Les grotesques de la musique
The Project Gutenberg eBook of Les grotesques de la musique
Title: Les grotesques de la musique
Author: Hector Berlioz
Release date: April 11, 2011 [eBook #35825]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)
LES GROTESQUES
DE LA MUSIQUE
———
Paris.—Imprimerie de la Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat, 15, rue Breda.
———
LES
GROTESQUES
DE LA MUSIQUE
———
PARIS
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15
—
A. BOURDILLIAT ET Cie, ÉDITEURS
La traduction et la reproduction sont réservées
—
1859
PROLOGUE
—————
LETTRE DES CHORISTES DE L'OPÉRA
A L'AUTEUR
CHER MAÎTRE,
Vous avez dédié un livre (les Soirées de l'orchestre) à vos bons amis les artistes de X***, ville civilisée. Cette ville (d'Allemagne, nous le savons) n'est pas plus civilisée que beaucoup d'autres très-probablement, malgré l'intention malicieuse qui vous a fait lui donner cette épithète. Que ses artistes soient supérieurs à ceux de Paris, il est permis d'en douter, et quant à leur affection pour vous, elle ne peut, à coup sûr, être aussi vive ni aussi ancienne que la nôtre. Les choristes parisiens en général, et ceux de l'Opéra en particulier, vous sont dévoués corps et âme; ils vous l'ont prouvé maintes fois de toutes les façons. Ont-ils murmuré de la longueur des répétitions, de la rigueur de vos exigences musicales, de vos interpellations violentes, de vos accès de fureur même, pendant les études du Requiem, du Te Deum, de Romeo et Juliette, de la Damnation de Faust, de l'Enfance du Christ, etc.?... Jamais, jamais. Ils ont toujours, au contraire, rempli leur tâche avec zèle et une patience inaltérable. Vous n'êtes pourtant pas flatteur pour les hommes, ni galant pour les dames, pendant ces terribles répétitions.
Quand l'heure de commencer approche, si le personnel du chœur n'est pas au grand complet, s'il manque quelqu'un, vous vous promenez autour du piano comme le lion du Jardin des Plantes dans sa cage, vous grondez sourdement en mordant votre lèvre inférieure, vos yeux lancent de fauves éclairs; on vous salue, vous détournez la tête; vous frappez de temps en temps avec violence sur le clavier des accords dissonants qui indiquent votre colère intérieure, et nous disent clairement que vous seriez capable de déchirer les retardataires, les absents... s'ils étaient présents.
Puis vous nous reprochez toujours de ne pas chanter assez piano dans les nuances douces, de ne pas attaquer avec ensemble les forte; vous voulez que l'on prononce les deux s dans le mot angoisse et l'r dans la seconde syllabe du mot traître. Et si un malheureux illettré, un seul, égaré dans nos rangs, oublie votre observation grammaticale et s'avise de dire encore angoise ou traite, vous vous en prenez à tout le monde, vous nous accablez en masse de plaisanteries cruelles, nous appelant portiers, ouvreuses de loges, etc.!! Eh bien, nous supportons cela néanmoins, et nous vous aimons tout de même, parce que vous nous aimez, on le voit, et que vous adorez la musique, on le sent.
L'habitude française de donner la prééminence aux étrangers, lors même qu'il y a flagrante injustice à le faire, put seule vous porter à offrir vos Soirées de l'orchestre à des musiciens allemands.
C'est fait, n'en parlons plus.
Mais pourquoi n'écririez-vous pas maintenant, à notre intention, un livre du même genre, moins philosophique peut-être, plus gai, pour conjurer l'ennui qui nous ronge à l'Opéra?
Vous le savez, pendant les actes ou les fragments d'actes qui ne contiennent pas de chœurs, nous sommes prisonniers dans les foyers. Là il fait sombre comme dans l'entre-pont d'un vaisseau, il sent l'huile à quinquets, on est mal assis; on y entend raconter en mauvais termes de vieilles histoires moisies, répéter des mots rances; ou bien le silence et l'inaction nous écrasent à la fois, jusqu'au moment où l'avertisseur vient nous faire rentrer en scène... Ah! le métier n'est pas beau, croyez-le. Faire des cinquantaines de répétitions pour se fourrer dans la tête les parties de chant presque inchantables des compositions nouvelles! apprendre par cœur des opéras qui durent de sept heures à minuit! changer jusqu'à six fois de costume par soirée! rester parqués comme des moutons, quand il n'y a rien à chanter, et n'avoir pas, en somme, pendant ces interminables représentations, cinq minutes de bon temps!!... Car nous n'imitons pas vos artistes d'Allemagne, qui se permettent d'exécuter à demi-orchestre les ouvrages dont ils font peu de cas. Nous chantons tout dans tout. Certes, si nous prenions ainsi la liberté de donner de la voix seulement dans les partitions qui nous plaisent, les cas d'esquinancie seraient rares parmi les choristes de l'Opéra. De plus, nous chantons debout, nous sommes toujours sur nos jambes, tandis que les musiciens d'orchestre jouent assis dans leur cave à musique. C'est à devenir huître!
Allons, soyez bon, faites-nous un volume de contes véritables, d'histoires fabuleuses, de farces même, comme vous en écrivez souvent quand vous êtes de mauvaise humeur; nous lirons cela dans nos entre-ponts à la lueur de nos quinquets; nous vous devrons l'oubli de quelques tristes heures, et vous aurez droit à toute la reconnaissance du chœur.
Vos fidèles soprani, contralti, ténors
et basses de l'Opéra.
Paris, le 22 décembre 1858.
RÉPONSE DE L'AUTEUR
AUX CHORISTES DE L'OPÉRA
MESDAMES ET MESSIEURS,
Vous me dites: cher maître! j'ai été sur le point de vous répondre: chers esclaves! car je sais à quel point vous êtes privés de loisirs et de liberté. Ne fus-je pas autrefois choriste, moi aussi? et dans quel théâtre encore! Dieu vous garde d'y entrer jamais.
Je connais donc bien les rudes labeurs que vous accomplissez, le nombre des tristes heures que vous comptez, et le taux des appointements plus tristes encore que vous subissez. Hélas! je ne suis ni plus maître, ni plus libre, ni plus joyeux que vous. Vous travaillez, je travaille, nous travaillons pour vivre; et vous vivez, je vis, nous vivons pour travailler. Les saint-simoniens ont prétendu connaître le travail attrayant; ils en ont bien gardé le secret; je puis l'assurer, ce travail-là m'est aussi inconnu qu'à vous-mêmes. Je ne compte plus mes tristes heures; elles tombent les unes sur les autres, froides et monotones comme ces gouttes de neige fondue qui alourdissent à Paris le sombre silence des nuits d'hiver.
Quant à mes appointements, n'en parlons pas...
Je reconnais la justesse de votre reproche au sujet de la dédicace des Soirées de l'Orchestre; j'aurais dû, puisqu'il s'agissait d'un livre sur les choses musicales et sur les musiciens, l'offrir à mes amis les artistes de Paris. Mais je revenais d'Allemagne quand la fantaisie me prit d'écrire ce volume; j'étais encore sous l'impression de l'accueil chaleureux et cordial que m'avait fait l'orchestre de la ville civilisée, et je supposais si peu trouver dans le public la moindre sympathie pour mes Soirées, que les dédier à quelqu'un c'était, à mon sens, les mettre sous un patronage et non point faire un hommage dont on pût être flatté. Vos regrets à ce propos semblent indiquer chez vous une opinion différente de la mienne. A vous en croire, il y aurait donc des lecteurs pour ma prose!... Je me serais donc trompé!... je serais donc un imbécile! Cela me remplit de joie.
Vous me plaisantez sur mes observations grammaticales. Je ne me flatte pourtant guère de savoir le français; non, je sais bien que l'on sait que je ne le sais pas. Mais un bon nombre de mots fort usités sont, je ne l'ignore point, des termes barbares, et j'ai horreur de les entendre. Le mot angoise est de ceux-là; il est souvent employé par les chanteurs et les cantatrices les plus richement appointés de nos théâtres lyriques. Une élève couronnée du Conservatoire s'obstinait, malgré tous les avis, à dire: «Mortelle angoise!» Je parvins à la corriger en lui affirmant qu'il y avait trois s dans ce mot, espérant qu'elle en prononcerait au moins deux. Ce qui arriva, et lui fit chanter enfin: «Mortelle angoisse!»
Vous semblez porter envie aux musiciens instrumentistes jouant assis dans leur cave à musique, au lieu de rester comme les choristes, de longues heures debout. Soyez donc justes. Ils sont assis, j'en conviens, dans cette cave où l'on gagne à peine de l'eau à boire, mais ils jouent toujours, sans relâche, sans trêve ni merci, n'imitant pas plus que vous le laisser-aller de mes amis de la ville civilisée. Les directeurs leur permettent seulement de compter des pauses, quand par hasard le compositeur leur en donne à compter. Ils jouent dans les ouvertures, dans les airs, duos, trios, quatuors, morceaux d'ensemble, ils accompagnent vos chœurs; un administrateur de l'Opéra voulait même les faire jouer dans les chœurs sans accompagnement, prétendant qu'il ne les payait pas pour se croiser les bras.
Et vous savez comme on les paye!!...
Ils ne changent pas de costume toutes les demi-heures, c'est encore vrai; mais l'obligation où ils sont depuis peu de se présenter à l'orchestre en cravate blanche est ruineuse pour eux. Il y a de nos pauvres confrères musiciens de l'Opéra qui touchent, dit-on, environ 66 fr. 65 c. par mois. A quatorze représentations par mois, cela ne fait pas 5 fr. par séance de cinq heures; c'est un peu moins de vingt sous par heure, moins que l'heure d'un fiacre. Et maintenant ils se trouvent grevés de frais de toilette. Il leur faut au moins sept cravates blanches par mois, en supposant qu'ils sachent en retourner adroitement quelques-unes pour les faire servir plusieurs fois. Et ces frais de blanchissage finiront avec le temps par produire une somme assez ronde. Combien coûte en effet le blanchissage et le repassage d'une cravate blanche empesée (sans compter le prix de la cravate)? Quinze centimes. Admettons que l'artiste s'abstienne par économie de la faire empeser, et la fasse repasser pour les représentations solennelles seulement. De quinze centimes ses frais seront ainsi réduits à deux sous. Eh bien, voyez, il devra au bout du mois écrire sur son livre de dépenses le compte suivant:
| Cravate | pour les Huguenots | 3 | sous. |
| Id. | pour le Prophète | 3 | » |
| Id. | pour Robert le Diable | 3 | » |
| Id. | pour le Cheval de bronze | 3 | » |
| Id. | pour Guillaume Tell | 3 | » |
| Id. | pour la Favorite, quand Mme Borghi-Mamo ne joue pas | 2 | sous. |
| Id. | pour la Juive | 3 | » |
| Id. | pour la Sylphide | 3 | » |
| Id. | pour le Violon du Diable | 2 | » |
| Id. | pour les deux premiers actes de Lucie, quand Roger ne joue pas | 2 | » |
| Id. | pour François Villon | 2 | » |
| Id. | pour la Xacarilla | 2 | » |
| Id. | pour le Rossignol (la cravate a servi trois fois) | 0 | » |
| Id. | pour la Rose de Florence (elle a servi quatre fois) | 0 | » |
| Total pour quatorze représentations et sept cravates | 1 | f. 55 c. | |
| Pour un an | 18 | f. 60 c. | |
| Pour dix ans | 186 | f. | |
Lesquels 186 fr., prélevés sur le budget d'un malheureux violoniste père de famille, peuvent le mettre dans l'atroce nécessité de recourir à sa dernière cravate pour se pendre.
L'existence des musiciens d'orchestre est donc semée d'à peu près autant de roses que celle des artistes des chœurs; les uns et les autres peuvent se donner la main.
Quoi qu'il en soit, je serais heureux, je vous le jure, de bercer un temps votre ennui (pour parler comme l'Oronte de Molière); mais la gaieté de mes anecdotes est fort problématique, et je n'oserais céder à vos amicales instances, si les choses les plus tristes n'avaient si souvent un côté bouffon. Vous connaissez le mot de ce condamné à mort, disant de sa voix rauque à la femme éplorée venue pour lui faire ses derniers adieux et le suivre jusqu'au lieu du supplice: «Tu n'as donc pas amené l'petit?—Ah! mon Dieu! quelle idée! pouvais-je lui montrer son père sur l'échafaud?—T'as eu tort, ça l'aurait amusé, c't enfant.»
Or, voici un opuscule dont je ne puis trop bien distinguer le caractère; je le nommerai à tout hasard: Les Grotesques de la musique, bien qu'il y ait par-ci par-là des grotesques étrangers à l'art musical. Selon la disposition d'esprit des lecteurs, il peut leur sembler ou risible ou déplorable. Tâchez de trouver quelque plaisir à le lire; quant à moi, je me suis amusé en l'écrivant, comme eût fait sans doute l'enfant du condamné en assistant à l'exécution de son père.
Adieu, mesdames et messieurs; je baise les belles mains, je serre cordialement les autres, et je vous prie de croire toujours à la sincère et vive affection de votre tout dévoué camarade,
HECTOR BERLIOZ.
Paris, 21 janvier 1859.
A MES BONS AMIS
LES ARTISTES DES CHŒURS DE L'OPÉRA
DE PARIS
VILLE BARBARE
LES GROTESQUES
DE LA MUSIQUE
L'art musical est sans contredit celui de tous les arts qui fait naître les passions les plus étranges, les ambitions les plus saugrenues, je dirai même les monomanies les plus caractérisées. Parmi les malades enfermés dans les maisons de santé, ceux qui se croient Neptune ou Jupiter sont aisément reconnus pour monomanes; mais il en est beaucoup d'autres, jouissant d'une entière liberté, dont les parents n'ont jamais songé à recourir pour eux aux soins de la science phrénologique, et dont la folie pourtant est évidente. La musique leur a détraqué le cerveau. Je m'abstiendrai de parler à ce sujet des hommes de lettres, qui écrivent, soit en vers, soit en prose, sur des questions de théorie musicale dont ils n'ont pas la connaissance la plus élémentaire, en employant des mots dont ils ne comprennent pas le sens; qui se passionnent de sang-froid pour d'anciens maîtres dont ils n'ont jamais entendu une note; qui leur attribuent généreusement des idées mélodiques et expressives que ces maîtres n'ont jamais eues, puisque la mélodie et l'expression n'existaient pas à l'époque où ils vécurent; qui admirent en bloc, et avec la même effusion de cœur, deux morceaux signés du même nom, dont l'un est beau en effet, quand l'autre est absurde; qui disent et écrivent enfin ces étonnantes bouffonneries que pas un musicien ne peut entendre citer sans rire. C'est convenu, chacun a le droit de parler et d'écrire sur la musique; c'est un art banal et fait pour tout le monde; la phrase est consacrée. Pourtant, entre nous, cet aphorisme pourrait bien être l'expression d'un préjugé. Si l'art musical est à la fois un art et une science; si, pour le posséder à fond, il faut des études complexes et assez longues; si, pour ressentir les émotions qu'il procure, il faut avoir l'esprit cultivé et le sens de l'ouïe exercé; si, pour juger de la valeur des œuvres musicales, il faut posséder en outre une mémoire meublée, afin de pouvoir établir des comparaisons, connaître enfin beaucoup de choses qu'on ignore nécessairement quand on ne les a pas apprises; il est bien évident que les gens qui s'attribuent le droit de divaguer à propos de musique sans la savoir, et qui se garderaient pourtant d'émettre leur opinion sur l'architecture, sur la statuaire, ou tout autre art à eux étranger, sont dans le cas de monomanie. Ils se croient musiciens, comme les autres monomanes dont je parlais tout à l'heure se croient Neptune ou Jupiter. Il n'y a pas la moindre différence.
Quand Balzac écrivait son Gambara et tentait l'analyse technique du Moïse de Rossini, quand Gustave Planche osait imprimer son étrange critique de la Symphonie héroïque de Beethoven, ils étaient fous tous les deux. Seulement la folie de Balzac était touchante; il admirait sans comprendre ni sentir, il se croyait enthousiasmé. L'insanité de Planche était irritante et sotte, au contraire; sans comprendre, ni sentir, ni savoir, il dénigrait Beethoven et prétendait lui enseigner comment il faut faire une symphonie.
Je pourrais nommer une foule d'autres écrivains qui, pour le malheur de l'art et le tourment des artistes, publient leurs idées sur la musique, en prenant constamment, comme le singe de la fable, le Pirée pour un homme. Mais je veux me borner à citer divers exemples de monomanie inoffensive et par cela même essentiellement plaisante, que l'histoire moderne me fournit.
Le droit de jouer en fa dans une symphonie en ré.
A l'époque où, après huit ou dix ans d'études, je commençais à entrevoir la puissance de notre grand art profané, un étudiant de ma connaissance fut député vers moi par les membres d'une société philharmonique, d'amateurs, récemment constituée dans le local du Prado, pour me prier d'être leur chef d'orchestre. Je n'avais encore alors dirigé qu'une seule exécution musicale, celle de ma première messe dans l'église de Saint-Eustache. Je me méfiais extrêmement de ces amateurs; leur orchestre devait être et était en effet exécrable. Toutefois l'idée de m'exercer à la direction des masses instrumentales, en expérimentant ainsi in animâ vili, me décida, et j'acceptai.
Le jour de la répétition venu, je me rends au Prado; j'y trouve une soixantaine de concertants qui s'accordaient avec ce bruit agaçant particulier aux orchestres d'amateurs. Il s'agissait d'exécuter quoi?... Une symphonie en ré de Gyrowetz. Je ne crois pas que jamais chaudronnier, marchand de peaux de lapins, épicier romain ou barbier napolitain ait rêvé des platitudes pareilles. Je me résigne, nous commençons. J'entends une discordance affreuse produite par les clarinettes. J'interromps l'orchestre, et m'adressant aux clarinettistes: «Vous aurez pris sans doute un morceau pour un autre, messieurs; nous jouons en ré et vous venez de jouer en fa!—Non, monsieur, c'est bien la symphonie désignée!—Recommençons.» Nouvelle discordance, nouveau temps d'arrêt. «Mais c'est impossible, envoyez-moi votre partie.» On me fait passer la partie des clarinettes: «Parbleu! la cacophonie s'explique. Votre partie est écrite en fa, à la vérité, mais pour des clarinettes en la, et votre fa, en ce cas, devient l'unisson de notre ré. Vous vous êtes trompés d'instrument.—Monsieur, nous n'avons que des clarinettes en ut.—Eh bien, transposez à la tierce inférieure.—Nous ne savons pas transposer.—Alors, ma foi, taisez-vous.—Ah! par exemple! nous sommes membres de la société, et nous avons le droit de jouer comme tous les autres.»
A ces mots incroyables, laissant tomber mon bâton, je me sauvai comme si le diable m'emportait, et jamais depuis lors je n'entendis parler de ces philharmoniques.
Un virtuose couronné.
Un roi d'Espagne, croyant aimer fort la musique, se plaisait à faire sa partie dans les quatuors de Boccherini; mais il ne pouvait jamais suivre le mouvement d'un morceau. Un jour où, plus que de coutume, il était resté en arrière des autres concertants, ceux-ci, effrayés du désordre produit par le royal archet, en retard de trois ou quatre mesures, firent mine de s'arrêter:—«Allez toujours, cria l'enthousiaste monarque, je vous rattrapera bien.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un nouvel instrument de musique.
Un musicien que tout Paris connaissait, il y a quinze ou vingt ans, vient me trouver un matin, portant sous son bras un objet soigneusement enveloppé dans du papier:—«Je l'ai trouvé! je l'ai trouvé s'écrie-t-il comme Archimède, en entrant chez moi. J'étais depuis longtemps à la piste de cette découverte, qui ne peut manquer de produire dans l'art une immense révolution. Vois cet instrument, une simple boîte de fer-blanc percée de trous et fixée au bout d'une corde; je vais la faire tourner vivement comme une fronde, et tu entendras quelque chose de merveilleux. Tiens, écoute: Hou! hou! hou! Une telle imitation du vent enfonce cruellement les fameuses gammes chromatiques de la Pastorale de Beethoven. C'est la nature prise sur le fait! C'est beau, et c'est nouveau! Il serait de mauvais goût de faire ici de la modestie. Beethoven était dans le faux, il faut le reconnaître, et je suis dans le vrai. Oh! mon cher, quelle découverte! et quel article tu vas m'écrire là-dessus dans le Journal des Débats! Cela te fera un honneur extraordinaire; on te traduira dans toutes les langues. Que je suis content, va, mon vieux! Et crois-le bien, c'est autant pour toi que pour moi. Cependant, je l'avouerai, je désire employer le premier mon instrument; je le réserve pour une ouverture que j'ai commencée et dont le titre sera: l'Ile d'Eole; tu m'en diras des nouvelles. Après cela, libre à toi d'user de ma découverte pour tes symphonies. Je ne suis pas de ces gens qui sacrifieraient le présent et l'avenir de la musique à leur intérêt personnel, non; tout pour l'art, c'est ma devise.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le régiment de colonels.
Un monsieur, riche propriétaire, daigne me présenter son fils, âgé de vingt-deux ans, et ne sachant, de son aveu, pas encore lire la musique.
—Je viens vous prier, monsieur, me dit-il, de vouloir bien donner des leçons de haute composition à ce jeune homme, qui vous fera honneur prochainement, je l'espère. Il avait eu d'abord l'idée de se faire colonel, mais malgré l'éclat de la gloire militaire, celle des arts le séduit décidément; il aime mieux se faire grand compositeur.
—Oh! monsieur, quelle faute! Si vous saviez tous les déboires de cette carrière! Les grands compositeurs se dévorent entre eux; il y en a tant!... Je ne puis d'ailleurs me charger de le conduire au but de sa noble ambition. A mon avis, il fera bien de suivre sa première idée et de s'engager dans le régiment dont vous me parliez.
—Quel régiment?
—Parbleu! le régiment des colonels.
—Monsieur, votre plaisanterie est fort déplacée; je ne vous importunerai pas plus longtemps. Heureusement vous n'êtes pas le seul maître et mon fils pourra se faire grand compositeur sans vous. Nous avons l'honneur de vous saluer.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Une cantate.
Peu de temps avant l'entrée à Paris des cendres de l'empereur Napoléon Ier, des marches funèbres furent demandées à MM. Auber, Adam et Halévy, pour le cortége qui devait conduire le mort immortel à l'église des Invalides.
J'avais, en 1840, été chargé de composer une symphonie pour la translation des restes des victimes de la révolution de Juillet et l'inauguration de la colonne de la Bastille; en conséquence, plusieurs journaux, persuadés que ce genre de musique était ma spécialité, m'annoncèrent comme le compositeur honoré une seconde fois de la confiance du ministre dans cette occasion solennelle.
Un amateur belge, induit en erreur avec beaucoup d'autres, m'adressa alors un paquet contenant une lettre, des vers et de la musique.
La lettre était ainsi conçue:
«Monsieur,
»J'apprends par la voie des journaux que vous êtes chargé de composer une symphonie pour la cérémonie de la translation des cendres impériales au Panthéon. Je vous envoie une cantate qui, fondue dans votre ouvrage, et chantée par sept ou huit cents voix, doit produire un certain effet.
»Vous remarquerez une lacune dans la poésie après le vers:
Nous vous rendons votre Empereur.
»Je n'ai pu terminer complétement que la musique, car je ne suis guère poëte. Mais vous vous procurerez aisément ce qui manque; Hugo ou Lamartine vous feront ça. Je suis marié, j'ai trois populos (trois enfants); si cela rapporte quelques écus, vous me feriez plaisir de me les envoyer; je vous abandonne la gloire.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Voici la cantate.
Un Programme de musique grotesque.
A l'époque où l'Odéon était un théâtre lyrique, on y représentait souvent des pièces de l'ancien répertoire de Feydeau. Je fus, par hasard, témoin d'une répétition générale pour la reprise de la Rosière de Salency de Grétry. Je n'oublierai jamais le spectacle offert par l'orchestre à cette occasion: son hilarité en exécutant l'ouverture, les cris des uns, les contorsions des autres, les applaudissements ironiques des violons, le premier hautbois avalant son anche, les contre-basses trépignant devant leur pupitre et demandant d'une voix étranglée la permission de sortir, assurant qu'il était encore temps. Et le chef d'orchestre, M. Bloc, ayant la force de tenir son sérieux...; et moi, m'élevant jusqu'au sublime en blâmant cette explosion irrévérencieuse, et trouvant indécente l'idée des joueurs de contre-basse. Mais ces pauvres artistes ne tardèrent pas à être bien vengés de ma sotte pruderie. Une demi-heure après l'exécution de l'étonnante ouverture, le calme s'étant rétabli, on en était revenu au sérieux et à l'attention, l'orchestre accompagnait tranquillement un morceau de chant de la troisième scène, quand je tombai subitement à la renverse au milieu du parterre, en poussant un cri de rire rétrospectif... La nature reprenait ses droits, je faisais long feu.
Deux ou trois ans plus tard, réfléchissant à certains morceaux de ce genre qu'on trouve, il faut bien le reconnaître, chez plusieurs grands maîtres, l'idée me vint d'en faire figurer une collection dans un concert préparé ad hoc, mais sans prévenir le public de la nature du festin musical auquel il était convié; me bornant à annoncer un programme décoré exclusivement de noms illustres.
L'ouverture de la Rosière de Salency, cela se conçoit, y figurait en première ligne,—puis un air anglais célèbre: «Arm ye brave!»—une sonate diabolique pour le violon,—le quatuor d'un opéra français où l'on trouve ce passage:
| J'aime assez les Hollandaises, |
| Les Persanes, les Anglaises, |
| Mais je préfère des Françaises |
| L'esprit, la grâce et la gaieté. |
—une marche instrumentale qui fut exécutée, à l'indescriptible joie du public, dans un concert très-grave donné à Paris, il y a six ou sept ans;—le final du premier acte d'un grand opéra qui n'est plus au répertoire, mais dont la phrase: «Viens, suis-moi dans les déserts,» produisit aussi sur une partie de l'orchestre l'hilarité la plus scandaleuse, lors de la dernière reprise du chef-d'œuvre;—la fugue sur Kyrie Eleison, d'une messe de Requiem;—un hymne qui passe pour appartenir au style pindarique, dont les paroles sont:
| I cieli immensi narrano |
| Del grande iddio lu gloria! |
(Les cieux immenses racontent la gloire du grand Dieu!) mais dont la musique, pleine de jovialité et de rondeur, sans se soucier des merveilles de la création, dit tout bonnement ceci:
| Ah! quel plaisir de boire frais, |
| De se farcir la panse! |
| Ah! quel plaisir de boire frais, |
| Assis sous un ombrage épais, |
| Et de faire bombance! |
—des variations pour le basson sur l'air: Au clair de la lune, célèbres pendant vingt ans, et qui firent la fortune de l'auteur.
Enfin, une très-fameuse symphonie (en ré), dont Gyrowetz n'est pas coupable.
Ce mirobolant programme une fois arrêté, l'orchestre conspirateur se réunit pour une répétition préliminaire. Quelle matinée!... Inutile de dire qu'on ne vit pas la fin de l'expérience. L'ouverture de la Rosière produisit son effet extraordinaire; le final: «Viens! suis-moi,» alla jusqu'au bout, au milieu des transports joyeux des exécutants, mais l'hymne:
Ah! quel plaisir de boire frais!
ne put être achevé: on se tordait, on tombait à terre, on renversait les pupitres, le timbalier avait crevé la peau d'une de ses timbales; il fallut renoncer à aller plus avant. Enfin, ce qui restait de gens à peu près sérieux dans l'orchestre fut réuni en conseil, et la majorité déclara ce concert impossible, assurant qu'il en résulterait un scandale affreux, et que malgré la célébrité, la haute et juste illustration de tous les compositeurs dont les œuvres figuraient dans le programme, le public serait capable d'en venir à des voies de fait et de nous jeter des gros sous.
O naïfs musiciens! vous connaissez bien mal l'urbanité du public! Lui, se fâcher! allons donc! Sur les huit cents personnes réunies dans la salle que nous avions choisie pour cette épreuve, cinquante peut-être eussent ri du meilleur de leur cœur, les autres fussent restées fort sérieuses et de grands applaudissements, je le crains, eussent suivi l'exécution de l'hymne et du final. Quant au Kyrie, on eût dit: «C'est de la musique savante!» et l'on eût fort goûté la symphonie.
Pour l'ouverture, la marche et l'air anglais, quelques-uns se fussent permis d'exprimer un doute et de dire à leurs voisins: «Est-ce une plaisanterie?»
Mais voilà tout.
Les anecdotes à l'appui de cette opinion ne me feraient pas défaut. En voici une entre vingt.
Est-ce une ironie?
Je venais de diriger au théâtre de Dresde la seconde exécution de ma légende: la Damnation de Faust. Au second acte, à la scène de la cave d'Auerbach, les étudiants ivres, après avoir chanté la chanson du rat mort empoisonné dans une cuisine, s'écrient en chœur: Amen!
Pour l'amen une fugue!
dit Brander,
Une fugue, un choral!
Improvisons un morceau magistral!
Et les voilà reprenant, dans un mouvement plus large, le thème de la chanson du rat, et faisant une vraie fugue scolastico-classique, où le chœur, tantôt vocalise sur a a a a, tantôt répète rapidement le mot tout entier, amen, amen, amen, avec accompagnement de tuba, d'ophicléide, de bassons et de contrebasses. Cette fugue est écrite selon les règles les plus sévères du contre-point, et, malgré la brutalité insensée de son style et le contraste impie et blasphématoire établi à dessein entre l'expression de la musique et le sens du mot amen, l'usage de ces horribles caricatures étant admis dans toutes les écoles, le public n'en est point choqué, et l'ensemble harmonieux qui résulte du tissu de notes, dans cette scène, est toujours et partout applaudi. Cela rappelle le succès du sonnet d'Oronte à la première représentation du Misanthrope.
Après la pédale obligée et la cadence finale de la fugue, Méphistophélès s'avance et dit:
Vrai Dieu! messieurs, votre fugue est fort belle,
Et telle
Qu'à l'entendre on se croit aux saints lieux.
Souffrez qu'on vous le dise,
Le style en est savant, vraiment religieux,
On ne saurait exprimer mieux
Les sentiments pieux
Qu'en terminant ses prières, l'Eglise
En un seul mot résume, etc.
Un amateur vint me trouver dans un entr'acte. Ce récitatif, sans doute, lui avait donné à réfléchir, car, m'abordant avec un timide sourire:
—Votre fugue sur amen est une ironie, n'est-ce pas, c'est une ironie?...
—Hélas! monsieur, j'en ai peur!
Il n'en était pas sûr!!!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'Évangéliste du tambour.
Je me suis souvent demandé: Est-ce parce que certaines gens sont fous qu'ils s'occupent de musique, ou bien est-ce la musique qui les a fait devenir fous?... L'observation la plus impartiale m'a amené à cette conclusion: la musique est une passion violente, comme l'amour; elle peut donc sans doute faire quelquefois en apparence perdre la raison aux individus qui en sont possédés. Mais ce dérangement du cerveau est seulement accidentel, la raison de ceux-là ne tarde pas à reprendre son empire; encore reste-t-il à prouver que ce prétendu dérangement n'est pas une exaltation sublime, un développement exceptionnel de l'intelligence et de la sensibilité...
Pour les autres, pour les vrais grotesques, évidemment la musique n'a point contribué au désordre de leurs facultés mentales, et si l'idée leur est venue de se vouer à la pratique de cet art, c'est qu'ils n'avaient pas le sens commun. La musique est innocente de leur monomanie.
Pourtant Dieu sait le mal qu'ils lui feraient si cela dépendait d'eux, et si les gens acharnés à démontrer à tout venant, en tout pays et en tout style, qu'ils sont Jupiter, n'étaient pas reconnus de prime abord par le bon sens public pour des monomanes!
D'ailleurs, il y a des individus qu'on honore beaucoup en les plaçant dans la classe des esprits dérangés; ils n'eurent jamais d'esprit; ce sont des crânes vides, ou du moins vides d'un côté; le lobe droit ou le lobe gauche du cerveau leur manque, quand les deux lobes ne leur manquent pas à la fois. Le lecteur fera sans peine le classement des exemples que nous allons citer et saura distinguer les fous des hommes simplement... simples.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il s'est trouvé un brave musicien, jouant fort bien du tambour. Persuadé de la supériorité de la caisse claire sur tous les autres organes de la musique, il écrivit, il y a dix ou douze ans, une méthode pour cet instrument et dédia son ouvrage à Rossini. Invité à me prononcer sur le mérite et l'importance de cette méthode, j'adressai à l'auteur une lettre dans laquelle je trouvai le moyen de le complimenter beaucoup sur son talent d'exécutant.
«Vous êtes le roi des tambours, disais-je, et vous ne tarderez pas à être le tambour des rois. Jamais, dans aucun régiment français, italien, anglais, allemand ou suédois, on ne posséda une qualité de son comparable à la vôtre. Le mécanisme proprement dit, le maniement des baguettes, vous fait prendre pour un sorcier par les gens qui ne vous connaissent pas. Votre fla est si moelleux, si séduisant, si doux! c'est du miel! Votre ra est tranchant comme un sabre. Et quant à votre roulement, c'est la voix de l'Éternel, c'est le tonnerre, c'est la foudre qui tombe sur un peuplier de quatre-vingts pieds de haut et le fend jusques en bas.»
Cette lettre enivra de joie notre virtuose; il en eût perdu l'esprit, si la chose eût été possible. Il courait les orchestres de Paris et de la banlieue, montrant sa lettre de gloire à tous ses camarades.
Mais un jour il arrive chez moi dans un état de fureur indescriptible: «Monsieur! on a eu l'insolence, hier, à l'état-major de la garde nationale, de m'insinuer que votre lettre était une plaisanterie, et que vous vous étiez (si j'ose m'exprimer ainsi), f... moqué de moi. Je ne suis pas méchant, non, on le sait. Mais le premier qui osera me dire cela positivement en face, le diable me brûle si je ne lui passe pas mon sabre au travers du corps!...»
Pauvre homme! il fut l'évangéliste du tambour; il se nommait Saint-Jean.
L'Apôtre du flageolet.
Un autre, l'apôtre du flageolet, était rempli de zèle; on ne pouvait l'empêcher de jouer dans l'orchestre dont il faisait le plus bel ornement, alors même que le flageolet n'y avait rien à faire.
Il doublait alors soit la flûte, soit le hautbois, soit la clarinette; il eût doublé la partie de contre-basse, plutôt que de rester inactif. Un de ses confrères s'avisant de trouver étrange qu'il se permit de jouer dans une symphonie de Beethoven: «Vous mécanisez mon instrument, et vous avez l'air de le mépriser! Imbéciles! Si Beethoven m'avait eu, ses œuvres seraient pleines de solos de flageolet, et il eût fait fortune.
«Mais il ne m'a pas connu; il est mort à l'hôpital.»
Le Prophète du trombone.
Un troisième s'est passionné pour le trombone. Le trombone, selon lui, détrônera tôt ou tard et remplacera tous les autres instruments. Il en est le prophète Isaïe. Saint-Jean eût joué dans le désert; celui-ci, pour prouver l'immense supériorité du trombone, se vante d'en avoir joué en diligence, en chemin de fer, en bateau à vapeur, et même en nageant sur un lac de vingt mètres de profondeur. Sa méthode contient, avec les exercices propres à enseigner l'usage du trombone en nageant sur les lacs, plusieurs chansons joyeuses pour noces et festins. Au bas de l'un de ces chefs-d'œuvre est un avis ainsi conçu: «Quand on chante ce morceau dans une noce, à la mesure marquée X, il faut laisser tomber une pile d'assiettes; cela produit un excellent effet.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Chefs d'orchestre.
Un célèbre chef d'orchestre, faisant répéter une ouverture nouvelle, répondit à l'auteur qui lui demandait une nuance de piano dans un passage important: «Piano, monsieur? chimère de cabinet!»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J'en ai vu un autre, pensant diriger quatre-vingts exécutants, qui tous lui tournaient le dos.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un troisième, conduisant la tête baissée et le nez sur les notes de sa partition, ne s'apercevait pas plus de ce que faisaient les musiciens que s'il eût de Londres dirigé l'orchestre de l'Opéra de Paris.
Une répétition de la symphonie en la de Beethoven ayant lieu sous sa direction, tout l'orchestre se perdit; l'ensemble une fois détruit, une terrible cacophonie ne tarda pas à s'ensuivre, et bientôt les musiciens cessèrent de jouer. Il n'en continua pas moins d'agiter au-dessus de sa tête le bâton au moyen duquel il croyait marquer les temps, jusqu'au moment où les cris répétés: «Eh! cher maître, arrêtez-vous, arrêtez-vous donc! nous n'y sommes plus!» suspendirent enfin le mouvement de son bras infatigable. Il relève la tête alors, et d'un air étonné: «Que voulez-vous? qu'est-ce qu'il y a?
—Il y a que nous ne savons où nous en sommes, et que tout est en désarroi depuis longtemps.
—Ah! ah!...»
Il ne s'en était pas aperçu.
Ce digne homme fut, comme le précédent, honoré de la confiance particulière d'un roi, qui le combla d'honneurs, et il passe encore dans son pays, auprès des amateurs, pour une des illustrations de l'art. Quand on dit cela devant des musiciens, quelques-uns, les flatteurs, gardent leur sérieux.
Appréciateurs de Beethoven.
Un fameux critique, théoricien, parolier, décompositeur, correcteur des maîtres, avait fait un opéra avec la pièce de deux auteurs dramatiques et la musique de quatre compositeurs. Il me trouve un jour à la bibliothèque du Conservatoire lisant l'orage de la symphonie pastorale de Beethoven.
—Ah! ah! dit-il en reconnaissant le morceau, j'avais introduit cela dans mon opéra la Forêt de Sénart, et j'y avais fourré des trombones qui produisaient un diable d'effet!
—Pourquoi y en avoir fourré, lui dis-je, puisqu'il y en a déjà?
—Non, il n'y en pas!
—Bah! et ceci (lui montrant les deux lignes de trombones) qu'est-ce donc?
—Ah! parbleu! je ne les avais point vus.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un grand théoricien, érudit, etc., a imprimé quelque part que Beethoven savait peu la musique.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un directeur des beaux-arts (qui déplorent sa perte) a reconnu devant moi que ce même Beethoven n'était pas sans talent.
La version Sontag.
Une admirable cantatrice, la tant regrettée Sontag, avait, à la fin du trio des masques de Don Juan, inventé une phrase qu'elle substituait à la phrase originale. Son exemple fut bientôt suivi; il était trop beau pour ne pas l'être, et toutes les cantatrices de l'Europe adoptèrent pour le rôle de dona Anna l'invention de Mme Sontag.
Un jour, à une répétition générale à Londres, un chef d'orchestre de ma connaissance, entendant à la fin du trio cette audacieuse substitution, arrêta l'orchestre et s'adressant à la prima donna:
—Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? avez-vous oublié votre rôle, madame?
—Non, monsieur, je chante la version Sontag.
—Ah! très-bien; mais oserais-je prendre la liberté de vous demander pourquoi vous préférez la version Sontag à la version Mozart, qui est pourtant la seule dont nous ayons à nous occuper ici?
—C'est qu'elle fait mieux.
! ! ! ! ! ! ! ! ! ! . . . . . .
On ne peut pas danser en MI.
Un danseur qui, en Italie, s'était élevé jusqu'aux nues, vient débuter à Paris; il demande l'introduction, dans le ballet où il va paraître, d'un pas qui lui valut des avalanches de fleurs à Milan et à Naples. On obéit. Arrive la répétition générale; mais cet air de danse, pour une raison ou pour une autre, avait été copié un ton plus haut que dans la partition originale.
On commence; le danseur part pour le ciel, voltige un instant, puis, redescendant sur la terre: «En quel ton jouez-vous, messieurs? dit-il, en suspendant son vol. Il me semble que mon morceau me fatigue plus que de coutume.
—Nous jouons en mi.
—Je ne m'étonne plus maintenant. Veuillez transposer cet allegro et le baisser d'un ton, je ne puis le danser qu'en ré.»
Un baiser de Rossini.
Un amateur de violoncelle eut l'honneur de jouer devant Rossini.
«Le grand maître, racontait notre homme, dix ans après, a été si enchanté de mon jeu, que, m'interrompant au milieu d'un cantabile, il est venu me donner un baiser sur le front. Depuis lors, pour conserver l'illustre empreinte, je ne me suis plus lavé la figure.»
Un Concerto de clarinette.
Dœlher venait d'annoncer un concert dans une grande ville d'Allemagne, quand un inconnu se présenta chez lui:
«Monsieur, dit-il à Dœlher, je me nomme W***, je suis une grande clarinette, et je viens à H... dans l'intention d'y faire apprécier mon talent. Mais on me connaît peu ici, et vous me rendriez un éminent service en me permettant de jouer un solo dans la soirée que vous organisez. L'effet que j'espère y produire attirera sur moi l'attention et la faveur du public, et je vous devrai ainsi de pouvoir donner avec succès mon premier concert.
—Que voudriez-vous exécuter à ma soirée? répond l'obligeant Dœlher.
—Un grand concerto de clarinette.
—Eh bien, monsieur, j'accepte votre offre; je vais vous placer dans mon programme; venez ce soir à la répétition; je suis enchanté de vous être agréable.»
Le soir venu, l'orchestre rassemblé, notre homme se présente, et l'on commence à répéter son concerto. Selon l'usage fashionable de quelques virtuoses, il s'abstient de jouer sa partie, se bornant à faire répéter l'orchestre et à indiquer les mouvements. Le tutti principal, assez semblable à la marche des paysans du Freyschütz, parut fort grotesque aux assistants et inquiéta Dœlher. «Mais, disait celui-ci en sortant, la partie principale rachètera tout; ce monsieur est probablement un habile virtuose; on ne peut exiger qu'une grande clarinette soit en même temps un grand compositeur.»
Le lendemain, au concert, un peu intimidé par le triomphe éclatant de Dœlher, le clarinettiste entre en scène à son tour.
L'orchestre exécute le tutti, qui se terminait par un repos sur l'accord de la dominante, après lequel commençait le premier solo. «Tram, pam, pam, tire lire la ré la,» comme dans la marche du Freyschütz. Arrivé à l'accord de la dominante, l'orchestre s'arrête, le virtuose se campe sur la hanche gauche, avance la jambe droite, embouche son instrument, et tendant horizontalement ses deux coudes, fait mine de commencer. Ses joues se gonflent, il souffle, il pousse, il rougit; vains efforts, rien ne sort du rebelle instrument. Il le présente alors devant son œil droit par le côté du pavillon; il regarde dans l'intérieur comme il eût fait d'un télescope; n'y découvrant rien, il essaye de nouveau, il souffle avec rage; pas un son. Désespéré, il ordonne aux musiciens de recommencer le tutti: «Tram, pam, pam, tire lire la ré la,» et, pendant que l'orchestre s'escrime, le virtuose, plaçant sa clarinette, je ne dirai pas entre ses jambes, mais beaucoup plus haut, le pavillon en arrière, le bec en avant, se met à dévisser précipitamment l'anche et à passer l'écouvillon dans le tube...
Tout cela demandait un certain temps, et déjà l'impitoyable orchestre, ayant fini son tutti était de nouveau parvenu à son repos sur l'accord de la dominante.
«Encore! encore! recommencez! recommencez!» crie aux musiciens l'artiste en pâtiments. Et les musiciens d'obéir: «Tram, pam, pam, tire lire la ré la.» Et pour la troisième fois, après quelques instants, les voilà de retour à la mesure inexorable qui annonce l'entrée du solo. Mais la clarinette n'est pas prête: «Da capo! encore! encore!» Et l'orchestre de repartir gaiement: «Tram, pam, pam, tire lire la ré la.»
Pendant cette dernière reprise, le virtuose ayant réarticulé les diverses pièces du malencontreux instrument, l'avait remis entre... ses jambes, avait tiré de sa poche un canif et s'en servait pour gratter précipitamment l'anche de la clarinette placée comme vous savez.
Les rires, les chuchottements bruissaient dans la salle: les dames détournaient le visage, se cachaient dans le fond des loges; les hommes se levaient debout, au contraire, pour mieux voir; on entendait des exclamations, de petits cris étouffés, et le scandaleux virtuose continuait à gratter son anche.
Enfin, il la croit en état; l'orchestre est revenu pour la quatrième fois au temps d'arrêt du tutti, le soliste réembouche sa clarinette, écarte et élève de nouveau ses coudes, souffle, sue, rougit, se crispe, et rien ne sort! Quand un effort suprême fait jaillir, comme un éclair sonore, le couac le plus déchirant, le plus courroucé qu'on ait jamais entendu. On eût dit de cent pièces de satin déchirées à la fois; le cri d'un vol de vampires, d'une goule qui accouche, ne peuvent approcher de la violence de ce couac affreux!
La salle retentit d'une exclamation d'horreur joyeuse, les applaudissements éclatent, et le virtuose éperdu, s'avançant sur le bord de l'estrade, balbutie: «Mesdames et messieurs, je ne sais... un ac... cident... dans ma cla... rinette... mais je vais la faire rac... commoder... et je vous prie de vouloir bien... venir, à ma soirée musi... cale, lundi prochain, ent... en... entendre la fin de mon concerto.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les instruments de musique à l'Exposition universelle.
Je ne m'aviserai certes pas d'écrire ici un préambule sur l'industrie et les expositions universelles. Argumenter sur certaines questions expose parfois le raisonneur à des dangers assez graves; c'est quelquefois aussi de sa part une véritable condescendance de les discuter. Je me sais si loin de posséder le calme olympien nécessaire en pareil cas, qu'au lieu de combattre les systèmes qui me choquent, je vais souvent, en désespoir furieux de cause, jusqu'à avoir l'air de les accepter, jusqu'à les approuver de la tête, sinon de la parole et de la plume... Et ceci me rappelle une question que j'adressai un jour à un amateur de chimie... (Peut-être mon amateur, semblable aux amateurs de musique, de philosophie, à bien des amateurs enfin, croyait-il à l'absurde. Cette croyance est fort répandue. Peut-être aussi, après tout, l'absurde est-il le vrai; car si l'absurde n'était pas le vrai, Dieu serait cruel d'avoir mis dans le cœur de l'homme un si grand amour de l'absurde! Mais enfin voici ce que je demandai à mon chimiste et sa réponse:)
«Si l'on pouvait placer, lui dis-je, un certain nombre de kilogrammes, cent ou mille kilogrammes de poudre à canon, au point central de l'une des plus énormes montagnes du globe, de l'Hymalaya ou du Chimborazo, par exemple, et si, par l'un des procédés dont on dispose aujourd'hui, on y mettait le feu, qu'arriverait-il? Croyez-vous que l'explosion pût avoir lieu, et que sa force fût capable de briser, de faire sauter une masse aussi extraordinairement résistante par sa densité, par sa cohésion et par son poids?»... L'amateur de chimie, embarrassé, réfléchit un instant, chose que font rarement les amateurs de musique ou de philosophie, et me répondit en hésitant: «Il est probable que la puissance de la poudre serait insuffisante, que son inflammation ayant lieu néanmoins et produisant instantanément des gaz dont l'expansion serait domptée par la résistance de la montagne, ces gaz se condenseraient en un liquide, toujours disposé à reprendre une forme gazeuse et à faire une épouvantable explosion le jour où la force supérieure cesserait de le comprimer.» Je ne sais jusqu'à quel point l'opinion de mon chimiste dilettante est fondée, mais peut-être cité-je à propos la proposition qui lui fut soumise.
Il y a des gens, en effet, j'en connais, qui, obligés de lutter avec une montagne d'absurdités, éprouvant au centre de leur cœur une colère incalculable, insuffisante cependant pour faire sauter la montagne, prennent feu tout d'abord, et presque aussitôt se soumettant sans bruit, en souriant même, à la loi de la déraison, voient les foudres de leur volcan se liquéfier jusqu'à nouvel ordre.
Les liquides, ainsi produits, sont ordinairement noirs et d'une extrême amertume; il y en a pourtant d'insipides, d'incolores, il y en a même, telle est leur diversité, qui semblent doux à l'œil et au goût. Ceux-là sont les plus dangereux. Quoi qu'il en soit, bien des fourneaux (ces mines monstres s'appellent ainsi depuis le siège de Sébastopol) ont été allumés, bien des kilogrammes de poudre ont été liquéfiés pendant la laborieuse session des divers jurys appelés à donner ou plutôt à prêter leur avis sur les produits de l'industrie.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le jury spécial désigné pour examiner les instruments de musique, à la dernière exposition universelle, était formé de sept membres, compositeurs, virtuoses, acousticiens, savants, amateurs et fabricants. Persuadés qu'on les consultait à propos des instruments de musique pour connaître la valeur musicale de ces instruments, ils sont bien vite tombés d'accord sur les moyens à prendre pour en apprécier le mieux possible les qualités de sonorité et de confection, pour rendre justice aux inventions ingénieuses et utiles, pour placer à leur rang les facteurs intelligents. En conséquence, pour n'être en rien distraits de ce travail ardu, plus difficile qu'on ne pense, extrêmement pénible et même douloureux, je puis l'assurer, ils firent transporter successivement dans la salle de concerts du Conservatoire ces milliers d'instruments de toutes sortes, harmonieux, cacophoniques, sonores, bruyants, magnifiques, admirables, inutiles, grotesques, ridicules, rauques, affreux, propres à charmer les anges, à faire grincer des dents les démons, à réveiller les morts, à endormir les vivants, à faire chanter les oiseaux et aboyer les chiens.
On commença par l'examen des pianos. Le piano! A la pensée de ce terrible instrument, je sens un frisson dans mon cuir chevelu; mes pieds brûlent; en écrivant ce nom, j'entre sur un terrain volcanique. C'est que vous ignorez ce que sont les pianos, les marchands de pianos, les fabricants de pianos, les joueurs de piano, les protecteurs et protectrices des fabricants de pianos. Dieu vous préserve de le savoir jamais! Les autres marchands et facteurs d'instruments sont beaucoup moins redoutables. On peut dire d'eux à peu près ce qu'on veut, sans qu'ils se plaignent trop aigrement. On peut donner au plus méritant la première place, sans que tous les autres aient à la fois la pensée de vous assassiner. On peut aller jusqu'à reléguer le pire au dernier rang sans recevoir des bons la moindre réclamation. On peut dire même à l'ami d'un prétendu inventeur: «Votre ami n'a rien inventé, ceci n'est pas nouveau, les Chinois se servent de son invention depuis des siècles!» et voir l'ami désappointé de l'inventeur se retirer presque silencieusement comme eût fait sans doute l'illustre Colomb, si on lui eût appris que des navigateurs scandinaves avaient longtemps avant lui trouvé le continent américain.
Mais le piano! ah! le piano! «Mes pianos, monsieur! vous n'y songez pas. A moi le second rang! A moi une médaille d'argent! moi qui ai inventé l'emploi de la vis pour fixer la cheville voisine de la mortaise du quadruple échappement! Je n'ai pas démérité, monsieur? J'emploie, monsieur, six cents ouvriers; ma maison est toujours ma maison; j'envoie toujours mes produits non seulement à Batavia, à Vittoria, à Melbourne, à San-Francisco, mais dans la Nouvelle-Calédonie, dans l'île de Mounin-Sima, monsieur, à Manille, à Tinian, à l'île de l'Ascension, à Hawaï; il n'y a pas d'autres pianos que mes pianos à la cour du roi Kamehameha III, les mandarins de Pékin ne prisent que mes pianos, monsieur, on n'en entend pas d'autres à Nangasaki, monsieur... et à Saint-Germain-en-Laye; oui, monsieur. Et vous venez me parler de médaille d'argent, quand la médaille d'or serait pour moi une fort médiocre distinction! et vous ne m'avez pas seulement proposé pour le grand cordon de la légion d'Honneur! Vous me la baillez belle! Mais nous verrons, monsieur, cela ne se passera pas ainsi. Je proteste, je protesterai; j'irai trouver l'Empereur, j'en appellerai à toutes les cours de l'Europe, à toutes les présidences du Nouveau-Monde. Je publierai une brochure! Ah! bien oui, une médaille d'argent à l'inventeur de l'échappement de la cheville qui fixe la vis de la quadruple mortaise!!!»
Ceci met le feu, vous pouvez le penser, aux mille kilogrammes de poudre qui sont dans la montagne. Mais comme il est absolument impossible de répondre ainsi qu'il conviendrait à de pareilles exclamations, et de faire sauter... la montagne, la condensation des gaz s'opère, et il ne reste au fond du fourneau qu'un peu d'eau insipide.
Ou bien: «Hélas! monsieur, je n'ai donc pas la première médaille?... Il est donc vrai? une pareille iniquité a pu être accomplie?... Mais on reviendra là-dessus, et j'ose vous demander votre voix, votre énergique intervention!... Vous me refusez?... Oh! c'est incroyable! Mes pianos n'ont pourtant pas démérité; je fais toujours d'excellents pianos qui peuvent soutenir la lutte avec tous les pianos. Ce n'est pas un musicien tel que vous, monsieur, qui pourrait s'abuser à cet égard... Je suis ruiné, monsieur... Monsieur, je vous en supplie, accordez-moi votre voix... Oh! mais, c'est affreux! Monsieur, je vous en conjure... voyez mes larmes... je n'ai plus d'autre refuge que... la Seine... j'y cours... Ah! c'est de la férocité! je n'eusse jamais cru cela de vous... Mes pauvres enfants!...»
On ne peut encore rien faire sauter.
Eau de mélisse!
Ou bien: «J'arrive d'Allemagne, et l'on y rit beaucoup de votre jury. Comment! ce n'est pas le premier facteur de pianos qui est le premier? il serait donc devenu le second? il aurait donc démérité? Cela a-t-il le sens commun? et le second serait devenu le premier? A-t-on jamais vu rien de semblable? Vous allez recommencer tout cela, je l'espère, pour vous au moins. Certainement je ne connais pas ce merveilleux piano que vous avez couronné; je ne l'ai ni vu ni entendu; mais c'est égal, une telle décision vous couvre tous de ridicule.»
Eau de Cologne!
Ou bien: «Je viens, monsieur, pour une petite affaire... une affaire. C'est par erreur, sans doute, que les pianos de ma maison ont été déclassés; car tout le monde sait que ma maison n'a pas démérité. L'opinion publique a déjà fait justice de cette... erreur, et vous allez recommencer l'examen des pianos. Or, pour qu'il n'y ait pas de nouvelle bévue commise, je prends la liberté d'éclairer messieurs les membres du jury sur la force de ma maison. Je fais de nombreuses et importantes affaires... et ni mes associés ni moi nous ne regardons à... des... sacrifices... nécessaires dans certaines... circonstances... Il n'y a qu'à bien comprendre...» A un certain froncement de sourcils du juré, l'homme d'affaires voit qu'on ne... comprend pas et se retire.
Eau-de-vie camphrée!
Ou bien: «Monsieur, je viens...
«—Vous venez pour vos pianos?
«—Sans doute, monsieur.
«—Votre maison n'a pas démérité, n'est-ce pas? Nous allons recommencer l'examen; il vous faut la première médaille?
«—Certes, Monsieur!
«—Feux et tonnerres!...»
Le juré quitte son salon, et ferme violemment une porte derrière lui, en en faisant sauter la serrure.
Eau forte! acide hydro-cyanique.
Telles sont les scènes qu'infligeaient autrefois aux malheureux jurés les facteurs, les joueurs, et les protecteurs des facteurs de pianos; au dire d'un ancien juré libéré, juré de rebut, méchante langue sans doute, car nous ne voyons plus rien de pareil aujourd'hui.
Je reprends ma narration.
Les jurés, lors de la dernière exposition, étaient donc au nombre de sept. Nombre mystérieux, cabalistique, fatidique!... Les sept sages de la Grèce, les sept branches du flambeau sacré, les sept couleurs primitives, les sept notes de la gamme, les sept péchés capitaux, les sept vertus théologales... ah! pardon, il n'y en a que trois, du moins il n'y en avait que trois, car j'ignore si l'Espérance existe encore.
Mais, je le jure, nous étions sept jurés: un Écossais, un Autrichien, un Belge et quatre Français; ce qui semblerait prouver que la France à elle seule est plus riche en jurés que l'Ecosse, la Belgique et l'Autriche réunies.
Cet aréopage constituait ce qu'on nomme une classe. La classe, après un examen minutieux et attentif de toutes les questions dont elle était saisie, devait ensuite prendre part à une assemblée où cinq ou six autres classes se trouveraient réunies pour former un groupe. Et ce groupe avait à prononcer à la majorité des voix sur la validité des décisions prises isolément par chaque classe. Ainsi la classe chargée d'examiner les tissus de soie et de laine, ou celle qui avait étudié le mérite des orfèvres, ciseleurs, ébénistes, et plusieurs autres classes, voulaient bien nous demander, à nous autres musiciens, si les récompenses avaient été justement données à tels ou tels fabricants de tissus, à tels ou tels marchands de bronze, etc., questions auxquelles mes confrères de la classe de musique semblaient un peu embarrassés de répondre dans les premiers jours. Ces jugements ex abrupto leur paraissaient singuliers; ils n'y étaient pas faits, aucun d'eux n'ayant été appelé à voter de la même façon, quatre ans auparavant, à l'Exposition universelle de Londres, où cet usage était déjà admis, et où j'avais pu faire mon noviciat.
J'eus, il est vrai, un instant d'angoisse assez pénible quand, en 1851, le jour de la première assemblée de notre groupe, les jurés anglais, voyant que je m'abstenais, me sommèrent de voter sur les récompenses proposées pour les fabricants d'instruments de chirurgie. Je pensai aussitôt à tous les bras, à toutes les jambes que ces terribles instruments allaient avoir à couper, aux crânes qu'ils devaient trépaner, aux polypes qu'ils auraient à extraire, aux artères, aux filets nerveux qu'il leur faudrait saisir, aux pierres qu'on leur ferait broyer!!! Et je vais, moi, qui ne sais ni A ni B en chirurgie, moins encore en mécanique et en coutellerie, et qui d'ailleurs, fussé-je à la fois un Amussat et un Charrière, n'ai jamais examiné un seul des dangereux outils dont il est question, je vais dire là, carrément, officiellement, que les instruments de celui-ci sont beaucoup meilleurs que ceux de celui-là, et que monsieur un tel et non pas un autre mérite le premier prix! J'avais la sueur au front et des glaçons dans le dos en y songeant. Dieu me pardonne si, par mon vote, j'ai causé la mort de quelques centaines de blessés anglais, français, piémontais, et même russes, mal opérés en Crimée par suite du prix donné à de mauvais instruments de chirurgie!...
Peu à peu néanmoins mes remords se sont calmés; le feu a bien pris à la mine, mais la montagne n'a pas sauté, comme toujours, et le fourneau ne contient à cette heure qu'une petite quantité d'eau pure. J'ai donné dernièrement à Paris un prix à une clef de Garengeot pour arracher les dents, sans éprouver aucune douleur. D'ailleurs, l'institution des groupes ayant été adoptée en Angleterre et en France, et personne ne s'en étant plaint, il faut bien qu'elle soit bonne, utile, morale, et je n'ai que la honte d'avouer la faiblesse d'intelligence qui me met dans l'impossibilité de comprendre sa raison d'être.—Il y a un peu d'ironie dans votre humilité, direz-vous; sans doute le groupe dont vous faisiez partie aura contrarié la classe des musiciens en infirmant quelques-uns de ses jugements, et vous lui gardez rancune?—Ah! certes, non. Le groupe a essayé à peine deux ou trois fois de soutenir que nous nous étions trompés, et en toute autre occasion nos confrères non musiciens ont levé leur main droite pour le vote affirmatif, avec un ensemble qui les montrait dignes de l'être. Non, ce sont de simples réflexions antiphilosophiques sur les institutions humaines, que je vous donne pour ce qu'elles valent, c'est-à-dire pour rien.
Or nous étions sept dans la loge officielle de la salle du Conservatoire, et chaque jour une fournée de quatre-vingt-dix pianos au moins faisaient gémir sous son poids le plancher du théâtre en face de nous. Trois habiles professeurs jouaient chacun un morceau différent sur le même instrument, en répétant chacun toujours le même; nous entendions ainsi quatre-vingt-dix fois par jour ces trois airs, ou, en additionnant, deux cent soixante-dix airs de piano, de huit heures du matin à quatre heures de l'après-midi. Il y avait des intermittences dans notre état. A certains moments, une sorte de somnolence remplaçait la douleur, et comme, après tout, sur ces trois morceaux il s'en trouvait deux de fort beaux, l'un de Pergolèse et l'autre de Rossini, nous les écoutions alors avec charme; ils nous plongeaient dans une douce rêverie. Bientôt après, il fallait payer son tribut à la faiblesse humaine; on se sentait pris de spasmes d'estomac et de véritables nausées. Mais ce n'est pas ici le cas d'examiner ce phénomène physiologique.
Pour n'être en aucune façon influencés par les noms des facteurs des terribles pianos, nous avions eu l'idée d'étudier ces instruments, sans savoir à qui ni de qui ils étaient. On avait en conséquence caché le nom des facteurs par une large plaque de carton portant un numéro. Les essayeurs pianistes, avant de commencer leur opération, nous criaient du théâtre: Numéro 37, ou numéro 20, etc. Chacun des jurés prenait ses notes d'après cette désignation. Quand ensuite le deux cent soixante-dixième air était exécuté, les jurés, non contents de cette épreuve, descendaient sur le théâtre, examinaient de près le mécanisme de chaque instrument, en touchaient eux-mêmes le clavier, et modifiaient ainsi, s'il y avait lieu, leur première opinion. Le premier jour, on entendit un nombre considérable de pianos à queue. Les sept jurés en distinguèrent tout d'abord six dans l'ordre suivant:
Le nº 9 obtint l'unanimité pour la première place;
Le nº 19 obtint également l'unanimité pour la seconde;
Le nº 5 eut 6 voix sur 7 pour la troisième;
Le nº 11, 4 voix sur 7 pour la quatrième;
Le nº 17, 6 voix pour la cinquième;
Le nº 22, 5 voix pour la sixième.
Les jurés, pensant que la position des pianos sur le théâtre, position plus ou moins rapprochée de certains réflecteurs du son, pouvait rendre les conditions de sonorité inégales, imaginèrent alors d'entendre une seconde fois ces six instruments dans un autre ordre et après les avoir tous déplacés. En outre, pour ne pas subir l'influence d'une première impression, ils tournèrent eux-mêmes le dos à la scène pendant le déplacement des instruments, dont ils connaissaient la couleur, la forme et la place, voulant ignorer où ils allaient être portés. Ils les entendirent ainsi sans se retourner, sans savoir lequel était touché le premier, le second, etc.; et leurs notes consultées ensuite, et les numéros rapprochés du nouveau numéro d'ordre dans lequel on venait de les faire entendre, il se trouva, en fin de compte, que les suffrages s'étaient répartis de la même façon sur les mêmes instruments qu'à la première épreuve, tant les qualités de chacun étaient tranchées. Ce fait est l'un des plus curieux de ce genre que l'on puisse citer; il prouve d'ailleurs le soin minutieux avec lequel le jury s'est acquitté de sa tâche.
Après chaque séance, le résultat des votes était consigné dans le procès-verbal; un membre du jury allait découvrir les noms cachés par la plaque de carton, écrivait ces noms avec les numéros auxquels ils correspondaient, et sa déclaration, jointe au procès-verbal, était enfermée dans une enveloppe cachetée et revêtue du timbre du Conservatoire.
C'est pourquoi, pendant les longues semaines consacrées à l'examen des pianos, personne, pas même les membres du jury (excepté un), ne connaissant le nom des facteurs classés, aucun de ceux-ci n'a pu réclamer, ni se plaindre, ni venir nous dire: «Monsieur, je n'ai pas démérité, etc.»
La même marche a été suivie pour les pianos à queue petit format, pour les pianos carrés et pour les pianos droits. Nous avons la satisfaction d'annoncer qu'aucun juré n'a succombé par suite de cette épreuve, et que la plupart d'entre eux sont aujourd'hui en convalescence.
Un rival d'Érard.
Certains mécaniciens amateurs se livrent parfois à la fabrication des instruments de musique avec le plus grand succès. Ils font même dans cet art d'étonnantes découvertes... Ces hommes ingénieux, autant que modestes, dédaignent néanmoins d'envoyer leurs ouvrages aux expositions universelles, et ne réclament pour eux personnellement ni brevet d'invention, ni médaille d'or, ni le moindre cordon de la Légion d'honneur.
L'un d'eux vint un jour, en Provence, visiter son voisin de campagne, M. d'O..., célèbre critique et musicien distingué. En entrant dans son salon: «Ah! vous avez un piano? lui dit-il.
—Oui, un Érard excellent.
—Moi aussi, j'en ai un.
—Un piano d'Érard?
—Allons donc! de moi, s'il vous plaît. Je me le suis fait à moi-même, et d'après un système tout nouveau. Si vous êtes curieux de le voir, je le ferai mettre demain sur ma charrette, et je vous l'apporterai.
—Volontiers.»
Le lendemain, l'amateur campagnard arrive avec sa charrette; on apporte le piano, on l'ouvre, et M. d'O... est fort étonné de voir le clavier composé exclusivement de touches blanches. «Eh bien! et les touches noires? dit-il.
—Les touches noires? Ah! oui, pour les dièzes et les bémols; c'est une bêtise de l'ancien piano. Je n'en use pas.»
Correspondance diplomatique.
A Sa Majesté Aïmata Pomaré, reine de Taïti, Eïmeo, Ouaheine, Raïatea, Bora-Bora, Toubouaï-Manou et autres îles, dont les œuvres viennent d'obtenir la médaille d'argent à l'Exposition universelle.
MAJESTÉ, REINE GRACIEUSE,
Exposition bientôt finie. Nos amis les juges du concours des nations et moi bien contents.
Beaucoup souffert, beaucoup sué, pour entendre et juger les instruments de musique, pianos, orgues, flûtes, trompettes, tambours, guitares et tamtams. Grande colère des juges contre les hommes des nations fabricants de pianos, orgues, flûtes, trompettes tambours, guitares et tamtams.
Les hommes des nations vouloir tous être le premier et tous demander que leur ami soit le dernier; offrir à nous de boire de l'ava, d'accepter des fruits et des cochons. Nous juges très-fâchés, et pourtant, sans fruits ni cochons, bien dit quels étaient les meilleurs fabricants de pianos, orgues, flûtes, trompettes, tambours, guitares et tamtams. Ensuite quand nous avoir bien étudié, examiné, entendu tout, nous, les vrais juges, être obligés d'aller trouver d'autres juges qui n'avaient pas étudié, examiné ni entendu les instruments de musique, et de leur demander si nous avions trouvé les vrais meilleurs. Eux répondre à nous que non. Alors nous encore une fois très en colère, très-fâchés, vouloir quitter la France et l'Exposition.
Puis redevenir avec les autres juges tous tayos, tous amis; et pour nous rendre notre politesse, ceux-là qui avaient bien examiné, bien étudié, les mérés[1], les maros, les prahos, les tapas, les couronnes, exposés par les gens de Taïti, nous demander s'ils avaient bien fait de donner le prix à la Taïti-Ouna[2]. Nous, bons garçons, qui ne savions rien, répondre tout de suite que oui. Et les juges décider qu'une médaille d'argent serait offerte à Majesté gracieuse, pour les couronnes en écorce d'arrow-root que belle reine a envoyées à ces pauvres hommes d'Europe qui n'en avaient jamais vu. Alors aller tous kaï-kaï, tous manger ensemble; et pendant le déjeuner, les juges des nations beaucoup parler de gracieuse Taïti-Ouna, demander si elle sait le français, si elle a plus de vingt ans... Les juges des nations, même les ratitas[3], bien ignorants; pas connaître un seul mot de la langue kanake, pas savoir que gracieuse Majesté s'appeler Aïmata, être née en 1811 (moi rien dire de cela), avoir pris pour troisième mari un jeune arii[4], favori de votre père Pomaré III, qui lui donna son nom par amitié. Ne pas se douter que po veut dire nuit et maré tousser, et que votre arrière-grand-père Otou, ayant été fort enrhumé et toussant beaucoup une nuit, un de ses gardes avait dit le lendemain: «Po maré le roi» (le roi, tousser la nuit), ce qui donna à S. M. la spirituelle idée de prendre ce nom, et de s'appeler Pomaré Ier.
Les hommes de France savoir seulement que reine gracieuse avoir quantité d'enfants, et eux beaucoup rire de ce que gracieuse Majesté ne veut pas porter des bas. Eux dire aussi que belle Ouna trop fumer gros cigares, trop boire grands verres d'eau-de-vie, et trop souvent jouer aux cartes seule, la nuit, avec les commandants de la station française qui protége les îles.
Après déjeuner, juges des nations monter ensemble dans les galeries du palais de l'Exposition, pour voir l'ouvrage de vos belles mains, auquel ils venaient de donner le prix sans le connaître, et trouver aussitôt l'ouvrage charmant, et convenir que les couronnes de Taïti bien légères sont pourtant bien solides, plus solides que quantité de couronnes d'Europe.
Les juges des nations, aussi bien les arii[5] que les boué-ratiras[6], recommencer en descendant à parler de belle reine et de la médaille d'argent qu'elle pourra bientôt pendre à son cou; et chacun avouer qu'il voudrait bien être une heure ou deux à la place de la médaille. Très-bon pour belle Ouna-Aïmata que soit pas possible, car nous juges des nations tous bien laids.
Pas un tatoué, pas un comparable aux jeunes hommes de Bora-Bora, encore moins au grand, beau, quoique Français, capitaine, qui commandait le Protectorat il y a trois ans, et qui, convenez-en, protégeait si bien.
Adieu, Majesté gracieuse, les tititeou-teou[7] de l'Exposition sont occupés déjà à faire la médaille d'argent, et jolie boîte pour l'enfermer, avec beaucoup gros longs cigares et deux paires de bas fins brodés d'or. Tout sera bientôt en route pour les îles.
Moi avoir voulu d'abord écrire à Ouna-Aïmata en kanak, mais ensuite pas oser, trop peu savant dans la douce langue, et écrire alors simplement en français comme il est parlé à la cour de Taïti.
Nos ioreana[8] et nos bonnes amitiés aux amis Français du Protectorat; que rien ne trouble vos houpas-houpas[9], et que le grand Oro[10] vous délivre de tous les Pritchards. Je dépose deux respectueux comas[11] sur vos fines mains royales, et suis, belle Aïmata, de Votre Majesté, le tititeou-teou,
Hector Berlioz,
l'un des juges des nations.
Paris, le 18 octobre 1855.
P. S. J'ai oublié de dire à gracieuse Majesté que les bas brodés joints à la médaille et aux cigares peuvent se porter sur la tête.
Prudence et sagacité d'un Provincial.—L'orgue mélodium d'Alexandre.
Un amateur, qui avait entendu louer en maint endroit les orgues mélodium d'Alexandre, voulut en offrir un à l'église du village qu'il habitait. «On prétend, se dit-il, que ces instruments ont des sons délicieux, dont le caractère à la fois rêveur et plein de mystère les rend propres surtout à l'expression des sentiments religieux; ils sont en outre d'un prix modéré; quiconque possède à peu près le mécanisme du clavier du piano peut en jouer sans difficulté. Cela ferait parfaitement mon affaire. Mais comme il ne faut jamais acheter chat en poche, allons à Paris et jugeons par nous-même de la valeur de ces éloges prodigués aux instruments d'Alexandre par la presse de toute l'Europe et même aussi par la presse américaine. Voyons, écoutons, essayons et nous achèterons après, s'il y a lieu.»
Ce prudent amateur vient à Paris, se fait indiquer le magasin d'Alexandre, et ne tarde pas à s'y présenter.
Pour comprendre ce qu'il y a de grotesque dans le parti qu'il crut devoir prendre après avoir examiné les orgues, il faut savoir que les instruments d'Alexandre, indépendamment du soufflet qui fait vibrer des anches de cuivre par un courant d'air, sont pourvus d'un système de marteaux destinés à frapper les anches et à les ébranler par la percussion au moment où le courant d'air vient se faire sentir. L'ébranlement causé par le coup de marteau rend plus prompte l'action du soufflet sur l'anche, et empêche ainsi le petit retard qui existerait sans cela dans l'émission du son. En outre l'effet des marteaux sur les anches de cuivre produit un petit bruit sec, imperceptible quand le soufflet est mis en jeu, mais qu'on entend assez distinctement de près quand on se borne à faire mouvoir les touches du clavier.
Ceci expliqué, suivons notre amateur dans le grand salon d'Alexandre au milieu de la population harmonieuse d'instruments qui y est exposée.
—Monsieur, je voudrais acheter un orgue.
—Monsieur, nous allons vous en faire entendre plusieurs, vous choisirez ensuite.
—Non, non, je ne veux pas qu'on me les fasse entendre. Le prestige de l'exécution de vos virtuoses peut et doit abuser l'auditeur sur les défauts des instruments et transformer quelquefois ces défauts en qualités. Je tiens à les essayer moi-même, sans être influencé par aucune observation. Permettez-moi de rester seul un instant dans votre magasin.
»—Qu'à cela ne tienne, monsieur, nous nous retirons; tous les mélodium sont ouverts; examinez-les.»
Là-dessus, M. Alexandre s'éloigne, l'amateur s'approche d'un orgue, et, sans se douter qu'il faut pour le faire parler agir avec les pieds sur le soufflet placé au-dessous de la caisse, promène ses mains sur le clavier, comme il eût fait pour essayer un piano.
Il est étonné de ne rien entendre d'abord, mais presque aussitôt son attention est attirée par le petit bruit sec du mécanisme de la percussion dont j'ai parlé: cli, cla, pic, pac, tong, ting; rien de plus. Il redouble d'énergie en attaquant les touches: cli, cla, pic, pac, tong, ting, toujours. «C'est à ne pas croire, dit-il; c'est ridicule! comment ferait-on entendre ce misérable instrument dans une église, si petite qu'on la suppose? Et on loue en tous lieux de pareilles machines, et M. Alexandre a fait fortune en les fabricant Voilà pourtant jusqu'où s'étend l'audace de la réclame, la mauvaise foi des rédacteurs de journaux.»
L'amateur indigné s'approche pourtant d'un autre orgue, de deux autres, de trois autres, pour l'acquit de sa conscience; mais, employant toujours le même moyen pour les essayer, il arrive toujours au même résultat. Toujours: cli, cla, pic, pac, tong, ting. Il se lève enfin, parfaitement édifié, prend son chapeau et se dirige vers la porte, quand M. Alexandre, qui avait tout vu de loin, accourant:
—Eh bien, monsieur, avez-vous fait un choix?
—Un choix! parbleu, vos annonces, vos réclames, vos médailles, vos prix, nous la donnent belle à nous autres provinciaux! vous nous croyez donc bien simples, pour oser nous offrir de si ridicules instruments! La première condition d'existence pour la musique, c'est de pouvoir être entendue! Or, vos prétendues orgues, que j'ai fort heureusement essayées moi-même, sont inférieures aux plus mesquines épinettes du siècle dernier, et n'ont littéralement aucun son, non monsieur, aucun son. Je ne suis ni sourd, ni sot.
Bonjour!
La Trompette marine.—Le Saxophone.—Les Savants en instrumentation.
A chacune des représentations du Bourgeois gentilhomme, au Théâtre Français, le parterre commet une bévue dont les musiciens, s'il s'en trouve dans la salle, ne peuvent manquer de rire de tout leur cœur. A la première scène du deuxième acte, quand le maître de musique dit: «Il vous faudra trois voix, un dessus, une haute-contre, et une basse, qui seront accompagnées d'une basse de viole, d'un théorbe, et d'un clavecin pour les basses continues, avec deux dessus de violon pour jouer les ritournelles.»
Monsieur Jourdain répond: «Il y faudra mettre aussi une trompette marine. La trompette marine est un instrument qui me plaît, et qui est harmonieux.»
A ces mots de trompette marine, l'hilarité du parterre ne manque jamais de faire explosion. Il croit, ce brave parterre, que la trompette marine, instrument fort doux, formé d'une seule corde montée sur un chevalet et qu'on joue comme le violoncelle, est un horrible instrument à vent, une conque de triton, capable d'effaroucher les ânes. Il suppose que Molière a fait dire à M. Jourdain une colossale bêtise, quand il lui a prêté seulement une naïveté. Ce n'est pas plus absurde que si un monsieur Jourdain de nos jours disait en semblable circonstance: «Il y faudra mettre aussi une guitare. La guitare est un instrument qui me plaît et qui est harmonieux.»
Un Jupiter de la critique, attaquant dernièrement avec violence les admirables instruments de Sax, rangeait parmi les plus formidables, les plus propres à déchirer l'oreille, le Saxophone, instrument à anche d'un timbre voilé, délicieux, qu'il confondait avec les sax-horns, instruments de cuivre à embouchure.
Cet illustre et consciencieux aristarque a sans doute étudié l'instrumentation au parterre du Théâtre-Français.
«Ah! ah! ah! la trompette marine! Bravo, parterre! l'horrible Saxophone! Bravo, Jupiter!.....»
Jaguarita.—Les femmes sauvages.
Tous les hommes civilisés et doués d'un peu d'imagination ont, à une certaine époque de leur vie, partagé la même illusion à l'endroit des femmes sauvages d'Amérique, les confondant avec les gracieuses Taïtiennes, qui ne sont point sauvages du tout. Tous se sont fait un étrange idéal de ces brunes créatures; tous se les sont représentées armées de charmes merveilleux et terribles. «Une Mexicaine, une Guyanaise, une Chilienne, une jeune Comanche, disaient-ils, c'est la fille enchanteresse de la libre nature, c'est l'ardeur des tropiques, ce sont les yeux de la gazelle, c'est la voix du bengali, c'est la souplesse de la liane, l'audace de la lionne, la fidélité du pigeon bleu; c'est le parfum de l'ananas, la peau satiné du camélia; c'est la vierge des dernières amours, l'Atala de M. de Chateaubriand, la Cora de M. de Marmontel, l'Amazily de M. de Jouy.» O jeunes idiots! ô idiots qui n'êtes plus jeunes! c'est vous qui étiez des enfants de la nature quand vous caressiez de pareilles chimères! Si vous avez tant soit peu passé l'Atlantique depuis lors, vous êtes bien revenus, n'est-ce pas, de ces poétiques imaginations? En fait de tropiques, vous savez maintenant que les ardeurs du tropique du Cancer valent celles du tropique du Capricorne; que les jeunes filles Comanches aux yeux de gazelle ont l'intelligence des oies du Canada; que leur voix est rauque; que leur peau, rude au toucher quand elle n'est pas graisseuse, a la couleur du fer rouillé; que leur audace va jusqu'à égorger un enfant endormi; que leur fidélité dure vingt-quatre heures; que leur parfum, fort différent de celui de l'ananas, tue les moustiques, si cruels aux Européens. D'ailleurs, jeunes poëtes, l'Atala de Chateaubriand était une fille européenne blanche, et non point une femme sauvage; on n'a pas vu davantage au Pérou de vierge semblable à la Cora de Marmontel; l'Amazily de M. de Jouy, qui s'appelait Marine, au dire des compagnons de Cortez, fut une vraie virago; elle mérita bien la torture dont les Astèques la menacèrent tant de fois, et, après avoir vécu six ou sept ans avec le ravageur de son pays, autrement dit le conquérant du Mexique, elle épousa un simple caporal de l'armée de ce grand homme. On assure même qu'elle a fini par porter le tonnelet d'eau-de-vie dans un régiment espagnol, et par mourir vieille vivandière.
C'est ainsi que la jeunesse, l'imagination, la naïveté de cœur, la fraîcheur des sens et des aspirations incompressibles vers le beau inconnu, fascinent certaines âmes et les entraînent à préparer à d'autres âmes d'amères déceptions. MM. Halévy, de Saint-Georges et Leuven, qui possèdent évidemment beaucoup de ces qualités, ont produit, je le crains, une œuvre dangereuse pour les jeunes hommes civilisés du boulevard et du quartier du temple, en écrivant l'opéra de Jaguarita. Ces enthousiastes en effet, passant rarement l'Atlantique, ont peu de chances de revenir au sentiment de la réalité. Et les voilà pour la plupart, depuis la première représentation de Jaguarita, en proie aux rêves sauvages les plus échevelés. Les uns s'exercent à tirer de l'arc dans leur mansarde, les autres à empoisonner des flèches en les trempant dans leur vin bleu, celui-ci mange de la chair crue, cet autre scalpe des têtes à perruque; tous marcheraient nus au grand soleil si le soleil se montrait encore; et cela uniquement par amour pour la femme guyanaise, dont l'image occupe leur âme tout entière, incendie leur cœur, fait bondir leurs artères, pour la Cora, pour l'Amazily au ravissant plumage, au séduisant ramage, dont Jaguarita leur a révélé les appas décevants. Mme Cabel, qui remplit ce rôle, est bien coupable d'avoir encore ajouté au prestige de cette création des poëtes la séduction de ses charmes civilisés. Si l'art et la nature, si le satin et les plumes de colibri, les perles et les pommes d'acajou, les bracelets d'or et les colliers de dents humaines s'unissent pour bouleverser les sens de nos jeunes ouvriers dilettanti, Paris, naguère encore si actif, si laborieux, va présenter bientôt l'aspect désolé de la cité carthaginoise quand, après l'arrivée d'Énée, Didon eut perdu l'esprit; et nous allons dire comme le poëte latin: «Pendent opera interrupta!» O poëtes! ô Virgiles de tous les temps et de tous les lieux, que vos opéras non interrompus causent de malheurs dont vous ne vous doutez guère, font couler de larmes que vous n'avez pas le souci d'essuyer! Si les poëtes n'étaient pas évidemment des êtres d'une nature supérieure, que la Providence envoie parfois sur la terre pour y accomplir une mission mystérieuse en harmonie sans doute avec les grandes lois de l'univers, on ne pourrait s'empêcher de maudire leur venue, de blasphémer leurs œuvres, et de les bannir eux-mêmes des républiques en les couronnant de fleurs.
Mais nous ne ressemblons point à Platon, bien que nous soyons très-philosophes; nous avons sur ce grand homme l'avantage de posséder les lumières du christianisme; nous savons que les desseins de Dieu sont impénétrables, nous nous soumettons aux poëtes qu'il nous envoie, nous ne les couronnons pas de fleurs et nous les gardons.
La famille Astucio.
M. Scribe, dans son opéra le Concert à la cour, a dessiné, sous le nom du signor Astucio, un caractère qui fit et fait encore l'admiration et l'effroi des artistes.
On disait à l'époque des premières représentations de cet opéra qu'Astucio était le portrait fidèle et fort peu chargé du compositeur Paër. Il y avait, ce me semble, un peu d'audace à mettre le nom de ce maître italien au bas de la photographie de M. Scribe.
Paër était-il donc le seul maître fourbe de son époque? La race d'Astucio est-elle éteinte? et l'auteur de Griselda en fut-il le chef? Bah! il y eut toujours, il y aura toujours des Astucio; à l'heure qu'il est, nous en sommes entourés, circonvenus, minés, rongés. Il y a l'Astucio prudent et l'Astucio hardi, l'Astucio bête et l'Astucio spirituel, l'Astucio pauvre et l'Astucio riche. Ah! prenez garde à cette dernière espèce! c'est la plus dangereuse. L'Astucio spirituel peut en effet n'être pas riche, mais l'Astucio riche a presque toujours de l'esprit. L'un entre partout, pour tout prendre; l'autre se tire des plus fausses positions sans y laisser la moindre de ses plumes. On l'enfermerait dans une bouteille, comme le diable boîteux, qu'il en sortirait sans faire sauter le bouchon. Là où l'or n'a point accès, celui-ci pénètre par son esprit comme dans une place démantelée. Ailleurs, où l'esprit n'a plus cours à force d'être commun, celui-là sait faire manœuvrer la matière et obtenir par ses manœuvres de fabuleux résultats.
La plupart des Astucio ont appris des fourmis l'art de détruire sans avoir l'air d'attaquer.
Les fourmis blanches de l'Inde s'introduisent dans une poutre, en dévorent peu à peu l'intérieur; après quoi elles passent à une autre poutre, et successivement à tous les soutiens de la maison. Les habitants de cette demeure condamnée ne se doutent de rien; ils y vivent, ils y dorment, ils y dansent même dans la plus complète sécurité; jusqu'à ce qu'une belle nuit, poutres, colonnes, planchers, tout étant rongé à l'intérieur, la maison s'écroule en bloc et les écrase.
N'oublions pas l'Astucio protecteur. Sa chevelure argentée demande le respect; il a un sourire plein de bénignité; il protége d'instinct tout le monde; sa mission est le protectorat. Il protégeait Beethoven il y a vingt-cinq ans, et l'égorgillait tout doucement en disant: «C'est beau, mais on ne s'en tiendra pas là. Ce n'est qu'une école de transition.» Il n'écoute jamais l'œuvre d'un de ses protégés modernes sans applaudir ostensiblement et sans dire à ses voisins tout en applaudissant: «C'est détestable! Il n'y a d'abord pas une note à lui là dedans. C'est pris à Gluck, qui l'avait pris à Hændel.» Avec un peu plus de verve il ajouterait: «Qui me l'avait pris.» Celui-là est le vénérable de l'ordre.
Puis enfin l'Astucio roquet. Il semble jouer en vous mordant, comme font les jeunes chiens au moment de la dentition; mais en réalité il mord avec une rage concentrée qu'on redoute peu parce qu'elle est impuissante. Le meilleur parti à prendre à l'égard de celui-là, quand ses mordillements incommodent, c'est d'imiter ce Terre-neuve qui, harcelé par un King's Charles, prit le roquet par la peau du cou, le porta gravement, malgré ses cris, jusqu'au bord d'un balcon donnant sur la Tamise, et l'y laissa choir délicatement. Mais tous les Astucio petits ou grands, avec ou sans esprit, avec ou sans dents, avec ou sans or, lorsqu'ils n'imitent pas les fourmis blanches, savent à merveille contrefaire le travail des coraux et des madrépores et construire des remparts sous-marins qui rendent inabordables les belles îles de l'Océan. Ces remparts s'élèvent avec une lenteur extrême; ils montent cependant sans cesse, ils montent peu à peu jusqu'à fleur d'eau. Les insectes travailleurs sont si actifs et si nombreux! Et l'imprudent navigateur qui, ne connaissant pas de récifs à l'entour de Tinian ou de Tonga-Tabou, met sans méfiance le cap sur ces terres, vient un jour se briser et périr sur un rocher de corail de création récente, dont les ondes lui dérobaient la vue. Que de La Peyrouse sont ainsi tombés victimes des insectes madréporiques!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les mariages de convenance.
Au dernier acte d'un autre opéra de M. Scribe (Jenny Bell), on voit une délicieuse jeune fille, soumise à la volonté paternelle, épouser un gros vieux imbécile d'orfévre, et se faire vertueusement passer pour une coquette, afin d'éloigner un jeune homme qu'elle aime et dont elle est tendrement aimée. Ce dénoûment m'a paru affreux; il m'a mis en colère. Oui, quand je vois de ces stupides dévouements, de ces insolentes exigences paternelles, de ces infâmes cruautés, de ces écrasements de belles passions, de ces brutaux déchirements de cœur, je voudrais pouvoir mettre tous les gens raisonnables, toutes les héroïnes de vertu, tous les pères éclairés dans un sac, avec cent mille kilos de sagesse au fond, et les jeter à la mer accompagnés de mes plus âcres malédictions.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous croyez que je plaisante! eh bien, vous vous trompez. J'étais furieux tout à l'heure; je suis chargé d'une telle haine pour les pères Capulets et les comtes Pâris qui ont ou veulent avoir des Juliettes, que la moindre étincelle dramatique me met en feu et provoque une explosion. La vertu grotesque de Jenny Bell m'avait réellement exaspéré. Il y a d'ailleurs tant d'espèces de pères Capulets et de comtes Pâris et si peu de Juliettes! Le grand amour et le grand art se ressemblent tellement! Le beau est si beau! Les passions épiques sont si rares! Le soleil de chaque jour est si pâle! La vie est si courte, la mort si certaine!... Centuples crétins, inventeurs du renoncement, du combat contre les instincts sublimes, des mariages de convenance entre femmes et singes, entre l'art et la basse industrie, entre la poésie et le métier, soyez maudits! soyez damnés! Puissiez-vous raisonner entre vous, n'entendre que vos voix de crécelles et ne voir que vos visages blêmes dans la plus froide éternité!...
Grande nouvelle.
On vient de découvrir que l'hymne national anglais «God save the king» attribué à Lulli, qui l'aurait composé sur des paroles françaises pour les Demoiselles de Saint-Cyr, n'est pas de Lulli. L'orgueil britannique repousse cette origine. Le «God save the king» est maintenant de Hændel; il l'a écrit pour les Anglais, sur le texte anglais consacré.
Il y a des découvreurs patentés de ces supercheries musicales.
Ils l'ont depuis longtemps prouvé: Orphée n'est pas de Gluck, le Devin du village n'est pas de Rousseau, la Vestale n'est pas de Spontini, la Marseillaise n'est pas de Rouget de l'Isle, enfin certaines gens vont jusqu'à prétendre que le Freyschütz n'est pas de M. Castilblaze!!!
Autre nouvelle.
Mme Stoltz, dit-on, retourne au Brésil!... elle vient de signer son engagement: quatre cent cinquante mille francs; assurance contre le mal de mer; six domestiques, huit chevaux!!! et la vue gratuite de la baie de Rio nuit et jour! et un soleil véritable! et un enthousiasme réel! et des rivières de diamants! des écharpes brodées par des mains de marquises! des colombes et des nègres rendus à la liberté après chaque représentation! sans compter les hommes libres qui tombent en esclavage!... Plaisanterie à part, comment la diva résisterait-elle aux offres réellement magnifiques qu'on lui fait à Rio?
Résistons, nous Français, au moins, et ne laissons pas ainsi mettre notre ciel au pillage et enlever nos étoiles par ces gens des Antipodes qui ont tous la tête à l'envers.
Le sucre d'orge.—La musique sévère.
On s'imagine dans le monde élégant que ces théâtres récemment éclos, et où l'on a pris la bouffonnerie au sérieux, sont des lieux malsains, mal meublés, mal éclairés, mal hantés et par suite malfamés, et l'on a raison en général de le croire. Il en est de toutes sortes pourtant. Les uns sont en effet mal hantés, mais d'autres ne sont pas hantés du tout. Celui-ci est malfamé, cet autre est affamé. Celui-là, enfin, et c'est du théâtre des Folies-Nouvelles que je parle, est un petit réduit coquet, propret, charmant, illuminé à giorno, et toujours peuplé d'un public bien couvert et de mœurs douces. L'usage s'y est établi (c'est sans doute à cet usage qu'on doit la douceur de mœurs de ses habitués) de consommer dans les entr'actes force bâtons de sucre d'orge. Dès que la toile est baissée, les lionceaux du parterre se lèvent, font un signe amical aux gazelles de la galerie, et s'enfoncent dans la bouche de longs objets de diverses couleurs qu'ils sucent et ressucent avec un sérieux des plus remarquables. Quand je dis que ces objets sucrés sont de diverses couleurs, je me trompe; il y a une couleur adoptée pour chaque entr'acte et qui ne change qu'à l'acte suivant. Après l'exposition, on suce en jaune; au moment où l'action se noue, le rose est sur toutes les lèvres; et quand l'action s'est dénouée, c'est le vert qui triomphe, et toute la salle suce en vert. Ce spectacle est fort étrange et il faut du temps pour s'y bien accoutumer. Pourquoi ce doux usage existe aux Folies-Nouvelles, comment il s'y est établi, ce qui l'y maintient...—question triple à laquelle les vrais savants sont réduits à répondre ce qu'ils répondent à tant de questions simples:
On l'ignore complétement.
Et voyez comme on est mal instruit à Paris des choses même les plus essentielles: je ne savais pas, il y a quinze jours où est situé le théâtre des Folies-Nouvelles, et ce n'est qu'à force de dire, tout le long du boulevard, aux personnes dont la physionomie me faisait espérer de leur part quelque bienveillance: «Monsieur, oserais-je vous prier de vouloir bien prendre la peine de m'indiquer le théâtre des Folies-Nouvelles?» que j'y suis enfin parvenu. Et ce théâtre, charmant, je dois le redire, fait de la musique. Il possède un joli petit orchestre bien dirigé par un habile virtuose, M. Bernardin, et plusieurs chanteurs qui ne sont point maladroits. J'allais ce soir-là, sur la foi d'un de mes confrères, assister à une tentative de musique sérieuse dans l'opéra nouveau intitulé le Calfat. De la musique sérieuse aux Folies-Nouvelles! me disais-je tout le long du boulevard, c'est un peu bien étrange! Après tout, c'est sans doute un moyen de justifier le titre du joli petit théâtre. Nous verrons bien. Nous avons vu, et nos terreurs se sont vite dissipées. MM. les directeurs des Folies sont gens de trop d'esprit et de bon sens pour tomber dans une erreur si grave et si préjudiciable à leurs intérêts. Hâtons-nous de dire qu'ils n'y ont jamais songé. A quoi donc mon confrère pensait-il quand il m'a parlé sérieusement de la musique sérieuse du Calfat! Mais si l'auteur se fût avisé d'une aussi sotte incartade, tous les bâtons de sucre d'orge jaunes, roses et verts eussent disparu pour faire place à d'ignobles bâtons noirs de jus de réglisse, les lionceaux du parterre eussent rugi de fureur et les gazelles du balcon se fussent voilé le museau.
Ah! de la musique sérieuse! sans y être forcé! c'eût été une bonne folie! Ces mots: musique sérieuse, ou musique sévère, ce qui est absolument la même chose dans le sens que leur attribuent certaines gens, me donnent froid dans l'épine dorsale. Ils me rappellent les épreuves si dures, si cruelles, si sévères, que j'ai été contraint de subir dans mes voyages!... La dernière seulement n'a pas eu pour moi de suites fâcheuses; elle a très-bien fini, n'ayant pas commencé. C'était dans une grande ville du Nord, dont les habitants ont une passion pour l'ennui, qui va jusqu'à la frénésie. Il y a là une salle immense où le public se rue, s'entasse, s'écrase, sans être payé, en payant même, toutes les fois qu'il est certain d'y être sévèrement traité. On a oublié d'inscrire sur le mur de ce temple la fameuse devise qui brille en lettres d'or dans la salle de concerts d'une autre grande ville du Nord:
Res severa est verum gaudium,
et qu'un mauvais plaisant de ma connaissance a traduite par:
L'ennui est le vrai plaisir.
Or donc, je crus de mon devoir d'aller un jour entendre une des choses les plus sévères et les plus célèbres du répertoire musical de cette grande ville. Toutes les places étant prises, je me mis en quête d'un de ces marchands qui vendent à un prix exorbitant des billets aux abords de la salle. J'étais en négociations avec ce négociant, quand un des artistes de l'orchestre qui allait exécuter rem severam, m'apercevant: «Que faites-vous donc là? me dit-il.
—Je marchande un billet, n'ayant jamais entendu le chef-d'œuvre annoncé pour aujourd'hui.
—Et quelle nécessité y a-t-il pour vous de l'entendre?
—Il y en a plus d'une: les convenances... le désir d'expérimenter...
—Hé, quoi! ne vous ai-je pas vu il y a quinze jours dans notre salle assister, du commencement à la fin, à l'exécution de notre jeune chef-d'œuvre?
—Oui; eh bien?
—Eh bien, vous pouvez, par comparaison, apprécier le chef-d'œuvre ancien que nous allons chanter. C'est absolument la même chose; seulement le chef-d'œuvre ancien est une fois plus long que le moderne et sept fois plus ennuyeux.
—Sept fois?
—Au moins.
—Cela me suffit.»
Et je remis ma bourse dans ma poche et m'éloignai fort édifié.
Voilà pourquoi les sévérités de l'art musical m'inspirent par occasion une crainte si vive. Mais ma terreur était panique cette fois, très-panique; et rien que la lettre de mon confrère ne devait la justifier. Le Calfat est un petit opéra tout à fait bon enfant, qui chante de bonnes grandes valses bien joviales, de bons petits airs bien dégourdis, éveillés, égrillards, et pour rien au monde l'auteur de cette aimable partition, M. Cahen, n'eût voulut se montrer sévère à l'égard des honnêtes gens venus pour l'applaudir. Aussi quel succès! comme on a accueilli son ouvrage! Au dénoûment, les lionceaux et les gazelles laissaient voir un véritable enthousiasme, et les petits bâtons verts s'agitaient dans toutes les bouches comme des pistons de locomotives.
La Jettatura.
M. X.... dirige à Paris un affreux petit théâtre que la pudeur m'empêche de nommer. Ce théâtre et son directeur sont tous les deux jettatori; c'est-à-dire qu'ils jettent des sorts, qu'on meurt ordinairement dans le cours de l'année si l'on serre la main au directeur, et qu'on est infailliblement atteint d'une diarrhée violente si l'on entre dans le théâtre.
Dans une maison où je me trouvais ces jours-ci, l'amphitryon, qui pousse la simplicité et l'incrédulité jusqu'à douter de l'influence des jettattori, s'avisa, pour tourmenter un de ses invités, homme de beaucoup d'esprit et de foi au contraire, de lui jouer le tour suivant. Le nom de chaque convive était écrit, selon l'usage, sur un carré de papier placé devant sa serviette. Il s'arrangea pour que le carré de papier du croyant fût retourné, et, indiquant de la main son siége à celui-ci: «Voilà votre place,» lui dit-il. Le malheureux s'assied sans méfiance, déploie sa serviette, retourne machinalement le papier qu'il croyait porter son nom, et y découvre celui de M. X..., écrit sur un coupon de loge du théâtre jettatore. L'homme d'esprit fait un bond en arrière, et aussitôt, sans crier gare, est pris de vomissements violents... avant dîner!
Les dilettanti en blouse et la musique sérieuse.
On s'apercevait depuis quelque temps dans le faubourg du Temple, sur les bords du canal de l'Ourcq, aux environs de la rue Charlot, et même sur la place de la Bastille, de la tristesse étrange des habitants jeunes et vieux de ces parages, braves gens, d'ordinaire si joviaux.
| L'œil morne chaque jour et la tête baissée, |
| Ils s'en allaient plongés dans leur triste pensée. |
Plus de jeu de bouchon, plus de pipes fumantes. Les bouts de cigares gisaient sur l'asphalte, et pas un amateur ne daignait les cueillir. A minuit, personne devant la marchande de galette, dont la marchandise séchait, dont le grand couteau se rouillait, et dont le four s'éteignait. Titis ni claqueurs ne cherchaient l'accorte et agaçante proie. Plus d'amour, partant plus de joie. Les bouquetières on fuyait. Les notables de la rue Saint-Louis, réunis en conseil avec ceux du faubourg du Temple et du quartier Saint-Antoine, avaient jugé urgent de rédiger un procès-verbal-circonstancié des progrès de la maladie, et l'avaient envoyé par une agile estafette au commissaire de police, qui ne reçut pas la nouvelle, on peut le penser, sans un véritable serrement de cœur. Le cœur des maires qu'il se hâta d'avertir, en fut frappé bien plus cruellement encore. Il y eut un peu de précipitation, on doit l'avouer, dans la manière dont le triste avis leur fut transmis. Il faut ménager les cœurs de maires. Néanmoins l'anxiété fut domptée par l'affection sérieuse que les maires de tous les arrondissements de Paris ont toujours ressentie pour ces malheureux enfants du faubourg du Temple; et ils s'assemblèrent à leur tour précipitamment en conseil. La séance était à peine ouverte que d'autres estafettes accoururent, avec un air incomparablement plus consterné que l'air de la première estafette, annonçant des rassemblements assez nombreux sur divers points de la capitale, rassemblements qui portaient le caractère d'une mélancolie profonde et d'une insondable découragement. Ces rassemblements, absolument inoffensifs du reste, étaient présidés par de très-jeunes gens en casquette, maigres, pâles, efflanqués. L'un stationnait sur le boulevard du Temple, en face de la maison nº 35, où habitent deux acteurs aimés du Théâtre-Lyrique, M. et Mme Meillet; l'autre encombrait la rue Blanche, depuis la rue Saint-Lazare jusqu'au nº 11, où respire la diva adorata, Mme Cabel; le troisième rassemblement, quatorze fois plus nombreux que les deux autres réunis, entourait le palais de M. Perrin, le directeur de l'Opéra-Comique et du Théâtre-Lyrique[12].
Les rassemblés restaient là, les yeux fixés sur les croisées des monuments que je viens de désigner; leur regard exprimait un douloureux reproche, et la foule, entourant le jeune chef auquel elle s'était donnée, imitait son silence autour de lui rangée.—Ces nouvelles nouvelles mirent le comble à l'agitation des maires, et accrurent beaucoup l'inquiétude de leur président. Plusieurs voix s'élevèrent presque simultanément du sein du conseil pour demander la parole. La parole fut accordée à tous les orateurs, qui tous, d'un commun accord, se turent aussitôt: vox faucibus hæsit. Telle était l'émotion de chacun. Mais monsieur le président, qui avait conservé encore quelque sang-froid, fit rentrer les porteurs de ces nouvelles nouvelles, et les interrogeant l'un après l'autre:
—Quelle est la cause, leur dit-il vivement, de cette tristesse, de cette mélancolie, de ce désespoir muet, de ces regards désolés, de ces rassemblements, de cette agitation inerte? De nouveaux symptômes de choléra auraient-ils éclaté dans le faubourg du Temple?
—Non, monsieur le président.
—Les marchands de boissons alcooliques auraient-ils mis moins de vin que de coutume dans leur eau?
—Non, monsieur, les boissons à coliques sont toujours les mêmes.
—A-t-on fait circuler quelque fausseté sur le siége de Sébastopol?
—Non.
—Alors, qu'est-ce donc?... et pourquoi avoir choisi précisément ces trois monuments pour points de ralliement et pour lieux de rassemblement? cela m'effraye énormément.
—Monsieur le président, on n'a pas pu le savoir... d'abord, mais ensuite on a fini par le savoir. Il paraîtrait que, sauf votre respect, ces gens sont des habitués du Théâtre-Lyrique.
—Eh bien!
—Eh bien, monsieur, ce sont des amateurs passionnés de musique, mais d'une seule espèce de musique, de la musique légère, de la musique douce, comme sont douces leurs habitudes et leurs mœurs. Ils avaient entendu dire et ils s'étaient persuadé que le Théâtre-Lyrique fut créé et mis au monde pour eux, pour satisfaire à ce besoin d'émotions d'art qui les tourmente depuis si longtemps. Ils avaient même conservé cet espoir jusqu'à la dernière ouverture du Théâtre-Lyrique; ouverture après laquelle cet espoir les a tout d'un coup abandonnés. Ils assurent qu'on les a trompés.
—Nous y voyons clair maintenant, disent-ils; ce n'est pas un théâtre de musique douce, un théâtre de mélodie facile, un théâtre comme il en faut un au peuple le plus gai et le plus naïf de la terre. Loin de là, on y a représenté jusqu'ici exclusivement des œuvres compliquées, dites savantes, auxquelles nous ne comprenons rien. Et nous voyons bien, par la reprise obstinée de tout le répertoire de l'année dernière, que l'intention des artistes et du directeur est de persister dans cette voie, en ne montant que des opéras du genre sévère, au-dessus de notre portée et par conséquent sans charme réel pour nous. Autant vaudrait, n'était le prix des places, aller au Grand-Opéra.—Voilà ce qu'ils disent, monsieur le président; et sans doute vous trouverez dans votre sagesse quelque moyen de sortir de cette grave situation.
En effet, monsieur le président ayant mandé M. Perrin, s'est bien vite entendu avec cet habile administrateur sur les moyens à prendre pour tourner, sinon vaincre la difficulté. Il a été convenu que, dans l'impossibilité avérée où l'on se trouvait de contraindre les compositeurs à abandonner le haut style, à quitter les régions poétiques de l'art pour se mettre à la portée des intelligences naïves de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, on recourrait au moins à des librettistes gais, et qu'on leur commanderait des pièces si amusantes, si piquantes, si drôles, que la tristesse populaire, malgré les sévérités de la musique savante, fondrait nécessairement à leur aspect, comme fond la glace au soleil. Et on a commencé par l'opéra de Schahabaham II. Et le succès a dépassé toute attente. Et le peuple a ri comme un seul fou; et son regard, à l'heure qu'il est, pétille de gaieté; et les rassemblements sont de plus en plus rares, le palais de M. Perrin devient accessible, le peuple a reconçu l'espoir d'avoir son Théâtre-Lyrique; et, nous pouvons le dire enfin, il l'a!
Lamentations de Jérémie.
Trop misérables critiques! pour eux, l'hiver n'a point de feux, l'été n'a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en tremblant d'en casser quelques-uns, soit avec le pied de l'éloge, soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux pieds sur cet amas d'œufs de chats-huants et de dindons, sans grand danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares aujourd'hui... Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de Babylone leur plume fatiguée, et s'asseoir sur la rive et pleurer à loisir!...
Il y a une lithographie de fort triste apparence que je ne puis m'empêcher de contempler longuement toutes les fois que je passe devant le magasin où elle est étalée. On y voit une troupe de malheureux couverts d'humides et boueux haillons, le chef orné de chapeaux macairiens, marchant dans d'immondes tiges de bottes attachées au bas de leurs jambes avec des cordes de paille; la plupart d'entre eux ont une joue enflée, tous ont le ventre creux; ils souffrent des dents et meurent de faim; aucune fluxion, aucune affliction ne leur manque; leurs rares cheveux pendent collés contre leurs tempes amaigries; ils portent pelles et balais, ou plutôt des fragments de pelles, des chicots de balais, dignes instruments de ces travailleurs en loques. Il pleut à verse, ils pataugent d'un pied morne dans le noir cloaque de Paris; et devant eux une espèce d'argousin, armé d'une canne formidable, étend vivement le bras, comme Napoléon montrant à ses soldats le soleil d'Austerlitz, et leur crie en louchant des yeux et de la bouche: «Allons, messieurs, de l'ardeur!» Ce sont des balayeurs...
Pauvres diables!... d'où sortent ces malheureux êtres?... A quel Montfaucon vont-ils mourir?... Que leur octroie la munificence municipale pour nettoyer (ou salir) ainsi le pavé de Paris?... A quel âge les envoie-t-on à l'équarrissage?... Que fait-on de leurs os? (leur peau n'est bonne à rien.) Où cela loge-t-il la nuit?... Où cela va-t-il pâturer le jour?... et quelle est la pâture?... Cela a-t-il une femelle, des petits?... A quoi cela pense-t-il?... De quoi cela peut-il discourir en se livrant, avec l'ardeur demandée, à l'accomplissement des fonctions que lui confie M. le préfet de la Seine?... Ces messieurs sont-ils partisans du gouvernement représentatif, ou de la démocratie coulant à pleins bords, ou du régime militaire?... Ils sont tous philosophes; mais combien y en a-t-il de lettrés? Combien d'entre eux font des vaudevilles?... Combien ont manié la brosse avant d'être réduits au balai?... Combien furent élèves de Vernet avant de poser pour Charlet?... Combien ont obtenu le grand prix de Rome à l'Académie des Beaux-Arts?..... Je ne finirais pas si je voulais énumérer toutes les questions que cette lithographie soulève. Questions d'humanité, questions de salubrité, questions d'égalité et de liberté et de fraternité, questions de philosophie et d'anatomie, de chimie et de voirie, questions de littérature et de peinture, questions de subsistances et d'aisances, questions de goût et d'égout, questions d'art et de hart!...
Ah çà? à quel propos, je me le demande, cette tirade sur MM. les balayeurs? qu'ai-je de commun avec eux? J'ai obtenu le prix de Rome, il est vrai; j'ai quelquefois des fluxions; je ne manque pas de sujets d'affliction; je suis un grand philosophe; mais M. le préfet de la Seine se garderait bien de me confier les moindres fonctions municipales; mais je n'ai jamais touché une brosse de ma vie; c'est tout au plus si je sais me servir d'une plume; je n'écrivis jamais un vaudeville; je ne serais pas capable de confectionner seulement un opéra-comique.
C'est la folle du logis (l'imagination, le caprice, cela se dit quand on ne veut pas employer le mot propre) qui m'a dicté cette élégie. Et je suis fort loin pourtant d'avoir le temps de me livrer à de pareils délassements littéraires; il pleut à verse des opéras-comiques, au boulevard des Italiens, au boulevard du Temple, dans les salons, partout. Et nous sommes critiques, nous sommes à la fois juges et témoins, bien qu'on ne nous ait pas fait jurer sur le Coran de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité. Négligence regrettable, car si j'avais fait un pareil serment, je le tiendrais. Il est vrai qu'on peut toujours dire la vérité, sans avoir juré de la dire. Or donc, puisqu'il pleut à verse des opéras-comiques et que nous sommes armés d'un chicot de plume, et que nous vivons à Paris pour y être greffier au tribunal lyrique, faisons notre devoir, marchons au noble but offert à notre ambition, et ne nous faisons pas dire deux fois: «Allons, monsieur, de l'ardeur!»
Trop misérables critiques! pour eux l'hiver n'a point de feux, l'été n'a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en tremblant d'en casser quelques-uns, soit avec le pied de l'éloge, soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux pieds sur cet amas d'œufs de chats-huants et de dindons, sans grand danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares aujourd'hui... Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de Babylone leur plume fatiguée, et s'asseoir sur la rive et pleurer à loisir!...
Encore des feuilletons! encore des opéras! encore des albums! encore des chanteurs! encore des dieux! encore des hommes! La terre a fait depuis l'année dernière un trajet de quelque soixantaine de millions de lieues autour du soleil. Elle est partie, elle est revenue (à ce qu'on dit à l'Académie des Sciences). Et pourquoi s'est-elle donné tant de mouvement? Pourquoi faire un si grand tour? Pour quel résultat?... Je voudrais bien savoir ce qu'elle pense, cette grosse boule, cette grosse tête dont nous sommes les habitants; oui (car, quant à douter qu'elle pense, je ne me le permettrai certes point. Mon pyrrhonisme ne va pas jusque-là; ce serait aussi ridicule que si l'un des habitants de M. XXX, le grand mathématicien, se permettait de mettre en doute la faculté de penser de son maître.) Oui donc, je suis curieux de savoir ce que cette grosse tête pense de nos petites évolutions, de nos grandes révolutions, de nos nouvelles religions, de notre guerre d'Orient, de notre paix d'Occident, de notre bouleversement chinois, de notre orgueil japonais, de nos mines d'Australie et de Californie, de notre industrie anglaise, de notre gaieté française, de notre philosophie allemande, de notre bière flamande, de notre musique italienne, de notre diplomatie autrichienne, de notre grand mogol et de nos taureaux espagnols, et surtout de nos théâtres de Paris, desquels il faut que je parle à tout prix. C'est-à-dire, entendons-nous, je ne tiens à savoir la pensée de la terre que sur ceux de nos théâtres où l'on dit que l'on chante; et même (bien que nous en possédions à cette heure cinq bien comptés) je n'ai d'intérêt direct à connaître son opinion que sur trois seulement. De ces trois, l'un s'appelle Académie impériale de Musique, le second a nom Opéra-Comique, le troisième s'intitule Théâtre-Lyrique. D'où il suit que le Théâtre-Lyrique n'est pas comique, que le théâtre de l'Opéra-Comique n'est point académique, et que le théâtre académique n'est point lyrique. Voyez un peu où le lyrisme est allé se nicher!...
Je pourrais donc, comme tant d'autres, consulter l'esprit de la terre sur ces graves questions; et la terre me répondrait, à coup sûr, tout comme elle a répondu à ceux qui dans ces derniers temps ont eu l'audace de l'interroger. Mais j'ai vergogne vraiment de me mettre au nombre des importuns et de la déranger encore. D'autant plus que, dans l'humeur où nous la voyons à cette heure, elle pourrait bien me répondre tout de travers. Elle serait capable de prétendre que le théâtre académique est comique, que le comique est lyrique, et que le lyrique est académique. Jugez du bouleversement produit par de tels oracles dans les idées du public (du public à idées)!
Quoi qu'il en soit, nous ne comptons pas moins de trois théâtres à Paris, dont il faut, je le répète, que je parle encore à tout prix.
Trop misérables critiques! pour eux l'hiver n'a point de feux, l'été n'a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en tremblant d'en casser quelques-uns, soit avec le pied de l'éloge, soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux pieds sur cet amas d'œufs de chats-huants et de dindons, sans grand danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares aujourd'hui!... Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de Babylone leur plume fatiguée, et s'asseoir sur la rive et pleurer à loisir!...
Quand je songe qu'aujourd'hui 3 juin, très-probablement, le commandant Page entre dans la baie de Papeïti! que les canons de ses navires saluent la rive taïtienne, qui leur renvoie, avec mille parfums, les cris de joie des belles insulaires accourues sur la plage! Je le vois d'ici, avec sa haute taille, sa noble figure bronzée par les ardeurs du soleil indien; il regarde avec sa longue-vue la pointe des cocotiers et la maison du pilote Henry bâtie à l'entrée de la route de Matavaï... Il s'étonne qu'on ne lui rende pas son salut... Mais voilà les canonniers accourant à droite et à gauche de la maison de M. Moerenhout; ils entrent dans les deux forts détachés. Feu partout! Hourra! c'est la France! c'est le nouveau chef du protectorat! Encore une bordée! Hourra! hourra!—Et voilà les casernes qui se dépeuplent, les officiers français qui sortent précipitamment du café, et M. Giraud qui paraît sur le seuil de sa case, et tous, prenant ensemble la rue Louis-Philippe, se dirigent du côté de la maison du capitaine du port. Et ces deux ravissantes créatures qui sortent d'un bosquet de citronniers, où vont-elles en tressant rapidement des couronnes de feuilles et de fleurs d'hibiscus? Ce sont deux filles d'honneur de la reine Pomaré; au bruit du canon, elles ont brusquement interrompu leur partie de cartes commencée dans un coin de la case royale pendant le sommeil de S. M. Elles jettent de furtifs regards du côté de l'église protestante. Pas de révérends Pères! pas de Pritchards! On ne le saura pas! Elles achèvent leur toilette en laissant glisser à terre le maro, vaine tunique imposée à leur pudeur par les apôtres anglicans. Leur beau front est couronné, leur splendide chevelure est ornée de guirlandes, les voilà revêtues de tous leurs charmes océaniques; ce sont deux Vénus entrant dans l'onde. «O Pagé! o Pagé! (C'est Page! c'est Page!)» s'écrient-elles en fendant comme deux sirènes les vagues inoffensives de la baie. Elles approchent du navire français, et, nageant de la main gauche, elles élèvent la droite en signe de salut amical; et leur douce voix envoie à l'équipage des ioreana répétés (bonjour! bonjour!). Un aspirant de marine pousse un cri de.... d'admiration à cet aspect, et s'élance du côté des néréides. Un regard du commandant le cloue à son poste, silencieux, immobile, mais frémissant. M. Page, qui sait la langue kanaque comme un naturel, crie aux deux naturelles en montrant le pont de son navire: Tabou! tabou! (interdit, défendu). Elles cessent d'avancer, et élevant au-dessus de l'eau leur buste de statue antique, elles joignent les mains en souriant d'un air à damner saint Antoine. Mais le commandant, impassible, répète son cruel tabou! elles lui jettent une fleur avec un dernier ioreana tout plein de regrets, et retournent à terre. L'équipage ne débarquera que dans deux heures. Et M. Page, assis à tribord, contemple, en attendant, les merveilleux aspects de ce paradis terrestre où il va régner, où il va vivre pendant plusieurs années, respire avec ivresse la tiède brise qui en émane, boit un jeune coco et dit: «Quand je songe qu'il y a maintenant à Paris, par trente-cinq degrés de chaleur, des gens qui entrent à l'Opéra-Comique, et qui vont y rester encaqués jusqu'à une heure du matin, pour savoir si Pierrot épousera Pierrette, pour entendre ces deux petits niais crier leurs amours avec accompagnement de grosse caisse, et pour pouvoir le surlendemain informer les lecteurs d'un journal des difficultés vaincues par Pierrette pour épouser Pierrot! Quels enragés antiabolitionnistes que ces directeurs de journaux!»
Oui, quand je songe qu'on peut faire cette judicieuse réflexion à quatre mille lieues, à nos antipodes! dans un pays assez avancé en civilisation pour se passer de théâtres et de feuilletons; où il fait si frais; où les jeunes belles portent de si élégants costumes sur leur tête; où une reine peut dormir! je me sens cramoisir de honte de vivre chez un de ces peuples enfants que les savants de la Polynésie ne daignent pas même visiter.....
Trop misérables critiques! pour eux l'hiver n'a point de feux, l'été n'a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en tremblant d'en casser quelques-uns, soit avec le pied de l'éloge, soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux pieds sur cet amas d'œufs de chats-huants et de dindons, sans grand danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares aujourd'hui... Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de Babylone leur plume fatiguée, et s'asseoir sur la rive et pleurer à loisir!...
Ces pauvres gens, à Paris surtout, endurent des tourments dont personne ne leur tient compte, et qui suffiraient, s'ils étaient connus, à émouvoir les plus mauvais cœurs. Mais peu désireux de faire pitié, ils se taisent; ils sourient même parfois; on les voit aller, venir, d'un air assez calme, surtout pendant certaines époques de l'année où la liberté leur est rendue sur parole. Quand ensuite l'heure est venue de prendre courage, ils s'acheminent vers les théâtres de leur supplice avec un stoïcisme égal à celui de Régulus retournant à Carthage.
Et personne ne remarque ce qu'il a là de réellement grand. Bien plus, quand quelques-uns d'entre eux, de complexion plus faible que les autres, sont si tourmentés de la soif du beau, ou tout au moins du raisonnable, que leur attitude souffrante, leur tête penchée, leur regard morne, attirent l'attention des passants, joignant alors l'ironie à l'insulte, on leur tend au bout d'une pique une éponge imbibée de fiel et de vinaigre, et l'on rit. Et ils se résignent. Il y en a de violents pourtant; et je m'étonne que l'exaspération de ceux-là n'ait encore amené aucune catastrophe.
Plusieurs, il est vrai, cherchent leur salut dans la fuite. Ce vieux moyen réussit encore. Je dois même l'avouer, j'ai eu la lâcheté de l'employer dernièrement. On annonçait je ne sais quelle exécution; les bourreaux de Paris et leurs aides étaient déjà convoqués. Une lettre m'arrive, indiquant le jour et l'heure. Il n'y avait pas à hésiter. Je cours au chemin de fer de Rouen, et je pars pour Motteville. Arrivé là, je prends une voiture et me fais conduire à un petit port inconnu sur l'Océan où l'on est à peu près sûr de n'être pas découvert. Des renseignements précis m'avaient fait espérer d'y trouver la paix; la paix, ce don céleste que Paris refuse aux hommes de bonne volonté. En effet, Saint-Valery-en-Caux est un endroit charmant, caché dans un vallon au bord de la mer; est in secessu locus. On n'y est exposé ni aux orgues de Barbarie, ni aux concours de piano. On n'y a pas encore ouvert un théâtre lyrique; et si on l'eût fait, il serait déjà fermé.
L'établissement de bains est modeste et ne donne pas de concerts; les baigneurs ne font pas de musique; l'une des deux églises n'a pas d'organiste, l'autre n'a pas d'orgue; le maître d'école, qui pourrait être tenté de démoraliser le peuple par l'enseignement de ce qu'on appelle à Paris le chant, n'a pas d'élèves; les pêcheurs qui pourraient se laisser ainsi démoraliser n'ont pas de quoi payer le magister. On y voit beaucoup de cordiers et de cordières, mais personne n'y file des sons. Les seules chansons qui s'y élèvent par-ci par-là, de sept à huit heures du matin, sont celles des jeunes filles occupées à tisser des seines et des éperviers, encore ces innocentes enfants n'ont-elles qu'un filet de voix. Il n'y a pas de garde nationale, partant, pas de musique de la loterie; on y entend retentir pour tout bruit les coups de maillet des calfats qui réparent des coques de navires. Il y a un cabinet de lecture derrière les vitres duquel ne figurent ni romances ni polkas avec portraits et lithographies. On ne court les risques d'aucun quatuor d'amateurs, d'aucune souscription pour arracher un virtuose au malheur de servir utilement sa patrie. Les hommes, dans ce pays-là, ont tous passé l'âge de la conscription, et aucun des enfants ne l'a encore atteint.
Enfin c'est un Eldorado pour les critiques, une île de Taïti en terre ferme, entourée d'eau d'un seul côté; moins les ravissantes Taïtiennes, il est vrai, mais aussi moins les ministres protestants, les cantiques nazillards, la grosse reine Pomaré qui enfle dans sa case, et le journal français; car on imprime un journal en langue française à Taïti, ce qu'on se garde bien de faire à Saint-Valery. Ainsi informé et rassuré, je descends de l'omnibus (il faut dire encore que le conducteur de cet omnibus, chargé d'amener les honnêtes gens de Motteville à Saint-Valery, ne joue ni de la trompette, comme ses confrères de Marseille, ni de cette affreuse petite corne dont se servent les Belges sur les chemins de fer pour assassiner les voyageurs). Je descends donc intact et presque joyeux de mon véhicule, et je me hâte de gravir une des falaises qui s'élèvent verticalement de chaque côté du bourg. Alors, du haut de ce radieux observatoire, je crie à la mer qui rumine son hymne éternel à trois cents pieds au-dessous de moi: «Bonjour, la grande!» Je m'incline devant le soleil couchant qui exécute son decrescendo du soir dans un sublime palais de nuages rose et or: «Salut, majesté!» Et la délicieuse brise des falaises accourant pour me souhaiter la bienvenue, je l'accueille par un soupir de bonheur en lui disant: «Bonsoir, la folle!» et la douce verdure de la montagne m'invitant, je me roule à terre et je me livre à une orgie d'air pur, d'harmonies et de lumière.
J'aurais bien des choses à raconter de cette excursion en Normandie. Je me bornerai au récit du naufrage d'un petit lougre qui, commandé par un joueur de clarinette de Rouen, est venu échouer à deux lieues du port de Saint-Valery. Chose étonnante! car qui pourrait être plus apte qu'un joueur de clarinette à diriger un navire? Autrefois on s'obstinait à confier ces fonctions à des marins; mais on a enfin reconnu tous les dangers de cette ancienne habitude. Cela se conçoit; un marin, un homme du métier, a naturellement des idées à lui, un système; il exécute ce que son système lui fait paraître bon; rien ne le ferait consentir à une manœuvre qu'il juge fausse ou inopportune. Chacun à son bord doit lui obéir, sans raisonner ni hésiter; il soumet tout ce qui l'entoure au despotisme militaire. C'est intolérable. Puis les marins sont jaloux les uns des autres; il suffit que l'un ait dit blanc dans une circonstance donnée pour que l'autre dise noir si le même cas se représente. D'ailleurs leurs prétendues connaissances spéciales, leur expérience nautique, ont-elles empêché d'innombrables et affreux malheurs? On est encore à la recherche de sir John Franklin, perdu dans les mers polaires. C'était un maître marin pourtant. Et l'infortuné La Peyrouse qui alla se briser sur les écueils de Vanicoro, n'avait-il pas étudié à fond mathématiques, physique, hydrographie, géographie, géologie, anthropologie, botanique et tout le fatras dont les marins proprement dits s'obstinent à se remplir la tête? Il n'en a pas moins conduit ses deux navires à leur perte. Il avait un système, il prétendait que la hauteur des rochers de corail dont la mer est obstruée dans l'archipel des Nouvelles-Hébrides, voisin de Vanicoro, était à étudier; qu'il fallait, en allant avec précaution, en déterminer le gisement, chercher des passes, opérer des sondages, et il s'y brisa. A quoi lui a donc servi sa science? Ah! l'on a bien raison de se méfier des hommes spéciaux, des hommes à systèmes, et de les tenir à l'écart!
Voyez encore Colomb! Ferdinand et Isabelle et leurs doctes conseillers n'étaient-ils pas bien inspirés en refusant si obstinément de lui confier deux caravelles, et n'eussent-ils pas sagement fait de persister dans ce refus? Car enfin il a trouvé le Nouveau-Monde, c'est vrai; mais s'il n'eût pas mis l'entêtement d'un maniaque à poursuivre sa route à l'ouest, il n'eût pas rencontré, vingt-quatre heures avant la découverte de San-Salvador, des morceaux de bois flottants, travaillés à main d'homme, cette circonstance ridicule n'eût pas rendu à son équipage un peu de confiance, et il eût été forcé de boire sa honte, de retourner en Europe et de s'estimer encore trop heureux d'y parvenir. C'est donc le hasard qui amena cette tant fameuse découverte; et tout autre que Colomb, sans être marin ni géologue, qui eût eu l'idée de cingler droit à l'ouest, fût parvenu aux îles Lucayes, et, par suite, sur le continent américain aussi bien que lui.
Et Cook, le fameux, l'étonnant capitaine Cook! N'est-il pas allé se faire tuer comme un niais par un sauvage à Hawaï? Il a découvert la Nouvelle-Calédonie, il en a pris possession au nom de l'Angleterre, et c'est la France qui l'occupe. Le beau service qu'il a rendu à son pays!
Non, non, ces hommes à systèmes sont les fléaux de toutes les institutions humaines, rien n'est plus évident aujourd'hui. Le petit sinistre de Saint-Valery ne prouve rien. Le joueur de clarinette qui commandait le lougre ayant une dizaine de dames à son bord, avait fait, par amour-propre, autant de toile que possible, et comme la brise était gentille, il filait je ne sais combien de nœuds à l'heure, et tout le monde sur la jetée de s'écrier: «Mais voyez donc comme ce petit lougre marche bien!» Quand arrivé devant Veule, et voulant virer de bord pour revenir, il a touché, et le pauvre lougre a été jeté sur le flanc. Fort heureusement, les gens de Veule n'ont pas hésité à se mettre à l'eau jusqu'à mi-corps pour porter à terre les tremblantes passagères. Le joueur de clarinette ne savait pas sans doute qu'à la marée basse il faut se garder d'approcher la grève de Veule, ni que son lougre tirât tant d'eau. Voilà tout; et les plus habiles marins qui, ignorant comme lui ces circonstances, fussent venus à pareille heure, au même point de la côte avec ce lougre-là, eussent éprouvé le même accident.
Le lendemain de ce sinistre, qui ne prouve rien, je le répète, contre l'aptitude des joueurs de clarinette au commandement des vaisseaux, une lettre de Paris me découvrit à Saint-Valery, et vint m'apprendre qu'une pièce nouvelle (nouvelle!) venait d'être représentée à l'Opéra-Comique. Mon correspondant ajoutait que, cette œuvre étant assez inoffensive, je pouvais sans grand danger m'y exposer. Je suis donc revenu (il le fallait!) je ne l'ai pas vue, et je suis convaincu qu'on me saura gré de n'en pas faire mention. L'œuvre, à mon retour, était déjà rentrée dans le néant. J'ai questionné à son sujet quelques personnes d'ordinaire bien informées, elles ne savaient pas de quoi je leur parlais. Ayez donc des succès, faites donc des chefs-d'œuvre, couvrez-vous donc de gloire! pour qu'au bout de cinq ou six jours... O Paris! ville de l'indifférence en matière d'opéras-comiques! Quel gouffre que ton oubli!
Je n'y suis pas moins revenu; je n'en ai pas moins quitté les hautes falaises, et la grande mer, et les splendides horizons, et les doux loisirs, et la douce paix, pour la ville plate, boueuse, affairée; pour la ville barbare!... et j'y ai repris la truelle de l'éloge; j'y loue, j'y reloue, comme auparavant!... plus qu'auparavant!...
Trop misérables critiques! Pour eux, l'hiver n'a point de feux, l'été n'a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en tremblant d'en casser quelques-uns, soit avec le pied de l'éloge, soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux pieds sur cet amas d'œufs de chats-huants et de dindons, sans grand danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares aujourd'hui!... Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de Babylone leur plume fatiguée, et s'asseoir sur la rive et pleurer à loisir!...
Les Allemands désignent par le nom de recenseurs les journalistes chargés de rendre un compte périodique de ce qui se passe dans les théâtres, et même aussi d'analyser les œuvres littéraires récemment livrées à la publicité. Si notre expression de critiques s'applique mieux que le terme allemand aux écrivains chargées de cette seconde partie de la tâche, il faut en convenir, le titre modeste de recenseurs est plus juste pour désigner beaucoup d'honnêtes gens condamnés au labeur froid, ingrat et bien souvent humiliant qui constitue la première. Qui peut savoir, excepté ces malheureux eux-mêmes, ce que l'accomplissement de cette tâche leur cause parfois de douleurs déchirantes, de vastes et profonds dégoûts, de répulsions frémissantes, de colères concentrées qui ne peuvent faire explosion?... Que de forces ainsi perdues! que de temps ainsi gaspillé! que de pensées étouffées! que de machines à vapeur, capables de percer les Alpes, employées à tourner la roue d'un moulin!
Tristes recenseurs, inutiles censeurs, si souvent censurés! quand seront-ils...
(Un homme de bon sens interrompant Jérémie:)
«Raca! Raca! Raca! allez-vous recommencer encore votre refrain et nous parler dans un cinquantième couplet de suspendre votre plume aux saules du fleuve de Babylone et de vous asseoir sur la rive et d'y pleurer?...
Savez-vous bien que vos récriminations et vos lamentations sont parfaitement insupportables?... Qui diable vous met dans cet état de désolation? Si vous êtes un homme à vapeurs, prenez des douches; si vous vous sentez cette gigantesque puissance de tranche-montagne, pour Dieu! donnez-lui carrière comme il vous plaira; percez les Alpes, percez l'Apennin, percez le mont Ararat, percez la butte Montmartre même, si tel est votre besoin de percer, et ne venez pas nous déchirer le tympan par vos cris d'aigle en cage? Assez d'autres sont là, plus capables que vous, dont le plus vif désir serait de tourner la roue de votre moulin.
—(Jérémie.) Quiconque dit à son frère: Raca! mérite la damnation éternelle. Mais vous avez raison, trois fois raison, sept fois raison, homme plein de raison; les yeux de mon esprit louchaient, vous êtes l'accident qui me fait rentrer en moi-même, et me voilà maintenant gros Jean comme devant.
Un critique modèle.
Un de nos confrères du feuilleton avait pour principe qu'un critique jaloux de conserver son impartialité ne doit jamais voir les pièces dont il est chargé de faire la critique, afin, disait-il, de se soustraire à l'influence du jeu des acteurs. Cette influence en effet s'exerce de trois façons: d'abord en faisant paraître belle, ou tout au moins agréable, une chose laide et plate; puis en produisant l'impression contraire, c'est-à-dire en détruisant la physionomie d'une œuvre au point de la rendre repoussante, de noble et de gracieuse qu'elle est en réalité; et enfin en ne laissant rien apercevoir de l'ensemble ni des détails de l'ouvrage, en effaçant tout, en rendant tout insaisissable ou inintelligible. Mais ce qui donnait beaucoup d'originalité à la doctrine de notre confrère, c'est qu'il ne lisait pas non plus les ouvrages dont il avait à parler; d'abord parce qu'en général les pièces nouvelles ne sont pas imprimées, puis encore parce qu'il ne voulait pas subir l'influence du bon ou du mauvais style de l'auteur. Cette incorruptibilité parfaite l'obligeait à composer des récits incroyables des pièces qu'il n'avait ni vues ni lues, et lui faisait émettre de très-piquantes opinions sur la musique qu'il n'avait pas entendue.
J'ai regretté bien souvent de n'être pas de force à mettre en pratique une si belle théorie, car le lecteur dédaigneux qui, après un coup d'œil jeté sur les premières lignes d'un feuilleton, laisse tomber le journal et songe à toute autre chose, ne peut se figurer la peine qu'on éprouve à entendre un si grand nombre d'opéras nouveaux, et le plaisir que ressentirait à ne les point voir l'écrivain chargé d'en rendre compte. Il y aurait en outre pour lui, en critiquant ce qu'il ne connaît pas, une chance d'être original; il pourrait même sans s'en douter, et par conséquent sans partialité, être utile aux auteurs en produisant quelque invention capable d'inspirer aux lecteurs le désir de voir l'œuvre nouvelle. Tandis qu'en usant, comme on le fait généralement, du vieux moyen, en écoutant, en étudiant de son mieux les pièces dont on doit entretenir le public, on est forcé de dire à peu près toujours la même chose, puisque au fond il s'agit à peu près toujours de la même chose; et l'on fait ainsi, sans le vouloir, un tort considérable à beaucoup de nouveaux ouvrages; car le moyen que le public aille les voir, quand on lui a dit réellement et clairement ce qu'ils sont!
L'accent dramatique.
Le diable fut toujours en haute estime et en grande vénération auprès des auteurs d'opéras-comiques. Les critiques ne leur ressemblent guère sous ce rapport, et leur irrévérence pour le diable va très-souvent (n'est-il pas vrai, chers confrères?) jusqu'à le tirer par la queue.
Le théâtre de l'Opéra-Comique, qu'on le sache et qu'on se le dise, a créé et mis au monde une foule d'ouvrages dont le diable est le héros: le Diable à quatre, le Diable page, le Diable boiteux, le Diable couleur de rose, le Diable amoureux, le Diable à Séville, la Part du Diable, le Diable à l'école, la Fiancée du Diable.
Le diable m'emporte! (c'est moi qui parle; on pourrait encore prendre cette exclamation pour le titre d'un opéra-comique) l'Opéra-Comique faillit en 1830 mettre la main sur Robert-le-Diable, qui lui était en effet destiné; mais M. Véron, un fin bourgeois de Paris qui a le diable au corps, eut la démoniaque astuce de se faire forcer la main par un ministre pour ouvrir la plus grande porte de l'Opéra au plus grand diable qui soit jamais sorti de l'enfer, trouvant, en son âme, que l'Opéra-Comique possédait déjà à cette époque une assez belle collection de diables de toutes les couleurs, quand lui, l'Opéra, n'en était encore qu'aux diables bleus (blue devils).
Eh bien! cet insatiable Opéra-Comique n'a jamais pu se consoler du départ de ce Robert-le-Diable; pendant longtemps, pendant très-longtemps, sa grotte s'est obstinée à ne pas retentir de ses chants. Rien ne lui réussissait; il faisait des efforts du diable pour attirer le public, et le public se sauvait comme un beau diable. Il engageait de jeunes actrices, il faisait travailler de jeunes auteurs; mais, bah! toutes ces jeunesses n'avaient que la beauté du diable, et cela devenait vieux en fort peu de temps, tandis que ce diable de Robert-le-Diable faisait un bruit du diable dans toute l'Europe et précipitait trois fois par semaine une foule infernale dans le gouffre du grand Opéra.
Voici une anecdote qui montre avec quel respect et quelle terreur religieuse les acteurs de l'Opéra-Comique prononcent le nom du malin esprit. Un jour (oui, c'était en plein jour), dans une cérémonie tristement grave, l'un d'eux eut à prononcer l'éloge d'un compositeur d'un grand talent récemment enlevé à l'art. Il lut son oraison funèbre d'une façon assez naturelle et convenable tant qu'il y fut question de choses humaines et surterraines seulement. Mais quand, arrivé à l'énumération des œuvres du compositeur, il fallut prononcer le nom de l'esprit des ténèbres qui sert de titre à l'une de ces œuvres, vous eussiez vu et entendu une étrange et admirable transformation des traits et de la voix de l'orateur. Son visage s'assombrit, ses sourcils se froncèrent, son regard devint noir, son geste perpendiculaire, fourchu, et d'un ton rauque et caverneux il prononça en frissonnant les six dernières syllabes de la phrase suivante: «M. Gomis, en arrivant à Paris, débuta au théâtre de l'Opéra-Comique par un ouvrage intitulé: Le Diaaaaable à Séville.» Je n'ajoute rien, ma thèse est soutenue. N'est-ce pas beau?...
Succès d'un Miserere.
On écrit de Naples: «On a chanté à l'église de Saint-Pierre, le 27 mars, un Miserere de Mercadante, en présence de S. Em. le cardinal-archevêque et de sa suite, auxquels s'étaient joints les professeurs du Conservatoire. L'exécution a été très-belle, et S. Em. a daigné en témoigner à plusieurs reprises sa satisfaction. La composition renferme des beautés de l'ordre le plus élevé. L'assistance a voulu entendre deux fois le Redde mihi et le Benigne fac, Domine.»
L'assistance a donc crié bis, demandé da capo, comme font nos claqueurs aux premières représentations théâtrales?... Le fait est curieux. Plaignez-vous maintenant de nos concerts du mois de Marie, des débuts de nos jeunes cantatrices dans les églises de Paris!... Eh! malheureux critiques catholiques, votre antipatriotisme vous aveugle; vous ne voyez pas que nous sommes de petits saints!
La saison.—Le club des cauchemars.
Il y a un moment de l'année où, dans les grandes villes, à Paris et à Londres surtout, on fait beaucoup de musique telle quelle, où les murs sont couverts d'affiches de concerts, où les virtuoses étrangers accourent de tous les coins de l'Europe pour rivaliser avec les nationaux et entre eux, où ces plaideurs d'une espèce nouvelle se ruent sur le pauvre public, le prennent violemment à partie, et le payeraient même volontiers pour l'avoir d'abord, et ensuite pour l'enlever à leurs rivaux. Mais, comme les témoins, les auditeurs sont chers et n'en a pas qui veut.
Ce terrible moment, dans la langue des artistes musiciens, s'appelle la saison.
La saison! cela explique et justifie toutes sortes de choses que je voudrais pouvoir appeler fabuleuses, et qui ne sont que trop vraies.
Les critiques alors se voient assaillis par des gens pressés qui viennent de fort loin faire leur réputation dans la grand'ville, qui la veulent faire vite et qui tentent sur eux l'emploi des fromages de Hollande comme moyen de corruption.
C'est la saison!
On donne jusqu'à cinq et six concerts chaque jour, à la même heure, et les organisateurs de ces fêtes trouvent fort inconvenant que les pauvres critiques se fassent remarquer à quelques-unes par leur absence! Ils écrivent alors aux absents des lettres fort curieuses, remplies de fiel et d'indignation.
C'est la saison!
Une foule incroyable de gens qui passent dans leur endroit pour avoir du talent viennent ainsi acquérir la preuve qu'ils n'en ont pas hors de leur endroit, ou qu'ils n'ont que celui de rendre fort sérieux le public frivole et frivole le public sérieux.
C'est la saison!
Dans ce grand nombre de musiciens et de musiciennes marchant sur les talons les uns des autres, se coudoyant, se bousculant, prenant parfois traîtreusement leurs rivaux par les jambes pour les faire tomber, on remarque pourtant par bonheur quelques talents de haute futaie qui s'élèvent au-dessus du peuple des médiocrités, comme les palmiers au-dessus des forêts tropicales. Grâce à ces artistes exceptionnels, on peut alors entendre de temps en temps quelques fort belles choses, et se consoler de toutes les choses détestables qu'on doit subir.
C'est la saison!
Mais, cette époque de l'année une fois passée, si après une longue abstinence et en proie à une ardente soif, vous cherchez à boire une coupe de pure harmonie; impossible!
Ce n'est pas la saison.
On vous parle d'un chanteur, on vante sa voix et sa méthode; vous allez l'entendre. Il n'a ni voix ni méthode.
Ce n'est pas la saison.
Arrive un violoniste précédé d'un certain renom. Il se dit élève de Paganini, comme de coutume; il exécute, dit-on, des duos sur une seule corde, et, qui plus est, il joue toujours juste et chante comme un cygne de l'Éridan. Vous allez plein de joie à son concert. Vous trouvez la salle vide; un mauvais piano vertical remplace l'orchestre pour les accompagnements; le monsieur n'est pas seulement capable d'exécuter proprement un solo sur ses quatre cordes, il joue faux comme un Chinois et chante comme un cygne noir d'Australie.
Ce n'est pas la saison.
Pendant les longues soirées de château (en hiver pour les Anglais, en été pour les Français), l'annonce d'une fête musicale organisée avec pompe dans une ville voisine vient tout d'un coup faire dresser les oreilles à une société d'amateurs passionnés pour les grands chefs-d'œuvre et auxquels le chant individuel et le piano ne suffisent pas. Vite on envoie retenir des places; au jour fixé on accourt. La salle du festival est pleine, il est vrai, mais de quels auditeurs!... L'orchestre est composé de dix ou douze artistes et de trente musiciens de guinguettes; le chœur a été recruté parmi les blanchisseuses du lieu et les soldats de la garnison. On écartèle une symphonie de Beethoven, on brait un oratorio de Mendelssohn. Et l'on serait mal venu de se plaindre.
Ce n'est pas la saison.
On annonce par exception, dans la grand'ville, une œuvre nouvelle d'un vieux maître blanchi sous le harnois, chantée par une prima donna dont le nom, dès longtemps populaire, a conservé un grand éclat. Hélas! la musique de l'œuvre nouvelle est incolore et la voix de la cantatrice n'a pas eu le même bonheur que son nom.
Ce n'est plus la saison.
Combien nous comptons peu de pays à saison!
Connaissez-vous la contrée où fleurit l'oranger?.... Cette contrée, depuis longtemps, n'a plus de saison.
Si vous avez vécu aux champs de l'Ibérie, vous devez savoir que là il n'y a pas encore de saison.
Quant aux tristes contrées où fleurissent seulement les sapins, les bouleaux et le perce-neige, elles ont déjà de temps en temps des saisons, mais éclairées comme les nuits polaires, par des aurores boréales seulement. Espérons que, si le soleil leur apparaît enfin, elles auront des saisons de six mois, pour regagner le temps perdu.
Il ne saurait y avoir de saison dans ces lointains pays où tout est affaire, où tous sont affairés, où tout grouille, où tout fouille, où le penseur qui médite passe pour un idiot, où le poëte qui rêve est un fainéant pendable, où les yeux sont obstinément fixés sur la terre, où rien ne peut les forcer de s'élever un instant vers le ciel. Ce sont les Lemnos des cyclopes modernes, dont la mission est grande, il est vrai, mais incompatible avec celle de l'art. Les velléités musicales de ces géans laborieux seront donc longtemps aussi inutiles et aussi contre nature que l'amour de Polyphème pour Galatée, et tout à fait hors de saison.
Restent trois ou quatre petits coins de notre petit globe où l'art, gêné, froissé, infecté, asphyxié par la foule de ses ennemis, persiste pourtant encore à vivre et peut dire qu'il a une saison.
Ai-je besoin de nommer l'Allemagne, l'Angleterre et la France? En limitant à ce point le nombre des pays à saisons, et en indiquant ces trois points centraux de la civilisation, j'espère être exempt des préjugés que chacun des trois peuples qui les habitent conserve encore. En France on croit naïvement qu'il n'y a en Angleterre à cette heure pas plus de musique qu'au temps de la reine Elisabeth. Beaucoup d'Anglais pensent que la musique française est un mythe, et que nos orchestres sont à dix mille lieues de l'orchestre des concerts de Julien. Combien de Français méprisent l'Allemagne comme l'ennuyeuse terre de l'harmonie et du contrepoint seulement! Et si l'Allemagne veut être franche, elle avouera qu'elle méprise à la fois la France et l'Angleterre.
Mais ces opinions plus ou moins entachées de vanité puérile, d'ignorance et de préventions, ne changent rien à l'existence des choses. Ce qui est est; E pur si muove! Et justement parce qu'elle se meut (la musique) comme la terre, comme tout au monde, précisément parce que ses saisons sont d'une variabilité que l'on remarque davantage d'année en année, les préjugés nationaux doivent plus promptement disparaître ou au moins perdre beaucoup de leur force.
Tout en reconnaissant la douceur des saisons dans une grande partie de l'Allemagne, nous maintenons donc notre droit de regarder comme considérables et très-importantes, quoique souvent rigoureuses, les saisons de Londres et de Paris.
La belle saison parisienne ne commence guère que vers le 20 janvier et finit quelquefois au 1er février, rarement dure-t-elle jusqu'au 1er mars.
On a vu des saisons ne finir qu'en avril. Mais ces années-là étaient des années trisextiles, plusieurs comètes avaient paru dans le ciel, et les programmes de la société du Conservatoire avaient annoncé quelque chose de nouveau.
Telle fut par exception la saison de l'an 1853, pendant laquelle on entendit pour la première fois aux concerts du Conservatoire la Nuit du Walpurgis, de Mendelssohn, et la presque totalité du Songe d'une Nuit d'été du même maître. Mendelssohn écrivit la Nuit du Walpurgis à Rome, en 1831. Il a donc fallu vingt-deux ans à cette belle œuvre pour arriver jusqu'à nous. Il est vrai que la lumière de certains astres ne nous parvient qu'après des milliers d'années de voyage. Mais Leipsick, où les partitions de Mendelsshon sont dès longtemps publiées, n'est pas à une distance de Paris tout à fait égale à celle qui nous sépare de Saturne ou de Sirius.
Le Conservatoire a pour principe de procéder lentement en toutes choses. Toutefois, malgré ce défaut d'agilité et de chaleur que son âge explique, il faut le reconnaître, c'est un vieillard encore vert.
Il a fait de sa salle un musée pour un grand nombre de chefs-d'œuvre de l'art musical, qu'il nous montre chaque année sous leur vrai jour: de là sa gloire. On lui reproche de ne vouloir pas que d'autres y exposent leurs travaux quand le musée est vide et qu'il n'y expose rien. En cela on a grand tort: il possède une bonne salle, la seule bonne de Paris pour la musique d'ensemble; il a voulu en avoir le monopole, il a eu raison; il l'a obtenu, il le garde, il a encore raison. Il ne peut pas, sans doute, en laissant ce champ libre, favoriser la concurrence. S'il était dehors, que d'autres fussent dedans, il trouverait fort naturel que ces autres le laissassent se morfondre à la porte; et il est tout simple qu'il apprécie le bon sens du précepte:
«Il ne faut faire qu'à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait.»
Cependant, il est peut-être temps qu'il songe à varier son répertoire, pour que le public fatigué n'en vienne pas à faire un mauvais jeu de mots sur le titre de l'harmonieuse société, en l'appelant la satiété des concerts. Ce qui pourrait, auprès de certaines gens, ne pas sembler tout à fait hors de saison.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Paris n'est pas le seul point de la France sur lequel on puisse signaler un important mouvement musical. Il y a tous les quatre ou cinq ans des saisons à Lyon, à Bordeaux; tous les huit ans il y en a une magnifique à Lille, il y en a d'excellentes à Marseille, où les fruits de l'art musical mûrissent plus vite qu'ailleurs.
Mais après les saisons de France, «la saison de Londres! la saison de Londres!» est le cri de tous les chanteurs, italiens, français, belges, allemands, bohèmes, hongrois, suédois et anglais; et les virtuoses de toutes les nations le répètent avec enthousiasme en mettant le pied sur les bateaux à vapeur, comme les soldats d'Enée en montant sur leurs vaisseaux répétaient: Italiam! Italiam! C'est qu'il n'y a pas de pays au monde où l'on consomme autant de musique dans une saison qu'à Londres.
Grâce à cette immense consommation, tous les artistes d'un vrai talent, après quelques mois employés à se faire connaître, y sont nécessairement occupés. Une fois connus et adoptés, on les attend chaque année, on compte sur eux comme on compte dans l'Amérique du nord sur le passage de pigeons. Et jamais, jusqu'à la fin de leur vie, on ne les voit tromper l'attente du public anglais, ce modèle de fidélité, qui toujours les accueille, toujours les applaudit, toujours les admire,
Sans remarquer des ans l'irréparable outrage.
Il faut être témoin de l'entrain, du tourbillonnement de la vie musicale des artistes aimés à Londres, pour s'en faire une juste idée. Et c'est bien plus curieux encore quand on étudie la vie des professeurs établis depuis longues années en Angleterre, tels que M. Davison, son admirable élève, miss Godard, MM. Mac Farren, Ella, Benedict, Osborne, Frank Mori, Sainton, Piatti. Ceux-là toujours courant, jouant, dirigeant, qui dans un concert public, qui dans une soirée musicale privée, ont à peine le temps de dire bonjour à leurs amis par la portière de leur voiture en traversant le Strand ou Piccadilly...
Quand enfin les saisons de Paris et de Londres sont finies, croyez-vous que les musiciens vont se dire: Prenons du repos, c'est la saison. Ah! bien oui. Les voilà tous qui courent s'entre-dévorer dans les ports de mer, aux eaux de Vichy, de Spa, d'Aix, de Bade. Ce dernier point de ralliement est surtout désigné à leurs empressements, et de tous les coins du monde, pianistes, violonistes, chanteurs, compositeurs, séduits par la beauté du pays, par l'élégante société qu'on y trouve, et plus encore par l'extrême générosité du directeur des jeux, M. Bénazet, s'acheminent alors en criant: A Bade! à Bade! à Bade! c'est la saison.
Et les saisons de Bade sont depuis quelques années organisées de façon à décourager toute concurrence. La plupart des hommes célèbres et des beautés illustres de l'Europe s'y donnent rendez-vous. Bade va devenir Paris, plus Berlin, Vienne, Londres et Saint-Pétersbourg, surtout quand on saura le parti que vient de prendre M. Bénazet et que je vais vous dire.
Tout n'est pas fait quand, pour charmer le public élégant, on est parvenu à le mettre en contact avec les hommes qui ont le plus d'esprit, avec les femmes les plus ravissantes, avec les plus grands artistes, à lui donner des fêtes magnifiques; il faut encore garantir cette fleur de la fashion de l'approche des individus désagréables à voir et à entendre, dont la présence seule suffit à ternir un bal, à rendre un concert discordant; il faut écarter les femmes laides, les hommes vulgaires, les sottes et les sots, les imbéciles, en un mot les cauchemars. C'est ce dont nul impresario avant M. Bénazet ne s'était encore avisé. Or il paraît certain que Mme ***, si sotte et si laide, Mlle ***, dont les allures sont si excentriquement ridicules, M***, si mortellement ennuyeux, M***, son digne émule, et beaucoup d'autres non moins dangereux, ne paraîtront plus à Bade de longtemps. Après des négociations assez difficiles, et au moyen de sacrifices considérables, M. Bénazet s'est assuré pour trois saisons de leur absence.
Si ce bel exemple est suivi, et il le sera, n'en doutons pas, je connais des gens qui vont gagner bien de l'argent.
Tous les ans maintenant, aux mois d'août et de septembre, ces cauchemars, ravis de devenir riches, se constitueront en club à Paris, où ils pourront s'adresser de mutuelles félicitations.
«Vous êtes engagés, nous sommes engagés, se diront-ils, par les directeurs de Bade, de Viesbaden, de Vichy, de Spa. Cachons-nous, taisons-nous; qu'on ne soupçonne pas notre existence.
Nous sommes engagés; c'est la saison!!!»
Petites Misères des grands Concerts.
C'est au festival annuel de Bade que ces petites misères se font cruellement sentir. Et pourtant tout est disposé en faveur du chef d'orchestre organisateur; aucune mesquine économie ne lui est imposée, nulle entrave d'aucune espèce. M. Bénazet, persuadé que le meilleur parti à prendre est de le laisser agir librement, ne se mêle de rien... que de payer. «Faites les choses royalement, lui dit-il, je vous donne carte blanche.» A la bonne heure! c'est seulement ainsi qu'on peut produire en musique quelque chose de grand et de beau. Vous riez, n'est-ce pas, et vous songez à la réponse de Jean Bart à Louis XIV:
«—Jean Bart, je vous ai nommé chef d'escadre!
—Sire, vous avez bien fait!»
Riez, riez, parbleu! Jean Bart n'en a pas moins raison. Oui, sire, vous avez bien fait, et il serait fort à désirer que, pour commander les escadres, on ne prît jamais que des marins. Il serait fort à désirer aussi qu'une fois le Jean Bart nommé, le Louis XIV ne vînt jamais contrôler ses manœuvres, lui suggérer des idées, le troubler par ses craintes et jouer avec lui la première scène de la Tempête de Shakespeare.
ALONZO, ROI DE NAPLES.
«Contre-maître, de l'attention! Où est le capitaine? Faites manœuvrer vos gens!
LE CONTRE-MAITRE.
Vous feriez mieux de rester en bas.
ANTONIO.
Contre-maître, où est le capitaine?
LE CONTRE-MAITRE.
Ne l'entendez-vous pas? Vous gênez la manœuvre; restez dans vos cabines, vous ne faites qu'aider la tempête.
GONZALVE.
Rappelle-toi qui tu as à ton bord.
LE CONTRE-MAITRE.
Il n'y a personne à bord dont je me soucie plus que de moi-même. Vous êtes conseiller du roi, n'est-ce pas? Si vous pouvez imposer silence aux vents et persuader à la mer de s'apaiser, nous n'aurons plus à manier un câble; voyons, employez ici votre autorité. Si, au contraire, vous n'y pouvez rien, remerciez Dieu d'être encore vivant, et allez dans votre cabine vous tenir prêt à tout événement. Courage, mes enfants! Hors d'ici, vous dis-je!»
Malgré tant de moyens mis à sa disposition et cette liberté précieuse de les employer à son gré, c'est encore une rude tâche pour le chef d'orchestre que de mener à bien l'exécution d'un festival comme celui de Bade, tant le nombre des petits obstacles est grand, et tant l'influence du plus mince peut être subversive de l'ensemble dans toute entreprise de cette espèce. Le premier tourment qu'il doit subir lui vient presque toujours des chanteurs, et surtout des cantatrices, pour l'arrangement du programme. Comme cette difficulté lui est connue, il s'y prend deux mois d'avance pour la tourner: «Que chanterez-vous, Madame?—Je ne sais..... j'y réfléchirai.... je vous écrirai.» Un mois se passe, la cantatrice n'a pas réfléchi et n'a pas écrit. Quinze jours sont encore employés inutilement à solliciter auprès d'elle une décision. On part alors de Paris; on fait un programme provisoire où le titre du morceau de la diva est laissé en blanc. Arrive enfin la désignation de ce tant désiré morceau. C'est un air de Mozart. Bien. Mais la diva n'a pas la musique de cet air, il n'est plus temps d'en faire copier les parties d'orchestre, et elle ne veut ni ne doit chanter avec accompagnement de piano. Un théâtre obligeant veut bien prêter les parties d'orchestre. Tout est en ordre; on publie le programme. Ce programme arrive sous les yeux de la cantatrice, qui s'effraie aussitôt du choix qu'elle a fait. «C'est un concert immense, écrit-elle au chef d'orchestre; les diverses parties grandioses de ce riche programme vont faire paraître bien petit, bien maigre mon pauvre morceau de Mozart. Décidément je chanterai un autre air, celui de la Semiramide, Bel raggio. Vous trouverez aisément les parties d'orchestre de cet air en Allemagne, et si vous ne les trouvez pas, veuillez écrire au directeur du Théâtre-Italien de Paris; il se hâtera sans doute de vous les envoyer.» Aussitôt cette lettre reçue, on fait imprimer de nouveaux programmes, coller une bande sur l'affiche pour annoncer la scène de la Semiramide. Mais on n'a pas pu trouver les parties d'orchestre de cet air en Allemagne, et on n'a pas cru devoir prier M. le directeur du Théâtre-Italien de Paris d'envoyer au-delà du Rhin l'opéra entier de la Semiramide, dont on ne peut distraire l'air qu'il s'agit d'accompagner. La cantatrice arrive; on se rencontre à une répétition générale:
«Eh bien! nous n'avons pas la musique de la Semiramide; il vous faut chanter avec accompagnement de piano.
—Ah! mon Dieu! mais ce sera glacial.
—Sans doute.
—Je ne sais.
—Si j'en revenais à mon air de Mozart?
—Vous feriez sagement.
—En ce cas répétons-le.
—Avec quoi? Nous n'en avons plus la musique; d'après vos ordres, on l'a rendue au théâtre de Carlsruhe. Il faut de la musique pour l'orchestre, quand on veut que l'orchestre joue. Les chanteurs inspirés oublient toujours ces vulgaires détails. C'est bien matériel, bien prosaïque, j'en conviens; mais enfin cela est.»
A la répétition suivante, les parties d'orchestre de l'opéra de Mozart ont été rapportées; tout est de nouveau en ordre. Les programmes sont refaits, l'affiche est recorrigée. Le chef annonce aux musiciens qu'on va répéter l'air de Mozart, on est prêt. La cantatrice alors s'avance et dit avec cette grâce irrésistible qu'on lui connaît:
«J'ai une idée, je chanterai l'air du Domino noir.
—Oh! ah! ha! haï! psch! krrrr!..... Monsieur le cappel-meister, avez-vous dans votre théâtre l'opéra que dit madame?
—Non, monsieur.
—Eh bien, alors?
—Alors il faudra donc me résigner à l'air de Mozart?
—Résignez-vous, croyez-moi.»
Enfin on commence; la cantatrice s'est résignée au chef-d'œuvre. Elle le couvre de broderies; on pouvait le prévoir. Le chef d'orchestre entend en lui-même retentir plus fort qu'auparavant cette éloquente exclamation: Krrrr! et, se penchant vers la diva, il lui dit de sa voix la plus douce et avec un sourire qui ne semble avoir rien de contraint:
«Si vous chantez ainsi ce morceau, vous aurez des ennemis dans la salle, je vous en préviens.
—Vous croyez?
—J'en suis sûr.
—Oh! mon Dieu! mais..... je vous demande conseil..... Il faut peut-être chanter Mozart simplement, tel qu'il est. C'est vrai, nous sommes en Allemagne; je n'y pensais pas..... Je suis prête à tout, Monsieur.
—Oui, oui, courage; risquez ce coup de tête; chantez Mozart simplement. Il y avait autrefois des airs, voyez-vous, destinés à être brodés, embellis par les chanteurs; mais ceux-là en général furent écrits par des valets de cantatrice, et Mozart est un maître; il passe même pour un grand maître qui ne manquait pas de goût.»
On recommence l'air. La cantatrice, décidée à boire le calice jusqu'à la lie, chante simplement ce miracle d'expression, de sentiment, de passion, de beau style, elle n'en change que deux mesures seulement, pour l'honneur du corps. A peine a-t-elle fini que cinq ou six personnes, arrivées dans la salle au moment où l'on recommençait le morceau, s'avancent pleines d'enthousiasme vers la cantatrice en se récriant: «Mille compliments, madame; comme vous chantez purement et simplement! Voilà de quelle façon on doit interpréter les maîtres; c'est délicieux, admirable! Ah! vous comprenez Mozart!»
Le chef d'orchestre à part: «Krrrrr!!!»
On a un billet avec vingt francs.
Vivier ayant une fois déterminé de cette manière originale le prix des places pour un concert qu'il se proposait de donner, un pauvre joueur de cor de la barrière Pigalle vendit tout ce qu'il pouvait rendre et courut chez le célèbre virtuose.
Arrivé devant le nº 24 de la rue Truffaut à Batignolles, il entre tout palpitant, monte au second, frappe à une petite porte (Vivier le millionnaire affecte des allures fort modestes). Un monsieur barbu, portant un coq sur son épaule gauche et un long serpent à sa main droite, vient ouvrir.
—M. Vivier?
—C'est moi, monsieur.
—On m'a assuré qu'on pouvait obtenir chez vous, avec vingt francs, un billet pour le concert? (Admirez cette flatterie, le concert! comme s'il ne devait y avoir que le concert de Vivier à Paris!) Je suis un peu cor aussi, et j'ai même un peu de talent, quoiqu'on n'ait jamais voulu m'admettre à l'Opéra, et vous me rendriez, monsieur, le plus heureux, monsieur, des hommes, monsieur, si...
—Ah! vous aviez des dispositions pour entrer dans la police espagnole?
—La police? Comment?
—Certainement, vous avez voulu prendre place parmi les cors de l'Opéra; ceux qui sont parvenus à cette dignité ont toujours fini par répondre quand on leur a demandé s'il était vrai qu'ils fussent à notre Académie de Musique: Oui, j'y suis cor et j'y dors. Mais assez de philosophie. (Et tendant au pauvre diable un napoléon sur un billet de concert.) Voilà votre affaire!
—Vous me donnez vingt francs, monsieur?
—N'avez-vous pas vu annoncer dans les papiers publics, ne vous a-t-on pas dit, ne m'avez-vous pas répété vous-même tout à l'heure qu'on vous avait dit que l'on disait qu'on obtenait de moi un billet de concert avec vingt francs? Eh bien! n'avez-vous pas l'un et les autres? Que prétendez-vous? Vingt francs, cela n'est peut-être pas suffisant, à votre avis? Peste! vous êtes un drôle de cor!
—Mais, monsieur...
—Assez! vous veniez me dévaliser! lui crie Vivier d'une voix terrible; sortez d'ici, ou j'appelle la maréchaussée et je vous fais traîner à la Bastille!
Guerre aux bémols.
Une dame passionnée pour la musique entre un jour chez notre célèbre éditeur Brandus et demande à voir les morceaux de chant les plus nouveaux et les plus beaux, en ajoutant qu'elle tient surtout à ce qu'ils ne soient pas trop chargés de bémols. Le garçon du magasin lui présente alors une romance.
—Ce morceau est délicieux, lui dit-il, malheureusement il a quatre bémols à la clé.
—Oh! cela ne fait rien, répond la jeune dame, quand il y en a plus de deux, je les gratte.
VOYAGES
CORRESPONDANCE SCIENTIFIQUE
————
PLOMBIÈRES ET BADE
(1re Lettre)
A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU JOURNAL DES DÉBATS
Plombières.—Les Vosges.—La
piscine.—Les parties de
plaisir.—Visite à Mlle Dorothée.
Les paysans du Val-d'Ajol.—L'Empereur.
Plombières, le 24 août.
Monsieur,
La position horizontale est évidemment la plus favorable au travail de l'intelligence, à l'expansion de l'esprit, et cela se conçoit. Notre cerveau est la chaudière où se forment les vapeurs connues sous le nom d'idées, qui font marcher et si souvent dérailler le train des choses humaines; le sang est l'eau bouillante qui vient s'y transformer en vapeurs; tous les physiologistes vous le diront. Plus ce liquide afflue avec facilité dans la chaudière, et plus il doit nécessairement y engendrer d'idées ou de vapeurs.
Voltaire malade, et par conséquent couché quand il écrivit Candide, jouissait d'une santé florissante quand il mit la main à l'œuvre pour la Henriade.
Bernardin de Saint-Pierre avait, dit-on, apporté des Indes un hamac où il aimait à s'étendre pour composer; c'est là qu'il rêva ses délicieux chefs-d'œuvre, Paul et Virginie et la Chaumière indienne. Quand ensuite il élabora ses Harmonies de la Nature, où il veut expliquer le phénomène des marées par la fonte des glaces polaires, le hamac étant usé, il ne s'en servait plus.
J.-J. Rousseau gisait tout de son long au pied d'un arbre de la forêt de Vincennes quand il improvisa sa fameuse prosopopée de Fabricius, mais à coup sûr il écrivit debout la comédie de Narcisse ou l'Amant de lui-même et plusieurs chapitres de son dictionnaire de musique.
Séduit par ces illustres exemples et par l'efficacité du procédé, j'ai souvent pensé à me pendre par les pieds, quand je me sentais par trop dépourvu d'esprit et de bon sens. La crainte de ne pouvoir me décrocher assez tôt m'a seule retenu. Mais il y a trois ou quatre imbéciles de ma connaissance, à qui je voudrais bien voir appliquer ce mode de spiritualisation pendant quarante-huit heures seulement.
Or donc, j'étais couché dans la forêt de sapins du vieux château, à Bade, quand j'ai lu la lettre où vous me faites l'honneur de vous plaindre de mon silence et de mon inaction. Gardant ma position horizontale, je me suis mis aussitôt à vous penser une réponse du plus vif intérêt, éloquente, chaleureuse, d'un style net et coloré, pleine aussi de détails piquants et savants. Séduit par le charme du récit que je vous faisais de mon voyage, je me suis levé pour aller l'écrire, car il faut toujours bien en venir là. Mais arrivé chez moi, quel a été mon désespoir de ne me plus trouver ni éloquence, ni chaleur, ni style, ni mémoire! Je n'avais pas même un souvenir des beaux récits si richement imagés que je vous faisais horizontalement une heure auparavant. J'étais réduit enfin à la médiocrité intellectuelle, pour ne pas dire à la nullité d'esprit, de l'homme perpendiculaire. Il pleuvait à verse, je ne pouvais retourner cueillir des idées dans mon bois de sapins. Vous me direz qu'on peut toujours s'étendre quelque part, sur un lit, sur un canapé, sur un plancher même. C'est bien ce que j'ai fait, mais sans le moindre résultat. Mon sang était devenu froid, la chaudière n'a pas voulu bouillir, je suis demeuré stupide. La nature a des caprices...
Je vous narrerai donc tant bien que mal, en style de guide du voyageur, mon excursion dans les Vosges et dans le duché de Bade; je vous en demande bien pardon. Je mettrai du moins dans ce récit autant d'ordre que possible et ne vous dirai rien qui ne se rapporte au sujet directement. Tout d'abord ce nom de Vosges me rappelle une assez bonne plaisanterie de M. Méry. Après la révolution de 1848, le nom de la place Royale fut converti par le gouvernement républicain en celui de place des Vosges; on parlait aussi de nommer rue des Vosges la rue Royale. M. Méry, logicien s'il en fut jamais, imaginant alors que la dénomination départementale devait partout être substituée à la qualification royale, écrivit une lettre ainsi adressée:
«A Monsieur le directeur de l'Académie des Vosges de musique.»
Et la lettre parvint.
Vous me parlez des eaux que je suis censé prendre et que je prends réellement, car je suis malade, et vous me demandez quelles sont celles que je préfère. Ce sont les eaux qu'on ne prend pas, celles de Bade. Pour les autres, n'en ayant essayé que d'une sorte, je ne puis établir de comparaison.
Je ne vous dirai pas comme César:
Veni, vidi, Vichy;
d'abord parce que le Journal des Débats est un journal français, grave, qui ne saurait permettre que l'on fasse dans ses colonnes un pareil abus de la langue latine, ensuite parce qu'en effet je n'ai point vu Vichy. Je suis allé de Paris et revenu ensuite (vous saurez pourquoi) aux eaux de Plombières tout bonnement.
Plombières est un puits creusé par la nature au centre des montagnes Royales (ou des Vosges, s'il vous plaît de leur donner encore ce vieux nom républicain). C'est triste l'été, c'est affreux l'hiver; les environs seuls en sont charmants. Il faut donc absolument en sortir pour s'y plaire. Mais l'Empereur y était, et tout avait un air de fête, loin aux alentours, sur les montagnes, dans les bois et dans le puits. Partout des guirlandes de feuillage, partout des fleurs, des drapeaux flottants, de brillants uniformes, roulements de tambours, volées de cloches, harmonies militaires, vivat faisant retentir le vallon, bals, concerts, ascensions de montgolfières, députations municipales, joyeuses troupes de paysans endimanchés, superbes beautés enharnachées, comédiens du théâtre du Palais-des-Vosges venus de Paris, écrivains, artistes, savants, maires, adjoints, sous-préfets et préfets, célébrités sans autorité, autorités sans célébrité.
C'était une véritable et belle transfiguration.
Une manie des nouveaux venus ici est de chercher l'étymologie du nom de Plombières. On leur en donne plusieurs tirées de l'allemand, et du français, et du latin, et toutes plus tirées par les cheveux les unes que les autres. Eh! mon Dieu! Plombières vient de plomb. Le plomb est un métal, on ne le contestera pas, j'espère; mais le fer en est un autre, et qui a bien son prix. Or les montagnes qui surplombent ce petit lieu sont pleines de minerai de fer, leurs eaux sont ferrugineuses et teignent les fossés d'oxyde de fer; or si le fer, en sa qualité de métal, fait naturellement penser au plomb, n'en voilà-t-il pas plus qu'il ne faut pour justifier le nom de Plombières? Cette étymologie, aussi naturelle qu'évidente, est la seule présentable. N'en parlons plus.
La population de Plombières se compose en été de deux classes d'individus fort différentes l'une de l'autre: les étrangers, curieux ou baigneurs, et les indigènes. Cette dernière classe, peu nombreuse, quoique Plombières compte plusieurs habitants, se concentre, après la chute des neiges, dans un monument en forme de tombe, qui occupe le milieu de la ville, et qu'on nomme le bain romain. Là, du matin au soir, chauffés gratuitement par l'eau qui circule sous les dalles de la salle supérieure, hommes, femmes et enfants travaillent à de fins ouvrages d'aiguille, à des broderies.
Que faire en un tel gîte, à moins que l'on n'y brode?
Et ne croyez pas qu'il n'y ait que des hommes faibles ou maladifs, des culs-de-jatte, des bossus, des nains appliqués à ce travail. Hélas! non; de robustes gaillards, de véritables Hercules, brodent eux-mêmes, aux pieds de cette triste Omphale dont le nom est Nécessité.
Toutes les maisons sont fermées, on y rentre seulement la nuit. Il n'y a plus alors le jour chez les bourgeois, qui pendant l'été louent leurs chambres aux baigneurs, qu'une vieille femme courageuse, sûre d'ailleurs que son aspect suffira pour mettre en fuite les voleurs s'il s'en présente. Car le vieux sexe est terrible dans les Vosges.
La rue de Plombières est en certains endroits d'une largeur raisonnable; quatre gros hommes peuvent y passer de front. Autrefois les femmes jouissaient du même privilége. Il n'en est plus ainsi. Il n'y passe pas aujourd'hui plus d'une belle dame de front, la loi crinoline le défend. Encore les atours de ces lionnes sont-ils toujours tachés et froissés à gauche et à droite par suite de leur frottement contre les murs.
Les détails que je vous donne là, monsieur, et ceux qui vont suivre, ne sont empruntés à aucun des nombreux ouvrages publiés sur Plombières; vous pouvez m'en croire. Désireux de m'instruire, je n'en ai lu aucun; et je vous donne le résultat de mes très-réelles et très-personnelles observations.
Il y a un salon à Plombières où l'on pourrait jouer au billard et lire les journaux, si les journaux et le billard n'étaient toujours, comme disent les garçons de café, occupés. On y prie le dimanche dans une modeste petite église; mais il n'y a pas de cimetière; je n'en ai du moins pas pu découvrir. Il paraît (cela tiendrait-il à la grande efficacité des eaux?) qu'à Plombières on ne meurt pas. C'est pourquoi, sans doute, les habitants y ont tous l'air si vieux, et possèdent un si grand fonds d'expérience... en matière commerciale.
Trois occupations importantes partagent dans la saison d'été la journée des baigneurs. Ce sont le bain, la table d'hôte et la partie de plaisir. Ah! la partie de plaisir! c'est la partie pénible et vraiment cruelle du régime imposé par les médecins aux malades, et par les malades aux malheureux qui se portent bien. Vous en aurez la preuve. Le bain se prend en général le matin, soit aristocratiquement dans une baignoire placée dans un cabinet, comme à Paris, soit démocratiquement dans une grande cuve de pierre où grouillent à la fois toutes les gibbosités, toutes les infirmités, toutes les laideurs de tous les sexes et de tous les âges. Cette crapaudière porte un nom qui suffirait à me la faire détester si je ne l'exécrais dans son essence (qui n'est pas l'essence de roses, croyez-le bien), c'est le nom de piscine. Piscine! quelle euphonie! quelles idées cela éveille! Piscine! mot venu du latin et désignant un lieu où barbotent des poissons. Piscine! cela fait penser aux lépreux de Jérusalem qui allaient, au dire de la Bible, y laver leurs ulcères.
Eh bien! tout le monde y va, excepté quelques originaux qui ne craignent pas de se faire surnommer les dégoûtés; et je renonce à vous donner une idée approximative de ce spectacle, de ce bruit, de ces êtres enfermés dans des espèces de vilains sacs plus ou moins mal clos, plus ou moins flottants quand on va se mettre à l'eau, plus ou moins collants quand on en sort; de ces conversations, de ces discussions politiques, de ces opinons drôlatiques, de ces chansons de commis voyageur, le tout arrosé de jets d'eau chaude par de turbulents enfants, les têtards de la crapaudière, qui ont imaginé les plus étranges manières d'injecter leurs voisins.—Malgré votre dégoût, vous avez donc vu la piscine? me direz-vous.—Non, monsieur, non, je ne l'ai point vue dans son plein, et j'espère bien ne la voir jamais. Jugez de ce que je vous en dirais si je l'avais vue. Piscine! piscine! et par aggravation on en a fait à Plombières le verbe pisciner, «nous piscinons, ils ou elles piscinent!» Heureusement Plombières est maintenant en droit de compter sur de larges et ingénieuses réformes, sur de précieux embellissements; la promesse lui en a été faite, et cette promesse, venue de haut, est déjà en voie de s'accomplir. Il faut donc espérer qu'avant peu d'années on pourra noyer le souvenir de la piscine dans des bains un peu moins primitifs et plus décents.
Les environs de Plombières offrent des sites ravissants, je l'ai déjà dit, des points de vue grandioses, des retraites délicieuses, des lieux de repos dans les bois, dignes d'être chantés par les Virgile et les Bernardin de Saint-Pierre de tous les temps et de tous les pays. Tels sont le val d'Ajol, vu de la Vieille Feuillée, les plateaux étalés sur les montagnes qui y conduisent, la fontaine du roi Stanislas, celle du Renard, la vallée des Roches et dix autres que je m'abstiens de nommer. C'est vers l'un de ces lieux poétiques qu'il est d'usage parmi les baigneurs de diriger après le déjeuner, c'est-à-dire vers onze heures, de petites caravanes réunies pour ces excursions, nommées par antiphrase parties de plaisir. Promenades charmantes en effet, si l'on n'y allait qu'à son heure, à son pas, par un temps supportable, et seul ou à peu près seul. Mais on y monte d'ordinaire par groupes de huit ou dix personnes, dont six au moins sont à ânes, avec accompagnement de trois ou quatre âniers ou ânières du plus désagréable aspect; par un soleil à pierre fondre, sans pouvoir s'arrêter où l'on se plaît, s'ébattre, comme le lièvre de la fable, sur le thym ou la bruyère; traîné à la remorque par les âniers, qui, recevant tant par voyage, songent à en faire le plus possible dans la même journée, et connaissent en conséquence le prix du temps.
Ce sont là de véritables parties de purgatoire. L'âne d'ailleurs est un sot animal; avec son air humble et résigné, il se montre beaucoup plus entêté que la mule.
Quand il est chargé d'un lourd monsieur Prudhomme pérorant sur ses devoirs de citoyen, sur le sabre d'honneur qu'il a reçu, lequel sabre est le plus beau jour de sa vie, et qu'il jure d'employer à défendre ou à combattre nos institutions, si l'on veut hâter son pas (le pas de l'âne) pour être débarrassé de lui (du monsieur Prudhomme) en restant en arrière, le maudit animal (l'âne) fait le cuir dur et la sourde oreille; insensible aux coups, il progresse avec une stoïque gravité et semble au contraire modeler son allure sur la vôtre. S'il porte au contraire une gracieuse crinoline avec laquelle on serait heureux de causer en marchant à son côté, on a beau adresser la plus instante prière à l'âne du purgatoire pour qu'il n'aille pas trop vite, il prend le trot au travers des rocs et des ronces, et vous plante là seul sur une montagne pelée, chauffée à quarante degrés Réaumur, à un quart de lieue de tout ombrage.
Puis une douzaine d'autres petites vexations dont je ne vous parle pas, mais qui ont leur prix.
Oh! la partie de plaisir! Dieu vous en garde! La seule raison qui m'ait fait l'appeler modérément un purgatoire, quand j'étais en droit de la comparer à l'enfer, c'est qu'en général on en revient moulu, brisé, il est vrai, brûlé, poussé (couvert de poussière, c'est un mot vosgien), la tête et la gorge en feu, les pieds écorchés, d'une humeur de dogue, regrettant une journée perdue, une belle nature mal vue, des rêveries troublées, des émotions comprimées, mais on en revient..... presque toujours.
J'ai été traînée sur cette ardente claie un jour que les directeurs de la partie de plaisir avaient opté pour un pèlerinage à la Vieille Feuillée et une visite à Mlle Dorothée. Mlle Dorothée, célèbre à Plombières et très-avantageusement connue depuis Épinal jusqu'à Rémiremont, est une honnête et aimable personne, née il y a longtemps dans le val d'Ajol, d'où elle est sortie pendant quelques années seulement. Ses rapports avec le monde élégant lui ont fait acquérir une élocution correcte, une façon de s'exprimer distinguée sans affectation, et une tenue digne et obligeante sans obséquiosité. Elle construit de ses mains de petits instruments de petite musique, qu'elle nomme épinettes, sans doute parce qu'on en vend à Épinal, car ils n'ont de commun avec la véritable épinette que l'emploi de quatre cordes en métal tendues sur un bâton creux semé de sillets comme un manche de guitare, et qu'on gratte avec un bec de plume.
Mlle Dorothée fait en outre des vers remplis d'expressions bienveillantes pour les voyageurs qui vont la visiter, et offre à ses hôtes du lait exquis, du kirsch et un excellent pain bis, sur une table de pierre plantée il y a soixante-dix ans par son père sur une terrasse qui de très-haut domine le val d'Ajol. De là une vue indescriptible.
Le jour où notre petite caravane, composée d'un bouquet (je devrais dire d'un gerbier) des plus gracieuses crinolines de Plombières, s'achemina vers la retraite de Mlle Dorothée, les ânes encore furent de la partie, et, fidèles à leurs habitudes, ils ne manquèrent pas de tourmenter ceux d'entre nous qui allaient à pied. Malgré nos cris, ils finirent par nous quitter tout à fait. Nous étions trois ainsi délaissés, sous la mitraille d'un soleil furieux, au milieu d'une lande nue, sans avoir la moindre idée de la direction qu'il fallait prendre pour arriver au but de notre voyage. Après quelques moments donnés à la mauvaise humeur, nous fûmes tout surpris de ressentir des impressions dont la compagnie des ânes nous eût sans doute privés. Nous marchions en silence, étudiant la physionomie particulière du plateau élevé de la montagne où nous avions été si inhumainement abandonnés, physionomie que n'ont point les grandes plaines inférieures. Ces hauts lieux semblent plus riches d'air et de lumière; un certain mystère plane sur l'ensemble du paysage; l'esprit de la solitude l'habite... cette chaumière ouverte et déserte... ce petit étang où les fées doivent venir s'ébattre en secret la nuit... ce bosquet de chênes immobiles... pas de laid animal cornu, malpropre et ruminant; pas de chien galeux aboyant; pas de berger goîtreux déguenillé... pas d'oiseaux domestiques, poules ou dindons, rappelant la basse-cour, l'écurie, etc. Silence et paix partout; sous un léger souffle de la brise, les bruyères agitent doucement leurs petits panaches roses; deux alouettes passent à tire-d'aile... poursuite amoureuse... l'une des deux disparaît dans un champ de blé, l'autre commence à s'élever en spirale en préludant à son grand hymne de joie. Goethe l'a dit: «Il n'est personne qui ne se sente pressé d'un sentiment profond quand l'alouette invisible dans l'air répand au loin sa chanson joyeuse.» C'est le plus poétique des oiseaux. Ne me parlez pas de votre classique rossignol, Philomela sub umbrâ, à qui il faut pour salles de concert des bocages fleuris et sonores, qui chante la nuit pour se faire remarquer, qui regarde si on l'écoute, qui toujours vise à l'effet dans ses pompeuses cavatines avec trilles et roulades, qui singe par certains accents l'expression d'une douleur qu'il ne ressent pas, un oiseau qui a de gros yeux avides, qui mange de gros vers et qui demanderait volontiers des claqueurs. C'est un vrai ténor à cent mille francs d'appointements.
Mais voyez et écoutez le mâle de l'alouette; celui-là est un artiste. Insoucieux de l'effet qu'il peut produire, il chante parce que c'est un bonheur pour lui de chanter; il lui faut l'air libre, l'espace infini. Voyez-le au soir d'un beau jour, quand la nuit déjà fait pressentir son approche, voyez-le s'élancer saluant le soleil qui décline à l'horizon, l'étoile qui scintille en perçant la voûte céleste; il monte en chantant vers l'astre; il nage dans l'éther; on comprend son bonheur démesuré, on le partage; il monte, monte, monte en chantant toujours; sa voix triomphante s'affaiblit peu à peu, mais on sent bien qu'elle a conservé sa force, que la distance seule en adoucit l'éclat; il monte encore, encore, il disparaît... on l'entend toujours; jusqu'à ce que, perdu dans l'azur du ciel, épuisé d'enthousiasme, ivre de liberté, d'air pur, de mélodie et de lumière, il ferme audacieusement ses ailes, et, d'une hauteur immense, se laisse tomber droit sur son nid, où sa femelle et ses petits, reconnaissants de ses douces chansons, le raniment par leurs caresses.
..... Nous écoutions tous les trois...; nous écoutions encore, que l'oiseau Pindare, rentré dans son cher nid, avait fini sa dernière strophe, et murmurait sans doute à sa famille des accents intimes que notre grossière oreille ne pouvait saisir. Mais nous étions tout à fait égarés et un peu inquiets des jeunes crinolines. Par bonheur, nous réveillâmes en passant une vieille femme qui dormait bravement au soleil dans un fossé: elle s'offrit à nous conduire à travers champs. A peine l'eûmes-nous acceptée pour guide, que la vieille nous mit sur le chapitre de l'Empereur, nous demanda si nous l'avions vu, si nous le connaissions, etc.
—Ah! c'est que j' l' connais ben, moi, continua-t-elle. L'autre jou, y passait par ici, comme vous, pour aller chez mam'zelle Dorothée; des gens du val d'Ajol vinrent l'attendre là-bas au coin d' ce bois. Y avait un grand général qui marchait avec un autre mssieu loin devant les autres de la troupe. Les paysans lui dirent comm' ça:
—Dites donc, mssieu, est-ce t'y vous qui êtes l'Empereur?
—Non, le voilà qui vient dans c'te prairie.
Tout d' suite les gens d'Ajol vont vers la prairie et puis disent à l'autre:
—C'est donc vous, mssieu, qui êtes l'Empereur?
—Oui, mes enfants, que l'autre leux répond.
—Ah! ben, alors, tenez, bénissez-nous.
Et les v'là qui se mettent à genoux devant l'Empereur. Y voulait les relever, mais y n' pouvait pas. Y se tortillait la moustache, et l'on voyait ben qu'il avait la larme à l'œil, tout de même, le povre homme.
—Vous avez vu ça?
—Pardi si j' l'on vu! je l'on vu comme et j' vous vois. Et plus loin, là haut vers c'te ferme, y n' savions plus l' chemin, et y sont allés l' demander au grand Nicolas qui vannait de sarrazin devant sa porte. Micolas leux a dit oûs qu'y fallait passer, et l'Empereur lui a mis une pièce dans la main. Micolas a cru comm' ça que c'était une pièce de vingt sous, mais quand y-z-ont tous été loin, il a ouvert sa main, il a regardé, et en voyant qu'il avait un vrai napoléon d'or en or, il a fait un cri, et puis y s'est mis à jurer, oh! à jurer que ça faisait peur. De joie, ben entendu, y jurait de joie; mais c't-égal, ce n'est pas bien tout d' même de jurer comm' ça.
En devisant ainsi dans son jargon rustique, la brave femme est parvenue à nous amener à peu près sains et saufs chez Mlle Dorothée, où nous avons trouvé nos charmantes crinolines, nos vilains ânes, et du kirsch et du lait.
Deuxième lettre
Arrivée chez Mlle Dorothée.—Le val d'Ajol.—Toujours ramper.—Pourquoi vieillir, souffrir et mourir?—La fontaine de Stanislas.—Les Moraines.—Les glaciers.—Les tables d'hôte.—Caquets et médisances.—L'Eaugronne.—M. le docteur Sibille; son procédé pour guérir les maladies intestinales.—Les pères sans entrailles.—Effroi de M. Prudhomme.—Concert de Vivier.—Soirée chez l'Empereur.—Bade.—Un opéra nouveau de M. Clapisson; succès.—Le concert.—Mme Viardot.—Mlle Duprez.—Beethoven.—Retour à Plombières.—Tristesse.
Plombières, le 30 août.
Après les premières exclamations de rigueur, modulées dans tous les tons, avec tous les timbres, sur tous les rhythmes: «Ah? vous voilà!
—Que vous est-il donc arrivé?
—Quelle inquiétude!
—Eh mais! c'est vous qui nous avez plantés là!
—Ce sont ces maudits ânes!
—Ah! pardi, M'ssieu, l'on sait bien que le-z-à ânes vont plus vite que le-z-à pied.
—Et ma selle qui a tourné.
—Ah! ah! on l'a retenue à temps!
—Nous avons cueilli des framboises.
—Quelle vue!
—Dieu! que c'est beau!
—Non, M'ssieu, je ne resterai point! Il faut nous en retourner tout d'suite à Plombié. On m'attend pour aller au Renard. J'veux que mes ânes me rapportent!
—Eh bien! partez, beauté rudanière, nous reviendrons à pied; croyez-vous que nous ayons grimpé jusqu'ici pour y rester seulement deux minutes et repartir sans rien voir?»
On s'est enfin permis de jouir du coup d'œil, d'admirer le val d'Ajol qui se déploie à une grande profondeur au-devant de la maison de Dorothée. C'est un vaste berceau de verdure, avec un village rougeâtre déposé au fond du berceau, comme un jouet d'enfant, et mille arabesques dessinées par des massifs diversement colorés de sapin, de hêtre, de bouleau et de frêne, cet arbre élégant, l'orgueil de la végétation des Vosges; le tout couvert d'un léger voile bleu, et si calme, si frais, si bien encadré de toutes parts... A cet aspect, le premier mouvement du spectateur placé sur le bord de la terrasse est de s'élancer dans l'espace vide pour nager avec délices dans ce grand lac d'air pur. Mais aussitôt il résiste à cette impulsion spontanée qui l'entraîne en avant; il se cramponne à un arbre pour ne pas tomber dans le précipice, et il s'écrie avec Faust: «Oh! que n'ai-je des ailes!...» N'est-il pas naturel en effet d'éprouver alors un sentiment d'humiliation et de se dire: Le plus stupide et le plus lourd des oiseaux, une oie, pourrait le faire, et je ne le puis!... O hommes, si fiers de vos découvertes, de vos engins producteurs et destructeurs, de vos relations familières avec la vapeur et la foudre, dont vous avez fini par faire vos esclaves à peu près soumises, inventeurs si bouffis de votre science, de vos calculs; vous construisez des maisons roulantes, des palais flottants; vous avez même fait servir les lois de la gravitation à élever jusqu'aux nues, par une contradiction apparente, de grands globes dont la puissance ascensionnelle aurait dû vous ouvrir la route des airs; mais vous rampez encore, pourtant. Se traîner sur l'eau ou sur la terre, aidés par les vents ou par la vapeur, c'est toujours ramper. Et jusqu'au moment où vous aurez trouvé le moyen sûr de vous transporter librement dans l'espace, soit en volant, soit en dirigeant des navires aériens, des villes aériennes, malgré tout vous appartiendrez à la race des rampants, et vous n'en resterez pas moins d'ambitieuses chenilles, d'orgueilleux colimaçons.....
Contre l'un des murs de la modeste maison de Dorothée, à l'extérieur, était placardé au milieu d'une couronne de lauriers un quatrain en vers alexandrins de la muse silvestre, sur la visite que l'Empereur lui avait faite quelques jours auparavant.
«—C'est très-beau, mademoiselle, il y a là autant de cœur que de style. Sa Majesté a sans doute été bien satisfaite?
—L'Empereur a semblé surtout ému de voir l'endroit de ma maison où se sont reposées avant lui la reine Hortense et l'Impératrice Joséphine.
—Ces souvenirs, qu'il ne s'attendait pas à trouver dans cette solitude, ont dû le toucher en effet. Et il est venu chez vous à pied, par une telle chaleur?
—Oui, Mesdames.
—Sa Majesté vous a complimenté aussi sur votre lait? Il est excellent.
—L'Empereur ne l'a pas goûté.
—Comment! vous ne lui en avez pas présenté?
—J'étais si bouleversée que je n'y ai point songé. Il m'a pourtant demandé si nous avions des vaches...
—Eh bien! c'était clair cela!
—Hélas! oui, j'y pense maintenant, il avait soif, c'était une façon détournée de me le faire entendre, et il n'a pas osé me demander du lait... Mon Dieu, que je suis honteuse! c'est indigne de ma part. Mais il m'a promis de revenir, et je lui ferai bien des excuses.
—S'il revient, comptez que l'Empereur fera cette fois apporter des rafraîchissements, qu'il prendra à votre barbe sur l'herbe, puisque sur cette table inhospitalière vous ne lui avez pas seulement offert une tasse de lait.»
Après avoir ainsi tourmenté la conscience de notre pauvre hôtesse et osé écrire sur son album quelques vers auxquels elle a répondu par un sonnet tout entier deux jours après, nous sommes redescendus sans encombre, sans trop de fatigue et sans nous égarer cette fois, les uns chantant, les autres rêvant et quelque peu philosophant. Une très-aimable dame voulait absolument savoir pourquoi vieillir, pourquoi souffrir, pourquoi mourir.
—Ah! je conviens que vieillir, souffrir et mourir sont trois verbes sur la signification desquels on ne saurait trop gémir, et qu'il vaudrait mieux constamment jouir. J'avoue que grandir, parvenir à comprendre le beau, à connaître le vrai, sentir son intelligence et son cœur s'épanouir, pour, au milieu de cette sublime extase, voir peu à peu le mirage s'évanouir, l'espoir s'enfuir, est, sans mentir, une atroce mystification, et qu'on ne pourrait finir que par devenir fou, si l'on s'obstinait à l'approfondir. Mais, Madame, il y a dans cette souricière où nous sommes tous pris, dont l'amour, l'art, le poëme du monde, sont l'appât, et dont la mort est la trappe, bien d'autres choses qu'on ne s'explique pas. Permettez-moi de vous adresser une question: Savez-vous quel est le plus méchant des oiseaux?
—Ma foi non, il y en a tant de méchants. Est-ce le vautour? est-ce le pigeon qui tue ses petits?
—Non; c'est le pinson.
—Le pinson, ce folâtre chanteur, si gracieux, si jovial? Allons donc! et pourquoi?
—On n'a jamais pu le savoir.
—Je comprends l'apologue. Seulement vous calomniez le pinson; et, en disant que vieillir, souffrir et mourir sont trois choses atroces, exécrables, je ne calomnie pas...
—Le vautour inconnu qui tôt ou tard nous dévore? Non, certes; et je vous jure que ce monstre m'est, tout comme à vous, infiniment odieux. Mais pourquoi il est si odieusement atroce, dans bien des milliers d'années, si la race humaine existe encore, il faudra dire, comme aujourd'hui:
On n'a jamais pu le savoir.»—
Le surlendemain (car vingt-quatre heures de repos au moins sont absolument nécessaires après une partie de plaisir), il a fallu se hisser jusqu'à la fontaine de Stanislas. Pour y arriver, on suit pendant quelque temps une route jolie et commode, achevée dernièrement par ordre de l'Empereur, et, le reste du trajet se faisant dans les bois, on a au moins de l'ombre, sinon de la fraîcheur.
Autre question philosophique soulevée pendant notre ascension:
Que doit-on le mieux aimer, mourir de chaleur ou mourir de froid?
Tout le monde a été d'avis qu'on devait préférer... ne jamais le savoir.
Arrivés à la fontaine, qui laisse à peine apercevoir son mince filet d'eau, nous avons encore trouvé une vue magnifique, du lait et des vers. En voici quatre sur le roi Stanislas que j'ai cueillis contre le rocher sous lequel pleure la naïade. Je vous les envoie tout frais.
Heureuse du nom qui me reste,
Bon roi, si je pouvais chaque jour recueillir
Les pleurs dus pour jamais à votre souvenir,
Je ne serais pas si modeste.
Pour aller à la fontaine de Stanislas par la nouvelle route, il faut traverser un amas immense, un fouillis, un chaos de roches grises, concassées en blocs de toutes formes et de toute grandeur, bousculées, entassées les unes sur les autres, dont l'aspect est celui d'une ruine gigantesque et frappe vivement l'imagination. On appelle ces monceaux de rochers des moraines ou des murghers. Et tout le monde de demander qui a pu les apporter là. La légende populaire répond qu'au temps où les fées travaillaient, ces gracieuses ouvrières s'étant mis en tête de construire un pont en cet endroit pour passer d'une montagne à l'autre, vinrent une nuit portant des pierres dans leur tablier pour en poser les fondations. Mais un indiscret qui les observait du bois voisin ayant été aperçu par leur reine, celle-ci poussa un grand cri, et toutes les fées, lâchant les bouts de leur tablier relevé, laissèrent tomber leurs pierres et s'enfuirent épouvantées.
Quelques personnes prétendent que ces amoncellements ont été produits par des glaciers autrefois existants, qui auraient, par une progression lente du haut en bas, comme font en effet pour certains blocs granitiques les glaciers des Alpes, transporté du sommet de la montagne ces fragments dans la vallée. Les auteurs de cette explication oublient seulement de nous dire quels glaciers auraient accumulé les moraines qui se trouvent en si grand nombre au sommet des montagnes des environs de Plombières. Et n'y en eût-il pas sur les sommets, n'y en eût-il que dans les vallées, ce qui n'est point, je le répète, il faut toujours bien admettre que les glaciers auraient pris en haut ces pierres qu'ils ont portées en bas. Or, à l'époque où ils les y trouvèrent, quelle cause les avait là réunies?... Il ne faut pas dire cette fois: on n'a jamais pu le savoir! Il est évident, au contraire, que ces moraines sont tout simplement des débris de la croûte de rochers fracassée par le brusque soulèvement qui, dans une convulsion du globe, produisit les montagnes des Vosges. Ces débris, par la violence de la secousse, furent dispersés en désordre dans tous les sens, et, entraînés par leur pesanteur, s'accumulèrent en plus grandes masses sur le versant et au pied des montagnes.
Un monsieur Prud'homme, qui aurait aimé, disait-il, à être un géologue fameux, partage tout à fait mon opinion à ce sujet.
«—D'ailleurs, ajoutait-il hier, avec un bon sens que ne m'avait pas fait soupçonner sa prud'homie, que sont devenues ces prétendus glaciers? la terre s'échaufferait donc? Tout le monde sait qu'elle se refroidit.
—Hélas! monsieur, tout le monde sait qu'on ne sait presque rien, et les anciens de Plombières vous assureront, si vous y tenez, qu'il y eut autrefois des glaciers sur ces montagnes. La glace même en était si dure qu'on s'en servait pour faire des pierres à fusils. Si cela est vrai, depuis la découverte des capsules fulminantes, le système des fusils à percussion ayant prévalu, la Providence, qui ne fait rien pour rien, a dû tout naturellement supprimer les glaciers.
—En effet, voilà qui est logique. Je n'avais point admis ce cas. Mon Dieu! que j'aurais aimé à être un géologue fameux! J'ai toujours eu du goût pour la géologie. Mais la vie est si courte! Voyez comme on s'instruit lentement; j'aurai soixante ans sonnés dans dix-huit mois, et jusqu'à présent il ne m'était pas parvenu que l'on pût faire avec de la glace des pierres à fusil. La nature est impénétrable. Mais je viens d'employer le mot de géologue pour désigner un homme savant en géologie; est-ce ainsi qu'il faut dire, monsieur?