Les grotesques de la musique
—Théologie fait théologien, astrologie produit astrologue, entomologie donne entomologiste. Je crois donc qu'il faut nous partager la difficulté, dites géologiste, je dirai géologien, et nous serons à peu près certains de nous tromper tous les deux.
—Au reste, cela m'est égal, je n'aurais pas aimé à être un grand grammairien.
—Allons, vous n'avez pas à vous plaindre.»
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A la table d'hôte, à Plombières, s'accomplit, je vous l'ai dit, la troisième importante fonction de la journée. Ces réunions, trop nombreuses, sont en général bien composées; on y compte peu de monsieur Prud'homme, et encore ne les voit-on pas trop faire blanc de leur sabre, et ne pérorent-ils que rarement sur nos institutions. Seulement on est forcé, comme au festin de Boileau,
De faire un tour à gauche et manger de côté.
Puis le service y est fort lent. Les poulets n'y ont que deux ailes; quand il en reste une et qu'elle passe devant vous, vous la prenez, et vous êtes vexé, parce que le voisin, en son for intérieur, vous traite d'égoïste; si vous ne la prenez pas par discrétion, vous êtes vexé bien plus encore. On y sert d'excellentes truites et des quantités de grenouilles (objet d'horreur pour les Anglais). D'où je suis forcé de conclure qu'à Plombières comme ailleurs, la table d'hôte n'est en somme qu'une piscine où l'on mange.
Après le dîner, tout le monde va dans la rue; les dames étalent leur bouffante et ébouriffante toilette devant leur porte, sur des bancs, sur des chaises; d'autres restent debout sur leur balcon, et toutes de s'entre-dévorer avec un zèle et une verve dont on a peu d'exemples, même dans les antres léonins de Paris.—
—Cette demoiselle bleue, oui, elle est jolie... encore... mais on a aperçu le haut de son bras hier au bal, et on y a vu... enfin c'est un malheur! on ne viendrait pas à Plombières si l'on n'avait quelque infirmité.
—Ah! cette dame si maigre, elle a une singulière idée des convenances, elle se permet d'exposer sa fille décolletée le soir depuis la nuque... jusqu'au lendemain.
—Eh bien! vous savez le malheur de la grosse comtesse russe?
—Non!
—Quoi! la montgolfière! vous n'avez pas su?
—Pas encore.
—Personne n'a poussé la crinolofurie aussi loin que la comtesse.
—Certes, elle porte la circonférence de la grande cloche du Kremlin.
—Or, des charlatans, hier, sur la promenade des dames, ont lancé une montgolfière en papier rose et blanc, beaucoup plus grosse encore que la fameuse cloche de Moscou. A peine le ballon a-t-il paru au-dessus des grands frênes de la promenade, que tout le monde rassemblé s'est écrié: «Ah! mon Dieu! voilà Mme la comtesse qui s'envole!»
Il y a une petite rivière, ou, pour mieux dire, un gros ruisseau à Plombières; les gens lettrés le nomment Eaugronne, et les gens du pays l'Eau-grogne. Cette dernière appellation est la vraie; l'autre, n'en déplaise aux savants, n'en est que la correction prétentieuse. La rivière en effet roule ses ondes avec bruit; son eau grogne toujours. L'animation que ses tours et détours donnent dans la partie basse de la ville, et sa limpidité, sont un peu compensées par les immondices de toute sorte qu'elle entraîne constamment. Les bouchers y jettent des débris animaux aussi désagréables à la vue qu'à l'odorat. Partout on voit de longs tubes intestinaux qui, accrochés par un bout à quelque pierre, flottent par l'autre dans le courant, en serpentant comme des anguilles. C'est fort laid. M. Prud'homme, extrêmement intrigué par ces vilains objets, m'a demandé un matin ce qui pouvait en causer la présence dans l'Eau-grogne.
«—Ne savez-vous donc pas, mon cher monsieur, que les eaux de Plombières sont excellentes pour la cure des maladies intestinales? Le médecin, inspecteur des eaux, M. Sibille...
—Pardon si je vous interromps, je voulais justement vous demander quelques renseignements sur M. l'inspecteur Sibille; c'est un savant médecin, on le proclame tel?
—Oui, et en outre un homme d'esprit, d'une bonté parfaite, ce qui est plus rare. Bien différent des autres médecins, à qui il faut des malades de choix, des gens robustes, vigoureux, bien portants, il consent à soigner de vrais malades, et même les plus faibles, les malingres, les désespérés, et en très-peu de temps il vous les rend à la santé.
—D'où est-il, s'il vous plaît?
—Parbleu, d'où voulez-vous qu'il soit, sinon de Cumes en Italie? Sa famille est très-ancienne; elle était célèbre déjà dans Rome au siècle d'Auguste, et Virgile parle des Sibilles de Cumes en maint endroit de ses poëmes.
—Très-bien. Reprenons l'historique des maladies intestinales.
—M. le docteur Sibille donc a fait ce raisonnement judicieux: Au lieu d'immerger le malade, s'est-il dit, et de l'affaiblir par des bains interminables, si l'on immergeait seulement celui de ses organes qui le fait souffrir, la cure ne serait-elle pas à la fois et moins fatigante, et plus sûre, et plus complète? Cela doit être, évidemment. Guidé par cette idée lumineuse, l'ingénieux docteur a aussitôt imaginé une admirable opération dont on ne trouve pas la description dans les livres sibillins (il en garde le secret), qu'il fait sans douleur, et au moyen de laquelle les intestins du malade sont doucement extraits de son corps. Il les expose alors dans le courant de l'onde bienfaisante, et en trente-six heures au plus la guérison s'opère. Par exemple, le malade est obligé d'observer pendant ce laps de temps une diète absolue.
—Oh! sans doute, il serait insensé de ne pas s'y soumettre. Qui veut la fin veut les moyens.
—Après quoi les intestins sont remis à leur place, sans douleur toujours, et cette merveilleuse cure est accomplie. Mais il faut tout vous dire: à ce grand avantage physique viennent malheureusement se joindre quelquefois des inconvénients moraux. Vous n'ignorez pas que l'Eau-grogne fourmille de truites? or la truite est un poisson vorace, et il arrive fréquemment, pendant l'immersion des organes... ma foi... vous comprenez...
—Vous me faites frémir!
—Oui, à la fin, il peut manquer une partie de l'appareil digestif, quelques mètres du tube intestinal... Le savant docteur, qui sait combien l'imagination du patient deviendrait en ce cas pour lui un adversaire dangereux, garde sur cet accident le plus complet silence; il remet en place ce qui reste du tube, le malade ne s'aperçoit de rien et guérit. Sa digestion s'opère plus vite, voilà tout. Mais son moral n'est plus le même; il est brusque, dur; il maltraite sa femme et ses enfants; il va même, ce qui est grave, jusqu'à les ruiner volontairement, à leur enlever tout ce qu'il peut de son héritage. On a vu ainsi de bons et respectables chefs de famille sortir de Plombières, après leur guérison, pères à peu près sans entrailles.
—Voilà qui me confond!
—Eh! monsieur, vous en conveniez hier à propos d'une question de géologie, et vous aviez bien raison: la nature est impénétrable.
—Sans doute; je n'en tremble pas moins; et si jamais, ce dont Dieu me garde, il m'incombait une maladie intestinale, je n'aurais point recours à l'audacieuse science de M. Sibille, je tiens trop à conserver un bon père à mes enfants.»
Vivier, ce grand ennemi des monsieur Prud'homme, était à Plombières au moment le plus brillant de la saison. Il a eu l'idée extravagante d'y donner un concert. Ceci décidé, il a retenu le salon; plus rien ne manquait que la musique et les musiciens. Car il en faut dans un concert; ce n'est pas comme dans beaucoup d'opéras où un dialogue qui n'est souvent ni vif ni animé remplace la musique très-avantageusement. Le cor de Vivier a beau se multiplier et faire entendre trois ou quatre sons à la fois, il ne saurait suffire en pareil cas. On a voulu recourir à Mlle Favel, la gracieuse transfuge de l'Opéra-Comique de Paris. Mlle Favel, suppliée de venir en aide à Vivier, a tout d'abord dit non, puis de nouvelles instances lui ont arraché un oui bien faible, et quelques heures après elle a renvoyé un énorme non bien formel. On dit que Mlle Favel a découvert un maître de chant (Colomb est dépassé) qui lui défend d'émettre un son avant l'an de grâce 1860, promettant à cette condition de lui fournir un talent au moins égal au génie des premières déesses de l'époque.
Il n'y a que la foi qui perd.
Vivier alors a invité une jeune cantatrice de Nancy, Mlle Millet, douée d'un filet de voix mince comme le filet d'eau de la fontaine de Stanislas, et de plus un accompagnateur, M. Humblot, excellent musicien, habile pianiste, élève du Conservatoire de Paris, qui professe à Épinal. Quant au piano, il n'y fallait pas songer. Il y a bien à Plombières des mélodiums d'Alexandre (où n'y en a-t-il pas maintenant?) mais le poétique et religieux instrument ne saurait remplacer le piano, et on a dû se résigner à l'emploi d'une de ces commodes nasillardes qu'on s'obstine encore à nommer pianos droits. Le concert a eu lieu. Malgré leur prix élevé, les billets ont tous été pris. Le monsieur Prud'homme regimbait. On lui a fait comprendre que cette solennité étant placée sous un haut patronage, son absence y serait remarquée, et pour ne pas faire de scandale, il s'est enfin résigné. Vivier a obtenu un très-beau succès. On a trouvé seulement le menu du festin musical offert au public par le bénéficiaire un peu... menu. Il se composait d'excellente venaison et de beaucoup de noisettes: chasses à triples fanfares, par Vivier; barcarolles, chansonnettes du répertoire de la musique facile, par M. Millet. Rien de plus.
Trois jours après, soirée intime chez l'Empereur, où Vivier a produit ses charges les plus inouïes, ses ingénieux proverbes semi-lyriques, ses idylles soldatesques, enfin tout son grand répertoire. Jamais soirée ne fut plus gaie; Sa Majesté, qui cédait comme ses invités à une irrésistible hilarité, a plusieurs fois complimenté le spirituel violoniste-acteur-pianiste-mime-chanteur, sur l'incomparable originalité de composition de ses scènes et sur la verve qu'il mettait dans leur exécution. On a dansé pendant les entr'actes. A deux heures du matin, après le départ des danseurs et des danseuses, l'Empereur, qui avait fait une fausse sortie, est venu causer un instant avec les soupeurs. A deux heures et demie, nous nous sommes retirés, charmés de l'hospitalité impériale, fatigués de rire et d'applaudir, et à quatre heures je partais pour Bade.
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A Bade, d'abord, première représentation d'un opéra français en deux actes, de MM. de Saint-Georges et Clapisson, intitulé le Sylphe. Les deux rôles principaux sont fort bien joués et chantés par Montjauze et Mlle Duprez. C'est vif, gai, émaillé de mélodies gracieuses, de scènes ingénieusement traitées, et la partition est finement instrumentée. Comme il me paraît impossible que cet ouvrage, après l'accueil qu'on lui a fait à Bade, ne soit pas très-prochainement représenté à Paris, je n'en dirai rien de plus cette fois-ci.
Puis le concert organisé par les soins de M. Bénazet au bénéfice des inondés de France; longs préparatifs. Je dois aller le matin à Carlsruhe faire répéter les artistes de la chapelle ducale, revenir dans l'après-midi pour la répétition de ceux de Bade; le soir, mettre en ordre la musique arrivée de Strasbourg et d'ailleurs, donner ses instructions au charpentier pour la construction de l'estrade, etc., etc. La veille du concert, grande affluence au salon de conversation: j'y trouve des amis allemands venus de Berlin et de Weimar, de célèbres amateurs de musique russes, anglais, suisses et français, des artistes renommés de Paris, des membres de l'Institut de Paris, des confrères de la presse de Paris. Le concert a lieu devant ce public d'élite! Dix mille six cents francs de recette; exécution d'une rare beauté; le délicieux chœur de Carlsruhe admirablement instruit par son habile chef, M. Krug; l'orchestre irréprochable; Mme Viardot étincelante de brio et d'humour musicale dans ses mazurkas de Chopin, dans ses airs espagnols, dans la cavatine de la Sonnambula, voire même dans son gros air de Graun; Mlle Duprez, touchante et naïve dans le beau morceau d'Iphigénie en Aulide:
| Adieu, conservez dans votre âme |
| Le souvenir de notre ardeur, |
et brillante aussi de virtuosité dans la piquante sicilienne de Verdi; grands applaudissements pour MM. Gremminger et Eberius, du théâtre de Carlsruhe; la scène d'Orphée largement rendue; l'adagio de la symphonie en si bémol de Beethoven purement et poétiquement chanté par l'orchestre. Cela gonfle le cœur; douleur de ne pouvoir exprimer ce qu'on sent. C'est de la musique d'une sphère supérieure. Beethoven est un Titan, un Archange, un Trône, une Domination. Vu du haut de son œuvre, tout le reste du monde musical semble lilliputien.... Il a pu, il a dû même paraphraser l'apostrophe de l'Évangile, et dire: «Hommes, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?»
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Le lendemain, recrudescence d'une gastralgie ramenée par diverses causes où l'excès de la fatigue entre pour beaucoup. Confiant, non sans raison, dans l'efficacité des eaux de Plombières, je vais encore une fois leur demander un soulagement qui ne se fait pas attendre.
Mais quel changement! on n'est plus contraint, à la table d'hôte, à manger de côté; plus de crinolines, la grosse comtesse du Kremlin s'est décidément envolée; plus d'uniformes, de musique militaire, plus de célébrités, plus d'autorités; les guirlandes de feuillage ont disparu; les alexandrins de Mlle Dorothée n'ont plus qu'onze pieds; on ne dévore plus le prochain après dîner, sur le seuil des maisons; on entend retentir les sabots des passants dans la rue déserte de Plombières... Il pleut... Les jours se suivent et se ressemblent... Je prends un parapluie et je vais me promener dans les bois, écoutant le bruit harmonieux et mélancolique des gouttes d'eau tombant sur le feuillage, pendant que l'Eaugronne grogne dans son lit au fond de la vallée. Un rouge-gorge, ce gentil avant-coureur de l'automne, passe curieusement entre deux branches sa jolie tête, attache sur le promeneur immobile son regard intelligent, et semble dire: «Que vient faire chez moi, par un pareil temps, cet original?» Et je rentre; et je vous écris. Tout est triste.
On était si épanoui à Plombières il y a trois semaines, que les malades eux-mêmes avaient l'air bien portant; aujourd'hui tous les bien portants ont l'air malade... Il pleut encore... Il pleut toujours... L'Empereur est parti... Le monsieur Prud'homme s'obstine à rester.
J'aimerais à revoir Paris.
Adieu, monsieur.
H. BERLIOZ.
Aberrations et hallucinations de l'oreille.
Un jour, assistant à un concert où l'on exécutait l'une des plus merveilleuses sonates de Beethoven, pour piano et violon, j'avais à côté de moi un jeune musicien étranger, récemment arrivé de Naples, où jamais, me disait-il, le nom de Beethoven n'avait frappé son oreille. Cette sonate lui causait des impressions très-vives et qui l'étonnaient profondément. L'andante varié et le finale le ravirent. Après avoir écouté au contraire avec une attention presque pénible le premier morceau:
«—C'est beau cela, me dit-il, n'est-ce pas, monsieur? Vous trouvez cela beau?
—Oui, certes, c'est beau, c'est grand, c'est neuf, c'est de tout point admirable.
—Eh bien! monsieur, je dois vous l'avouer, je ne le comprends pas.»
Il était à la fois honteux et chagrin. C'est un phénomène bizarre que l'on peut observer chez les auditeurs même les plus heureusement doués par la nature, mais dont l'éducation musicale est incomplète. Sans qu'il soit possible de deviner pourquoi certains morceaux leur sont inaccessibles, ils ne les comprennent pas; c'est-à-dire ils n'en apprécient ni l'idée mère, ni les développements, ni l'expression, ni l'accent, ni l'ordonnance, ni la beauté mélodique, ni la richesse harmonique, ni le coloris. Ils n'entendent rien; pour ces morceaux-là certains auditeurs sont sourds. Bien plus, n'entendant point ce qui y surabonde, ils croient souvent entendre ce qui n'y est pas.
Pour l'un d'eux, le thème d'un adagio était vague et couvert par les accompagnements:
«—Aimez-vous ce chant? lui dis-je un jour, après avoir chanté une longue phrase mélodique lente.
—Oh! c'est délicieux, et d'une netteté de contours parfaite; à la bonne heure.
—Tenez, voilà la partition; reconnaissez l'adagio dont vous avez trouvé le thème vague, et tâchez de vous convaincre par vos yeux que les accompagnements ne sauraient le couvrir, puisqu'il est exposé sans accompagnement.»
Un autre, reprochant à l'auteur d'une romance d'en avoir gâté la mélodie par une modulation intempestive, rude, dure et mal préparée.
«—Parbleu! répliqua le compositeur, vous me feriez plaisir en m'indiquant cette malencontreuse modulation; voici le morceau, cherchez-la.»
L'amateur eut beau chercher et ne trouva rien; le morceau est en mi bémol d'un bout à l'autre, il ne module pas.
Je ne cite là que des idées erronées, produites par des impressions fausses, chez des auditeurs impartiaux, bienveillants même, et désireux d'aimer et d'admirer ce qu'ils écoutent. On juge de ce que peuvent être les aberrations, les hallucinations des gens prévenus, haineux, à idées fixes. Si l'on faisait entendre à ces gens-là l'accord parfait de ré majeur, en les avertissant que cet accord est dans l'œuvre d'un compositeur qu'ils détestent:
—Assez, assez, s'écrieraient-ils, c'est atroce, vous nous déchirez l'oreille!
Ce sont de véritables fous.
Je ne sais si dans les arts du dessin on a pu constater l'existence de cette race de maniaques pour qui le rouge est vert, le blanc est noir, le noir est blanc, les rivières sont des flammes, les arbres des maisons, et qui se croient Jupiter.
CORRESPONDANCE PHILOSOPHIQUE
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LETTRE ADRESSÉE A M. ELLA
directeur de l'Union musicale de Londres au sujet de
La fuite en Égypte
FRAGMENTS D'UN MYSTÈRE EN STYLE ANCIEN[13]
| "Some judge of authors' names, not works, and then |
| Nor praise nor blame the writings, but the men." |
Mon cher Ella,
Vous me demandez pourquoi le Mystère (la Fuite en Égypte) porte cette indication: attribué à Pierre Ducré, maître de chapelle imaginaire.
C'est par suite d'une faute que j'ai commise, faute grave dont j'ai été sévèrement puni, et que je me reprocherai toujours. Voici le fait.
Je me trouvais un soir chez M. le baron de M***, intelligent et sincère ami des arts, avec un de mes anciens condisciples de l'Académie de Rome, le savant architecte Duc. Tout le monde jouait, qui à l'écarté, qui au whist, qui au brelan, excepté moi. Je déteste les cartes. A force de patience, et après trente ans d'efforts, je suis parvenu à ne savoir aucun jeu de cette espèce, afin de ne pouvoir en aucun cas être appréhendé au corps par les joueurs qui ont besoin d'un partenaire.
Je m'ennuyais donc d'une façon assez évidente, quand Duc, se tournant vers moi:
«Puisque tu ne fais rien, me dit-il, tu devrais écrire un morceau de musique pour mon album!
—Volontiers.»
Je prends un bout de papier, j'y trace quelques portées, sur lesquelles vient bientôt se poser un andantino à quatre parties pour l'orgue. Je crois y trouver un certain caractère de mysticité agreste et naïve, et l'idée me vient aussitôt d'y appliquer des paroles du même genre. Le morceau d'orgue disparaît, et devient le chœur des bergers de Bethléem adressant leurs adieux à l'enfant Jésus, au moment du départ de la Sainte Famille pour l'Égypte. On interrompt les parties de whist et de brelan pour entendre mon saint fabliau. On s'égaye autant du tour moyen âge de mes vers que de celui de ma musique.
«—Maintenant, dis-je à Duc, je vais mettre ton nom là-dessous, je veux te compromettre.
—Quelle idée! mes amis savent bien que j'ignore tout à fait la composition.
—Voilà une belle raison, en vérité, pour ne pas composer! mais puisque ta vanité se refuse à adopter mon morceau, attends, je vais créer un nom dont le tien fera partie. Ce sera celui de Pierre Ducré, que j'institue maître de musique de la Sainte Chapelle de Paris au dix-septième siècle. Cela donnera à mon manuscrit tout le prix d'une curiosité archéologique.»
Ainsi fut fait. Mais je m'étais mis en train de faire le Chatterton. Quelques jours après, j'écrivis chez moi le morceau du Repos de la Sainte Famille, en commençant cette fois par les paroles, et une petite ouverture fuguée, pour un petit orchestre, dans un petit style innocent, en fa diéze mineur sans note sensible; mode qui n'est plus de mode, qui ressemble au plain-chant, et que les savants vous diront être un dérivé de quelque mode phrygien, ou dorien, ou lydien de l'ancienne Grèce, ce qui ne fait absolument rien à la chose, mais dans lequel réside évidemment le caractère mélancolique et un peu niais des vieilles complaintes populaires.
Un mois plus tard je ne songeais plus à ma partition rétrospective, quand un chœur vint à manquer dans le programme d'un concert que j'avais à diriger. Il me parut plaisant de le remplacer par celui des Bergers de mon Mystère, que je laissai sous le nom de Pierre Ducré, maître de musique de la Sainte-Chapelle de Paris (1679). Les choristes, aux répétitions, s'éprirent tout d'abord d'une vive affection pour cette musique d'ancêtres.
«—Mais où avez-vous déterré cela? me dirent-ils.
—Déterré est presque le mot, répondis-je sans hésiter; on l'a trouvé dans une armoire murée, en faisant la récente restauration de la Sainte Chapelle. C'était écrit sur parchemin en vieille notation que j'ai eu beaucoup de peine à déchiffrer.»
Le concert a lieu, le morceau de Pierre Ducré est très-bien exécuté, encore mieux accueilli. Les critiques en font l'éloge le surlendemain en me félicitant de ma découverte. Un seul émet des doutes sur son authenticité et sur son âge. Ce qui prouve bien, quoique vous en disiez, Gallophobe que vous êtes, qu'il y a des gens d'esprit partout. Un autre critique s'attendrit sur le malheur de ce pauvre ancien maître dont l'inspiration musicale se révèle aux Parisiens après cent soixante treize ans d'obscurité. «Car, dit-il, aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, et le Dictionnaire biographique des musiciens de M. Fétis, où se trouvent pourtant des choses si extraordinaires, n'en fait pas mention!»
Le dimanche suivant, Duc se trouvant chez une jeune et belle dame qui aime beaucoup l'ancienne musique et professe un grand mépris pour les productions modernes quand leur date lui est connue, aborde ainsi la reine du salon:
«—Eh bien, madame, comment avez-vous trouvé notre dernier concert?
—Oh! fort mélangé, comme toujours.
—Et le morceau de Pierre Ducré?
—Parfait, délicieux! voilà de la musique! le temps ne lui a rien ôté de sa fraîcheur. C'est la vraie mélodie, dont les compositeurs contemporains nous font bien remarquer la rareté. Ce n'est pas votre M. Berlioz, en tout cas, qui fera jamais rien de pareil.»
Duc à ces mots ne peut retenir un éclat de rire, et a l'imprudence de répliquer:
«—Hélas, madame, c'est pourtant mon M. Berlioz qui a fait l'Adieu des Bergers, et qui l'a fait devant moi, un soir, sur le coin d'une table d'écarté.»
La belle dame se mord les lèvres, les roses du dépit viennent nuancer sa pâleur, et tournant le dos à Duc, lui jette avec humeur cette cruelle phrase:
«—M. Berlioz est un impertinent!»
Vous jugez, mon cher Ella, de ma honte, quand Duc vint me répéter l'apostrophe. Je me hâtai alors de faire amende honorable, en publiant humblement sous mon nom cette pauvre petite œuvre, mais en laissant toutefois subsister sur le titre les mots: «Attribué à Pierre Ducré, maître de chapelle imaginaire,» pour me rappeler ainsi le souvenir de ma coupable supercherie.
Maintenant on dira ce qu'on voudra; ma conscience ne me reproche rien. Je ne suis plus exposé à voir, par ma faute, la sensibilité des hommes doux et bons s'épandre sur des malheurs fictifs, à faire rougir les dames pâles, et à jeter des doutes dans l'esprit de certains critiques habitués à ne douter de rien. Je ne pècherai plus. Adieu, mon cher Ella, que mon funeste exemple vous serve de leçon. Ne vous avisez jamais de prendre ainsi au trébuchet la religion musicale de vos abonnés. Craignez l'épithète que j'ai subie. Vous ne savez pas ce que c'est que d'être traité d'impertinent, surtout par une belle dame pâle.
Votre ami contrit,
HECTOR BERLIOZ.
La débutante.—Despotisme du directeur de l'Opéra.
Ce n'est pas chose facile de débuter à l'Opéra, même pour une jeune cantatrice douée d'une belle voix, dont le talent est reconnu, qui est d'avance engagée et chèrement payée par l'administration de ce théâtre, et qui a par conséquent le droit de compter sur le bon vouloir du directeur et sur son désir de la produire en public le plus tôt et le mieux possible. Il faut d'abord choisir, et l'on conçoit l'importance de ce choix, le rôle dans lequel elle paraîtra. Aussitôt qu'il en est question, des voix s'élèvent avec plus ou moins d'autorité et d'éclat, qui font entendre à l'artiste ces mots contradictoires:
«—Prenez mon ours!
—Ne prenez pas son ours!
—Vous aurez un succès, je vous le garantis.
—Vous éprouverez un échec, je vous le jure.
—Toute ma presse et toute ma claque sont à vous.
—Tout le public sera contre vous. Tandis qu'en prenant mon ours vous aurez le public pour vous.
—Oui, mais vous aurez pour ennemis toute ma presse et toute ma claque, et moi par-dessus le marché.»
La débutante effrayée se tourne alors vers son directeur, pour qu'il la dirige. Hélas! demander à un directeur une direction, quelle innocence! Le pauvre homme ne sait lui-même à quel diable se vouer. Il n'ignore pas que les marchands d'ours ont raison quand ils parlent de la réalité de leur influence, et de quel intérêt il est pour une débutante surtout de les ménager. Pourtant, comme après tout on ne peut pas contenter à la fois l'ours à la tête blanche et l'ours à la tête noire, on en vient à se décider pour l'ours qui grogne le plus fort, et la pièce de début est annoncée. La débutante sait le rôle, mais, ne l'ayant jamais encore chanté en scène, il lui faut au moins une répétition, pour laquelle il est nécessaire de réunir l'orchestre, le chœur et les personnages principaux de la pièce. Ici commence une série d'intrigues, de mauvais vouloirs, de niaiseries, de perfidies, d'actes de paresse, d'insouciance, à faire damner une sainte. Tel jour on ne peut convoquer l'orchestre, tel autre on ne peut avoir le chœur; demain le théâtre ne sera pas libre, on y répète un ballet; après-demain le ténor va à la chasse, deux jours plus tard il en reviendra, il sera fatigué; la semaine prochaine le baryton a un procès à Rouen qui l'oblige à quitter Paris; il ne sera de retour que dans huit ou dix jours; à son arrivée sa femme est en couches, il ne peut la quitter; mais, désireux d'être agréable à la débutante, il lui envoie des dragées le jour du baptême de l'enfant; on prend rendez-vous pour répéter au moins avec le soprano au foyer du chant, la débutante s'y rend à l'heure indiquée; le soprano, qui n'est pas trop enchanté de voir poindre une nouvelle étoile, se fait un peu attendre, il arrive cependant; l'accompagnateur seulement ne paraît pas. On s'en retourne sans rien faire. La débutante voudrait se plaindre au directeur. Le directeur est sorti, on ne sait quand il rentrera. On lui écrit; la lettre est mise sous ses yeux au bout de vingt-quatre heures. L'accompagnateur admonesté reçoit une convocation pour une nouvelle séance, il est exact cette fois; le soprano à son tour n'a garde de paraître. Pas de répétition possible; le baryton n'a pu être convoqué, la barytone étant toujours malade; ni le ténor, qui est toujours fatigué. Alors si on utilisait ces loisirs en allant visiter les critiques influents... (on a fait croire à la débutante qu'il y avait des critiques influents, c'est-à-dire, pour parler français, qui exercent sur l'opinion une certaine influence).
«—Êtes-vous allée, lui dit-on, faire une visite à M***, le farouche critique sous la griffe duquel vous avez le malheur de tomber? Ah! il faut prendre bien garde à celui-là. C'est un capricieux, un entêté, il a des manies musicales terribles, des idées à lui, c'est un hérisson, on ne sait par quel bout le prendre. Si vous voulez lui faire une politesse, il se fâche. Si vous lui faites une impolitesse, il se fâche encore. Si vous allez le voir, vous l'ennuyez; si vous n'y allez pas, il vous trouve dédaigneuse; si vous l'invitez à dîner la veille de votre début, il vous répond que «lui aussi, ce jour-là, il donne un dîner d'affaires.» Si vous lui proposez de chanter une de ses romances (car il fait des romances), et c'est pourtant fin et délicat, cela, c'est une charmante séduction, essentiellement artiste et musicale, il vous rit au nez et vous offre de chanter lui-même les vôtres quand vous en composerez. Ah! faites attention à ce méchant homme et à quelques autres encore, ou vous êtes perdue.»—Et la pauvre débutante aux cent mille francs commence à éprouver cent mille terreurs.
Elle court chez ce calomnié.
Le monsieur la reçoit assez froidement.
«—Il n'y a que deux mois qu'on annonce votre début, mademoiselle, en conséquence vous avez encore au moins six semaines d'épreuves à subir avant de faire votre première apparition.
—Six semaines, monsieur!...
—Ou sept ou huit. Mais enfin ces épreuves finiront. Dans quel ouvrage débutez-vous?»
A l'énoncé du titre de l'opéra choisi par la débutante, le critique devient plus sérieux et plus froid.
«—Trouvez-vous que j'aie mal fait de prendre ce rôle?
—Je ne sais si le choix sera heureux pour vous, mais il est fatal pour moi, la représentation de cet opéra me faisant toujours éprouver de violentes douleurs intestinales. Je m'étais juré de ne plus jamais m'y exposer, et vous allez me forcer de manquer à mon serment. Je vous pardonne mes coliques néanmoins, mais je ne saurais vous pardonner de me faire manquer à ma parole et perdre ainsi l'estime de moi-même. Car j'irai, mademoiselle, j'irai vous entendre malgré tout; je vais prévenir mon médecin.»
La débutante sent le frisson parcourir ses veines à ces paroles menaçantes; ne sachant plus quelle contenance faire, elle prend congé du monsieur en réclamant son indulgence, et sort le cœur navré. Mais un autre critique influent la rassure.—«Soyez tranquille, mademoiselle, nous vous soutiendrons, nous ne sommes pas des gens sans entrailles comme notre confrère, et l'opéra que vous avez choisi, quoiqu'un peu dur à digérer, ne nous fait pas peur.» Enfin le directeur espère qu'il ne sera pas impossible de réunir prochainement les artistes pour une répétition générale. Le baryton a gagné son procès, sa femme est rétablie, son enfant a fait ses premières dents; le ténor est remis de sa fatigue, il est même fort engraissé; le soprano est rassuré, on lui a promis que la débutante ne réussirait pas; le chœur et l'orchestre n'ayant pas fait de répétitions depuis deux mois, on peut risquer un appel à leur dévouement. Le directeur, s'armant de tout son courage, aborde même un soir les acteurs et les chefs de service et leur tient le despotique langage de ce capitaine de la garde nationale qui commandait ainsi l'exercice: «Monsieur Durand, pour la troisième et dernière fois, je ne le répéterai plus, oserais-je vous prier d'être assez bon pour vouloir bien prendre la peine de me faire le plaisir de porter armes?»
Le jour de la répétition est fixé, bravement affiché dans les foyers du théâtre, et, chose incroyable, presque personne ne murmure de cet abus de pouvoir du directeur. Bien plus, le jour venu, une heure et demie à peine après l'heure indiquée, tout le monde est présent. Le directeur des succès est au parterre entouré de sa garde et une partition à la main; car ce directeur-là, qui est un original, a senti le besoin d'apprendre la musique pour pouvoir suivre de l'œil les répliques mélodiques et ne pas faire faire à son monde de fausses entrées.
Le chef d'orchestre donne le signal, on commence... «Eh bien! eh bien! et la débutante où donc est-elle? Appelez-la.» On la cherche, on ne la trouve pas; seulement un garçon de théâtre présente à M. le directeur une lettre qu'on venait d'apporter la veille, dit-il, annonçant que la débutante, atteinte de la grippe, est dans l'impossibilité de quitter son lit, et par conséquent de répéter. Fureur de l'assemblée; le directeur des succès ferme violemment sa partition; l'autre directeur se hâte de quitter la scène; M. Durand qui commençait à porter armes, remet son fusil sous son bras et rentre chez lui en grommelant. Et tout est à recommencer; et la pauvre grippée, à la fin guérie, doit s'estimer heureuse que le baryton ne puisse avoir de procès et d'enfants que tous les dix ou onze mois, que le ténor ne se soit pas fait découdre par un sanglier, et que M. Durand, n'ayant pas monté la garde depuis fort longtemps, soit assez bon pour vouloir bien prendre la peine encore une fois de porter armes. Car, il faut lui rendre cette justice, il finit par la prendre.
En ce cas la débutante finit aussi par débuter; à moins qu'un nouvel obstacle ne survienne. Oh! alors, M. le directeur, exaspéré, ne se connaît plus, et vient dire carrément à ses administrés sans employer de précautions oratoires, et d'un ton qui n'admet pas de réplique: «Mesdames et Messieurs, je vous préviens que demain à midi, il n'y aura pas de répétition!»
Le chant des coqs.—Les coqs du chant.
«Que pensez-vous de l'emploi du trille vocal dans la musique dramatique? me demandait un soir un amateur dont une prima donna venait de vriller le tympan.
—Le trille vocal est quelquefois d'un bon effet, comme expression d'une joie folâtre, comme imitation musicale du rire gracieux; employé sans raison, introduit dans le style sérieux et ramené à tout bout de chant, il m'agace le système nerveux, il me rend féroce. Cela me rappelle les cruautés que j'exerçais dans mon enfance sur les coqs. Le chant triomphal des coqs m'exaspérait alors presque autant que le trille victorieux des prime donne me fait souffrir aujourd'hui. Maintes fois aussi m'est-il arrivé de rester en embuscade, attendant le moment où l'oiseau sultan, battant des ailes, commencerait son cri ridicule qu'on ose appeler chant, pour l'interrompre brusquement et souvent pour l'étendre mort d'un coup de pierre.»
Plus tard, je me corrigeai de cette mauvaise habitude, je me bornai à couper le cri du coq d'un coup de fusil. Aujourd'hui l'explosion d'une pièce de quarante-huit suffirait à peine à exprimer l'horreur que le trille des coqs du chant m'inspire en mainte circonstance.
Le trille vocal est en général aussi ridicule en soi, aussi odieux, aussi sottement bouffon que les flattés, les martelés et les autres disgrâces dont Lulli et ses contemporains inondèrent leur lamentable mélodie. Quand certaines voix de soprano l'exécutent sur une note aiguë, il devient furieux, enragé, atroce, (l'auditeur bien plus encore) et un canon de cent dix, alors, ne serait pas de trop.
Le trille des voix graves, au contraire, sur les notes basses surtout, est d'un comique irrésistible; il en résulte une sorte de gargouillement assez semblable au bruit de l'eau sortant d'une gouttière mal faite. Les musiciens de style l'emploient peu. On commence à reconnaître la laideur de cet effet de voix humaine. Il est déjà si ridicule, qu'un chanteur a l'air de commettre une action honteuse en le produisant. On en rougit pour lui. Dans deux ou trois cents ans on y renoncera tout à fait.
Un compositeur parisien de l'école parisienne a publié dernièrement un morceau religieux funèbre, pour voix de basse. A la fin de son morceau se trouve un long trille sur la première syllabe du mot requiem:
Pie Jesu, domine, dona eis re....quiem!!!!
Voilà le sublime du genre.
Les moineaux.
Quelqu'un désignait un jour Paris comme la ville du monde où l'on aime le moins la musique et où l'on fabrique le plus d'opéras comiques. La première proposition est peu soutenable. Évidemment on aime encore plus la musique à Paris qu'à Constantinople, à Ispahan, à Canton, à Nangasaki et à Bagdad. Mais nulle part, à coup sûr, on ne confectionne des opéras comiques en quantité aussi prodigieuse et d'aussi bonne qualité qu'à Paris. Ce que deviennent ces innombrables produits est un mystère qu'il ne m'a été donné de pénétrer jusqu'ici. Si on les brûlait, ils deviendraient de la cendre, on en ferait même de la potasse utile dans le commerce. Mais on se garde bien de les livrer aux flammes, je m'en suis informé; on conserve avec soin, au contraire, ces masses de papier de musique, parties d'orchestre, parties de chant, rôles et partitions qui coûtèrent si cher à couvrir de notes, et dont la valeur, au bout de quelques années, est celle des feuilles mortes amassées par l'hiver au fond des bois. Où les cache-t-on, ces monceaux de papier? où trouve-t-on des greniers, des hangars, des caves pour les y entasser? à Paris, où le terrain est à si haut prix, où les auteurs d'opéras comiques ont eux-mêmes tant de peine à se loger?... La statistique est aussi ignorante à ce sujet que sur le chapitre des moineaux. Que deviennent les moineaux de Paris? Toutes les recherches des savants ont été vaines jusqu'à ce jour pour éclaircir cette question, qui n'est pas sans importance pourtant, qui en a même beaucoup plus que celle relative aux opéras comiques. En effet, en supposant qu'un couple de ces mélodieux oiseaux vive cinq ans, chaque couple produisant deux nichées par saison, chaque nichée étant de quatre petits au moins, c'est donc quatre couples de plus au bout d'un an; lesquels couples produisant à leur tour, sans que leurs parents pendant quatre années cessent de produire, doivent nécessairement donner naissance, au bout d'un siècle seulement, à une fourmilière de moineaux dont s'épouvante l'imagination, et qui devrait avoir couvert depuis longtemps la surface de la terre. Les mathématiques sont là pour en donner la preuve: ce qui prouve une fois de plus que les preuves ne prouvent rien; car, en dépit de toutes les démonstrations algébriques, nous voyons que la population des moineaux de Paris n'est pas plus nombreuse aujourd'hui qu'elle ne le fut au temps du roi Dagobert.
De même, chaque théâtre lyrique (l'Opéra excepté) produisant un nombre vraiment extraordinaire de petits moineaux, je veux dire d'opéras comiques, tous les ans, hiver comme été, qu'il vente, qu'il grêle, qu'il tonne, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de chanteurs, que le public s'absente, qu'on assiège Sébastopol, que le choléra sévisse, que les Indes-Orientales soient en feu, que l'Amérique du Nord fasse banqueroute, organise le brigandage et avoue cette nouvelle manière de faire des affaires, sur ce nombre effrayant de productions musicales et littéraires, on ne rencontre pas plus de chefs-d'œuvre qu'on n'en trouvait, je ne dirai pas au temps du roi Dagobert, mais à l'époque de Sédaine, de Grétry, de Monsigny, où les théâtres lyriques, peu nombreux, fonctionnaient avec une si louable réserve. Cette inexplicable circonstance doit donc donner beaucoup de prix aux moineaux qui chantent bien, quand on a le bonheur d'en attraper un en lui mettant un grain de sel sur la queue; en ce temps-ci surtout, où le vrai sel est devenu si rare, qu'on se voit bien souvent forcé d'employer pour les opéras comiques du sel de Glauber.
—Qu'est-ce que le sel de Glauber, direz-vous?
—Demandez à votre médecin, et priez-le de ne vous en faire jamais prendre.
La musique pour rire.
Un nouveau genre de musique (du moins on prétend qu'il y a de la musique là dedans) est en grand honneur à cette heure à Paris. On l'appelle la musique pour rire. Cela se vend, comme la galette des pâtissiers du boulevard Bonne-Nouvelle, à très-bon marché. On en a, si l'on veut, pour six sous, pour quatre sous, pour deux sous même; cela veut être chanté par les gens qui n'ont point de voix et ne savent pas la musique, cela veut être accompagné par des pianistes qui n'ont pas de doigts et ne savent pas la musique, et cela plaît aux gens dont l'esprit ne court pas les rues et qui pourraient se piquer de ne savoir ni le français ni la musique.
On juge de la quantité des consommateurs. Aussi le nombre des théâtres où cette musique appelle les passants augmente-t-il chaque jour. Il y en a intrà muros et extrà muros. Les amateurs ne prennent même aucune précaution pour y entrer. Ils ne se cachent pas; les représentations eussent-elles lieu en plein jour, je crois, Dieu me pardonne, qu'ils s'y rendraient sans hésiter. Bien plus, dans certains salons même on organise maintenant des concerts de musique pour rire. Seulement on a remarqué que l'auditoire de ces concerts restait toujours fort sérieux et que les chanteurs seuls avaient l'air de rire. Je dis avaient l'air, parce que ces pauvres gens sont en général mélancoliques comme Triboulet.
L'un d'eux, qui avait chanté de la musique pour rire toute sa vie sans avoir pu trouver un seul instant de gaieté, est mort d'ennui l'année dernière. Un autre vient, dit-on, de se faire professeur de philosophie. On en cite un seul plus chanceux que ses émules. Celui-là vit entouré de l'estime et de la considération que lui vaut son immense fortune amassée dans une entreprise de pompes funèbres. Mais cet heureux est si gai, qu'il ne chante plus.
Témoin de ce triomphe de la musique pour rire et de l'influence incontestable qu'elle exerce, l'Opéra-Comique a voulu y recourir pour rendre son public un peu plus sérieux. Il avait entendu parler de la chanson de l'Homme au serpent, chantée et exécutée avec tant de succès dans les Concerts-de-Paris, et d'une comédie intitulée les Deux Anglais, qui eut à l'Odéon un grand nombre de représentations, il y a vingt-huit ou trente ans, et puis encore de deux ou trois vaudevilles sur le même sujet. Alors l'Opéra-Comique s'est dit avec un bon sens au-dessous de son âge: si je faisais confectionner avec tout cela quelque chose de nouveau, ce serait fort; ce serait très-fort, et cela ferait le pendant d'un autre nouvel ouvrage que j'ai inventé et qui s'appelle l'Avocat Pathelin.—Et l'Opéra-Comique a réussi. Il a maintenant deux cordes à son arc, il ne lui manque plus que le trait; mais il sait faire flèche de tout bois, et le trait vient à point à qui sait l'attendre.
Les sottises des nations.
(Castigat ridendo mores.)
Je déteste la tartuferie, et rien ne m'exaspère comme les proverbes, qui affichent, et sur une toile de théâtre encore, des prétentions morales. Une sentence latine prétend que le théâtre de l'Opéra-Comique épure les mœurs. Car son castigat n'a pas d'autre signification réelle. N'est-ce pas là une tartuferie stupide en style lapidaire? Et quand ce serait une vérité, qui demande aux théâtres cette fonction dépurative? Nigauds! Épurez votre répertoire, épurez la voix de vos chanteurs, épurez le style de vos auteurs et de vos compositeurs, épurez le goût de votre public, épurez la population de vos premières loges et n'y laissez entrer que de jeunes et jolies femmes, votre mission sera remplie, c'est tout ce que nous voulons. D'ailleurs, voyez à quel point est sage la sagesse des proverbes!
Qui trop embrasse mal étreint!
Il ne faudrait donc jamais s'occuper que d'un seul travail, que d'une seule entreprise, il ne faudrait pas avoir plus d'un vaisseau sur le chantier, plus d'un canon à la fonte, plus d'un régiment à l'exercice. César, qui dictait trois lettres à la fois en trois langues différentes, était un sot; Napoléon qui, à Moscou, trouvait le temps de réglementer le Théâtre-Français, un esprit léger. Et les maris affligés d'une grosse femme ont donc tort de l'embrasser, car en l'embrassant ils embrassent beaucoup et étreignent mal.
Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras.
Ce proverbe-ci tend à déconsidérer et à détruire le commerce, ni plus ni moins. Il tend à détruire même l'agriculture, car si le laboureur en tenait compte, il garderait son grain au lieu d'ensemencer sa terre; et nous mourrions de faim.
L'ennui porte conseil.
Néo-proverbe mensonger; j'assiste journellement à des opéras, à des cantates, à des soirées, à des sonates d'un ennui mortel, et loin d'être bien conseillé par l'ennui, je sens, en sortant du lieu de l'épreuve, que j'étranglerais avec transport des gens que j'eusse volontiers salués courtoisement en y entrant.
On n'est jamais trahi que par les chiens.
Celui-ci est d'une naïveté qui le met au-dessous de la critique; on est trahi par tout le monde.
Il faut hurler avec les loups.
Quant à cet aphorisme, une foule de chanteurs de notre temps en ont reconnu la justesse; ils en blâment seulement la forme; ils le trouvent trop long de moitié.
Ces exemples me paraissent suffisants pour démontrer que les proverbes latins et français sont les sottises des nations.
L'ingratitude est l'indépendance du cœur.
Il y avait une fois un homme de beaucoup d'esprit, d'un naturel excellent, très-gai, mais dont la sensibilité était si vive, qu'à force d'avoir le cœur froissé et meurtri par le monde qui l'entourait, il avait fini par devenir mélancolique. Un grand défaut déparait ses rares qualités: il était moqueur, oh! mais, moqueur, comme nul ne le fut avant ni après lui. Il se moquait de tous, sinon de tout; des philosophes, des amoureux, des savants, des ignorants, des dévots, des impies, des vieillards, des jeunes gens, des malades, des médecins (des médecins surtout), des pères, des enfants, des filles innocentes, des femmes coupables, des marquis, des bourgeois, des acteurs, des poëtes, de ses ennemis, de ses amis, et enfin de lui-même. Les musiciens seuls ont échappé, je ne sais comment, à son infatigable raillerie. Il est vrai que la satire des musiciens était déjà faite: Shakspeare les avait assez bien fustigés dans la scène finale du quatrième acte de Roméo et Juliette:
PIERRE.
«Et toi, Jacques Colophane, que dis-tu?
TROISIÈME MUSICIEN.
Ma foi, je ne saurais rien dire.
PIERRE.
Tu ne sais rien dire? Ah! c'est juste! Tu es le chanteur de la troupe.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
DEUXIÈME MUSICIEN.
Descendons; attendons le convoi funèbre; nous souperons.»
On ne conçoit pas qu'après avoir vilipendé tant de monde, l'excellent homme dont je parle n'ait pas été une seule fois assassiné. Après sa mort, le peuple, il est vrai, n'eût pas mieux demandé que de le traîner sur la claie, et sa femme ne vint à bout de calmer les furieux qu'en leur jetant de l'argent par les fenêtres de la chambre mortuaire. Quoique fils d'un simple tapissier, il avait fait de bonnes études classiques. Il écrivait en vers et en prose d'une façon remarquable; on a fini même par le tant remarquer, qu'après un siècle et demi de réflexions les Parisiens ont eu l'idée de lui ériger une statue de bronze, portant sur le socle le titre de ses nombreux ouvrages. C'était très-bien de leur part. Seulement, comme les gens chargés de la direction de ce travail, entrepris pour glorifier un homme de lettres, n'étaient pas forts en orthographe, ils écrivirent ainsi le nom de l'un des chefs-d'œuvre de l'illustre railleur: l'Avarre. Ce qui produisit dans le temps une assez vive sensation parmi les épiciers savants de la rue Richelieu, et mit le directeur des travaux du monument dans l'obligation de faire gratter l'inscription irrégulière pendant la nuit.
Juste retour, monsieur, des choses d'ici-bas.
Vous avez tourné en dérision un individu qui sollicitait l'emploi de correcteur des enseignes et inscriptions de Paris, et voilà qu'au dix-neuvième siècle on vous appelle à Paris, dans une inscription, l'auteur de l'Avarre.
Ce misanthrope (le lecteur ne l'eût jamais deviné) se nommait Poquelin de Molière, et voici à quel propos je me permets de parler ici de lui: le fouet de cet enragé fouetteur de ridicules n'est jamais tombé, je le disais tout à l'heure, sur les épaules des musiciens. Ne faut-il pas encore reconnaître une ironie du sort dans l'acharnement que les musiciens seuls ont mis, sinon à égratigner, au moins à farder, à enjoliver les figures des personnages qu'il a mis au monde, et à les enduire de mélodies qui leur donnent une sorte d'éclat factice dont Molière sans doute serait peu jaloux de les voir briller?... Il est donc vrai que pour les musiciens au moins «l'ingratitude est l'indépendance du cœur.»
L'un de ces ingrats a ouvert le feu contre Molière avec une énergie et un succès qui, fort heureusement, n'ont pas été égalés depuis lors. Il se nommait Mozart. Il vint à Paris fort jeune. Il manifesta le désir d'écrire une grande partition pour le théâtre de l'Opéra (l'Académie royale de musique). Mais comme il jouait très-bien du clavecin et qu'il avait déjà publié plusieurs sonates pour cet instrument, les administrateurs de l'Opéra, en hommes judicieux et sagaces, lui firent sentir l'impertinence de son ambition, et l'éconduisirent en l'engageant à se borner à écrire des sonates. Mozart ayant reconnu, avec peine il est vrai, qu'il n'était qu'un paltoquet, s'en retourna piteusement en Allemagne, où il se fit arranger en libretto un drame de Molière dont la représentation l'avait beaucoup frappé. Puis il le mit en musique et le fit représenter à Prague avec un succès prodigieux, au dire des uns, sans succès, au dire des autres. Ainsi apparut le Don Giovanni, dont la contre-gloire pendant nombre d'années a fait un peu pâlir la gloire du Don Juan. Les grands compositeurs qu'honorait alors la confiance de messieurs les directeurs de l'Opéra eussent été incapables d'un tel acte d'ingratitude.
Beaucoup plus tard, on porta à l'Opéra-Comique une petite partition écrite sur une autre pièce de Molière, le Sicilien ou l'Amour peintre. Je ne sais si elle a été représentée. Plus tard est venue la Psyché, de M. Thomas. Le Médecin malgré lui, de M. Gounod, fait et fera longtemps encore les beaux jours du Théâtre-Lyrique. Enfin les Fourberies de Marinette, de M. Creste, constituent le dernier attentat contre l'auteur de Don Juan qui ait été enregistré dans les annales de l'ingratitude musicale.
En somme, il est inutile de le nier aujourd'hui, de tous les musiciens qui devaient de la reconnaissance à Molière, Mozart fut évidemment le plus ingrat.
Vanité de la gloire.
Un directeur de l'Opéra rencontrant un soir Rossini sur le boulevard des Italiens, l'aborde d'un air riant, comme quelqu'un qui vient annoncer à un ami une bonne nouvelle:
—Eh bien, cher maître, lui dit-il, nous donnons demain le troisième acte de votre Moïse!
—Bah! réplique Rossini, tout entier?
La repartie est admirable, mais ce qui l'est plus encore, c'est qu'en effet on ne donnait pas le troisième acte tout entier. Ainsi sont respectées à Paris les plus belles productions des grands maîtres.
Certains ouvrages, d'ailleurs, sont prédestinés aux palmes du martyre. Il en est peu dont le martyre ait été aussi cruel et aussi long que celui de l'opéra de Guillaume Tell. Nous ne saurions trop insister sur cet exemple offert par Rossini aux compositeurs de toutes les écoles, pour prouver le peu d'autorité et de respect accordé dans les théâtres aux dons les plus magnifiques de l'intelligence et du génie, à des travaux herculéens, à une immense renommée, à une gloire éblouissante. On dirait même que, plus la supériorité de certains grands hommes qui ont daigné écrire pour le théâtre est incontestable et incontestée, et plus la racaille des petits met à insulter leurs ouvrages d'acharnement et de ténacité. Je ne rappellerai pas ici ce qu'on a fait en France de l'œuvre dramatique de Mozart, en Angleterre de celle de Shakspeare, je dirai comme Othello: They know it, no more of that (On le sait, n'en parlons plus). Mais ce que devient peu à peu l'œuvre de Gluck en ce moment dans les théâtres où on la représente encore (j'en excepte celui de Berlin), dans les concerts où l'on en chante des fragments, dans les boutiques où l'on en vend des lambeaux, c'est ce dont la plus active imagination de musicien ne saurait se faire une idée. Il n'y a plus un chanteur qui en comprenne le style, un chef d'orchestre qui en possède l'esprit, le sentiment et les traditions. Ceux-là au moins ne sont pas coupables, et c'est presque toujours involontairement qu'ils en dénaturent et éteignent les plus radieuses inspirations. Les arrangeurs, les instrumentateurs, les éditeurs, les traducteurs, au contraire, ont fait avec préméditation, en divers endroits de l'Europe, de cette noble figure antique de Gluck un masque si hideux et si grotesque, qu'il est déjà presque impossible d'en reconnaître les traits.
Une fourmilière de Lilliputiens s'est acharnée sur ce Gulliver. Des batteurs de mesure du dernier ordre, de détestables compositeurs, de ridicules maîtres de chant, des danseurs même, ont instrumenté Gluck, ont déformé ses mélodies, ses récitatifs, ont changé ses modulations, lui ont prêté de plates stupidités. L'un a ajouté des variations pour la flûte (je les ai vues) au solo de harpe de l'entrée d'Orphée aux enfers, trouvant ce prélude trop pauvre sans doute et insignifiant. L'autre a bourré d'instruments de cuivre le chœur des ombres du Tartare du même ouvrage, en leur adjoignant le serpent (je l'ai vu), apparemment parce que le serpent doit tout naturellement figurer dans une scène infernale où il est question des Furies. Ici au contraire on a réduit à un simple quatuor toute la masse des instruments à cordes. Ailleurs un maître de chapelle a imaginé de faire aboyer les choristes (j'ai entendu cette horreur) en leur recommandant expressément de ne pas chanter..., encore dans la scène des enfers d'Orphée. Il avait voulu produire ainsi un chœur de Cerbères, de chiens dévorants... invention sublime qui avait échappé à Gluck.
J'ai sous les yeux une édition allemande de l'Iphigénie en Tauride, où l'on remarque, entre autres mutilations, la suppression de huit mesures dans le fameux chœur des Scythes: «Les dieux apaisent leur courroux», et les inversions les plus tristement comiques dans le texte de la traduction. Celle-ci, entre mille, quand Iphigénie dit:
| J'ai vu s'élever contre moi |
| Les dieux, ma patrie... et mon père. |
la phrase musicale se termine par un accent douloureux et tendre sur «et mon père», dont il est impossible de méconnaître l'intention. Cet accent se trouve faussement appliqué dans l'édition allemande, le traducteur ayant interverti l'ordre des mots et dit:
Mon peuple, mon père et les dieux.
supposant qu'il n'importait guère que père fût devant ou bien qu'il fût derrière. Ceci me rappelle une traduction anglaise de la ballade allemande le Roi des Aulnes, dans laquelle le traducteur, par suite de je ne sais quelle licence poétique, avait jugé à propos d'intervertir l'ordre du dialogue établi entre deux des personnages. A la place de l'interpellation placée par le poëte allemand dans la bouche du père, se trouvait dans la traduction anglaise la réponse de l'enfant. Un éditeur de Londres, désireux de populariser en Angleterre la belle musique écrite par Schubert sur cette ballade, y fit ajuster tant bien que mal les vers du traducteur anglais. On devine le bouffon contre-sens qui en résulta; l'enfant s'écriant dans un paroxysme d'épouvante: «Mon père! mon père! j'ai peur!» sur la musique destinée aux paroles: «Calme-toi, mon fils, etc.», et réciproquement.
Les traductions des opéras de Gluck sont émaillées de gentillesses pareilles.
Et le malheur veut que l'ancienne édition française, la seule où l'on puisse retrouver intacte la pensée du maître (je parle de celle des grandes partitions), devienne de jour en jour plus rare, et soit très-mauvaise sous le double rapport de l'ordonnance et de la correction. Un déplorable désordre et d'innombrables fautes de toute espèce la déparent.
Dans peu d'années, quelques exemplaires de ces vastes poëmes dramatiques, de ces inimitables modèles de musique expressive resteront seuls dans les grandes bibliothèques, incompréhensibles débris de l'art d'un autre âge, comme autant de Memnons qui ne feront plus entendre de sons harmonieux, sphinx colossaux qui garderont éternellement leur secret. Personne n'a osé en Europe entreprendre une édition nouvelle, et soignée, et mise en ordre, et annotée, et bien traduite en allemand et en italien des six grands opéras de Gluck. Aucune tentative sérieuse de souscription à ce sujet n'a été faite. Personne n'a eu l'idée de risquer vingt mille francs (cela ne coûterait pas davantage) pour combattre ainsi les causes de plus en plus nombreuses de destruction qui menacent ces chefs-d'œuvre. Et malgré les ressources dont l'art et l'industrie disposent, grâce à cette monstrueuse indifférence de tous pour les grands intérêts de l'art musical, ces chefs-d'œuvre périront.
Hélas! hélas! Shakspeare a raison: La gloire est comme un cercle dans l'onde, qui va toujours s'élargissant, jusqu'à ce qu'à force de s'étendre il disparaisse tout à fait. Et Rossini a depuis longtemps semblé croire que le cercle de la sienne était trop étendu, tant il a accablé d'un colossal dédain tout ce qui pouvait y porter atteinte. Sans cela, sans cette prodigieuse et grandiose indifférence, peut-être se fût-on contenté, à l'Opéra de Paris, de mettre aux archives ses partitions du Siège de Corinthe, de Moïse et du Comte Ory, et se fût-on abstenu de fouailler comme on l'a fait son Guillaume Tell. Qui n'y a pas mis la main? qui n'en a pas déchiré une page? qui n'en a pas changé un passage, par simple caprice, par suite d'une infirmité vocale ou d'une infirmité d'esprit? A combien de gens qui ne savent ce qu'ils font le maître n'a-t-il pas à pardonner? Mais quoi! pourrait-il se plaindre? ne vient-on pas de reproduire Guillaume Tell presque tout entier? On a remis au premier acte la marche nuptiale qu'on en avait retranchée depuis longtemps; tous les grands morceaux d'ensemble du troisième nous sont rendus; l'air «Amis, secondez ma vaillance!» qui avait disparu plus d'un an avant les débuts de Duprez et qu'on réinstalla ensuite pour en faire le morceau final de la pièce en supprimant tout le reste, fut plus tard tronqué dans sa péroraison pour garantir un chanteur du danger que lui présentait la dernière phrase,
Trompons l'espérance homicide.
Eh bien! cette péroraison ne vient-elle pas d'être restituée au morceau? N'a-t-on pas poussé la condescendance jusqu'à faire entendre au dénoûment le magnifique chœur final avec ses larges harmonies sur lesquelles retentissent si poétiquement des réminiscences d'airs nationaux suisses? et le trio avec accompagnement d'instruments à vent, et même la prière pendant l'orage, qu'on avait supprimée avant la première représentation? Car dès le début déjà, aux répétitions générales, les hommes capables du temps s'étaient mis à l'œuvre sur l'œuvre, ainsi que cela se pratique en pareil cas, pour donner de bonnes leçons à l'auteur, et bien des choses qui, à leur avis, devaient infailliblement compromettre le succès du nouvel opéra, en furent impitoyablement arrachées. Et ne voilà-t-il pas toutes ces belles fleurs mélodiques qui repoussent maintenant, sans que le succès de l'œuvre soit moindre qu'auparavant, au contraire? Il n'y a guère que le duo «Sur la rive étrangère» qu'on n'a pas cru prudent de laisser chanter. On ne peut pas donner le chef-d'œuvre de Rossini absolument tel qu'il l'a composé, que diable! ce serait trop fort et d'un trop dangereux exemple. Tous les autres auteurs jetteraient ensuite les hauts cris sous le scalpel des opérateurs.
Après une des batailles les plus meurtrières de notre histoire, un sergent chargé de présider à l'ensevelissement des cadavres étant accouru tout effaré vers son capitaine:
—Eh bien! qu'y a-t-il? lui dit cet officier. Pourquoi ne comble-t-on pas cette fosse?
—Ah! mon capitaine, il y en a qui remuent encore et qui disent comme ça qu'ils ne sont pas morts....
—Allons! sacredieu, jetez-moi de la terre là-dessus vivement; si on les écoutait, il n'y en aurait jamais un de mort!...
Madame Lebrun.
Je me rappelle avoir vu M. Étienne à l'Opéra, un soir où l'on y jouait une terrible chose nommée le Rossignol, dont M. Lebrun (quelques-uns disent Mme Lebrun) a fait la musique, et dont lui, M. Étienne, confectionna le poëme. L'illustre académicien était au balcon des premières loges et attirait sur lui l'attention de toute la salle par la joie expansive qu'il paraissait éprouver à entendre chanter ses propres vers. Quand vint ce beau passage d'un air du bailli:
| Je suis l'ami de tous les pères, |
| Le père de tous les enfants, |
M. Étienne laissa échapper un tel éclat de rire que je me sentis rougir et que je sortis tout attristé. Ce fut la dernière fois qu'il m'arriva de voir presque jusqu'au bout ce célèbre ouvrage, dans lequel le rossignol chantait avec tant de verve qu'on eût juré entendre un concerto de flûte exécuté par Tulou. On devrait remettre en scène cette belle chose; je suis sûr que beaucoup de gens encore y prendraient plaisir.
| Si Peau-d'Ane m'était conté, |
| J'y prendrais un plaisir extrême, |
a dit le Bonhomme. Les habitués de l'Opéra qui connurent Mme Lebrun seraient certes charmés d'une telle attention. C'était une femme si énergique, dans sa conversation surtout. Son rossignol fut cousin germain du perroquet de Gresset. Les F et les B étaient ses deux consonnes favorites. Je ne me rappelle pas sans attendrissement le compliment qu'elle m'adressa dans l'église de Saint-Roch, le jour de l'exécution de ma première messe solennelle. Après un O Salutaris très-simple sous tous les rapports, Mme Lebrun vint me serrer la main et me dit avec un accent pénétré: «F..., mon cher enfant, voilà un O Salutaris qui n'est point piqué des vers, et je défie tous ces petits b.... des classes de contrepoint du Conservatoire d'écrire un morceau aussi bien ficelé et aussi crânement religieux.» C'était un suffrage, l'opinion de Mme Lebrun étant alors fort redoutée. Et comme elle descendait bien du ciel sous les traits de Diane, au dénoûment d'Iphigénie en Aulide et à celui d'Iphigénie en Tauride! car, dans les deux chefs-d'œuvre de Gluck, l'action se dénoue par l'intervention de Diane. Je l'entends encore dire avec une majestueuse lenteur et d'une voix un peu virile:
Scythes, aux mains des Grecs remettez mes images;
Vous avez trop longtemps, dans ces climats sauvages,
Déshonoré mon culte et mes autels.
Elle était si bien assise dans sa gloire, avec son carquois de carton sur l'épaule gauche! Elle lisait la musique à première vue sur une partition renversée, elle accompagnait sur le piano les airs les plus compliqués, elle eût au besoin conduit un orchestre, enfin elle passait pour avoir composé la musique du Rossignol. Elle n'avait qu'un défaut, celui de ressembler un peu trop, dans les dernières années de sa vie surtout, à l'une des trois sœurs du destin de Macbeth. Eh bien! Mme Lebrun est morte à peu près inconnue, ou tout au moins oubliée de la génération actuelle.
Ainsi passent toutes les gloires!
Le temps n'épargne rien.
On ne saurait disconvenir que les postillons ne soient à cette heure dans une assez mauvaise situation. La vapeur les asphyxie, les immobilise, les met à pied; quand viendra le règne de la puissance électrique, et ce règne est proche, ce sera bien pis. L'électricité les foudroiera, les mettra en poudre. Enfin à l'avénement de l'aérostation dirigée, avénement auquel nous nous obstinons à croire, le nom de ces joyeux conducteurs de chevaux sera devenu un vieux mot de la langue française dont la signification échappera complétement à l'intelligence de la plupart des voyageurs. Et quand, en passant au-dessus de Lonjumeau, le ballon-poste de Paris contiendra quelque lettré savant, s'il s'avise de s'écrier, en considérant ce village avec sa longue-vue: «Voilà le pays du postillon qu'un ancien compositeur a rendu fameux!» les dames occupées à jouer au volant dans le grand salon du navire aérien interrompront leur partie pour demander au savant ce qu'il veut dire. Et le savant répondra: «Au dix-neuvième siècle, Mesdames, les nations dites civilisées rampaient à terre comme font les escargots. Les voyageurs qui en ces temps de prétentieuse barbarie parcouraient dix ou douze lieues à l'heure, dans de lourds wagons roulés sur des voies de fer par la vapeur, ressentaient de cette rapide locomotion une fierté risible. Mais parmi les gens obligés de s'éloigner de vingt ou trente lieues de leur chenil natal, un très-grand nombre encore s'enfermait alors en d'affreuses caisses de bois, où l'on ne pouvait être ni debout ni couché, où il n'était pas même possible d'étendre ses jambes. On y éprouvait toutes les tortures du froid, du vent, de la pluie, de la chaleur, du mauvais air, des mauvaises odeurs et de la poussière; les patients, secoués comme sont les grains de plomb dans une bouteille qu'on nettoie, avaient en outre à supporter un bruit assourdissant et incessant; ils y dormaient tant bien que mal les uns sur les autres, la nuit, en s'infectant les uns les autres, ni plus ni moins que les bestiaux que nous entassons dans nos petits navires de transports agricoles. Ces horribles et lourdes boîtes appelées diligences, par antiphrase apparemment, étaient traînées dans de boueux ravins nommés routes royales, impériales ou départementales, par des chevaux capables de parcourir en une heure jusqu'à deux lieues et demie. Et l'homme chevauchant sur l'un des quadrupèdes chargés du labeur de tirer la machine se nommait postillon, le lion de la poste. Or, en ce hameau de Lonjumeau, vécut naguère un postillon fameux. Ses aventures fournirent le sujet d'une de ces pièces de théâtre où l'on parlait et chantait successivement, et qu'on désignait alors sous le nom d'opéras comiques. La musique de cet ouvrage fut écrite par un compositeur à la verve facile, célèbre en France sous le nom de Dam ou d'Edam (quelques historiographes le nomment Adam), et qui fut, cela est certain, membre de l'Institut. De là l'illustration du hameau de Lonjumeau, qu'on apercevait à l'ouest tout à l'heure, et que vous ne voyez plus.» Lonjumeau! Lonjumeau! Fuit Troja!!...
Le rhythme d'orgueil.
Une dame très-forte sur la théologie, et qui joue aussi très-bien du piano, a publié récemment une brochure curieuse sur le rhythme, où l'on trouve entre autres choses entièrement nouvelles le passage suivant:
«La musique de Beethoven fait aimer et se complaire dans le désespoir (l'auteur a peut-être voulu dire que cette musique fait aimer le désespoir et s'y complaire); on y pleure des larmes de sang, non pas sur les douleurs d'un Dieu mort pour nous, mais bien sur la perte éternelle du diable. Rhythme d'orgueil qui cherche la vérité, qui implore la vérité, mais qui ne veut pas accepter cette vérité dans les conditions où il lui a plu de se révéler à nous. C'est toujours le Juif disant au Rédempteur: Descends de la croix, et nous croirons en toi. Obéis à nos caprices, flatte nos mauvais instincts, et nous te proclamerons le Dieu de vérité, sinon... Crucifige! Et ces œuvres-là le mettent à mort dans nos cœurs, comme les Juifs l'ont mis à mort sur la croix.»
Quel malheur de n'être pas théologien et philosophe! Il me semble que si je l'étais, je comprendrais tout cela. Et cela doit être bien beau. L'un des points de la doctrine de l'auteur m'inspire pourtant quelques doutes. J'ai en effet souvent pleuré en entendant les œuvres de Beethoven; ces larmes, il est vrai, n'étaient point causées par les douleurs d'un Dieu mort pour nous, mais à coup sûr, j'en puis jurer la main sur ma conscience, elles ne coulaient pas non plus sur la perte éternelle du diable, pour qui je n'ai plus d'amitié depuis longtemps.
Mot de M. Auber.
Un ténor dont la voix n'est ni pure ni sonore, chantait dans un salon la romance de Joseph; au moment où il prononçait ces paroles:
| «Dans un humide et froid abîme, |
| Ils me plongent, dans leur fureur,» |
M. Auber, se tournant vers son voisin, dit: «Décidément, Joseph est resté trop longtemps dans la citerne.»
La musique et la danse.
La danse s'est toujours montrée, à l'égard de la musique, sœur tendre et dévouée. La musique, de son côté, témoigne, en mainte occasion, de son dévouement pour la danse. Il n'est sorte de bons procédés que ces deux charmantes sœurs ne se prodiguent l'une à l'autre. Il en est ainsi depuis un temps immémorial: on les voit partout liguées, étroitement unies, prêtes à combattre à outrance les autres arts, les sciences, la philosophie et même le terrible bon sens. Ce fait avait été reconnu déjà au siècle de Louis XIV; Molière l'a prouvé dans le premier acte de son Bourgeois gentilhomme:
«—La philosophie est quelque chose; mais la musique, monsieur, la musique...
—La musique et la danse... la musique et la danse, c'est là tout ce qu'il faut.
—Il n'y a rien qui soit si utile dans un État que la musique.
—Il n'y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.
—Sans la musique un État ne peut subsister.
—Sans la danse un homme ne saurait rien faire.»
Pourtant, si l'une des deux Muses abuse un peu de temps en temps de la bonté et de l'affection de l'autre, je crois que c'est la danse. Voyez ce qui se passe dans la confection des ballets. La musique s'est donné la peine de composer un délicieux morceau, bien conçu, mélodieux et instrumenté avec art, gai, alerte, entraînant. Arrive la danse qui lui dit: «Chère sœur, ton air est charmant, mais il est trop court; allonge-le de seize mesures, ajoute-s-y n'importe quoi, j'ai besoin de ce supplément.» Ou bien: «Voilà un morceau ravissant, mais il est trop long, il faut me le raccourcir d'un quart.» La musique a beau répondre: «Ces mesures que tu veux me faire ajouter formeront un non-sens, une répétition oiseuse, ridicule.» Ou bien: «La coupure que tu me demandes va détruire toute l'ordonnance du morceau...
—N'importe, répond sa bondissante sœur; ce que je demande est indispensable.» Et la musique obéit. Ailleurs la danse trouve l'instrumentation trop délicate; il lui faut des trombones, des cymbales, de bons coups de grosse caisse, et la musique, en gémissant, se résigne à toutes sortes de brutalités. Ici le mouvement est trop vif pour que le danseur puisse se livrer aux grands écarts, aux nobles élévations de son pas; la musique, soumise, brise le rhythme, en attendant le moment de reprendre son allure naturelle; et il lui faut de la patience, car le grand danseur s'élève si haut, que fort souvent, on le sait, il lui arrive à lui-même de s'ennuyer en l'air. Là le mouvement devra être plus ou moins accéléré, selon que la danseuse veut faire œuvre des dix doigts de ses pieds ou des deux gros orteils seulement. Alors la musique sera forcée de passer et de revenir, et de repasser et de revenir encore, en quelques mesures, de l'allégro au presto, ou de l'allégretto au prestissimo, sans égard pour le dessin mélodique disloqué et même pour la possibilité de l'exécution. Mais voici qui est bien plus grave. Quand un ballet nouveau a triomphé, on taille, on rogne, on déchire, on extermine un opéra quelconque, fût-ce un chef-d'œuvre consacré par l'admiration générale, pour en faire le complément de la soirée que le ballet ne suffit pas à remplir, pour en faire un lever de rideau. Mais si d'aventure il naissait quelque bel opéra en trois actes, dont la durée, par conséquent, serait, insuffisante à occuper la scène de sept heures du soir à minuit, ferait-on un lever de rideau avec quelque fragment de ballet? Dieu du ciel, quelle honte! la danse ne la subirait pas.
Abîmons tout plutôt: c'est l'esprit de la danse!
Les danseurs poëtes.
Un danseur disait en parlant d'un de ses propres entrechats: C'est une poignée de diamants jetée au soleil! En voyant Mme Ferraris dans le Cheval de bronze, un autre s'écria: C'est une rose emportée par le vent dans un tourbillon de turquoises, de rubis et de poudre d'or.
Autre mot de M. Auber.
Dernièrement un habitué de l'orchestre de l'Opéra, ne reconnaissant pas la jeune danseuse qui entrait en scène, demanda à un de ses voisins comment elle s'appelait: «C'est Mlle Zina, répondit celui-ci, dont le maillot, vous le savez, s'est décousu le soir de son premier début.—Accident remarquable, ajouta doucement M. Auber qui se trouvait là, car ce fut une des rares occasions où le décousu a du succès.»
Concerts.
Je serais un ingrat si je ne parlais pas ici des douces heures que m'ont fait passer, cet hiver, à Paris les donneurs de concerts.
Presque chaque jour pendant quatre mois, j'ai été l'un des acteurs de la comédie suivante:
Le théâtre représente un cabinet de travail modestement meublé et un malade toussant au coin de sa cheminée. Entrent deux pianistes, trois pianistes, quatre pianistes et un violoniste.
LE PIANISTE Nº 1, au malade.
Monsieur, j'ai appris que vous étiez fort souffrant...
LE PIANISTE Nº 2.
J'ai su, moi aussi, que votre santé...
LES PIANISTES Nos 7 ET 9.
On nous a dit que vous étiez gravement indisposé...
LE PIANISTE Nº 1.
Et je viens... vous prier d'assister à mon concert qui a lieu dans le salon d'Erard.
LE PIANISTE Nº 2.
Et je me suis fait un devoir de venir vous demander... de vouloir bien venir entendre mes nouvelles études et mon concert chez Pleyel.
LE PIANISTE Nº 8.
Quant à moi, un seul motif m'amène, mon cher ami, le soin de votre santé. Vous travaillez trop; il faut sortir, prendre l'air, vous distraire; je viens dans l'intention formelle de vous enlever; j'ai une voiture à votre porte, il faut que vous assistiez à mon concert chez Herz. Allons! allons!
LE MALADE.
Quand aura lieu le vôtre?
LE Nº 1.
Ce soir à huit heures.
LE MALADE.
Et le vôtre?
LE Nº 2.
Ce soir à huit heures.
LE MALADE.
Et le vôtre?
LE Nº 8.
LE VIOLONISTE, éclatant de rire.
Il y en a six ou sept à la fois, ce soir. Et comme j'ai bien prévu que, selon votre usage, ne pouvant aller partout, vous n'iriez nulle part, et par discrétion en outre, pour ne pas vous déranger, souffrant comme vous l'êtes, j'ai apporté ma boîte; mon violon est là. Si vous le permettez, je vais vous jouer mes nouveaux caprices pour la quatrième corde.
LE MALADE, à part.
La peste de ta corde, empoisonneur au diable,
En eusses-tu le cou serré.
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Le fait est, et cela est triste à dire, que les concerts à Paris sont devenus de pitoyables non-sens. Il y en a une telle quantité, ils vous poursuivent, vous obsèdent, vous assomment, vous scient avec une si cruelle obstination, que le propriétaire d'un vaste salon littéraire a eu dernièrement l'idée de placer devant sa porte une affiche ainsi conçue: Ici on ne donne pas de concerts. Et son salon, depuis lors, regorge de lecteurs et d'amis de la paix qui viennent y chercher un abri.
Depuis que Mme Erard s'est résignée à ouvrir gratuitement ses salons aux féroces virtuoses errant en liberté dans Paris, le produit de la vente des pianos de sa fabrique a baissé d'une façon déplorable, personne n'osant plus aller chez elle, le jour ni la nuit, examiner ses instruments, dans la crainte de tomber en plein concert sous la griffe d'un de ces lions.
Notez qu'il n'y a plus assez de salons, de manèges, de halles, de corridors pour satisfaire tous les concertants. Les salles de Herz, de Pleyel, d'Erard, de Gouffier, de Sainte-Cécile, du Conservatoire, de l'hôtel du Louvre, de l'hôtel d'Osmond, de Valentino, du Prado, du Théâtre-Italien n'y suffisent pas. Et comme en désespoir de cause plusieurs virtuoses commençaient à travailler en plein air, dans certaines rues neuves où le bruit des rares voitures qui y passent garantit mal l'inviolabilité des oreilles des habitants, les propriétaires ont dû faire inscrire en lettres énormes sur leurs maisons: Il est défendu de faire de la musique contre ce mur.
Les donneurs de concerts novices en sont encore, les innocents! à répandre dans Paris des invitations gratuites qu'ils glissent la nuit sous les portes cochères; ils s'étonnent ensuite de voir leur salle déserte! Il est bon d'avertir ici ces dignes virtuoses, étrangers pour la plupart, arrivant de Russie, d'Allemagne, d'Italie, d'Espagne, des Indes, du Japon, de la Nouvelle-Calédonie, du Congo, de Monaco, de San-Francisco, de Macao, de Cusco, qu'un auditoire de concert se paye maintenant, comme on a de tout temps payé le chœur, l'orchestre et les claqueurs. Un auditoire de six cents oreilles coûte au moins trois mille francs.
L'un des bénéficiaires donneurs de concerts a bien voulu dernièrement recourir au procédé américain, qui consiste à offrir avec un billet une tasse de chocolat et une tranche de pâté; mais les auditeurs parisiens, n'étant pas en général gros mangeurs, ont trouvé la compensation insuffisante, et tout d'abord ont fait demander par un de leurs chefs au virtuose amphitryon, s'il ne serait pas possible de consommer le chocolat et le pâté sans entendre le concert. Le bénéficiaire indigné, ayant répondu comme le philosophe ancien: «Mange, mais écoute!» l'affaire n'a pas pu s'arranger.
La bravoure de Nelson.
Il y a un pays, voisin du nôtre, où la musique est réellement aimée et respectée, et où l'on ne saurait en conséquence entendre un concert ni une représentation lyrique de longue durée. Dans ce pays-là, une soirée musicale commencée à six heures et demie doit être terminée à neuf heures, à neuf heures et demie tout au plus, car à onze heures tout le monde dort.
Chez nous, à onze heures, tout le monde dort bien aussi, mais la musique n'est pas finie. Pour obtenir des succès productifs, il faut même à toute force que nos compositeurs écrivent de ces bons gros mâtins d'opéras qui aboient de sept heures à minuit et quelquefois encore par delà. On aime à y dormir, on aime à y pâtir, on aime à y bâtir des châteaux en Espagne, bercé par le bruit incessant de la cascade de cavatines, jusqu'à ce qu'un accident fasse que l'on rentre en soi-même, que la claque oublie d'applaudir, par exemple; alors on s'éveille en sursaut.
Cette tendance à faire descendre la musique à de vils emplois, tels que ceux d'inviter le public au sommeil dans un théâtre, d'accompagner les conversations dans un salon, de faciliter la digestion pendant les festins, ou d'amuser les enfants de tous les âges, est l'indice le plus sûr de la barbarie d'un peuple. A cet égard nous sommes en France assez peu civilisés, et notre goût pour l'art en général ressemble fort à celui d'un de nos rois à qui l'on demandait s'il aimait la musique, et qui répondit avec bonhomie: «Eh! je ne la crains pas!» Je ne suis pas si brave que ce roi, et j'avoue en toute humilité que la musique bien souvent me fait une peur affreuse. Mais si, comme Nelson, je tremble au moment du combat, pourtant, quoi qu'on en dise, on me voit toujours aussi à mon poste à l'heure du danger, et l'on me trouvera mort un beau soir au sixième acte de quelque opéra de Trafalgar.
Préjugés grotesques.
Le préjugé, chez nous, dit beaucoup plus qu'ailleurs d'énormes sottises, et voudrait du haut de son insolence régenter toutes les parties de l'art musical. Sans relever ce qu'il dit de l'harmonie, de la mélodie, du rhythme, à en croire l'une de ses assertions outrecuidantes, il n'y aurait qu'une seule forme à donner aux textes destinés au chant; il serait impossible de chanter de la prose; les vers alexandrins seraient les pires de tous pour le compositeur. Enfin certaines gens soutiennent que tous les vers destinés au chant doivent être, sans exception, ce qu'on appelle des vers rhythmiques, c'est-à-dire scandés d'une façon uniforme du commencement à la fin d'un morceau, ayant chacun un nombre égal de syllabes longues et brèves placées aux mêmes endroits.
Quant à faire de la musique sur de la prose, rien n'est plus facile; il s'agit seulement de savoir sur quelle prose. Les illustres chefs-d'œuvre de l'art religieux, messes et oratorios, ont été écrits par Haendel, Haydn, Bach, Mozart, sur de la prose anglaise, allemande et latine. «Oui, dit-on, cela se peut en latin, en allemand et en anglais, mais c'est impraticable en français.» On appelle toujours chez nous impraticable ce qui est impratiqué. Or ce n'est pas même impratiqué; il y a de la musique écrite sur de la prose française, et il y en aura tant qu'on voudra. Dans les opéras les plus célèbres on entend chaque jour des passages où les vers de l'auteur du livret ont été disloqués par le compositeur, brisés, hachés, dénaturés par la répétition de certains mots et par l'addition même de certains autres, de telle sorte que ces vers sont devenus en réalité de la prose, et cette prose se trouve convenir et s'adapter à la pensée du musicien que les vers contrariaient.
Cela se chante pourtant sans peine, et le morceau de musique n'en est pas moins beau comme musique pure; et la mélodie se moque de vos prétentions à la guider, à la soutenir par des formes littéraires arrêtées à l'avance par un autre que le compositeur.
Un librettiste critiquait violemment devant moi les vers d'un opéra nouveau:
«Quels rhythmes!» disait-il, «quel désordre! C'est comme de la prose. Ici un grand vers, là un petit vers, aucune concordance dans la distribution des accents, les longues et les brèves jetées au hasard! quel tohu-bohu! Faites donc de la musique là-dessus!»
Je le laissai dire. Quelques jours plus tard, en me promenant avec lui, je chantais, mais sans paroles, une mélodie qui paraissait le charmer:
«Connaissez-vous cela? lui dis-je.
—Non, c'est délicieux; cela doit être de quelque opéra italien, car les Italiens au moins savent faire des paroles qui n'empêchent pas de chanter.
—C'est la musique des vers que vous trouviez si antimélodiques l'autre jour.»
Combien de fois ne me suis-je pas amusé à faire tomber dans le même piège des partisans de l'emploi exclusif des vers rhythmiques en leur chantant au contraire une mélodie à laquelle j'avais adapté des paroles italiennes; puis, quand mes auditeurs s'étaient bien évertués à prouver l'heureuse influence de la coupe des vers italiens sur l'inspiration du compositeur, je soufflais sur leur enthousiasme, en leur apprenant que la forme des vers ne pouvait en aucune façon avoir, en ce cas, déterminé celle de la mélodie, puisque le chant qu'on venait d'entendre appartenait à une symphonie de Beethoven et qu'il avait par conséquent été écrit sans paroles.
Ceci ne veut point dire que les vers rhythmiques ne puissent être excellents pour la musique. Bien plus, j'avouerai qu'ils sont fort souvent indispensables. Si le compositeur a adopté pour son morceau un rhythme obstiné dont la persistance même est la cause de l'effet, tel que celui du chœur des démons dans l'Orphée de Gluck:
| Quel est l'audacieux |
| Qui dans ces sombres lieux, |
il est bien évident que cette forme doit se retrouver dans les vers, sans quoi les paroles n'iraient pas sur la musique.
Si plusieurs strophes différentes sont destinées à être chantées successivement sur la même mélodie, il serait fort à désirer également qu'elles fussent toutes coupées et rhythmées de la même façon; on empêcherait ainsi les fautes grossières de prosodie produites nécessairement par la musique sur les couplets qui ne sont point rhythmés comme le premier, ou l'on éviterait au compositeur soigneux l'obligation de corriger ces fautes en modifiant sa mélodie pour les diverses strophes, lorsqu'il a tout intérêt à ne pas la modifier.
Mais dire que dans un air, dans un duo, dans une scène où la passion peut et doit s'exprimer de mille façons diverses et imprévues, il faut absolument que les vers soient uniformément coupés et rhythmés, prétendre qu'il n'y a pas de musique possible sans cela, c'est prouver clairement tout au moins qu'on n'a pas d'idée de la constitution de cet art; et l'application de ce système par les poëtes italiens, en mainte occasion où la musique la repousse, n'a sans doute pas peu contribué à donner à l'ensemble des productions musicales de l'Italie l'uniformité de physionomie qu'on a le droit de lui reprocher.
Quant à la prévention contre les vers alexandrins, prévention que beaucoup de compositeurs partagent, elle est d'autant plus étrange, que ni poëtes ni musiciens ne manifestent d'aversion pour les vers de six pieds. Or, qu'est-ce qu'un vers alexandrin coupé en deux par l'hémistiche, sinon deux vers de six pieds qui ne riment pas? Et que fait la rime, je vous prie, au développement d'une période mélodique?... Bien plus, il arrive souvent que ces poëtes, compteurs si rigoureux de syllabes, croyant faire deux vers de six pieds, font un abominable vers de treize pieds, faute de tenir compte de la non-élision de la fin du premier vers avec le commencement du second. Telle fut la maladresse commise par l'auteur des paroles du Pré aux Clercs, quand Hérold lui demanda des vers rhythmiques (il en fallait là) de six pieds pour un de ses plus jolis morceaux:
| C'en est fait, le ciel même |
| A reçu leurs serments, |
| Sa puissance suprême |
| VIENT d'unir deux amants. |
L'ensemble des deux premiers vers, grâce à l'élision qui les unit, fait bien douze syllabes pour le musicien, mais l'ensemble des deux autres en forme évidemment treize, l'élision ne pouvant avoir lieu entre suprême et vient, et il résulte de cette syllabe surnuméraire l'obligation d'ajouter dans la musique une note qui dérange l'ordonnance de la phrase et produit un petit soubresaut des plus disgracieux. Voilà de la barbarie!
Dans un livre très-bien fait sous plusieurs rapports, intitulé Essai de rhythmique française, M. Ducondut a prouvé fort catégoriquement, que malgré le préjugé qui existe contre ses aptitudes à cet égard, la langue française pouvait se prêter sans peine à toutes les formes de vers et à toutes les divisions rhythmiques, et que si on n'avait pas fait jusqu'à présent usage des formes qu'il croit indispensables à la musique, il fallait s'en prendre aux poëtes et non pas accuser l'insuffisance de la langue. Les exemples qu'il donne de vers rhythmiques de toutes sortes démontrent avec évidence sa théorie. Mais cette théorie, admettant comme une nécessité absolue de la poésie lyrique l'emploi des règles qu'elle donne, est en soi radicalement fausse, je le répète. La musique est en général insaisissable dans ses caprices, alors même qu'elle semble le moins en avoir; et hors les cas exceptionnels dont j'ai parlé tout à l'heure, il est parfaitement insensé de prétendre n'employer pour le chant que des vers rhythmiques, et de croire que la cadence monotone de vers ainsi faits facilitera la composition de la mélodie en lui imposant à l'avance une forme invariable; car si la mélodie n'avait pas fort heureusement mille moyens de s'y dérober, ce serait en réalité précisément le contraire.
«La musique, dit M. Ducondut, procède par phrases, qui se composent de mesures égales entre elles et dont chacune se divise elle-même en temps forts et en temps faibles; elle a ses notes frappées et levées, avec ses points de repos ou cadences; et le retour régulier de toutes ces choses, dans les membres correspondants de la période mélodique, constitue, avec la carrure des phrases, le rhythme musical. La poésie qui prétend s'allier à la musique est tenue de se conformer à cette marche... etc., sans quoi il y a désaccord entre les deux arts associés.» Sans doute, mais cette marche de la musique est fort loin d'avoir la régularité absolue que vous lui attribuez et qui existe dans vos vers. Une mesure est égale à une autre mesure; égale en durée, je le veux bien, mais cette durée est inégalement partagée. Dans celle-ci, je n'emploierai que deux notes qui porteront deux syllabes; dans la suivante j'en écrirai quatre ou six ou sept qui pourront porter quatre ou six ou sept syllabes si je le veux, ou une seule syllabe, s'il me plaît que la série de notes soit vocalisée. Que devient alors votre rhythme poétique établi à si grand'peine? La musique le détruit, le broie, l'anéantit. La poésie est esclave du rhythme qu'elle s'est imposé, la musique, non-seulement est indépendante, mais c'est elle qui crée le rhythme et qui, tout en le conservant dans ses éléments constitutifs, peut le modifier de mille manières dans ses détails. Et le mouvement, dont les auteurs de théories poétiques ne parlent jamais et qui seul peut donner au rhythme son caractère, qui est-ce qui le détermine? C'est le musicien. Car le mouvement est l'âme de la musique, et les poëtes n'ont jamais songé seulement à trouver le moyen de fixer le degré de rapidité ou de lenteur convenable à la récitation de leurs vers.
L'écriture du langage d'aucun peuple n'a les signes indicateurs de la division du temps. La musique (moderne) seule les possède; la musique peut écrire le silence et en déterminer la durée, ce que les langues parlées ne sauraient faire. La musique enfin, et pour couper court à ces singulières prétentions renouvelées des Grecs qu'élèvent des grammairiens et des poëtes qui ne la connaissent pas, existe par elle-même; elle n'a aucun besoin de la poésie; et toutes les langues humaines périraient qu'elle n'en resterait pas moins le plus poétique et le plus grand des arts, comme elle en est le plus libre. Qu'est une symphonie de Beethoven, sinon la musique souveraine dans toute sa majesté?...
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... Tel est encore le préjugé toujours ranimé à propos de tous les musiciens de style, de la suprématie accordée par eux, dit-on, à la partie instrumentale au détriment de la vocale. Vienne un compositeur qui sait écrire, qui possède son art à fond, qui, par conséquent, sait employer l'orchestre avec discernement, avec finesse, le faire parler avec esprit, se mouvoir avec grâce, jouer comme un gracieux enfant, ou chanter d'une voix puissante, ou tonner, ou rugir; qui ne va pas, à l'exemple des compositeurs vulgaires, se ruer à coups de pied, à coups de poing sur les instruments, celui-là, dira-t-on, est un homme d'un grand talent, mais il a mis la statue dans l'orchestre. Et cette niaise critique des opéras de Mozart, faite il y a quatre-vingts ans par le faux bonhomme Grétry, reste et restera longtemps encore infligée comme un blâme par la foule des connaisseurs ou par les connaisseurs de la foule, aux musiciens qui ont le plus de droits à l'éloge contraire. Si quelqu'un avait osé répondre la vérité à Grétry censurant ainsi Mozart, il lui eût dit: «Mozart, à votre avis, a mis le piédestal sur la scène et la statue dans l'orchestre? Cette comparaison saugrenue pourrait en mainte circonstance n'être pas un blâme, on vous le prouvera; dans votre bouche elle en est un. Or ce blâme est injuste, la critique porte à faux; l'orchestre de Mozart est charmant, sinon très-riche de coloris, il est discret, délicatement ouvragé, énergique quand il le faut, parfait; aussi parfait que le vôtre est délabré, impotent et ridicule.
»Mais la partie vocale de ses opéras n'en est pas moins restée, presque partout, la partie dominante, la scène n'en est pas moins toujours remplie par le sentiment humain, ses personnages n'en chantent pas moins librement et d'une façon dominatrice la vraie phrase mélodique. Otez l'orchestre, monsieur Grétry, remplacez-le par un clavecin, et vous verrez, à votre grand regret, j'imagine, que l'intérêt principal de l'opéra de Mozart est resté sur la scène et que son piédestal a autant de traits humains et paraît encore plus beau que toutes vos statues.» Voilà ce qu'on aurait pu répliquer à ce faux bonhomme qui faisait de faux bons mots sur Gluck et sur Mozart. On aurait dû ajouter que si quelques compositeurs ont mis réellement la statue dans l'orchestre, en certains cas, ce sont les Italiens. Oui, ce sont les maîtres de l'école italienne qui, avec autant de bon sens que de grâce, ont les premiers imaginé de faire chanter l'orchestre et réciter les paroles sur une partie de remplissage, dans les scènes bouffes où le canto parlato est de rigueur, et dans beaucoup d'autres même où il serait absolument contraire au bon sens dramatique de faire chanter par l'acteur une vraie mélodie. Le nombre d'exemples que l'on pourrait citer de cet excellent procédé chez les maîtres italiens, depuis Cimarosa jusqu'à Rossini, est incalculable. La plupart des compositeurs français modernes ont eu le bon esprit de les imiter; les Allemands, au contraire, recourent très-rarement à ce déplacement de l'intérêt musical. Mais ce sont eux précisément que l'on accuse de mettre la statue dans l'orchestre, uniquement parce qu'ils n'écrivent pas des orchestres de bric-à-brac. Ainsi le veut le préjugé.
Le préjugé veut encore, à Paris, qu'un musicien ne soit apte à faire que ce qu'il a déjà fait. Tel a débuté par un drame lyrique, qui sera inévitablement taxé d'outrecuidance s'il prétend écrire un opéra bouffon, seulement parce qu'il a montré des qualités éminentes dans le genre sérieux. Si son coup d'essai a été une belle messe. «Quelle idée, dira-t-on, à celui-ci de vouloir composer pour le théâtre! Il va nous faire du plain-chant; que ne reste-t-il dans sa cathédrale?»
Si le malheur veut qu'il soit un grand pianiste: «Musique de pianiste!» s'écrie-t-on avec effroi. Et tout est dit, et voilà notre homme à demi écrasé par un préjugé contre lequel il aura à lutter pendant longues années. Comme si un grand talent d'exécution impliquait nécessairement l'incapacité de composition, et comme si Sébastien Bach, Beethoven, Mozart, Weber, Meyerbeer, Mendelssohn et d'autres n'ont pas été à la fois de grands compositeurs et de grands virtuoses.
Si un musicien a commencé par écrire une symphonie, et si cette symphonie a fait sensation, le voilà classé ou plutôt parqué: c'est un symphoniste, il ne doit songer à produire que des symphonies, il doit s'abstenir du théâtre, pour lequel il n'est point fait; il ne doit pas savoir écrire pour les voix, etc., etc. Bien plus, tout ce qu'il fait ensuite est appelé par les gens à préjugés, symphonie; les mots, pour parler de lui, sont détournés de leur acception. Ce qui, produit par tout autre, serait appelé de son vrai nom de cantate, est, sortant de sa plume, nommé symphonie; un oratoire, symphonie; un chœur sans accompagnement, symphonie; une messe, symphonie. Tout est symphonie venant d'un symphoniste.
Il eût échappé à cet inconvénient si sa première symphonie eût passé inaperçue, si c'eût été une platitude; il eût même alors rencontré chez plus d'un directeur de théâtre un préjugé en sa faveur: «Celui-ci, eût-on dit, n'a pas réussi dans la musique de concert, il doit réussir au théâtre. Il ne sait pas tirer parti des instruments, donc il saura parfaitement employer les voix. C'est un mauvais harmoniste, au dire des musiciens, il doit être farci de mélodies.»
Par contre on n'eût pas manqué de dire: «Il traite magistralement l'orchestre, il ne doit pas savoir traiter les voix. C'est un harmoniste distingué, il faut se méfier de sa mélodie, s'il en a. Enfin il ne veut pas écrire comme tout le monde, il croit à l'expression en musique, il a un systême.... c'est un homme dangereux...»
Les prôneurs de ces belles doctrines ont au ciel deux puissants protecteurs dont le nom ressemble fort à celui des patrons des savetiers; ils s'appellent, dit-on, saint Crétin et saint Crétinien.
Les Athées de l'expression.
«La musique, a dit Potier, est, comme la justice, une bien belle chose.... quand elle est juste.»
Je parlais tout à l'heure des compositeurs qui croient à l'expression musicale, mais qui y croient avec réserve et bon sens, sans méconnaître les limites imposées à cette puissance expressive par la nature même de la musique et qu'elle ne saurait en aucun cas dépasser.
Il y a beaucoup de gens à Paris et ailleurs qui, au contraire, n'y croient pas du tout. Ces aveugles niant la lumière, prétendent sérieusement que toutes paroles vont également bien sous toute musique. Rien ne leur semble plus naturel, si le livret d'un opéra est jugé mauvais, que d'en faire composer un autre d'un genre entièrement différent sans déranger la partition. Ils font des messes avec des opéras bouffes de Rossini. J'en connais une dont les paroles se chantent sur la musique du Barbier de Séville. Ils ajusteraient sans remords le poëme de la Vestale sous la partition du Freyschütz, et réciproquement. On ne discute point de telles absurdités, qui, professées par des hommes placés dans certaines positions particulières, peuvent pourtant avoir sur l'art une détestable influence.
On aurait beau répondre à ces malheureux comme cet ancien qui marchait pour prouver le mouvement, on ne les convertirait pas.
Aussi est-ce pour le divertissement des esprits sains seulement, que nous présentons ici les paroles de deux morceaux célèbres, placées, les premières sous l'air de la Grâce de Dieu, les autres sous celui de la chanson Un jour maître corbeau.
Paroles de la Marseillaise
Adaptées à la musique de la Grâce de Dieu
Paroles de l'air d'Eléazar dans la Juive
ADAPTÉES A LA MUSIQUE DE LA CHANSON
Un jour, maître Corbeau
Ces deux exemples grimaçants, dans lesquels une musique nouvelle et spéciale, substituée à la noble inspiration de Rouget de l'Isle et de M. Halévy, se trouve accolée à des vers pleins d'enthousiasme et de tendresse, forment le pendant de l'hymne de Marcello, que j'ai cité en commençant ce livre. Dans ce morceau trop célèbre, une mélodie d'une jovialité bouffonne fut composée par l'auteur pour une ode italienne d'un style élevé et grandiose; et c'est en adaptant des paroles joviales au chant de Marcello, que j'ai établi une concordance parfaite entre la musique et les vers.
Cette irrévérencieuse plaisanterie, qui n'ôte rien à mon admiration pour les belles œuvres de Marcello, ne choquera pas plus les athées de l'expression que la parodie de la Marseillaise et celle de l'air d'Éléazar, puisque, à les en croire, toutes paroles vont également bien sous toute musique.
Voici le thème du compositeur vénitien avec le double texte des poëtes:
La musique de ce morceau est le chant d'un marchant de bœufs revenant joyeux de la foire, plutôt que celui d'un religieux admirateur des merveilles du firmament. Les athées de l'expression n'admettent point qu'il puisse exister entre deux chants de cette espèce la moindre différence de caractère.
Marcello a produit un grand nombre de très-beaux pseaumes, de véritables odes, qui lui valurent le glorieux surnom de Pindare de la musique, mais on n'en chante aucun. Il eut le malheur de laisser échapper de sa plume cette grotesque mélodie, on l'entend aujourd'hui partout; elle est devenue à Paris presque populaire.
Allons, les athées ont raison; écrions-nous avec Cabanis: «Je jure qu'il n'y a point de Dieu.»
Le vrai est le faux, le faux est le vrai! L'horrible est beau, le beau est horrible!
! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !
Mme Stoltz, Mme Sontag.—Les Millions.
En 1854, après une clôture assez longue, le théâtre de l'Opéra, fit sa réouverture par la reprise de la Favorite. J'écrivis à ce sujet les observations suivantes, qui ne me semblent pas hors de propos aujourd'hui.
«L'Opéra à fait sa réouverture. Nous avons revu Mme Stoltz plus dramatique que jamais dans son beau rôle de Léonor. Cette brillante soirée a été suivie de deux autres exécutions non moins remarquables du même ouvrage, après quoi l'Opéra, pour se reposer, nous a donné une fois le Maître chanteur, de M. Limnander, partition dans laquelle se trouvent de charmantes choses qu'on ne remarque point assez, à mon sens. Après le Maître chanteur est venue la Reine de Chypre, où Mme Soltz a reconquis les honneurs du triomphe, au son des trompettes du théâtre, aux bouquets des loges d'avant-scène, aux acclamations enthousiastes de tous. Le monde entier de l'Opéra s'en est mêlé; et je n'y étais pas! Le fabuliste a raison, l'absence est le plus grand des maux, pour moi surtout qui jouis d'un guignon infatigable? Quand je suis à Paris, rien n'est plus terne ni plus stagnant que nos théâtres lyriques, et je n'ai pas plus tôt tourné les talons qu'on y tire des feux d'artifice merveilleux, et que les chandelles romaines du succès y montent au ciel de l'art par myriades.
Mme Stoltz n'a rien perdu de sa voix ni de sa verve brûlante, c'est ce que chacun dit; mais je lui dirai, moi, qu'elle se prodigue, qu'elle met trop de voiles au vent, qu'elle donne trop de son âme, qu'elle se tue, qu'elle se brûle par les deux bouts. Il faut faire vie qui dure, et notre public de l'Opéra n'est pas habitué à un tel luxe d'élans dramatiques, à une telle profusion d'accents passionnés. Il y a beau temps qu'il avait fait son deuil de toutes ces choses; ne souffrons pas qu'il en reprenne l'habitude. Mme Stoltz pourrait, elle le devrait même en se bornant, au tiède nécessaire, se dire encore ce que disait Rossini: E troppo bono per questi, etc.»
D'illustres exemples d'illustrissimes cantatrices prouvent surabondamment ce que j'avance. L'une supprime une partie des phrases de ses plus beaux airs, elle compte des pauses pour ne pas se fatiguer, et s'abstient dans presque tout le reste de ses rôles d'articuler les paroles; vocaliser est plus facile, même quand on ne sait pas vocaliser. L'autre s'arme d'un calme monumental, d'un froid de marbre, et vous récite de la passion comme Bossuet récitait ses sermons, sans gestes, sans mouvements, sans varier l'accentuation de son débit, en maintenant toujours ce qu'elle croit être son âme au degré de chaleur modérée recommandé par les professeurs d'hygiène. Et voilà comme on fait les bonnes maisons! Aussi ces cantatrices ménagères vivent beaucoup plus longtemps que ne vivent les roses, elles n'acceptent que des centaines de mille francs, achètent des châteaux, en bâtissent en France, et deviennent marquises ou duchesses. Tandis que Mme Stoltz, qui n'a peut-être encore bâti de châteaux qu'en Espagne et ne possède pas le moindre titre dont elle puisse faire précéder son nom est forcée d'accepter des cinquantaines de mille francs, des misères, pour se consumer comme elle le fait dans la flamme de son inspiration. Voyez, la voilà obligée déjà par les fatigues d'un seul mois de demander un congé, et d'aller chercher de nouvelles forces sous le ciel doux et bienfaisant de l'Angleterre. Qu'elle y profite aux moins des bons exemples que Londres ne lui refusera point. C'est là qu'on voit des cantatrices dont l'âme n'use pas le fourreau; c'est là que les artistes ardentes apprennent à se tremper dans les ondes stygiennes de bons gros oratorios d'où elles sortent froides, rigides et inaccessibles à l'émotion.
Cela vaut mieux, en tout cas, beaucoup mieux que d'aller courir au delà de l'Océan chez les peuples intertropicaux et plus ou moins anthropophages. Quel besoin de musique peuvent avoir les sauvages? et quel charme pouvez-vous trouver à leurs détellements de chevaux, à leurs bouquets de diamants, quand le choléra, quand le vomito nero, quand la fièvre jaune, dardant sur vous leurs yeux vitreux, sont là mêlés au cortège de vos adorateurs? Mme Stoltz est revenue une fois déjà de Rio de Janeiro, il est vrai, mais Mme Sontag est restée à Mexico, bien morte, la malheureuse femme, elle n'en reviendra pas.
Où l'aiglonne a passé le rossignol demeure.
Pauvre Sontag! aller mourir si tristement, si absurdement, loin de l'Europe, qui seule pouvait savoir quelle artiste elle était!
On m'a reproché de ne lui avoir pas payé le moindre tribut de regrets. Ce n'est pas au moins qu'une telle perte m'ait trouvé insensible, je puis le dire. Je connais toute l'étendue du malheur qui en frappant l'incomparable cantatrice a frappé l'art musical. Mais on fait journellement tant d'étalage de douleurs mensongères, on a tant abusé du prétexte de la mort pour illustrer des médiocrités, que l'élégie, devenue lieu commun, méfait peur, surtout quand il s'agit de parler de choses et d'êtres essentiellement dignes d'admiration. Je ne sais bien faire d'ailleurs qu'une espèce d'oraison funèbre, celle des artistes médiocres vivants.
Et puis, le dirai-je? je blâmais en ma conscience cette course au million entreprise par Mme Sontag, et poursuivie jusqu'au sommet des Andes. Je ne pouvais me faire à la voir si âpre au gain, elle, une artiste, une artiste sainte, possédant réellement tous les dons de l'art et de la nature: la voix, le sentiment musical, l'instinct dramatique, le style, le goût le plus exquis, la passion, la rêverie, la grâce, tout, et quelque chose de plus que tout. Elle chantait les bagatelles sonores, elle jouait avec les notes comme jamais jongleur indien ne sut jouer avec ses boules d'or; mais elle chantait aussi la musique, la grande musique immortelle, comme les musiciens rêvent parfois de l'entendre chanter. Oui, elle pouvait tout interpréter, même les chefs-d'œuvre; elle les comprenait comme si elle les eût faits. Je n'oublierai jamais mon étonnement un soir à Londres. J'assistais à une représentation du Figaro de Mozart. Quand, dans la scène nocturne du jardin, Mme Sontag vint soupirer ce divin monologue de femme amoureuse que je n'avais jusque-là jamais entendu que grossièrement exécuté; à cette mezza voce si tendre, si douce et si mystérieuse en même temps, cette musique secrète, dont j'avais pourtant le mot, me parut mille fois plus ravissante encore. Enfin, pensai-je, car je n'avais garde de me récrier, enfin voilà l'admirable page de Mozart fidèlement rendue! Voilà le chant de la solitude, le chant de la rêverie voluptueuse, le chant du mystère et de la nuit; c'est ainsi que doit s'exhaler la voix d'une femme dans une scène pareille; voilà le clair-obscur de l'art du chant, la demi-teinte, le piano enfin, ce piano, ce pianissimo que les compositeurs obtiennent des orchestres de cent musiciens, des chœurs de deux cents voix, mais que, ni pour or, ni pour couronnes, ni par la flatterie, ni par la menace, ni par les caresses, ni par les coups de cravache, ils ne pourraient obtenir de la plupart des cantatrices, savantes ou inhabiles, italiennes ou françaises, intelligentes ou sottes, humaines ou divines. Presque toutes vocifèrent plus ou moins avec la plus exaspérante obstination; elles ne sauraient s'aventurer au delà du mezzo forte, ce juste-milieu de la sonorité; elles semblent craindre de n'être pas entendues. Eh! malheureuses, nous ne vous entendons que trop! Oui, l'Allemande Sontag nous avait enfin rendu le chant secret, le chant de l'a parté, le chant de l'oiseau caché sous la feuillée, saluant le crépuscule du soir. Elle connaissait cette nuance exquise dont la simple apparition donne aux auditeurs bien organisés un frisson de plaisir à nul autre comparable; elle chantait piano aussi finement, aussi sûrement, aussi mystérieusement que le font vingt bons violons avec sourdines dirigés par un habile chef; elle savait enfin tout l'art du chant...
Admirable Sontag!... Elle eût été Juliette, s'il eût existé un opéra de Roméo shakspearien... elle fût sortie triomphante de la scène du balcon; elle eût bien dit le fameux passage:
| J'ai oublié pourquoi je t'ai rappellé: |
| Reste, mon Roméo, jusqu'à ce qu'il m'en souvienne; |
elle eût été digne de chanter l'incomparable duo d'amour du dernier acte du Marchand de Venise:
«Ce fut par une nuit semblable que la jeune Cressida, quittant les tentes des Grecs, alla rejoindre aux pieds des murs de Troie Troïlus son amant.»
Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, Mme Sontag, je le crois, eût pu chanter Shakspeare. Je ne connais pas d'éloge comparable à celui-là.
Et pour quelques milliers de dollars!... aller mourir...
Auri sacra fames!...
Mais quel besoin d'avoir tant d'argent quand on n'est qu'une cantatrice? Quand vous avez maison de ville, maison de campagne, l'aisance, le luxe, le sort de vos enfants assuré, que vous faut-il donc de plus? Pourquoi ne pas se contenter de cinq cent mille francs, de six cent mille francs, de sept cent mille francs? Pourquoi vous faut-il absolument un million, plus d'un million? C'est monstrueux cela, c'est une maladie.
Ah! si vous ambitionnez de faire de grandes choses dans l'art, à la bonne heure; gagnez des millions tant que vous pourrez; pourtant arrêtez-vous à temps pour conserver les forces nécessaires à la tâche que vous vous êtes proposé d'accomplir. Tâche royale que nul roi n'a encore envisagée dans son ensemble. Oui, gagnez des millions, et alors nous pourrons voir un vrai théâtre lyrique où l'on exécutera dignement des chefs-d'œuvre, de temps en temps, et non trois fois par semaine; où les barbares à aucun prix ne pourront être admis; où il n'y aura pas de claqueurs; où les opéras seront des œuvres musicales et poétiques seulement; où l'on ne se préoccupera jamais de la valeur en écus de ce qui est beau. Ce sera un théâtre d'art et non un bazar. L'argent y sera le moyen et non le but.
Gagnez des millions, et vous établirez un gigantesque Conservatoire, où l'on enseignera tout ce qu'il est bon de savoir en musique et avec la musique; où l'on formera des musiciens artistes, lettrés, et non des artisans; où les chanteurs apprendront leur langue, et l'histoire et l'orthographe, avec la vocalisation, et même aussi la musique, s'il se peut; où il y aura des classes de tous les instruments utiles sans exception, et vingt classes de rhythme; où l'on formera d'immenses corps de choristes ayant de la voix et sachant réellement chanter et lire et comprendre ce qu'ils chantent; où l'on élèvera des chefs-d'orchestre qui ne frappent pas la mesure avec le pied et sachent lire les grandes partitions; où l'on professera la philosophie et l'histoire de l'art, et bien d'autres choses encore.
Gagnez des millions et vous construirez de belles salles de concerts faites pour la musique et non pour des bals et des festins patriotiques, ou destinées à devenir plus tard des greniers à foin.
Vous y donnerez de véritables concerts, rarement; car la musique n'est pas destinée à prendre place parmi les jouissances quotidiennes de la vie, comme le boire, le manger, le dormir; je ne sais rien d'odieux comme ces établissements où bouillotte invariablement chaque soir le pot au feu musical. Ce sont eux qui ruinent notre art, le vulgarisent, le rendent plat, niais, stupide, qui l'ont réduit à n'être plus à Paris, qu'une branche de commerce, que l'art de l'épicerie en gros.
Gagnez des millions et vous détruirez d'une main en édifiant de l'autre, et vous civiliserez artistement une nation. Alors on vous pardonnera votre richesse et l'on vous louera même d'avoir pris tant de peine à l'acquérir, d'être allée la chercher à Mexico, à Rio, à San-Francisco, à Sydney, à Calcutta.
Mais du diable si un tel rêve préoccupe jamais une cantatrice ni un chanteur à millions; et je suis bien sûr que ceux qui vont lire cette inconvenante sortie, si tant est que j'aie des lecteurs parmi les gens à millions, vont me regarder comme le plus rare imbécile. Imbécile, oui, mais rare, non. Nous sommes par le monde un assez bon nombre de gens de cette trempe, dont le mépris pour les millions inintelligents est cent millions de fois plus vaste et plus profond que l'Océan.
Il faut en prendre votre parti et ne pas trop vous brûler la cervelle, si vous en avez, pauvres millionnaires!
Heur et malheur.
Il y eut au siècle dernier une cantatrice adorée, parfaitement inconnue aujourd'hui. Elle se nommait Tonelli. Fut-elle une de ces éphémères immortelles, fléaux de la musique et des musiciens, qui, sous le nom de prime donne ou de dive, mettent tout en désarroi dans un théâtre lyrique, jusqu'au moment où quelque homme d'acier fin, compositeur ou chef d'orchestre, se met en travers de leurs prétentions, et, sans efforts ni violence, coupe net leur divinité? Je ne crois pas. Il semble, au contraire, à en juger par ce qu'ont dit d'elle Jean-Jacques Rousseau et Diderot, que cette cantatrice italienne ait été une gracieuse et simple fille, pleine de gentillesse, dont la voix avait tant de charme, qu'à l'entendre dans ces petits opéras vagissants qu'on appelait alors opere buffe, les hommes d'esprit de ce temps-là s'imaginaient déguster d'excellente musique, des mélodies exquises, des accents dignes du ciel. Oh! les bons hommes, les dignes hommes que les hommes d'esprit de ce siècle philosophique, écrivant sur l'art musical sans en avoir le moindre sentiment, sans en posséder les notions premières, sans savoir en quoi il consiste! Je ne dis pas cela pour Rousseau, qui en possédait, lui, les notions premières. Et pourtant que d'étonnantes plaisanteries ce grand écrivain a mises en circulation et auxquelles il a donné une autorité qui subsiste encore et que les axiomes du bon sens n'acquerront jamais!
C'est si commode, convenons-en, de trouver sur un art ou sur une science des opinions toutes faites et signées d'un nom illustre! On s'en sert comme de billets de banque dont la valeur n'est pas discutable. O philosophes! prodigieux bouffons! Mais ne rappelons, à propos de la Tonnelli, que l'enthousiasme excité à Paris sous son règne par les bouffons italiens. A lire le récit des extases de leurs partisans, à voir la rudesse avec laquelle ces connaisseurs traitent un grand maître français, Rameau, ne dirait-on pas que les œuvres des compositeurs italiens de ce temps, de Pergolèse surtout, débordaient de sève musicale, que le chant, un chant de miel et de lait, y coulait à pleins bords, que l'harmonie en était céleste, les formes d'une beauté antique?... Je viens de relire la Serva Padrona. Non... jamais... mais, tenez, vous ne me croiriez pas. Voir remettre en scène cet opéra tant prôné et assister à la première représentation de cette repriserait un plaisir digne de l'Olympe.
Ce qui n'empêchera pas le nom de Pergolèse de rester un nom illustre pendant longtemps encore; tandis qu'un autre Italien qui possédait réellement au plus haut degré le don de la mélodie expressive et facile, Della Maria, qui écrivit pour le théâtre Feydeau de si charmantes petites partitions dont la grâce est encore fraîche et souriante, est à peu près oublié maintenant. On connaît ses jolis airs, on ignore son nom.
Rousseau, Diderot, le baron de Grimm, Mme d'Epinay et toute l'école philosophique du siècle dernier ont vanté Pergolèse, et aucun philosophe de notre siècle n'a parlé de Della Maria. C'est la cause... Ah! jeunes élèves! jeunes maîtres! jeunes virtuoses! jeunes compositeurs! membres et lauréats de l'Institut, profitez de l'exemple, tâchez de ne pas vous mettre mal avec nous autres philosophes du temps présent; gardez-vous de notre malveillance, ne faites rien pour nous blesser. Si vous donnez des concerts, n'allez pas oublier de nous y faire assister, et qu'ils ne soient pas trop courts; invitez-nous à vos répétitions générales, à vos distributions de prix; ne négligez pas de venir à domicile nous chanter vos romances, nous jouer vos messes et vos polkas. Car il n'y a pas de philosophie qui tienne, nous nous vengerions en refusant à votre nom une place dans nos œuvres sublimes; nous vous ferions la guerre du silence, la pire de toutes les guerres, souvenez-vous-en. Plus de gloire, plus d'immortalité, plus rien; et dans trois mille ans, eussiez-vous écrit chacun trois douzaines d'opéras comiques, on ne parlerait pas même de vous autant qu'on parle aujourd'hui de ce pauvre Della Maria.
Les dilettanti du grand monde.—Le poëte et le cuisinier
On entend souvent les gens du monde se plaindre de la longueur des grands opéras, de la fatigue causée à l'auditeur par ces œuvres immenses, de l'heure avancée de la nuit ou s'achève leur représentation, etc., etc. En réalité pourtant ces mécontents ont tort de se plaindre; il n'y a pas d'opéras en cinq actes pour eux, mais seulement des opéras en trois actes et demi. Le public élégant étant dans l'usage de ne paraître à l'Opéra que vers le milieu du second acte et quelquefois plus tard, que l'on commence à sept heures, à sept heures et demie ou à huit heures, peu importe, il ne se montrera pas dans les loges avant neuf heures. Il n'en est pas moins sans doute désireux d'avoir des places aux premières représentations, mais ce n'est point l'indice de son empressement à connaître l'œuvre, qui l'intéresse fort médiocrement; il s'agit d'être vu dans la salle ce soir-là et de pouvoir dire: J'y étais, en ajoutant quelque opinion superficielle sur la nature de l'ouvrage nouveau et une appréciation telle quelle de sa valeur; voilà tout. Aujourd'hui un compositeur qui aurait écrit un premier acte admirable peut être certain de le voir exécuté devant une salle aux trois quarts vide, et d'obtenir seulement le suffrage de MM. les claqueurs, qui sont à leur poste longtemps avant le lever du rideau. On donne à peine maintenant un grand opéra tous les deux ans; le public fashionable aurait donc à dérogera ses habitudes une fois en deux ans pour entendre dans son entier, à sa première représentation, une production de cette importance; mais cet effort est trop grand et la plus miraculeuse inspiration d'un grand musicien ne ferait pas ce monde, qui passe pour beau et poli, avancer seulement d'un quart d'heure..... le dîner de ses chevaux.
Il est vrai que les auteurs ont le droit de se consoler de cette discourtoise indifférence par une indifférence plus grande encore, et de dire: «Qu'importe l'absence des locataires des stalles d'amphithéâtre et des premières loges? le suffrage d'amateurs de cette force n'a pour nous aucune valeur.»
Il en est de même presque partout. Combien de fois n'avons-nous pas vu les gens naïfs s'indigner au Théâtre-Italien, quand on y représentait le Don Giovanni, de la précipitation avec laquelle les premières loges se vidaient au moment de l'entrée de la statue du commandeur. Il n'y avait plus de cavatines à entendre. Rubini avait chanté son air, il ne restait que la dernière scène (le chef-d'œuvre du chef-d'œuvre), il fallait donc partir au plus vite pour aller prendre le thé.
Dans une grande ville d'Allemagne où l'on passe pour aimer sincèrement la musique, l'usage est de dîner à deux heures. La plupart des concerts de jour commencent en conséquence à midi. Mais si à deux heures moins un quart le concert n'est pas terminé, restât-il à entendre un quatuor chanté par la Vierge Marie et la sainte Trinité et accompagné par l'archange Michel, les braves dilettanti n'en quitteront pas moins leur place, et, tournant tranquillement le dos aux virtuoses divins, ne s'achemineront pas moins impassibles vers leur pot-au-feu.
Tous ces gens-là sont des intrus dans les théâtres et dans les salles de concerts;
L'art n'est pas fait pour eux, ils n'en ont pas besoin.
Ce sont les descendants du bonhomme Chrysale:
Vivant de bonne soupe et non de beau langage,
et Shakspeare et Beethoven sont fort loin à leurs yeux d'avoir l'importance d'un bon cuisinier.
Les bois d'orangers, le gland et la citrouille.
Nos auteurs de vaudevilles et d'opéras comiques ne manquent jamais de placer des bois d'orangers à tout bout de champ, si l'action de leur pièce se passe en Italie.
L'un d'eux eut l'idée d'en placer un dans le voisinage de la grande route qui va de Naples à Castellamare. Ce bois-là ne pouvait manquer de m'intriguer beaucoup. Où donc est-il caché? J'eusse été si heureux de le trouver et de m'endormir sous son ombre parfumée, quand je fis à pied, en 1832, le voyage de Castellamare, par une chaleur de deux cent vingt-trois degrés, et caché, comme un dieu d'Homère, dans un nuage... de poussière ardente. Bah! pas plus de bois d'orangers que dans le jardin de la Tauride à Saint-Pétersbourg, ou dans la plaine de Rome. Mais c'est une idée indéracinable de la tête de tous les hommes du Nord qui ont lu la fameuse chanson de Goethe: Connais-tu le pays où fleurit l'oranger? que cet arbre fruitier pousse en Italie comme poussent en Irlande les pommes de terre. On a beau leur dire: L'Italie est grande, elle commence en deçà des Alpes et finit aux îles Lipari. Chambéry est en Savoie, la Savoie fait partie du royaume de Sardaigne, la Sardaigne est en Italie, les Savoyards sont pourtant très-peu Italiens. Or s'il y a réellement de vastes et magnifiques bois d'orangers dans l'île de Sardaigne, s'il s'en trouve même un assez joli dans un enclos de Nice, sur la rive droite du Payon, il ne faut pas s'attendre à rencontrer le jardin des Hespérides à Suze ni à Saint-Jean de Maurienne.
N'importe! il y a peut-être aujourd'hui des bois d'orangers sur la route de Castellamare; car quand ces bois-là se mettent à pousser quelque part, ils poussent vite; il ne s'agit que de commencer.
En tout cas, il n'y a pas, à coup sûr, de bois de citronniers. Il serait impie de le croire.
—Pourquoi cela?
—Pourquoi? Vous n'avez donc jamais lu la fable le Gland et la Citrouille? Vous ignorez donc que les citrons, au lieu d'être ronds comme les oranges, sont armés d'une protubérance fort dure, qui pourrait, si le fruit tombait sur la figure d'un voyageur endormi au pied du citronnier, lui crever un œil. La Providence sait ce qu'elle fait. L'auteur de l'apologue que je viens de citer le démontre clairement: Si Dieu a suspendu aux branches du chêne, dit-il, un fruit léger, quand la citrouille monstrueuse, plus convenable en apparence à un arbre puissant, repose à terre entre les feuilles d'une misérable herbe rampante, c'est afin de préserver les gens tentés de s'endormir au pied du chêne, d'avoir le nez écrasé par la chute de la citrouille.
Sans doute il y a dans les contrées intertropicales beaucoup d'autres arbres, des cocotiers, par exemple, et des calebassiers, portant des fruits très-lourds, dangereux pour le nez de l'homme; mais les moralistes ne sont point obligés de tenir compte de ce qui se passe aux antipodes. Que de gens de toutes couleurs on y voit d'ailleurs qui ont le nez écrasé de père en fils!
Les passades.
Les personnes qui s'absentent de Paris pour un temps plus ou moins long sont tout étonnées, à leur retour, de la persistance avec laquelle les pâtissiers font chaque jour les mêmes brioches, les petits théâtres lyriques produisent le même opéra comique nouveau, et de l'obstination du grand Opéra à jouer les mêmes anciens ouvrages.
Quant à la persistance des pâtissiers et des petits théâtres lyriques à produire toujours le même opéra-comique nouveau et les mêmes brioches, elle n'a rien d'étonnant; on a trouvé depuis longtemps le procédé qui assure le plus haut degré de perfection à ces agréables produits: pourquoi en changerait-on? Là surtout le mieux serait l'ennemi du bien. L'important pour les consommateurs, c'est que le four soit bon, et que brioches et opéras, toujours servis frais, restent en conséquence très-peu de temps en étalage. Ce système est l'inverse de celui du grand Opéra, où l'on étalera certains ouvrages jusqu'à ce que les abonnés ne puissent plus y mordre, faute de dents.
On appelle passade, dans les écoles de natation, l'opération au moyen de laquelle un nageur fait passer entre ses jambes le nageur qui se trouve devant lui, et, appuyant la main sur sa tête, le pousse brusquement au fond de l'eau. C'est précisément ce qui se pratique depuis un temps immémorial à l'Opéra-Comique et au Théâtre-Lyrique; à peine un baigneur avec sa ceinture de sauvetage (sans laquelle il ne surnagerait pas) parvient-il à montrer sa tête au-dessus du courant, qu'un autre lui donne la passade. Le malheureux qui la reçoit disparaît aussitôt; il se remontre quelquefois à demi-mort, s'il a une bonne haleine, mais c'est rare; pour l'ordinaire, il est noyé du coup.
Le public se divertit fort de ces facéties nautiques; sans le spectacle des passades, les écoles de natation seraient peu fréquentées. Cela s'appelle varier le répertoire. A l'Opéra, où l'on ne donne pas de passades, et où les ouvrages, quand ils ne coulent pas à fond tout seuls,
Apparent rari nantes
et flottent tranquillement comme des bouées dans un port, on s'obstine seulement à maintenir le répertoire. Ces divers systèmes, en dernière analyse, sont tous bons, puisque le public afflue partout; boutiques de pâtissiers, théâtres lyriques grands et petits, ne désemplissent pas; on consomme, on consomme, et tout le monde est content, excepté les noyés.
Sensibilité et laconisme.—Une oraison funèbre en trois syllabes.
Cherubini se promenait dans le foyer de la salle des concerts du Conservatoire pendant un ent'racte. Les musiciens autour de lui paraissaient tristes: ils venaient d'apprendre la mort de leur confrère Brod, virtuose remarquable, premier hautbois de l'Opéra. L'un d'eux, s'approchant du vieux maître: «Eh bien, M. Cherubini, nous avons donc perdu ce pauvre Brod!...—Eh!... quoi?—(Le musicien élevant la voix:) Brod, notre camarade Brod...—Eh bien?—Il est mort!—Euh! petit son!
VOYAGES EN FRANCE
CORRESPONDANCE ACADÉMIQUE
A M. M******, académicien libre.
Marseille.—Un concert.—Le conducteur d'omnibus.—Son discours.—Sa trompette.—L'amateur content.—L'amateur mécontent.
Paris, 18...
Je me lève au soleil naissant, léger, joyeux, dispos et bien portant; absolument comme le financier des Prétendus, ce chef-d'œuvre des flons-flons grotesques, qui éclipsa par son succès Iphigénie en Tauride, et qui rapporta à Lemoine (l'auteur des Prétendus s'appelait Lemoine) plus d'argent que n'en produisirent tous les opéras de Gluck. Nouvelle preuve que les jours se suivent et se ressemblent.
Je me sens donc tout prêt à vous écrire mille folies. C'est la suite du songe extravagant dont notre amie la fée Mab m'a gratifié. J'ai rêvé que je possédais six cents millions, et que j'avais, du soir au lendemain, au moyen d'arguments irrésistibles, engagé pour moi seul tous les chanteurs et instrumentistes de talent qui existent à Paris, à Londres et à Vienne, y compris Jenny Lind et Pischek; d'où était résultée la clôture immédiate de tous les théâtres lyriques de ces trois capitales. Vous étiez régisseur général de mes forces musicales; nous nous entendions à merveille. Nous avions un théâtre magnifique et une splendide salle de concerts, où deux fois par mois seulement on exécutait les chefs-d'œuvre tels que les auteurs les écrivirent, avec une fidélité, une pompe, une grandeur et une inspiration jusqu'à présent inconnues. Nous choisissions nous-mêmes notre auditoire, et pour rien au monde un crétin comme il y en a tant n'eût été admis. L'un d'eux, qui, par amour-propre, avait corrompu un contrôleur, et pour cinquante mille francs s'était fait introduire clandestinement dans une loge, fut aperçu par les artistes, au moment où le premier acte d'Alceste allait commencer, et contraint de sortir au milieu des huées. Vous bondissiez de colère; moi j'avais pitié du pauvre homme, trouvant que son humiliation avait été trop forte, et qu'il eût été plus simple de le faire extraire doucement par quatre portefaix sans tant de bruit.
Et nous parlions l'anglais comme Johnson, et nous faisions jouer sur notre théâtre les drames de Shakspeare, sans corrections ni coupures, par Brooke, Macready et les premiers acteurs des trois royaumes; et nous avions des vertiges d'admiration.
Nous avions, en outre, organisé une bande de siffleurs, de hueurs et de conspueurs, pour interdire les symphonies dans les entr'actes du Théâtre-Français, les couplets ou les ouvertures dans les vaudevilles; et au bout de quelques soirées orageuses, où force était restée au bon sens et au bon goût, on avait définitivement reconnu impossible la continuation de ces horribles stupidités; et l'art musical n'avait plus à subir de pareils outrages.
A ce moment-là j'ai été réveillé en sursaut; on venait me chercher de la part du comité de l'Association des artistes-musiciens pour travailler aux préparatifs d'une fête dansante que la Société s'est un instant proposé de donner dans le jardin Mabille, sous la direction de Musard, et avec le concours de toutes les Lorettes de Paris. Le contraste de mon rêve et de cette réalité m'a paru si excessivement bouffon que j'en ai ri jusqu'aux spasmes, et que je suis resté dans les dispositions d'hilarité avec lesquelles je continuerai ma lettre, si vous le voulez bien. Et vous le voudrez, n'est-ce pas? Il est reconnu depuis longtemps que nous ne pouvons causer ensemble sans rire; et si découragé ou si indigné que je sois,
Mon chagrin disparaît sitôt que je vous vois.
Quel changement! Vous rappelez-vous le temps où vous m'éreintiez avec tant de plaisir dans vos feuilletons du Courrier français? Que de bonnes folies vous avez imprimées sur mes tendances et mes extravagances! Je vous envie les heureux moments que vous avez dû passer à me fustiger de la sorte; car cela doit être vraiment délicieux de flageller ainsi quelqu'un sans colère, de sang-froid, en riant, pour faire un simple exercice d'esprit. Ce n'est pas que votre esprit ait jamais eu besoin de beaucoup d'exercice; il n'était que trop ingambe, trop alerte, trop délié et trop bien aiguisé, il m'en souvient. Vous m'inspiriez, je l'avoue, une inquiétude extrême; et je me trouvai fort mal à l'aise le soir où notre ami Schlesinger, avec son aplomb ordinaire, me présenta à vous au bal masqué de l'Opéra. L'occasion d'ailleurs était étrangement choisie, car nous étions venus tous les trois pour assister à la charge de ma personne et de ma symphonie fantastique, qui allait être faite en forme d'intermède musical par Arnal et Adam. Ce dernier avait écrit une symphonie grotesque dans laquelle il faisait la caricature de mon instrumentation, et Arnal me représentait, moi, l'auteur de l'œuvre, la faisant répéter. J'adressais aux musiciens une allocution sur la puissance expressive de la musique, et je démontrais que l'orchestre peut tout exprimer, tout dire, tout enseigner, même l'art de mettre sa cravate.
C'est M. Véron, alors directeur de l'Opéra, qui avait eu l'idée de ce divertissement. Il m'a plus tard fait chaudement louer dans le Constitutionnel. Le remords le dévorait...
Arnal est devenu un des habitués de mes concerts; il s'est cru obligé en conscience de les suivre. C'est un homme d'honneur...
Adam est un bon enfant; il s'est repenti, dix ans après, d'avoir accepté cette tâche de caricaturiste; et depuis lors, il n'a plus chargé que l'orchestre de Grétry et de Monsigny.
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Quant à vous, vous êtes resté, ce me semble, le même homme d'esprit sans fiel que je n'ai pas connu jadis, et je suis bien heureux, maintenant que je vous connais, de pouvoir quelquefois me livrer avec vous à ces bons rires homériques qui font tout oublier.
J'avoue pourtant n'avoir pas retrouvé votre ancienne gaîté dans la lettre que vous m'avez écrite cet hiver à Londres, et à laquelle je réponds. J'en suis bien aise; car, en revoyant la belle France, j'ai senti, moi aussi, un singulier serrement de cœur, et mon rire n'est plus si facile. Rien d'ailleurs ne rend sérieux comme une banqueroute, et je viens d'en essuyer une assez désagréable, de l'autre côté du détroit.
Mais puisque vous m'avez demandé le récit de mon voyage en Angleterre, c'est celui d'une pérégrination musicale en France que je vous ferai. Je l'entrepris en 1845. Je n'avais alors de ma vie mis le pied dans une salle de spectacle ou de concerts française hors de Paris.
Je venais de donner quatre matinées festivalesques dans le Cirque des Champs-Élysées, et je sentais que les bains et les distractions, qui m'avaient remis sur pieds l'année précédente, après le festival de l'Industrie, me seraient encore fort utiles cette fois. Dès que j'en eus la conviction, je pris mon chapeau... et j'allai me baigner... à Marseille.
Quand j'eus bien nagé dans la Méditerranée, l'envie me prit de connaître la ville, et je pensai de prime abord au plus savant amateur de musique de la cité phocéenne, un de mes anciens amis, M. Lecourt, qui joue fort bien du violoncelle, qui possède par cœur tout Beethoven, qui fit cent cinquante lieues, il y a quelques années, pour venir entendre la première exécution d'un de mes ouvrages à Paris; inflexible dans ses convictions, disant tout franc ce qu'il pense, appelant chaque chose par son nom, écrivant comme il parle, pensant, parlant, écrivant et jouant juste, un cœur d'or sur la main. Je n'eus pas de peine à trouver sa demeure; il m'eût été plus difficile de rencontrer dans Marseille quelqu'un qui ne la connût pas. En m'apercevant:
«—C'est vous! bonjour! Qui diable a pu vous donner l'idée de venir faire de la musique à Marseille? et dans cette saison? et avec une telle chaleur? et avec les cafés et les indigos qui nous arrivent chaque jour dans le port?... Ah çà, vous êtes fou!...
—Eh! mais, c'est le directeur de votre théâtre qui m'a suggéré cette bonne idée. Dans dix jours nous donnerons un concert.
—Nous donnerons deux concerts! et si vous m'excitez encore, nous en donnerons trois, et vous jouerez un solo de violoncelle au quatrième!»
Il faut que vous sachiez, mon cher M***, que Marseille est la première ville de France qui comprit les grandes œuvres de Beethoven. Elle précéda Paris de cinq ans sous ce rapport; on jouait et on admirait déjà les derniers quatuors de Beethoven à Marseille, quand nous en étions encore à Paris à traiter de fou le sublime auteur de ces compositions extraordinaires. J'avais donc une raison pour croire à l'habileté d'un certain nombre d'exécutants et à l'intelligence de quelques auditeurs. Il y a d'ailleurs à Marseille plusieurs virtuoses amateurs dont j'espérais le concours, et qui ne me le refusèrent point en effet. De plus, le théâtre possédait à cette époque une troupe chantante bien composée, dans laquelle j'avais remarqué les noms d'Alizard, de Mlle Mainvielle Fodor et de deux soprani italiens souvent cités devant moi avec éloges.
A l'aide de M. Pépin, l'habile chef d'orchestre du théâtre, de M. Pascal, son premier violon, et de M. Lecourt, qui, malgré son opinion sur l'inopportunité de la tentative, ne m'aida pas moins activement à la mener à bien, ma troupe instrumentale fut bientôt composée. Il nous manqua seulement des trompettes, l'usage s'étant déjà introduit à cette époque, dans les plus grands orchestres de province, de jouer les parties de trompettes sur des cornets à pistons; abus inqualifiable et qu'en aucun cas et à aucunes conditions on ne devrait tolérer. Les chœurs du théâtre m'avaient été assez tièdement recommandés; mais, en revanche, je connaissais de nom la Société Trotebas, académie de chant d'hommes que la mort récente de son fondateur n'avait point détruite, et qui me vint en aide de la meilleure grâce, et fit, avec beaucoup de soin et de patience, de fort longues répétitions. Cette société, célèbre à juste titre dans le Midi, est composée de soixante membres, peu lecteurs, il est vrai, mais doués d'un instinct musical remarquable, de voix franches, sonores et d'un beau timbre. Ces messieurs exécutèrent plusieurs morceaux avec verve et un sentiment des nuances digne des plus grands éloges. Quant aux soprani, qui étaient ceux du chœur du théâtre, je fus obligé, pendant le concert, pour mettre un terme à leurs gémissements, de leur dire, avant de commencer un morceau où ils n'ont qu'à doubler à l'octave les ténors: «Mesdames, il y a une faute de copie dans vos parties de chant: il y manque, au début, trois cents pauses, veuillez les compter en silence, avec attention.» Il va sans dire que le morceau fut fini avant la trois-centième mesure, et qu'ainsi ces dames ne gâtèrent rien. Alizard eut les honneurs du chant.
Il y avait dans la salle à peu près huit cents personnes; mais Méry s'y trouvait, ce qui portait pour moi la somme des gens d'esprit et de goût réunis à deux mille tout au moins. L'auditoire fut attentif et souvent fort chaleureux; mais quelques parties de programme n'en soulevèrent pas moins, comme toujours en France, des discussions très-vives après le concert. Et voici comment j'en fus informé. Je revenais de la mer un soir, et, faute de place dans l'omnibus qui ramène les baigneurs à la ville, j'avais dû monter à côté du cocher, sur son siége. La conversation ne tarda pas à s'engager entre nous deux. Mon phaéton m'apprit les brillantes connaissances littéraires qu'il avait eu l'occasion de faire en allant et venant de Marseille à la Méditerranée.
«—Je connais bien Méry, me dit-il; c'est un crâne, et il gagnerait gros d'argent s'il ne perdait pas son temps à écrire un tas de petites bêtises que les femmes elles lisent, et que j'en ris moi-même quelquefois comme un nigaud. Malgré ça, Méry est un homme de mérite, allez, et de Marseille. Je connais bien Alexandre Dumas et son fils. Dumas, il écrit des tragédies, qu'on dit, où l'on se tue comme des mouches, où l'on boit des bouteilles de poison. Malheureusement, depuis quelque temps, ils prétendent qu'il s'amuse aussi à écrire de ces romans, comme Méry, que l'on lit partout, que ça fait pitié!
—Vous êtes sévère pour ces deux poëtes, lui dis-je.
—Poëtes! poëtes de qui? poëtes de quoi? Un poëte, c'est un homme qu'il fait rien que des vers; M. Reboul, de Nîmes, est un poëte; celui-là n'écrit pas de la prose. Mais je rends justice pourtant à Dumas, il nage, monsieur, il nage comme un roi, et son fils comme un dauphin. J'ai bien connu la Rachel.
—Mademoiselle Rachel de la Comédie-Française?
—Oui, la tragédienne de la Comédie. Et même c'est à une de ses représentations que je prononçai ce fameux discours qu'il fit tant de bruit à Marseille dans le temps.
—Ah! vous avez parlé en public!
—Eh donc, je parlerais bien devant quatre publics dans l'occasion. Voilà pourquoi je fis ce discours: la Rachel, en arrivant à Marseille, avait annoncé qu'elle jouerait Bajazet, de M. Racine, et qu'en entrant en scène, elle serait accompagnée de quatre Turs. Je vais au théâtre, elle entre, et nous ne voyons pas plus de trois turbans près d'elle. Oh! oh! que nous fîmes dans le parterre, il paraît que cette farceuse de Française elle veut se moquer des Marseillais. Je fais un signe, tout le monde il se tait; je monte sur un banc, et je dis, fort: «Manque un Tur!» Après ce discours-là, si vous aviez vu la salle, c'était terrible! Ah! la Rachel fut obligée de se retirer, on baissa la toile, et le directeur fit habiller le quatrième Tur bien vite, et quand la Rachel reparut, il ne manquait rien.
—Diable! mais vous ne plaisantez pas à Marseille.
—Ah! que certes non! Nous avons bien eu du chagrin aussi dernièrement, à propos de Félicien David, qu'il est venu ici nous annoncer le Désert, haute symphonie[14], avec la marche de la caravane. Eh bien! nous avons tous couru au théâtre, et il n'y avait seulement pas un chameau dans cette caravane.
—Vous avez dû prononcer un fameux discours ce soir-là?
—Non, je n'ai rien dit, je n'ai pas pris parole. J'aurais parlé, voyez-vous, et ferme, si David il était Français; mais c'est un pays à nous, il est de la Provence, et nous n'avons pas voulu lui faire de la peine; quoique ce soit un peu fort d'annoncer une marche de caravane sans un chameau.»
Après un instant de silence de mon orateur, le hasard m'ayant fait toucher sa trompette qui roulait sur l'impériale de la voiture:
«—Eh! reprit-il, ça vous connaît?
—Comment! pourquoi pensez-vous que les trompettes me connaissent?
—Farceur! croyez-vous que je ne sais pas que c'est vous qu'il donne ces grands concerts dont tout le monde il parle?
—Ah! comment le savez-vous?
—Parbleu! c'est M. le conducteur, qu'il est un amateur, qu'il est allé au théâtre, qu'il me l'a dit.
—Eh bien! puisqu'on parle de mes concerts, qu'en dit-on? Mettez-moi un peu au courant des conversations, vous qui savez tout.
—Oh! je les ai bien écoutées, l'autre soir, quand les Trotebas ils vous ont donné une sérénade. La rue de Paradis était si pleine jusqu'à la Bourse, que nous demandions tous s'il y avait une vente de café extraordinaire, ou si monseigneur l'archevêque il donnait sa bénédiction. Pas du tout; c'était à vous qu'on faisait des honneurs. Alors j'ai entendu les amateurs qu'ils parlaient pendant la sérénade. Il y en avait un, M. Himturn, un chaud, qu'il est venu de Nîmes pour votre musique, qu'il disait toujours: «Et l'Hymne à la France! et la Marche des Pèlerins!—Quels pèlerins? criait un autre; je n'ai pas vu de pèlerins.—Et le Cinq mai, et l'Adagio de la Symphonie.» Enfin celui-là vous adore crânement. Plus loin, une dame, elle disait à sa fille: «Tu n'as point de cœur, Rose, tu ne peux rien comprendre à ça: joue des contredanses.» Mais les deux plus acharnés, c'étaient deux commerçants en campêche; ils criaient plus fort que les Trotebas: «Oui, il faut condamner toutes ces audaces; comment! si on l'avait laissé faire, ne voulait-il pas mettre un canon dans son orchestre!—Allez donc, un canon!—Certainement, un canon; il y a sur le programme un morceau intitulé: Pièce de campagne; c'était au moins une pièce de douze dont il voulait nous régaler!—Mon cher, vous n'avez pas compris; ce que vous appelez la pièce de campagne n'est sans doute que la Scène aux champs, l'adagio de la symphonie: vous faites un jeu de mots sur ce titre.—Ah! bien, s'il n'y a pas de canon, il y a le tonnerre, au moins; et, à la fin, il faudrait être bien bête pour ne pas reconnaître ces roulements du tonnerre de Dieu, comme les jours d'orage quand il va pleuvoir.—Mais justement, c'est ce qu'il a voulu faire; c'est très-poétique, et cela m'a beaucoup ému!—Laissez-moi donc, poétique! Si c'est une promenade à la campagne qu'il a voulu mettre en musique, il a bien mal réussi. Est-ce naturel? Pourquoi ce tonnerre? Vais-je à ma bastide quand il tonne!»
Donc, il était très-mécontent, et celui qui était content était mécontent aussi que l'autre ne fût pas content; tandis que celui qui était mécontent était encore plus mécontent de voir que l'autre fût content.—Que voulez-vous, lui dis-je en descendant de l'omnibus, on a beau faire, on ne peut pas mécontenter tout le monde.»
Et je m'éloignai, après avoir reçu de M. le conducteur un salut sympathique, où je reconnus la vérité de l'assertion du cocher. C'était un amateur... content.
Deuxième lettre.
Lyon.—Les sociétés philharmoniques.—Mon maître de musique.—Deux lettres anonymes.—Un amateur blessé.—Dîner à Fourvières.—La société des intelligences.—Le scandale.—La meule de moulin.
Paris, 18...
Cette fois-ci, je ne suis ni léger, ni joyeux, ni bien portant, et le soleil était né depuis longtemps quand j'ai essayé de me lever pour vous écrire. C'est que j'ai passé hier une rude soirée et que j'avais grand besoin de dormir après de telles souffrances! La représentation extraordinaire donnée par l'Opéra au bénéfice de la Caisse des pensions m'a compté parmi ses victimes. J'ai réalisé l'idéal de Balzac, et vous pouvez me regarder aujourd'hui comme la personnification vivante de son artiste en pâtiments. Avant de vous raconter ma visite aux Lyonnais, laissez-moi vous dire ce qui vient de se passer à l'Opéra: ce sera le prologue de ma lettre provinciale. Le programme était d'autant plus attrayant, qu'il contenait moins de musique. L'affiche annonçait le deuxième acte d'Orphée, mais l'affiche mentait; on n'a exécuté que la scène des enfers de cet opéra: or, cette scène ne forme pas même la moitié du second acte. Quant aux fragments de la Semiramide de Rossini, ils se composaient d'un air et d'un duo précédés de l'ouverture. Tel a été le bagage musical d'une soirée commencée à sept heures et qui a fini à minuit. Je me trompe, il faut compter en outre quelques airs biscayens intercallés dans le ballet de l'Apparition, et la moitié du menuet de la symphonie en sol mineur de Mozart, que l'orchestre a commencé à jouer pour un lever de rideau, et qu'il avait bonne envie de continuer quand les acteurs de la comédie sont venus lui imposer silence. On a tout autant de respect pour Mozart au Théâtre-Français. Seulement l'orchestre, qui se laisse aussi interrompre au milieu d'une phrase de Mozart, n'a pas, comme celui de l'Opéra, une dignité à conserver, une noblesse qui oblige. On peut lui dire: Jouez donc! quand il se tait, ou: Taisez-vous donc! quand il joue, sans que son amour-propre en souffre; il sait qu'il est là pour être vilipendé. Les symphonies de Mozart et de Haydn lui servent seulement à produire un certain bruit destiné à annoncer la suspension ou la reprise des hostilités dramatiques. Pour l'orchestre de l'Opéra, sa destinée et son importance sont tout autres, et je n'aurais pas cru qu'il consentit jamais à de pareils actes de complaisance et d'abnégation. Sa réputation de modestie (pour ne pas dire d'humilité) est désormais inattaquable.
Mlle Rose Chéri s'était résignée à paraître dans la première pièce, Geneviève, charmant vaudeville de M. Scribe, il est vrai, mais qui ne pouvait guère être représenté que devant une salle à peu près vide; l'usage du public étant, en été surtout, de ne pas se montrer dans les grands théâtres avant huit heures et demie. Le croirait-on? je n'avais point encore vu cette jeune et gracieuse célébrité... Et telle est la persistance avec laquelle chacun s'enferme à Paris dans le cercle de ses habitudes théâtrales, qu'après cinq ans d'une popularité immense, Mlle Rachel elle-même m'apparut pour la première fois folâtrant sur un âne dans la forêt de Montmorency. «Cela prouve, me dira-t-on, que vous êtes un barbare, voilà tout.» Je répondrai: Oui, si je n'avais pas pris depuis longtemps le parti de résister énergiquement à ma passion pour les vaudevilles, pour les tragédies racontées entre six colonnes, pour les couplets pointus et les vers alexandrins. J'ai bien attendu trois mois à Londres, avant d'entendre Jenny Lind. J'allais seulement le soir admirer la foule qui se pressait auprès de la porte du théâtre afin de voir entrer sa divinité. Que voulez-vous? je manque de ferveur; ma religion est entachée d'indifférence, et les déesses n'ont en moi qu'un fort tiède adorateur. Et puis, qu'est-ce qu'une voix de plus ou de moins au milieu de ce concert de louanges, d'hymnes, de cantiques, d'odes brûlantes, de dithyrambes éperdus? Les seuls hommages capables de plaire encore à ces êtres d'une nature supérieure répugnent à nos mœurs prosaïques, et choquent les humaines idées. Il faudrait se jeter sous les roues de leur char, les traiter en idoles de Jagrenat, ou devenir fou d'amour, se faire enfermer dans une maison d'aliénés où les bonnes déesses pourraient, enveloppées d'un nuage, venir de temps en temps contempler leurs victimes; il leur serait sans doute assez agréable de voir le public tout entier saisi d'un accès de frénésie, les dames s'évanouir, tomber en attaques de nerfs, en convulsions, et les hommes s'entre-tuer dans la fureur de leur enthousiasme; peut-être accepteraient-elles même des sacrifices de jeunes vierges ou d'enfants nouveau-nés, à condition que ces hosties fussent de noble extraction et d'une beauté rare... Il vaut donc mieux, quand on ne se sent pas doué d'une telle exaltation religieuse, se tenir à l'écart hors du temple, et détourner les yeux prudemment de ces faces éblouissantes. C'est même faire œuvre pie que d'avoir l'air impie; car on courrait le risque d'offenser en adorant mal. Se figure-t-on un homme qui se bornerait à dire à la déesse Lind: «Divinité! pardonne à l'impossibilité où sont les faibles humains de trouver un langage digne des sentiments que tu fais naître! Ta voix est la plus sublime des voix divines, ta beauté est incomparable, ton génie infini, ton trille radieux comme le soleil, l'anneau de Saturne n'est pas digne de couronner ta tête! Devant toi, les mortels n'ont qu'à se prosterner; permets-leur de rester en extase à tes pieds!» La déesse, prenant en pitié de si misérables éloges, répondrait dans sa mansuétude: «Quel est donc ce paltoquet?»
Eh bien! en dépit de mes bonnes résolutions, telle est la force attractive qu'exercent les créatures célestes, même sur les êtres grossiers, qu'un jour, après l'avoir applaudie la veille de toutes mes forces dans Lucie, je n'ai pu résister au désir d'aller contempler de près Jenny Lind à Richemont, où j'avais l'espoir de la voir folâtrer sur un âne, comme Mlle Rachel. Mais en arrivant à la Tamise, une distraction m'a fait prendre un autre bateau que celui de Richemont, et, ma foi, je suis allé à Greenwich. J'ai admiré là une foule de petits animaux très-intéressants que le directeur d'une ménagerie ambulante montrait pour un penny, puis je me suis étendu sur l'herbe dans le parc et j'ai dormi trois heures, en vrai cockney, parfaitement satisfait. C'est égal, et plaisanterie à part, Mlle Lind est une maîtresse femme, indépendamment de son immense talent; talent réel et complet, talent d'or sans alliage. Vous savez comment elle a reçu M. Duponchel, quand il est allé à Londres lui offrir un engagement pour Paris, et comme notre cher directeur est demeuré stupéfait en voyant le cas qu'on faisait de son Opéra et de ses offres splendides! Pardieu! Mlle Lind a eu là un beau moment, et jamais elle ne joua mieux ni plus à propos son rôle de déesse.
Je reviens à la chose d'hier. A propos de quoi, s'il vous plaît, venir entre une comédie et un ballet, nous jeter à la tête ce noble fragment de poésie antique qui a nom Orphée, et sans préparation aucune et exécuté d'une si misérable façon? Que c'est bien là l'idée de quelqu'un qui méprise la musique et qui hait les grands musiciens! Et choisir Poultier pour représenter l'époux d'Eurydice, ce demi-dieu, l'idéal de la beauté et du génie! Cela faisait mal à voir et à entendre; mal pour le chanteur ainsi sacrifié, mal pour le chef-d'œuvre outragé, mal pour les auteurs mystifiés. Une semblable exhibition de Gluck ne se discute pas; on la constate comme un attentat à l'art. Poultier, dont la voix est gracieuse quand il chante certains morceaux étrangers au style épique, est aussi déplacé dans Gluck qu'il pourrait l'être dans Shakspeare; il représenterait Hamlet, Othello, Roméo, Macbeth, Coriolan, Cassius, Brutus, le cardinal Wolsey ou Richard III, tout aussi bien qu'Orphée. M. le directeur prendra sans doute fantaisie un de ces jours de nous donner un fragment d'Alceste ou d'Armide et d'en confier le premier rôle à Mlle Nau! Puis comme l'effet en sera déplorable, il aura la satisfaction de dire: «C'est de la musique qui ne vaut plus rien, c'est trop vieux, ce n'est plus de notre temps, les admirateurs de ces choses-là sont ridicules!»
Que dites-vous de cette méthode pour achever d'extirper le peu de goût musical que nous avons conservé?... Quelle peine infligerait-on, s'il y avait un Code pénal des arts, à un pareil crime, à un tel assassinat prémédité?... Il est vrai que si ce code existait, d'autres institutions que nous n'avons pas existeraient aussi, qui mettraient les arts hors de l'atteinte de leurs ennemis et conséquemment à l'abri de semblables outrages.
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Mais il s'agit de Lyon et des expériences musicales que j'y ai faites.
Il faut vous dire d'abord que je suis né dans le voisinage de cette grande ville, et qu'en ma qualité de compatriote des Lyonnais, j'avais le droit de compter sur toute leur indifférence. C'est pourquoi, quand l'idée me fut venue, par vingt-cinq degrés de chaleur, au mois d'août, de les menacer d'un concert, je crus devoir mettre leur ville en état de siège. J'écrivis de Marseille à Georges Hainl, le chef du pouvoir exécutif et de l'orchestre du Grand-Théâtre de Lyon, pour l'avertir de ma prochaine arrivée, et lui indiquer les moyens de combattre les chances caniculaires que nous avions contre nous: grandes affiches, innombrables programmes, réclames dans tous les journaux du département, annonces en permanence sur tous les bateaux à vapeur de la Saône et du Rhône, invitations adressées aux académies de chant et à tous les amateurs habiles de Lyon, aux Sociétés philharmoniques de Dijon, de Châlons, et de Grenoble où il n'y en a pas, volées de toutes les cloches et de tous les canons, départ d'un ballon lumineux, tir d'un feu d'artifice au moment de mon débarquement sur le quai Saint-Clair, les prédicateurs de toutes les églises me recommandant au prône à leurs ouailles, etc., etc. En lisant ce glorieux petit projet, Georges, qui passe à bon droit pour un des plus savants et des plus hardis hâbleurs du Lyonnais et même du Dauphiné, fut ébloui, les oreilles lui tintèrent, son orgueil fut atteint au cœur, et tendant ma lettre au régisseur et au caissier du Grand-Théâtre: «Ma foi, dit-il, je m'avoue vaincu; celui-ci est plus fort que moi!» Il ne se découragea point néanmoins, et mes instructions furent suivies ponctuellement; à l'exception des sonneries de cloches, des volées de canons, de l'ascension aérostatique, de l'explosion pyrotechnique et des prédications catholiques. Ce complément du programme n'était pourtant point inexécutable, la suite l'a bien prouvé; car Jenny Lind, il y a deux ans, non seulement fut reçue à Norwich avec de pareils honneurs, mais l'évêque de cette cité vint au-devant d'elle, lui offrit un appartement chez lui, et déclara en chaire que, depuis qu'il avait entendu la sublime cantatrice, il était devenu meilleur[15]. Ce qui me paraît démontrer clairement la vérité de cette proposition algébrique: L: B:: B: H; ou (pour les gens qui ne savent pas l'algèbre), en fait de réclames et de banques bombastiques: L est à B comme B est à H; ou encore (pour les gens qui ont besoin qu'on leur mette les I sous les points) que Hainl et moi nous ne sommes que des enfants.
Quoi qu'il en soit, nous obsédâmes le public de notre mieux, par les moyens ordinaires; non licet omnibus d'être prôné par un évêque. Puis, une fois notre conscience en repos de ce côté-là, nous songeâmes au solide, c'est-à-dire à l'orchestre et aux chœurs. Les sociétés de Dijon et de Châlons avaient répondu à notre appel, elles nous promettaient une vingtaine d'amateurs, violonistes et bassistes; une razzia habilement opérée sur tous les musiciens et choristes de la ville et des faubourgs de Lyon, une bande militaire de la garnison et surtout l'orchestre du Grand-Théâtre, nombreux et bien composé, renforcé de quelques membres de l'orchestre des Célestins, nous fournirent un total de deux cents exécutants, qui, je vous le jure, se comportèrent bravement le jour de la bataille. J'eus même le plaisir de compter parmi eux un artiste d'un rare mérite, qui joue de tous les instruments et dont je fus l'élève à l'âge de quinze ans. Le hasard me le fit rencontrer sur la place des Terreaux; il arrivait de Vienne, et ses premiers mots en me rencontrant furent: «Je suis des vôtres! de quel instrument jouerai-je? du violon, de la basse, de la clarinette ou de l'ophicléide?
—Ah! cher maître, on voit bien que vous ne me connaissez pas, vous jouerez du violon; ai-je jamais trop de violons? en a-t-on jamais assez?
—Très-bien. Mais je vais être tout dépaysé au milieu de votre grand orchestre où je ne connais personne.
—Soyez tranquille, je vous présenterai.»
En effet, le lendemain, au moment de la répétition, je dis aux artistes réunis, en désignant mon maître:
«Messieurs, j'ai l'honneur de vous présenter un très-habile professeur de Vienne, M. Dorant; il a parmi vous un élève reconnaissant; cet élève c'est moi; vous jugerez peut-être tout à l'heure que je ne lui fais pas grand honneur, cependant veuillez accueillir M. Dorant comme si vous pensiez le contraire et comme il le mérite.»
On peut se faire une idée de la surprise et des applaudissements. Dorant n'en fut que plus intimidé encore; mais une fois plongé dans la symphonie, le démon musical le posséda tout entier; bientôt je le vis rougir en s'escrimant de l'archet, et j'éprouvai à mon tour une singulière émotion en dirigeant la Marche au supplice et la Scène aux champs exécutées par mon vieux maître de guitare que je n'avais pas vu depuis vingt ans.
Les trompettes sont presque aussi rares à Lyon qu'à Marseille, et nous eûmes grand'peine à en trouver deux. Les charmes du cornet à pistons et les succès qu'il procure aux virtuoses dans les bals champêtres, deviennent de plus en plus irrésistibles pour les musiciens de province. Si l'on n'y prend garde, la trompette, dans les plus grandes villes de France, sera bientôt, comme le hautbois, un mythe, un instrument fabuleux, et l'on n'y croira pas plus dans vingt ans qu'à la corne des Licornes. L'orchestre du Grand-Théâtre de Lyon possède en revanche, par exception, un hautbois de première force, qui joue également bien de la flûte, et dont la réputation est grande; c'est M. Donjon. On y remarque encore le premier violon, M. Cherblanc, dont le beau talent fait honneur au Conservatoire de Paris. Quant à Georges Hainl, le chef de cet orchestre, voici son portrait en quelques mots: à une supériorité d'exécution incontestable sur le violoncelle, supériorité reconnue qui lui a valu un beau nom parmi les virtuoses, il joint toutes les qualités du chef d'orchestre conducteur-instructeur-organisateur; c'est-à-dire qu'il dirige d'une façon claire, précise, chaleureuse, expressive; qu'il sait, en montant les nouveaux ouvrages, faire la critique des défauts de l'exécution et y porter remède autant que les forces musicales dont il dispose le lui permettent, et enfin qu'il sait mettre en ordre et en action productive tous les moyens qui sont à sa portée, administrer son domaine musical et vaincre promptement les difficultés matérielles dont chacun des mouvements de la musique, en province surtout, est ordinairement entravé. D'où il résulte implicitement qu'il joint à beaucoup d'ardeur un esprit pénétrant et une persévérance infatigable. Il a plus fait en quelques années pour les progrès de la musique à Lyon, que ne firent en un demi-siècle ses prédécesseurs.
Le jour de mon concert, il fut successivement directeur et exécutant. Il conduisit le chœur, il joua du violoncelle dans la plupart des morceaux symphoniques, des cymbales dans l'ouverture du Carnaval, des timbales dans la Scène aux champs, et de la harpe dans la Marche des pèlerins. Oui, de la harpe. Ce fut même un des incidents les plus plaisants de notre dernière répétition. Je n'ai pas besoin de vous dire que les harpistes sont rares à Lyon autant qu'à Poissy ou à Quimper. La harpe aussi va devenir, comme le hautbois et la trompette, un instrument fabuleux pour nos provinces.
On m'avait indiqué un amateur dont le talent sur cet instrument jouit à Lyon de quelque renommée. «Avant de recourir à lui, voyons, me dit Georges, la partie que vous voulez lui confier.
—Oh! elle n'est pas difficile; elle ne contient que deux notes, si et ut.»
Après l'avoir attentivement examinée:
«—Oui, reprit-il, elle n'a que deux notes; mais il faut les faire à propos, et notre amateur ne s'en tirera pas. Votre s..... musique est encore de celles qui ne peuvent être exécutées que par des musiciens. Ne vous inquiétez pas de cela néanmoins, j'en fais mon affaire.»
Quand nous en vînmes le lendemain à répéter le morceau: «Apportez la harpe!» cria Georges en quittant son violoncelle. On lui obéit; il s'empare de l'instrument, sans s'inquiéter des brocards et des éclats de rire qui partent de tous les coins de l'orchestre (on savait qu'il n'en jouait pas), il enlève tranquillement les cordes voisines de l'ut et du si, et, sûr ainsi de ne pouvoir se tromper, il attaque ses deux notes avec un à propos imperturbable, et la Marche des pèlerins se déroule d'un bout à l'autre sans le moindre accident.
C'était la première fois qu'il m'arrivait d'entendre cette partie exécutée ainsi à la première épreuve. Il fallait, pour être témoin d'un tel phénomène, qu'elle fut confiée à un harpiste qui n'avait jamais essayé de jouer de la harpe, mais qui était sûr d'être musicien.
J'ai parlé plus haut des académies de chant de Lyon: l'une de ces sociétés, peu nombreuse, se compose seulement de jeunes amateurs allemands qui ont importé à Lyon les traditions de leur patrie, et se réunissent de temps en temps pour étudier avec soin les chefs-d'œuvre qu'ils admirent. Ces messieurs appartiennent presque tous à des maisons de banque ou du haut commerce de Lyon. Ils me vinrent en aide avec beaucoup de bonne grâce et me furent d'un grand secours. J'en dois dire autant de l'autre société chorale. Celle-là est très-nombreuse et composée exclusivement d'artisans et d'ouvriers. Elle a été fondée par M. Maniquet, dont le zèle, le talent et le dévouement à la rude tâche qu'il a entreprise, auraient dû depuis longtemps attirer sur lui et sur l'institution qu'il dirige les encouragements et l'appui énergique de la municipalité lyonnaise.
Un des acteurs du Grand-Théâtre, Barielle, dont la voix de basse est fort belle, chanta d'une façon remarquable ma cantate du Cinq mai. En somme, à l'exception de la Marche au supplice, trahie par la faiblesse des instruments de cuivre, le concert fut brillant sous le rapport musical et satisfaisant du côté... sérieux. Georges cependant aurait voulu qu'on se tuât pour y entrer; et malgré les auditeurs qui étaient venus de Grenoble, de Vienne, de Nantua et même de Lyon, personne ne fut tué. Ah! si monseigneur l'évêque eût annoncé en chaire que ma musique rendait les hommes meilleurs, sans doute la foule eût été plus compacte; mais Son Éminence de Lyon s'est abstenue complétement. On n'a pas d'ailleurs tiré le moindre pétard en mon honneur, les cloches sont restés muettes... Le moyen, après cela, de faire les gens s'écraser à la porte d'un concert, au mois d'août, en province!... J'eus pourtant une sérénade à l'instar de Marseille, et deux lettres anonymes. La première, qui ne contenait que de grossières injures intraduisibles en langue vulgaire, me reprochait de venir enlever les écus des artistes lyonnais; la seconde, beaucoup plus bouffonne, était de quelqu'un dont j'avais, sans m'en apercevoir, froissé l'amour-propre pendant les répétitions. Elle consistait en deux aphorismes que j'ai retenus mot pour mot. La voici:
| «On peut être un grand artiste et être poli. |
| Le moucheron peut quelquefois incommoder le lion. |
| Signé: UN AMATEUR BLESSÉ.» |
Que dites-vous de ce laconisme épistolaire? et de la menace? et de la comparaison? Je regrette fort d'avoir blessé un amateur; et, quel qu'il soit, je le prie de recevoir mes très-humbles excuses. En tout cas, si je suis le lion de l'apologue, il faut croire que le moucheron aura oublié sa colère, car depuis cette époque je ne me suis point senti incommodé.
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Je vous ai quitté ici, mon cher ami, pour écrire un article sur le dernier concert du Conservatoire. Ces corvées me paraissent un peu bien fréquentes; et je commence à être las d'admirer. D'autant plus las qu'aux yeux de la plupart des Français pur sang, des Parisiens surtout, ce rôle d'admirateur est ridicule. C'est là, il est vrai, le dernier de mes soucis, et je me suis toujours donné le plaisir de rire largement des rieurs de cette espèce. Mais, franchement, le métier d'adorateur fatigue énormément quand on le fait en conscience. Après être resté prosterné à genoux pendant plusieurs heures à respirer l'encens, à chanter des Credo, des Gloria in excelsis, des Pange lingua, des Te Deum laudamus, on sent un besoin impérieux de se lever, d'étendre ses jambes, de sortir de l'église, de respirer le grand air, l'odeur des prés fleuris, de jouir de la création, sans songer au Créateur et sans chanter de cantiques d'aucune espèce; et même (ceci soit dit tout-à-fait entre nous), on se sent pris de l'envie de chanter toutes sortes de drôleries, telles que la charmante chanson de M. de Pradel par exemple: «Vive l'enfer où nous irons.»
J'admire fort (vous le voyez, j'admire encore! ce que c'est que l'habitude!) j'aime beaucoup, voulais-je dire, le couplet suivant de cette gentille bacchanale:
Nos divins airs,
Nos concerts,
Rempliront les enfers
De douces mélodies;
Tandis qu'au ciel,
Gabriel
Fait bâiller l'Éternel
Avec ses litanies!
Vive l'enfer, etc.
Voyez-vous le bon Dieu qui s'ennuie d'être adoré, et que Gabriel obsède avec ses chœurs d'orphéonistes célestes! et qui bâille à se décrocher la mâchoire à s'entendre chanter éternellement: Sanctus, Sanctus, Deus Sabaoth! Plaignons-nous ensuite, nous autres vermisseaux, racaille humaine, sotte engeance, plaignons-nous quand les Gabriel terrestres nous fatiguent seulement trois heures durant, avec de la musique qui, à tout prendre, est peut-être fort supérieure à celle du Paradis. Qu'est-ce que trois heures en comparaison de l'éternité? A propos de cette chanson dont je n'ose vous citer ici le refrain, refrain qui nous a fait casser tant de verres quand on le reprenait en chœur aux nuits sardanapalesques d'étudiants, il y a quelque vingt-cinq ans, voici comment j'ai appris qu'elle est du célèbre improvisateur Eugène de Pradel. Et ceci me ramène directement à Lyon.
Après le concert que j'eus l'honneur de donner dans cette ville, avec la permission de M. le maire, je fus invité à dîner à Fourvières par une société d'artistes et d'hommes de lettres, nommée la Société des Intelligences. Les membres de cette réunion s'étant garantis avec grand soin de l'approche des ennuyeux et des imbéciles, ceux-ci, blessés d'être ainsi exclus, ont donné ironiquement à ce club de gens d'esprit, le titre de Société des Intelligences, qu'il s'est bravement empressé d'accepter. Quand il passe à Lyon un artiste dont on est à peu près sûr, c'est-à-dire qui n'est pas réputé plus sot que la majeure partie des humains, qui ne porte pas de toasts dans les banquets, et qui déraisonne comme tout le monde, la Société des Intelligences s'empresse toujours de lui faire une politesse. A ce titre d'homme ordinaire et non orateur, je fus engagé à tenter l'escalade de la montagne de Fourvières, pour y dîner à trois cent soixante pieds, que dis-je? à huit cent cinquante-trois pieds au-dessus du niveau de la Saône, dans un pavillon assez semblable à celui où le diable emporta un jour notre Seigneur Jésus-Christ pour lui faire voir tous les royaumes de la terre. Ce diable-là n'était pas fort, en géologie du moins; aussi notre Seigneur n'eut-il pas grand'peine à lui démontrer son ânerie et à le renvoyer tout penaud. Pour en revenir à ce pavillon de Fourvières, d'où l'on voit également tous les royaumes de la terre, jusqu'à la Guillotière inclusivement, j'y trouvai réunis, au nombre de vingt-quatre, les intelligences de Lyon. Ce qui fait une intelligence par 00000 Lyonnais; j'ai oublié le chiffre de la population de cette grande ville. Encore ne faut-il pas compter dans ces deux douzaines d'Intelligences lyonnaises Fédérick Lemaître, qui donnait alors des représentations dans le Midi, M. Eugène de Pradel, ni moi.
Donc, en défalquant (le terme est joli!) nos trois intelligences, celles de Fredérick, de M. Pradel, et la mienne, si j'ose m'exprimer ainsi, la société lyonnaise se trouvait réduite à 21 membres... ce jour-là. J'aime à croire qu'il y avait un nombre considérable de membres absents. On but rondement, on rit de même, et au café, qu'on alla prendre dans un kiosque encore plus élevé que le pavillon d'où l'on voit tous les royaumes... M. de Pradel, s'approchant de moi, fit ma connaissance, sans façon, sans se faire présenter, sans embarras, sans balbutier, et me tendit la main comme il aurait pu la tendre au premier venu. Cette force d'âme me plut; j'aime les gens qui ne tremblent pas dans les grandes circonstances; et à l'instar de Napoléon quand il eut pendant quelques minutes contemplé Goëthe debout impassible devant lui, je dis à M. de Pradel: «Vous êtes un homme!» Il fut remué jusqu'au fond des entrailles par ces sublimes paroles; mais le vaniteux poëte se garda bien de le laisser voir. Il ne montra même aucune émotion, et venant droit au fait, qu'il avait ruminé pendant tout le repas: «Vous avez, me dit-il, dans un de vos feuilletons, attribué la chanson «Vive l'enfer!» à Désaugiers?—Ah! oui, c'est vrai. On m'a fait ensuite reconnaître mon erreur; je sais qu'elle est de Déranger.—Pardon, elle n'est pas de Béranger.—En ce cas, je ne me suis pas trompé; elle est de Désaugiers.—Pardon encore, elle n'est pas non plus de Désaugiers.—Mais de qui donc alors?...—Elle est de moi.—De vous?—De moi-même; je vous en donne ma parole.—Je suis d'autant plus désolé de mon erreur, monsieur, que cette chanson est étincelante de verve, et qu'elle vaut à mon sens plus d'un long poëme. Je m'empresserai, à la première occasion, de vous en restituer l'honneur.» Nous fûmes ici interrompus par un des convives. Ce monsieur éprouvait le besoin de nous faire part de ses idées sur la musique; idées bienveillantes qu'il donna en forme de conseils malveillants à mon adresse, et me firent penser qu'il fallait encore distraire une unité du nombre des membres de la société; celui-ci devant être un étranger qui faisait, comme moi, partie des Intelligences en passant.....
Seconde interruption. Au diable les importuns! On m'envoie chercher pour................
Un Jour plus tard.
Ce n'était rien... Il s'agissait d'aller entendre la répétition générale d'un opéra en cinq actes... en cinq actes seulement!!! En conséquence, je serai très-sérieux aujourd'hui. «Tant mieux!» direz-vous. Car vous êtes d'avis, je m'en doute, que j'ai assez divagué, assez joué avec les mots, les gens et les idées, avec des choses même qui ne comportent guère la plaisanterie; que je dois dans une correspondance académique, musicale et morale comme celle-ci, parler de musique et de morale, au lieu de citer des chansons bachiques, pantagruéliques, fantastiques, fort peu colletées et très-peu pies, qui scandalisent les âmes dévotes, font baisser les yeux aux jeunes personnes de quinze à seize ans, et trembler les lunettes sur le nez de celles de quarante-neuf à cinquante. Ecoutez, franchement, c'est la faute de M. de Pradel; je n'ai pu résister au plaisir de vous faire connaître un couplet de sa chanson. J'ai dû aussi, tout naturellement, choisir celui dans lequel il est question de musique; de là les Divins airs, les Concerts des Enfers, et les Litanies de Gabriel, qui vous ont, je le crains, un peu effarouché. Que serait-ce donc si j'eusse continué ma citation, et reproduit en entier le refrain de cet hymne damnable:
Vive l'enfer où nous irons!
Venez, filles
Gentilles;
Nous chanterons,
Boirons,
Rirons,
Et toujours gais lurons,
Nous serons
Ronds.
Ceci eût été vraiment coupable et mériterait un blâme sérieux; mais je m'en suis gardé; j'ai trop d'horreur du scandale, et je suis trop convaincu de la vérité de la parole évangélique: Malheur à celui qui scandalisera son prochain; il vaudrait mieux pour lui s'attacher au cou une meule de moulin et s'aller jeter dans la mer. En conséquence, bien qu'il ne me soit pas absolument prouvé que j'aie le droit de vous appeler mon prochain, dans le doute, comme je ne me sens pas en ce moment disposé à prendre la détermination sérieuse, et relative à la mer, dont parle l'Évangile, je me suis abstenu, autant que je l'ai pu, du scandale. D'ailleurs, le contraire fût-il malheureusement arrivé, comment ferais-je pour me conformer au texte du saint livre? Il est facile, sans doute, de s'attacher au cou une meule de moulin, ou tout au moins de s'attacher le cou à ladite meule; mais c'est le reste de l'opération qui me semble malaisé. Je ne suis pas de force à aller seulement d'ici au pont des Arts avec un pareil joyau appendu au-dessous du menton; comment irais-je jusqu'au Havre? Ce texte évangélique serait donc aussi embarrassant pour les commentateurs que pour les gens qui tiennent à se jeter dans la mer avec l'objet ci-dessus mentionné, si nous ne savions qu'il a été écrit à une époque où les hommes étaient d'une force et d'une taille merveilleuses, dont nous n'avons plus d'idée. Les petits garçons de ce temps-là portaient au cou une meule de moulin, et allaient se noyer avec une aisance admirable; tandis que le plus fort de nos musiciens actuels, attaché seulement à une partition comme il y en a tant, aurait grand'peine à les imiter.
Maintenant, puisqu'il faut absolument être sérieux, je vous souhaite sérieusement le bonsoir. Cette lettre en compartiments est fort longue, l'allonger encore, serait la pire de mes mauvaises plaisanteries. Adieu; dans quelques jours je vous parlerai de Lille, puis ma correspondance avec vous sera close: Marseille, Lyon et Lille étant (Paris à part) les seules villes de France où j'aie entendu et fait entendre de la musique, depuis que ce malheureux art est l'objet de mes études et de mon inaltérable affection.
Troisième Lettre.
Lille.—Cantate improvisée.—Mélancolie.—La demi-lune d'Arras.—Les pièces de canon.—Les lances à feu.—La fusée volante.—Effet terrible.—L'amateur d'autographes.
Paris, 18..
Vous ne tenez pas sans doute à savoir pourquoi je suis allé à Lille. En ce cas, je vais vous le dire: ce n'est point à l'occasion du festival du Nord dirigé par Habeneck et dans lequel on exécuta deux fois le Lacrymosa de mon Requiem, d'une grande et belle manière, m'a-t-on dit; les ordonnateurs du festival avaient oublié de m'inviter, ce qui pour moi équivalait à une invitation à rester à Paris. Non, je n'allai à Lille que plusieurs années après. On venait de terminer le chemin de fer du Nord, si célèbre par les petits accidents auxquels il a eu la faiblesse de donner lieu; Mgr l'archevêque devait le bénir solennellement, on se promettait de largement dîner et boire; on pensa qu'un peu de musique ne gâterait rien, au contraire, bien des gens ayant besoin de cet accessoire pour faciliter leur digestion; et l'on s'avisa de s'adresser à moi comme à un excellent digestif. Sans rire, voilà ce qui arriva. Il fallait une cantate pour être exécutée, non après le dîner, mais avant l'ouverture du bal; M. Dubois, chargé par la municipalité lilloise des détails musicaux de la cérémonie, vint à Paris en grande hâte et, avec les idées arriérées, antédiluviennes, incroyables, qu'il apportait de sa province, s'imagina que, puisqu'il fallait des paroles et de la musique à cette cantate, il ne ferait pas mal de s'adresser à un homme de lettres et à un musicien. En conséquence, il demanda les vers à J. Janin et à moi la musique. Seulement, en m'apportant les paroles de la cantate, M. Dubois m'avertit, comme s'il se fût agi d'un opéra en cinq actes, qu'on avait besoin de ma partition pour le surlendemain. «Très-bien, monsieur, je serai exact; mais s'il vous fallait la chose pour demain, ne vous gênez pas.» Je venais de lire les vers de J. Janin; ils se trouvaient coupés d'une certaine manière, que je ne me charge pas de caractériser, et qui appelle la musique comme le fruit mûr appelle l'oiseau, tandis que des poëtes de profession s'appliquent au contraire à la chasser à grands coups d'hémistiches. J'écrivis les parties de chant de la cantate en trois heures, et la nuit suivante fut employée à l'instrumenter. Vous voyez, mon cher M***, que pour un homme qui ne fait pas son métier de violer les muses, ceci n'est pas trop mal travailler. Le temps ne fait rien à l'affaire, me direz-vous, avec Nicolas Boileau Despreaux, un vieux morose qui soutenait cette vieille cause du bon sens, si bien gagnée ou si bien perdue à cette heure que personne ne s'en occupe plus. Sans doute, le temps ne fait rien, c'est-à-dire, au contraire, le temps fait beaucoup, quoi qu'en ai dit, non pas Boileau (je m'aperçois maintenant que je me suis trompé dans ma citation), mais Poquelin de Molière, un autre poëte qui était fou du bon sens. Je maintiens qu'à de rares exceptions près, le temps ne consacre rien de ce qu'on fait sans lui. Cet adage, que vous n'avez jamais entendu ni lu, puisque je viens de le traduire du persan, est d'une grande vérité. J'ai voulu seulement vous prouver qu'il était possible à moi aussi d'improviser une partition, quand je prenais bravement mon parti de me contenter pour mon ouvrage d'une célébrité éphémère de quatre à cinq mille ans.
Si j'avais eu trois jours pleins à employer à ce travail, ma partition vivrait quarante siècles de plus, je ne l'ignore pas. Mais dans des circonstances pressantes et imprévues, comme celles de l'inauguration d'un chemin de fer, un artiste ne doit pas tenir à ce que quarante siècles de plus ou de moins le contemplent; la patrie a le droit d'exiger alors de chacun de ses enfants un dévouement absolu. Je me dis donc: Allons, enfant de la patrie!... et je me dévouai. Il le fallait!!!... Que faites-vous en ce moment, mon cher M***? Avez-vous un bon feu? votre cheminée ne fume-t-elle point? Entendez-vous, comme moi, le vent du nord geindre dans les combles de la maison, sous les portes mal closes, dans les fissures de la croisée inhermétiquement fermée, se lamenter, et gémir, et hurler, comme plusieurs générations à l'agonie? Hou! hou! hou!... Quel crescendo!... Ululate venti!... Quel forte!... Ingemuit alta domus!... Sa voix se perd... Ma cheminée résonne sourdement comme un tuyau d'orgue de soixante-quatre pieds. Je n'ai jamais pu résister à ces bruits ossianiques: ils me brisent le cœur, me donnent envie de mourir. Ils me disent que tout passe, que l'espace et le temps absorbent beauté, jeunesse, amour, gloire et génie; que la vie humaine n'est rien, la mort pas davantage; que les mondes eux-mêmes naissent et meurent comme nous; que tout n'est rien. Et pourtant certains souvenirs se révoltent contre cette idée, et je suis forcé de reconnaître qu'il y a quelque chose dans les grandes passions admiratives, comme aussi dans les grandes admirations passionnées; je pense à Châteaubriand dans sa tombe de granit sur son rocher de Saint-Malo...; aux vastes forêts, aux déserts de l'Amérique qu'il a parcourus; à son René, qui n'était point imaginaire... Je pense que bien des gens trouvent cela fort ridicule, que d'autres le trouvent fort beau. Et le souffle orageux recommence à chanter avec effort dans le style chromatique: Oui!!! oui!!! oui!!! Tout n'est rien! tout n'est rien! Aimez ou haïssez, jouissez ou souffrez, admirez ou insultez, vivez ou mourez! qu'importe tout! Il n'y a ni grand ni petit, ni beau ni laid; l'infini est indifférent, l'indifférence est infinie!....... Hé.... las!...... Hé.... las!......
Talia vociferans gemitu tectum omne replebat.
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Cette inconvenante sortie philosophique, mon cher ami, n'était que pour amener une citation de Virgile. J'adore Virgile, et j'aime à le citer; c'est une manie que j'ai, et dont vous avez dû déjà vous apercevoir.
| D'ailleurs les vents s'apaisent, |
| Les voilà qui se taisent, |
et je n'ai plus envie de mourir. Admirez l'éloquence du silence, après avoir reconnu le pouvoir des sons! Le calme donc étant revenu, toutes mes croyances me sont rendues. Je crois à la beauté, à la laideur, je crois au génie, au crétinisme, à la sottise, à l'esprit, au vôtre surtout; je crois que la France est la patrie des arts; je crois que je dis là une énorme bêtise; je crois que vous devez être las de mes divagations, et que vous ne devinez pas pourquoi je divague à propos de musique. Eh! mon Dieu, si vous ne le devinez pas, je vais vous le dire: c'est pour ne pas me faire remarquer, tout bonnement; je prétends ne pas me singulariser, ne point faire disparate dans le milieu social où nous vivons. Il y a un proverbe, vrai comme tous les proverbes, que je viens encore de traduire du persan, et qui dit: Il faut hurler avec les fous; faites-en votre profit.
Pour lors! (Odry commençait ainsi le récit de ses aventures dans la forêt où il s'était égaré, forêt vierge où il n'y avait que des perroquets et des orang-outang[16], et dans laquelle il se fit écrivain public pour ne pas mourir de faim. Quel grand homme qu'Odry!) Pour lors donc, la cantate étant faite et copiée, nous partons pour Lille. Le chemin de fer faisant une exception en faveur de ses inaugurateurs, nous arrivons sans déraillements jusqu'à Arras. A peine sommes-nous en vue des remparts de cette ville, que voilà toute la population mâle et femelle de notre diligence qui part d'un éclat de rire, oh! mais, d'un de ces rires à fendre une voûte de pierre dure. Et cela sans que personne eût dit le mot. Chacun possédant son Molière par cœur, le souvenir des Précieuses ridicules nous avait tous frappés spontanément à l'aspect des murailles de la ville, et nous cherchions de l'œil, en riant aux larmes, cette demi-lune que le marquis de Mascarille emporta au siége d'Arras, et qui, au dire du vicomte de Jodelet, était parbleu bien une lune tout entière. Voilà un succès! parlez-moi d'un comique tel que Molière qui, sans théâtre, sans acteurs, sans livres, par le souvenir seul d'un mot, fait rire à se tordre les enfants des enfants des arrière-petits-enfants de ses contemporains!...
Arrivé à Lille, M. Dubois me met immédiatement en rapport avec les chanteurs dont le concours m'était nécessaire pour l'exécution de la cantate, et avec les bandes militaires venues de Valenciennes, de Douai et de quelques autres villes voisines. L'ensemble de ces groupes instrumentaux formait un orchestre de cent cinquante musiciens à peu près, qui devaient exécuter sur la promenade publique, le soir, devant les princes et les autorités civiles et militaires réunies pour la fête, mon morceau de l'apothéose. La cantate fut bientôt apprise par un chœur de jeunes gens et d'enfants, élèves presque tous des classes de l'institution nommée, à Lille, Académie de chant, et que je crois appartenir au Conservatoire. Je ne parle que sous la forme dubitative, ne possédant aucune notion précise sur cet établissement. Je vous dirai seulement que ces jeunes chanteurs avaient des voix excellentes, et que, bien dirigés dans leurs études par M. Ferdinand Lavainne, dont vous connaissez le mérite éminent comme compositeur, et M. Leplus, l'habile chef de musique de l'artillerie de Lille, ils se rendirent maîtres en peu de temps des difficultés de la cantate. L'étude de l'apothéose par les orchestres militaires réunis nous donna beaucoup plus de peine. Elle avait été commencée déjà, avant mon arrivée, et, par suite d'une erreur grave dans le mouvement indiqué par le chef qui dirigeait cette répétition, elle n'avait produit qu'un étourdissant charivari. M. Dubois, mon guide au milieu des embarras et des agitations de la fête, et qui avait assumé bravement toute la responsabilité de la partie musicale, me paraissait agité, inquiet, quand je lui parlais de nos militaires et de ce grand diable de morceau. J'ignorais qu'il eût assisté à la première expérience, j'ignorais même qu'elle eût produit un si monstrueux résultat; ce ne fut qu'après le débrouillement du chaos qu'il me fit l'aveu de ses terreurs et du motif qui les avait fait naître. Quoi qu'il en soit, elles furent dissipées assez promptement, et, après la troisième répétition, tout marcha bien. Autant qu'il m'en souvienne, les trois corps de musique militaire appartenant spécialement à la ville de Lille, ceux de la garde nationale, des pompiers et de l'artillerie, n'avaient voulu ou pu prendre aucune part à cette exécution. On m'en dit alors la raison, mais je l'ai oubliée. Ce fut grand dommage, car ces orchestres sont excellents, et certes il y a bien peu de musiques militaires en France qui puissent leur être comparées. Je pus apprécier leur mérite individuel, chacun de ces corps m'ayant fait l'honneur de venir, dans la journée qui précéda le concert, jouer sous mes fenêtres. C'était, de leur part, une véritable et cruelle coquetterie.
On me donna un excellent petit orchestre (celui du théâtre, je crois), pour accompagner la cantate; une seule répétition fut suffisante. Tout était donc prêt, quand M. Dubois me présenta le capitaine d'artillerie de la garde nationale.
«—Monsieur, me dit cet officier, je viens m'entendre avec vous au sujet des pièces.
—Ah! il y a une représentation dramatique! Je l'ignorais. Mais cela ne me regarde pas.
—Pardon, monsieur, il s'agit de pièces.... de canon!
—Ah mon Dieu! et qu'ai-je à faire avec ces...?
—Vous avez à faire, dit alors M. Dubois, un effet étourdissant, dans votre morceau de l'apothéose. D'ailleurs, il n'y a plus à y revenir, les canons sont sur le programme, le public attend ses canons, nous ne pouvons les lui refuser.
—C'est maintenant que mes confrères ennemis de Paris, les bons gendarmes de la critique, vont dire que je mets de l'artillerie dans mon orchestre! Vont-ils se divertir! Parbleu, c'est une aubaine pour moi; rien ne m'amuse comme de leur fournir l'occasion de dire, à mon sujet, quelque bonne bêtise bourrée à triple charge. Va pour les canons! Mais d'abord comment est composé votre chœur?
—Notre chœur?
—Oui, votre parc. Quelles sont vos pièces, et combien en avez-vous?
—Nous avons dix pièces de douze.
—Heu!... c'est bien faible. Ne pourriez-vous me donner du vingt-quatre?
—Mon Dieu, nous n'avons que six canons de vingt-quatre.
—Eh bien accordez-moi ces six premiers sujets avec les dix choristes; ensuite disposons toute la masse des voix sur le bord du grand fossé qui avoisine l'esplanade, aussi près que possible de l'orchestre militaire placé sur l'estrade. M. le capitaine voudra bien avoir l'œil sur nous. J'aurai un artificier à mon côté; au moment de l'arrivée des princes, une fusée volante s'élèvera, et l'on devra alors faire feu successif des dix choristes seulement. Après quoi nous commencerons l'exécution de l'apothéose, pendant laquelle vous aurez eu le temps de recharger. Vers la fin du morceau, une autre fusée partira, vous compterez quatre secondes, et, à la cinquième, vous aurez l'obligeance de frapper un grand accord bien d'aplomb, et d'un seul coup, avec vos dix choristes de douze et les six premiers sujets de vingt-quatre, de manière que l'ensemble de vos voix coïncide exactement avec mon dernier accord instrumental. Vous comprenez?
—Parfaitement, monsieur; cela s'exécutera, vous pouvez y compter.»
Et j'entendis le capitaine dire en s'en allant à M. Dubois:
«—C'est magnifique! il n'y a que les musiciens pour avoir de ces idées-là!»
Le soir venu, la bande militaire bien exercée et bien disciplinée et mon artificier étant en place, M. le duc de Nemours et M. le duc de Montpensier, entourés de l'état-major de la place, du maire, du préfet, enfin de tous les astres militaires, administratifs, civils, judiciaires et municipaux, montent sur une terrasse préparée pour les recevoir en face de l'orchestre. Je dis à l'artificier: Attention! quand le capitaine d'artillerie, grimpant précipitamment l'escalier de notre établissement, me crie d'une voix tremblante:
«—De grâce, monsieur Berlioz, ne donnez pas encore le signal, nos hommes ont oublié les lances à feu pour les pièces, on a couru en chercher à l'arsenal, accordez-moi cinq minutes seulement!»
Ignorant comme je le suis (quoi qu'on en dise) de ce qui concerne, sinon le style, au moins le mécanisme de ces voix-là, je m'étonnais qu'on ne pût pas allumer de petites misérables pièces de vingt-quatre et de douze avec un cigarre ou un morceau d'amadou, et que des lances à feu fussent aussi indispensables aux canons que l'embouchure l'est aux trombones; pourtant j'accordai les cinq minutes. J'en accordai même sept. Au bout de la septième, un autre messager, gravissant à la hâte le même escalier que le capitaine éperdu venait de redescendre, fit observer que les princes attendaient et qu'il était plus que temps de commencer.
—Allez! dis-je à l'artificier, et tant pis pour les choristes si on n'a pas de quoi les allumer!
La fusée s'élance avec une ardeur à faire croire qu'elle partait pour la lune. Grand silence... Il paraît qu'on n'est pas revenu de l'arsenal.
Je commence; notre bande militaire fait des prouesses, le morceau se déploie majestueusement sans la moindre faute de stratégie musicale; et comme il est d'une assez belle dimension, je me disais en conduisant: «Nous ne perdrons rien pour avoir attendu; les canonniers auront eu le temps de se pourvoir de lances à feu, et nous allons avoir pour le dernier accord une bordée à faire tomber les croisées de tout le voisinage.» En effet, à la mesure indiquée dans la coda, je fais un nouveau signe à mon artificier, une nouvelle fusée escalade le ciel, et juste quatre secondes après son ascension...
Ma foi! je ne veux pas me faire plus brave que je ne suis, et ce n'était pas sans raison que le cœur m'avait battu aux approches de l'instant solennel. Vous rirez tant qu'il vous plaira, mais je faillis tomber la face contre terre... Les arbres frissonnèrent, les eaux du canal se ridèrent... au souffle délicieux de la brise du soir... Mutisme complet des canons!...
Un silence profond s'établit après la dernière mesure de la symphonie, silence majestueux, grandiose, immense, que troublèrent seuls l'instant d'après les applaudissements de la multitude, satisfaite apparemment de l'exécution. Et l'auditoire se retira, sans se douter de l'importance des lances à feu, sans regret pour la jouissance à laquelle il avait échappé, oublieux des promesses du programme, et bien persuadé que les deux fusées volantes dont il avait entendu le sifflement et vu les étincelles, étaient simplement un nouvel effet d'orchestre de mon invention, assez agréable à l'œil. Le Charivari, abondant dans ce sens, publia là-dessus une série d'articles éblouissants et de la plus haute portée. Qu'eût-il fait si les lances à feu!... C'est fatal! j'eusse gagné ce soir-là quelque nouveau grade, un surnom immortel, j'aurais reçu le baptême du feu!... Nouvelle et foudroyante preuve que, si l'on vit souvent des fusils partir qui n'étaient pas chargés, on voit quelquefois aussi même des canons chargés qui ne partent pas.
L'apothéose ainsi terminée pacifiquement, nous laissons sur le bord du canal, et la bouche ouverte, nos pièces toujours pointées et nos artilleurs désappointés. Il fallait courir à l'hôtel de ville, où un autre orchestre et un autre chœur m'attendaient pour l'exécution de la cantate. Mon espérance, cette fois, ne fut en rien trompée; nos chanteurs et nos musiciens n'eurent ni un soupir ni une double-croche à se reprocher. Il n'en fut pas de même de nos auditeurs; après le concert, pendant que j'écoutais les gracieusetés que M. le duc de Nemours et son frère de Montpensier avaient la bonté de me dire, quelque amateur d'autographes me fit l'honneur de me voler mon chapeau. J'en fus peiné, car la conscience de mon amateur lui aura sans doute sévèrement reproché de n'en avoir pas pris un meilleur; et puis je me voyais obligé de sortir tête nue, et il pleuvait.
Voilà tout ce que j'ai à vous apprendre sur Lille et les fêtes, de l'inauguration.—Comment, direz-vous, c'est pour me faire savoir qu'il y a de bons choristes, d'excellentes musiques militaires et de faibles artilleurs dans le chef-lieu du département du Nord, que vous m'écrivez une si longue lettre?—Eh mais, c'est là le talent! La belle malice d'écrire beaucoup quand on a beaucoup à dire! C'est à élever une longue avenue de colonnes, qui ne conduit à rien, que consiste aujourd'hui le grand art. Vous promenez ainsi votre naïf lecteur dans l'allée des Sphinx de Thèbes; il vous suit patiemment avec l'espoir d'arriver enfin à la ville aux cent portes; puis, tout d'un coup, il compte son dernier sphinx; il ne voit ni portes ni ville, et vous le plantez là, dans le désert.
H. BERLIOZ.