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Les Huguenots: Cent ans de persécution, 1685-1789

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The Project Gutenberg eBook of Les Huguenots: Cent ans de persécution, 1685-1789

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Title: Les Huguenots: Cent ans de persécution, 1685-1789

Author: baron de Janzé

Release date: October 10, 2005 [eBook #16849]
Most recently updated: December 12, 2020

Language: French

Credits: Produced by Ebooks libres et gratuits (Vincent, Domi, Coolmicro and Fred); this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES HUGUENOTS: CENT ANS DE PERSÉCUTION, 1685-1789 ***

Produced by Ebooks libres et gratuits (Vincent, Domi,

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Charles Alfred de Janzé
Ancien député

LES HUGUENOTS

Cent ans de persécution 1685 — 1789

(1886)

Table des matières

PROLÉGOMÈNES CHAPITRE PREMIER L'ÉDIT DE NANTES CHAPITRE II LIBERTÉ DU CULTE CHAPITRE III LIBERTÉ DE CONSCIENCE CHAPITRE IV LES GALÈRES CHAPITRE V LES DRAGONNADES CHAPITRE VI L'ÉMIGRATION CONCLUSION

PROLÉGOMÈNES

Ainsi que le dit Mably, c'est parce que l'on dédaigne, par indifférence, par paresse ou par présomption de profiter de l'expérience des siècles passés; que chaque siècle ramène le spectacle des mêmes erreurs et des mêmes calamités.

Or, n'est-ce pas mettre le pays en garde contre le retour des calamités qu'amène nécessairement l'application de la doctrine d'intolérance, chère à l'Église catholique, que de faire revivre comme une utile leçon de l'expérience du passé, la persécution religieuse qui, pendant plus d'un siècle, a fait des huguenots en France les représentants et les martyrs de la grande cause de la liberté de conscience?

Pour obéir à l'église catholique qui lui enjoignait de fermer la bouche à l'erreur, Louis XIV a eu recours aux moyens les plus odieux de la corruption et de la violence; malgré les confiscations, les emprisonnements, les transportations, les expulsions, les condamnations aux galères, au gibet, à la roue et au bûcher, il n'est arrivé, au prix de la ruine et du dépeuplement de son royaume, qu'à obtenir l'apparence menteuse d'une conversion générale des huguenots.

Ses successeurs, en acceptant le funeste legs de ses édits contre les huguenots, se virent amenés à soumettre les prétendus convertis à un véritable régime de l'inquisition, à multiplier les enlèvements d'enfants et à peupler les galères et les prisons, d'hommes et de femmes qui n'avaient commis d'autre crime que de s'assembler pour prier Dieu en mauvais français, ainsi que le dit Voltaire, et plus d'une fois la recrudescence des persécutions renouvela le désastre de l'émigration.

Sous Louis XVI, les idées de tolérance avaient fait de tels progrès que le Gouvernement se trouvait impuissant à faire observer les iniques dispositions des édits qu'il n'avait pas osé abroger. Mais le mensonge légal qu'il n'y avait plus de protestants en France, constituait pour les huguenots, dit Rulhières, une persécution tacite ne paraissant pas et que n'eût pas inventée Tibère lui-même.

S'il existait depuis treize cents ans, (ajoute-t-il au lendemain de l'édit de 1787 donnant un état civil aux huguenots) une nation, devenue célèbre par tous les actes de la paix et de la guerre, dont les leçons et les exemples eussent policé la plupart des peuples qui l'environnent, et qui offrit encore au monde entier le modèle des moeurs douces, des opinions modérées, des vertus sociales de l'extrême civilisation, une nation qui, la première, eût introduit dans la morale et posé en principe de gouvernement l'horreur de l'esclavage, qui eût déclaré, libres les esclaves aussitôt qu'ils entrent sur ses frontières, et cependant, si la vingtième partie de ses citoyens retenus par la force et enfermés dans ses frontières restaient sans culte religieux, sans profession civiles, sans droits de citoyens, sans épouses quoique mariés, sans héritiers quoique pères; s'ils ne pouvaient, sans profaner publiquement la religion du pays, ou sans désobéir ouvertement aux lois, ni naître, ni se marier, ni mourir, que dirions-nous de cette nation? Telle était il y a peu de semaines encore, notre véritable histoire.

Plus d'un million de Français étaient privés, en France, du droit de donner le nom et les prérogatives d'épouses et d'enfants légitimes, à ceux que la loi naturelle, supérieure à toutes les institutions civiles, ne cessait point de reconnaître sous ces deux titres. Plus d'un million de Français avaient perdu, dans leur patrie, ce droit dont tous les hommes jouissent, dans les contrées sauvages comme dans les pays policés, ce droit inséparable de l'humanité et qu'en France on ne refuse pas à des malfaiteurs flétris par des condamnations infamantes.

S'il en était ainsi, c'est parce que l'Église catholique, ayant le privilège de la tenue des registres de l'état civil, avait voulu faire de ce privilège un instrument de conversion vis-à-vis des huguenots, obligés de s'adresser à elle pour donner une constatation légale à leurs mariages, à leurs naissances et à leurs décès. Les curés, imposant aux fiancés huguenots de longues et dures épreuves de catholicité, avant de consentir à les marier, et qualifiant de bâtards, dans leurs actes baptistaires, les enfants issus de mariages contractés au désert et à l'étranger, les huguenots fuyaient les églises, ils allaient se marier devant des pasteurs, et faisaient baptiser leurs enfants par eux, mais, en agissant ainsi, ils n'avaient plus d'état civil.

Pour mettre fin à un tel état de choses, Louis XVI, en 1787, promulgua un édit qui — sans faire mention des protestants — permettait aux _non-catholiques _d'opter entre leur Curé et un fonctionnaire laïque pour donner une constatation légale à leurs naissances, à leurs mariages et à leurs décès.

Dans un mandement des plus violents, l'évêque de la Rochelle protesta contre cet édit réparateur et, interdisant aux prêtres de son diocèse de faire fonctions d'officiers de l'état civil pour les non catholiques il leur enjoignit de déclarer à ceux qui se présenteraient devant eux que leur ministère était exclusivement réservé aux fidèles. En parlant ainsi, cet évêque était dans la logique de la doctrine catholique, en vertu de laquelle toutes les libertés et tous les droits doivent être le privilège des catholiques; en sorte que donner la liberté à tous, c'est détruire la liberté des catholiques, de même que c'est porter atteinte aux droits imprescriptibles de l'Église que de donner tous ses effets civils à un mariage qu'elle qualifie de concubinat, parce qu'il n'a pas été béni par elle. Que nous importe aujourd'hui, dira-t-on, la doctrine d'intolérance de l'Église catholique? Notre société n'a-t-elle point pour base, l'égalité de tous les citoyens devant la loi, l'égalité des droits des sectateurs de toutes les religions et de toutes les opinions philosophiques?

Sans parler de l'explosion de cléricalisme qui s'est produite après le 24 mai, est-il permis d'oublier combien les flots de la mer politique sont changeants? Une surprise du scrutin, ainsi que la Belgique en a fait naguère l'épreuve, ainsi qu'en témoigne le vote du 4 octobre 1885 en France, ne pourrait-elle ramener au pouvoir, les partisans masqués d'une théocratie absolument hostile aux principes du droit nouveau? Sans doute un changement aussi radical dans l'orientation politique de notre pays, ne se produirait point sur une plate-forme électorale semblable à celle établie par M. Chesnelong et douze autres apôtres de l'ancien régime. Que l'on demande au pays de proclamer par son vote que l'indépendance de l'Église, c'est-à-dire son droit à la domination, que les libertés nécessaires de l'Église, c'est-à-dire la suppression de la liberté des autres, sont des droits antérieurs et supérieurs à tous les gouvernements, le pays ne comprendra même pas ce langage d'un autre âge. Qu'on le mette en demeure d'opter entre l'ancien régime et la révolution, ainsi que l'ont fait les ouvriers légitimistes des quatre-vingts quartiers de Paris: «Nous réclamons la restauration de la monarchie légitime et chrétienne; arrière donc la révolution!» il ne daignera même pas honorer d'une réponse une telle mise en demeure; mais, ne peut-il arriver que, sans avoir été posée devant les électeurs, la question de la restauration d'un pouvoir théocratique se trouve tranchée par les pouvoirs constitués?

N'a-t-on pas vu, en 1873, l'assemblée nationale qui, en un jour de malheur, avait été élue avec la mission spéciale de conclure la paix, sur le point de décider, sans mandat, le rétablissement de la monarchie légitime, de cette monarchie qui représentait l'alliance intime du trône et de l'autel, l'asservissement politique et théologique du peuple?

Le comte de Chambord, en effet, plaçait ses chrétiennes déclarations sous l'autorité du chef de la catholicité qui avait condamné solennellement les erreurs du droit nouveau, c'est-à-dire toutes les libertés; et le pape, de son côté, affirmait que la restauration de la monarchie légitime en France, rendrait au régime et aux doctrines catholiques toute la puissance des anciens jours.

L'assemblée nationale, au lieu de voter la monarchie légitime, a fait la république à une voix de majorité, et le comte de Chambord est descendu dans la tombe sans avoir entendu sonner cette heure de Dieu qu'il ne se lassait pas d'attendre; mais il ne faut pas oublier que tout prince qui, par force ou par ruse, se mettrait en possession du pouvoir souverain, deviendrait fatalement, comme l'eût été Henri V, le docile serviteur de l'Église. En effet, pour tenter quelque chose contre la démocratie, chaque parti monarchique est impuissant par lui-même, il est donc dans l'obligation de s'assurer à tout prix l'appui de l'Église si bien organisée pour la lutte, appui sans lequel il ne peut rien. En d'autres termes la monarchie en France sera cléricale ou elle ne sera pas, elle devra donc subordonner son pouvoir à celui de cette Église dont le syllabus est une véritable déclaration de guerre à tous les principes sur lesquels repose la société moderne.

Que s'est-il passé au mois d'octobre 1885? Les candidats monarchistes se sont bien gardés de montrer le plus petit coin de leur drapeau, et, sans demander aux électeurs de manifester leurs préférences pour telle ou telle dynastie, ils se sont bornés, qu'ils fussent bonapartistes, légitimistes ou orléanistes, à protester à l'envi de leur dévouement à la cause de l'Église. Il est vrai que dans les petits papiers anonymes distribués par le clergé à profusion, on disait aux électeurs des campagnes que voter pour les républicains, qui veulent assujettir les séminaristes au service militaire, c'était voter pour le Démon, tandis que nommer les monarchistes, partisans masqués de la théocratie, c'était voter pour Jésus-Christ.

Mais les politiques, comprenant qu'une telle plate-forme électorale n'avait aucune chance de succès devant le pays, ont tenté d'obtenir une surprise du scrutin, en posant aux électeurs cette question: voulez-vous qu'on renonce à une politique qui a provoqué la crise agricole et industrielle dont vous souffrez, et qui, par les dépenses exagérées et les expéditions lointaines, a mis le désordre dans les finances publiques?

Le suffrage universel ainsi consulté, a nommé deux cents de ceux qui lui signalaient le mal, non parce qu'ils étaient artisans de la monarchie, mais parce qu'il a cru qu'ils seraient plus aptes que d'autres à guérir les maux qu'ils signalaient.

Mais, dès le lendemain de leur élection, ces partisans de la théocratie ont jeté le masque et annoncé tranquillement aux électeurs, de quelle singulière façon ils comptaient remplir le mandat qu'ils venaient de recevoir, le mandat de rendre aux pays sa prospérité et de rétablir le bon ordre dans nos finances.

«Nous n'avons pas combattu, ont-ils dit, pour telle ou telle politique, mais pour jeter bas la république: nous ne l'avons pas dit comme candidats, mais maintenant nous n'avons plus à nous gêner. Nous rendrons tout ministère impossible jusqu'à ce qu'on dissolve la Chambre; si, après la dissolution, les monarchistes reviennent en majorité à la Chambre, ils jetteront le sénat par la fenêtre, si le sénat s'avise de s'opposer à leurs desseins révolutionnaires. Peut-être même, ont-ils ajouté, alors que les monarchistes sont encore en minorité, à la chambre des députés comme au sénat, faudra-t-il, pour hâter la chute de la République, la pousser avec la crosse d'un fusil ou le fer d'une fourche.»

Il est fort à présumer que si la minorité monarchiste haussait demain son courage jusqu'à l'audace d'un coup de main, elle n'aimait pas à se féliciter de l'avoir fait. À je ne sais quel gascon de Bruxelles qui menaçait de faire envahir la France par l'armée belge, on se bornait à répondre: _et les douaniers! _De même aux monarchistes qui parlent de mettre le pied sur la gorge de la République, on peut répondre: _et les gendarmes! _Mais il faut admettre toutes les hypothèses. Si, par impossible, un des prétendants à la couronne se trouvait violemment hissé sur les débris du trône de France, qu'arriverait-il?

Le nouveau souverain, roi ou empereur, ne pouvant rien sans l'Église, mis, par elle, en demeure de rendre au régime catholique la puissance des anciens jours, ne tarderait pas à succomber dans sa vaine tentative de ressusciter un passé mort et bien mort. La preuve la plus péremptoire de la certitude de l'échec qui l'attendrait, c'est l'accueil fait par les monarchistes eux-mêmes, à la proposition imprudemment faite par Mr de Mun de constituer une ligue politico-religieuse pour préparer la restauration du gouvernement des curés. Considérer comme un droit de l'Église, l'exemption du service militaire pour les séminaristes, imposer le repos du dimanche, substituer le mariage religieux au mariage civil, réclamer la liberté de tester, en bon Français, le rétablissement du droit d'aînesse, etc., ce sont là de ces choses qu'on peut tenter d'accomplir dans l'ombre, quand on a le pouvoir, mais que l'on ne doit pas avoir la naïveté de demander publiquement à l'avance!

Le souverain improvisé qui, plagiaire de Louis XIV, voudrait se faire l'exécuteur des hautes oeuvres de l'Église catholique, serait peut-être, dès le premier jour, tué par l'arme irrésistible du ridicule; peut-être, au contraire, avant de franchir la frontière en toute hâte, aurait-il multiplié les ruines et fait couler les flots de sang.

Dans un cas comme dans l'autre, et quelque mal qu'il eut pu faire à la France, il se trouverait des sous-Massillon pour le louer de ne pas s'être laissé arrêter dans, son entreprise par les vues timides de la sagesse humaine, et des sous-Veuillot pour affirmer que les victimes de son intolérance ne sont pas à plaindre, mais que c'est lui qui, comme, Louis XIV, a été le vrai martyr, parce qu'il a sacrifié à sa foi la prospérité de son royaume.

Je termine ce travail, au moment où le bicentenaire de l'édit de révocation vient de rappeler à la mémoire de tous; cette année 1685, si cruelle pour les défenseurs de la liberté de conscience, ainsi que le montrait le célèbre ministre Dubosc, l'homme de mon royaume qui parle le mieux, disait Louis XIV, lorsqu'il écrivait de la terre d'exil: «Quelle année, pour nous autres réfugiés! Une année qui nous a fait perdre notre patrie, nos familles, nos parents, nos amis, nos biens; une année qui, par un malheur encore plus grand, nous a fait perdre nos églises, nos temples, nos sanctuaires. Une année qui nous a jetés ici, sur les bords de cette terre qui nous était inconnue, et où nous sommes comme de pauvres corps que la tempête a poussés par ses violentes secousses. Oh! année triste entre toutes les années du monde!»

Une restauration monarchique ne serait rien autre chose aujourd'hui qu'une restauration religieuse; ainsi que le proclame M. Cazenove de Pradine, elle imposerait à la France les frais de la béatification d'un martyr aussi peu à plaindre que Louis XIV, et l'on pourrait dire de 1885 comme de 1685, que, c'est une année triste entre toutes les années du monde.

CHAPITRE PREMIER L'ÉDIT DE NANTES

Crois ce que je crois ou meurs. — L'Église Ponce Pilate. -
- L'Église opportuniste
. — Plan de Louis XIV. — Patience de
Huguenot
. — La parole du roi. — Absence de sens moral.
Marchandage des consciences
. — Les mendiants de la cour.
La curée
. — L'édit de révocation jugé par Saint-Simon.

Le jour où le huguenot Henri IV, faisant le saut périlleux, était passé du côté de la majorité catholique, estimant que Paris valait bien une messe, il avait imposé à cette majorité une grande nouveauté, la tolérance; par l'édit de Nantes, déclaré perpétuel et irrévocable, un traité solennel de paix avait été passé entre les catholiques et les protestants de France, sous la garantie de la parole du roi. Cet édit, grande charte de la liberté de conscience sous l'ancien régime, donnait une existence légale à la religion protestante, religion tolérée, en face du catholicisme, la religion dominante du royaume.

Par cet édit, le pouvoir civil s'élevait au-dessus des partis religieux, posant des limites qu'il ne leur était plus permis de franchir sans violer la loi de l'État. C'était là une grande nouveauté, puisque depuis bien des siècles chacun des princes catholiques de l'Europe disait à ses sujets: crois ce que je crois, ou meurs, massacrait, envoyait au gibet ou au bûcher ceux que l'Église lui dénonçait comme hérétiques. Ces princes n'étaient que les dociles exécuteurs des hautes oeuvres de cette Église intolérante, qui fait aux princes chrétiens un devoir de fermer la bouche à l'erreur, et, parlant des hérétiques, dit, par l'organe du doux Fénelon: _il faut écraser les loups! _Bossuet, lui-même, affirme ainsi le droit des princes, à forcer leurs sujets au vrai culte, et à punir ceux qui résistent aux moyens violents de conversion: «En quel endroit des écritures, dit-il, les schismatiques et les hérétiques sont-ils exceptés du nombre de ces malfaiteurs, contre lesquels saint Paul dit que Dieu même a armé les princes? Le prince doit employer son autorité à détruire les fausses religions; il est ministre de Dieu, ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que l'Église, après l'extermination des Albigeois, les massacres de la Saint- Barthélemy, les auto-da-fé de l'inquisition, etc., ose soutenir qu'elle n'a jamais fait couler une goutte de sang, abhorret ecclesia a sanguine.

Le pape, lors de la béatification de saint Vincent de Paul, après avoir loué ce saint de ne s'être point lassé de réclamer du roi la punition des hérétiques, ajoute: «C'était le seul moyen pour que la sévérité du pouvoir suppléât à la douceur religieuse, car l'Église qui, satisfaite par un jugement canonique, se refuse à une vengeance sanglante, tire cependant un grand secours de la rigueur des lois portées par les princes chrétiens, lesquelles forcent souvent à recourir aux secours spirituels ceux qu'effraie le supplice corporel

L'abbé Courval, un des habiles professeurs jésuites de nos écoles libres, recourt à un semblable raisonnement pour dégager l'Église de la responsabilité des auto-da-fé, dans lesquels des centaines de mille d'hérétiques ont péri sur le bûcher: «Le tribunal de l'Inquisition, dit-il, se contentait d'accabler les hérétiques obstinés ou relaps, sous le poids des censures de l'Église: Jamais l'Inquisition n'a condamné à mort. Mais, comme les princes d'alors voyaient dans l'hérésie, le blasphème et le sacrilège autant de crimes contre la société, ils saisissaient le coupable, _à sa sortie _de l'Inquisition, et souvent le punissaient de mort

Ainsi, c'est l'Église qui a ordonné aux princes chrétiens de frapper de supplices corporels les crimes surnaturels de l'hérésie, du sacrilège et du blasphème et de traiter comme des malfaiteurs les hérétiques contre lesquels, dit-elle, Dieu les a armés; et quand, pour lui obéir, ces princes ont fait périr des milliers de victimes, comme Ponce Pilate, elle se lave les mains et décline la responsabilité du sang versé!

Entre le maître qui a ordonné à son serviteur de commettre un meurtre et le serviteur qui a commis ce crime, la conscience publique hésitera-t-elle jamais à faire retomber la plus large part de responsabilité sur le maître?

L'Église aura donc beau se frotter les mains comme lady Macbeth, pour faire disparaître la tache indélébile, ses mains resteront teintes du sang qu'a fait couler son impitoyable doctrine de l'intolérance.

Les jésuites de robes courtes ou de robes longues, ont toujours pratiqué d'ailleurs ce système à la Ponce Pilate de décliner pour l'Église, la responsabilité des mesures de rigueur qu'elle avait provoquées. Ainsi, à l'instigation de son clergé, Louis XIV ayant décrété qu'on enverrait aux galères tout huguenot qui tenterait de sortir du royaume, assisterait à une assemblée de prières, ou, dans une maladie, déclarerait vouloir mourir dans la religion réformée, ainsi que le conte Marteilhe dans ses mémoires, le supérieur des missionnaires de Marseille s'efforce de prouver aux forçats pour la foi que l'Église n'est pour rien dans leur malheur, qu'ils ne sont pas persécutés pour cause de religion:

À celui qui a été mis aux galères, pour avoir voulu sortir du royaume, il répond: «Le roi a défendu à ses sujets de sortir du royaume sans sa permission, on vous châtie pour avoir contrevenu aux ordres du roi; cela regarde la police de l'État et non l'Église et la religion

À celui qui a été arrêté dans une assemblée, il dit: «Autre contravention aux ordres du roi, qui a défendu de s'assembler pour prier Dieu, en aucun lieu que dans les paroisses et autres églises du royaume.»

À celui qui a déclaré vouloir mourir protestant, il dit de même: «Encore une contravention aux ordres du roi, qui veut que tous ses sujets vivent et meurent dans la religion romaine.»

Et il conclut: «Ainsi tous, tant que vous êtes, vous avez contrevenu aux ordres du roi, l'Église n'a aucune part à votre condamnation; elle n'a ni assisté, ni procédé à votre procès, tout s'est passé, en un mot, hors d'elle et de sa connaissance

Pour montrer à ce bon apôtre, le sophisme de l'argumentation en vertu de laquelle il voulait persuader aux galériens huguenots qu'ils n'étaient point persécutés pour cause de religion, Marteilhe déclare qu'il consent à se rendre sur ce point, mais demande si on consentirait à le faire sortir des galères de suite, en attendant que les doutes qui lui restaient étant éclaircis, il se décidât d'abjurer. — Non assurément, répond le missionnaire, vous ne sortirez jamais des galères que vous n'ayez fait votre abjuration dans toutes les formes. — Et si je fais cette abjuration, puis-je espérer d'en sortir bientôt? — Quinze jours après, foi de prêtre! — Pour lors, reprend Marteilhe, vous vous êtes efforcé par tous vos raisonnements sophistiques de nous prouver que nous n'étions pas persécutés pour cause de religion, et moi, sans aucune philosophie ni rhétorique, par deux simples et naïves demandes, je vous fais avouer que c'est la religion qui me tient en galères, car vous avez décidé que, si nous faisons abjuration dans les formes, nous en sortirons d'abord; et au contraire qu'il n'y aura jamais de liberté pour nous si nous n'abjurons.» Les raisonnements sophistiques de ce missionnaire valaient ceux des jésuites qui déclinent pour l'Église la responsabilité des massacres et des supplices qu'elle a provoqués ou ordonnés.

Pour en revenir à l'édit de Nantes; faisant de la tolérance une loi obligatoire pour les partis religieux, on comprend que cet édit ne pouvait être accepté sans protestation par l'Église catholique qui professe la doctrine de l'intolérance.

Dès 1635, l'assemblée, générale du clergé formulait ainsi son blâme: «Entre toutes les calamités, il n'en est pas de plus grande, ni qui ait dû tant avertir et faire connaître l'ire de Dieu, que cette liberté de conscience et permission à un chacun de croire ce que bon lui semblerait sans être inquiété ni recherché

Et l'assemblée générale de 1651 exprimait en ces termes, son regret de ne pouvoir plus fermer violemment la bouche à l'erreur: «Où sont les lois qui bannissent les hérétiques du commerce des hommes? Où sont les constitutions des empereurs Valentinien et Théodose qui déclarent l'hérésie un crime contre la république?»

Mais si l'Église est invariable dans sa doctrine d'intolérance, elle se résigne quand il le faut à accepter la tolérance, comme une nécessité de circonstance, et modifiant son langage suivant les exigences du milieu dans lequel elle est appelée à vivre, elle dit, comme la chauve-souris de la fable:

Tantôt: je suis oiseau, voyez mes ailes! Tantôt: je suis souris, vivent les rats!

Voici, en effet, la règle de conduite _opportuniste _que l'évêque de Ségur trace à l'Église:

«L'Église, dit-il, peut se trouver face à face, soit avec des pouvoirs ennemis, soit avec des pouvoirs indifférents, soit avec des pouvoirs amis.

— Elle dit aux premiers: Pourquoi me frappez-vous? J'ai le droit de vivre, de parler, de remplir ma mission qui est toute de bienfaisance.

— Elle dit aux seconds; Celui qui n'est point avec moi, est contre moi. Pourquoi traitez-vous le mensonge comme la vérité, le mal comme le bien?

— Elle dit aux troisièmes: Aidez-moi à_ faire disparaître _tout ce qui est contraire à la très sainte volonté de Dieu.»

Or, ce qui est contraire à cette très sainte volonté, c'est, ainsi que le proclamait l'orateur du clergé en 1635, la liberté de conscience. C'est, ainsi que le disait le pape en 1877, la tolérance, à côté de l'enseignement catholique, d'autres enseignements, l'existence de temples protestants à côté des temples catholiques.

«Vous voyez ici la capitale du monde catholique, disait-il aux pèlerins bretons qu'il recevait au Vatican, où on a placé l'arche du nouveau-testament, mais elle est entourée de beaucoup de Dragons; d'un côté, l'on voit l'enseignement protestant, incrédule, impie, de l'autre des temples protestants de toutes les sectes. Que faire pour renverser tous ces Dragons? Nous devons prier et espérer que l'arche sainte du nouveau testament sera bientôt libre, et débarrassée de toutes ces idoles qui font honte à la capitale du monde catholique.»

Quand l'Église n'a pas à sa disposition, des princes assez chrétiens pour fermer la bouche à l'erreur et détruire les fausses religions, elle déclare attendre d'une intervention d'en haut la réalisation de ses désirs, et sa patiente attente dure jusqu'à ce qu'elle trouve dans la puissance temporelle un secours efficace.

Entre temps elle ne laisse pas échapper une occasion de se rapprocher peu à peu de son but, en limitant habilement ses exigences apparentes, et en les mettant au niveau des possibilités du moment. C'est ainsi que le clergé de France se comporta vis-à- vis de l'édit de Nantes et, le détruisant pièce par pièce, finit par obtenir sa révocation; en sorte qu'Élie Benoît a pu résumer ainsi l'histoire de ce mémorable édit. Elle embrasse le règne de trois rois, dont le premier a donné aux réformés un édit et des sûretés, le second leur ôta les sûretés, et le troisième a cassé l'édit.

Le clergé se borne d'abord à mettre dans la bouche de Henri IV ce voeu timide et discret en faveur du retour du royaume à l'unité religieuse: «Maintenant qu'il plaît à Dieu de commencer à nous faire jouir de quelque meilleur repos, nous avons estimé ne le pouvoir mieux employer qu'à vaquer, à ce qui peut concerner la gloire de son saint nom, et à pourvoir à ce qu'il puisse être adoré et prié par tous nos sujets, et, s'il ne lui a plu que ce fut encore dans la même forme, que ce soit au moins dans une même intention.»

Quant à Louis XIII, pour se mettre à l'abri des reproches que lui adressaient des catholiques fanatiques à l'occasion du serment qu'il avait prêté lors de son sacre, d'exterminer les hérétiques, il trouvait ce singulier subterfuge de défendre par un édit de qualifier _d'hérétiques _ses sujets protestants; ceci ne rappelle-t-il pas l'habileté gasconne de frère Gorenflot, baptisant carpe, le poulet qu'il veut manger un vendredi, sans commettre de péché.

Après avoir privé les protestants de leurs places de sûreté, Louis XIII ne dissimule pas son désir de les voir revenir au culte catholique, mais comme le pape en 1877, il déclare ne compter que sur l'intervention d'en haut pour faire disparaître l'enseignement et les temples protestants. «Nous ne pouvons [[1]], dit-il, que nous ne désirions la conversion de ceux de nos sujets qui font profession de la religion prétendue réformée… nous les exhortons à se dépouiller de toute passion pour être plus capables de recevoir la lumière du ciel, et revenir au giron de l'Église

S'il déclare qu'il se borne à attendre cette conversion de la bonté de Dieu, c'est «parce qu'il est trop persuadé, dit-il, par l'exemple du passé, que les remèdes qui ont eu de la violence, n'ont servi que d'accroître le nombre de ceux qui sont sortis de l'Église».

Louis XIII avait raison, car, ainsi que le rappelle en 1689 le maréchal de Vauban «après les massacres de la Saint-Barthélemy (un remède qui avait eu de la violence), un nouveau dénombrement des huguenots prouva que leur nombre s'était accru de cent dix mille».

Louis XIV était loin, même dès le début de son règne, de croire à l'inefficacité de la violence en pareille matière, ainsi qu'en témoigne ce passage des mémoires du duc de Bourgogne:

«Il arriva un jour que les habitants d'un village de la Saintonge, tous catholiques, mirent le feu à la maison d'un huguenot qu'ils n'avaient pu empêcher de s'établir parmi eux. Le roi (Louis XIV), en condamnant les habitants du lieu à dédommager le propriétaire de la maison, ne put s'empêcher de dire que ses prédécesseurs auraient épargné bien du sang à la France, s'ils s'étaient conduits par la politique prévoyante de ces villageois, dont l'action ne lui paraissait vicieuse que par le défaut d'autorité

Quoiqu'il en fût des sentiments secrets de Louis XIV, il affirma tout d'abord qu'il ne voulait pas obtenir la conversion de ses sujets huguenots par aucune rigueur nouvelle, et pendant la première partie de son règne, il s'appliqua assez exactement à suivre la règle de conduite que l'évêque de Comminges lui avait tracée, en lui transmettant les voeux de l'assemblée, générale du clergé: «Nous ne demandons pas à Votre Majesté, disait ce prélat opportuniste, _qu'elle bannisse dès à présent _cette malheureuse liberté de conscience, qui détruit la véritable liberté des enfants de Dieu, parce que nous ne croyons pas que l'exécution en soit facile; mais nous souhaiterions au moins que le mal ne fit point de progrès; et que, si votre autorité ne le peut étouffer tout d'un coup, ou le rendit languissant, et le fit périr peu à peu, par le retranchement et la diminution de ses forces.»

En effet, dans les mémoires qu'il faisait rédiger pour l'instruction de son fils, mémoires qui ne s'étendent qu'aux dix premières années de son règne, Louis XIV expose ainsi son plan de conduite envers les huguenots:

«J'ai cru que le meilleur moyen; pour réduire peu à peu les huguenots de mon royaume, était de ne les point presser du tout par aucune rigueur nouvelle; de faire observer ce qu'ils avaient obtenu sous les règnes précédents, mais aussi de ne leur accorder rien de plus et d'en renfermer l'exécution dans les plus étroites bornes que la justice et la bienséance le pourraient permettre.

«Quant aux grâces qui dépendaient de moi seul, je résolus, et j'ai assez ponctuellement observé depuis, de n'en faire aucune à ceux de cette religion, et cela par bonté, non par aigreur, pour les obliger par là à considérer de temps en temps d'eux-mêmes, et sans violence, si c'était par quelque bonne raison qu'ils se privaient volontairement des avantages qui pouvaient leur être communs avec mes autres sujets; je résolus aussi d'attirer par des récompenses ceux qui se rendraient dociles mais il s'en faut encore beaucoup que je n'aie employé tous les moyens que j'ai dans l'esprit, pour ramener ceux que la naissance, l'éducation, et le plus souvent un grand zèle sans connaissance, tiennent de bonne foi, dans ces pernicieuses erreurs.»

Nous verrons dans les chapitres de la liberté du culte et de la liberté de conscience ce que Louis XIV fit des droits religieux des protestants, sous prétexte de renfermer l'exécution des édits dans les plus, étroites bornes.

Il ne respecta pas davantage leurs droits civils, et finit par leur fermer l'accès de toutes les fonctions publiques et d'un grand nombre de professions, au mépris de la disposition de l'édit de Nantes qui stipulait l'égalité des droits, pour les protestants et pour les catholiques.

Voici, par exemple, comment il en arrive à exclure peu à peu les huguenots de toute charge de judicature. Il commence par interdire aux huguenots conseillers au parlement de connaître toute affaire dans laquelle sont intéressés des ecclésiastiques ou des nouveaux convertis; puis il prononce la même interdiction contre les conseillers catholiques, mariés à des huguenotes, attendu que les réformés trouvaient accès auprès de ces officiers de justice, par le moyen de leurs femmes, aux prières et aux sollicitations desquelles, ces officiers se laissaient souvent persuader; enfin il décide que les conseillers huguenots doivent tous donner leur démission, attendu qu'ils ne peuvent rester constitués en dignité, et donner un mauvais exemple à ses sujets par leur opiniâtreté, au lieu de les exciter à quitter leurs erreurs pour rentrer dans le giron de l'Église. Il défend aux huguenots de se faire nommer opinants ou assesseurs ce qui leur permettrait de se rendre maîtres des affaires ainsi qu'auparavant; il leur interdit même d'accepter les fonctions d'experts, parce que «les juges étant obligés de se conformer aux rapports des experts, lorsque ces experts sont réformés, les catholiques sont exposés aux jugements de ces réformés.»

Enfin, il assimile les fonctions d'avocat aux charges de la judicature, et défend aux huguenots d'exercer ces fonctions, considérant «que les avocats ont beaucoup de part dans la poursuite des procès, en donnant aux parties leurs avis sur la conduite qu'elles ont à y tenir.»

À la veille de la révocation, sous les prétextes les plus vains et les plus fantaisistes, les huguenots se trouvaient légalement exclus des fonctions et professions de: «Secrétaires du roi, conseillers au parlement, procureurs du roi, juges, assesseurs, greffiers, notaires, procureurs, recors, sergents, clercs, experts, avocats, docteurs ès lois dans les universités, monnayeurs, adjudicataires ou employés dans les fermes royales; employés dans les finances, fermiers des biens ecclésiastiques, revendeurs de consignations, commissaires aux saisies, lieutenants de louveterie, officiers de la maréchaussée, officiers ou domestiques de la maison du roi, de la reine ou des princes de la maison royale, marchands privilégiés suivant la cour, messagers publics, loueurs de chevaux, hôteliers, cabaretiers, cordonniers, orfèvres, marchandes lingères, apothicaires, épiciers, instituteurs, libraires, imprimeurs, maîtres d'équitation, chirurgiens, médecins, accoucheurs ou sages-femmes…»

Un certain nombre de ces interdictions étaient basées, contrairement à une disposition formelle de l'édit de Nantes, sur la clause de catholicité; c'est ainsi, par exemple, que la déclaration qui ferme aux filles ou femmes protestantes l'accès de la communauté des lingères, invoque les statuts de cette antique communauté, établie par saint Louis, lesquels portent: «qu'aucune fille ou femme ne pourra être reçue lingère, qu'elle ne fasse profession de la religion catholique.»

Le motif le plus fréquemment invoqué à l'appui des interdictions prononcées, c'est le crédit que l'exercice de la fonction ou de la profession peut donner pour empêcher les conversions: ainsi un édit ordonne aux médecins et apothicaires huguenots de cesser l'exercice de leur art afin d'empêcher les mauvais effets que produit la facilité que leur profession leur donne d'aller fréquemment dans toutes les maisons, sous prétexte de visiter les malades, «et d'empêcher par là les autres religionnaires de se convertir à la religion catholique.»

Un Purgon[2] huguenot, obligé de cesser l'exercice de son art parce que, allant dans toutes les maisons, armé de son chassepot, il pourrait par là empêcher les Pourceaugnac ses coreligionnaires de se convertir à la religion catholique, n'est- ce-pas un comble? À l'appui de l'interdiction faite aux médecins huguenots de continuer l'exercice de leur profession, le roi invoquait cet autre motif, qu'il jugeait nécessaire que ses sujets huguenots pussent, pour leur salut, déclarer dans quelle religion ils voulaient mourir, et qu'ils ne pouvaient faire cette déclaration quand ils étaient soignés par un docteur de leur religion, lequel n'avertissait pas le curé en temps utile.

C'est par une préoccupation de salut semblable, qu'en 1877 le directeur de l'Assistance publique à Paris, avait prescrit d'apposer sur chaque lit d'hôpital un écriteau indiquant dans quelle religion voulait mourir le malade couché dans ce lit.

Louis XIV pour poursuivre l'application de son plan de restriction aux édits, ou plutôt de destruction des édits, trouva la plus grande facilité dans l'esprit d'intolérance qui animait tous les corps constitués du royaume, les parlements, l'université, les communautés de marchands et d'ouvriers, etc.

«Dès qu'on pouvait, dit Rulhières, enfreindre l'édit de Nantes dans quelques cas particuliers, abattre un temple, restreindre un exercice, ôter un emploi à un protestant, on croyait avoir remporté une victoire sur l'hérésie.»

À défaut d'une loi à invoquer, on recourait à l'arbitraire administratif pour molester les protestants et les priver de leurs droits. Un exemple entre mille:

Un menuisier huguenot est admis à faire chef-d'oeuvre, Colbert écrit à l'intendant Machault d'ordonner au prévôt de Clermont d'apporter de telles difficultés à la réception de ce menuisier, qu'il ne soit point admis à la maîtrise.

Plus tard, on n'eut même plus recours à ces habiles subterfuges, pour interdire la maîtrise aux huguenots.

On sait que, sous Louis XIV, le gouvernement battait monnaie en vendant des anoblissements et des privilèges de noblesse à beaux deniers comptants, anoblissements qu'on annulait, de temps en temps, par un édit, de manière à faire payer aux anoblis une deuxième et troisième fois les privilèges de noblesse qu'on leur avait vendus. D'un autre côté, au cours des guerres de religion, beaucoup de vrais nobles avaient vu leurs titres perdus ou brûlés, en sorte qu'ils étaient dans l'impossibilité de pouvoir établir légalement la réalité et l'antiquité de leur noblesse. Dans de telles conditions une vérification des titres était une menace pour tous, anoblis et vrais nobles. Pour faire fléchir les gentilshommes huguenots obstinés, on imagina de faire de la vérification des titres un moyen de conversion. À ce propos, Louvois écrit à l'intendant Foucault: «Le roi a fort approuvé l'expédiant que vous proposez pour porter quelques familles des gentilshommes du Bas Poitou à se convertir. Je vous adresserai incessamment l'arrêt nécessaire pour ordonner de vérifier les abus qu'il y a eu dans la dernière recherche qui a été faite de la noblesse, lequel sera général et ne portera point de distinction de religion; duquel néanmoins l'intention de Sa Majesté est que vous ne vous serviez qu'a l'égard de ceux de la religion prétendue réformée, ne jugeant pas à propos que vous fassiez aucune recherche contre les gentilshommes catholiques.»

Louvois, après avoir prescrit Foucault de laisser en paix les faux nobles catholiques du Poitou, ajoute, en ce qui concerne les gentilshommes huguenots: «Que, pour ceux dont la noblesse est indiscutable, il ne doit pas être difficile, en entrant dans le détail de leur conduite, de leur faire appréhender une recherche de leur vie, pour les porter à prendre le parti de se convertir pour l'éviter

Des instructions sont données au duc de Noailles pour procéder avec la même impartialité, à la vérification des titres des gentilshommes du Béarn, et Louvois, a soin d'ajouter, en ce qui concerne les huguenots, «à l'égard de ceux dont la noblesse est bien établie, il faut s'appliquer à voir ceux qui ont des démêlés avec eux dans les environs de leurs terres, ou à qui ils ont fait quelque violence, et, qu'en appuyant les uns contre eux, et, en faisant informer de tout ce qu'ils auront fait aux autres, on les portera mieux que de toute autre manière, à penser à eux. En un mot, Sa Majesté désire que l'on essaie, par tous les moyens, de leur persuader qu'ils ne doivent attendre aucun repos, ni douceur chez eux tant qu'ils demeureront dans une religion qui déplaît à Sa Majesté.» — Les protestants, en présence de l'animosité des juges, de la malveillance active ou passive de l'administration qui les laissait exposés à toutes les violences et à tous les outrages, en étaient venus à tout supporter sans protestation ni résistance, si bien que le peuple avait donné le nom de Patience de huguenot à une patience que rien ne pouvait lasser.

Quelles garanties avaient d'ailleurs les protestants pour leurs droits?

Était-ce tel ou tel texte de loi?

Mais que valait la loi, sous un régime qui avait pour base de jurisprudence si veut le roi, si veut la loi?

Quand il plut à Louis XIV de décréter que tout protestant qui tenterait de sortir du royaume sans permission serait condamné aux galères et aurait ses biens confisqués, il se trouva en face de cette difficulté légale que la peine de la confiscation n'était pas admise dans plusieurs provinces. Le roi ne fut pas embarrassé pour si peu, il décréta qu'il entendait que les biens des fugitifs fussent acquis; même dans les pays où, par les lois et les coutumes, la confiscation n'avait pas lieu.

Quand, par l'édit de révocation, il interdit, tout exercice public du culte protestant, il inséra dans cet édit une clause portant que les réformés pourraient demeurer dans les villes et lieux qu'ils habitaient, y continuer leur commerce et jouir de leurs biens, sans pouvoir être troublés ni empêchés sous prétexte de religion.

Néanmoins il ne craignit pas quelques années plus tard de rendre un édit par lequel il déclara passible des terribles peines portées contre les relaps (c'est-à-dire contre les protestants qui après avoir abjuré étaient revenus à leur foi première), tout réformé qui, ayant abjuré ou non, aurait, étant malade, refusé de se laisser administrer les sacrements.

Et voici comment il motiva cette monstruosité légale frappant comme relaps des gens qui n'avaient jamais changé de religion: «Le séjour que ceux qui ont été de la religion prétendue réformée, ou qui sont nés de parents religionnaires, ont fait dans notre royaume; depuis que nous avons aboli tout exercice (public!) de ladite religion, est une preuve plus que suffisante qu'ils ont embrassé la religion catholique, sans quoi ils n'y auraient pas été tolérés ni soufferts.»

Si les droits reconnus aux protestants par l'édit de Nantes ne pouvaient, comme on le voit, être assurés par un texte de loi sous ce régime du bon plaisir, on aurait pu penser du moins, qu'ils étaient garantis par la parole du roi solennellement engagée à plusieurs reprises.

Mais cette parole valait moins encore qu'un texte de loi et l'intendant de Metz pouvait cyniquement répondre aux protestations des réformés, invoquant en faveur de leur liberté religieuse la parole du roi engagée lors de la réunion de Metz à la France: le roi est maître de sa parole et de sa volonté

Louis XIV, en effet, donna bien des exemples de sa prétention_ malhonnête_ de rester maître de sa parole après l'avoir solennellement engagée.

En 1665, la guerre ayant été déclarée entre l'Angleterre et la
Hollande, celle-ci invoquant les traités, réclame le secours des
Français ses alliés.

Le comte d'Estrades écrit au roi: «C'est à Votre Majesté de voir si ses intérêts se rencontrent avec ceux de ces gens-ci, et s'il lui convient de les trouver occupés d'une guerre comme celle d'Angleterre, lorsqu'elle aura des prétentions à disputer dans leur voisinage. En ce cas, elle peut trouver les moyens de laisser aller le cours des affaires et paraître pourtant faire ce à quoi l'oblige la foi des derniers traités.» Sur quoi, le roi, digne élève des jésuites, répond qu'avant de remplir ses obligations, il veut attendre que les Hollandais aient éprouvé quelque revers, car ils ne sont pas encore assez pressés pour entendre aux conditions qu'il entend mettre à l'octroi de secours qu'il leur doit.

Malgré les engagements formels qu'il avait pris envers l'Espagne par le traité des Pyrénées, Louis XIV envoie au secours du Portugal Schomberg avec un corps d'armée; et quand l'Espagne se plaint de cette infraction aux traités, il oppose à ses réclamations cette assertion mensongère, que Schomberg est un libre condottiere dont les actes ne peuvent engager la responsabilité du roi de France.

Ce qui est plus curieux en cette affaire, c'est la justification de sa déloyale conduite qu'il présente ainsi dans ses mémoires:

«Les deux couronnes de France et d'Espagne sont dans un état de rivalité et d'inimitié permanentes que les traités peuvent couvrir mais ne sauraient jamais éteindre, quelques clauses spécieuses qu'on y mette, d'union, d'amitié, de se procurer respectivement toutes sortes d'avantages.

«Le véritable sens que chacun entend fort bien de son côté, par l'expérience de tous les siècles, est qu'on s'abstiendra au dehors, de toute sorte d'hostilités et de toutes démonstrations publiques de mauvaise volonté; car, pour les infractions secrètes qui n'éclatent point, l'un les attend toujours de l'autre, et, ne promet le contraire qu'au même sens qu'on le lui promet.»

Quand, en 1666, Louis XIV affirmait à l'électeur de Brandebourg qu'il avait maintenu et maintiendrait ses sujets réformés dans tous les droits que leur avaient accordé les édits, il disait, pour donner plus de poids à son assertion et à sa promesse également inexactes: «C'est la règle que je me suis prescrite à moi-même, tant pour observer la justice, que pour leur témoigner la satisfaction que j'ai de leur obéissance et de leur zèle pour mon service depuis la dernière pacification de 1660.»

Il promettait le contraire de ce qu'il avait l'intention de faire, il en était déjà aux infractions secrètes qui n'éclatent point; il en vint plus tard aux démonstrations et aux hostilités publiques, à la révocation de l'édit de Nantes, et enfin aux mesures de violence les plus odieuses qu'on eût jamais vues.

Pour nous, habitués aux rigides principes de la morale du monde moderne, pour laquelle un chat est toujours un chat et Rollot toujours un fripon, nous sommes révoltés de ces cyniques et malhonnêtes pratiques de Louis XIV. Mais il ne faut pas oublier que la morale de l'ancien régime était basée sur ce commode axiome que la fin justifie les moyens, et l'on constate une absence de sens moral, tout aussi surprenante, chez les membres les plus distingués du clergé, de la magistrature et de l'administration aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Ainsi, par exemple, ceux qui voulaient, sans violence, ramener le royaume à l'unité religieuse tentèrent à maintes reprises d'amener la réunion des deux cultes, par une transaction consentie par une sorte de congrès entre catholiques et protestants.

Eh bien, tous ces projets de réunion dont le premier échoua presque au lendemain de la promulgation de l'édit de Nantes, et dont le dernier fut imaginé par l'intendant d'Aguesseau, à la veille de la révocation, tous ces projets reposaient sur la fraude et pas un de leurs auteurs n'avait conscience de leur immoralité.

Il s'agissait toujours de faire figurer à l'assemblée projetée un certain nombre de ministres gagnés à l'avance, lesquels, moyennant certaines concessions de l'Église catholique, comme la suppression du culte des images, des prières pour les morts, etc., se seraient déclarés réunis à l'Église catholique.

Le Gouvernement, une fois l'accord intervenu, aurait révoqué l'édit de Nantes comme devenu inutile, et le tour eût été joué. Cette honteuse comédie de conférence entre docteurs catholiques, et ministres gagnés à l'avance eût-elle eu tout le succès qu'on en attendait, la réunion une fois prononcée, les concessions faites aux protestants eussent été tenues pour lettres mortes, en vertu de cette théorie commode que, dans les traités, on promet le contraire de ce qu'on veut tenir.

Au début de la campagne des conversions, extorquées par la violence, on permit de même aux protestants de mettre à leur abjuration toutes les restrictions imaginables; mais quand la conversion générale fut accomplie, l'Église catholique si facile d'abord, déclara fièrement qu'elle n'éteindrait même pas un cierge pour donner satisfaction aux scrupules des convertis.

Pessata la festa, gabbato il santo.

Ces ménagements de la première heure, ne tirant pas à conséquence pour l'avenir, nous les retrouvons chez Fénelon qui, au début de sa mission en Saintonge, diffère l'ave maria dans ses sermons et les invocations de saints dans les prières publiques, faites en chaire, afin de ne pas effaroucher son auditoire de nouveaux convertis.

Nous les retrouvons encore dans la lettre que Mme de Maintenon écrit à l'abbé Gobelin qu'elle avait chargé de convertir son parent, M. de Sainte-Hermine: «Mettez-vous bien dans l'esprit, écrit-elle, son éducation huguenote, ne lui dites d'abord que le nécessaire sur l'invocation des saints, les indulgences et sur les autres points qui le choquent si fort».

Fénelon appelé à la rescousse pour cette conversion, se fait l'avocat du diable, et avec un autre prêtre, joue devant Sainte- Hermine une parade de conférence religieuse: «M. Langeron et moi, dit-il, avons fait devant lui des conférences assez fortes l'un contre l'autre, je faisais le protestant et je disais tout ce que les ministres disent de plus spécieux.

Fénelon avait, du reste, la manie de ces parodies de conférences; à la Tremblade il se vante de se servir utilement d'un ministre qui s'était secrètement converti: Nous le menons à nos conférences publiques, où nous lui faisons proposer ce qu'il disait autrefois pour animer les peuples contre l'Église catholique; cela paraît si faible et si grossier par les réponses qu'on y fait que le peuple est indigné contre lui.»

À Marennes, le ministre prêt à se convertir, consent à une conférence publique. «Les matières furent réglées par écrit, dit Fénelon; on s'engagea à mettre le ministre dans l'impuissance d'aller jusqu'à la troisième réponse, sans dire des absurdités. Tout était prêt, mais le ministre, par une abjuration dont il n'a averti personne, a prévenu le jour de la conférence.»

Fénelon, furieux de voir sa pieuse machination échouer, par ce qu'il appelle la finesse de ce ministre, ameute des convertis contre lui. «Que doit-on penser, leur disait-il, d'une religion dont les plus habiles pasteurs aiment mieux l'abjurer que la défendre?» Ce ministre n'eût dû abjurer qu'après la conférence, alors il eût été loué par Fénelon.

Une autre fois, c'est un protestant, qui, prenant les conférences au sérieux, vient troubler l'ordonnance de la comédie. «Ces conférences, lui dit Fénelon, sont pour ceux qui cherchent la vérité et non pas pour ceux qui s'obstinent dans l'erreur», et il fait mettre le gêneur dehors.

«Le ministre Bernon (à la Rochelle), écrit encore Fénelon, n'a pas voulu recevoir la pension que Sa Majesté donne aux ministres convertis, mais il a cru devoir donner à ses parents et à ses amis cette marque de désintéressement pour être plus à même de les persuader; quand il les verra affermis, il demandera, dit-il, comme un autre, ce bienfait du roi. En effet, cette conduite éloigne tout soupçon et lui attire la confiance de beaucoup de gens qui vont tous les jours lui demander en secret s'il a éclairci quelque chose dans les longues conférences qu'il a eues avec nous; il leur montre les cahiers où il a mis toutes les objections que les protestants ont coutume de faire, avec les réponses que nous lui avons données à la marge; par là il leur fait voir qu'il n'a rien omis pour la défense de la cause commune et qu'il ne s'est rendu qu'à l'extrémité.»

Fénelon vante à Seignelai ce désintéressement, nécessaire pour éviter les soupçons qui pourraient empêcher Bernon d'être écouté avec fruit et il lui écrit: «Il me parait fort à souhaiter: qu'une conduite si _édifiante _ne le prive pas des libéralités du roi et que la pension lui soit gardée, pour la recevoir quand ces raisons de charité cesseront.»

Fénelon n'était pas le seul à trouver édifiante la conduite de misérables, achetés pour jouer double jeu et trahir leurs co- religionnaires.

Le chancelier d'Aguesseau, sollicitant une gratification pour un ancien de l'église de Cognac dont on tenait la conversion secrète, invoque cette raison à l'appui de sa demande, qu'on peut se servir utilement de cet homme dans la suite. Il déclare qu'il est important que les ministres qui se convertiront, continuent quelque temps leurs fonctions, après avoir secrètement abjuré.

Le cardinal de Bonsy négocie la conversion d'un ministre, résolu à se déclarer, mais il estime qu'il vaudrait mieux se servir de lui pour en gagner d'autres avant qu'il se déclarât. Je n'ai pu encore le faire expliquer sur les conditions», ajoute le cardinal qui prépare le marché à conclure.

Saint-Cosme, président du consistoire de Nîmes, abjure secrètement devant l'archevêque de Paris; sur les conseils de cet archevêque et du duc de Noailles, il conserve ses fonctions deux ans encore après avoir abjuré, trahissant et dénonçant ses anciens co- religionnaires. Une conduite si édifiante est récompensée par une pension de deux mille livres et le grade de colonel des milices.

Dans leur animosité contre les huguenots, les juges en venaient à commettre sans le moindre scrupule de monstrueuses iniquités. Le président du parlement de Bordeaux, Vergnols, après la condamnation d'un huguenot aux galères perpétuelles, ne craint pas d'écrire au secrétaire d'État: «Je vous envoie une copie ci-jointe d'un arrêt que nous avons rendu ce matin contre un ministre mal converti. Je dois bien dire, monsieur, que la preuve était délicate, même défectueuse dans le chef principal, et que néanmoins le zèle des juges est allé au-delà de la règle, pour faire un exemple.»

Parfois c'est un juge lui-même qui invente un crime ou un délit pour faire mettre en cause un huguenot. Ainsi l'intendant Besons écrit à Colbert: «Nous avions cru devoir faire des procès à ceux qui étaient accusés d'avoir menacé et maltraité des personnes pour s'être converties. Comme l'on est venu à recoller les témoins, l'accusation s'est trouvée fausse, le juge qui l'avait faite, ayant supposé trois témoins et contrefait leur seing, sans qu'ils en eussent jamais ouï parler.»

Cette absence générale de sens moral se manifeste encore dans la manière dont le roi et ses collaborateurs appliquent la règle posée par Richelieu et Mazarin de réserver tous les droits et toutes les faveurs pour les catholiques; ou pour les huguenots dociles; c'est-à-dire pour ceux qui, trafiquant de leur conscience, abandonneraient la religion qu'ils croyaient la meilleure, en demandant du retour pour se faire catholiques.

Il avait fallu que l'éclat des services lui forçât la main, pour que Louis XIV dérogeât en faveur de Turenne, de Duquesne et de Schomberg à la règle de n'accorder qu'à des catholiques ou à des convertis les hauts grades de l'armée ou de la marine.

Quant aux autres officiers de terre ou de mer huguenots, on leur laissait inutilement attendre les grades et l'avancement auxquels leurs services leur donnaient droit. Beaucoup d'entre eux, quand on leur montrait que leur croyance était le seul obstacle à la réalisation de leurs désirs, n'avaient pas la même fermeté que Duquesne et Schomberg, déclinant les offres les plus tentantes, en disant: «Il doit suffire au roi que nos services soient bons catholiques».

Madame de Maintenon veut faire abjurer son parent de Villette, un huguenot qui, de capitaine de vaisseau, veut passer chef d'escadre. Elle lui fait donner par Seignelai un commandement en mer qui doit le tenir éloigné de France pendant plusieurs années, et lui permettre de se convertir sans y mettre une hâte suspecte. Elle écrit à de Villette: «Le roi vous estime autant que vous pouvez le désirer, et vous pourriez bien le servir si vous vouliez… Vous manquez à Dieu, au roi, à moi et à vos enfants, par votre malheureuse fermeté.» Ses lettres se succèdent, de plus en plus pressantes; elle finit par lui écrire: «Songez à une affaire si importante … Convertissez-vous avec Dieu, et sur la mer, où vous ne serez point soupçonné de vous être laissé persuader par complaisance. Enfin, convertissez-vous de quelque manière que ce soit

M. de Villette finit par se rendre et se convertit: douze jours après, il était nommé chef d'escadre.

Cependant Mme de Caylus, sa fille, raconte ainsi dans ses mémoires, cette conversion désintéressée: «Mon père s'embarqua sur la mer et fit pendant cette campagne des réflexions qu'il n'avait pas encore faites… Mais ne voulant tirer de sa conversion aucun mérite pour sa fortune, à son retour, il fit abjuration entre les mains du curé de… Le roi lui ayant fait l'honneur de lui parler avec sa bonté ordinaire sur sa conversion, mon père répondit avec trop de sécheresse que c'était la seule occasion de sa vie où il n'avait point eu pour objet de plaire à Sa Majesté

Il faut reconnaître que ce converti, s'il n'était pas désintéressé, était du moins un habile courtisan.

La conversion de M. de Villette, avec qui l'on avait cru devoir garder des ménagements exceptionnels, à raison de sa parenté avec Mme de Maintenon, n'eut lieu qu'à la fin de 1684, mais, la tactique des menaces mêlées aux promesses était déjà employée depuis longtemps auprès des officiers de la marine royale. En effet, dès le 30 avril 1680, la circulaire suivante avait été envoyée aux intendants des ports de mer.

«Sa Majesté m'ordonne de vous dire qu'elle a résolu d'ôter petit à petit du corps de la marine tous ceux de la religion prétendue réformée… Vous pouvez faire entendre tout doucement à ceux desdits officiers qui sont de la religion, que Sa Majesté veut bien encore patienter quelque temps…; mais que, après cela, son intention n'est pas de se servir d'eux s'ils continuent dans leur erreur.»

Seignelai prévient l'officier de marine Gaffon qu'on lui enlèvera son emploi s'il n'est pas converti dans trois mois, et il retire à un lieutenant de vaisseau le commandement de quatre pinasses, attendu que le roi, lorsqu'il lui avait donné ce commandement, ignorait sa qualité de réformé. En envoyant à l'intendant de Brest un brevet de lieutenant et une gratification de 50 livres accordée au sieur Barban de Gonches, pour prix de sa conversion, Seignelai ajoute: «Il est à propos que vous fassiez bien valoir cette grâce aux autres officiers de la religion pour que cela serve à les attirer». Le 16 décembre 1685, le secrétaire d'État finit par s'impatienter du retard apporté aux conversions et écrit à ce même intendant: «Il faut que vous me fassiez savoir ceux qui refuseraient de se convertir, que vous leur déclariez qu'ils n'ont plus pour y penser que le reste de l'année.» (15 jours!)

Avant même, que le délai accordé aux officiers de marine ne soit expiré, Dobré de Bobigny, un enseigne de vaisseau, huguenot obstiné est enfermé le 21 décembre au château de Brest, et l'intendant écrit «Je lui ai fait entendre qu'il ne devait pas s'attendre de sortir de prison qu'il n'eût fait son abjuration.» Il n'en sortit, en effet, qu'en 1693, et ce fut pour se voir expulsé du royaume comme opiniâtre.

Louvois, de son côté, avait fait pour l'armée de terre ce que Seignelai faisait pour la marine. «Le roi, écrivait-il, disposera des emplois des officiers qui n'auront pas fait abjuration dans un mois. Les derniers ne jouiront pas de la pension que Sa Majesté accorde aux nouveaux convertis.»

Le passage suivant d'une des lettres de l'intendant d'Argouges montre bien l'esprit de la politique suivie en vertu du plan de conversion imaginé par Louis XIV:

«J'ai fait; dit-il, plusieurs voyages à Aubusson, j'en ai fait emprisonner plusieurs et _récompenser _des charités du roi ceux que j'ai cru les mieux convertis, espérant que des mesures si opposées feraient bon effet.» De même l'évêque de Mirepoix, pour arriver à faire convertir M. de Loran, demande que le roi écrive à ce gentilhomme une lettre mêlée d'honnêtetés et de menaces, et il se charge de ménager, avec le concours de l'intendant, l'effet de cette lettre, pour obtenir le résultat poursuivi.

Par application de cette politique à deux faces, rigueur pour les opiniâtres, faveurs pour les dociles, tout prisonnier pour dettes qui se convertit est mis en liberté; mais il reste sous les verrous, s'il demeure huguenot. Celui qui a un procès en a le gain entre les mains à sa volonté, les juges lui donnent raison s'il abjure.

Si au contraire un huguenot, après avoir commis un crime, voulait échapper à la rigueur des lois, il n'avait qu'à se convertir. Ainsi M. de Chambaran avait été décrété de prise de corps par la cour de Rennes pour avoir commis un assassinat. Une fois sous les verrous, il abjure et le roi lui accorde des lettres de rémission ainsi motivées «à cette cause qu'il avait fait sincère réunion à l'église catholique». Un soldat ancien catholique ayant volé, se dit huguenot et obtient sa grâce au prix d'une abjuration simulée.

Les évêques et les intendants rivalisent d'ardeur dans cette campagne de conversions mercenaires, et s'entremettent dans les plus honteux brocantages, sur le grand marché aux consciences ouvert par toute la France.

L'archevêque de Narbonne écrit: «J'ai découvert que Bordère fils a ici des attachements et des liaisons qui faciliteraient sa conversion, si l'on peut lui faire appréhender un exil éloigné ou un ordre pour sortir du royaume. Si vous jugez à propos de m'envoyer une lettre de cachet pour cela, on me fait espérer qu'en la lui faisant voir, on le disposera à écouter, et qu'ensuite, moyennant une charge de conseiller à ce présidial dont le roi le gratifierait, il ne serait pas impossible de le gagner. Je n'ai pas perdu mon temps pour le fils de Monsieur d'Arennes, le cadet. Son ambition serait d'entrer dans la maison du roi avec un bâton d'exempt… si le roi veut lui faire quelque gratification pour cela, elle sera bien employée. Voyez, si vous jugez à propos qu'il aille à la cour où il pourrait faire son abjuration, car ceux de cette religion prétendent que quand ils ont fait ce pas on les néglige un peu. Pour ce qui est de l'aîné, la grande difficulté sera _de le détacher d'une amourette _qu'il a à Nîmes, en vue du mariage avec une huguenote. Nous espérons pourtant l'ébranler par l'assurance qu'il obtiendra l'agrément pour un régiment de cavalerie.

L'évêque de Lodève: «C'est un malheur que vous ne puissiez rien faire pour ce pauvre Raymond, qui veut se convertir; je conçois que vous ne vous mêliez pas de disposer des emplois de la compagnie de M. le duc du Maine, mais peut-être ne serait-il pas impossible que vous fournissiez à quelqu'un le moyen de se mêler utilement de l'y placer. Il pourrait donner pour cela une bonne partie de l'argent.»

L'évêque de Valence: «J'ai promis à M. du Moulac, gentilhomme du Pousin en Vivarrais, qui a fait abjuration de l'hérésie de Calvin entre mes mains, de vous supplier de lui vouloir bien accorder votre protection; pour lui faire obtenir la châtellenie de Pousin. Ce gentilhomme espère, par votre protection, obtenir pour lui la préférence sur ceux qui voudraient l'acheter, m'ayant dit que vous aviez eu la bonté de la lui faire espérer après sa conversion.»

L'évêque de Montpellier: «Vous eûtes la bonté, Monsieur, de vous employer auprès du roi pour faire obtenir une pension de six cents livres à Mlle de Nancrest. Maintenant son aînée est en état, à l'exemple de sa soeur, de faire son abjuration; mais comme elle souhaiterait une pareille pension de Sa Majesté, j'ai cru que vous approuveriez que je m'adressasse à vous une seconde fois pour obtenir cette grâce.»

On voit Fénelon solliciter de même, et avec succès, une pension de deux mille livres pour une demoiselle anglaise, miss Ogelthorpe. «J'espère, écrit-il à Le Tellier, que vous n'aurez pas de peine à toucher le coeur du roi, je crois même que Dieu, qui a changé celui d'une demoiselle si prévenue contre la vraie religion, mettra d'abord dans celui de Sa Majesté le désir de faire ce qu'elle a déjà fait tant de fois pour faciliter les conversions; une pension lèvera toutes les difficultés et mettra cette personne en sûreté pour toute sa vie.»

Quand il s'agissait de gens de qualité, le chiffre de la pension était assez élevé; ainsi la pension donnée au fils aîné du comte de Roye, à l'occasion de sa conversion, était de douze mille livres. On accordait des pensions de conversion, même à des étrangers, comme l'anglaise Ogelthorpe ou l'érudit allemand Kuster, qui reçut une pension de deux mille livres.

On donna tant et tant que l'on ne put plus payer, et qu'en 1699 Louis XIV fut obligé de prescrire de ne plus pensionner que des gens très dignes par leur qualité et leurs mérites et par un besoin très effectif.

Cette prudente prescription ne fut pas suivie, l'ardeur aveugle des convertisseurs ne le permettait pas; c'est pourquoi, ainsi que le dit Rulhières, «la plupart des pensions ne furent plus payées, l'on eut cet étrange spectacle de convertis abusés et de convertisseurs infidèles.»

Louvois, accablé de réclamations de convertis abusés, répondait cyniquement: «Les pensions sont pour les gens à convertir et non pour ceux qui sont convertis.

Cependant plusieurs de ces pensions de convertis furent payées jusqu'à la Révolution, et le 6 avril 1791 l'Assemblée nationale sanctionnait encore un état de ci-devant pensionnaires, auxquels il était accordé des secours, état sur lequel figurait Christine- Marguerite Plaustrum, née en 1715, avec cette mention: «Pension de trois cents livres, accordée à titre de subsistance et en considération de sa conversion à la foi catholique.»

Ce n'était pas seulement par les honneurs, des grades, des places et des pensions que l'on avait procédé à l'achat des consciences. Bien avant la révocation, on avait créé une caisse des conversions pour acheter au rabais les abjurations des petites gens, et cela au prix d'une somme modique une fois payée. Cette caisse avait pris un grand développement depuis que le roi lui avait affecté le tiers du produit des économats, et on en avait confié l'administration au converti Pélisson, ancien serviteur du surintendant Fouquet, ce brocanteur expert des vertus de la cour. Les évêques et les intendants rivalisaient d'ardeur pour obtenir à l'aide des fonds envoyés par Pélisson le plus grand nombre possible de conversions à bon marché.

Pélisson écrit cependant à ses collaborateurs de province que c'est beaucoup trop cher, que d'avoir, comme dans les vallées de Pragelas, acheté sept ou huit cents conversions au prix de deux mille écus. Il invite les évêques et les intendants à imiter ce qui s'est passé dans le diocèse de Grenoble, où les abjurations ne sont jamais allées au[3] prix de _cent francs _et sont même demeurées extrêmement au-dessous. Il leur rappelle que les listes de convertis passent sous les yeux du roi, et les avertit qu'ils ne peuvent, faire mieux _leur cour _à Sa Majesté, qu'en faisant produire aux sommes qu'il leur envoie le plus grand résultat possible, c'est-à-dire beaucoup de conversions pour très peu d'argent. Ces adjurations pressantes produisirent leur effet, puisque Rulhières a pu dire, après avoir compulsé toutes les archives du gouvernement: «Le prix courant des conversions était, dans les pays éloignés, à six _livres _par tête de converti, il y en avait à plus bas prix. La plus chère que j'aie trouvée, pour une famille nombreuse, est à 42 livres.»

«En Poitou, dit Jurieu, de son côté, certains marchandèrent, et tel, à qui l'on ne voulait donner qu'une pistole, tint ferme et finit par obtenir quatre écus pour se convertir; mais quelques- uns n'eurent que sept sols, enveloppés dans un petit papier.»

Pour grossir, leurs listes, les convertisseurs usaient en outre de fraudes pieuses.

La liste des convertis ayant été signifiée à plusieurs consistoires, dit Élie Benoît, on put constater que les mêmes personnes étaient portées deux fois, que plusieurs indiqués comme ayant abjuré, avaient toujours été catholiques, etc.

M. Paulin Paris, qui a retrouvé aux archives nationales deux listes de convertis _parisiens _pour les années de 1677 et 1679, a constaté:

1° Que la liste de 1677, indiquée comme contenant 515 convertis français, n'en comprend en réalité que 214, parmi lesquels on trouve cinq Anglais, huit Belges et treize Suisses ou Hollandais.

2° Que la liste de 1679, indiquée comme portant plus de douze cents noms, n'en contient que 526, que la moitié de ces 526 noms avaient déjà figuré dans la liste de 1677, enfin que, parmi ces convertis français, il y a des Allemands, des Danois, des Piémontais et des Russes.

Des catholiques, pour empocher deux ou trois écus payés pour les abjurations, se dirent huguenots et touchèrent la prime.

Quant aux huguenots peu honnêtes, qui, pour toucher la prime d'abjuration, mettaient leur signature ou leur croix au bas d'une quittance, ils retournaient ensuite tranquillement au prêche comme auparavant.

Le scandale des rechutes devient si grand que le roi est obligé d'édicter de terribles peines contre les relaps, en motivant ainsi sa décision: «Nous avons été informé que, dans plusieurs provinces de notre royaume, il y en a beaucoup, qui, après avoir abjuré la religion prétendue réformée, dans l'espérance de contribuer aux sommes que nous faisons distribuer aux nouveaux convertis, y retournent bientôt après.»

Nul ne se fait illusion d'ailleurs sur la valeur des conversions obtenues à prix d'argent, et Fénelon reconnaît que dès qu'on abandonne les nouveaux convertis à eux-mêmes, leurs bonnes dispositions s'évanouissent en deux jours. «Si, par hasard, dit un intendant, on en voit paraître quelques-uns à l'église, ce sont ceux qui espèrent se conserver, par là, leur emploi ou office, et les pensions qu'ils ont du roi, et d'autres pour tâcher d'attraper quelque bon sur les biens de ceux qui ont quitté le royaume, et encore n'y vont-ils que par grimace

Pour que Louis XIV crût à la sincérité des conversions obtenues au rabais par la caisse de Pélisson, il fallait qu'il y mît une grande complaisance; cependant Rulhières dit: «De cette caisse, comparée par les huguenots à la boite de Pandore, sortirent en effet, tous les maux dont ils ont à se plaindre. Il est aisé de sentir que l'achat de ces prétendues conversions dans la lie des calvinistes, les surprises, les fraudes pieuses qui s'y mêlèrent, et tous ces comptes exagérés rendus par des commis infidèles, persuadèrent faussement au roi que les réformés n'étaient plus attachés à leur religion, et que le moindre intérêt suffisait pour les engager à la sacrifier.»

Que le roi ait pu croire que tout ses sujets huguenots étaient prêts à trafiquer de leur foi religieuse pour quelques écus, c'est déjà difficile à admettre, mais ce qui passe l'imagination, c'est de voir que pas un seul des convertisseurs ne semble soupçonner combien est odieux et immoral, le trafic des consciences auquel il se livre.

Quelques-uns vont plus loin encore, ils spéculent sur la faim, pour faire des prosélytes à la religion catholique.

On lit dans la correspondance des contrôleurs généraux, à la date du 20 octobre 1685: «Grâce aux exhortations de l'intendant (aidé par les dragons) et aux aumônes du roi, la ville d'Aubusson a abjuré presque tout entière, mais il faudra y répandre encore de l'argent pour compenser le départ de plusieurs manufacturiers.»

Quelques mois auparavant, à Paris, le commissaire Delamarre apprenant que quelques ministres interdits s'y trouvent dans une si grande nécessité qu'on les prendrait pour des insensés, demande leur adresse pour voir s'il ne serait pas possible de les faire aborder par quelque endroit, pour les convertir en secourant leur misère.

Fénelon envoyé en Saintonge pour reconvertir les huguenots un peu trop sommairement convertis par les dragons, conseille des moyens de _persuasion _analogues. Il écrit à Seignelai: «Pour les pauvres, ils viendront facilement si on leur fait les mêmes _aumônes _qu'ils recevaient chaque mois du Consistoire… on ne donnerait qu'à ceux qui feraient leur devoir. Si on joint toujours exactement à ces secours, ajoute-t-il, des gardes pour empêcher des déserteurs et la rigueur de peines (les galères et la confiscation), il ne restera plus que de faire trouver aux peuples autant de douceur à demeurer dans, le royaume que de péril à entreprendre d'en sortir.»

On voit dans la correspondance des évêques, qu'on refuse des secours à une veuve jusqu'à ce que ces enfants aient abjuré. Qu'on agit de même avec les membres d'une famille qui sont si pauvres qu'ils vont tout nus, la mère ayant mieux aimé demeurer nue, que d'accepter un habit qu'on lui donnait, à condition qu'elle viendrait une fois à la messe, etc.

De son côté, le terrible proconsul du Languedoc, Bâville, écrit: «Les douze mille livres que le roi a eu la bonté de m'envoyer, pour faire des aumônes dans les missions, font un effet merveilleux, et gagnent tous les pauvres à la religion. Bien que ce motif ne soit, pas d'abord très pur, les missionnaires savent très bien le rectifier, et ils engagent, par ce moyen, une infinité de personnes à s'instruire et à fréquenter les sacrements. Elles (les aumônes) sont d'autant plus utiles qu'il y a une misère extrême cette année dans les Cévennes, parce que le blé et les châtaignes ont manqué, et beaucoup de paysans ne vivent à présent que de glands et d'herbes… — _Cette grande nécessité _m'a fait penser qu'il serait très utile d'établir, dans le fond des Cévennes, quatre ou cinq missions après Pâques dans lesquelles je ferais distribuer le pain, ainsi les pauvres recevraient en même temps ce secours pour le temporel et l'instruction.»

Ces missions ambulantes pour la conversion des hérétiques, payées sur la cassette du roi, avaient commencé sous Louis XIII, elles continuèrent sous les règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI; des gratifications en argent, données aux convertis, ajoutaient du poids aux discours des missionnaires. Voici une ordonnance de comptant signée de Louis XVI, et portant la date du 1er janvier 1783: «Garde de mon trésor royal, M. Joseph Micault d'Harvelay, payez comptant, au sieur évêque de Luçon, la somme de quatre cents livres, pour aider à la subsistance des missionnaires du Bas Poitou qui travaillent à la conversion des protestants, et ce pour la présente année.»

Il est bon de se rappeler que, depuis les dernières années du règne de Louis XIV, il n'y avait plus légalement un seul protestant en France, tout huguenot, ayant abjuré ou non, étant, de par la volonté du roi, _réputé catholique! _On conservait cependant les missions travaillant à la conversion des protestants.

Ce n'était pas seulement à prix d'argent qu'on achetait les conversions, c'était encore, on le sait, à l'aide de faveurs de toute nature accordées aux huguenots dociles: une de ces faveurs était la surséance du paiement des dettes; un édit accordait, à tous les huguenots qui feraient abjuration, un terme et délai de trois ans pour le paiement du capital de leurs dettes; «il est défendu à leurs créanciers, était-il dit, de faire aucune poursuite contre eux pendant ledit temps, à peine de nullité, cassation de procédures et tous dépens».

Cet étrange édit apporta un trouble si profond dans le commerce qu'on fut bientôt obligé de décider que cette surséance du paiement des dettes ne pourrait être invoquée ni entre les nouveaux convertis, ni par les marchands convertis, pour les affaires qu'ils avaient avec l'étranger.

Les conversions mercenaires, obtenues, soit à prix d'argent, soit par des faveurs, n'avaient cependant pas sensiblement diminué le nombre des huguenots, en sorte que le plan conçu par Louis XIV pour ramener, sans violence, son royaume à l'unité religieuse menaçait d'échouer misérablement.

Par malheur, une des faveurs promises aux huguenots dociles, l'exemption des logements militaires, fut l'occasion de la jacquerie militaire qui a reçu le nom de dragonnades, et que suivirent les emprisonnements, les confiscations et toutes les odieuses mesures de violence que nous aurons à signaler au cours de ce travail. Dans un des chapitres de ce livre je ferai le récit détaillé des dragonnades, des violences exercées par les soldats pour arracher une abjuration à deux millions de victimes qui n'opposaient à leurs bourreaux d'autre résistance, que leur constance résignée, leurs larmes et leurs gémissements.

Les suites de cette jacquerie militaire furent choquantes, dit Michelet; le niveau de la moralité publique sembla baisser, Le contrôle mutuel des deux partis n'existant plus, l'hypocrisie ne fut plus nécessaire, le dessous des moeurs apparut. Cette succession immense d'hommes vivants, qui s'ouvrit tout à coup, fut une proie. Le roi jeta par les fenêtres; on se baissa pour ramasser. Scène ignoble! … La vie de cour ruinait la noblesse. On n'osait sonder les fortunes; on n'eût vu dessous que l'abîme. Le Roi, obligeamment interdit la publicité des hypothèques, qui eût mis à jour cette gueuserie des grands seigneurs. Ruinés par le jeu, les loteries, la plupart attendaient un coup du sort pour remonter. Plusieurs faisaient le sort au lieu d'attendre, ou en volant au jeu, ou par la poudre de succession. Les plus hauts mendiaient, du lever, au coucher, dévalisaient le roi de tout ce qui venait, office ou bénéfice. Mais tout cela, des bribes, des miettes! Ils périssaient, s'il ne tombait d'en haut une grande manne imprévue, quelque vaste confiscation.

«Le miracle apparut au ciel en 1685. Six cents temples ayant été détruits, leurs biens, celui des pauvres, des maisons de charité, devaient passer aux hôpitaux catholiques… La cour visait ce morceau. Les jésuites crurent prudent de demander et faire décider que ces biens revinssent, non aux hôpitaux, mais au roi, autrement dit à ceux qu'il favoriserait ou qui mériteraient en poussant à la persécution… Après les biens des temples, ceux des particuliers suivirent; chacun fut ardent à la proie. Ce fut un gouffre ouvert, une mêlée où l'on se jeta pour profiter du torrent qui passait, ramasser les lambeaux sanglants.»

Avant Louis XIV, Anne d'Autriche avait déjà endetté le trésor public par ses magnificences, les privilèges, les monopoles qu'elle accordait à son entourage de hauts mendiants; à une dame de sa cour elle avait donné un droit d'impôt sur toutes les messes dites à Paris; à sa première femme de chambre, la Beauvais; elle avait un jour, inconsidérément, donné les cinq grosses fermes, c'est-à-dire tous les impôts productifs faisant vivre la cour, et cela en croyant ne lui faire cadeau que d'une ferme appelée les Cinq fermes. Et, dit Madame, mère du régent, on a sur la régence d'Anne d'Autriche bien d'autres historiettes de ce genre.

Tandis que le peuple, décimé par des famines périodiques, mourait de faim sur les grands chemins, Louis XIV jetait l'argent par les fenêtres, à l'exemple de sa mère; et les courtisans avaient soin de se trouver sous ce qu'il jetait: à Mme d'Harcourt, le bien d'un suicidé; au comte de Marsan, la succession d'un bourgeois de Paris, bâtard mort sans enfants; à de Guiche, le produit de la confiscation des biens possédés par les Hollandais, en Poitou, pour prix de la dénonciation qu'il avait faite; à de Grammont, deux cent mille livres pour l'avis qu'il a donné au contrôleur général, des malversations commises par les fournisseurs des troupes d'Alsace. Monsieur, frère du roi, reçoit plus d'un million pour avoir demandé la poursuite des trésoriers de l'extraordinaire, à qui l'on fait rendre gorge; c'étaient chaque jour de grosses gratifications aux courtisans, à l'occasion du mariage de leurs filles, ou sous tout autre prétexte; les dettes de jeu de Monsieur, ou de la Montespan, à payer; celle-ci, en une seule nuit, perdait neuf millions de livres… Les plus impatients réalisaient leurs espérances de succession en donnant à leurs parents, ainsi qu'on le disait alors, un coup de pistolet dans un bouillon. C'était chose commune pour les grands seigneurs de vivre aux dépens de leurs vieilles maîtresses, et Tallemant des Réaux dit, comme une chose toute simple: le comte d'Harcourt fut longtemps aux gages de la femme du chancelier Séguier; Richelieu, le modèle du genre, dit Michelet, ne prenait pas moins de douze louis de chacune de ses maîtresses.

Les plus hauts seigneurs, des prélats même, avaient des mignons comme Henri III, mais ne se flagellaient plus comme lui en public. Un jour que le roi oublie son chapeau sur un siège, la boucle de diamants qui ornait le couvre-chef royal disparaît. Un autre jour, à Saint-Germain, les vases sacrés de la chapelle royale sont volés par un seigneur de la cour. Grandes dames et grands seigneurs trichaient au jeu; plus d'un gentilhomme fut envoyé aux galères comme faux monnayeur, etc.

Tous ces grands seigneurs et ces abbés et évêques Benoiton, qui composaient la cour, sous l'ancien régime, étaient avant tout des mendiants besoigneux[4] et insatiables, et voici le portrait que fait Paul-Louis Courrier de cette réunion de truands de haute volée: «Quand le gouverneur d'un roi enfant dit à son élève jadis: Maître, tout est à vous, ce peuple vous appartient, corps et biens, bêtes et gens, faites-en ce que vous voudrez, cela fut remarqué. La chambre, l'antichambre et la galerie répétaient: Maître, tout est à vous, ce qui, dans la langue des courtisans; voulait dire tout est pour nous, car la cour donne tout aux princes, comme les prêtres tout à Dieu; et ces domaines, ces apanages, ces listes civiles, ces budgets ne sont guère autrement pour le roi, que le revenu des abbayes n'est pour Jésus- Christ…».

À la cour, tout le monde sert ou veut servir. L'un présente la serviette, l'autre le vase à boire, chacun reçoit ou demande salaire, tend la main, se recommande, supplie… mendier n'est pas honte à la cour, c'est toute la vie du courtisan… Aucun refus, aucun mauvais succès ne lui fait perdre courage. Il n'est affront, dédain, outrage, ni mépris qui le puissent rebuter. Éconduit il insiste, repoussé il tient bon, qu'on le chasse, il revient, qu'on le batte, il se couche à terre. — Frappe, mais écoute, et donne; on est encore à inventer un service assez vil, une action assez lâche, pour que l'homme de cour, je ne dis pas s'y refuse, chose inouïe, impossible, mais n'en fasse point gloire et preuve de dévouement.

Mais le trésor royal de Louis XIV avait fini par s'épuiser par suite de ses folles dépenses et des largesses faites aux courtisans, et au moment où tomba la manne des confiscations huguenotes, on ne pouvait plus répéter après Mme de Sévigné «il ne faut pas désespérer, quoique on ne soit pas le valet de chambre du roi, il peut arriver, qu'en faisant sa cour, on se trouve sous ce qu'il jette

Il était temps pour tous ces mendiants titrés, tonsurés ou mitrés, que le roi les appelât à la curée protestante, digne couronnement des dragonnades. Ce fut un spectacle écoeurant, et, quelque bas que fût déjà le niveau de la moralité publique, il baissa encore à la suite de cette curée; des moines, des évêques, des gentilshommes se disputent la succession des consistoires; les capucins de Corbigny demandent, non seulement les matériaux du temple, mais, les vases d'argent et les deniers appartenant au consistoire. À Marennes, les capucins demandent la cloche du temple. L'évêque de la Rochelle demande pour son chapitre, les biens de M. de la Forest. L'évêque de Laon obtient sur les biens des fugitifs trois mille livres pour les maîtresses d'école de son diocèse. L'évêque de Gap qui veut achever son palais épiscopal, écrit: «Je n'ose pas vous importuner de mes bâtiments, cependant, si, par le moyen des biens confisqués, vous trouviez le moyen de loger un évêque sur le pavé, je vous en aurais beaucoup d'obligations.» L'évêque de Meaux demande le produit de la démolition des temples de Nanteuil et de Morcerf, pour l'hôtel- Dieu et l'hôpital général de Meaux.

L'abbé de Polignac reçoit en don du roi les biens du fils de Ruvigny, devenu duc de Galloway. La fortune du marquis d'Harcourt est donnée à l'abbé Feuquières, neveu de Madeleine Arnaud. Un officier de marine, la Gacherie, demande les biens d'un protestant qu'il prétend être mort relaps; la même demande avait été faite antérieurement par les religieuses de la visitation et avait été repoussée, en présence d'un certificat de médecin constatant que le défunt, quelques jours avant sa mort, était tombé dans une paralysie générale.

Il n'y a pas jusqu'au cocher de Madame qui ne vienne demander le bien d'un huguenot dont le fils est ministre en Angleterre.

Quant à l'intègre de Harlay, voici comment il sut se faire donner par le roi, la somme que son ancien ami de Ruvigny, lui avait confiée avant de partir pour l'Angleterre.

«Le vieux Ruvigny, dit Saint-Simon, était ami d'Harlay, lors procureur général, et, depuis, premier président, et lui avait laissé un dépôt entre les mains, dans la confiance de sa fidélité. Il le lui garda tant qu'il n'en put abuser; mais quand il vit l'éclat, il se trouva modestement embarrassé entre le fils de son ami et son maître à qui il révéla humblement sa peine. Il prétendit que le roi l'avait su d'ailleurs. Mais le fait est qu'il le dit lui-même, et que, pour récompense, le roi le lui donna comme bien confisqué, et que cet hypocrite de justice et de vertu, de désintéressement et de rigorisme, n'eut pas honte de se l'approprier et de fermer les yeux et les oreilles au bruit qu'excita cette perfidie.»

De Louville, gentilhomme de l'Anjou qui devait dix mille livres à de Vrillac, trouve cet honnête prétexte pour ne pas rembourser son créancier, que de Vrillac pourrait employer cette somme à préparer son évasion à l'étranger.

De Marsac, enseigne de vaisseau, présente un placet au roi pour demander la remise d'une rente due par lui au sieur Boisrousset, pour ce motif que les parents de son créancier ne font pas leur devoir de catholiques.

Les parents des réfugiés ne sont pas moins âpres à la curée que les étrangers; de la Corte, officier de marine, signale son oncle comme fugitif et demande ses biens; Mme Jaucourt de la Vaysserie gagne la prime promise aux délateurs, en dénonçant son mari et ses filles qui cherchaient à sortir du royaume; Mlle Vaugelade se fait allouer une pension sur les biens séquestrés d'une de ses parentes.

Henri de Ramsay, pour prix de sa conversion s'était fait donner les biens de son père, de sa mère et de ses oncles de Rivecourt passés à l'étranger et était ainsi devenu un des seigneurs les plus riches du bas Poitou. Cependant il laissait son père et sa mère mourir dans le dénuement, et refusait même de rembourser à son oncle 35 louis, que celui-ci avait avancés pour faire sortir son père, de la prison pour dettes de Maëstrich.

Le fils de Mme de Saintenac qui avait, grâce à la loi des confiscations, hérité, par avance, de l'immense fortune de sa mère, laissait celle-ci sans secours à l'étranger, et à sa mort il refusa de payer les dettes qu'elle avait laissées.

Fontaine, réfugié en Angleterre, met sa signature au bas d'une feuille de papier timbré et l'envoie à un de ses parents restés en France, pour qu'il pût vendre ou louer son domaine. (Je lui faisais observer, dit Fontaine, qu'il serait nécessaire de dater cet acte d'une époque antérieure à mon départ de France, cette condition étant indispensable pour empêcher de confisquer ma propriété). Ce bon parent suivit ces instructions pour son propre compte, il s'établit dans la maison de Fontaine devenue sa propriété en vertu d'un acte de vente en bonne forme et le pauvre réfugié n'entendit plus jamais parler de lui.

Le testament d'Alice de Cardot, léguant tous ses biens à son neveu de Vignolles, ayant été cassé et sa fortune confisquée, ce fut alors parmi les parents, nouveaux convertis de la défunte, à qui se salirait de plus de turpitudes pour se faire adjuger cette riche proie. — Bien qu'un des concurrents eût obtenu de Fléchier un certificat constatant qu'il était digne des bontés du roi, Bâville mit fin à ce combat de vautours autour d'un cadavre, en faisant décider que, provisoirement, l'héritage serait adjugé à l'hôpital général de Nîmes.

Il serait facile de multiplier les exemples de cette nature, ceux que j'ai cités suffisent pour édifier mes lecteurs.

La politique de l'ostracisme des faveurs, suivie contre les huguenots par Louis XIV, après Mazarin et Richelieu, politique dont l'habileté est moins contestable que l'honnêteté, avait eu, du moins, un résultat heureux au point de vue de la tranquillité du royaume; elle avait ramené au catholicisme toutes les grandes familles, la noblesse de cour, tous les ambitieux de pouvoir et d'honneurs, tous ceux, en un mot, pour qui la question religieuse n'avait été considérée que comme un moyen de parvenir; quant à la bourgeoisie protestante, voyant toutes les carrières publiques se fermer peu à peu devant elle, elle s'était consacrée aux professions libérales, au commerce, l'industrie et à l'agriculture, et s'était désintéressée de la politique. Les pasteurs qui avaient succédé aux seigneurs dans la direction du parti protestant, non seulement n'avaient rien de l'esprit turbulent de la noblesse, mais encore avaient fait accepter par leurs co-religionnaires cette dangereuse doctrine que désobéir au roi c'était désobéir à Dieu même.

La transformation du parti protestant, autrefois si remuant, en une pacifique secte religieuse explique comment, depuis la prise de la Rochelle, le roi de France avait toujours trouvé dans les réformés ses sujets les plus fidèles et les plus sûrs. Les huguenots avaient refusé de s'associer à la révolte du catholique Montmorency, et vingt ans plus tard, lors des troubles de la Fronde, ils étaient restés sourds aux appels de l'ancien chef du parti protestant, le prince de Condé.

Louis XIV, en confirmant l'édit de Nantes, disait: «Nos sujets de la religion réformée nous ont donné des preuves de leur affection et fidélité, notamment dans les circonstances présentes»; et en 1666, écrivant à l'électeur de Brandebourg, il affirmait encore ses bonnes dispositions en faveur des réformés «pour leur témoigner, disait-il, la satisfaction que j'ai eue de leur obéissance et de leur zèle pour mon service depuis la dernière pacification de 1660».

Mais, moins les protestants devenaient dangereux pour la tranquillité du royaume, plus chacun croyait pouvoir tenter contre eux.

Le clergé n'étant plus contenu par la crainte d'une révolte possible des réformés, pressait de plus en plus vivement chaque jour le roi de prendre les mesures nécessaires pour faire périr le plus promptement possible le protestantisme.

«Si vous cherchez, dit Rulhières, dans la collection du clergé cette longue suite de lois, toujours plus sévères contre les calvinistes, que, de cinq ans en cinq ans, à chaque renouvellement périodique de ses assemblées, il achetait du Gouvernement, vous y observerez que ses demandes avaient quelque modération tant que les calvinistes pouvaient être redoutés, mais qu'elles tendirent vers une persécution ouverte aussitôt qu'ils devinrent des citoyens paisibles

Les cléricaux sont donc mal fondés à prétendre que, par leur esprit remuant et indiscipliné, les protestants ont mis Louis XIV dans la nécessité de tenter la réalisation de cette utopie: le retour du royaume à l'unité de foi religieuse.

C'est une erreur tout aussi injustifiable que commet le fouriériste Toussenel quand il déclare que Louis XIV s'est montré grand homme d'État, en voulant supprimer le protestantisme, ami de la féodalité et constituant un insurmontable obstacle à l'unité de la France.

Les protestants, depuis la prise de la Rochelle, ne constituaient plus un État dans l'État, et Louis XIV les persécuta, non par politique, puisqu'ils étaient devenus ses plus fidèles sujets, mais pour raisons purement religieuses.

«Louis, le modèle des rois, dit Paul-Louis Courier, vivait, c'est le mot, à la Cour, avec la femme Montespan, avec la fille La Vallière, avec toutes les femmes et les filles que son bon plaisir fut d'ôter à leurs maris, à leurs parents. C'était le temps alors des moeurs, de la religion, et il communiait tous les jours. Par cette porte entrait sa maîtresse le soir, et le matin son confesseur.»

La besogne était rude pour le confesseur, dit Michelet, car le roi possédait publiquement à la fois trois femmes; la reine, La Vallière et la Montespan, elles communièrent ensemble, _à _Notre-Dame de Liesse, la reine récemment accouchée, La Vallière grosse de six mois, la Montespan dans les premiers troubles d'une grossesse. Il fallut remplacer le père Amat qui avait des scrupules, par le père Ferrier, puis par le père Lachaise, deux jésuites qui trouvèrent tout naturel que le roi prononçât la séparation de corps et de biens entre M. de Montespan et sa femme, qu'il fît légitimer ses bâtards du vivant de la reine, etc., et surent, pendant vingt ans, concilier les exigences de l'Église avec celles des passions du roi.

Pour mettre sa conscience en tranquillité, Louis XIV qui avait beaucoup de péchés à expier établissait une sorte de compensation entre le bien qu'il obligeait ses sujets à faire et le mal qu'il faisait lui-même. C'est ainsi que ce prince, doublement adultère, rendait une ordonnance portant mutilation du nez et des oreilles pour les filles de mauvaise vie et motivait ainsi une déclaration contre les blasphémateurs: «Considérant qu'il n'y a rien qui puisse davantage attirer la bénédiction du ciel sur notre personne et sur notre État que de garder et faire garder par tous nos sujets inviolablement ses saints commandements et faire punir avec sévérité ceux qui s'emportent à cet excès de mépris que de blasphémer, jurer et détester son saint nom, ni proférer aucune parole contre l'honneur de la très sacrée vierge, voulons et nous plaît, etc.»

C'est l'application du commode système en vertu duquel le compagnon d'un enfant royal est fouetté toutes les fois que son auguste camarade a fait une faute, du système en vertu duquel, font pénitence, par délégation, les deux vieilles galantes repenties dont Dangeau conte ainsi l'histoire: «La duchesse d'Olonne et la maréchale de la Ferté sa soeur, célèbres toutes deux par leurs galanteries, devenues vieilles et touchées par un sermon qu'elles venaient d'entendre un jour de mercredi des cendres, songeaient sérieusement à l'oeuvre de leur salut… «Ma soeur, dit la maréchale, que ferons-nous donc? Car il faut faire pénitence.» Après beaucoup de raisonnements et de perplexités: «Ma soeur, reprit, l'autre, tenez, voilà ce qu'il faut faire: faisons jeûner nos gens!»

De même, Louis XIV croyait racheter ses péchés, en provoquant par tous les moyens la conversion des huguenots de son royaume, en faisant pénitence sur le dos de ses sujets hérétiques.

Rulhières constate que cette préoccupation d'intérêt personnel est bien le motif déterminant de la croisade à l'intérieur, entreprise par Louis XIV. «Il avait, dit-il, formé le dessin de convertir les huguenots, comme trois siècles plus tôt et du temps de Philippe- Auguste et de Saint-Louis, il eût, en expiation de ses péchés, fait voeu d'aller conquérir la Terre Sainte.»

Quant à possibilité de trouver une justification de l'édit de révocation, on ne saurait trouver de témoignage moins suspect que celui de Saint-Simon, puisque c'est lui qui déconseilla le régent du rappel des huguenots et qu'il dit, dans ses mémoires, que Louis XIV avait fait la faute de révoquer l'édit de Nantes, beaucoup plus dans la manière de l'exécution que dans la chose même.

Or, Saint-Simon reconnaît qu'il n'y avait nulle raison, nul prétexte même, de déchirer le contrat passé entre les catholiques et les protestants sous la garantie de la signature royale, et il apprécie ainsi la faute commise par Louis XIV dans l'exécution de la révocation de l'édit de Nantes: «Qui eût su un mot de ce qui ne se délibérait que entre le confesseur, le ministre alors comme unique et l'épouse nouvelle et chérie, et qui de plus, eût osé contredire? C'est ainsi que sont menés à tout, par une voie ou par une autre, les rois qui… ne se communiquent qu'à deux ou trois personnes, et bien souvent à moins, et qui mettent, entre eux et tout le reste de leurs sujets, une barrière insurmontable.»

La révocation de l'édit de Nantes, sans le moindre prétexte et sans aucun besoin, et les diverses déclarations qui la suivirent furent les fruits de ce complot affreux, qui dépeupla un quart du royaume, qui ruina son commerce; qui l'affaiblit dans toutes ses parties, qui le mit si longtemps au pillage public et avoué des dragons, qui autorisa les tourments et les supplices dans lesquels ils firent réellement mourir tant d'innocents de tout sexe, et par milliers, qui ruina un peuple si nombreux, qui déchira un monde de familles, qui arma les parents contre les parents pour avoir leurs biens et les laisser mourir de faim, qui fit passer nos manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs États aux dépens du nôtre et leur fit bâtir de nouvelles villes, qui donna le spectacle d'un si prodigieux peuple, proscrit, nu, fugitif, errant, sans crime, cherchant asile loin de sa patrie; qui mit nobles, riches, vieillards, gens souvent très estimés pour leur piété, leur savoir, leur vertu, des gens aisés, faibles, délicats, à la rame et sous le nerf très effectif du comité pour cause unique de religion: enfin qui, pour comble de toutes horreurs, remplit toutes les provinces du royaume de parjures et de sacrilèges, où tout retentissait des hurlements de ces infortunées victimes de l'erreur pendant que tant d'autres sacrifiaient leur conscience à leurs biens et à leur repos, et achetaient l'un et l'autre par des abjurations simulées, d'où, sans intervalle, on les traînait à adorer ce qu'ils ne croyaient point et à recevoir réellement le divin corps du saint des saints, tandis qu'ils demeuraient persuadés qu'ils ne mangeaient que du pain qu'ils devaient encore abhorrer.

Presque tous les évêques se prêtèrent à cette pratique subite et impie, beaucoup y forcèrent, la plupart animèrent les bourreaux, forcèrent les conversions: Le roi s'applaudissait de sa puissance et de sa piété. Il se croyait au temps de la prédication des apôtres et il s'en attribuait tout l'honneur. Les évêques lui écrivaient des panégyriques, les jésuites en faisaient retentir les chaires et les missions. Toute la France était remplie d'horreur et de confusion et jamais tant de triomphes et de joie, jamais tant de profusions de louanges… nos voisins exultaient de nous voir ainsi nous affaiblir et nous détruire nous-mêmes, profitaient de notre folie, et bâtissaient des desseins sur la haine que nous nous attirions de toutes les puissances protestantes.

Quelles que pussent être les désastreuses conséquences de cette cruelle persécution religieuse, elles n'étaient pas de nature à arrêter Louis XIV dans la voie déplorable où il s'était engagé. On lit, en effet, dans les mémoires du duc de Bourgogne, que dans le conseil où fut décidée la révocation de l'édit de Nantes, le Dauphin ayant observé que, en admettant que la paix ne fût pas troublée, un grand nombre de protestants sortiraient du royaume, ce qui nuirait au commerce et à l'industrie et, par là même, affaiblirait l'État, le roi trouva la _question d'intérêt peu digne de considération _comparée aux avantages d'une mesure qui rendrait à la religion sa splendeur, à l'État sa tranquillité et à l'autorité tous ses droits.

Il n'y a donc pas à s'étonner si Louis XIV refusa obstinément de revenir sur ses pas, quand il vit que la conversion de ses sujets huguenots n'était qu'une vaine apparence et que son ardeur inconsidérée à ramener, coûte que coûte, la France à l'unité religieuse, avait ruiné le royaume.

Il ne s'obstina que davantage à poursuivre un but impossible par le viol journalier des consciences, et la collection des édits qu'il fit contre ses sujets huguenots, faits par force catholiques, ou légalement réputés catholiques sans avoir jamais abjuré, est un monument monstrueux d'iniquité et de déraison.

CHAPITRE II LIBERTÉ DU CULTE

Caractère d'humiliation du culte protestant. — Maxime du prince de Condé. — Temples supprimés. — Ministres interdits. — La désolation des provinces du midi. — L'insurrection des Cévennes. — Les assemblées. — Les pasteurs du désert. — Reprise générale du culte protestant. - - Mariages et baptêmes. — L'édit de 1787.

L'édit de Nantes n'avait pas, en ce qui concerne l'exercice du culte, placé sur un pied d'égalité la religion catholique et la religion protestante. Le culte catholique était librement célébré sur tous les points du royaume et avait partout la première place, tandis que l'exercice du culte protestant n'était autorisé que dans les lieux où il avait existé avant 1597.

Jusqu'à 1573, les édits royaux avaient qualifié le protestantisme de religion nouvelle, l'édit de Nantes l'appela religion _prétendue _réformée, puis défense fut faite aux pasteurs de prendre un autre titre que celui de ministres de la religion _prétendue _réformée, et, dans tous les actes publics, les huguenots durent être qualifiés de _prétendus _réformés. Rien ne fut négligé, du reste, pour accuser ce caractère d'humiliation qu'on voulait donner au protestantisme, afin de mieux marquer la différence de situation de la religion tolérée et de la religion maîtresse et dominante, de la réformée _qui est toute fausse _et de la catholique qui est toute sainte et toute sacrée, ainsi que le disait l'évêque d'Uzès.

Non seulement on défendit aux gentilshommes huguenots de se faire enterrer dans les cimetières catholiques ou dans les caveaux des églises, sous prétexte que les tombeaux de leurs pères y étaient ou qu'ils avaient quelque droit de patronage ou de seigneurie, mais encore les cimetières communs aux morts des deux religions, durent être abandonnés aux catholiques. Les huguenots qui avaient réclamé vainement contre l'appellation de _prétendus _réformés qu'on leur imposait, protestèrent énergiquement, sans plus de succès, contre cette prescription d'avoir à enterrer leurs morts à part, ce qui les marquait, disaient-ils, d'une tache odieuse et flétrissante.

«Pourquoi, dit une requête des églises réformées, nous assigner des cimetières à part? Nos pères avaient leur droit en ceux qui étaient déjà, et étaient publics et communs. Ne nous ont-ils pas laissés héritiers de leurs droits en cela, aussi bien qu'en cet air français que nous humons, aussi bien qu'en ces villes que nous hantons, aussi bien qu'en ces maisons que nous habitons?»

Aujourd'hui encore, nous voyons sans cesse de graves difficultés se produire par suite de la prétention de l'Église catholique de faire inhumer à part, tous ceux, catholiques ou non catholiques, qu'elle n'a pas pu ou voulu enterrer religieusement. Cette prétention se base sur ce qu'elle aurait fait siens, les cimetières, propriétés communales, en leur donnant une bénédiction générale qui aurait transformé leur _sol _en terre sainte.

Dans un certain nombre de localités on a cru prévenir le retour de difficultés de ce genre, en attribuant à chaque culte différent, une portion du cimetière, mais cette solution n'est pas satisfaisante, car le mort peut n'avoir, de son vivant, appartenu à aucun culte. La ville de Paris a trouvé la vraie solution du problème. Elle a astreint, le clergé catholique à bénir chaque fosse isolément, à ne plus étendre sa bénédiction au cimetière tout entier. De cette façon, catholiques, protestants, juifs, libres penseurs, sont enterrés côte à côte et non plus à part, et le cimetière est vraiment ce qu'il doit être, le lieu de repos commun pour tous les morts.

L'Église n'admettant pas la tolérance, même pour les morts, les cléricaux de la chambre des députés faisaient preuve d'illogisme en 1885, lorsqu'ils demandaient, à l'occasion de la proposition d'inhumer Victor Hugo au Panthéon, que cet édifice continuât à être consacré à l'exercice du culte catholique.

M. Goblet leur répondait avec raison: «Ce grand esprit était profondément religieux. Je rappellerai cet admirable testament dans lequel, tout en répudiant tous les dogmes et en déclinant les prières des prêtres, il proclamait sa foi en Dieu; mais parce qu'il croyait en Dieu d'une manière différente de la vôtre, vous lui auriez fermé les portes, de votre église. Je vous le demande, si nous l'avions porté au Panthéon, restant à l'état d'église, _l'y _auriez-vous reçu?» M. Baudry d'Asson et plusieurs de ses collègues de la droite, ne pouvaient s'empêcher de répondre: non!

Les cléricaux d'aujourd'hui auraient, dans ce cas, agi comme le fit en 1814 la royauté de droit divin, dont le premier soin fut de tirer des caveaux du Panthéon les corps de Voltaire et de Rousseau et de les faire jeter à la voirie.

Au sénat, MM. de Ravignan et Fresneau allaient jusqu'au bout de la doctrine catholique de l'intolérance, lorsqu'ils disaient que si le Panthéon perdait son caractère religieux, aucun grand homme chrétien, ne consentirait à être enterré la dedans[5].

Ainsi une nation ne pourrait assigner un même lieu de sépulture, dans un édifice n'ayant aucun caractère religieux, _à _tous ses grands hommes catholiques ou non catholiques, parce que, ainsi que le disait M. de Ravignan, ce serait infliger aux catholiques une sépulture qui serait un attentat à leur croyance que de les faire reposer à côté de protestants, de juifs, de théistes et d'athées. C'est l'application aux morts de cette théorie de l'Église, que la loi ne peut mettre sur le même pied l'erreur et la vérité, théorie empêchant que la paix et la tolérance puissent régner dans un pays, non seulement entre les vivants, mais encore au milieu des tombeaux.

Pour bien marquer le caractère d'_humiliation _du culte protestant, même dans l'intérieur des temples, Louis XIV ne négligea rien, il fit enlever de ces édifices religieux, les bancs et sièges élevés là pour les gentilshommes, juges, _consuls _et échevins, les fleurs de lys, armes du roi, des villes et des communautés placées sur les bancs, murailles et vitres desdits temples. Il fit défense à tous juges royaux ou des seigneurs, consuls et échevins réformés de porter dans les temples, et lorsqu'ils y allaient ou en revenaient, leurs robes rouges, chaperons et autres marques de magistrature.

Dans les villes, sièges d'un archevêché ou évêché, le temple ne pouvait être placé à moins d'une lieue de la dernière maison d'un des faubourgs. Louis XIV interdit, en outre, de prêcher et de s'assembler dans les temples, de n'importe quelle ville, pendant que les évêques ou archevêques s'y trouvaient en tournée pastorale.

Dans les villes, où il y avait citadelle ou garnison de troupes royales, il était défendu aux protestants de s'assembler, au son des cloches. Du jeudi au samedi, pendant la semaine sainte, les cloches de tous les temples devaient s'abstenir de sonner à l'exemple de celles des églises catholiques.

Plusieurs temples, entre autres celui d'Uzès, furent démolis, comme étant placés _trop près _des églises catholiques, dont les offices étaient troublés par le son des cloches et le chant des psaumes. Quand une procession, dans laquelle était porté le Saint- Sacrement, passait devant un temple, les protestants assemblés devaient cesser le chant des psaumes. Enfin on en vint à interdire aux ministres de parler avec irrévérence, dans leur prêche, des choses saintes et des cérémonies de l'église catholique. Un banc dut être réservé dans le temple aux catholiques pour que ceux-ci pussent, dit l'édit, réfuter au besoin les ministres, et les empêcher, par leur présence, d'avancer aucune chose contraire au respect dû à la religion catholique.

Que dirait le clergé catholique, si demain, le gouvernement républicain mettait en application une loi, par laquelle un banc devrait être réservé dans chaque église aux non-catholiques, _afin _que ceux-ci pussent, au besoin, _réfuter _les arguments du prédicateur, et, par leur présence, empêcher le prêtre de dire chose contraire au respect dû, soit aux croyances autres que celles du catholique, soit aux institutions du pays.

On avait eu soin de limiter, à l'intérieur des temples, la liberté de l'exercice du culte protestant, et c'est avec un soin jaloux qu'on avait interdit toute manifestation extérieure du culte toléré.

Il était défendu aux ministres de paraître au dehors des temples, _en habit long; _on ne souffrait même pas que, dans le temple, ils portassent des soutanes et robes à manches (ce qui n'appartenait qu'aux ecclésiastiques et aux officiers de justice, disait la loi). Ils ne pouvaient faire aucun prêche, aucune exhortation, dans les rues, sur les places publiques, même sous les arbres des campagnes, sous quelque prétexte que ce fût, exécution de criminels, inondation, peste, etc.; quand ils allaient consoler les prisonniers, les ministres ne pouvaient le faire qu'à voix basse et dans une chambre séparée; de même, dans les hôpitaux, ils devaient faire leurs prières et exhortations aux malades réformés, à voix assez basse pour qu'ils ne pussent être entendus des autres malades.

Cette prescription était plus que difficile à observer dans les hôpitaux de l'ancien régime, où l'on entassait dans chaque lit six ou huit malades, les convalescents avec les moribonds, parfois avec les morts qu'on n'avait pas toujours le temps d'enlever. Le clergé attaché à l'Hôtel-Dieu de Paris ne laissait les ministres parler aux malades huguenots qu'en présence d'un ecclésiastique, prétendant que sans cette surveillance, les ministres parlant haut, détournaient, dans un quart d'heure, plus de malades catholiques que l'on ne pouvait en édifier en trois jours. Les protestants ne pouvaient envoyer de députations spéciales, et il leur était interdit de faire corps à part dans toutes les occasions où ils avaient à paraître en public. Ils _ne _pouvaient s'assembler pour faire des prières publiques, des lectures ou autres exercices de leur religion que dans leurs temples et en présence de leurs ministres. Il leur était défendu de chanter des psaumes à haute voix, dans les rues, carrefours, places publiques et même aux fenêtres de leurs maisons. Ce _chant _des psaumes ne leur était permis, dans leurs boutiques et chambres fermées, qu'à cette condition qu'il fût fait à voix assez basse pour ne pouvoir être entendu des voisins et des passants.

Les cérémonies de noces, de baptêmes et d'enterrements, étant considérées comme de _nécessaires _manifestations extérieures du culte, étaient réglementées de manière à bien marquer le caractère d'_humiliation _qu'on voulait imprimer au culte toléré.

Les réformés, dit un édit, allant en marche par les rues, à l'occasion des noces et des baptêmes, _affectent _de se trouver en nombre considérable pour se rendre à leurs temples. Pour faire cesser ce scandale, il est décrété qu'à toutes cérémonies de noces et de baptêmes, qui seront faites par des huguenots, il ne pourra y avoir plus de douze personnes, y compris les parents qui y assisteront; il est fait défense de marcher _en grand nombre _par les rues, en allant à ces cérémonies.

Pour les enterrements, le nombre des personnes assistant aux convois ne peut dépasser trente personnes, y compris les plus proches parents du défunt, ces enterrements doivent se faire à six heures du matin ou à six heures du soir, du mois d'avril au mois d'octobre, à huit heures du matin ou à quatre heures du soir, du mois d'octobre à la fin de mars.

Le bailli de Caen avait condamné à l'amende les réformés Baillebache et Daniel, à raison de _la malversation _par eux commise: «D'avoir couvert le cercueil du corps de la fille dudit Baillebache d'un drap blanc, semé de couronnes et guirlandes de romarin et fait porter les quatre coins d'icelui par quatre filles tenantes en leurs mains chacune un rameau aussi de romarin, et ledit Daniel d'avoir aussi pareillement fait porter les coins d'un drap étant sur le corps de sa défunte femme.»

Le parlement de Rouen confirme ce jugement: Ouï, Ménard, avocat, qui a dit: «Qu'il n'appartenait point à ceux de la religion prétendue réformée de faire aucune pompe ni cérémonie dans leurs enterrements, que c'était un honneur _réservé _à ceux qui professent la religion du prince; qu'il n'y pouvait avoir _égalité _entre les deux religions; que la catholique, qui était la religion maîtresse et dominante, devait avoir _tous les honneurs et tous les avantages; _que la prétendue réformée doit demeurer dans l'abaissement, dans le silence et dans l'obscurité, qu'il n'était pas juste que la servante se parât des mêmes ornements que sa maîtresse

Ouï l'avocat général, lequel a dit: «Que nous voulons que ceux de la religion prétendue réformée, paraissent en toutes choses, ce qu'ils sont, c'est-à-dire tolérés, et, pour cette raison, il leur est interdit toutes choses qui sont _d'apparence extérieure; _point d'exercice public de leur religion, point de culte extérieur, _rien qui paraisse; _même les édits leur ordonnent de faire leurs enterrements sur le soir, afin d'en retrancher les pompes, les cérémonies et toutes les vaines ostentations

Ce système _d'humiliation _appliqué par Louis XIV aux protestants, à l'occasion des enterrements, nous avons vu sous la république, un préfet de _l'ordre moral _tenter de le ressusciter contre les libres penseurs de Lyon. En 1873, M. Ducros, préfet du Rhône, sous prétexte de nécessités d'ordre public (prétexte invoqué au XVIIe siècle, pour les protestants), prit, en effet, un arrêté décidant que les enterrements _civils _se feraient au plus tard, à six heures du matin en été, _à sept heures en hiver; _qu'ils ne pourraient être suivis par un nombre de personnes excédant le chiffre qu'il fixait, et qu'ils devraient se rendre au cimetière par la voie la plus directe, en évitant les grandes rues.

Les journaux cléricaux ne craignirent pas de prodiguer les éloges à cet arrêté, injustifiable dans une société où, en vertu de la loi, tous sont égaux, et ont droit au même traitement, quelles que soient leurs croyances religieuses ou leurs opinions philosophiques. Il était juste, disaient ces journaux bien pensants, que les morts libres penseurs fussent enterrés à l'heure où étaient enlevés _les immondices _de la ville, attendu que, ayant voulu mourir comme des chiens, _ils _devaient être enfouis comme des chiens.

L'injure n'était pas nouvelle et elle a toujours été appliquée, par les catholiques à ceux qui, protestants ou libres penseurs, n'avaient point à leur lit de mort, reçu les sacrements de l'Église catholique. Ainsi on lit dans le Journal de l'Étoile: «En 1590, mourut aux cachots de la Bastille, maître Bernard Palissy, prisonnier pour la religion, âgé de quatre-vingts ans. La tante de ce bonhomme y étant retournée le lendemain, voir comment il se portait, trouva qu'il était mort. Et, lui dit Bussy, que, si elle voulait le voir, qu'elle le trouverait _avec ses chiens _sur le rempart, où il l'avait, fait traîner _comme un chien _qu'il était.»

On lit encore dans un mémoire qui se trouve aux archives générales: «En 1699, le sieur Bertin de Montabar, gentilhomme de la religion prétendue réformée, des plus obstinés, lequel était âgé de quatre-vingts ans, mourut, sans avoir voulu souffrir que son curé ni aucun prêtre le vissent… Son obstination ayant fait refuser à ses enfants la permission de le faire enterrer en terre sainte, on l'a enterré dans son jardin auprès du lieu où avait été enterré son chien

C'est par suite de la même préoccupation d'imposer un caractère de flétrissure à l'enterrement des non catholiques qu'à Paris, jusqu'à la Révolution, les protestants et les artistes de la Comédie-Française, excommuniés ordinaires du roi, durent être enterrés sans pompe, la nuit, et inhumés dans un chantier.

S'inspirant de la doctrine qui avait dicté jadis l'arrêt rendu dans l'affaire Baillebache: la religion catholique a le privilège de tous les honneurs et de tous les avantages, les ministres de la guerre, sous l'ordre moral, MM. Berthauld et du Barrai, firent pour la question des honneurs militaires, ce que le préfet Ducros avait fait pour les inhumations des libres penseurs à Lyon.

Arguant de je ne sais quelle équivoque de texte, ces ministres décidèrent que le piquet d'honneur accordé par la loi aux religionnaires morts, devait être refusé à ceux qui étaient conduits directement de leur domicile au cimetière, sans passer par l'église, le temple ou la synagogue. C'est en vertu de cette décision que le député Brousse et le compositeur Félicien David furent privés des honneurs militaires.

Ces tentatives faites hier pour noter d'infamie les obsèques des libres penseurs, ou tout au moins pour leur imprimer un caractère d'humiliation, suffisent pour montrer ce que serait devenu le principe de l'égalité de tous les citoyens et de toutes les opinions devant la loi, si l'on eût réussi à restaurer, avec le roi très chrétien Henri V, le gouvernement des curés.

Un jour, le prince de Condé, ayant eu une vive discussion à propos de religion avec la princesse de la Trémouille, lui avait conseillé, pour se défaire de ses entêtements huguenots, de rester six mois sans aller au prêche et sans voir le ministre.

L'affaire fit grand bruit et _la maxime du prince de Condé _eut beaucoup de succès auprès des évêques et des intendants, qui, convaincus que la religion n'est qu'une affaire d'habitude, rivalisèrent d'ardeur pour mettre les huguenots dans l'impossibilité d'aller aux prêches et de voir des ministres, par la suppression d'un grand nombre de temples et l'interdiction de nombreux ministres.

On supprima tous les temples, dans les lieux où l'on ne put prouver _par titres _que le culte protestant avait été célébré avant l'édit de Nantes, et cette preuve _écrite _était d'autant plus difficile à faire que la plupart des titres avaient été détruits ou perdus au cours des guerres de religion.

Les protestants se trouvant souvent disséminés par groupes peu nombreux au milieu des populations catholiques, les annexes, ou lieux d'exercices secondaires, n'avaient pas de ministres attitrés, mais un pasteur venait, à des jours déterminés, prêcher dans chacune de ces annexes. Un édit défendit aux ministres de prêcher dans plus d'un lieu. Les églises s'étant cotisées, les plus riches venant au secours des plus pauvres, chaque annexe put avoir son pasteur.

Un nouvel édit vint interdire à chaque église de contribuer aux dépenses des autres, attendu que, au moyen des cotisations, les ministres devenaient beaucoup plus fréquents qu'il ne convenait à une religion qui n'était que tolérée. Pour empêcher que ces cotisations ne pussent continuer à se faire secrètement, il fut interdit aux consistoires de se réunir, hors la présence d'un juge royal, et de voter, même pour aumônes, aucune imposition nouvelle.

Pour qu'un temple fût fermé et ses ministres interdits, il suffisait qu'un huguenot ayant abjuré ou que l'on prétendait avoir abjuré eût assisté au prêche. Il eût fallu que les ministres se tinssent à la porte des temples pour demander à quiconque voulait entrer, avez-vous _abjuré? _Tout nouveau converti qui, pour n'importe quel motif, entrait dans un temple devait être poursuivi comme _relaps ainsi _qu'en témoigne la lettre suivante, écrite le 25 janvier 1682, par le chancelier Letellier, au procureur général du parlement de Paris: «Je me suis souvenu que je ne vous avais pas mandé les intentions du roi sur le mémoire qu'a envoyé ici le sieur de Marillac, concernant les nouveaux convertis qu'on a surpris retournant dans les temples: «Pour y satisfaire, je dois vous faire savoir que Sa Majesté désire _qu'on ne fasse pas de distinction _de ceux qui y sont retournés, disant qu'ils veulent vivre dans la religion protestante d'avec ceux qui prétendent n'y avoir été que par curiosité ou pour parler à leurs amis, et sans dessein de changer, et qu'il faut que _les uns et les autres _soient châtiés suivant ce qui est porté à la déclaration qui pèse les peines des relaps

Arnould, intendant de la Rochelle, pour arriver à faire fermer plusieurs temples, se servait d'une nouvelle convertie qu'il envoyait assister aux prêches. Ce sont les services rendus à la cause _de la religion _par cette femme que Bégon, intendant de Rochefort, invoquait pour demander au roi d'accorder un secours à cette personne si méritante: M. Arnould, écrivait-il, «s'est utilement servi de Marie Bonnaud, pendant les années 1684 et 1685, pour trouver des preuves de faits suffisants pour parvenir à la démolition des temples, et c'est par son moyen, que celui de la Rochelle et plusieurs autres ont été détruits au mois d'octobre 1685.»

Avec le désordre régnant dans l'oeuvre des conversions, on comprend combien était grand le nombre des relaps, vrais ou prétendus, dont la présence au prêche suffisait pour provoquer la démolition des temples et l'interdiction des ministres.

Il n'est donc pas surprenant que, sous prétexte d'infractions aux édits, on fût arrivé à réduire dans une proportion considérable les lieux d'exercice et que le nombre des temples, qui avait été de 760 en 1598, fût descendu en 1684 à 50 ou 60.

À ce moment l'évêque de Lodève disait: «La condamnation des ministres, la démolition des temples est le plus sûr moyen d'humilier la religion prétendue réformée et de la _finir _en France. _Il n'y a qu'à laisser faire le roi _qui est conduit par l'esprit de Dieu, et avant peu de temps, nous aurons la consolation _de ne plus voir qu'un autel _dans l'État.»

Par suite de ces fermetures multipliées de temples, les huguenots venaient de fort loin en troupes aux temples encore debout, menant avec eux leurs enfants qu'ils voulaient faire baptiser et qui parfois mouraient gelés en route sur le sein des mères.

Un édit défend aux temples survivants d'avoir un plus grand nombre de ministres que par le passé et pour éviter l'affluence du peuple dans les lieux d'exercice et le _scandale _causé par le passage des huguenots se rendant à des temples éloignés, ordonne qu'à l'avenir «les protestants ne pourront plus aller aux temples qui se trouveraient dans les baillages ou sénéchaussées où ils n'ont pas leur principal domicile, et n'ont pas fait leur demeure ordinaire pendant un an entier sans discontinuer». Là, où ils auront été soufferts, ajoute l'édit, l'exercice sera interdit et le temple sera démoli.

Cette clause peut donner une idée de la multiplicité des moyens employés pour amener la fermeture des temples; quant aux ministres, on les interdisait sous les plus vains prétextes; ainsi Brevet, ministre à Dampierre, fut interdit pour avoir fait la prière à un malade qui, au dire du curé du lieu, _avait l'intention _de se convertir. Cette lettre de Louvois à Baville suffit pour montrer avec quelle _impartialité _le gouvernement devait décider du bien ou mal fondé des contraventions aux édits, invoquées pour obtenir la fermeture ou la démolition d'un temple: «Sa Majesté trouve bon que vous travailliez incessamment à faire le procès aux temples de… et elle apprendra avec beaucoup de plaisir qu'il se soit trouvé de quoi les condamner

Les intendants s'ingéniaient à trouver les moyens de faire plaisir au roi, et, dans ses mémoires, Foucault se fait gloire d'avoir trouvé un expédient de la plus insigne mauvaise foi pour arriver à supprimer, dans tout le Béarn, l'exercice du culte protestant.

«Je fis voir au roi, dit-il, qu'il y avait un trop grand nombre de temples et qu'ils étaient rapprochés les uns des autres, qu'il suffirait d'en laisser cinq. J'affectais de ne laisser subsister justement, au nombre des cinq, que des temples dans lesquels les ministres étaient tombés dans des contraventions qui emportaient la peine de la démolition, dont la connaissance était renvoyée au Parlement, en sorte que, par ce moyen, il ne devait plus rester de temples en Béarn.» En attendant la décision du Parlement, Foucault proposait d'obliger les ministres des autres temples supprimés comme superflus, à s'éloigner de _dix lieues _de leur résidence, ce qui les chasserait de la province, attendu, disait- il, que le Béarn n'a que onze lieues de long sur sept à huit de large.

Les évêques poursuivaient le même but avec autant d'ardeur que les intendants, et n'avaient pas plus de scrupules que ceux-ci sur la moralité des moyens à employer pour arriver à ce but.

Voici, par exemple, comment l'évêque de Valence parvint à supprimer dans son diocèse l'exercice du culte protestant: «J'attaquai, dit-il, les temples qui avaient contrevenu, et j'obtins le rasement de plusieurs. Je fus si _heureux _que, dans moins de deux ans, de quatre-vingts temples que j'avais dans les diocèses de Valence et de Dié, il n'en restait qu'environ dix ou douze. Quand je fus à l'assemblée (en 1683) je n'en avais plus que deux. Le Tellier m'en donna un, qu'il fit juger dans le conseil, et je suppliai si puissamment Sa Majesté de m'accorder l'autre, que je l'obtins de sa piété et de sa bonté; de sorte que, avant la révocation de l'édit de Nantes, je me glorifiais fort d'avoir détruit l'exercice des temples dans mon diocèse

C'est _dans l'intérêt de la justice _que cet évêque réclamait la destruction du dernier temple existant dans son diocèse «parce que, disait-il au roi, ce temple se trouve si fatalement situé, qu'il fait, lui seul, rétablir et subsister tous les temples qui ont été démolis par vos ordres et vous rendez ainsi l'exercice à tous les lieux qui en ont été privés, d'une manière qui leur est aussi commode

Ces gracieusetés de ministre et de roi à évêque avaient pour résultat de réduire au désespoir des milliers de protestants arbitrairement privés de tout exercice de leur culte.

Dès 1683, plus de cent mille protestants, par suite des fermetures de temples et des interdictions de ministres, se trouvaient, sinon légalement, du moins en fait, privés de l'exercice public de leur culte.

À l'instigation de Brousson, avocat toulousain qui plaidait avec passion la cause des temples menacés, seize pasteurs du Languedoc, du Vivarais, du Dauphiné et des Cévennes se réunissent à Toulouse le 3 mai 1683. La réunion décide que, à un jour donné, l'exercice du culte sera repris partout où il a été aboli, soit sur les ruines des temples démolis, soit à côté des temples qu'on a fermés. C'était l'organisation de la résistance _passive _que les seize directeurs justifiaient ainsi dans une adresse à Louis XIV: «Les déclarations que les ennemis des suppliants ont obtenues avec tant de surprise, leur défendent de s'assembler pour rendre à Dieu le service qu'ils lui doivent. Dans l'impuissance où les suppliants se trouvent, Sire, d'accorder la volonté de Dieu avec ce que l'on exige d'eux, ils se voient contraints par leur conscience de s'exposer à toutes sortes de maux pour continuer de donner gloire à la souveraine majesté de Dieu qui veut être servie selon sa parole.»

Brousson n'avait pas dissimulé à ses co-religionnaires que, par suite de cette résolution, il y aurait des martyrs, «mais, ajoutait-il, dix ou vingt personnes n'auront pas plutôt souffert la mort et scellé de leur propre sang la vérité de la religion qu'elles professent que le roi ne jugera pas à propos de pousser la chose plus loin, pour ne pas faire une grande brèche à son royaume

Malheureusement la grande majorité des protestants avait accepté la doctrine de l'obéissance absolue aux ordres du roi quels qu'ils fussent, et n'était pas en disposition de suivre ces mâles conseils, en sorte que les assemblées furent peu nombreuses, et que ceux qui avaient désobéi aux édits se virent hautement désavoués par leurs co-religionnaires.

Ruvigny, député général des protestants, lui-même, qualifie de _criminelle _la conduite de ceux qui avaient repris l'exercice de leur culte et avaient ainsi commis une offense envers Dieu lui- même, en violant le respect dû au roi et à ses édits. Il traduisait du reste les sentiments des trop nombreux huguenots qui abjurèrent plus tard et crurent justifier leur abjuration en la motivant ainsi: pour obéir à la volonté du roi.

Les catholiques, s'étant inquiétés des rassemblements des protestants, avaient dispersé plusieurs des assemblées tenues par ceux-ci, dès lors on n'alla plus qu'armé aux assemblées de prières et la lutte entre les catholiques et les protestants prit bientôt en conséquence le caractère d'une guerre civile.

Louvois met des troupes en marche pour châtier les rebelles (les protestants), accusés d'avoir pris l'offensive; mais l'intendant d'Aguesseau parcourt le pays, obtient des protestants qu'ils se dispersent, posent les armes, et il demande au gouvernement une amnistie.

L'amnistie est accordée, mais elle n'était qu'un leurre, car elle ne s'appliquait, ni aux ministres, ni aux notabilités protestantes compromises, ni à ceux qui avaient été arrêtés et se trouvaient dans les prisons. Dans le Vivarais et les Cévennes, les protestants, voyant que malgré l'amnistie leurs co-religionnaires étaient roués, pendus ou envoyés aux galères reprennent les armes.

Louvois ordonne aux troupes qu'il envoie, de causer _une telle désolation _dans le pays que les autres religionnaires fussent contenus par l'exemple qui s'y ferait. Il avait chargé de la besogne de Noailles qui, de son aveu, mettait trop de bois au feu, et Saint-Ruth qui, au dire de d'Aguesseau, fit une véritable chasse à la proie humaine. Après les massacres en rase campagne, les supplices se multipliaient; le pasteur Brumer fut massacré, son collègue Homel, directeur pour le Vivarais, livré par un traître, fut roué vif; Brousson et les autres directeurs avaient dû fuir en Suisse; plusieurs furent exécutés par contumace, et plus de cent trente pasteurs furent impliqués dans les poursuites survenues à la suite de cette affaire.

Pour donner une idée de la barbarie de la répression, il suffira de citer les faits suivants: «Un jour, dit Cosuac, Saint-Ruth, après avoir dispersé une bande de religionnaires, en fit brûler plus de deux cents qui s'étaient réfugiés dans une grange. Les malheureux repoussant avec des perches les matières combustibles que les soldats jetaient sur le toit, les dragons embusqués dans les arbres tiraient sur eux.

«La grange brûla et tous furent étouffés, sauf les quinze plus vigoureux qui, étant sortis, furent fusillés ou pendus.

«À l'approche des soldats, un autre jour, des vieillards, des femmes et des enfants se sauvent et se réfugient dans des précipices, derrière Mastenac, Saint-Ruth en trouve le chemin.

«Il y eut plusieurs filles et femmes violées, dit Élie Benoît; une entre autres, ayant donné beaucoup de peine à six dragons par sa résistance et se jetant sur eux comme une lionne pour se venger, fut tuée par ces brutaux à coups de sabre… Catherine Raventel, ayant été trouvée dans les douleurs de l'enfantement, les dragons la tuèrent… On tua tout, hommes et femmes, tous périrent jusqu'au dernier.»

L'évêque de Valence avait demandé qu'on lui accordât du moins la grâce des prisonniers qu'il parviendrait à convertir. «J'accompagnais l'intendant, dit-il, dans les endroits où il y avait des prisonniers, et, dans le temps qu'il les condamnait à mort et qu'on instruisait leur procès, je recevais leur abjuration, cela fit sauver plus de deux mille hommes

Louvois dut être satisfait, et la _désolation _du pays en 1683- 1684, fut le digne prélude de la sauvage dévastation accomplie quelques années plus tard, pour faire régner _la paix des tombeaux _sur les ruines ensanglantées des Cévennes, dépeuplées et converties en désert, sur une étendue de quarante lieues de long sur vingt de large.

L'histoire de l'insurrection des Cévennes ne rentre pas dans le cadre de ce travail, qui a pour but de faire l'histoire de la résistance passive de l'immense majorité des huguenots, résistance finissant par lasser les persécuteurs. Mais si la constance héroïque des martyrs huguenots, au fond des cachots, sur les bancs des galères, devant la potence, la roue et le bûcher a gagné, devant l'opinion publique, la cause de la liberté de conscience, on ne peut contester que le souvenir toujours vivant de la lutte héroïque de quelques milliers de montagnards contre les armées de Louis XIV n'ait, pour une large part, contribué à assurer le succès définitif de cette grande cause. C'est pourquoi nous disons ici quelques mots de cette guerre du désespoir, provoquée par la longue et cruelle persécution qui suivit la désolation de 1683.

Deux fois dans les provinces du midi, en 1688 et en 1700, tout un peuple tombe malade, perd l'esprit à force d'être persécuté et torturé et c'est par milliers que hommes, femmes, filles et enfants se mettent à prophétiser. Cette maladie extatique, éteinte ailleurs, se perpétue dans les Cévennes, et depuis Esprit Séguier qui, en 1702, donne le signal de l'insurrection, jusqu'à Rolland et Cavalier même, les chefs camisards furent presque tous prophètes. S'il fallait livrer un combat ou tenter une expédition, on ne le faisait qu'après avoir consulté les inspirés, interprètes de l'Esprit Saint Bombonnoux, un des derniers chefs camisards, prévient en vain ses gens du danger qu'ils courent: «comme je n'étais pas prophète, dit-il, on ne fit aucune attention à mes pressentiments.»

La principale cause qui amena les Cévenols à se révolter, dit Court, ce fut la conduite cruelle et barbare que les ecclésiastiques, évêques, grands vicaires, curés, les moines eux- mêmes tenaient à l'égard des protestants.

Le plus cruel des tyrans locaux qui s'ingéniaient à tourmenter les huguenots, c'était l'archiprêtre du Chayla qui, bourreau, et satyre tout à la fois, torturait les hommes, à la vue de leurs femmes et de leurs filles, pour les obliger à se livrer à lui. Contre ses prisonniers enfermés dans les caves de son château de Pont-de-Montvert, il épuisait tous les raffinements de cette science de torture dans laquelle, dit Court de Gebelin, les prêtres n'ont point connu de rivaux et ne furent jamais dépassés. Il leur arrachait un à un les poils de la barbe, des sourcils, des cils; il leur liait les deux mains avec des cordes de coton imbibées d'huile ou de graisse, qu'il faisait brûler lentement jusqu'à ce que les chairs fussent rôties jusqu'aux os. Il leur mettait des charbons ardents dans les mains qu'il fermait et comprimait violemment avec les siennes. Il plaçait ces malheureux dans les ceps (nom que l'on donnait à deux pièces de bois entre lesquelles il engageait leurs pieds), de telle sorte qu'ils ne pouvaient se tenir ni assis, ni debout sans souffrir les plus cruels tourments.

Dans la nuit du 24 au 25 juillet 1702, trois prophètes, Esprit Séguier, Conduc et Mazel se donnent rendez-vous dans la montagne, une cinquantaine de huguenots armés de fusils, de sabres, de faux ou de bâtons viennent se joindre à eux. «Dieu le veut! s'écrie le prophète Séguier, il nous commande de délivrer nos frères et nos soeurs, et d'exterminer cet archiprêtre de Satan.»

La bande des conjurés entre dans le bourg de Pont-de-Montvert en chantant le psaume de combat, ils prennent d'assaut la demeure de du Chayla, enfoncent la porte avec une poutre dont ils font un bélier, tuent ou dispersent les gardes de du Chayla, et mettent le feu au château.

Ils se précipitent vers les cachots et trouvent les malheureux prisonniers à moitié morts, les pieds endoloris pris dans les ceps, n'ayant même plus la force de prendre la liberté qu'ils viennent leur apporter. Leur fureur redouble, ils découvrent du Chayla, qui, en voulant s'enfuir par une fenêtre, est tombé et s'est brisé la jambe. Chacun défile à son tour devant l'archiprêtre et le frappe en disant: «Voici pour mon frère envoyé aux galères, pour ma mère, pour ma soeur enfermées au couvent, pour mon père que tu as fait périr sur la roue.» Quand on releva le cadavre de du Chayla, il avait cinquante-deux blessures faites par chacun de ceux qui avaient une victime à venger. C'est à la suite de cette sanglante exécution que commença la terrible guerre des Cévennes, guerre du désespoir, entre quelques milliers de montagnards guidés par leurs prophètes, et les armées de Louis XIV.

Pour se rendre compte de ce qu'étaient ces révoltés, se croyant inspirés de l'Esprit-Saint ne craignant ni la mort sur le champ de bataille, ni les souffrances du supplice sur la roue ou le bûcher, il suffit de se rappeler la fin du prophète Esprit Séguier:

«Comment t'attends-tu à être traité? lui demande le capitaine Poul qui l'a fait prisonnier.

— Comme je t'aurais traité moi-même, si je t'avais pris, répond le prisonnier enchaîné.

— Pourquoi t'appelle-t-on Esprit Séguier? lui demandent les juges.

— Parce que l'esprit de Dieu est avec moi.

— Ton domicile?

— Au désert, et bientôt au ciel.

— Demande pardon au roi de ta révolte!

— Mes compagnons et moi n'avons d'autre roi que l'Éternel.

— N'éprouves-tu pas de remords de tes crimes?

— Mon âme est un jardin plein d'ombrage et de fontaines, et je n'ai point commis de crimes.»

Condamné à avoir le poing coupé et à être brûlé vif, il meurt avec le courage d'un martyr, et, monté sur le bûcher, il revendiquait encore l'honneur d'avoir porté le premier coup à l'archiprêtre du Chayla.

Pour venir à bout de tels hommes, il fallut quatre maréchaux de France, de véritables armées; et de nouveaux croisés, les cadets de la croix, auxquels une bulle du pape Clément XI promettait les indulgences accordées autrefois aux massacreurs des Albigeois. Voici quelques exploits de ces saints croisés: «Dans le seul lieu de Brenoux, dit Court, ils massacrent cinquante-deux personnes. Il y avait parmi elles plusieurs femmes enceintes; ils les éventrent et portent en procession, à la pointe de leurs baïonnettes, leurs enfants arrachés de leurs entrailles fumantes… Entre Bargenc et Bagnols, les cadets de la croix s'emparent de trois jeunes filles, leur font subir le dernier outrage, leur emplissent le corps de poudre, les bourrent comme une pièce d'artillerie, y mettent le feu et les font éclater.»

L'armée régulière, de son côté, traitait les Cévenols comme des loups enragés; après un combat, le brigadier Poul envoyait à M. de Broglie _deux corbeilles de têtes _pour être exposées sur les murs d'une forteresse. Un autre jour, ses soldats victorieux reviennent avec des chapelets d'oreilles de Cévenols. Le maréchal de camp Julien faisait passer au fil de l'épée des villages entiers, et c'est lui qui avait trouvé ce barbare moyen de ne jamais être gêné par le trop grand nombre des prisonniers qu'il avait faits: «Comme dans nos marches d'exil, à la moindre alarme, nous aurions été embarrassés de nos prisonniers, _je pris la peine de leur casser la tête _à mesure qu'on me les conduisait, le roi épargne ainsi les frais de justice et d'exécution

Lalande, ayant surpris une trentaine de camisards blessés dans la caverne où on les avait cachés, les fait tous tuer par ses dragons. C'était l'habitude des soldats d'en agir ainsi. Bonbonnoux conte, qu'ayant été surpris avec Cavalier, sa troupe avait été mise en fuite prés d'une caverne, où nous avions, dit- il, une partie de nos blessés. «Nous délogeâmes, poursuit-il; nos blessés qui ne pouvaient point nous suivre, demeurèrent dans la caverne et furent bientôt découvert par_ des médecins qui pansèrent leurs plaies d'étrange manière_, ils les firent tous périr.»

Faut-il s'étonner de ce que les camisards, appliquant la théorie biblique: oeil pour oeil, dent pour dent, rendaient meurtre pour meurtre, incendie pour incendie, si bien que l'évêque de Nîmes, Fléchier, écrivait: «J'ai vu de mes fenêtres brûler nos maisons de campagne impunément, il ne se passe pas de jour que je n'apprenne à mon réveil quelque malheur arrivé la nuit. Plus de quatre mille catholiques ont été égorgés à la campagne, quatre-vingts prêtres massacrés, près de deux cents églises brûlées.»

Montrevel fait réduire en cendres quatre cent soixante-six villages, les maisons isolées, les granges, les métairies, on détruit les fours; _dans les huit jours, tous _les habitants de la campagne; vingt mille personnes environ, doivent être rendus dans les villes murées avec leurs bestiaux et tout ce qu'ils possèdent, et il leur est interdit, sous peine de mort, de sortir des lieux où ils sont internés. Pour que ces internés ne puissent venir en aide aux camisards, on les rationnait si parcimonieusement que parfois ils n'avaient plus de quoi vivre. Les internés de Saint- André, mourant de faim, se décident un jour à sortir dans la campagne et rapportent quelques aliments. Pendant la nuit un détachement de troupes arrive pour les châtier. On arrache les malheureux de leurs lits, on les entasse dans l'église d'où on les fait sortir un par un pour les massacrer. L'exécution finie, on jeta tout, morts et mourants, hommes, femmes et enfants, dans la rivière, laissant aux chiens affamés et aux fauves le soin de faire disparaître les cadavres.

Les camisards, refoulés dans leurs montagnes, avaient bien de la peine à vivre avec le blé que la charité des paysans leur fournissait et qu'ils cachaient dans des cavernes. «Notre état, dit Bonbonnoux, devenait tous les jours plus triste et plus désolant. L'ennemi avait renfermé toutes les denrées dans les villes ou dans les bourgs murés, renversé les fours de campagne, mis les moulins hors d'état de moudre, obligé le paysan qui travaillait dehors de prendre le pain par poids et mesure, crainte qu'il ne nous en fournît quelque peu. Ainsi, nous avions toutes les peines imaginables pour trouver seulement ce qui était le plus pressant et le plus nécessaire pour subsister. Nous faisions fabriquer de ces fers qui sont entre les deux meules du moulin et que l'ennemi avait enlevés, nous faisions rebâtir les fours qu'on avait démolis, et nous les démolissions de nouveau pour n'être pas découverts.»

Ne pouvant venir à bout, par la force des armes, de ces terribles Cévenols aussi insoucieux de la mort sur les champs de bataille que sur le bûcher ou sur la roue, il avait fallu se résoudre à faire le désert autour d'eux, afin qu'ils fussent réduits à mourir de faim au milieu des montagnes sauvages et désolées où ils avaient été refoulés.

Quant aux chefs ou prophètes, c'était toujours par la trahison que l'on finissait par avoir raison d'eux. Bâville écrit, en 1700, à l'occasion de la prise du prophète Daniel Raoul et de trois prédicants que lui avait livrés un faux frère, gagné à prix d'argent: «On ne peut jamais prendre ces sortes de gens-là autrement, et toutes les forces du monde ne servent de rien, parce qu'ils ont des retraites assurées. Il faut, pour de l'argent, trouver quelqu'un de ceux qui les suivent, qui les découvre et les livre.» Ce n'est point par la force des armes que le maréchal de Villars vint à bout de l'insurrection cévenole; par de vaines promesses, n'ayant pour garantie que la parole du roi — garantie dont on a vu plus haut le peu de valeur, il parvint à priver les révoltés de leur plus brillant capitaine, Cavalier. — Roland, ce grand organisateur de l'insurrection, ne s'étant pas laissé abuser par de trompeuses négociations, parce qu'il exigeait, non de vaines promesses, mais des actes, le maréchal de Villars, se fit livrer par un traître le chef qui était l'âme de la révolte, mais il ne l'eut pas vivant, Roland se fit tuer.

Voici le portrait que Peyrat, dans son Histoire des Pasteurs du désert, fait de Cavalier et de Roland, les deux grandes figures légendaires de l'insurrection des Cévennes:

Roland Laporte, général des enfants de Dieu, pâtre cévenol, unissait à l'indomptable ténacité de Coligny l'habile et sombre enthousiasme de Cromwell. S'emparant de cet orageux élément de l'extase, il en fit le fondement et la règle d'une insurrection qu'il organisa, nourrit, vêtit, abrita, entretint deux ans au désert, malgré la fureur des hommes et des saisons; lutta avec trois mille combattants contre des populations hostiles, soixante mille ennemis armés, les maréchaux de Louis XIV, et ne fut enfin abattu que par la défection, la trahison et la mort. Quel homme plus obscur sut, avec de plus faibles moyens, tenter avec plus d'énergie un effort gigantesque? Car, l'insurrection, créée par lui, morte avec lui, c'était lui-même. Il en était l'intelligence, l'âme. Mais, s'il en fut la tête, Cavalier, il faut le dire, en fut le bras et la plus vaillante épée.

Roland n'avait point cet élan, cette fougue aventureuse, inspirée, cette bravoure téméraire et chevaleresque qui, jointe aux charmes de l'adolescence, font de Cavalier la plus gracieuse et la plus héroïque figure du désert… Roland, fait observer Peyrat, périt la veille de la bataille d'Hoschstet, et l'année qui précéda les grands désastres de Louis XIV; s'il eut encore vécu qu'eût-il fait alors?

Ce chef formidable, grandissant de la ruine du monarque, lui eût sans doute imposé le rétablissement de l'édit de Nantes, il eût rouvert les portes de la France à cinq cent mille exilés, et, les réunissant sur la frontière, il leur eût dit: «maintenant défendons la patrie, notre mère repentante et vénérée, et repoussons ses ennemis!»

Le spectacle de cette lutte de quelques milliers de montagnards contre les armées de Louis XIV, commandées par ses meilleurs officiers, le fait inouï d'un maréchal de France traitant d'égal à égal, au nom du roi-soleil, avec Cavalier, un ancien pâtre, avaient stupéfié l'Europe et rehaussé le courage des huguenots qui s'étaient laissé arracher une conversion.

Les internements de populations entières, les transportations en Amérique, les tueries militaires, le supplice de douze mille Cévenols envoyés par Bâville aux galères, au gibet, à la roue, aux bûchers, l'incendie de cinq cents villages, la réduction en désert de quarante à cinquante lieues de pays, désert dans lequel avaient péri, cent mille personnes: tels avaient été les terribles moyens employés pour arriver à faire régner dans les Cévennes la paix des tombeaux. Le souvenir de cette insurrection des Cévennes laissa au moins aux convertisseurs la crainte salutaire et persistante, de voir les huguenots des autres provinces imiter l'exemple des rebelles. Non seulement sous Louis XIV, mais pendant la régence, et sous Louis XV, on voit souvent, en effet, les intendants conseiller de modérer la persécution, en rappelant l'insurrection des Cévennes, pour faire comprendre au Gouvernement qu'il pourrait être dangereux de pousser les huguenots à bout.

Pour en revenir à l'histoire de la campagne poursuivie pour finir le calvinisme, par la suppression des temples et l'interdiction des ministres, nous dirons qu'elle continua plus ardente que jamais par toute la France, après l'exécution militaire du Vivarrais et du Dauphiné. Puis après la première dragonnade du Poitou en 1681-1682, vinrent la grande dragonnade de 1685, commencée par l'armée réunie sur les frontières de l'Espagne, et enfin l'édit de révocation, interdisant l'exercice du culte protestant, supprimant tous les temples et bannissant tous les ministres hors du royaume.

Les opiniâtres que n'avait pu convaincre l'Apostolat du sabre étaient renfermés dans les prisons, dans les châteaux forts, dans les hôpitaux; dans les couvents où ils avaient à subir de nouvelles persécutions, ou bien, ils erraient de lieu en lieu, cherchant à sortir du royaume. S'ils réussissaient, c'étaient les douleurs de l'exil et les dures épreuves de la misère à l'étranger; s'ils échouaient, c'était, pour les femmes, la détention perpétuelle dans les prisons ou les couvents; pour les hommes, le cruel supplice des galères; pour tous, en outre, la confiscation des biens.

Quand à la grande masse des protestants, des nouveaux convertis, ainsi qu'on les appelait depuis qu'on leur avait arraché une abjuration, ils semblaient, sinon résignés à leur sort, du moins incapables de retrouver l'énergie nécessaire pour revenir sur le fait accompli.

Le clergé et le roi crurent un instant avoir cause gagnée et firent frapper de menteuses médailles en l'honneur de l'extinction de l'hérésie. Mais les huguenots avaient l'horreur du culte catholique qu'on voulait les contraindre à pratiquer, ils restaient attachés à la foi qu'on les avait obligés de renier des lèvres, et ils reprenaient peu à peu en secret l'exercice du culte proscrit.

Dans les provinces, comme la Bretagne ou la Normandie, où les huguenots étaient dispersés par petits groupes, au milieu de nombreuses populations catholiques, c'étaient des gentilshommes, des négociants, des artisans, des femmes, qui s'attachaient par des lectures, par des conférences ou entretiens, à maintenir leurs co-religionnaires dans leurs anciennes croyances.

Dans le Poitou; dans la Saintonge et dans les provinces du Midi, où les huguenots étaient très nombreux et plus ardents, ils ne se résignèrent pas à se borner au culte domestique et se mirent à faire des assemblées qui devinrent peu à peu de plus en plus nombreuses. Ces assemblées se tenaient, parfois dans une maison isolée, mais le plus souvent dans les bois ou les cavernes, on y faisait des prières, on y chantait des psaumes et, à défaut de ministre, un homme, un adolescent, une femme, faisait une lecture ou haranguait les fidèles. Quand le roi et le clergé apprirent la reprise du culte qu'ils croyaient avoir anéanti, ils furent pris d'une colère frénétique; ils firent publier un édit qui, ainsi que le dit de Félice, aurait fait honte à des cannibales. Peine de mort contre les ministres rentrés en France, contre les prédicants, contre tous ceux qui seraient surpris dans une assemblée; les galères perpétuelles pour quiconque prêterait secours ou donnerait asile à un de ces ministres dont la tête était mise à prix.

Le marquis de la Trousse donnait ces sauvages instructions aux officiers chargés de surprendre et de dissiper les assemblées de huguenots: «Lorsque l'on aura tant fait que de parvenir au lieu de l'assemblée, il ne sera pas mal à propos d'en écharper une partie

Les ordres de Louvois ne sont pas moins barbares:

«S'il arrive encore que l'on puisse tomber sur de pareilles assemblées, l'on ordonne aux dragons _de tuer _la plus grande partie des religionnaires qu'ils pourront joindre sans épargner les femmes.

«Sa Majesté désire que vous donniez ordre aux troupes… de ne faire que peu de prisonniers, mais d'en mettre beaucoup sur le carreau, n'épargnant pas plus les femmes que les hommes.

«Il convient que… l'on fasse main basse sur eux, sans distinction d'âge ni de sexe, et que si, après en avoir tué un grand nombre on prend quelques prisonniers, on fasse faire diligemment leur procès.»

Le duc de Broglie, après avoir donné à l'armée du Languedoc, les mêmes instructions de charger les assemblées qui se tiendraient à la campagne, et de faire main basse dessus sans aucune distinction de sexe, ajoute, en ce qui concerne les assemblées particulières qui se tiennent dans les maisons: «Si l'assemblée passe le nombre, de quinze personnes, l'officier qui commande pourra la charger et en user avec la même sévérité que si elle se faisait en campagne.»

«Jamais instructions ne furent mieux observées, dit Élie Benoît; on ne manquait pas de se rendre aux lieux où on était averti qu'il se faisait des assemblées et, quand on pouvait les surprendre, on ne manquait pas de tirer dessus, quoique le plus souvent on les trouvât à genoux, attendant le coup sans fuir, et n'ayant ni le moyen, ni l'intention de se défendre. Il y en avait toujours quelque nombre de tués et encore, un plus grand nombre de blessés, dont plusieurs allaient mourir dans quelque haie ou quelque caverne. Les soldats battaient, volaient, violaient impunément dans ces occasions… On a vu des femmes assommées de coups sur la tête, d'autres à qui on avait coupé le visage à coups de sabre, d'autres à qui l'on avait coupé les doigts pour leur arracher les bagues qu'elles y portaient, d'autres à qui on avait fait sortir les entrailles…»

Dans le Velai, en 1689, les soldats surprennent une assemblée qu'ils massacrent. Un vieux prophète, Marliaux, avait à ce prêche nocturne deux fils et trois filles dont l'aînée, enceinte de huit mois, tenait par la main un petit enfant qui avait aussi voulu aller prier Dieu au désert… vers minuit on lui rapporta six cadavres, dont deux palpitaient encore, une fille qui expira bientôt après et un petit garçon qui guérit miraculeusement. Le prophète passa la nuit en prières, au milieu de sa famille, au cercueil qu'il déposa furtivement le lendemain dans une même tombe.

«Les petits enfants, dit Court, ne trouvaient pas grâce devant les soldats; ces monstres les perçaient de leur baïonnette et, les agitant en l'air, s'écriaient dans un transport de jovialité féroce: Eh! Vois-tu se tordre ces grenouillettes.»

En 1703, à la porte de Nîmes, cent cinquante protestants se réunissent dans un moulin pour célébrer leur culte le jour des Rameaux. L'assemblée se composait en majeure partie de vieillards, de femmes et d'enfants; le chant des psaumes trahit sa présence dans le moulin. — Le maréchal de Montrevel, averti à deux heures de l'après-midi, se lève de table et accourt avec des troupes qui investissent le moulin. Les soldats s'acquittant trop mollement au gré de Montrevel de leur oeuvre de sang, il fait fermer les portes du bâtiment et y fait mettre le feu.

«Quels cris confus, dit Court, quel spectacle! quels affreux spectres s'offrent à la vue! Des gens couverts de blessures, noircis de fumée et à demi brûlés par les flammes, qui tâchent d'échapper à la fournaise qui les consume; mais ils n'ont pas plutôt paru qu'un dragon impitoyable, qui fait dans cette occasion, par ordre et sous les yeux d'un maréchal de France, l'office de bourreau, les repousse avec le fer dont il est armé.» Tous périrent. Une jeune fille de seize ans qui avait été sauvée par un laquais de Montrevel, fut pendue par ordre du maréchal, qui, sans l'intercession des soeurs de la Miséricorde, eût aussi fait pendre ce laquais trop pitoyable. L'évêque de Nîmes, Fléchier, ne trouve pas un mot de blâme pour cette terrible hécatombe humaine, laquelle était, dit-il, la réparation du scandale occasionné par le chant des psaumes tandis qu'on était à vêpres.

Près d'Aix, en 1686, les soldats cernent une assemblée, font une décharge concentrique, puis frappent sans pitié d'estoc et de taille; six cents cadavres restent sur place, on fait trois cents prisonnières et les soldats s'amusent à leur larder le sein et les cuisses à coups de baïonnettes. Dans une autre assemblée, en 1689, trois cents personnes furent massacrées, et l'on compte plus de trois cents assemblées surprises et dispersées par les troupes ou par les communautés catholiques. On sait à peu près le nombre des victimes légalement frappées, en vertu d'une condamnation; on a les noms, d'environ quinze cents protestants envoyés aux galères, d'une centaine de ministres ou prédicants pendus, roués ou brûlés vifs. Mais qui pourrait dire le chiffre des malheureux tombés sur le lieu où ils s'étaient réunis pour prier, pendus sur place sans forme ni figure de procès, tués en route comme embarrassant la marche des soldats qui les emmenaient, ou succombant au fond d'un obscur cachot après des années de cruelle captivité?

Pendant plus de soixante années les sauvages instructions données pour la dispersion des assemblées furent strictement exécutées.

Le baron de Breteuil, ministre de Louis XVI, rappelle dans son mémoire au roi, qu'au milieu du XVIIIe siècle, des troupes étaient encore envoyées dans les bois pour disperser par le fer et le feu ces multitudes de vieillards, de femmes et d'enfants, de gens sans armes qui s'assemblaient pour prier Dieu. «J'ai vu, dit-il, ces propres mots dans les instructions que donnait aux troupes le commandant d'une grande province, connu pour son extrême indulgence: Il sera bon que vous ordonniez, dans vos instructions particulières aux officiers qui doivent marcher, de tirer le plus tard qu'ils pourront sur ceux qui ne se défendront pas.»

En 1754, le duc de Richelieu publie encore un ban pour la dispersion des assemblées dans lequel il est ordonné «de tirer sur les assemblées, lorsque l'officier commandant chaque corps ou détachement jugera à propos d'en donner l'ordre».

Il arrivait souvent que les officiers auxquels était laissé ce terrible pouvoir discrétionnaire; faisaient tirer sur les assemblées qu'ils surprenaient en prières. D'autres, au contraire, faisaient tirer en l'air, mais laissaient leurs soldats dépouiller les protestants, les maltraiter, insulter les femmes, et même les violer, leur faire l'amour_ à la dragonne_, suivant une expression du temps.

Lettre de Court, 1745: «Les dragons entreprirent de faire l'amour à la dragonne à une jeune fille; des paysans qui travaillaient à leurs vignes accourent aux cris désespérés de la jeune fille et la délivrent.»

Voici, en effet, ce que raconte Court à l'occasion d'une assemblée surprise par les soldats dans le Dauphiné en 1749 et saluée d'une décharge inoffensive de coups de fusils: «Si les coups de fusils portèrent à faux, l'avidité des dragons ne le fit pas; ils enlevèrent aux femmes et aux filles leurs bagues, les coeurs d'or qu'elles portent en pendants à leur cou, et leurs habits, et leurs coiffures, et tout l'argent qu'ils trouvèrent sur elles, de même que celui des hommes.»

À cette occasion, Court rappelle ce qui s'était passé quelques mois plus tôt dans le diocèse d'Uzès à une assemblée surprise par les dragons: «Plusieurs femmes ou filles furent insultées, presque au point d'être violées. On leur arracha les bagues des doigts, les crochets d'argent de leur ceinture, les colliers de perles qu'elles portaient à leur cou, et tout ce qu'elles avaient d'argent monnayé.»

Dans les années qui suivirent la publication de l'édit de révocation, on envoyait impitoyablement à la potence, tous les prisonniers qu'on avait faits aux assemblées; il en fut ainsi pour un aveugle qui avait assisté près de Bordeaux à une assemblée. En 1689, deux femmes, nouvelles converties, sont amenées devant le juge; on leur demande pourquoi elles sont retournées aux assemblées — par curiosité, répondent-elles. — Eh bien, leur dit le juge avec une cruelle ironie, avant de prononcer sa sentence, vous irez aussi à la potence par curiosité.

Mais le grand nombre des coupables rendait souvent impossible l'application de la peine de mort à tous les prisonniers faits aux assemblées. Dès le 40 janvier 1687, Louvois écrit à Bâville: «Sa Majesté n'a pas cru qu'il convînt à son service de se dispenser entièrement de la déclaration qui condamne à mort ceux qui assisteront aux assemblées. Elle désire que, de ceux qui ont été à l'assemblée d'auprès de Nîmes, deux des plus coupables soient condamnés à mort, et que tous les autres hommes soient condamnés aux galères. Si les preuves ne vous donnent point lieu de connaître qui sont les plus coupables, le roi désire que vous les fassiez tirer au sort pour que deux d'iceux soient exécutés à mort.»

Plus tard, l'intendant Foucault fait observer au ministre à propos d'un homme et de quatre femmes ayant assisté à une petite assemblée à Caen, que la peine de mort semblera un peu rude; et le ministre consent à substituer à cette peine, celle des galères pour l'homme et de l'emprisonnement pour les femmes.

Cette substitution de peine devint bientôt la règle générale; on se dispensa entièrement de la déclaration condamnant à mort ceux qui avaient assisté à une assemblée, on envoya les hommes aux galères et les femmes en prison. Les hommes assurèrent le recrutement de la chiourme des galères, les assemblées se multipliant de plus en plus; on envoyait même des enfants aux galères, car l'amiral Baudin a relevé sur une feuille d'écrou du bagne de Marseille, cette annotation mise en face du nom d'un galérien condamné pour avoir, étant âgé de plus de douze ans, accompagne son père et sa mère au prêche.

Quant aux femmes, à partir de 1717, on leur consacra comme prison la tour de Constance à Aigues-Mortes, où l'on n'avait pas à redouter leur évasion.

Alors que les hôtes des autres prisons recevaient le pain du roi, les prisonnières de la tour de Constance devaient payer de leurs deniers le pain, seul aliment qu'on leur donnât. «Elles étaient là, dit Court, abandonnées de tout le monde, livrées en proie à la vermine, presque destituées d'habits et semblables à des squelettes.» La prison était composée de deux grandes salles rondes superposées, au milieu desquelles était une ouverture permettant à la fumée de sortir, le feu se faisant au centre de ces salles; ces mêmes ouvertures servaient aussi à éclairer et à aérer les deux salles et permettaient en même temps au vent et à la pluie d'y entrer. Les lits des prisonnières placés à la circonférence et adossés au mur, étaient sans matelas, garnis seulement de draps grossiers et de minces couvertures. Séparées du monde entier, souffrant de la faim et du froid, ces prisonnières restaient oubliées dans cet enfer, pendant de longues années, jusqu'à ce qu'elles devinssent folles ou que la mort mit fin à leurs souffrances. Marie Durand, soeur d'un ministre, délivrée quelques mois avant les autres prisonnières de la tour de Constance, avait subi trente-huit années de captivité, elle ne pouvait plus marcher ni travailler assise à des ouvrages à la main, tant sa constitution avait été affaiblie par les souffrances et les privations qu'elle avait endurées.

Au mois de janvier 1767, le chevalier de Boufflus, faisant une tournée d'inspection avec le prince de Beauvau, gouverneur du Languedoc, s'arrête avec lui à la tour de Constance et tous deux pénètrent dans la prison: «Nous voyons, dit-il, une grande, salle privée d'air et de jour, quatorze femmes y languissaient dans la misère et les larmes…, je les vois encore à cette apparition, tomber toutes à la fois aux pieds du commandant, les inonder de leurs larmes, essayer des paroles, ne trouver quelques, sanglots, puis, enhardies par nos consolations, nous raconter toutes ensemble, leurs communes douleurs; hélas! tout leur crime était d'avoir été élevées dans la même religion que Henri IV.» M. de Beauvau fait connaître à la cour le spectacle lamentable auquel il a assisté, mais au lieu de l'ordre de mise en liberté des quatorze prisonnières qu'il avait sollicité, il ne reçoit de Versailles que la permission de délivrer trois ou quatre de ces malheureuses. De son propre mouvement il les fait cependant mettre toutes en liberté, et explique ainsi au ministre ce coup d'autorité. «La justice et l'humanité parlaient également pour ces infortunées, je ne me suis pas permis de choisir entre elles, et, après leur sortie de la tour, je l'ai fait fermer, dans l'espoir qu'elle ne s'ouvrirait plus pour une semblable cause.»

Le secrétaire d'État, la Vrillière, lui fit de vifs reproches et lui enjoignit même de revenir sur la mesure qu'il avait prise, faute de quoi il ne répondait pas de la conservation de sa place. M. de Beauvau répondit fièrement: «Le roi est maître de m'ôter la place qu'il m'a confiée, mais non de m'empêcher d'en remplir les devoirs selon ma conscience et mon honneur.»

Les quatorze prisonnières qu'il avait délivrées restèrent en liberté et il conserva son gouvernement du Languedoc, mais ce n'est qu'en 1769 que la prison de la tour de Constance fut définitivement fermée.

Pour assurer l'exécution de l'édit de révocation, interdisant l'exercice public du culte protestant, on ne s'était pas borné à édicter contre ceux qui se rendaient aux assemblées, ces terribles peines des galères pour les hommes, de l'emprisonnement perpétuel pour les femmes.

On avait eu recours à tous les moyens pour empêcher que les assemblées pussent avoir lieu, de manière à ce qu'il fût impossible aux protestants de se réunir, pour prier Dieu à leur manière, soit dans les maisons, soit sous la couverture du ciel.

On avait obligé les nouveaux convertis de chaque communauté à prendre des délibérations par lesquelles ils s'érigeaient en inspecteurs les uns des autres, et s'engageaient à empêcher que les édits ne fussent violés. Ainsi, dans une délibération des habitants de Saint-Jean-de-Gardonnenque, en date du 17 novembre 1686, on lit: «Tous lesdits habitants, ci-dessus dénommés, s'obligent à mettre des espions à toutes les avenues de la paroisse pour éviter et empêcher les assemblées de quelques fugitifs.»

Si les nouveaux convertis ne tenaient pas leur promesse et n'avertissaient point les autorités, les soldats prévenus par quelques-uns des faux frères que l'on entretenait partout à grands frais, ou par un catholique, arrivaient dans les localités près desquelles devait se tenir une assemblée, et, se faisant accompagner par le curé, procédaient à des visites domiciliaires. Tout absent était réputé coupable d'avoir assisté à l'assemblée s'il ne pouvait justifier d'un motif légitime d'absence.

On avait pensé, sur l'avis conforme de Bâville, que le moyen le plus efficace pour empêcher les assemblées, était de rendre responsables les communautés sur le territoire desquelles elles se seraient tenues, et de condamner à des amendes solidaires tous les habitants.

En 1712, deux arrondissements dans lesquels s'étaient tenues deux assemblées, surprises par les soldats, étaient condamnés, l'un à 1500 l'autre à 3 000 livres d'amende.

En 1754, l'intendant Saint-Priest condamne encore à mille livres d'amende les habitants nouveaux convertis de l'arrondissement de Revel, dans le taillable duquel était situé le bois où une assemblée s'était tenue. À la même époque, les habitants de Clairac, Tonneins et Nérac, déclarent dans une supplique, que les amendes arbitraires qu'on leur inflige, à raison d'assemblées tenues sur leurs territoires, les épuisent, et les mettent hors d'état de payer leurs impositions ordinaires.

Peu à peu les communautés en vinrent, cependant, à considérer les amendes qu'on leur infligeait pour avoir souffert des assemblées sur leurs territoires, comme une sorte d'abonnement à payer, pour avoir la faculté de célébrer leur culte au désert, en violation des édits.

Pour prévenir la réunion des assemblées, la constante préoccupation du Gouvernement était d'empêcher, par tous les moyens, que les huguenots pussent trouver des ministres, ou des prédicants faisant fonctions de ministres pour exercer leur culte au désert.

Une ordonnance du 1er juillet 1686, édicte la peine de mort, contre tout ministre rentré ou non sorti; la même peine est appliquée à ceux qui, sans mandat, viennent spontanément remplir le rôle de ministres dans les assemblées.

En 1701, Bâville écrit à l'évêque de Nîmes: «Le prophète, monsieur, que vous avez interrogé ce matin sera bientôt expédié; j'ai condamné ce matin à mort quatre prédicants du Vivarais, et une femme qui faisait accroire qu'elle pleurait du sang; j'ai condamné aussi une célèbre prédicante au fouet et à la fleur de lys. Je ne ferai aucune grâce aux prédicants…»

«J'ai fait prendre et punir, écrit-il ailleurs, seize de ces prédicateurs, je n'en connais plus que deux qui sont fort cassés, que j'espère arrêter s'ils paraissent.»

De 1685 à 1762, une centaine de pasteurs, prophètes ou prédicants furent cruellement suppliciés, roués ou pendus, pour avoir prêché au désert; quant aux prédicantes, on finit par se borner à les enfermer à l'hôpital comme insensées. Le dernier martyr de cet apostolat errant, fut le pasteur Rochette condamné à être pendu et étranglé, le 18 février 1762 «comme atteint et convaincu d'avoir fait les fonctions de ministre de la religion prétendue réformée, prêché, baptisé, fait la cène et des mariages dans des assemblées désignées du nom de désert.»

Au début, voulant terrifier les populations par l'horreur des supplices, on avait laissé des patients pendant de longues heures sur la roue, les os et les membres brisés, avant de leur donner le coup mortel, le coup de grâce; mais cette barbarie, loin d'avoir le succès qu'on en attendait, avait, grâce à l'héroïque constance des victimes, surexcité le fanatisme des religionnaires. On fut donc obligé, par politique, d'agir plus humainement.

«La mort la plus prompte à ces gens-là, disait le maréchal de Villars, à l'occasion du supplice de Fulcran Bey, est toujours la plus convenable; il est surtout convenable de ne pas donner à un peuple gâté le spectacle d'un prêtre qui crie et d'un patient, qui le méprise.» L'impitoyable Bâville avait fini par se ranger lui- même à cet avis et le pasteur Brousson ayant été condamné à être roué vif, Bâville demanda que le condamné fût étranglé avant d'être mis sur la roue, afin, dit-il, de finir promptement le spectacle.

Pour empêcher les patients de haranguer la foule à leurs derniers moments, on avait commencé par les mener au supplice avec un bâillon dans la bouche; l'usage du bâillon ayant paru trop odieux, dit Élie Benoît, on laissa aux condamnés l'apparence d'avoir la liberté de parler, mais on mit au pied de l'échelle des tambours qui battaient jusqu'à ce que le patient eût expiré.

«Étonnantes vicissitudes des choses humaines, s'écrie de Félice, qui eût dit à Louis XIV que son arrière-petit-fils, un roi de France, aurait aussi la voix étouffée par des tambours sur l'échafaud!»

Pour se saisir des ministres, on ne négligeait rien, on mettait leur tête à prix; la prime de trois à cinq mille livres promise au délateur qui ferait prendre un ministre, fut portée à dix mille livres, pour Brousson et pour Court, à vingt mille livres pour Paul Rabaut, un des derniers et des plus illustres de ces pasteurs du désert.

Ce n'était pas seulement par des primes en argent que l'on cherchait à provoquer les trahisons; ainsi l'on avait promis un régiment de dragons à un gentilhomme s'il faisait prendre Court, et ce traître avait provoqué une assemblée près d'Alais afin de gagner son régiment. Court se rend à cette assemblée, mais, à l'arrivée des troupes, il trouve moyen de s'enfuir, et pour se mettre à l'abri des poursuites, est obligé de rester caché pendant vingt-quatre heures sous un tas d'immondices.

Quant aux soldats, on excitait leur zèle en leur permettant de dépouiller ceux qui faisaient partie d'une assemblée surprise, et les officiers qui capturaient un pasteur, pouvaient espérer un grade, ou une récompense honorifique. Le lieutenant qui avait pris le pasteur Bénézet lui ayant dit avec satisfaction: «— Votre prise me procurera la Croix de Saint-Louis.»

«Oui, réplique fièrement le futur martyr, ce sera une croix de sang qui vous reprochera toujours

On entretenait, à beaux deniers comptants, un service d'espions chargés de surveiller et de faire prendre ces pasteurs ambulants, si bien que les intendants avaient la liste de toutes les maisons où ces pasteurs pouvaient songer à demander asile.

On écrit du Poitou à Court: «les mouches volent sous toutes sortes de formes, malgré que nous soyons en hiver, pour tacher de pincer les ministres.»

«Je sais, dit Paul Rabaut, qu'il y a un nombre considérable d'espions à mes trousses. Ils se tiennent tous les soirs aux endroits où ils s'imaginent, que je dois passer et y restent jusque bien avant dans la nuit.» Un soir, il se rend au logis qui lui a été préparé au moment d'entrer dans la maison il aperçoit un homme assis qui lui parait suspect. Il fait semblant d'entrer dans la maison voisine, et revient à son asile sans être aperçu.

Le lendemain matin, la maison où l'on avait cru le voir entrer, était investie par un détachement de soldats. Rabaud s'empresse de sortir pour gagner une porte de la ville. «J'observai, dit-il, de marcher au petit pas, sans que la sentinelle ne soupçonnât rien, et, pour mieux la tromper, je chantai tout doucement, mais de manière qu'elle pût m'entendre; dès que je fus, hors de la vue de la sentinelle, je doublai le pas.» Rabaut rencontre des amis qui le conduisent à une maison écartée et le pressent instamment d'y coucher; il refuse et part à neuf heures du soir; il n'était pas à cinquante pas de là que la maison est entourée par des soldats et fouillée du haut en bas.

«Je viens d'apprendre, écrit-il encore le 19 mai 1752, de deux ou trois endroits différents qu'on met en usage les moyens les plus diaboliques pour se défaire de moi. On emploie des soldats travestis et d'autres gens de sac et de corde qui, armés de pistolets, doivent tâcher de me trouver, ou en ville, ou aux assemblées, et s'ils ne peuvent pas me saisir vivant, ils sont chargés de me mander à l'autre monde par la voie de l'assassinat. Jugez par là, si j'ai besoin de redoubler de précautions.»

Les faux frères auxquels les pasteurs venaient demander asile, et que pouvait tenter l'appât de la prime promise pour leur capture, constituaient un danger incessant et des plus sérieux pour ces prédicateurs ambulants. Grâce au peu d'épaisseur d'une cloison, Brousson, caché dans une maison, entend ses hôtes délibérer entre eux s'ils doivent ou non le livrer; il s'empresse d'aller chercher ailleurs un asile plus sûr.

Le pasteur Béranger arrive à une ferme isolée dans le Dauphiné où il comptait passer la nuit. Il aperçoit un enfant sur la porte et lui dit:

«Mon ami, est-ce qu'il y a des étrangers dans la maison?

— Non!

— Est-ce que ton père y est?

— Non, il est allé chercher les gendarmes parce que le ministre doit loger chez nous ce soir.»

Bien entendu, Béranger s'empresse de poursuivre sa route.

Bien souvent, les pasteurs étaient obligés de s'adresser à des hôtes dont ils n'étaient pas sûrs, par suite de la terreur résultant de la rigoureuse application de la loi portant que ceux qui leur donneraient asile, aide ou assistance, seraient passibles des galères ou même de la peine de mort.

Voyant se fermer toutes les portes devant eux, traqués comme des fauves, errant de village en village, obligés de passer des jours et des nuits dans des bois, des avenues, des granges isolées, les pasteurs du désert menaient une rude et terrible existence, souffrant du froid, de la faim, et toujours sous la menace imminente de la mort.

«Nous sommes, dit Paul Rabaut, errants par les déserts et par les montagnes, exposés à toutes les injures de l'air, n'ayant que la terre pour lit et le ciel pour couverture.

«Mon occupation, dit-il, est de circuler sans cesse de lieu en lieu, et de prêcher souvent jusqu'à cinq fois dans une semaine, quelquefois le jour, mais le plus souvent la nuit. Notre fatigue est grande: marcher, veiller, demeurer debout sur une pierre, presque les trois heures entières, prêcher en rase campagne.»

L'activité de Brousson était prodigieuse; pendant deux ans, il présida trois ou quatre assemblées chaque semaine; il lui arriva pendant quinze journées consécutives de prêcher chaque deux nuits, en se reposant le jour et en employant la nuit d'intervalle à voyager.

Court n'était pas moins actif; pendant deux mois il fit plus de cent lieues, allant d'assemblée en assemblée, à pied, quand ses forces le lui permettaient, porté par deux hommes quand la fièvre qui le minait l'empêchait de marcher.

Il n'y avait aucune sorte de déguisement que les pasteurs, obligés de changer souvent de nom pour dépister les espions, n'employassent; ils se travestissaient en mendiants, en pèlerins, en officiers, en soldats, en vendeurs de chapelets et d'images; mais, en route, ils étaient sans cesse exposés à de fâcheuses rencontres, et devaient n'attendre leur salut que de leur sang- froid et de leur esprit d'à-propos.

Un pasteur, déguisé en mendiant, contrefait, le sourd; un autre ne doit son salut qu'au sang-froid avec lequel il joue le rôle de l'ermite dont il avait revêtu la robe.

Un jour, Court entre dans un cabaret; survient le commandant d'une garnison voisine qui l'interroge durement. La netteté des réponses de Court satisfait l'officier qui prie le prédicant d'attendre qu'il ait fait son courrier, et lui donne à porter deux lettres, l'une pour le duc de Roquelaure, l'autre pour Bâville, le terrible intendant du Languedoc.

Des soldats viennent frapper à la porte d'une maison d'un faubourg de Sedan où Brousson tenait une assemblée. Brousson payant d'audace, va ouvrir à l'officier; on le prend pour le maître de la maison, et l'on arrête un des assistants qui, ayant un bâton à la main, est pris pour le ministre. Brousson se cache derrière la porte d'une chambre basse et échappe aux recherches. Avant de sortir de la maison, l'officier demande à un enfant de cinq ou six ans de lui dire où couche le ministre; l'enfant répond qu'il ne le sait pas. Mais, quelques instants plus tard, ayant aperçu Brousson, cet enfant court à l'officier et lui dit: Monsieur, ici, ici, en lui montrant la porte derrière laquelle se tenait caché le proscrit. L'officier ne comprend pas ce que veut dire l'enfant et s'éloigne. Brousson prend les vêtements d'un palefrenier, se charge d'un fardeau et peut ainsi traverser, sans être reconnu, les postes que l'on avait mis à l'entrée du faubourg.

Le prédicant Fouché, caché à Nîmes, entend publier au son de la trompette, défense à qui que ce soit de sortir des maisons, et voit que des sentinelles sont postées au coin des rues pour que personne ne puisse échapper à la visite domiciliaire qu'on va opérer. Au moment où la sentinelle qui garde sa rue tourne le dos, il traverse la rue et demande à une femme qu'il avait aperçue dans la maison en face de lui, de le cacher dans son lit, moyennant bonne récompense. La femme se laisse tenter et le place à côté d'un enfant qu'elle avait malade au lit. L'officier qui procédait à la visite des maisons arrive et demande à la femme si elle n'a personne chez elle.

— Un enfant, dit-elle, au lit, malade. L'officier fait le tour du lit, voit l'enfant et n'aperçoit pas Fouché caché sous la couverture. Touché de compassion pour l'enfant en voyant la misère qui règne au logis, cet officier tire une pièce d'argent de sa poche, la donne à la mère et sort de la maison.

Semblable aventure arrive à Court; les soldats frappent à la porte de la maison où il était réfugié; Il se couche dans la ruelle du lit de son hôte, à qui il recommande de faire le malade et d'envoyer sa femme ouvrir aux soldats: Les soldats entrent, fouillent les armoires, sondent les murs et ne trouvent rien. Pendant ce temps, le faux malade, pâle de peur, entrouvrait ses rideaux et protestait de la peine qu'il éprouvait de ne pouvoir se lever pour aider les soldats dans leurs recherches.

Un autre prédicant n'a que le temps de se cacher dans le pétrin de son hôte, au moment où les soldats arrivent. Après l'avoir cherché vainement, ceux-ci s'attablent autour du pétrin, et ce n'est qu'après leur départ, longtemps retardé, que le prédicant peut sortir de son incommode cachette.

C'était souvent un hasard qui sauvait les proscrits: un jour, Bâville écrit à l'évêque de Nîmes lui indiquant où est réfugié Brousson qu'il veut faire arrêter; pendant que le prélat reconduit un visiteur, un gentilhomme nouveau converti lit la lettre restée ouverte sur une table, il se hâte de sortir et de prévenir Brousson qui a à peine le temps de déloger.

Une autre fois, Court, assis au pied d'un arbre, préparait un sermon. Il voit les soldats investir la maison dans laquelle il avait trouvé asile; il grimpe à l'arbre, et, caché par le feuillage, il assiste invisible aux recherches faites pour s'assurer de sa personne.

Un jour, la métairie où Brousson était réfugié près de Nîmes est investie; son hôte n'a que le temps de le faire descendre dans un puits où une petite excavation à fleur d'eau existait. Brousson s'y blottit. Après avoir fouillé la maison, les soldats attachent l'un deux qui connaissait la cachette à une corde, et le descendent dans le puits. Le soldat, échauffé, une fois dans le puits, se sent saisi par le froid; craignant un accident, se fait retirer avant d'arriver au fonds du puits, en criant qu'il n'y a personne dans la cachette. Brousson est sauvé, alors qu'il se croyait irrémédiablement perdu.

Le prédicant Henri Pourtal se trouvant dans une maison où il avait fait une petite assemblée, ne trouve d'autre moyen d'échapper aux soldats que de monter au haut de la maison et de passer sur les toits des maisons voisines. Poursuivi de près, il se jette dans un puits où, par bonheur, il n'a de l'eau que jusqu'au cou, mais il est obligé de demeurer trois heures dans l'eau glacée. Quand on l'en retire, demi-mort, il s'aperçoit qu'en descendant d'une maison à l'autre il s'est blessé si gravement à la jambe, qu'il doit rester six semaines sans pouvoir marcher.

Pendant trois nuits consécutives, par une pluie battante, les troupes font une battue dans un bois, entre Uzès et Alais, où Brousson s'était réfugié. La troisième nuit, Brousson dut s'abriter sous un rocher dans une position si gênée qu'il ne pouvait ni se lever ni s'allonger; au matin, percé jusqu'aux os par la pluie et transi de froid, il sort de sa cachette pour se rendre à un village voisin. Il entend des voix, c'était une troupe de soldats; il n'a que le temps de se cacher dans les broussailles. Il voit successivement passer plusieurs détachements qui vont investir le village où il comptait se rendre.

Fouché, échappé par miracle à ceux qui venaient l'arrêter dans son asile, sur la dénonciation d'un traître, passe une rivière à la nage par un froid glacial. Transi, à demi-mort, il marche dans la neige sans savoir où il va, traverse à minuit un village inconnu, où il n'ose demander asile et se perd dans les bois. Il arrive à Audabias, chez un paysan qui l'a logé autrefois, mais celui-ci n'ose le garder; aussitôt le jour paru il faut déloger.

Pressé par la faim, harassé de fatigue, Fouché marche toujours sans savoir où il va. Il rencontre enfin un homme de sa connaissance qui le campe sous un rocher dans un bois et va aux provisions. Pendant deux heures Fouché souffrant du froid et de la faim l'attend; quand l'autre revient, Fouché a peine à mâcher une bouchée de pain tant il est affaibli, mais une gorgée de vin qu'il avale le remet, son compagnon le mène à une métairie; mais il y a des domestiques papistes et il faut les laisser coucher avant d'entrer. Fouché reste encore deux heures exposé à la rigueur du froid; il entre enfin, on lui prépare un lit; mais, au moment où il va porter à sa bouche le bouillon qu'on lui a fait chauffer, les soldats arrivent. Il s'échappe en franchissant une haute muraille; arrivé dans un petit bois il s'évanouit de faiblesse et d'épuisement. Ce n'est qu'au bout de deux heures que les forces lui reviennent et qu'il peut suivre son compagnon, qui le mène chez une veuve à Saint-Laurent. Le lendemain matin, nouvelle alerte, les soldats qui poursuivaient Fouché, s'arrêtent pour se rafraîchir chez cette veuve qui vendait du vin, mais heureusement ils ne songent point à faire de recherches; sans quoi Fouché était perdu.

Le pasteur Coffin peut s'échapper des mains de l'officier qui l'avait arrêté et fuit en Hollande; le proposant Mézarel, pris par les soldats et enfermé dans une grange, se met pieds nus et peut fuir sans bruit; Pradel surpris avec l'assemblée qu'il présidait, saute à cheval et est longtemps poursuivi par les soldats, entendant les cris répétés de: «à celui du cheval!» et des coups de fusil; de même le pasteur Gibert, fuyant d'une assemblée à cheval avec deux autres huguenots, voit l'un de ses compagnons tué à ses côtés, et l'autre fait prisonnier avec la valise dans laquelle étaient renfermés ses papiers, il n'échappe lui-même aux soldats qu'en se cachant dans un bois.

Les périls renaissaient sans cesse et plus d'un, comme Romans pris deux fois et deux fois miraculeusement délivré de la prison, ou comme le futur martyr Brousson, dut momentanément repasser à l'étranger quand la persécution devenait trop ardente; ce n'était pas une fuite, mais un délai du martyre. Un jour venait, en effet, pour presque tous les pasteurs du désert, la malchance, la trahison, les livraient aux mains de l'autorité; or, être pris, c'était la mort sur le gibet ou sur la roue, après les tortures de la question ordinaire et extraordinaire.

Quand les pasteurs manquaient, c'étaient des artisans, des femmes, des enfants qui les remplaçaient et faisaient aux fidèles des exhortations, où leur lisaient des prières.

C'est surtout à partir de 1715, après la fondation à Lausanne, du séminaire des pasteurs du désert, que l'on aurait pu appeler l'école des martyrs — que la célébration du culte proscrit reprit partout avec suite et régularité, bien que l'on ne sût jamais si la prière commencée dans la réunion tenue sous la couverture du ciel, serait ou non interrompue par la sanglante intervention des soldats.

Les anciens avaient la charge de convoquer les assemblées. Le matin ou dans la journée un homme passait. Il trouvait un frère, lui annonçait qu'un prêche devait avoir lieu à telle heure et dans tel endroit, puis disparaissait. Cependant, portes closes, on se communiquait la bonne nouvelle. Enfin la nuit venait, alors mille craintes, quelque espion ou quelque faux frère n'avait-il pas appris la convocation de l'assemblée? Vers dix heures, on partait de la ville ou du village, non par bande, cela eût pu donner des soupçons, mais séparément, sauf à se réunir plus tard en quelque endroit isolé. La course était longue, une lieue, deux lieues. Les femmes étaient harassées et les enfants avaient peine à suivre; chose grave! les abandonner en route, ou les renvoyer à la maison, c'était les exposer à être surpris par les troupes, les livrer aux interrogatoires qui pouvaient avoir ce résultat de faire surprendre l'assemblée. Il fallait alors que les hommes robustes de la troupe portassent les enfants sur leurs épaules. L'assemblée était lente à se réunir, cependant on disposait les sentinelles pour donner l'alarme et éviter la surprise.

Pour revenir au logis, on prenait les mêmes précautions qu'au départ. Les femmes rentrées à la maison, lavaient avant le jour leurs vêtements et ceux de leurs maris souillés par la boue du chemin, afin que rien ne pût faire soupçonner la sortie nocturne.

Peu à peu les assemblées devinrent de plus en plus nombreuses, et presque publiques, lorsque le gouvernement, par suite de quelque guerre avec l'étranger, n'avait pas la libre disposition de ses troupes.

Comment en eût-il été autrement alors que les exigences inadmissibles du clergé catholique chargé de la tenue des registres de l'état civil, mettait les huguenots dans la nécessité de recourir aux pasteurs pour faire constater la naissance de leurs enfants et pour faire bénir leurs mariages?

En 1745, Rabaut écrit: «On me mande de Montauban que les protestants y donnent des marques extraordinaires de zèle; ils font des assemblées de trente mille personnes. Un dimanche du mois dernier on y bénit cent quatre-vingt-un mariages, le dimanche suivant soixante, et celui d'après quatorze.»

Deux ans plus tôt, il écrivait à Court «Je voudrais de tout mon coeur que vous passiez le dimanche matin au chemin de Montpellier, près de la ville de Nîmes, lorsque nous faisons quelque assemblée pour cette dernière église, à la place nommée vulgairement la fon de Langlade où vous avez prêché si souvent; vous verriez autant que votre vue pourrait s'étendre le long du chemin, une multitude étonnante de nos pauvres frères, la joie peinte sur le visage, marchant avec allégresse pour se rendre à la maison du Seigneur.

Vous verriez des vieillards, courbés sous le faix des années, et qui peuvent à peine se soutenir, à qui le zèle donne du courage et des forces et qui marchent d'un pas presque aussi assuré que s'ils étaient à la fleur de leur âge. Vous verriez des calèches et des charrettes, pleines d'impotents, d'estropiés ou d'infirmes qui, ne pouvant se délivrer des maux de leurs corps, vont chercher les remèdes nécessaires à ceux de leurs âmes.»

Ces assemblées publiques se tenaient à la veille de la violente persécution que le duc de Richelieu allait exercer dans le Languedoc contre les huguenots, et dont la rigueur fut telle que Rabaut lui-même songea un instant à émigrer en Irlande avec la majeure partie des fidèles de son église. Mais cette recrudescence de persécution ne pouvait durer, elle constituait un véritable anachronisme en présence du progrès que faisaient chaque jour les idées de tolérance, malgré les efforts du clergé et ses incessantes réclamations pour que l'on maintînt la rigoureuse application des lois barbares édictées contre les huguenots.

Les soldats en vinrent, ainsi que le constate avec surprise le secrétaire d'État Saint-Florentin, à avoir le préjugé, qu'ils n'étaient pas faits pour inquiéter les religionnaires.

Les officiers, dit Rulhières, ralentissaient la marche de leurs détachements pour donner aux religionnaires assemblés le temps de fuir. Ils avaient soin de se faire voir longtemps avant de pouvoir les atteindre. Ils prenaient des routes, perdues et par lesquelles ils cherchaient à égarer leurs soldats.

En 1768, quatre-vingts huguenots d'Orange sont surpris dans une grotte par des soldats qui les couchent en joue, ils continuent à chanter leurs psaumes; quatre chefs de famille sortant de la grotte, se livrent aux soldats, à condition que le reste de l'assemblée pourra se retirer librement. L'officier accepte la proposition et conseille à ses prisonniers de s'évader en route, promettant de favoriser leur fuite. Ceux-ci refusent et sont mis en prison; mais, deux mois après, ils étaient mis en liberté, le temps des exécutions était passé.

Les gouverneurs de province et les commandants de troupes veulent cependant parfois intimider par de vaines menaces, les huguenots qui se rassemblent pour prier contrairement aux édits non abrogés.

Un commandant de dragons écrit à l'intendant le 27 décembre 1765: «Il est bon que vous fassiez assembler chez vous les plus notables d'entre les religionnaires de Nions, Vinsobre et Venteral et que, vous leur notifiiez, de la part de M. le maréchal, que s'ils continuent de s'assembler au mépris des ordres du roi, sur le compte qui lui en sera rendu, il les fera arrêter et les rendra responsables des assemblées qui se feront, attendu qu'étant, les plus considérables, ils ne peuvent que beaucoup influer sur les démarches de leurs confrères; et qu'ils seront emprisonnés au moment qu'ils s'y attendront le moins, s'ils persistent d'assister aux assemblées après la défense qui leur en aura été faite. C'est avec regret que le maréchal se décide à cette extrémité, mais il voit qu'il faut absolument quelque exemple de cette espèce, pour mieux imposer et contenir tous les autres.»

Les vaines menaces que l'opinion publique ne permettait plus de mettre à exécution ne produisaient aucun effet.

Le gouvernement en vint à négocier avec les huguenots pour obtenir d'eux qu'ils s'abstinssent de violer la loi_ trop ouvertement_. Ainsi, en 1765, le maréchal de Tonnerre donnait à ses subordonnés les instructions suivantes: «Il faut employer adroitement tour à tour la douceur et la menace en leur faisant envisager (aux huguenots) le danger où ils s'exposent, s'ils continuent de se rendre _aussi ouvertement _rebelles aux ordres du roi. MM. les curés, conduits par un zèle trop ardent et souvent mal entendu, ne connaissent que _la violence et le châtiment _pour réprimer le scandale protestant; vous vous tiendrez en garde contre de pareilles insinuations; cependant, si quelqu'un des protestants se rendait _trop publiquement _réfractaire aux ordres du roi, vous le ferez arrêter.»

«Il n'est plus question dès lors, de proscrire l'exercice du culte domestique qui, en dépit des lois, a repris droit de cité. En 1761, à l'occasion de l'arrestation du pasteur Rochelle, Voltaire écrit à un protestant: «Vous ne devez pas douter qu'on ne soit très indigné à la cour contre les assemblées publiques. On vous permet de faire dans vos maisons tout ce qui vous plaît, cela est bien honnête.»

M. de Vergennes adresse plus tard à l'intendant de Rouen les instructions suivantes: «Le roi ne veut pas souffrir que les protestants s'assemblent ainsi, ni qu'ils _donnent la moindre publicité _à leur culte. Ils doivent rester dans l'intérieur de leurs maisons et de leurs familles. Ce n'est que par ce moyen qu'ils pourront se rendre dignes de l'indulgence et de la bonté de Sa Majesté.»

En 1778, on voit encore le gouvernement flotter indécis entre l'exécution des mesures de rigueur, et la crainte de l'effet que pourra produire cette exécution. Là, où les huguenots, sont peu nombreux, il fait arrêter un pasteur ou fermer une école; là au contraire, où ils sont en force, comme dans le Languedoc, il n'ose prescrire à l'intendant d'employer ces moyens de rigueur, autorisés par les lois, ou seulement quelques-uns d'entre eux, «qu'en évitant ceux dont l'exécution pourrait exciter une fermentation qu'il serait peut être ensuite bien difficile d'éteindre.» Dans la Saintonge, le ministre prescrit la démolition du temple de Saint-Fort de Cosnac, mais il ajoute: «Si vous prévoyez qu'elle puisse exciter quelque émeute qu'il soit ensuite trop difficile d'apaiser, vous voudrez bien la différer jusqu'à ce que, sur l'avis que vous m'en donnerez, j'aie pu prendre de nouveau les ordres de Sa Majesté.»

Les huguenots décorent une grange à Castelbarbe, près Orthez, la pourvoient d'une chaire, y célèbrent les mariages et les baptêmes publiquement. Le ministre fait mettre la grange sous scellés et ordonner l'arrestation de trois prédicants. Puis il écrit au comte de Périgord: «J'ai peine à croire que cet exemple puisse augmenter le nombre des émigrations…, L'on est obligé de fermer les yeux sur les assemblées au désert des protestants, même sur les assemblées peu nombreuses et peu éclatantes _dans quelques maisons particulières; _mais qu'ils aient des temples publiquement connus, tels qu'ils en construisent, qu'ils y placent des chaires, c'est ce que le roi ne paraît nullement disposé à tolérer.» Quant aux conseils que donne l'intendant d'envoyer des dragons loger chez les huguenots, aux lieux où ils ont eu des assemblées, le ministre les repousse par cette fin de non-recevoir: «Ne trouvez- vous pas qu'il serait à craindre que cette expédition ne réveillât l'idée des anciennes dragonnades qui n'ont, dans le temps, que trop fait de bruit dans la France et dans toute l'Europe?»

Toute la politique du gouvernement de Louis XVI était d'empêcher par des mesures isolées qui ne fissent pas trop de bruit, les huguenots de braver trop ouvertement, les lois interdisant dans le royaume tout culte autre que le catholique; mais on n'osait plus sévir contre ceux qui refusaient de porter leurs enfants à l'église, pour être baptisés, ni contre ceux qui se mariaient publiquement devant des pasteurs.

Sans doute les terribles lois qui avaient été édictées contre les huguenots, par Louis XIV étaient toujours subsistantes, mais elles étaient lettres mortes, quoi que pussent faire le clergé et l'administration. Le gouvernement avait publiquement donné du reste, une preuve manifeste qu'il croyait lui-même à l'abrogation de fait de ces lois subsistantes, lorsque, en 1775, il avait fait une démarche officielle auprès d'un de ces pasteurs du désert que la loi ne connaissait que pour les envoyer à la potence. À cette époque, en effet, le contrôleur général, par ordre du roi, avait envoyé à Paul Rabaut, le plus influent de ces proscrits, un exemplaire de la circulaire adressée aux évêques catholiques afin de réclamer leur concours pour arrêter le brigandage qui s'exerçait sur les blés.

Eût-il voulu le faire, Louis XVI n'aurait pu impunément braver l'opinion publique, en obéissant aux injonctions que l'orateur du clergé n'avait pas craint de lui adresser en ces termes: «Achevez l'oeuvre que Louis le Grand avait entreprise et que Louis le Bien- Aimé a continué. Il vous est réservé de porter le dernier coup au calvinisme dans vos États. Ordonnez qu'on dissipe les assemblées des schismatiques.»

Non seulement Louis XVI ne pouvait recommencer l'oeuvre sanglante et vaine de son arrière grand-père, mais encore il ne pouvait se refuser à reconnaître qu'il était impossible de laisser subsister intégralement une législation qui frappait de mort civile plus d'un million de ses sujets.

Dans le mémoire que lui adressait en 1786, son ministre M. de Breteuil, sur la situation faite aux protestants en France, on peignait ainsi cette situation: «ces infortunés également rejetés de nos tribunaux sous un nom et repoussés de nos Églises sous un autre nom, méconnus dans le même temps comme calvinistes et comme convertis, dans une entière impuissance d'obéir à des lois qui se détruisent l'une l'autre, et, par là destitués du moyen de faire admettre, ou devant un prêtre, ou devant un juge les témoignages de leurs naissances, de leurs mariages et de leurs sépultures, se sont vus, en quelque sorte, retranchés de la race humaine

Cette situation intolérable avait pour causes, non seulement les dispositions des édits, basés sur cette fiction légale et mensongère qu'il n'y avait plus de protestants en France, mais encore l'obstination du clergé à vouloir faire de son privilège de dresser les actes de l'état civil, un moyen de conversion ou de reconversion, pour les protestants et pour les nouveaux convertis.

En ce qui concerne les décès, la loi avait bien prescrit les formalités à remplir pour leur constatation devant le juge le plus voisin, mais par suite du terrible édit de 1713 déclarant relaps, tout huguenot, qui, ayant abjuré ou non, refuserait les sacrements à son lit de mort, les protestants écartaient soigneusement tous les témoins du chevet de leurs parents gravement malades. Et, une fois que ceux-ci étaient morts, ils négligeaient de remplir les formalités prescrites pour ne pas éveiller l'attention sur les circonstances d'une mort de nature à entraîner un procès à la mémoire du défunt et la confiscation de ses biens.

«Les parents des morts, dit Rulhières, les enterraient en secret, la nuit, dans leurs propres maisons, sans faire inscrire les décès sur aucun registre public, quels que fussent les dangers auxquels ils s'exposaient par ces sépultures clandestines. Ils ne tardaient pas, en effet, à être poursuivis par cette bizarre espèce d'inquisiteurs, par ces régisseurs et ces fermiers des biens des fugitifs, non moins avides de la dépouille des morts que de celle des fugitifs, et qui firent saisir les biens de ceux qui avaient ainsi disparu, prétendant qu'ils avaient fui, et, sous ce prétexte, s'emparant des successions que n'osait leur disputer une famille embarrassée de sa propre défense.»

Si, au contraire, le décès d'un protestant avait été constaté dans les formes prescrites par la loi, la femme que le défunt avait épousée hors l'Église, et les enfants nés de son mariage, se voyaient contester son héritage par d'avides collatéraux; et certains parlements donnaient raison à ces spoliateurs, en déclarant concubine l'épouse, et bâtards les enfants légitimes.

Quant aux naissances, elles devaient être constatées par les curés dans les actes baptistaires, l'édit de révocation ayant décrété que tout enfant qui naîtrait de parents réformés devrait être porté à l'église pour y être baptisé.

Mais les huguenots furent détournés de faire porter leurs enfants à l'église, par l'entêtement que mirent les curés à vouloir qualifier de bâtards, les enfants nés de mariages contractés soit au désert, soit à l'étranger. Les huguenots se décidèrent donc à faire baptiser leurs enfants par les pasteurs allant d'assemblée en assemblée; et ceux-ci avaient l'insolence, dit un intendant, de purifier les pères et mères des, enfants qui avaient été baptisés par un prêtre catholique. Pour obliger les parents à faire rebaptiser par le curé les enfants baptisés au désert, on eut recours à l'argument persuasif des logements militaires; mais on y renonça pour y substituer le régime des amendes, après l'incident, que conte ainsi Rabaut: «Les protestants de la Gardonneuque, voyant les cavaliers de la maréchaussée à Lédignan pour contraindre à la rebaptisation, crurent qu'il fallait se mettre en bonne posture et faire trembler, tant les cavaliers que les prêtres.»

«En conséquence, ils donnèrent l'alarme aux cavaliers, et tirèrent quelques coups de fusil aux prêtres de Ners, de Guillion et de Languon. Le premier et le second furent dangereusement blessés, et en sont morts depuis; le dernier n'eut qu'une légère égratignure. Les cavaliers appréhendèrent le même sort, décampèrent par l'ordre de M. l'intendant, et, en vertu du même ordre, restituèrent l'argent qu'ils avaient déjà retiré des protestants.»

La résistance obstinée des huguenots finit, sur ce point, comme sur tant d'autres, par avoir raison des prescriptions des édits les obligeant à faire baptiser leurs enfants par les curés, mais il en résultait que, chez eux, les naissances de même que les décès, n'étaient plus constatés par un document officiel pouvant être produit en justice.

Pour ce qui est des mariages, les curés catholiques, ne voulant pas admettre que le mariage est un contrat civil bien antérieur au christianisme, et absolument indépendant du sacrement, faisaient de leur privilège d'officiers d'état civil, un instrument de conversion. Voyant que les huguenots ne regardaient le mariage que comme une cérémonie civile, et se confessaient, sans scrupule, pour obtenir la bénédiction nuptiale, ils les firent communier, puis, exigèrent une abjuration par écrit. Quelques-uns, dit l'intendant Fontanieu, obligèrent les fiancés de jurer qu'ils croyaient leurs pères et mères damnés.

Puis on en vint à imposer aux fiancés, avant de les marier, de longues périodes d'épreuves, à les obliger à faire des actes de catholicité pendant des mois et même pendant plusieurs années.

Dans le Béarn, les curés faisaient attendre la bénédiction nuptiale aux futurs époux pendant deux, trois et quatre ans. Un placet adressé par des habitants de Bordeaux, en 1757, signale l'opposition faite par un ecclésiastique depuis huit ans, au mariage de Paul Decasses, ancien religionnaire.

L'année précédente, le secrétaire d'État Saint-Florentin avait été obligé de prier l'évêque de Dax d'ordonner à un de ses prêtres de marier enfin, après douze années d'épreuves, deux nouveaux convertis d'Orthez.

Les fiancés huguenots, pour se soustraire à de telles exigences, avaient voulu d'abord se contenter d'un contrat passé par devant notaire; mais une loi vint interdire aux notaires de passer aucun contrat à moins qu'il ne fût produit un certificat de catholicité, constatant que le contrat serait ultérieurement validé par un mariage béni à l'église.

Quelques curés, moyennant finances, consentent alors à marier les huguenots sans exiger d'eux aucune preuve de catholicité.

Un curé du Poitou est condamné à dix livres d'amende pour exactions à ce sujet, et menacé de la saisie de son temporel s'il perçoit à l'avenir pour le mariage des religionnaires rien autre chose que les droits légitimement dus. Plusieurs autres curés sont incarcérés pour avoir marié des protestants moyennant de grosses rétributions. En 1746, un curé de la Saintonge est condamné aux galères, comme convaincu: «d'avoir conjoint par mariage des religionnaires, sans avoir observé les formalités prescrites par les lois de l'Église et de l'État, et d'avoir délivré des certificats de célébration de mariage à d'autres religionnaires, sans que lesdits se soient présentés devant lui.»

Le plus souvent les huguenots s'adressaient à des aumôniers, à des prêtres, n'appartenant pas à leurs paroisses. En 1710, l'évêque de Cap dénonce au chancelier Voisin un grand nombre de mariages célébrés dans son diocèse (trente dans une seule paroisse) par des aumôniers de régiment et autres prêtres; quinze ans plus tard le même évêque dénonce encore des mariages faits par un prêtre inconnu. «Parfois les certificats de mariage étaient délivrés par de faux prêtres, empruntant le nom de tel ou tel ecclésiastique, et l'on voit en 1727, le prédicant Arnoux condamné aux galères, comme convaincu d'avoir pris le nom de Jean Cartier, prêtre aumônier sur les vaisseaux du roi, et d'avoir fait plusieurs mariages de religionnaires.» À partir de 1715, dans le Midi comme dans le Poitou et la Saintonge, presque tous les mariages se célébrèrent au désert devant les pasteurs. À Paris, les protestants se mariaient dans les chapelles des ambassadeurs de Suède et de Hollande. Quant aux huguenots qui se trouvaient à proximité des frontières, ils allaient se marier soit à Genève, soit dans les îles anglaises, parfois même à Londres.

Le clergé et la magistrature tenaient ces mariages pour nuls et non avenus. Les évêques faisaient assigner les époux comme concubinaires publics, donnant le scandale de vivre et demeurer ensemble sans avoir été mariés par leurs propres curés.

Les trois parlements de Grenoble, de Bordeaux et de Toulouse, attaquent les mariages au désert par la voie criminelle, ils condamnent les mariés, les hommes aux galères, les femmes à la prison et font brûler par la main du bourreau les certificats de mariage délivrés par les pasteurs et produits par ces mariés. Mais cette inique jurisprudence ne put se maintenir, en présence du nombre toujours croissant de ceux qui contrevenaient aux édits en recourant au ministère des pasteurs; bientôt, ce fut en vain que les évêques réclamèrent des mesures de rigueur contre le brigandage des mariages au désert, l'administration fut obligée de rester sourde à leurs appels. En 1775, on estimait que les mariages au désert depuis quinze ans s'élevaient au nombre de plus de cent mille, et le gouverneur du Languedoc déclarait que, s'il fallait emprisonner tous les mariés au désert, les prisons de la province ne suffiraient pas pour les contenir.

S'il en était ainsi, c'est que les huguenots repoussés de l'Église par les exigences du clergé, avaient une facilité de plus en plus grande de faire bénir leurs unions par les pasteurs, depuis que les assemblées s'étaient multipliées et pouvaient se faire presque publiquement. C'est encore, parce que les synodes et les pasteurs déclaraient que les huguenots ne pouvaient se marier qu'au désert ou à l'étranger, que toute autre voie était déshonnête et coupable, quelles que fussent les conventions faites avec les prêtres catholiques. Censurés durement, par leurs pasteurs et menacés par eux d'excommunication, ceux qui avaient fléchi devant l'idole, en recevant la bénédiction nuptiale d'un prêtre catholique, durent faire réhabiliter leurs mariages suivant le rite calviniste.

Mais les unions, contractées hors de l'Église catholique, n'étant pas reconnues par la loi, les huguenots ne pouvaient se présenter devant les tribunaux dans aucune cause où ils eussent à procéder en qualité de pères, de maris, d'enfants, de parents, car jamais ils ne pouvaient prouver leur état par la production de titres légalement valables.

Dans les différents qu'ils avaient entre eux, ils recouraient souvent à des arbitres; mais quand ils avaient affaire à des coreligionnaires de mauvaise foi, ou à des catholiques les appelant devant les tribunaux, ils ne pouvaient défendre leurs droits les plus incontestables contre les actions judiciaires les moins fondées.

Quelques parlements, pour écarter les malhonnêtes prétentions d'avides collatéraux voulant dépouiller la femme ou les enfants d'un de leurs parents mariés au désert, étaient obligés de se baser sur la possession d'état de la veuve ou des orphelins; mais cet expédient légal mettait sur le même pied la concubine et l'épouse, le bâtard et l'enfant légitime.

Les ministres de Louis XVI comprirent qu'il n'était pas possible de laisser plus longtemps sans état civil, plus d'un million de Français, la vingtième partie des citoyens de la France, de les laisser «privés, ainsi que le disait Rulhières, du droit de donner le nom et les prérogatives d'épouses et d'enfants légitimes à ceux que la loi naturelle, supérieure à toutes les institutions civiles, ne cessaient de reconnaître sous ces deux titres

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