malheureux avaient été torturés.

Surpris sans doute par les sectateurs de Terpi, ils avaient subi le supplice le plus raffiné.

Leurs mains, leurs pieds nus étaient enflés, saignants, méconnaissables.

Leurs bourreaux leur avaient arraché les ongles.

Leurs paupières avaient été coupées, et leurs yeux étaient effrayants à contempler ainsi, égarés, farouches, au fond de l'ovale sanguinolent de l'orbite.

L'arrivée de la colonne française avait dû interrompre les tourmenteurs.

Falah et Sultan

LES CANONNIERES Falah ET Sultan

La nécessité où ils s'étaient trouvés de finir vite était indiquée par deux couteaux à lame triangulaire, dont chacun était enfoncé dans la poitrine de l'une des victimes.

Le docteur s'était penché.

Il se releva, presque aussitôt, secouant la tête d'un air désolé.

Il n'y avait rien à faire.

A ce moment les yeux sanglants de la femme se fixèrent sur lui. Elle le considéra avec une sorte d'épouvante, et de ses lèvres serrées sortirent ces mots:

—Le docteur... le docteur Emily:

Le major eut un geste de surprise.

La mourante le connaissait, et lui ne pouvait mettre un nom sur ses traits ravagés.

Qui était donc cette créature méconnaissable pour lui-même.

Une curiosité ardente s'empara de lui.

Il se courba sur la malheureuse, approcha sa bouche de son oreille:

—Qui êtes-vous donc?

Et ne recevant pas de réponse, il redit encore:

—Qui êtes-vous? Qui êtes-vous?

Elle continuait à le regarder fixement, sa respiration oppressée se mêlait à des sifflements douloureux. Ses lèvres s'agitèrent enfin et d'une voix légère comme un souffle, elle murmura:

—Gare aux rechutes.

Le docteur se releva brusquement, étendant les bras, puis il porta les mains à son front.

—Gare aux rechutes!

Les mots qu'il avait dits, à Brazzaville, en prenant congé de mister Bright et de miss Jane.

Ce fut pour lui comme un trait de lumière.

Les officiers, auxquels l'aventure étaient connue, avaient pâli.

—Miss Jane, bredouilla l'excellent docteur, est-ce vous que je retrouve en cet état?

La mourante eut un gémissement.

—Gare aux rechutes, répéta-t-elle, gare aux rechutes[9].

Alors seulement elle parut remarquer la présence du commandant et de Mangin.

Elle les considéra.

Elle les vit tristes et graves, les yeux humides devant celle qui avait été leur ennemie, et qui maintenant ne restait plus pour eux qu'une créature souffrante et torturée.

Pour lui marquer ce respect que nous savons tous donner, en France, à celui qui va mourir, les officiers se découvrirent et, le salacco à la main, se tinrent immobiles, muets devant la claie funèbre.

Une expression étrange se peignit sur les traits de la jeune fille.

On eût dit qu'un combat se livrait en son esprit.

Sa haine des Français luttait contre le sentiment plus doux, que lui inspirait l'attitude de ceux dont elle avait comploté la perte.

Car c'était elle, c'était son père, étendu mort à son côté, qui avaient soulevé la tempête dans laquelle la mission aurait peut-être succombé, si son chef, veillant à tout, n'avait pas songé à interroger adroitement le noir, qui s'était présenté au camp pour traiter de la vente de ses moutons.

Depuis Brazzaville, le père et la fille avaient marché sur la rive gauche du Congo, au milieu des tribus où résidaient d'autres agents libres ou des champions de l'ordre.

Dans les demeures de ceux-ci, ils recevaient l'hospitalité. Leur route était jalonnée ainsi par de véritables relais.

N'étant point embarrassés de bagages, ils avaient progressé beaucoup plus vite que la mission.

Partout ils avaient tenté d'ameuter les populations.

Mais les succès remportés par nos colonnes, l'établissement de postes-fortins dans le Haut-Oubanghi, les expéditions heureuses de M. Liotard, enfin l'aspect imposant du convoi commandé par Marchand, inspiraient aux indigènes une crainte salutaire.

Les efforts des Anglais avaient été vains.

Alors ils s'étaient acharnés à leur œuvre de haine.

Ils avaient porté leurs pas dans les régions inconnues, où la mission Congo-Nil devait s'engager.

Et là, ils avaient trouvé enfin des auxiliaires, des noirs qui n'avaient point entendu parler des Fringi, les blancs qui, ainsi que l'expliquent les tribus soumises, portent avec eux un étendard ayant les couleurs du ciel, du lait et du sang, pour proclamer qu'ils sont grands, doux et capables de se venger des offenses.

Donc le massacre de la mission fut résolu.

Durant des semaines, les Anglais guettèrent la flottille.

Une impatience furieuse les amenait chaque jour sur les rives du M'Bomou.

Enfin les pirogues furent signalées.

On sait quel fut le résultat de l'attaque.

Les quelques guerriers, échappés au carnage, rejoignirent leur village. Ils accusèrent les Anglais de les avoir trompés en les soulevant contre les étrangers. Pouvaient-ils espérer vaincre une troupe aussi formidablement armée.

Ils étaient vaincus. La puissance militaire de la tribu se trouvait anéantie, et maintenant ceux dont on avait imprudemment excité la colère allaient venir sans doute. Ils raseraient le village, dévasteraient les champs.

La famine, la pauvreté s'abattraient sur les survivants.

Les tribus voisines, encouragées par leur faiblesse et leur dénûment, se rueraient à leur tour sur eux.

Elles les vaincraient sans peine, les emmèneraient en servitude.

D'une peuplade puissante, il ne resterait plus que quelques esclaves dispersés à tous les coins de l'horizon.

Au moins ils se vengeraient.

Ils sacrifieraient à Terpi les êtres dont la bouche menteuse avait causé la défaite des adorateurs du dieu.

Les officiers avaient deviné l'enchaînement de circonstance qui mettait de nouveau en leur présence leurs anciens ennemis de Brazzaville.

Et toutes ces choses, ces mois de voyage en pays noir, tout cela se représentait à l'esprit de la mourante.

Que de haine elle avait montré contre ces Français qui, à cette heure, respectueux et dignes, accordaient la suprême aumône de la pitié à son agonie.

Un flot de larmes monta à ses yeux sanglants.

Elle fit un effort... un effort terrible et sa bouche crispée s'entr'ouvrit.

—Pardon, dit-elle.

—Pardon, s'écria le docteur bouleversé, pauvre petite... elle demande pardon quand elle est dans cet état...

Mais il se tut, le commandant avait fait un pas en avant et lentement:

—Vous étiez pardonnée, mon enfant, dès l'instant où la souffrance s'était abattue sur vous. Ne vous préoccupez plus du passé et dites-nous, dites-nous ce que nous pourrions faire pour vous.

Elle bégaya:

—Merci!

Puis avec une énergie, presque avec violence.

—Vous avez pardonné... agissez en amis...

—Nous sommes prêts.

—Alors tuez-moi... je souffre... je souffre.

Elle se tordit avec désespoir.

Des gouttes de sang coulèrent de la plaie béante qui occupait la place des paupières.

—Ce couteau, ce couteau... retirez-le... ma vie s'envolera avec lui.

Les trois hommes entouraient la claie.

Cette prière affola ces soldats, ce médecin.

L'un d'eux exauça-t-il le suprême vœu de cette martyre, que la science se déclarait impuissante à guérir.

Ou bien le mouvement de la moribonde fut-il seul cause de la chute de l'arme.

Toujours est-il que le contenu glissa hors de la blessure et tomba sur la claie auprès de miss Jane.

Celle-ci poussa un profond soupir, jeta dans un souffle:

—Merci!

Puis elle demeura immobile, une mousse rosée coulant lentement de ses lèvres disjointes.

Elle avait fini de souffrir.


La colonne expéditionnaire campa au milieu des ruines du village.

Une escouade avait creusé en hâte une fosse profonde et les derniers honneurs avaient été rendus aux agents anglais[10].

Le lendemain, de grand matin, on reprenait le chemin du poste de Baguessé, où l'on rentrait, le soir même, au milieu des acclamations des porteurs et des Soudanais qui étaient restés à la garde du fortin.

CHAPITRE IX
JOURNAL D'UN SOUS-OFFICIER

Quelques jours plus tard, on reçut des nouvelles expédiées par le capitaine Baratier parti en éclaireur, ainsi que nous l'avons vu et qui ne devait rejoindre la mission qu'après avoir découvert et exploré le M'Bomou, son affluent la Méré, sept cents kilomètres de voies navigables nouvelles.

Le bief supérieur du M'Bomou était libre d'obstacles.

Mais le renseignement se trouvait incomplet.

Comme on le sait, Baratier n'avait emmené avec lui que des pirogues et embarcations de faible tirant d'eau.

Une reconnaissance complémentaire était nécessaire.

Le capitaine Germain en fut chargé.

Ici, nous nous bornerons à transcrire le journal d'un sous-officier qui l'accompagna.

Rien ne vaut l'éloquence de ces pages écrites par un des acteurs les plus modestes de ce drame épique.

Nous cédons la parole au sergent.

Son journal était destiné à son père, à l'obligeance duquel nous en devons la communication.

Mon cher Papa,

Vingt-trois jours de repos à Baguessé, tu ne te figures pas le bien que cela nous a fait.

Depuis deux semaines au moins, pas de fièvre.

Je rengraisse.

Entre nous j'en avais besoin. Je finissais par ressembler à notre ami Martin, le maître d'école que tu appelles toujours «mon vieux squelette». Mais à présent je suis presque gras.

C'est égal, j'en aurai du plaisir à me retrouver auprès de toi, de tous nos amis, de bavarder le soir, en humant la bonne bière du père Lesterlé.

C'est pas que je m'ennuie, on n'a pas le temps. C'est tout juste si, le soir, avant de s'endormir, on a cinq minutes pour penser à ceux de France, à toi, papa..., et puis à ma petite Louise.

Dis-lui que je l'aime bien. Je lui ramènerai son fiancé au complet. Il sera, il est vrai, un vieil Africain tout tanné, mais le cœur sera frais comme une rose et tout entier à vous deux.

Donc ce matin, le capitaine Germain, de l'artillerie de marine, m'arrêta au moment où je remontais de la rivière.

J'avais essayé de pêcher un crocodile, mais ça n'avait pas mordu. En voilà des lézards qui ont de l'astuce.

Enfin le capitaine, un lapin, vois-tu, comme tous nos officiers d'ailleurs, me dit:

—Jacques...

Car il m'appelle par mon petit nom, faut que je te marque ici pourquoi, d'abord, ça te prouvera que, même amaigri, ton fils a conservé bon pied, bon œil; et ensuite tu verras que je n'ai pas oublié tes recommandations de vieux combattant de 1870, et que je ne lâche pas mes officiers.

C'était dans le bas du M'Bomou. Il y a là une suite de rapides et de cascades, avec des rochers rouges, où l'eau se brise, fait des tourbillons de tous les diables.

Avec le capitaine Germain, nous reconnaissions la brousse.

Il n'était pas frais le capitaine. Une fichue fièvre, la bilieuse hématurique, comme il dit, le mettait dans l'impossibilité de fourrer une patte devant l'autre. Alors, il s'était collé en palanquin.

Tu sais, faut pas te figurer un palanquin à huit ressorts.

Pour fabriquer l'ustensile on prend deux perches, on les relie entre elles par une claie de roseaux tressés. On appuie l'extrémité des perches sur les épaules de quatre noirs; le malade se couche sur la claie... et au trot.

Voilà comme se trimballait le capitaine.

Il avait une mine jaune, les joues creuses. Parole, on aurait plutôt cru un malade que l'on portait à l'hôpital, qu'un soldat devant combattre. Seulement, tu sais, faut pas se fier aux apparences.

On marchait dans des fourrés, en ouvrant sa route au sabre d'abatis. On allait sans voir à dix pas devant soi. Ce que c'est rigolo une ballade comme ça, il faut l'avoir faite pour s'en douter.

Tout à coup, pfuit, pfuit... Voilà un tas de flèches qui se mettent à siffler autour de nous.

Le capitaine saute à bas de son hamac, tire son revolver et nous fait ouvrir le feu.

On démolit les moricauds qui nous avaient attaqués, on les met en fuite.

Après ça on songe à revenir vers le gros de la mission.

Mais, va te promener! Les porteurs, qui sont bien les bêtes les plus lâches qu'il soit possible de rencontrer, s'étaient éclipsés pendant la bataille. Sur les cinq hommes, moi compris, qui accompagnaient le capitaine, deux étaient blessés; pas bien fort heureusement, mais assez tout de même pour avoir assez à faire de se porter.

Et puis, v'lan... le capitaine se remet à grelotter, à claquer des dents. Sa bilieuse hématurique le reprenait.

Fallait le porter, il n'y avait pas à dire «ma belle amie». Seulement, c'est lourd un homme, dans ces chemins qui n'en sont pas.

Le capitaine, qui est bon garçon tout plein, dit comme ça:

—Allez-vous-en, mes enfants, vous reviendrez me chercher avec du renfort.

Tu vois le coup! On l'aurait laissé là, dans la brousse, et on l'aurait retrouvé sans tête, car ces gueux de nègres, ils ont la manie de décapiter les blancs.

Ils s'y entendent, faut voir, à rendre des points au bourreau de Paris.

Pas besoin de guillotine, va. Un mauvais coupe-coupe, et, en deux temps, trois mouvements, ça y est. On est raccourci.

C'est épatant ce qu'on perd facilement la tête dans ce pays. Bien sûr que les chapeliers n'y font pas fortune!

Pour en revenir à mon histoire, je dis aux deux hommes valides.

—Prenez les pieds du palanquin, je prendrai la tête.

Le capitaine proteste:

—Merci, sergent... mais vous-même, vous êtes affaibli... vous ne pourrez jamais.

—Je vous dis que si, mon capitaine.

Et comme il voulait toujours qu'on le plaque là où il était, je lui glisse en riant:

—Je vous propose un pari.

—Un pari? qu'il dit.

—Oui, deux sous que je vous ramène.

Alors il a ri et il s'est laissé faire.

Quelle suée, papa! Le pays ici est brûlé par le soleil, la terre est sèche comme de l'amadou, mais moi j'étais à tordre en arrivant.

Le capitaine est resté quatre jours sans pouvoir se lever. Alors ça a été mieux. Il m'a fait venir et il m'a serré la main.

—Sans toi, je dormirais dans la brousse, qu'il m'a fait.

Il avait l'air ému. Et moi ça me gagnait aussi. Alors pour pas pleurer, ce qui est tout à fait bête de la part d'un soldat, je lui dis:

—Vous savez que vous me devez deux sous, mon capitaine, je vous ai ramené, j'ai gagné le pari.

Il a ri comme une petite baleine, et puis il m'a dit un tas de choses aimables, que j'étais un brave cœur, et puis ceci, et puis cela.

Je vous ai prévenu, c'est la crème des hommes.

Pour finir, il s'écrie tout d'un coup:

—Comment t'appelles-tu?

—Jacques, que je réponds.

Je me reprends bien vite.

—C'est-à-dire que c'est mon petit nom. Sur les contrôles de la compagnie je suis porté...

Il me coupe la parole:

—Ça, je m'en moque. Jacques me va. Eh bien, Jacques, tu ne me quitteras plus. Nous aurons encore du mal avant d'arriver au Nil, mais nous arriverons tout de même. Cela me fera plaisir d'avoir auprès de moi un ami sûr, et toi aussi, peut-être, seras-tu satisfait de te savoir un ami.

Tu me vois, hein, l'ami de mon capitaine.

J'ai bafouillé quelque chose pour le remercier, mais je ne savais plus ce que je disais. S'il a compris, il a plus de chance que moi.

Mais je bavasse, je bavasse comme une pie borgne.

C'est que je pense que Louise lira ça avec toi. Et sur mon papier, je vois ses grands yeux noirs, son petit nez retroussé à la coquette, et alors, alors... Je vous embrasse tous les deux...

Je continue.

Où en étais-je donc? Ah oui! le capitaine Germain m'arrête comme je rentrais au fortin des rapides, et il m'interpelle:

—Jacques!

—Capitaine!

—Nous partons tantôt.

—Chic, que je réponds, ça ne sera pas trop tôt que la mission se grouille un peu, on commence à prendre racine ici.

—C'est pas la mission qui part.

—Ce que c'est donc?

—Nous, avec vingt tirailleurs, un chaland et des porteurs.

—Ça va tout de même.

Il me tend la main, car c'est pas des mots en l'air, nous sommes amis.

—Apprête-toi, c'est pour dix heures.

Il en était neuf et demie.

—Bon, je lui dis, je n'aurai pas le temps de me faire friser au petit fer.

Tu vois, je lui parle comme je parlerais à un camarade.

Et il rit toujours. Moi, j'aime les gens qui sont de bonne humeur... Louise va prendre ça pour elle... Entre nous, elle le peut.

Flûte! voilà que je fais encore des «petits pains». C'est un journal de soldat que je rédige pour toi, papa, et bien sûr tu vas me blaguer. Tu vas te dire:

—En voilà un drôle de militaire, il ne parle que d'amour.

Qu'est-ce que tu veux. Tout me fait penser à ce gredin de petit dieu... jusqu'aux nègres, qui ont des flèches comme Cupidon. Seulement ils tirent moins bien que lui. Il m'a touché, lui, tandis que les moricauds ne me touchent pas.

Enfin, dix heures sont sonnées.

Il fait déjà une chaleur que le diable prendrait un éventail. Les vingt tirailleurs qui partent avec nous sont rassemblés, le long du retranchement, dans la bande d'ombre.

A propos, c'est drôle ça. L'ombre n'est pas noire comme en France. Il fait si clair ici que l'ombre est bleue... absolument bleue... tiens, comme la robe que portait Louise, le jour où nous sommes allés à l'inauguration de je ne sais plus quoi, à Joinville.

Encore... quand je veux faire une comparaison, c'est toujours Louise qui me vient à l'esprit. En voilà une petite femme qui fera marcher son mari. Elle portera les culottes, tu sais, papa.

D'autant plus facilement, du reste, qu'en Afrique, je prends ce vêtement en horreur. C'est gênant, gênant; mais il en faut tout de même, sans cela ces coquins de moustiques... Ces horribles bestioles... Pourvu que ça pique, c'est content.

Bon... faut tout de même partir.

C'est le 8 août 1897.

Le reste de la mission nous suivra à dix jours d'intervalle.

Le commandant est là qui nous regarde nous embarquer. Il serre la main au capitaine Germain.

Encore un crâne officier, va, le commandant. Je suis plus grand que lui, bien que j'aie une taille de Parisien et que la tour Eiffel m'humilie; seulement, il vous a une paire d'yeux...! faudrait avoir une jolie santé pour faire de la rouspétance avec lui.

Et puis brave homme avec ça; veillant sur ses troupiers comme un père. Si fatigué qu'il soit, car il se fatigue autant que nous, il fait sa ronde matin et soir, pour s'assurer que chacun prend bien sa ration de quinine.

La quinine, c'est le bonbon des Africains. Vrai, rien n'est meilleur. Sans elle, on ne marcherait pas huit jours.

On embarque.

Les pagaieurs se mettent à ramer et nos pirogues glissent, glissent comme des vraies flèches. Je crois bien qu'aux régates d'Asnières, les nègres dégoteraient les yoles du Cercle nautique de la Basse-Seine.

Il fait une chaleur, bon sang! Je passe mon temps à tremper un mouchoir dans l'eau et à me le coller sur la tête.

Et ces satanés rameurs ruissellent de sueur comme moi; mais ça ne les gêne pas, tu sais; ils ont un petit complet de voyage qui ne leur colle pas sur la peau: une ceinture de toile et un petit tablier idem qui leur descend jusqu'à mi-cuisses. Tu penses s'ils ont les mouvements libres.

Il y en a deux qui sont superbes. Des hommes de six pieds, les épaules larges, les hanches étroites. On dirait des statues en bronze... comme chez Barbedienne, tu sais, le marchand du boulevard Montmartre. Du reste tu les verras.

Ah! je vois ton œil, papa, tu te figures que je vais t'amener des nègres. Non, non, te fais pas de peine pour ça. Je te les apporterai en photographie.

J'ai un camarade, un petit caporal qui a un appareil très léger, il prend un tas de vues, et il m'en fait une collection pour moi.

C'est rigolo pourquoi il m'a pris en affection.

Il est de la Savoie... alors, tu comprends, tous les camaros l'appelaient:

—Savoyard.

Il avait peur que je le blague. Les Parisiens ont une réputation de tous les diables et l'on dit: Parisien gros-bec! Mais le caporal a une bonne figure... et puis, raser les camarades, c'est bon en France, en garnison, pour tuer le temps. En Afrique, en campagne, faut pas taquiner le voisin, il vaut mieux se sentir les coudes. Aussi j'ai attrapé les autres et je leur ai dit:

CAPITAINE GERMAIN

CAPITAINE GERMAIN

—Vous ne savez seulement pas le français et vous blaguez. Il n'y a que les provinciaux qui appellent Savoyard les gens de la Savoie. A Paris, on sait bien que ce sont des Savoisiens.

Alors, ça les a ennuyés ferme, et, pour avoir l'air d'hommes éduqués, ils ont cessé de dire Savoyard.

Le caporal, depuis ce coup-là, se jetterait au feu pour moi.

C'est drôle comme on peut faire plaisir à quelqu'un à peu de frais. A Paris, je n'aurais peut-être jamais songé à cela; mais en Afrique, on change, va.

LE COMMANDANT MARCHAND SE RENDANT A BORD DU Falah

LE COMMANDANT MARCHAND SE RENDANT A BORD DU Falah

C'est tellement grand, tellement imposant, qu'on se sent là-dedans comme une petite mouche..., une toute petite mouche qui ne ferait rien du tout, s'il n'y avait pas le drapeau.

J'ai ri quelquefois jadis quand je lisais dans les journaux: Le drapeau représente la France même.

Eh bien! j'étais une bourrique. Ils avaient raison, ceux qui disaient cela. Et maintenant que nous sommes entourés d'ennemis, je me ferais tuer comme une grive pour le drapeau; car il me semble que s'ils l'enlevaient, il ne nous resterait plus rien.

La journée s'écoule tranquillement.

Depuis les passes de Baguessé, le M'Bomou est une grosse rivière, plus large que la Seine, avec beaucoup d'eau. Il y a des forêts, tout le long.

Autant la route était pénible dans le cours inférieur du fleuve, autant elle est aisée maintenant. On se promène, la canne à la main. Non, je veux dire: la rame à la main. Et s'il n'y avait pas des armées et des armées de moustiques et de maringouins, ça serait une vraie partie de plaisir.

C'est égal, quand on voit ces forêts-là, c'est autre chose que le bois de Boulogne. Il faut voir cela pour le croire.

Les pagaieurs chantent pour se donner du biceps. Ça ne doit pas être difficile de faire des chansons pour les nègres. Depuis une heure ils répètent:

Malung' ké paï mou
Ehé n'gaï akar rofa

Je ne sais pas au juste ce que cela veut dire, mais j'ai remarqué que cela correspond à quatre coups d'avirons.

Rien de curieux aujourd'hui.

En passant tout près d'une rive marécageuse, j'ai cueilli une fleur de lotus... Quel joli bouquet on ferait si Louise était là.

Six heures du soir. On s'arrête dans une île boisée. On y passera la nuit.

9 août.—On a navigué toute la journée.

Rencontré des troupeaux d'hippopotames.

Les camarades voulaient leur envoyer quelques balles, mais le capitaine s'y est opposé. Il paraît que ces grosses bêtes sont très méchantes quand elles sont blessées, et nous n'avons pas le temps de nous mettre en bisbille avec elles.

Le capitaine m'a expliqué que le mot hippopotame signifie «cheval de fleuve». Eh bien, je voudrais bien connaître le loustic qui l'a baptisé comme ça. Si ça ressemble à un cheval, je veux bien que le cric me croque.

Le soir on campe sur la rive droite. Il y a là de beaux rochers, on est très bien.

10-11 août.—Toujours la même chose. De la belle eau libre.

Le capitaine écrit de son côté une longue lettre.

Il a peut-être un truc pour l'envoyer. Je vais guetter, et si je vois passer le facteur, je vous expédie mon courrier.

A tout hasard, je fais un petit carré dans le coin à droite de cette page, et un autre à gauche. Je mets un baiser dans chacun.

Vous prendrez chacun le vôtre, toi papa, et Louise.

Encore des hippopotames.

A cinq heures, j'ai vu un lion à crinière noire. Il était en train de boire. Il nous a regardés passer sans se troubler.

C'est vraiment une belle bête. Et ça n'a pas l'air féroce. Voilà un animal que j'aimerais.

L'étape est terminée, pas de facteur. Je le dis au capitaine.

Il rit de bon cœur.

Lui aussi fait un journal. Il compte l'envoyer en France, lorsque nous aurons atteint le Nil.

Vous n'aurez pas vos petits carrés demain. Ça ne fait rien, je les embrasse tout de même. Bonne nuit, père; bonne nuit, Louise.

Il y en a des étoiles à mon ciel de lit.

C'est plus chic qu'un dais d'archevêque.

12-13-14-15-16 août.—Rien de changé. De l'eau profonde, des forêts.

Au milieu du premier jour, la rivière se resserre un moment, le courant a plus de force, mais les pagaieurs en sont quittes pour «se patiner» un peu et l'on passe.

17 août.—Une pirogue a chaviré.

A-t-elle heurté un banc de sable, ou bien l'équipage a-t-il fait une fausse manœuvre, on n'a jamais pu savoir.

Personne ne s'est noyé.

Seulement on a perdu une charge qui est restée au fond de l'eau.

18 août.—On est resté campé toute la journée, pour attendre le chaland qui ne marche pas aussi vite que nous.

Des noirs du voisinage sont venus au camp. Ils ont apporté des fruits et des légumes. Une orgie, quoi.... Seulement, ils sont gais ces noirs-là.

Le capitaine a demandé à leur chef s'il ne pourrait nous vendre des volailles et des moutons, et le nègre lui a répondu:

—Les Bradeiros (c'est le nom de leur peuplade) ne sont pas des gens qui creusent péniblement la terre. Ce sont des guerriers.

—Cela n'empêche pas de vendre des moutons, a repris le capitaine.

—Nous n'en avons pas.

—Ça, c'est une raison.

—Nous mangeons les animaux que nous tuons à la chasse, ou bien nos prisonniers de guerre. Si tu veux, je t'enverrai deux jeunes hommes... Ils ont dix-huit ans... très bons à manger.

Ce sont des anthropophages, et ils parlent d'absorber leur semblable comme nous de déguster un bifteck.

C'est égal, s'ils mangent tous les gars de dix-huit ans, il ne doit pas y en avoir lourd à la conscription. En voilà un système de recrutement!

Je n'ai pas besoin de te dire que le capitaine a refusé...; mais ce qui était amusant, c'était la surprise du chef noir. Evidemment, il croyait faire là un joli cadeau, et il m'a paru qu'il s'en allait un peu vexé.

Vers quatre heures, le chaland est signalé. Il avance, il avance, et bientôt il a rejoint les pirogues.

Partout il a trouvé assez d'eau. Les vapeurs pourront passer.


19 août.—Aujourd'hui, on a eu un peu de mal. Le chaland s'est échoué sur un banc de vase.

On a travaillé trois heures à le renflouer. Enfin on y est arrivé tout de même.

Le capitaine Germain, pour que les bateaux de la mission n'éprouvent pas le même accident, a fait baliser la passe en eau profonde. Et puis on a continué.


Du 20 au 28 août.—Nous avons eu du tintouin et mon journal en a souffert.

Nos porteurs, bien qu'ils ne fassent à peu près rien en ce moment, avaient comploté de nous fausser compagnie. La nuit, ils se sont glissés hors du camp et ont filé vers l'Ouest.

On te leur a donné une chasse numéro un. Presque tous ont été ramenés.

Il paraît qu'un sorcier, à l'avant-dernière halte, leur avait prédit que tous trouveraient la mort près d'un village dont nous sommes tout proches. Ils l'ont cru... j'allais dire les imbéciles, mais je me rappelle qu'en France, il y a des gens qui croient aux somnambules... et je ne dis plus rien.

Alors il y a eu une scène cocasse. Le capitaine avait quelques paquets de cure-dents. Comment a-t-il pu les amener jusqu'ici? Ça, je n'en sais rien. Mais il a gravement offert un cure-dents à chacun des noirs en disant:

—Ceci est un grigris français, plus puissant que tous ceux de vos sorciers. Avec cela, vous n'aurez rien à craindre, et les ennemis que vous craignez n'oseront pas vous attaquer.

Et comme on a franchi le village sans aucun incident, nos porteurs ont la plus grande vénération pour les cure-dents. Ils les ont enfilé dans leur ficelle à grigris, et ils les portent sur leur poitrine. Depuis même, ils regardent les autres indigènes avec mépris, et ils disent entre eux, en les désignant:

—Lui, pas grigris français.


29 août.—Nous devons approcher du confluent du M'Bomou et de la Méré ou Bokou, où nous devons rencontrer un poste établi par le capitaine Baratier qui, lui, est occupé encore à reconnaître cette dernière rivière.

Je dis cela parce que le lit du M'Bomou se resserre peu à peu. Mais l'eau reste toujours profonde. Les renseignements du capitaine Baratier se confirment. Il avait écrit que le M'Bomou était navigable jusqu'à son point de jonction avec le Bokou. C'est vrai.

Au campement, le soir, nous recevons une visite curieuse.

C'est une femme, marchande de poules. Elle est albinos. C'est-à-dire que sa figure et son corps sont en partie noirs et blancs comme la robe d'un cheval pie. Avec cela, l'iris des yeux est rouge et les cheveux crépus sont jaunâtres. C'est extraordinaire.

—Jacques, que dit le capitaine Germain en riant, tu regardes cette femme avec une insistance... Est-ce que ton cœur parlerait?

Est-il drôle! Mon cœur à une femme pie!

C'est qu'il ne sait pas que ma gentille Louise m'attend. Je ne lui ai pas raconté cela.

Dame, on a ses petits secrets.

Lui-même, dans son carnet, a une photographie de femme qu'il regarde quelquefois quand il croit qu'on ne l'observe pas.

C'est donc une mission d'amoureux que le Congo-Nil.

Après tout, c'est une bonne chose. Cela soutient de penser qu'à des milliers de lieues, il y a des êtres qui nous aiment et qui nous attendent.

Papa, Louise... il y a le vent du Sud qui souffle; il va vers vous, vers Paris, je vous envoie des baisers par ce messager. Quand les recevrez-vous?

30 août.—Un petit coup de fièvre. Presque rien. Deux doses de quinquina l'ont fait sauver.

C'est curieux, cette bilieuse, comme ça fait mal à l'estomac. On dirait qu'on a avalé un charbon rouge.

1er septembre.—Voilà la rivière Bokou, le poste laissé par Baratier. Les tirailleurs accourent sur le rivage. Ils nous font des signes d'amitié.

On débarque et l'on s'embrasse. Je crois bien que j'ai donné l'accolade à une demi-douzaine de Sénégalais.

Encore une idée que je n'aurais pas eue à Paris. Mais il semble qu'ici, on est tous des amis et des frères.

Sans compter que les tirailleurs sont épatants. Rien de plus brave, de plus endurant, de plus dévoué que ces Français à face noire. Et ils détestent les Anglais, faut voir. Ils ont même un dicton qu'il faut que je te marque.

—Igli, disent-ils (Igli, ça veut dire Anglais), Igli, grandes dents; li mettre tout dans ventre à li, li manger la case et le champ, et pi couper noir en quatre.

Il paraît que cette haine est commune à tous les noirs de l'ouest-africain, le capitaine me l'a affirmé. Il a même ajouté que si la colonie anglaise de Sierra-Leone dépérissait, c'était parce que tous les habitants émigraient sur les territoires français, afin de n'avoir pas les Saxons pour maîtres. Si c'est pour ça qu'on les appelle des colonisateurs....


7 septembre.—Un courrier de Baratier.

Veine! La rivière Bokou est navigable jusqu'à N'Boona. N'Boona, c'est un gros village, où l'on pourra se goberger. Faudra bien, car après, faudra porter Les embarcations à dos d'hommes à travers la brousse et tracer un chemin de 160 kilomètres pour arriver à la rivière Soueh, qui est un des principaux bras du Bahr-el-Ghazal.

Une vraie tuile, comme tu vois. Enfin c'est un échange de bons procédés. Quand les bateaux ne peuvent plus vous porter, il faut bien les porter à son tour.

Les vapeurs de la mission arrivent.


10 septembre.—Les derniers chalands viennent d'aborder.

Toute la mission est concentrée au confluent du M'Bomou et du Bokou.

Le commandant a eu un long entretien avec Baratier, Germain et Mangin.

11 septembre.—En route, on remonte le Bokou.


15 septembre.—Nous voici à 10 kilomètres en amont de N'Boona. Impossible d'aller plus loin.

Le Soueh est, paraît-il, à 160 kilomètres de nous.

On va envoyer un détachement pour reconnaître le cours de cette importante rivière. Si elle est navigable, c'est chic. Mais voilà, il faut voir.

16 septembre.—Le commandant Marchand me fait appeler. Mon ami, le capitaine Germain, lui a parlé de moi.

Demain, avec sept hommes nous partirons en avant.

Le commandant vient avec nous. C'est notre petite troupe qui va reconnaître le Soueh. Me voilà tout à fait dans les honneurs. Si Louise n'est pas fière, et toi aussi, papa, vous êtes vraiment difficiles.

17 septembre.—Ça y est, en route.


25 septembre.—Nous sommes sur les rives du Soueh.

Voilà quatre jours que je n'ai pu toucher à ce journal, cette chère correspondance que je ne puis vous envoyer, mais qui me relie à vous.

C'est un ami, ce journal. Je lui dis tout ce que je pense. Tout, non, car sans cela vos deux noms se retrouveraient à chaque ligne.

Je suis las, las... J'ai les jambes qui me rentrent dans le corps. Nous en avons fait un métier depuis le départ de N'Boona.

On s'était reposé à bord des pirogues; mais on s'est éreinté ces jours-ci.

Cent soixante kilomètres en huit jours, ça n'a l'air de rien, n'est-ce pas. Cela nous donne une moyenne de vingt kilomètres par jour.

Seulement ces kilomètres-là comptent double, et même triple.

C'est à travers la brousse qu'il faut se frayer un chemin.

A chaque instant, on rencontre des marigots qu'il faut tourner, des cours d'eau qu'il faut franchir. On cherche un gué, on passe avec de l'eau jusqu'aux genoux, jusqu'aux reins, quelquefois jusqu'aux épaules.

Paraît que nous entrons dans la région des marécages, la vraie région. Ceux du Bas-M'Bomou n'étaient que de la petite bière, comme qui dirait un apéritif, pour nous mettre en goût.

On est toujours trempé, un vrai bain de vapeur. C'est le Hammam à perpétuité.

Bah! on a de la quinine. Avant le départ, le commandant nous a fait prendre à chacun une petite provision de la bonne poudre. Pour qu'elle ne soit pas mouillée, j'ai mis la mienne au fond de mon salacco.

Et j'en deviens gourmand, je m'en offre de temps en temps. Aussi pas de fièvre, ou du moins si peu, que ce n'est pas la peine d'en parler.

Je me moque de la «bilieuse». Il y en a un autre qui s'en moque encore plus que moi. C'est le commandant.

Non, vrai, cet homme-là a une volonté de fer, et si l'on avait l'idée de reculer, il n'y aurait qu'à le regarder pour changer d'avis.

Il a la fièvre lui, il l'a à haute dose; mais cela ne l'arrête pas. Il la domine. J'ai entendu raconter que certains malades battent la maladie par la volonté. Eh bien, c'est vrai. Marchand est malade, mais il ne veut pas se plier devant le mal... Et il ne plie pas.

C'est égal, quand je pense qu'il faudra traîner les vapeurs et les chalands par le chemin que nous venons de parcourir, j'en ai chaud.

Je sais bien que les autres recrutent des porteurs pendant notre absence, mais en trouveront-ils assez?

Enfin, ce n'est pas tout ça. Le commandant vient de faire abattre un arbre superbe, droit comme un I et gros... il a au moins un mètre cinquante de diamètre.


Oh bien, elle est bonne, me voici constructeur de canots.

L'arbre qu'on a abattu, faut le transformer en pirogue. Et l'on enlève l'écorce, et l'on taille, et l'on creuse. Je viens de travailler deux heures.

Le commandant a eu une crâne idée.

A quelques mètres de la rive se trouvait un creux. Il a creusé lui-même une petite rigole jusqu'à la rivière.

L'eau est arrivée par là, a rempli le trou; si bien qu'on peut se baigner sans crainte des crocodiles. Je vais piquer ma tête.


Là, ça y est. Je suis retapé. Seulement je tombe de sommeil.

Une petite dose de quinine, un souvenir à toi, à Louise. Mes yeux se ferment malgré moi, ils se troublent.

J'aperçois confusément le commandant au bord de la rivière. Il grelotte la fièvre, mais il reste debout.

Cré matin, il est donc doublé en tôle cet homme-là!


26 septembre.—La pirogue est à l'eau.

—Embarque.

Nous y sommes tous. Le commandant va mieux ce matin. Il a dû servir à la bilieuse un potage à la quinine sérieux.

Il a l'air content. Tant mieux. Ça fait plaisir à tout le monde. Il est à l'avant du bateau. Avec un plomb, il sonde sans cesse le lit du fleuve.

Il y a assez d'eau, bravo!


28 septembre.—Trois jours de navigation à cent vingt kilomètres par jour.

On s'est arrêté à Meschara-el-Reck.

En voilà un pays à grenouilles. De l'eau partout avec des îlots en masse, des roseaux comme je n'en ai jamais vus, des bambous qui ont sept, huit, dix mètres de hauteur.

Faut revenir maintenant. Ce sera moins drôle.

Les rivières, c'est comme les montagnes, faudrait, pour bien faire, les prendre toujours du côté de la descente, et nous allons remonter.

Plus moyen d'écrire, on a tout le temps la rame à la main.

Mais je pense à vous toujours. Pauvre petite Louise, si elle savait ce que son souvenir me donne de courage... Vous retrouver tous les deux, au bout de l'étape.

Hardi! on va ramer.


14 novembre 1897.—Ah! mes enfants, quelle semaine nous venons de passer.

On est rentré à N'Boona. Et aussitôt toute la mission s'est mise en mouvement.

Fallait tracer dans la brousse une route de cent soixante kilomètres, pour permettre aux porteurs d'emmener la flottille démontée jusqu'à Kadialé.

Kadialé c'est l'endroit où le commandant avait reconnu que le Soueh devenait navigable.

Heureusement, pendant son absence, Baratier, à qui il avait remis le commandement, avait fait démonter les bateaux, et avait commencé le tracé de la route, en élargissant le sentier que nous avions frayé.

On ne se figure pas ce qu'on a abattu d'ouvrage avec deux cents tirailleurs et mille porteurs.

Décrire ça je ne saurais pas, faudrait être un savant pour tout dire.

Tantôt c'est la forêt épaisse qu'il s'agit d'éventrer.

Tantôt des petits ravins qu'il faut combler.

D'autres fois des rochers dans lesquels on doit creuser une trouée.

Alors on établit un fourneau de mine, et en avant la dynamite.

Pouf, un éclatement, comme un coup de tonnerre, une flamme. On regarde, il n'y a plus de rocher; seulement ça serait imprudent de regarder de trop près, car le rocher éclaté retombe en monnaie.

Et puis, la route tracée, c'est épatant de voir la caravane s'y engager.

Les porteurs nus, sauf le petit tablier dont je t'ai parlé, avec une espèce de turban au sommet du crâne, sur lequel ils appuient les perches où sont attachées les forges, les pièces des embarcations, les charges.

Plus loin, les groupes qui portent les gros morceaux des vapeurs.

Six, huit noirs, par trois, par quatre de front, soutiennent le poids écrasant de fragments de coque de huit cents kilogrammes.

Ils s'avancent dans les hantes herbes, dans lesquelles ils disparaissent jusqu'à la ceinture.

A propos, on parle toujours des serpents... j'en ai même vu au Jardin d'Acclimatation que les étiquettes disaient venir d'Afrique.

Il y en a certainement, j'en ai aperçu quelquefois.

Mais c'est à remarquer, personne de la mission n'a été mordu par eux.


Maintenant on se prépare à hiverner.

Car il nous arrive une chose désagréable.

C'est l'époque des basses eaux. Impossible d'aller plus loin.

Le commandant a fait installer des postes à Tamboura et à Ghalta. Lui a pris ses quartiers plus haut, au confluent du Soueh et du Toudy.

Il y a établi un fort, auquel il a donné un joli nom: Fort Desaix.

Entre ce point et le Nil s'étendent des marais infranchissables.

Ou ne pourra en essayer la traversée qu'au moment de la crue, dans plusieurs mois.

En attendant, on fera des reconnaissances aux alentours, on passera des traités avec les tribus.

Comme cela on ne perdra pas son temps, et l'on établira l'influence de la France dans le bassin du Bahr-el-Ghazal.

CHAPITRE X
L'HIVERNAGE

Au fort Desaix, le commandant Marchand avait établi son quartier général.

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