Les Huit Jours du Petit Marquis; Carlos et Cornélius
The Project Gutenberg eBook of Les Huit Jours du Petit Marquis; Carlos et Cornélius
Title: Les Huit Jours du Petit Marquis; Carlos et Cornélius
Author: Jules Claretie
Release date: February 14, 2022 [eBook #67402]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Original publication: France: Nelson, 1920
Credits: Delphine Lettau PM, Cindy Beyer, and the online Distributed Proofreaders Canada team at http://www.pgdpcanada.net.
Les Huit Jours
du
Petit Marquis
———————
Carlos et Cornélius
Par
Jules Claretie
de l’Académie française
Paris
Nelson, Éditeurs
189, rue Saint-Jacques
Londres, Édimbourg et New-York
Tous droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
LES HUIT JOURS
DU PETIT MARQUIS
LES HUIT JOURS
DU PETIT MARQUIS
I
UN dimanche, un dimanche anglais, le terrible Sunday silencieux et morne, le dimanche du vide et de l’ennui, un dimanche de juin, sous la chaleur torride, la lourde chaleur des étés de Londres, un dimanche de 1793, à l’heure où les jours caniculaires du faubourg Saint-Antoine avaient pour réponse les jours orageux du Strand, les bouillonnements de Pall Mall, les nuits pleines de colères de la Chambre des Communes, — un triste et beau dimanche d’exil, — et, dans les rues de la ville immense, depuis le matin, sous le ciel gris bleu, d’un bleu de lin, le marquis de Beauchamp d’Antignac promenait sa désolation, à travers les rues, se demandant si, par une ironie des heures, le temps n’était pas plus long et plus pesant, un dimanche, dans l’atmosphère lourde de la vieille Angleterre.
Oh! ces dimanches, qui revenaient si vite au bout de semaines qui passaient si lentement, comme il en avait déjà supporté, traîné du matin au soir, dans les rues vides, le petit marquis exilé qui regrettait ce Paris à peine entrevu, Paris, Versailles, tout ce qu’il avait aperçu et goûté d’exquis au sortir de sa province, tout ce qu’il avait quitté brusquement pour fuir les Jacobins et parce qu’aussi bien, lui disait-on, l’honneur était à Coblentz ou à Londres!
Émigré! Il s’était, un matin, réveillé en une petite chambre de Crown Court, dans Pall Mall, sous les toits d’une maison anglaise, et il avait regardé autour de lui. C’était, ce jour-là, un matin de printemps, et un soleil pâle, si pâle, trouait péniblement le brouillard gris qui traînait sur les toits carrés, aux tuiles sombres, se déchiquetait aux cheminées dont les fumées se mêlaient à cette brume... Il avait, deux jours auparavant, traversé la Manche dans une méchante barque de pêcheur, partie de Boulogne, la nuit; débarqué à Folkestone, il y était demeuré quelques heures, regardant, au loin, l’horizon, y cherchant en vain cette terre de France disparue et qu’il ne reverrait jamais, peut-être.
Jamais! Allons donc! Le temps de faire un petit voyage, de contempler un peu du vert acide des paysages anglais, du noir fumeux des villes sombres, et il retournerait bien vite au pays. On s’y battait, là-bas, sur cette terre soulevée comme par un frémissement de volcan, on s’y égorgeait, oui, mais c’était la France! C’eût été, sans doute, périlleux; mais c’eût été bien doux d’y rester!
Et le petit marquis soupirait.
— Bah! une semaine est bientôt passée! Dans huit jours, je pourrai me rembarquer, et, cette fois, pour Calais, pour Paris, pour la France!
En attendant, c’était la liberté, le salut, la sécurité que le marquis de Beauchamp, émigré, apercevait, pour la première fois, du haut de sa fenêtre à guillotine (le nom l’avait fait sourire), sous l’aspect d’une mer de briques dans le brouillard du matin.
Et, maintenant, c’était dans ce Londres immense qu’il lui fallait vivre. Pour combien de temps? Bah! encore une fois, un exil n’est pas éternel et ce n’est pas à vingt-cinq ans que le mot jamais peut être prononcé. Il fallait attendre. Les révolutions passent. Les bateaux qui emmènent les pauvres êtres déracinés les ramènent aussi, et le jour viendrait où le marquis de Beauchamp d’Antignac dirait à quelque batelier anglais, sur la jetée de Douvres:
— Allons en France!
Huit jours! Il s’était donné, en manière de plaisanterie, huit jours pour se mettre à l’abri et laisser passer la bourrasque qui emportait les Girondins et les envoyait, là-bas, à l’échafaud. Huit jours! Mais le temps passait, passait, et le pauvre gentilhomme périgourdin, le cœur gonflé, la bourse plate, errait, âme en détresse, dans les rues tristes, ou restait là-haut, au-dessus des cheminées, à relire un petit volume du chevalier de Parny, qui, trempé d’eau de mer pendant la traversée, imprégné d’odeur saline, sentait encore l’Angleterre. Ah! comme il regrettait, le petit marquis, d’avoir quitté Paris, avec tous ses périls, pour cet immense Londres avec tous ses ennuis! Il y aurait peut-être eu le cou coupé, eh! oui, peut-être. Et après? C’était une fin galante. Mais user ses jours, ses longs jours, dans la mélancolie noire des promenades solitaires, des heurts quotidiens contre des étrangers qui, pour être des hôtes, n’en étaient pas moins des ennemis, quelle misère!
Car il avait des préjugés, le marquis de Beauchamp d’Antignac, et quand il apercevait, le long de la Tamise, quelque gaillard qui sortait, titubant, d’une taverne soutenu par un sergent recruteur galonné et flambant neuf, il se disait que cette recrue allait, avant peu, l’habit rouge au dos, charger certaines gens qui, pour être des patriotes, n’en étaient pas moins des Français! Et cela ne lui plaisait qu’à demi, au petit marquis de Beauchamp, assez irrité d’entendre son nom, son nom de gentilhomme du Périgord, ainsi prononcé par ses amis d’Angleterre: Bioutchemp!
Ah! ses amis! Il n’en avait pas! Il ne connaissait personne, personne dans ce grand Londres. Trop pauvre pour aller dans les salons, ou à Richmond, où se réunissaient les élégantes; trop délicat pour errer, user ses journées dans les tavernes, ménager des malheureux derniers écus qu’il avait pu arracher au naufrage, il vivait solitaire pour ne point sembler prendre, auprès des princes qu’il eût pu fréquenter, des allures de parasite et pour allonger, à force de misérables économies, la petite somme qui lui assurait encore quelques mois d’existence étroite.
Mais quand il n’aurait plus rien, que ferait-il, le petit marquis? Irait-il grossir les rangs de l’armée de Condé, se battre avec des compatriotes? Se ferait-il cuisinier, brodeur ou professeur de français? Irait-il demander la fin de tout à l’eau saumâtre de la Tamise?
— Qui vivra verra! se disait-il.
Et il vivait ainsi, au jour le jour, si c’était vivre. Il vivait en se disant de semaine en semaine, de huit jours en huit jours:
— Qui sait? La semaine qui vient je serai peut-être à Paris, je reverrai peut-être Versailles!
Pour occuper ses matinées, chaque jour, il éprouvait une certaine curiosité presque nerveuse et comme agressive à aller, devant le palais de Saint-James, tout près de son logis, voir les grenadiers en habits rouges échanger, le matin, leurs drapeaux et jouer sous les fenêtres du vieux palais des airs de bataille et des marches de guerre. C’était chaque matin, devant le palais aux murailles noires, sèchement découpées comme des cartonnages, avec des arêtes blanches qui donnaient, même en ces jours d’été, aux créneaux gothiques une apparence neigeuse, le même cérémonial quasi religieux, la même marche solennelle: — le salut aux couleurs réglé comme par un rituel; — et les grenadiers aux tricornes plantés sur l’oreille défilaient, fifres et tambours chamarrés de blanc en tête, d’un pas rythmé, lent et sévère, qui étonnait M. de Beauchamp, lui rappelait les gardes-françaises, si pimpants, alertes, charmants, mais qui avaient tourné au peuple, les faquins!
Et quand il apercevait, sur ces drapeaux, des noms malsonnants pour un Français, de victoires anglaises: Blenheim, Ramillies, Malplaquet, brodés de jaune, une sourde irritation lui venait, une sorte de désir insolent d’accompagner l’aigre chanson des fifres de quelque refrain narquois:
Monsieur Malbrough est mort,
Est mort et enterré...
Et il s’éloignait alors, rêvant des beaux matins de Fontenoy, puis se heurtant, devant quelque magasin d’images, à des gravures aux couleurs crues, à des imageries sanguinolentes, où les Français étaient représentés coupant des têtes de femmes, promenant sur une pique la tête poudrée du roi ou hissant quelque prêtre, un moine ou un fermier général, à la potence d’une lanterne. Images aux enluminures hurlantes, qui soulevaient des grognements et de gros rires insultants parmi tous ces Anglais se pressant là, se poussant pour mieux voir.
Chose bizarre, ces caricatures contre les bonnets rouges qui, vengeresses, amusaient le marquis, ces injures aux Jacobins, l’agaçaient aussi. Il entendait des mots comme: French tigers, et cela lui déplaisait que ses contemporains, même sans-culottes, fussent ainsi comparés à des fauves. Alors, il se disait:
— Baste! oublions la politique. Les Anglaises sont délicieuses quand elles sont jolies. Regardons les femmes!
Il les regardait, il les lorgnait même, le pauvre émigré, et il les trouvait adorables avec leurs cheveux sans poudre, blonds ou noirs, leurs belles lèvres aux carnations de cerises mûres, leurs cous flexibles, ce beau sang clair, ces yeux qui rêvaient, et, peu à peu, il sentait que ces beautés décoratives et superbes ne valaient pas, pour lui, le piquant, le pimpant, le retroussis d’une grisette de Paris.
— Elles me rappellent leurs repas, les plats couverts de chairs roses, mais qui manquent de sel... absolument.
Le mordant d’une danseuse de l’Opéra lui plaisait plus que la grâce exquise d’une lady à la promenade. Et, pourtant, qu’elles étaient belles, les grandes dames des équipages de Pall Mall, dont les mères avaient posé pour sir Joshua Reynolds et lui avaient laissé quelques mèches de leurs cheveux!
Ainsi vivait le gentilhomme exilé, loin de ses vignes du Périgord et de son pied-à-terre de Paris, espérant, de semaine en semaine, le retour, le bienheureux retour.
Et, reportant ses espoirs hebdomadaires, le petit marquis voyait se dérouler le chapelet des jours. Mais, ce dimanche de juin, torride, avec son implacable soleil, plus que jamais il était triste, le marquis de Beauchamp, marchant le long des maisons closes avec son ombre devant lui. Mince, élégant, l’habit marron bien brossé, le chapeau hardiment planté, les souliers à boucles aussi corrects que ceux que le prince de Galles mettait alors à la mode, la cheville fine, le poignet léger, les cheveux sans poudre, mais bien peignés, du talon à la cocarde net et propre, ayant passé des heures à chasser les grains de charbon, le marquis passait là, dans le quartier noir de Drury Lane, comme il eût fait figure dans le château d’Antignac, près de Saint-Alvère, ou dans une galerie de Trianon. Il n’y avait pas à s’y tromper: c’était un Français, et, en dépit de l’usure de ses vêtements, un Français petit-maître qui promenait là sa solitude. Et les chiens anglais ne s’y trompaient guère, les bulldogs flairant l’étranger et hurlant à ses mollets.
— Peut-être, se disait le petit marquis, les animaux, moins politiques que les hommes d’État, traduisent-ils les vrais sentiments de nos chers hôtes!... Il n’y a pas à dire, ils subodorent le French dog!
Il s’avançait dans les ruelles étroites, regardant, au fond de lanes humides comme des puits, des babys superbes et des filles accroupies dans la pénombre. Il frôlait des débits de whisky d’Écosse où, derrière des rideaux rouges, des bruits de voix et de verres lui venaient, à travers l’étouffement des portes fermées. Il regardait les lanternes énormes, les enseignes fantastiques, chevaux blancs, couronnes d’or, pipes gigantesques, ancres farouches, et épelait, au coin des rues, des noms étranges, difficiles à prononcer s’il avait été forcé de demander son chemin.
Et, plus il allait, plus il se sentait seul, désespérément seul, dans ce silence, et une amertume lui venait. Il se rappelait qu’il avait tenté, l’autre jour, d’acheter, dans le Strand, une tortue que vendait un boy déguenillé. Une tortue pour avoir, dans sa triste chambre de Crown Court, un être vivant, une créature quelconque, quelque chose qui remuerait. Oui, mais qui souffrirait! Et il était plus humain de laisser la pauvre bête mal finir dans une turtle soup que de la condamner, elle qui n’avait pas d’opinion politique, ignorait M. Pitt et M. de Robespierre, à la prison, à l’exil.
Un moment, le marquis avait eu l’illusion d’une autre compagnie que celle d’une tortue, en sa solitude. Quoiqu’il eût l’horreur de ce qu’il appelait les «amours ancillaires», et qu’il regardât un peu comme des goujats ceux des gentilshommes du Périgord qu’il avait autrefois vus tout prêts à se reposer de Lindamire avec Margoton, les jolies maids en robes claires avec leurs bonnets fripons et leurs bras nus, le cou bien dégagé, lui paraissaient plus appétissantes et plus femmes que les belles figures de cire des ladies qui lui rappelaient le cabinet de Curtius. Il eût même volontiers oublié son rang avec une petite rieuse fillette, sa voisine, qu’il avait prise d’abord pour une Anglaise, avec son nom d’Annie, et qui était une Suissesse, Anna, parlant tant bien que mal le français quand elle saluait d’un «Bonjour, monsieur!», dans l’escalier du noir logis de Crown Court, ce jeune homme à l’air triste, d’une tristesse plus navrante que les autres, puisqu’elle tombait, comme un étonnement, comme quelque chose d’inconnu, d’irrationnel, sur un être jeune, charmant, fait pour sourire, vivre, aller, venir, agir, aimer...
Mais, elle, cette petite Suissesse, pouvait-on l’aimer? Il eût semblé à M. de Beauchamp qu’il faisait une chute dans une rivalité avec les palefreniers. D’ailleurs, Annie, avide de redevenir Anna, était prise du mal du pays. Elle étouffait, loin de l’eau bleue des lacs, dans le brouillard de Londres. Un beau jour, elle dit, dans un joli rire éclairant sa figure fraîche:
— C’est fini. Je n’y tiens plus. Je repars chez nous!
Elle le pouvait, la Suissesse!
Et ce fut alors, dans son exil, un nouvel exil pour le marquis de Beauchamp d’Antignac.
Maintenant, personne ne parlait plus français autour de lui, dans la maison de Crown Court. Personne. Anna, ce n’était rien, Anna, un prétexte à causeries; mais c’était un écho de la langue maternelle, une sorte de traduction vivante de l’anglais. Et, voilà, tout disparaissait. Envolé, le petit oiselet jaseur! Annie! Annie! Le marquis se demandait s’il n’avait pas été un sot de ne point se déclarer et il se moquait de lui-même:
— Comme si Chloris sans falbalas n’était pas la même que Toinon! Et, si j’avais parlé, — qui sait? — elle ne serait point partie!
Il soupirait alors. Il regrettait. L’amour, l’amourette, l’illusion, ce qu’on voudra. Un rêve!
Ainsi songeait le petit marquis de Beauchamp d’Antignac en sa promenade par les rues de Londres, en ce lugubre et étouffant dimanche de juin de l’an III, — l’an III, comme ils disaient là-bas!
II
Le petit marquis, en sa lente promenade, avait été, cependant, quoiqu’il errât, traînant ses pas sans aucun but, comme instinctivement attiré, poussé par une marche machinale vers le théâtre de Drury Lane, où, calculant avec soin ses ressources, supputant ce que lui coûtait sa maigre nourriture et son pauvre gîte, il se glissait, parfois, heureux d’échapper à la réalité par le rêve, aux dernières places du parterre, — ce parterre qui, par une ironie à la fois comique et irritante, s’appelait pit, comme le terrible adversaire du pays. Et, là, M. de Beauchamp d’Antignac écoutait les comédies de Sheridan et les drames de Shakespeare; mais il n’entendait guère ni ceux-ci ni celles-là, et se contentait de lorgner les jolies filles. Oui, Drury Lane, c’était le charme exquis des actrices anglaises, les profils d’anges, les voix faites de caresses, les joues en fleurs, les lèvres roses, humides, les jolies bouches aux dents blanches; c’était la belle Sarah Siddons, c’était Ophélie, Jessica, Portia, les évocations shakespeariennes; mais quoi! ce n’était pas le rire clair de Molière, la finesse de Marivaux, la pirouette de Molé sur son talon rouge, la riposte allègrement française, pas plus que le solide et patriotique roast beef, le vieux roast beef anglais n’était la cuisine du pays, le civet de lièvre périgourdin, que M. de Beauchamp arrosait de piquette rose, quand le champagne semblait l’énerver, et qui lui paraissait délicieuse sous le ciel de Saint-Alvère et de Bergerac.
Pourtant, encore une fois, Drury Lane, le théâtre, c’était la halte dans le songe, l’illusion, l’oubli. Et le petit marquis, sous la colonnade, interrogeait l’affiche du lendemain, épelant le titre de la pièce: The School for Scandal, — la Médisance, souveraine en tous pays, — lorsqu’en détournant la tête et en regardant du côté de la rue, il aperçut, toute seule dans ce coin de Londres, comme il y était seul lui-même, une jeune fille, jolie à croquer, coiffée d’un bonnet blanc coquet, qui se tenait accotée contre le mur de brique d’un logis fermé et tenait entre les mains un panier de fleurs, — un petit éventaire plutôt, — qu’elle eût présenté aux passants, s’il y avait eu là des passants dans cet étouffant Sunday désert.
Le petit marquis prit son lorgnon et regarda la jolie fille.
Une bouquetière, mais élégante, proprette et correcte, — et, tout à coup, corrigeant par un sourire son petit air triste, puisque quelqu’un tournait les yeux vers elle. Les fleurs étaient jolies comme la fleuriste, de ces fleurs qui s’ouvrent au soleil de Londres, jaunes et rouges, mais d’un éclat passager, où la rosée, sur les pétales, est encore une goutte de brouillard. Et, au-dessus des roses rouges ou des roses pâles, le visage de la bouquetière était plus frais, plus fin, d’un ton plus doux, d’une couleur plus vivante que toutes ces fleurs entassées. M. de Beauchamp pensait involontairement à de galantes images du chevalier de Parny ou de M. de Pezay. C’était, précisément, comme un bouton de rose qui se fût épanoui en une chair de femme: — une tête juvénile, un nez fin, des lèvres toutes roses, et, sous des cheveux blonds relevés, tirés et lissés sur les tempes, deux yeux d’enfant, des yeux faits pour le pétillement de la jeunesse et de la joie, mais qui, tout au fond de ce bleu de printemps, avaient une mélancolie vague, un regret, une songerie douloureuse, peut-être, passant là comme une nuée sur un ciel de mai.
— Voilà, vertubleu, se dit Beauchamp, une petite Anglaise qui est jolie comme une fillette de Greuze.
Et, traversant la rue, s’avançant et tendant la main vers une rose, il s’apprêtait à demander, en anglais: «How much? (Combien?)», à la jolie fille, lorsque la bouquetière, offrant son éventaire, dit, faisant rapidement une révérence:
— Fleurissez-vous, monsieur!
O stupéfaction! La fleuriste était une Française! Le marquis retrouvait là, devant ce théâtre fermé, en cette rue déserte, une compatriote perdue comme lui dans ce vaste Londres!
— Ah! bah! dit-il, nous sommes pays!
— Parfaitement, fit le petit Greuze.
— Mais à quoi avez-vous deviné que je suis Français?
— Et comment, vous, n’avez-vous pas deviné que je suis Française?
Elle avait raison, la jolie bouquetière. A quelque chose d’alerte et de piquant, le petit marquis eût pu voir que la vendeuse de fleurs n’était pas une de ces belles Anglaises aperçues dans les allées d’Hyde Park. Il prit la rose pâle et, cette fois, dit:
— Combien?
— Oh! ce que vous voudrez, monsieur! Un penny, un sol. Rien du tout, s’il vous plaît. Entre compatriotes, on ne fait pas d’affaires!
Elle souriait, essayant d’être gaie.
— Soit, fit le marquis; mais il faut vivre.
Il prit un shilling dans sa bourse et le mit dans la petite main de la bouquetière.
— Oh! dit-elle, c’est beaucoup! C’est beaucoup trop! Vous payez comme un lord.
— C’est tout juste l’indemnité que m’accorderait le gouvernement anglais si j’en faisais la demande. Mais, Dieu merci, il me reste de quoi subsister encore et il me répugne de devoir quelque chose à des gens qui canonnent nos compatriotes... Des Jacobins, sans doute, de la canaille, mais de la canaille française! Et puis, vous savez..., dans une semaine...
— Dans une semaine?
— Oui, dans huit jours, nous serons à Paris!
— Dans huit jours?
— Les nouvelles sont bonnes... On a acheté, et plus cher qu’un shilling, des gens importants du gouvernement de la République, et les bank-notes vont nous ouvrir, plus sûrement que les obusiers, le chemin de la France. C’est à Paris, ma chère enfant, que vous pourrez vendre vos roses..., dans huit jours!
Il répéta, insistant, scandant les syllabes:
— Dans huit jours!
La petite eut une moue charmante. Et, hochant la tête, elle dit, la voix changée:
— Oh! à Paris, je ne vendrais pas de roses!
Elle tenait toujours le shilling comme si elle n’eût osé le glisser dans son tablier. Et, de ses yeux bleus, elle regardait le petit marquis bien en face. Il était même un peu troublé par ce franc regard, très doux, caressant, gentiment narquois, et d’une tendresse au fond mélancolique.
— Vous n’êtes pas bouquetière, à Paris?
— Non, dit-elle. Je suis...
Elle s’arrêta, comme si elle hésitait à révéler un secret.
— Vous êtes?
— J’étais..., fit-elle.
Et, après tout, pourquoi dire à cet inconnu ce qui était fort inutile à révéler? Mais lui, gracieux, gentiment, se rapprochant d’elle et respirant la pâle rose:
— Vous étiez...?
Il quêtait la réponse comme une aumône. Et puis, entre compatriotes, pourquoi se cacher et ne point parler, ne point causer, là, franchement, dans cette rue étrangère comme dans un salon parisien:
— J’étais comédienne!
— Ah! bah! fit le marquis. Comédienne? Et voilà pourquoi, sans doute, vous venez vous établir tout près de Drury Lane?
— L’odeur des coulisses, la vue des affiches!
Et la fleuriste, montrant ses dents blanches, riait, cette fois, de bon cœur.
— Comédienne! répétait le petit marquis, en regardant, avec plus d’attention encore, la vendeuse de fleurs.
Elle avait, en effet, dans le port, dans la façon à la fois élégante et hardie dont elle portait l’éventaire, une grâce et un gentil aplomb qui ne rappelaient en rien la faubourienne. Le bonnet blanc planté sur les cheveux, les petits pieds bien chaussés de souliers fins, la jupe aux plis soignés, tout, en la jolie bouquetière, rappelait plutôt l’actrice échappée des mains de la costumière que la marchande des rues vendant des fleurettes aux passants.
— Comédienne!
Et, dans cette rue londonienne, en tête-à-tête avec la jolie Française, le marquis de Beauchamp avait, tout à coup, la sensation d’échanger quelques propos aimables, dans un coin de coulisses, avec une actrice prête à entrer en scène.
— En vérité, dit-il, vous êtes au théâtre?
— J’y étais... Mais quoi! lorsque j’ai vu mes camarades arrêtés, j’ai eu peur!
— Vos camarades?
— Sans doute.
— Quels camarades a-t-on arrêtés?
— Comment, vous ne savez pas? Mais ceux de la Comédie-Française!
Le marquis de Beauchamp d’Antignac était stupéfait. Eh! quoi! cette petite fleuriste rencontrée là, et à qui il venait de donner une pièce blanche pour soulager quelque détresse vaguement devinée sous la coquetterie et la propreté du costume, — c’était une comédienne de la Comédie-Française? Une actrice! Il avait toujours aimé — de loin, malheureusement — les actrices. Elles lui semblaient des porteuses de rêve. Au delà des quinquets de la rampe, elles passaient devant ses yeux comme des prêtresses de cet idéal que tout homme porte en soi-même. Petit gentilhomme périgourdin, il eût, naguère, donné une année de sa vie pour être reçu au foyer de la Comédie, voir de près une de ces créatures de charme, d’esprit, de beauté... Et, par ce dimanche de juin, dans le désert du grand Londres «ensundifié», — il se trouvait face à face avec une de ces adorées qui lui souriait, le regardait, lui parlait... Ces choses n’arrivent que dans les romans ou les comédies. M. Marmontel en eût fait un conte.
— Vraiment, mademoiselle, vous êtes actrice et vous appartenez à la Comédie-Française?
— J’ai cet honneur, dit la bouquetière.
Elle ajouta bien vite:
— Oh! je ne suis pas Mlle Contat!... Mais, toute petite pensionnaire que je suis, j’ai eu l’honneur de doubler Mlle Charlotte Lachassaigne, dans Le Mariage de Figaro, un soir qu’elle ne pouvait jouer Fanchette. Oui, Mlle Lachassaigne, qui passe pour être fille du prince de Lamballe, vous savez! J’ai joué Fanchette au pied levé!
— Il est très joli, votre pied! dit le petit marquis.
Mais, sans paraître faire attention au compliment, la jolie fille continua, heureuse, sans doute, de parler de son théâtre, de son cher théâtre, de ces coulisses dont l’odeur reste aux narines et la passion au cœur, quand on les a quittées, quand elles vous ont quitté.
— Et comme j’avais été applaudie au défilé du quatre, vous savez, sur l’air des Folies d’Espagne, le soir que je remplaçais Mlle Charlotte, malade, et que M. Caron de Beaumarchais, me donnant une tape sur la joue, m’avait dit: «Petite Fanchette, je te ferai un rôle», voilà: j’ai pris ce nom de Fanchette, je l’ai gardé au théâtre, je l’ai gardé à la ville, et la Fanchette de M. Caron de Beaumarchais est devenue Fanchette la bouquetière, pour vous servir, monsieur, si vous avez à fleurir votre boutonnière ou le corsage de quelque jolie dame!
Une actrice de la Comédie-Française! Le marquis ne pouvait se lasser d’examiner, d’étudier cette gentille personne, qui le regardait aussi, hardiment, de ses beaux yeux bleus. Et, avec cette facilité qu’on a à se confier très vite aux compatriotes en pays étranger, la jeune fille racontait, en affectant une gaieté qu’elle n’avait pas sans doute, comment elle avait rêvé de devenir une grande comédienne, petite ouvrière qu’elle était, quittant le logis de la rue Beautreillis pour figurer dans les pièces de théâtre, grondée par ses parents, mais, malgré eux, montant sur les planches, heureuse de voir de près les admirables artistes qu’elle voulait imiter: M. Préville, M. Dugazon, Mlle Olivier, — si jolie avec ses cheveux blonds, Mlle Olivier, qui créait Chérubin, et qui mourait en plein triomphe, attristant ce Paris qu’elle avait charmé.
— Et, après avoir été figurante, j’allais devenir..., j’étais devenue actrice! M. Monvel ne m’appelait jamais que Fanchette, petite Fanchette, comme M. de Beaumarchais. Et patatras! la bourrasque arrive, je prends peur et je me sauve pour venir tenir ici un autre emploi et jouer les fleuristes! Ah! que je regrette d’avoir quitté Paris! On m’y aurait peut-être coupé le cou, — car, je puis bien vous le dire, je suis royaliste; mais, au moins, je n’aurais pas respiré le brouillard de Londres, qui me fait mal et me donne l’envie de reprendre un bateau pour Boulogne ou Calais!
— Ma chère enfant, vous avez les mêmes regrets que moi, et il me semble que vous exprimez mes propres pensées; mais, je vous l’ai dit, fit le marquis, rassurez-vous. Vous ne le respirerez pas longtemps, ce diable de brouillard, qui me prend à la gorge, comme vous. L’argent, je vous l’ai dit, vous entendez, l’argent, un roi qu’on ne détrône pas, aura raison de ces Jacobins. Et, dans huit jours...
— Dans huit jours?
— Et, dans huit jours, vous rejouerez peut-être Fanchette à la Comédie, et, au lieu de vendre des bouquets, ma belle petite, vous en recevrez sur la scène, et c’est moi, le marquis de Beauchamp d’Antignac, qui vous jetterai la première rose!
— Que Dieu vous entende, monsieur le marquis! En attendant, fleurissez-vous, monsieur... Fleurissez-vous, mesdames!
III
Ils s’étaient séparés en riant, en riant de ce mélancolique rire qu’ont les illusionnés qui ne croient qu’à demi à leur rêve. Mais, en se séparant, ils s’étaient bien promis de se retrouver dans cet immense Londres. Fanchette habitait, dans Soho, un lodging où une comtesse authentique s’était établie cuisinière et se faisait une spécialité de cette sauce fameuse que le maréchal de Richelieu en personne avait inventée à Mahon, et qui s’appelait la mayonnaise. On vit comme on peut. Et Soho, ce n’était pas loin de Crown Court, le noir passage, et de Saint-James, le palais du roi. Quand il s’ennuierait trop, le petit marquis pourrait aller, en toute cérémonie, comme il l’eût fait à Versailles, ou, s’il l’avait pu, au foyer de la Comédie, rendre visite à Mlle Fanchette.
Elle lui avait dit son nom: Lise Pomard; mais, à ce nom plébéien, il préférait cet alerte pseudonyme, Fanchette, qui lui rappelait le défilé des Espagnoles dans Le Mariage de Figaro, et, coquette, marquant le pas sur la musique, évoquait pour lui le décor, la marche, les costumes des figurantes, gais et colorés dans la lumière; et il lui semblait qu’il avait vu, dans ce défilé même, à Paris, la petite Lise et qu’il l’avait trouvée jolie.
Elle ou une autre, d’ailleurs, c’était Fanchette. La bouquetière avait pris possession de sa pensée. Avec ses vingt-cinq ans et son besoin d’aimer quelqu’un, le marquis s’était attaché à cette délicieuse compatriote, et l’image d’Annie, Anna, la petite Suissesse, s’était évaporée comme une fumée. Puis, il éprouvait un sentiment très particulier depuis cette rencontre devant Drury Lane: il ne se sentait plus isolé. Il avait un but, revoir la jolie bouquetière, retrouver devant le théâtre, à l’heure de l’entrée du public, la petite actrice française qui jouait si gentiment son rôle de vendeuse de fleurs. Ah! le beau dimanche que ce Sunday où il avait rencontré Fanchette! Tous ses désespoirs, ses ennuis noirs, ce besoin de solitude amère qui lui faisait, par fierté, fuir les émigrés et les émigrettes de la tapageuse colonie de Richmond, toutes ses pensées de détresse avaient fui. Et il se voyait déjà dans quelque loge de la Comédie, applaudissant la rentrée de «Mlle Lise Pomard» dans la pièce de ce drôle de Beaumarchais:
— Dans huit jours, peut-être! Oui, pourquoi pas dans huit jours?
Et Fanchette, la petite Fanchette, c’était déjà Paris. Elle réalisait pour lui l’image même de la patrie et le charme de la femme; elle lui rappelait les lointaines Parisiennes et les petits pieds, les pieds malicieux de la comédienne lui trottaient par la tête sur l’air des Folies d’Espagne, mis en chanson par Collé.
Il avait plaisir à retrouver la jolie fille qui souriait bien, un peu coquette (on est femme), à ses marivaudages, mais, en bonne et honnête personne, tendait, de bonne amitié, la main à un compatriote comme elle perdu en pays étranger.
Ils avaient fait ce pacte de se revoir sans qu’un mot d’amour fût prononcé, un amour qui ne pouvait être qu’une amourette, ce que ne voulait pas la petite Lise, souriante, mais sérieuse.
— Nous sommes deux exilés, lui avait-elle dit, et, comme tels, amis et bons amis dès la première rencontre. Mais n’allons pas plus loin, monsieur le marquis. Fanchette est une honnête fille.
— Et je suis un galant homme, Fanchette.
— Un galant homme qui ne s’avisera pas de faire le galant?
— Je vous le promets.
— Est-ce dit et bien dit?
— Foi de gentilhomme! A moins, petite Lise, que vous ne me releviez, un jour, de ma promesse.
Le marquis de Beauchamp avait accepté ce traité de franche camaraderie qui lui donnait une compagne et lui permettait de parler un peu de la France, de Paris, de Trianon, du théâtre, cet autre Temple de l’Amour. La jeune fille lui plaisait par sa bonne grâce et sa gaieté, cette simplicité et cette franchise de sentiments... Et si différente des belles dames de là-bas!
Et il y eut, depuis ce jour, en ce monde qu’est le vaste Londres, deux êtres perdus dans la foule qui se réunirent, se retrouvèrent, vécurent de la même vie d’espérance, avec ces mots si souvent répétés:
— Dans huit jours! A Paris, dans huit jours!
Ils n’étaient pas les seuls à vivre de chimères. Tout émigré qui louait alors un logis pour plus d’un mois était regardé comme un traître. Combien de réfugiés ne défaisaient même point leurs malles! A quoi bon? On allait rentrer.
Le petit marquis, cependant, n’était pas sans inquiétude, voyant fondre, peu à peu, la somme d’argent assez forte qu’il avait emportée de France, mais qui menaçait de se réduire à zéro. Les huit jours, de semaine en semaine, avaient déjà duré longtemps. Presque chaque soir, M. de Beauchamp allait au ministère de l’intérieur interroger l’employé principal de l’ «Office des Étrangers». Il y avait foule devant le bureau spécial installé pour les réfugiés. Ces Français, jetés hors de la patrie, interrogeaient avec anxiété, et, arrivant avec des battements de cœur, pleins d’espoir, ressortaient la tête un peu basse.
Eh! quoi, ces diables de Jacobins avaient encore battu l’ennemi, envahi la Savoie — un Montesquiou en tête, je vous demande un peu!... — et pris la Hollande! Ils veulent donc tout dévorer, ces ogres sauvages?
— Allons!... Nous ne reprendrons pas encore le bateau...
— Attendez huit jours, répondait tout haut, de sa voix claire, le marquis de Beauchamp d’Antignac. Patience! Qui sait si nous serons encore ici la semaine qui vient?
C’était son refrain, et les mêmes mots lui revenaient aux lèvres, même lorsqu’il retrouvait Fanchette, la bonne camarade des journées lentes.
Il se revoyait avec elle aussi jeune que lorsqu’il rêvait de romans et d’aventures en lisant Gonzalve de Cordoue, du chevalier de Florian, sous les châtaigniers du Périgord. Ils allaient — pareil, lui, à un petit clerc en liberté conduisant aux Prés-Saint-Gervais quelque grisette — à Hampton Court ou sur la Tamise, aux jours de fête, et, ces jours-là, la bouquetière se donnait congé, laissait l’éventaire au logis et cueillait des pâquerettes et des crocus pour elle-même. Elle «se fleurissait», la fleuriste! Et cela lui rappelait les lilas de Romainville!
— Vous ne connaissez pas Romainville, monsieur le marquis?
— Non, ma chère enfant. Mais nous irons... Nous irons dans...
Elle l’interrompait alors en riant.
— Ne répétez pas ce que vous avez l’habitude de dire. Cela porte malheur. Et combien de huit jours déjà font vos huit jours?
— Il serait facile d’en établir le calcul, miss Fanchette. A quoi bon? Ce ne sont pas les huit jours passés, ce sont les huit jours à venir qui comptent!
Cependant, l’été finissait, l’hiver venait, le triste hiver brumeux de Londres, enveloppé dans une atmosphère roussâtre. Fanchette souffrait à aller par les rues offrir aux passants ses tristes fleurs gelées. Et le marquis, réduit à ses derniers shillings, voyait avec effroi se dresser l’heure spectrale où il lui faudrait, comme les autres émigrés pauvres, accepter le shilling d’indemnité du gouvernement anglais.
A cette perspective, il se sentait sourdement irrité et comme insulté. Il se rappelait les drapeaux des gardes à Saint-James et les caricatures de Rowlandson aux étalages des libraires. Il se disait qu’à cette heure même, les habits rouges se heurtaient aux habits bleus et que le sang français coulait sous les balles anglaises. Accepter de ces gens-là un subside, il faudrait, palsambleu! en être réduit à la dernière extrémité pour s’y résigner. Mais comment vivre lorsque le dernier écu rapporté de France serait épuisé? La logeuse de Crown Court, grosse personne rouge comme une tomate et forte comme un tonneau d’ale, mistress Sniddle, ferait bien crédit quelque temps à son locataire. Ce n’était pas une mauvaise femme; mais elle répétait volontiers que feu Sniddle l’avait laissée veuve avec six enfants à nourrir et que le prix de ses loyers servait à acheter des bas aux petits.
Le marquis voyait ainsi approcher l’heure où il faudrait trouver des ressources pour vivre.
— Si vos huit jours durent encore longtemps, monsieur le marquis, vous en serez réduit à vous faire cuisinier comme tant d’autres, lui disait Fanchette en riant.
— Non, ma chère enfant, mais j’ai trouvé un métier digne de moi. Et, en attendant, ne m’appelez plus «Monsieur le marquis», je vous prie. Il me semble que ce titre, qui vaut cher là-bas, mais qui m’est bien inutile ici, sonne mal sur vos lèvres.
— Et comment voulez-vous que je vous appelle?
— Je ne sais pas... Monsieur Hector... On m’a donné ce nom homérique... Je le garde.
— Monsieur Hector? Eh bien! monsieur Hector, quel métier avez-vous trouvé?
— L’autre jour, ma chère enfant, à l’Astley Circus, près de Westminster Bridge, où j’étais entré pour voir une pantomime sur Tippoo-Sahib, vous savez, leur ennemi, — il leur donne du fil à retordre dans l’Inde, — une pantomime qui fait fureur, j’ai lié connaissance avec le vicomte de Mornac... Le vicomte, bon cavalier, figure un officier français parmi les acteurs du mimodrame... Eh! je monte à cheval mieux que lui et j’ai appris à lire dans le traité de Pluvinel... Quand je n’aurai plus le sol, je cavalcaderai au cirque Astley. Voilà!
— Et, moi, je chanterai, au café-concert, des chansons françaises!
— La Vendéenne! La Marseillaise des Émigrés!
— Ou les couplets de La Folle Journée:
Or, messieurs, la comédie...
...Tout finit par des chansons!
Ils riaient; mais la petite Lise ne voyait pas sans tristesse, quand elle interrogeait son miroir, ses pauvres joues devenir maigres, et le petit marquis notait avec inquiétude la fréquence des accès de toux qui amenaient un peu de rougeur aux pommettes de la jolie fille. Il se demandait si le printemps de France, ce printemps qu’avril ramenait, n’enlèverait point la pâleur du visage de cette enfant.
— Patience!... Patience!...
On assurait que, bientôt, une expédition française, conduite par des jeunes gens intrépides et où les vieux officiers de la marine française avaient noblement accepté de s’enrôler en simples soldats, une entreprise hardie, bien conduite, décisive, allait avoir raison de Messieurs les Jacobins. Unis aux gars de la Vendée, les volontaires embarqués à Plymouth marcheraient sur Paris. Ce serait vite fait. Un combat. Quelques étapes.
— Et vous reprendriez peut-être avant peu votre rôle de Fanchette, ma petite Lise!
— Ne plaisantez pas, monsieur le marquis!
— «Monsieur le marquis!» Encore!... Fanchette, si vous recommencez, je vous appelle citoyenne!
Mais, un matin, en allant au «Bureau des Étrangers», le petit marquis apprit une triste nouvelle. Il ne s’agissait plus d’espérer qu’on entrerait à Paris promptement. Un nom douloureux revenait dans les propos de la foule accourue aux renseignements, un nom qu’on répétait tout bas: Quiberon! La défaite! Le désastre!... Et, dans un grand deuil soudain, unis au nom du vainqueur, ce Lazare Hoche, on entendait des mots tragiques: «Auray... Les vaincus fusillés... La grève rouge...» Et Sombreuil, l’élégant Sombreuil, tombé, avec tant d’autres!
Au Parlement, le gouvernement annonçait que, du moins, sur la grève, le sang anglais n’avait point coulé; mais le petit marquis de Beauchamp d’Antignac frissonnait à la réplique superbe de Sheridan:
— Oui, mais l’honneur anglais a coulé par tous les pores!
— Ma pauvre Fanchette, dit-il, ce soir-là, à la comédienne, ce n’est pas encore cette fois-ci que vous reprendrez La Folle Journée...
— Encore huit jours, huit autres jours, monsieur le marquis!
— Hector, s’il vous plaît, mademoiselle!
Il se demandait si son devoir n’eût pas été de suivre d’Hervilly, Puisaye, et de charger avec eux les soldats de la République. Un scrupule l’avait retenu. Très vaillant, le petit marquis était prêt à toute bravoure. Mais il lui répugnait de combattre coude à coude avec l’étranger et, dans la petite chapelle des émigrés de King Street, à la messe dite en mémoire des vaincus de la prairie d’Auray, le marquis de Beauchamp d’Antignac pria pour ceux qui, morts pour leur foi et leur roi, auraient pu mourir pour la patrie.
Il se rappelait alors la journée brumeuse du dernier vendredi saint, où, dans les ténèbres de la sombre église, il avait écouté le sermon d’un jeune prêtre rappelant aux Français la passion de Jésus mort pour ses frères. Le marquis avait éprouvé là une émotion pareille à celle qui lui étreignait le cœur, aux jours de Noël, dans la petite église de Saint-Alvère.
Et tous ces Français chassés de France, comme blottis dans un asile de paix, grelottant un peu sous la voûte froide, écoutaient la voix de ce maigre prédicateur qui, d’un geste large, étendait sa main osseuse sur tous ces fronts, ces têtes pensives, ces exilés dont les malheurs comptaient peu, comparés aux crachats, aux insultes, aux blessures, à l’agonie du Martyrisé. Les auditeurs, à peine entrevus dans la pénombre de la chapelle, ressemblaient à des ombres, et le petit marquis avait eu là une sensation singulière: il lui semblait qu’il assistait à une messe de fantômes. Ou, encore, à une réunion de chrétiens traqués et menacés dans les caveaux des Catacombes.
Mais quand, au sortir du sermon, Fanchette, trempant sa main d’enfant dans le bénitier, lui avait tendu ses doigts mouillés d’eau bénite, le marquis s’était senti rappelé à une réalité plus souriante, et, cette main de bouquetière, il avait eu l’envie de s’incliner vers elle et de la baiser, comme il eût fait des doigts d’une marquise.
Et il se rappelait souvent le pâle jeune prêtre qu’il n’avait plus revu et qui était peut-être allé mourir au pays breton, comme tant d’autres.
Cependant, les ressources de M. de Beauchamp touchaient décidément à leur fin et les victoires républicaines ne permettaient guère d’espérer que l’exil finît bientôt comme les derniers écus de l’exilé. Les illusions s’envolaient, pareilles aux volées de perdreaux poursuivies autrefois dans les ratoubles.
Eh bien! il était écrit qu’il imiterait M. de Mornac, et Hector de Beauchamp se présenta bravement au directeur d’Astley Circus, en lui demandant s’il n’était pas besoin là d’un bon écuyer capable de montrer aux jockeys anglais comment on comprenait l’équitation en France.
Le manager reçut le petit marquis avec un sourire un peu ironique. Ce n’était pas à des Anglais qu’on pouvait apprendre à manier un cheval et ce dont le Cirque Astley avait besoin pour le moment, c’était d’un clown.
— Vous dites? fit Hector de Beauchamp.
— D’un clown. John Paterson nous a quittés. Un clown nouveau, un clown français serait une curiosité certaine. Eh! parbleu, vous êtes élégant, vous paraissez leste. Avec un peu de farine au visage et le costume du Gilles de Watteau, vous auriez grand succès, cher monsieur, je vous jure!
Le petit marquis se demandait si le manager en veine d’humour se moquait de lui.
En vérité, proposer au marquis de Beauchamp d’Antignac de se barbouiller de blanc le visage et de grimacer en souquenille de Pierrot sous les yeux du peuple de Londres? Ce manager poussait un peu loin la plaisanterie britannique.
— Monsieur, fit le gentilhomme, d’un joli ton sec, je puis monter un cheval en public et je pourrais même comme mon compatriote, le vicomte de Mornac, figurer parmi les acteurs de votre pantomime équestre, quoique, je vous l’avoue, je serais volontiers du parti de Tippoo-Sahib... Oui, ne vous fâchez pas... Mais faire ici le métier d’un Janot sur les tréteaux des théâtres de la foire, j’aimerais autant me jeter à votre Tamise, qui ne sent pas toujours bon, comme vous savez!
Le manager avait écouté froidement. Puis, il haussa les épaules.
— «Il n’est pas de sot métier», dit un proverbe de votre pays. Et le métier de clown est un métier comme un autre. M. Sheridan prétendait même qu’il est plus acceptable que celui de la plupart des «honorables», ses collègues au Parlement. Mais M. Sheridan a pour principe d’être toujours de l’opposition. Il y a des clowns plus populaires que des ministres, et Son Altesse le prince de Galles vous dira...
— Son Altesse dira ce qu’elle voudra, interrompit le marquis. Je veux bien devenir écuyer, par aventure; je ne veux pas me faire clown, M. Sheridan dépensât-il, pour me convaincre, toute son éloquence et tout son talent.
Il allait (pirouettant sur ses talons, qui n’étaient plus des talons rouges) se retirer en saluant galamment, avec un grain d’impertinence, le manager, lorsque celui-ci, étudiant la silhouette du marquis, fit un geste et dit:
— Attendez.
Et, très vivement:
— Consentiriez-vous, monsieur, à chevaucher en costume de mousquetaire? Oui, de mousquetaire du temps de Charles Ier?
— J’ai porté des déguisements en des bals parés et travestis, répondit le marquis. Il n’est rien là qui me paraisse insupportable.
— Eh bien! laissez-moi mettre sur l’affiche les débuts du cavalier... Quel est votre petit nom?
— Hector...
— Du Cavalier Hector dans les exercices enseignés, jadis, au roi Louis XIII ou Louis XIV, comme vous voudrez, et je vous donnerai le meilleur cheval de mon écurie... Abdullah..., un arabe... très doux... Vous en ferez ce que vous voudrez!
— Je n’ai pas besoin que la bête soit douce. La douceur, cher Monsieur, je ne l’aime que chez les femmes.
Et sans doute, en parlant ainsi, le petit marquis songeait-il à la jolie Fanchette.
IV
Fanchette ne fut qu’à demi étonnée lorsque le marquis lui annonça qu’il allait débuter dans un cirque. L’émigration faisait tant de miracles! N’y avait-il pas une baronne authentique qui servait des bavaroises dans un coffee-house du Strand? L’important était de fuir la misère et le spleen. Et puis, pour M. de Beauchamp, cette mascarade était une occupation. Ils étaient si longs et si lourds, les huit jours incessamment renouvelés, reportés d’une date à une autre! Le petit marquis monta à cheval dans l’écurie d’Astley Circus comme il eût mis le pied à l’étrier pour partir en guerre. Il se rappelait que son grand-père, le marquis Pierre-Arnaud de Beauchamp d’Antignac, avait ainsi, bien en selle, chargé à Fontenoy dans les rangs de la Maison Rouge. Sous le déguisement du mousquetaire d’autrefois, le marquis Hector éprouvait le petit frisson du cavalier à qui l’on disait:
— Assujettissez vos chapeaux, messieurs les maîtres; nous allons avoir l’honneur de charger!
On l’applaudit lorsqu’il fit son entrée dans l’arène, très joliment costumé en cavalier du temps de Louis XIII, la plume au feutre et l’épée au côté. Il portait un pourpoint de velours bleu et le petit manteau brodé flottait galamment sur ses épaules. Fanchette, qui le suivait des yeux, assise au premier rang des spectatrices, le trouvait d’aspect fort galant et avait bien envie de lui jeter un de ses bouquets invendus. Le succès du Cavalier Hector fut, ce soir-là, incomparable. Les écuyers d’Astley Circus vinrent féliciter leur nouveau confrère lorsqu’il sauta à bas de son cheval, et le petit marquis se rappelait qu’il y avait eu un temps où ses aïeux couraient le tournoi sous le regard des dames. Il ne lui semblait pas qu’il fût un baladin exhibant ses talents, mais un chevalier montrant noblement sa maîtrise. Cependant, lorsqu’un certain colosse, le nègre Mac Lee, un boxeur, lui tendit sa large patte en lui disant: «Bravo, camarade!», le marquis hésita pendant une seconde à mettre sa main dans la paume blanche du géant noir. Il le trouvait familier. Camarade! Boxer n’était pas, comme caracoler, un exercice noble, le boxeur fût-il à cheval. Mais quoi! A la guerre comme à la guerre!
Allait-il se targuer de sa supériorité équestre?
— Camarade, soit, dit-il à Mac Lee, qui avait remarqué, cependant, l’hésitation et grognait tout bas contre les impertinents scrupules du petit Français.
— Et maintenant, voilà, j’ai un métier! dit gaiement le marquis à la petite Lise, en la reconduisant, par les rues sombres, jusqu’à son logis de Soho.
Il eût bien voulu ne point se séparer d’elle, et, après avoir chevauché comme un écuyer, il murmurait comme un poète les verselets du marquis de Pezay:
Non, ce n’est point la fraîcheur d’un ruisseau
Qui de l’amour peut apaiser la flamme;
Quand, une fois, ce dieu brûle notre âme,
Il peut lui seul éteindre son flambeau...
— Ah! Fanchette, disait-il, tout en marchant, si vous lisiez Zélis au Bain, vous verriez que le berger Hylas méritait bien qu’on ne le fît point languir!
Mais la jeune fille l’arrêtait bien vite et, riant un peu:
— Monsieur le marquis, est-ce votre succès de cavalier qui vous monte à la tête? Oh! le théâtre!... le théâtre! Il nous grise tous et toutes! Mais vous savez bien ce qui est convenu entre nous. Pacte sacré! Ne me parlez jamais que d’amitié, de bonne amitié!
Et, comme elle toussait, Hector de Beauchamp répondait en ramenant sur les épaules de la jolie fille la mante qui avait glissé:
— Oui, je suis un sot, vous avez raison... Et, en effet, cela donne une certaine ivresse, les bravos... Je l’ai senti tout à l’heure, est-ce drôle! Ah! quand vous rentrerez à la Comédie-Française, comme on applaudira Fanchette!
— Hélas! nous en sommes loin!
Ce n’était pas son succès de gentil cavalier qui grisait, comme disait Fanchette, le petit marquis, mais c’était la grâce pimpante de cette camarade de tous les jours qu’il s’habituait à rencontrer, qu’il voyait, maintenant, quotidiennement, car, depuis que l’écuyer Hector cavalcadait à Astley Circus, elle avait laissé là Drury Lane et c’était à la porte du cirque qu’elle vendait ses fleurettes. Elle offrait en souriant ses jacinthes et gazouillait, avec un gentil accent français, un engageant:
— Pretty flowers, ladies?
Et le Français et la Française se retrouvaient tout naturellement à la fin de la représentation, traversant ensemble la Tamise et remontant: elle vers Soho, lui à son lodging de Crown Court. Et comme il lui paraissait triste alors, ce logis, et comme la solitude lui paraissait dure! Il gravissait le petit escalier en allumant un rat de cave, et, lorsqu’il poussait la porte de sa chambre, il se rappelait, en soupirant, les journées lentes où il rêvait d’acheter une tortue, un chat ou un chien pour avoir là une compagnie. Ah! si elle voulait, la jolie Fanchette!
Mais non, point de sottes pensées, marquis! Fidélité au pacte. Une amitié en exil, une aimable idylle fraternelle dans le brouillard de Londres, c’était déjà une bonne fortune. L’ennui était plus opaque et plus noir avant la rencontre de Drury Lane.
— Tu n’es plus seul, maintenant, songeait-il.
Il ne fallait pas trop demander.
Tout de même, si Fanchette était là, près de lui, remplissant de sa gaieté la pauvre chambre aux murailles nues, la vie serait autrement supportable. C’était, cette chambre obscure, une étroite cage sans oiseau.
— Et si je l’épousais? se disait parfois, en s’endormant, le petit marquis, revoyant, dans le demi-sommeil, la jolie nuque et les cheveux blonds de Fanchette, et les petites mains applaudissant le cavalier Hector et le galop éperdu d’Abdullah.
Après tout, dans les Contes Moraux, les rois épousent bien des bergères. Le petit marquis était seul au monde. Pas un oncle du Périgord ne se lèverait pour lui reprocher sa mésalliance.
— D’ailleurs, beauté vaut noblesse, vraiment!
Alors, et tout à coup, il se demandait s’il ne subissait pas un peu le pouvoir des maximes nouvelles. Comment, encore un pas et la noblesse allait lui sembler un préjugé?
— Palsambleu, prends garde, marquis! Tu tournes au démocrate! Et à quoi bon, grand Dieu! puisque, avant peu, tu retraverseras le détroit et tu rentreras en France!
C’était sur cette pensée qu’il s’endormait, murmurant ironiquement, tristement, avec un sentiment de scepticisme que lui donnait le demi-sommeil, mais qui, au réveil, s’enfuirait bien vite:
— Huit jours! Ah! bien oui, huit jours! Ils dureront longtemps, tes huit jours!
Il arriva que le destin, qui a ses malices, fournit au petit marquis l’occasion de n’être plus seul dans la chambrette de Crown Court. Le beau mousquetaire, en franchissant une haie aux applaudissements des spectateurs du cirque, eut la malchance qui guette parfois le meilleur cavalier. Le cheval fit un écart, l’arabe Abdullah s’abattit et le petit marquis fut projeté contre la barrière, une côte enfoncée et le bras droit cassé. On le releva en piteux état; mais, pâle et souffrant horriblement, il eut encore la force de sourire et, ramassant une rose que quelque spectatrice lui avait jetée, il la porta à ses lèvres, et salua, comme s’il eût envoyé ce baiser galant à toute l’assemblée. Puis, souriant toujours, il rentra dans la coulisse, le front haut, sa petite taille élégamment redressée et refusant l’appui des écuyers qui, pour le soutenir, lui offraient leur bras.
— N’ai-je point gâté, dit-il seulement, mon bel habit de mousquetaire?
— Ah! répliqua le boxeur nègre, vous en verriez bien d’autres, cavalier Hector, si vous faisiez un match avec Mac Lee!
La douleur de son bras cassé ennuyait un peu le «cavalier Hector». Puis, il souffrait aussi du côté de la hanche. On fit avancer une voiture de louage. Le marquis s’installa de son mieux sur les coussins, et en route pour Crown Court! Chaque cahot sur le pavé donnait au blessé une secousse violente.
— Du diable, pensait-il, me voilà mis à pied, et pour combien de temps?
Mistress Sniddle poussa les hauts cris en voyant chez elle arriver un malade. Le marquis avait grand’peine à monter son escalier et il s’arrêtait, parfois, de marche en marche.
— Mistress Sniddle, disait-il, en essayant de rire, vous allez, maintenant, être mon infirmière!
Mais, comme il arrivait enfin péniblement près de son lit, mistress Sniddle arrangeant, en effet, les couvertures, quelqu’un frappa vivement à la porte, et, comme il répondait: «Entrez!», M. de Beauchamp poussa un cri de surprise joyeuse en apercevant le joli visage de Fanchette, mais pâli, effrayé, et l’apparition de la comédienne lui fit l’effet d’un baume immédiat. Derrière la jeune fille, un grand gentleman, tout de noir vêtu, maigre et sinistre, apparaissait, à peine éclairé par la chandelle qu’avait allumée mistress Sniddle.
— Le docteur, dit Fanchette, le docteur Ploomfield...
— J’étais de service à l’Astley Circus, dit le docteur, mais vous êtes parti si vite que je n’ai pu vous venir en aide, monsieur... Mademoiselle a tenu à m’amener ici... Permettez-moi de vous examiner...
— Je me retire, dit mistress Sniddle, pudique.
Elle emmena Fanchette sur l’escalier, et les deux femmes restèrent dans l’ombre, la petite Française, très inquiète, nerveuse, et mistress Sniddle beaucoup plus calme, pendant que le docteur examinait le blessé. La fracture du bras était très nette; visiblement, une côte avait souffert; il n’y avait rien de grave du côté de la hanche, mais il fallait un appareil, et en manière d’éclisses le médecin prit les premiers morceaux de bois venus et ficela de son mieux le bras malade.
— Je ne vous fais pas mal? demandait-il froidement, de temps à autre.
Et le petit marquis, toujours poli, répondait:
— Au contraire!
Il reviendrait le lendemain, dès le matin, le docteur Ploomfield. En attendant, il fallait tâcher de prendre du repos et, s’il était possible, de dormir. Fanchette se proposait pour passer la nuit au chevet du blessé, et le petit marquis, le bras déjà pris par l’appareil improvisé, la remerciait par un sourire; mais mistress Sniddle ne trouvait pas convenable qu’une jeune fille fût, sous son toit, enfermée avec un jeune homme, et ce mot: convenable, revenait comme un refrain sur les lèvres de la logeuse.
— Bah! fit le marquis. Je suis rompu. La fatigue me sera un somnifère!
Il envoya, de la main gauche, un salut à Fanchette, un salut qui ressemblait fort à l’esquisse d’un baiser, et, remerciant le docteur et mistress Sniddle, il s’endormit, quand il fut seul, en rêvant qu’il faisait son entrée dans la cour d’honneur de Versailles, sur un cheval arabe piaffant et se cabrant sur le pavé du roi.
Mais, le lendemain, il souffrait assez vivement, et le docteur, après la pose d’un appareil définitif, lui ordonna de se tenir tranquille et de garder la chambre jusqu’à ce que les douleurs thoraciques eussent disparu.
— Alors, vous m’emprisonnez, docteur?
— Je vous prescris le repos...
— Mais cette chambre est pire que la Bastille... Et comment saurai-je, maintenant, les nouvelles de France?
— Mistress Sniddle vous apportera les gazettes.
— Et Fanchette, pensa le marquis, me dira ce qu’on affiche à l’ «Office des Étrangers».
Cette pensée, l’idée que Fanchette viendrait lui tenir compagnie, consolait le petit marquis ainsi condamné à une immobilité relative.
Elle venait fidèlement, en effet, la bouquetière, ouvrant gaiement la porte et montrant, sur le seuil, son fin visage de Parisienne et ses fleurs. Le bonjour de la jolie fille était, pour le marquis, une surprise toujours nouvelle. Voilà qu’il bénissait, maintenant, sa mésaventure, puisqu’elle lui valait les visites de cette enfant. La prison lui devenait chère. Il se disait, en riant, que la doctrine de ce diable de Voltaire a du bon. Le docteur Pangloss, cet enragé optimiste, n’est pas un imbécile.
— J’espère bien, ajoutait-il gaiement, que le docteur Ploomfield ne me laissera pas sortir de sitôt.
Elle s’asseyait près du lit de M. de Beauchamp et lui apportait, en effet, les nouvelles de France...
— Bonaparte a encore battu les Autrichiens...
— Encore! Où cela?
— En Italie, toujours. Il marche droit sur Vienne...
— Boney! Ce petit Boney, comme ils l’appellent; c’est donc le diable, ce petit Boney?
— Cela me paraît être le démon de la bataille, monsieur le marquis...
— Ah! pas de marquis! pas de marquis!... répétait M. de Beauchamp d’Antignac.
Quelquefois, il lui demandait de lui faire la lecture. Il aimait la voix de cette enfant. Une voix argentine et fraîche qui, souvent, avait l’accent ému, lent et grave, des cloches qui sonnent l’angélus du soir.
Elle avait pris un livre sur un des rayons de bois blanc de la chambrette.
— La Guerre des Dieux, voulez-vous que je vous lise cela, monsieur le marquis?
— Non, non! Oh! non! pas cela! Pas cela!
— Pourquoi?... demandait Fanchette, en fixant sur le blessé ses jolis yeux bleus candides.
— Parce que..., parce que ce satané Parny est aussi un petit démon en son genre, comme Boney... Demandez donc, ma petite Fanchette, à quelque libraire de Soho, une traduction de Tom Jones...
— Ou Clarisse Harlowe... Je ne connais pas Clarisse Harlowe...
— Clarisse Harlowe, si vous voulez... Nous dirons du mal de ce coquin de Lovelace!
Il fermait les yeux, pendant qu’elle lisait, et il lui semblait qu’il était loin de Londres, à Paris, au théâtre, et qu’une délicieuse interprète d’une comédie sentimentale lui contait une histoire d’amour, triste, triste, mais consolante, puisqu’elle faisait oublier, pour ces malheurs imaginaires, les malheurs de ces personnages rêvés.
— On ne se résignerait pas à l’histoire, murmurait le marquis, si l’on n’avait pas le roman pour s’en consoler!
— Et savez-vous, Fanchette, disait-il encore, que, s’ils ne vous nomment pas sociétaire à votre rentrée, ils seront de triples sots? Je me chargerai d’obtenir l’ordre de début et la nomination d’un des prochains Gentilshommes de la Chambre!
— Oh! que nous en sommes loin! faisait-elle en riant.
— Qui sait? répétait le petit marquis.
Et ce furent, dans la pauvre chambre du triste passage, des heures de halte délicieuses, que celles de cette convalescence du marquis, contraint à laisser ainsi passer les journées dans une inaction charmée. La bouquetière le quittait pour aller vendre ses fleurs et lorsque, à la porte du Cirque, elle avait vidé son éventaire, elle arrivait, trottinant en hâte, essoufflée et, s’asseyant, elle lisait, Hector de Beauchamp regardant, à la lueur de la chandelle, ce front intelligent et pur, pâli, mais que la lueur rendait tout rose. Il se rappelait les veillées du Périgord, les fermiers égrenant les panouilles de blé d’Espagne, les grains dorés de maïs dans la grande cuisine du château. Les flambeaux de résine coloraient de même le front des paysannes de là-bas. Et sa bonne nourrice, elle aussi, s’asseyait de même à son chevet, pour l’endormir, en lui chantant des chansons.
Tiro, tiro, marinier tiro,
Tiro lo cordo, marinier!
Il se sentait redevenir enfant. Il lui semblait vivre quelque songe. Ah! la bonne idée qu’avait eue Abdullah d’avoir un caprice et de se montrer rétif! Le cavalier désarçonné devait à cet arabe les meilleures heures, peut-être, de sa vie, les plus consolantes, certainement.
Un souci, pourtant, une inquiétude mordait au cœur le petit marquis. Il trouvait que la petite Lise maigrissait, son teint prenant une couleur de fine porcelaine. Parfois, au milieu d’un chapitre, une petite toux sèche arrêtait la lecture. Fanchette, alors, devenait rouge et le marquis lui demandait:
— Êtes-vous fatiguée? Si vous arrêtiez?
Mais, avec son gentil sourire:
— Non! oh! non, je veux voir comment meurt la pauvre Clarisse! Et nous aurons à lire le nouveau roman de Mme de Genlis: Sillery...
— Ah! oui, Mme de La Vallière, dont l’annonce est interdite en France à cause du portrait de Louis XIV...
— Ou encore Le Voyage du Jeune Anacharsis...
— Oh! j’espère bien être valide avant que nous n’en soyons là!...
Et cette idée même n’allait pas sans mélancolie: il songeait alors qu’il n’y aurait plus de lectures, plus de roman de Richardson, plus de prétexte à cet autre petit roman dont l’humble cadre était cette étroite chambre d’exil, son petit univers devenu tout à coup un délicieux asile, grâce à cette enfant qui apparaissait là, disparaissait et emplissait de poésie un taudis dans un noir passage londonien.
Quand il fut guéri, le docteur lui permit de reprendre son existence accoutumée; alors, au lieu d’être satisfait, il fut triste.
— Vous n’allez plus venir à Crown Court, mademoiselle Fanchette!
— Et pourquoi?
— Parce que je ne suis plus intéressant! La peste soit de la santé! Je m’étais si bien habitué à votre présence!
— Et je ne détestais pas de venir me prouver à moi-même que j’ai encore quelque ressouvenir de la bonne diction!...
— Oh! Mlle Contat ne lirait pas mieux Clarisse Harlowe, ma bonne, ma chère Fanchette!
Elle aussi avait, comme le marquis, pris l’habitude de ces tête-à-tête et de ces causeries. Elle avait pour son malade la pitié tendre qu’éprouvent presque toujours pour leurs blessés les infirmières. La femme est faite pour soigner et pour consoler. Puis, cette chose précieuse, l’habitude, l’attachait à ce pauvre isolé qui, s’il voulait faire quelques pas, s’appuyait sur elle, prenait son bras, le serrait doucement et, en humant le grand air dans les allées d’Hyde Park, disait:
— Tout de même, il est quelquefois bon de vivre!
Elle voyait, avec une sorte de tristesse, approcher le jour où elle serait aussi souvent seule que naguère, dans son logis de Soho. Et comme, redevenu «grand garçon», disait-il, il la reconduisait chez elle, il éprouvait un petit serrement de cœur lorsqu’il fallait la quitter, au seuil de la petite maison de brique enfumée. Eh! vertubleu! le docteur Ploomfield aurait bien pu prolonger la convalescence et ne donner que plus tard, beaucoup plus tard, son exeat!
— Comme c’est bête de se quitter ainsi, ne trouvez-vous pas, Fanchette? dit-il, un soir, au moment où la bouquetière allait frapper à la porte de son logis.
— Il le faut bien, monsieur le marquis!
— C’était si bon..., c’était si doux... J’ai envie d’éperonner Abdullah pour que ce petit sarrasin me lance encore contre la barrière! On ne sait pas, non, on ne saura jamais tout ce qu’il y a de charme dans une maladie.
— Cela dépend de qui l’on a à son chevet, monsieur le marquis! fit la petite malicieuse. Si Mme Sniddle vous avait lu Richardson...
— Pouah! je crois que j’aurais autant aimé Monsieur Marat!
Ils riaient; mais, tout à coup, le petit marquis devint sérieux. Il prit, d’un geste à la fois tendre et rapide, la main de la jeune fille, et, regardant Fanchette dans les yeux, tout droit, franchement, il dit lentement, d’une voix très basse, comme s’il redevenait timide:
— Fanchette, ne vous êtes-vous pas aperçue d’une chose?
— Laquelle? dit Fanchette, dont la voix tremblait aussi.
Elle devinait bien, et, devinant, elle avait peur.
— C’est que je vous aime, Fanchette!
— Oh! fit-elle, nous avions dit que nous ne parlerions jamais de cela. Jamais. Amis d’exil, et c’est tout.
— Non, non, non, ce n’est pas tout, Fanchette! A quoi bon se mentir à soi-même et se taire? A quoi bon désunir ceux que le sort unit? Fanchette, mon amie, ma chère petite lectrice amie, voulez-vous être ma femme?
Elle le regarda avec ses beaux yeux agrandis, éperdus.
— Votre femme? Moi?
— Ma femme, oui, ma femme! Vous me dites: «Monsieur le marquis!» Je vous appellerai marquise. C’est la marquise de Beauchamp d’Antignac qui rentrera à la Comédie quand le marquis rentrera en France! Que voulez-vous, ma pauvre chère petite Fanchette, je ne peux pas me passer de vous! Les romans de Mme de Genlis me paraissent assommants quand vous ne les lisez pas... Ils le sont probablement... C’est elle, la comtesse, qui les écrit, mais c’est vous qui les faites... Fanchette, ô sensible et tendre Fanchette, ce n’est pas le hasard qui nous fit nous rencontrer, un dimanche de soleil, devant Drury Lane, c’est le dieu d’amour, cet amour que chantent dans leur théâtre leur vieux Shakespeare et Monsieur Sheridan, et que j’ai rencontré, moi, dans la rue!
Elle était étourdie; elle se demandait si le petit marquis ne se jouait point d’elle, si cette déclaration, qui lui tombait là sur la tête comme une montgolfière sur des spectateurs, n’était pas une épreuve. Elle regardait Hector de Beauchamp, qui souriait, essayant de donner à ses paroles un accent élégamment léger, mais qui était visiblement ému et qui était très pâle, tandis qu’elle devenait toute rouge.
— Monsieur le marquis, est-ce une épreuve? Vous moquez-vous de moi? Je suis une pauvre fille...
— Vous avez été ma consolation et ma joie dans cet exil, qui, d’ailleurs, ne va pas durer...
— Une petite comédienne, songez donc, une bouquetière...
— Une comédienne qui deviendra grande. Une bouquetière à qui on jettera des bouquets!
Elle avait peur de défaillir, tant elle était joyeuse. Comme il l’aimait! Comme elle était aimée! Pour la première fois de sa vie, la petite Lise se sentait très fière.
— Eh bien? demanda le marquis.
— Eh bien! que votre volonté soit faite! Moi aussi, moi aussi...
Elle prit un temps et, délicieusement, en riant, mais avec une larme dans les yeux:
— I love you! dit-elle.
Et, comme il laissait tomber ses lèvres sur la petite main tendue de Fanchette, puis comme il déposait doucement sur ce front de jeune fille un baiser de fiancé, des sons lointains de musique, un air de marche militaire, leur vinrent, joués par des soldats d’Écosse, et, les cris de la foule se mêlant aux accents pénétrants du pibrock, ils virent déboucher, parmi les hourras et sous une poussée de gens agitant leurs coiffures, des Écossais Gris partant pour Plymouth et dont les baïonnettes jetaient des éclairs rouges sous le soleil couchant.
M. de Beauchamp d’Antignac hocha la tête et dit:
— Ceux-là aussi sont des fiancés! Les fiancés de la mort!
V
Le petit marquis était heureux. Son existence, maintenant, était fixée. Il se figurait la joie des bonnes gens de Saint-Alvère, lorsqu’il leur présenterait — bientôt — une aussi jolie marquise. Il entendait déjà, sous les châtaigniers, les chobréttaires jouant des airs de fête, comme les pibrocks écossais leurs airs de guerre des highlands; il se voyait rentrant en son castel ensommeillé depuis son départ comme le château de la Belle au Bois Dormant. Et, alors, quelles joies! Tonneaux défoncés. Agneaux rôtis en plein air. Une frairie! Mais, le lendemain même de cette soirée délicieuse, où le double aveu était sorti de leurs lèvres, le petit marquis devait éprouver une colère. Les jours se suivent et point ne se ressemblent. Comme il sortait de Crown Court pour aller présenter ses souhaits, — eh! oui, faire sa cour à Fanchette, — il entendit les crieurs de journaux annoncer des nouvelles d’Italie et, malgré la neige qui tombait, fouettant les visages, les passants s’arrêtaient, faisaient cercle autour des débitants de feuilles toutes fraîches sorties de la presse à bras et donnaient leur penny en hâte. De quoi s’agissait-il donc?
Le marquis entendit un de ces acheteurs de gazettes dire à sa femme:
— Il paraît que Boney a encore gagné une bataille!
Encore! M. de Beauchamp en fut agacé. Il jeta bien vite les yeux sur le papier et, en effet, il apprit là qu’après Arcole, Bonaparte, ce damné Buonaparte, avait encore bousculé les Autrichiens à Rivoli.
— Ah çà! mais cet Alvinzi, murmura le marquis, c’est donc un imbécile, cet Alvinzi qui se fait brosser comme un Soubise?
Et, sous les flocons de neige, il lisait, curieux et enfiévré, les détails de la bataille. Le gazetier contait que le général Bonaparte avait, le soir de Rivoli, dit, en montrant un tas de drapeaux à un autre soldat jacobin, un nommé Lasalle, tombant de fatigue après une journée de charges à fond de train: «Couche-toi dessus, Lasalle, tu l’as bien mérité!»
Alors, froissant le journal et haussant les épaules, le petit marquis avait dit, tout haut, exhalant sa mauvaise humeur sans contrainte:
— Mais c’est un plagiaire, ce M. de Buonaparte.
— Un plagiaire! Un simple plagiaire! avait-il plaisir à répéter à Fanchette en entrant, poudré à blanc par la neige, dans l’appartement de la jeune fille.
Il tenait à la main la gazette froissée.
— Eh! qu’y a-t-il? demanda la bouquetière.
— Encore une algarade de ce monsieur qui commande en Italie! Il a une audace..., une audace! Lisez plutôt.
— Eh bien! quoi? fit-elle après avoir lu.
— Eh bien! chère enfant. Il copie notre histoire, tout bonnement. On a dû trouver superbe, parbleu, son mot à son ami Lesalle..., Lasalle..., Masalle..., je ne sais pas... «Couche-toi dessus!» Et ils se tutoient, ces généraux!... Ce sont des chefs de bande! Ma chère enfant, nous en avons connu, je pense, de ces soirs-là, et feu mon aïeul, qui était cordon bleu, m’a bien souvent conté que, le soir de la bataille de Villaviciosa, après avoir, peu de temps auparavant, fait prisonniers cinq mille Anglais, dont Stanhope, sans parler des Autrichiens, M. le duc de Vendôme dit à Sa Majesté Philippe V d’Espagne, petit-fils de Louis XIV, qui se sentait fatigué..., comme ce monsieur...: «Votre Majesté va pouvoir dormir sur le plus beau lit que jamais souverain ait trouvé.» Et, sous un arbre, le duc ordonna qu’on étendît les drapeaux, étendards et guidons pris à l’ennemi. Voilà ce que se permet de copier le batailleur de Rivoli! ... «Couche-toi-dessus!» Il aura beau faire, il ne peut pas encore, comme M. le maréchal de Luxembourg, être appelé, que je pense, ainsi que parlait monseigneur le prince de Conti, le «Tapissier de Notre-Dame».
Fanchette écoutait le marquis et remarquait fort bien que la colère de M. de Beauchamp s’atténuait, tombait, à mesure qu’il parlait. Il reprenait la gazette que ses doigts avaient pétrie. Il relisait les nouvelles. Il épelait à nouveau ces noms, tout à l’heure inconnus: Lasalle, Rivoli, et peu à peu, comme s’il eût éprouvé le vague regret de n’avoir pas vu ces chevauchées, entendu ces canonnades, senti la poudre:
— Tout de même, Boney, le petit Corse, il les mène tambour battant, ces grenadiers d’Autriche! Au printemps prochain, il n’en aura fait qu’une bouchée!
Le printemps! Il était encore loin, le printemps! A travers la vitre des fenêtres, la neige de novembre laissait à peine apercevoir les toits voisins, et, auprès du maigre feu de houille qu’elle entretenait avec peine, Fanchette approchait une chaise de paille pour que le marquis vînt se chauffer.
— Vous avez les pieds mouillés, monsieur le marquis!
— Et vous avez les mains glacées, ma petite Fanchette!
— Je n’ai pas froid, cependant, et cette nuit même, cette nuit, il me semblait que j’avais la fièvre...
Doucement, avec son joli sourire éclairant son visage d’enfant, elle ajouta bien vite, pour rassurer le marquis:
— C’est la joie!
Mais elle en avait trop dit. Ce mot: fièvre, inquiétait soudain le pauvre Hector de Beauchamp, qui interrogeait bien vite, anxieusement, le visage de la charmante fille.
— Allons, regardez-moi, Fanchette. Voyons cette mine.
Il souriait encore, ce visage, il souriait toujours, et, pourtant, au fond des yeux clairs, une sorte d’involontaire mélancolie révélait une souffrance.
— La fièvre! Vous n’avez pas été malade, Fanchette?
— Non, je vous dis. Heureuse. Et avez-vous remarqué? Le chagrin vous abat quelquefois et le bonheur vous empêche de dormir. On se dit: «Je voudrais être à demain pour avoir la certitude que je n’ai pas rêvé!»
— Vous n’avez pas rêvé, Fanchette. Ou, plutôt, vois-tu, nous faisons un rêve, un beau rêve... Blottis là, sous ce toit, où la neige tombe, je ne connais point d’êtres plus heureux... Bonaparte, là-bas, et son Lasalle..., ce sont des pauvres, vois-tu, comparés à nous, de pauvres pauvres, avec leurs trophées, leurs drapeaux!
Elle se mit à rire en frappant l’une contre l’autre ses petites mains, à l’idée que le vainqueur de l’Italie était un pauvre diable comparé à elle; mais, tout à coup, ce rire clair fut coupé brusquement par un accès de toux, et ce gentil visage de fillette de Greuze s’empourpra comme sous un étouffement.
— Ce n’est rien! Ce n’est rien! répétait, entre deux quintes, sa douce voix brisée.
Et ce n’était plus contre Boney, Lasalle et leurs victoires, que s’emportait, que s’irritait intérieurement le petit marquis; c’était contre cette neige collée aux fenêtres, pénétrant les os, prenant à la gorge cette chère aimée dont le regard semblait s’excuser de lui causer un chagrin, une angoisse.
Il s’était levé, lui apportait un verre d’eau.
— Voulez-vous de la tisane, Fanchette?
— Merci. C’est fini. Oh! je vous dis, ce n’était rien. Et si c’était quelque chose, eh bien? quoi!... ce ne serait rien encore!
Elle disait cela délibérément, avec la crânerie joyeuse d’un volontaire allant au feu, à la française.
— Êtes-vous folle, Fanchette!
— Non, je dis ce que je pense. Et, tenez, voulez-vous que je vous l’avoue, tout bas, bien bas? J’ai toujours envié Mlle Olivier..., vous savez..., la jolie Mlle Olivier, qui avait créé Chérubin, chanté La Romance à Madame, conquis, charmé, affolé Paris et qui est morte... pftt!... disparue..., toute jeune, toute blonde..., adorée!... Et si bonne, si bonne, Mlle Olivier! Elle était si gentille, qu’on ne pouvait pas s’imaginer qu’elle pût jamais devenir vieille..., avoir des rides. C’est si laid, les rides! Moi non plus, je ne voudrais pas avoir de rides. Vous me trouvez peut-être coquette? dit-elle encore.
Puis, comme si le sourire de la blonde sociétaire disparue l’eût reportée vers le théâtre, son théâtre, vers Paris, elle se mit à évoquer les beaux soirs de France, le défilé du Mariage sur l’air des Folies d’Espagne, où, de son petit pied se relevant et retombant comme une touche de piano, elle battait la mesure en marchant, et cette soirée où elle avait remplacé, doublé Mlle Lachassaigne:
— J’étais si contente! Et si jolie! oui, cher marquis, je deviens coquette, décidément!... Ah! mon costume! Mon joli costume! Celui qu’a décrit M. Caron de Beaumarchais!... Un petit habit, un juste brun avec des ganses et des boutons d’argent, la jupe de couleur; rouge; sur la tête, une toque noire à plumes... J’aurais préféré un grand chapeau de paille, comme les jolies dames que peint Mme Vigée-Lebrun... Mais les auteurs, vous savez, les auteurs, ce qu’ils veulent il faut le faire!
Le petit marquis l’écoutait avec une émotion soudaine, une inquiétude qui devenait peu à peu de la terreur. Fanchette parlait, parlait, maintenant, avec une volubilité vraiment étrange. Elle avait dans le regard un éclat inattendu. Il lui prit les mains: elles étaient brûlantes. Un léger frisson la fit pourtant se plaindre du froid, et la petite toux, qui souvent avait inquiété Hector de Beauchamp, revint, secouant douloureusement ce gentil corps frêle.
— Il faut vous soigner, Fanchette!... Il ne faut pas être malade, ma femme!
Ce nom la rendait toute joyeuse, amusée, en quelque sorte, comme si ce fût un jeu que ce mariage projeté.
— On changera le titre de la pièce de Beaumarchais, disait-elle en riant. Ce sera, à la reprise, Le Mariage de Fanchette!... Quand on pense, disait-elle encore, qu’on n’a pas joué La Folle Journée depuis 1790... Ni en 1791, ni en 1792, ni en 1793... Ils avaient peut-être peur que M. Marie-Joseph de Chénier trouvât M. de Beaumarchais réactionnaire...
Ce besoin presque maladif de parler du théâtre rendait plus vives les craintes du marquis. Il y avait, maintenant, chez Fanchette, comme une obsession. Son être semblait se dédoubler. Obstinément, sa pensée allait vers Paris, se tendait vers la Comédie. Elle dit tout à coup, un soir, en regardant le marquis dans les yeux:
— Si nous partions?
— Partir? Vous dites?
— Oui, si nous partions?
— Et pour aller où?
— En France. A Paris. Oui, c’est une idée. Je ne dors pas la nuit. Et, dans mon insomnie, c’est à Paris que je pense, aux camarades, aux coulisses... Je m’ennuie ici, je m’ennuie. Je vais tomber malade dans ce Londres...
Les flocons de neige s’amassaient aux vitres, encadrant de bourrelets glacés les arêtes des fenêtres. Une bise froide entrait par-dessous la porte et Fanchette approchait ses mains du feu de houille, dont les languettes bleuâtres sautillaient parmi le charbon rouge. Elle regardait s’écrouler tristement les morceaux consumés. Et ce feu ne la réchauffait pas. Il faisait si froid, il faisait si laid autour d’elle! Et il devait faire si bon à Paris!
— Il n’y fait pas bon pour les émigrés, répondait le petit marquis avec une moue qui voulait sourire.
— Bah! quand on risquerait un peu sa tête! Paris vaut bien une imprudence!
Hector avait tout d’abord pris ce désir pour une fantaisie, un caprice de femme; mais il se précisait, il s’affirmait, ce désir, et le docteur Ploomfield, qu’il avait amené auprès de Fanchette, prononçait des mots assez effrayants: consomption, nostalgie, toux nerveuse... On pouvait trouver diverses causes au malaise dont souffrait cette enfant: regret du pays, ennui, mal de l’exil et aussi, aussi — le docteur baissait la voix, même pour parler à l’oreille du marquis — un peu de phtisie.
Eh! parbleu! cette toux, la maudite petite toux! Hector avait bien deviné. L’idée que cet être exquis dont il voulait pour toujours faire sa compagne pouvait lui être enlevé tout à coup le piquait au cœur comme une pointe d’épée.
Fanchette avait quasi brusquement pris en haine cette petite chambre, qu’elle trouvait presque joyeuse autrefois, la parant des fleurs de son éventaire. Maintenant, en montrant au marquis une jacinthe qui poussait dans un vase de verre ses racines échevelées, pareilles à des tentacules de méduses, elle disait:
— Voyez comme elle a de peine à fleurir! Et s’il fleurit, cet oignon de Hollande, la fleur jaune d’or mourra de froid. Il faut partir!
Elle ajouta, un jour, en souriant d’un petit sourire railleur et triste:
— D’ailleurs, cher marquis, n’avez-vous pas dit souvent que, dans huit jours...
— Oui, oui, dans huit jours, dans huit jours!...
Et, brusquement, le marquis s’écria:
— Eh bien! soit! Oui!... Dans huit jours! Malgré vents et marées, batailles de M. Bonaparte et lois et décrets des proscripteurs, nous partirons dans huit jours! Vous le voulez? Dans huit jours, nous serons en France!
— A Paris! dit Fanchette, avec la ferveur d’un mahométan prononçant le nom de La Mecque.
— A la Comédie!
— Au Foyer!
— En route, Fanchette, fit le petit marquis. Puisqu’il ne faut que Paris pour vous guérir, on vous guérira! Et, si l’on me met la main au collet, eh bien! nous verrons. Je me défendrai!
Il s’occupa de trouver la somme voulue pour payer quelque maître batelier qui consentît à traverser la Manche, à passer de Douvres à Calais, à débarquer la nuit sur quelque point abordable de la côte française. Jusqu’à ces derniers jours, le pauvre marquis de Beauchamp avait conservé pieusement deux ou trois bijoux dont, autrefois, se parait sa mère, qu’avait portés sa grand’mère, vieilles reliques de famille dont il avait juré de ne jamais se dessaisir. Il les porta à un revendeur juif qui tenait boutique du côté de Middle Temple Lane, et il se disait que c’était là comme le cadeau de noces donné par les aïeules à la future marquise de Beauchamp d’Antignac.
Dans huit jours, oui, dans huit jours, il prendrait la mer avec la pauvre fille.
— Il lui faudrait l’air du pays, avait affirmé le docteur Ploomfield.
Elle respirerait bientôt l’air du pays. Elle remettrait, quelque soir, son petit habit, sa jupe rouge et sa toque noire et, pour lui, s’il était conduit, un matin, comme d’autres, dans la plaine de Grenelle, devant un peloton d’exécution, il saluerait aussi insolemment que possible, crierait très haut «Vive Sa Majesté Louis XVII!», et tâcherait de tomber avec grâce.
Aux préparatifs de départ, Fanchette apportait une hâte maladive. Elle éprouvait cette sensation morbide qu’elle n’aurait pas le temps de fuir Londres, que cette douleur ressentie, cette brûlure dans la poitrine, cette toux qui la prenait à la gorge et qu’elle étouffait pour ne pas attrister le marquis, allaient la coucher dans ce petit lit de fer, sous ce toit couvert de neige. Elle avait peur. Sa chambre lui faisait l’effet d’une prison. Une cellule, un coin d’hôpital. Il lui semblait qu’une fois là-bas, elle serait guérie. Et ces mots: «là-bas», prenaient sur ses lèvres des accents très doux.
— Ils ne sont pas si bêtes d’avoir inventé ou retrouvé ce nom: patriotes, les malandrins de «là-bas», murmurait le marquis. On l’aime, en effet, la patrie!
On aime aussi l’asile où l’on a vécu, et lorsque, sa valise à la main, le petit marquis prit congé de Londres, il eut, à son grand étonnement, un étrange battement de cœur. Il dit adieu à la misérable chambre de Crown Court comme si les murailles eussent gardé de ses souffrances et de ses joies. C’était là que Fanchette l’avait soigné, veillé, là qu’elle s’asseyait lorsque, de sa jolie voix, elle lui lisait Clarisse Harlowe! Il n’était pas jusqu’à mistress Sniddle qui lui inspirât des pensées attendries. La logeuse lui répétait que si, par hasard, — il faut tout prévoir! — M. le marquis se trouvait obligé de revenir en Angleterre, il retrouverait toujours sa chambre, cet appartement meublé si «convenable».
— Ah! mistress Sniddle, répondait le marquis, je suis, comme tous les exilés, reconnaissant à l’Angleterre de sa loyale hospitalité, — j’ai été libre en un pays libre; — mais j’espère bien jamais, never, vous entendez, ne remettre les pieds à Londres. Et, dans huit jours, je serai à Paris... Que dis-je! mistress Sniddle, avant huit jours!
— Dieu le veuille, monsieur le marquis!
VI
Fanchette aussi éprouvait une émotion toute naturelle en quittant le logis où elle avec vécu. Mais le brouillard de Londres, décidément, l’étouffait.
Elle se mourait, comme la jacinthe de Hollande dans son vase de verre. La santé, la vie, l’appétit même, de vivre, elle allait retrouver tout cela en France. Et, dans la voiture qui l’emportait, la cahotait vers Douvres, elle faisait des rêves. Elle souriait à Hector de Beauchamp, entre deux accès de toux, et elle lui répétait:
— Si vous saviez, si vous saviez comme je suis heureuse!
Le temps était froid. On avançait lentement dans la neige, cette neige qui se collait aux fenêtres de Soho et qui faisait, maintenant, de la verte campagne anglaise une vaste plaine blanche, une nappe glacée. Au fond de la voiture, Fanchette se blottissait comme un passereau frileux, et le marquis ressentait une volupté de protecteur et d’amoureux à la fois à serrer contre sa poitrine, à couvrir de son manteau cette créature douloureuse et délicieuse qui lui disait:
— Chaque tour de roue nous rapproche de la mer! Et, après la mer, Paris! Paris!
Elle n’avait plus qu’une idée, — l’idée fixe des malades, — se retrouver où elle était née, revoir les rues de son enfance, Romainville aussi, les lilas de Romainville, et le théâtre, le théâtre où elle avait eu sa grande joie d’un soir. Et la route lui paraissait longue. N’arriverait-on jamais à Douvres? Les pauvres chevaux, fouaillés par le cocher, faisaient de leur mieux, tout fumants dans le brouillard roussâtre. L’un d’eux s’abattit sur la neige dure et un des brancards de l’équipage se rompit, une des roues étant endommagée aussi. On était loin de tout village, dans une plaine où sifflait la bise. Il fallut attendre assez longtemps l’arrivée d’un charron. Et Fanchette avait froid, se désolait, répétait:
— Nous n’arriverons jamais! Jamais!
Enfin, la roue réparée et le brancard remis en état, le cocher, maugréant contre le verglas, reprit sa route et l’on atteignit Douvres.
Les deux exilés eurent une minute de grande joie en apercevant le vieux château, là-haut dressé, menaçant, et qui, pour eux, représentait le port. Ils allaient donc s’embarquer, la mer était là, et, derrière cette brume opaque aperçue dans les échancrures des dunes, la patrie.
Mais le sort paraissait s’acharner contre eux. Lorsque, après avoir gagné l’endroit où les attendait le maître du bateau, ils arrivèrent sur la grève, leurs bagages déjà posés à terre, le marin, leur montrant la mer toute blanche de moutons, — aussi blanche, avec cette écume, que la plaine couverte de neige, — dit:
— Partir est impossible.
Impossible! C’était un mot qui sonnait mal aux oreilles du petit marquis.
— On peut tout ce qu’on veut, dit-il.
— Oui, mais je ne veux pas exposer mon bateau à être brisé ou envoyé sur les côtes de Norvège. La mer grossit. Le vent est mauvais. Mieux vaut pour vous attendre à Douvres que de fournir de la pâture aux poissons de la Manche.
— Alors, vraiment, nous ne partons pas?
— Nous partirons après la tempête passée. Voyez ces vagues. Hautes comme des tours d’églises!
Fanchette était désolée. Il fallut chercher asile dans une petite auberge où l’hôte fit un peu la grimace en recevant des Français. Mais ce n’était qu’un logis de passage. Le vent allait bientôt se calmer. On repartirait, sans doute, le lendemain. Dans la nuit, la malade fut prise d’une fièvre ardente, des crachements de sang terrifièrent M. de Beauchamp et, le matin venu, Fanchette, trop faible pour se lever, demanda elle-même à rester au lit, puisqu’on ne pouvait pas s’embarquer tout de suite.
— Cela me reposera et je serai vaillante pour la traversée..., demain.
Mais, le soir, la fièvre redoublait, la toux déchirait plus cruellement les poumons de la pauvre fille portant à sa poitrine ses petites mains pâlies. Et le marquis demandait un médecin en hâte, car il avait peur, maintenant, peur de la voir arrêtée là, condamnée à rester en chemin.
L’hôte maugréa d’abord, disant que l’auberge de L’Ancre et du Canon n’était pas un hôpital; puis, il s’amenda, eut pitié et envoya lui-même son garçon chez son propre docteur. Et celui-ci, gros bonhomme roulant comme un muid, accourut en soufflant, ausculta la malade et ordonna des moxas dans le dos...
— C’est une petite congestion pulmonaire... Il faut garder la chambre et se garer du froid.
— Alors, dit Fanchette, inquiète, nous ne partirons pas demain?
— Quelle folie! Vous ne pourrez sortir avant huit jours!
— Vous dites, docteur? fit le petit marquis.
— Huit jours! Dans huit jours!
Il se demandait, le marquis, si ce gros homme se moquait de lui et connaissait la pensée, le refrain, le rêve reporté de semaine en semaine: dans huit jours!
«Dans huit jours!» C’était sa phrase éternelle, sa consolation et son espoir. Et ces trois mots, si souvent répétés depuis tant de mois, ce médecin inconnu les redisait encore et, cette fois, le «Dans huit jours» — les huit jours du petit marquis — devenait, non plus une espérance, mais une sentence.
Soit. Il fallait s’incliner. Dans huit jours. Dans huit jours, la mer démontée serait redevenue calme. Dans huit jours, le patron de la barque n’aurait plus peur du vent mauvais. Dans huit jours, Fanchette aurait repris ses couleurs et serait guérie.
— Eh bien! docteur, résignons-nous. Dans huit jours. Dans huit jours. Et mille fois merci.
Mais ils allaient être tragiques, les douloureux huit jours qui allaient suivre. La congestion avait terrassé la pauvre enfant et, après avoir prononcé le mot «petite» en parlant de la maladie, le docteur, faisant la moue, grommelait des paroles mécontentes à l’adresse de quelque complication qui survenait, dangereuse. Il regardait, avec une expression d’anxiété paternelle, Fanchette, qui lui souriait, lui disant:
— Je n’ai plus que sept jours, puis six jours à attendre...
Puis: cinq jours!
Et, lorsqu’il sortait de la chambre, il n’avait pas l’air satisfait.
— Va-t-elle donc mourir ici, la petite Française? lui demandait l’hôtelier.
Il hochait la tête et ne répondait pas.
Et Hector de Beauchamp voyait bien, devinait que le brave homme était inquiet. Sans être médecin, le marquis s’apercevait trop sûrement de l’état de la malade. La toux augmentait, devenait plus fréquente. Des étouffements empourpraient le visage amaigri, et la pauvre fille se dressait sur son lit, essayant de repousser quelque monstre qui l’étreignait. La nuit, elle avait le délire. Elle chantait des chansons entendues autrefois. Elle répétait, en essayant de rire, les propos de la Fanchette du théâtre au comte Almaviva:
«Oh! Monseigneur... Toutes les fois que vous venez m’embrasser, vous savez bien que vous dites toujours: Si tu veux m’aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras...»
Son gentil visage se penchait et le hochement de tête, commencé dans la coquetterie, s’achevait, lassé, dans la douleur.
Le marquis l’écoutait, tremblant, lui prenant les mains, — ces petites mains qui brûlaient, — et il lui disait, comme si les paroles de la comédie se fussent adressées à lui-même:
— Oui, tout ce que tu voudras, tout, Fanchette!
Et le regard perdu, doucement, avec le respect de la pauvre petite débutante pour le grand artiste, elle répondait:
— Merci, monsieur Molé. Vous êtes bon pour moi!
Alors, le marquis sentait ses yeux se remplir de larmes. Il étouffait, lui aussi, mais d’émotion contenue, lorsque la frêle voix douce s’élevait, ironiquement joyeuse, et que, délirante, Fanchette, la pauvre Fanchette, répétait, en imitant M. Préville:
...Tout finit par des chansons!
Sur les lèvres sèches de la malade, elle revenait constamment, aux heures de délire, comme une obsession constante, la ritournelle du Vaudeville, et, pour Hector, cet air narquois devenait poignant et navrant, une sorte de cantique funèbre. Il se détournait violemment pour que Fanchette ne vît point ses larmes. Mais pouvait-elle voir? Voyait-elle autre chose que les lointaines images de ses songes? Elle était perdue. Le marquis avait la terreur qu’on lui dît:
— Elle ne sera plus là bientôt.
Il était certain de l’atroce sentence, et, pourtant, il n’osait interroger le docteur. Il avait peur de la réponse. Huit jours! Avant les huit jours, si Fanchette l’avait quitté, quitté pour toujours? S’il se trouvait seul dans le monde, cet amour brisé, ce pauvre amour, idylle de son exil, emplissant toute sa vie?
Il se sentait trembler, puis il se redressait, espérant, voulant espérer contre tout espoir. Allons donc! Fanchette était jeune! On ne meurt pas ainsi, à vingt ans! Mais il se rappelait la jolie Olivier, Mlle Olivier dont Fanchette avait envié la destinée. Et il frissonnait en se répétant que Chérubin avait évité l’âge des rides.
Il passait à veiller Fanchette les nuits entières dans un fauteuil. Elle le suppliait de prendre du repos.
— Mais, je me repose! Si j’étais à l’armée des princes, je dormirais moins encore! D’ailleurs, je dors, Fanchette, oui, je dors... et je rêve même de Paris!
— Ah! Paris! disait-elle, mais d’un ton triste comme si elle eût renoncé à la terre promise.
Une nuit (la dernière avant la semaine prescrite, les huit jours annoncés), le marquis s’était assoupi, Fanchette ayant laissé tomber, elle aussi, sa jolie tête amaigrie sur l’oreiller, lorsqu’il fut réveillé par un bruit violent de voix partant de la salle basse de l’auberge, où des marins chantaient, dansaient, fêtaient bruyamment il ne savait quel événement joyeux, — et, en écoutant, voilà qu’il distinguait des mots qui lui faisaient bondir le cœur, des injures aux marins français qu’on avait coulés en mer et à des frégates françaises chassées comme des mouettes peureuses...
Le chœur montait, brutal, ardent, farouche, accompagné de chocs de pots de bière et de trépignements de talons sur le sol. Les murs de l’auberge de L’Ancre et du Canon en tremblaient. C’étaient des matelots qui célébraient une victoire anglaise.
— Hurrah! Hurrah! Hurrah!
Le marquis avait envie de leur crier de se taire et, furieux, il allait le faire en descendant pour dire qu’il y avait, là-haut, une malade endormie, lorsque Fanchette se réveilla tout à coup et, peureuse, écoutant ce bruit qui montait, qui grondait, dit à Hector:
— Qu’est-ce que c’est? Est-ce qu’on vient nous arrêter? Qu’est-ce qu’on nous veut? Pourquoi ce tapage?
— Ce n’est rien, Fanchette. Rien... Des matelots qui s’amusent.
— Oui, mais il me fait mal, ce bruit... Oh! J’ai très mal... Je voudrais...
— Je vais leur dire...
Elle le retint vivement. Ses mains donnaient au marquis la sensation d’un fer rouge...
— Non, ne me quittez pas... J’aurais trop peur... Qu’est-ce que c’est donc que cette femme, cette grande femme qui est là et qui me fait des signes?
— Une femme? Il n’y a personne ici que moi, Fanchette...
— Si, si... Il y a cette femme... là... (Elle étendait son bras blanc, si maigre, vers un point invisible.) Oh! je la reconnais..., je la devine... Elle veut m’emmener... Oui, j’y vais, j’y vais!
Mais, se rejetant vers Hector, s’accrochant à lui, le suppliant de la défendre:
— Eh bien! non, je ne veux pas!... Je veux rester... Gardez-moi, monsieur le marquis, protégez-moi!...
Et, tout à coup:
— Ah! bien! voilà. Elle est partie. Vous l’avez chassée. Merci. Nous allons prendre le bateau..., cette fois, n’est-ce pas? nous irons à Paris, vraiment... Vraiment? Tiens, ils s’en vont, les matelots.
En bas, ils avaient, en effet, cessé de danser leur trépidant hornpipe et ils s’en allaient vers la grève en chantant leurs chansons patriotiques où Nelson était acclamé...
Le silence se faisait dans l’auberge vide. Et un apaisement soudain succédait alors chez Fanchette à la nervosité anxieuse. Elle se sentait lasse, étrangement lasse.
Elle dit au marquis:
— La nuit est encore longue. Dormez, je vais dormir!
Et, sur l’oreiller, de sa jolie voix musicale, comme dans un soupir elle dit en fermant les yeux:
— Good night, dear!
Le marquis la regardait sommeiller. Il était heureux de la voir ainsi calme. Très maigre, bien pâle. Mais reposée. Si elle pouvait reposer ainsi un jour encore? Si le docteur permettait, enfin, qu’on reprît le voyage interrompu? Qui sait?
En attendant, elle dormait. On entendait à peine sa respiration d’enfant. Il pouvait, lui aussi, s’endormir, rassuré. Demain, peut-être, le sommeil de la nuit aurait-il apporté un adoucissement, donné des forces... Demain!
Le lendemain, Hector de Beauchamp se frotta les yeux, ayant dormi plus qu’il n’eût voulu et le jour gris filtrant à travers les vantaux de la fenêtre. Il regarda Fanchette. Elle dormait toujours. Il ouvrit les volets. La lumière entoura d’une teinte livide le visage de la dormeuse. Hector s’approcha d’elle doucement. Elle avait, dans son sommeil, un délicieux sourire. Sa tête s’appuyait sur ses mains d’enfant. Le profil était doux, calme, heureux. Le marquis se pencha sur l’oreille de la jolie fille, la petite oreille rose jadis, et maintenant transparente, — et il dit, dans un murmure:
— Fanchette!
Elle ne répondit pas. Il répéta le nom aimé. Elle ne faisait pas un mouvement, l’endormie. Elle reposait et, marchant sur la pointe des pieds, le petit marquis allait s’éloigner pour la laisser à son sommeil lorsqu’une horrible pensée lui vint: — si elle n’allait pas se réveiller? Si le good night était celui de la grande nuit, un adieu, l’adieu? Il revint au lit bien vite. Il posa doucement sa main sur la joue de la dormeuse. La chair était froide et les lèvres ne laissaient passer aucun souffle. Il prit les petites mains de la pauvre enfant. Elles lui semblèrent déjà raidies. Il recula, poussant un cri de colère à la fois et de terreur. Il appela:
— Au secours! A moi! Fanchette est morte!
Et, pendant qu’il s’écroulait devant le lit funèbre, prostré, enfonçant sa tête dans les draps, ses lèvres sur les mains glacées, un coup de canon retentissait au loin, auquel répondaient les batteries de Douvres. C’était le bateau des matelots qui prenait la mer pour aller combattre la France.
VII
Alors, le marquis de Beauchamp d’Antignac n’eut plus qu’une pensée: donner à cette enfant une tombe dans la terre d’exil. Elle dormirait là sous le green où reposaient des générations disparues. Elle ne reverrait pas son Paris, la petite Fanchette, elle ne reverrait pas son théâtre. Et, lui, s’embarquerait-il seul et continuerait-il le voyage entrepris pour elle? Dans le cimetière de Douvres, les fossoyeurs creusèrent la fosse où l’on descendit la Française. Le ciel d’hiver s’était éclairci comme pour sourire à la petite morte. Le jaune brouillard s’était dissipé et il y eut un rayon pâle sur la bière glissant le long des cordes. Un vieux prêtre catholique breton, réfugié à Douvres, ayant appris qu’une compatriote était morte, était venu réciter la prière des morts.
— Je sais bien que c’est une comédienne, dit-il au marquis; mais elle a droit au De profundis!
Le petit marquis remercia le vieillard. Il ne quitta l’auberge, où il retrouvait la place et comme l’ombre de Fanchette, que lorsque le tailleur de pierres à qui il avait commandé une inscription pour la tombe lui eût livré l’humble monument. Oh! une simple pierre avec un nom: Fanchette, — et le titre dont elle eût été fière, la bouquetière de Drury Lane:
FANCHETTE
de la Comédie-Française.
Il avait, d’abord, voulu mettre le nom de l’orpheline: Lise. A quoi bon? Elle avait été Fanchette, un soir, la Fanchette de Beaumarchais. Elle serait Fanchette pour l’éternité, s’il y a une éternité pour les tombes.
Et quand il eut dit, épelé, redit ce nom gravé sur la pierre grise, il reprit tristement le chemin de Londres, il refit, comme il eût suivi le chemin d’un calvaire, la route parcourue avec la jolie fille blottie contre lui; il rentra morne, accablé et comme vieilli dans le gouffre énorme de la cité toute en liesse. C’était le soir, et, par une ironie amère, le soir de la veille de Christmas, du Christmas joyeux, bruyant, turbulent, kermesse géante, qui emplissait Londres de lumières crues, de mangeaille et de marée sous les touffes de houx faisant aux poissons volumineux, aux homards, aux crabes, aux biftecks saignants, des auréoles de verdure. L’exilé regardait, comme hébété, les êtres et les choses. Les passants chantaient, la foule se poussait autour des débitants de viande ou de coquillages. Il y avait partout une intensité, une fureur de vivre. Dans tout ce peuple aussi, une ardeur belliqueuse dans sa joie de frairie annuelle. Un vent de victoire dans cette bourrasque de plaisir.
Le petit marquis frappa à la porte du logis de Crown Court, toujours aussi noir, aussi solitaire, aussi lugubre, et mistress Sniddle lui apprit comme une bonne nouvelle que sa misérable chambre était encore libre. Et, en effet, c’était une consolation pour le marquis de retrouver l’asile où Fanchette l’avait soigné, lui avait lu, là, Richardson. C’était hier. Et c’était si loin, déjà si loin!
— Pauvre miss Fanchette, dit la logeuse. Alors, elle s’est envolée, la petite fauvette?
Le nom sourit à Hector de Beauchamp. C’était bien cela. Un être ailé et chantant. Il dit:
— Oui, envolée. Je la retrouverai ici, par le souvenir!
Les chansons de Noël, les bruits des cohues de Christmas lui arrivaient comme une lointaine rumeur confuse, et l’abandon du destin lui était plus cruel dans cette joie brutale de toute une ville en liesse. Ah! dans la chapelle du château, à Saint-Alvère, l’arbre chargé de pommes et de grappes conservées des raisinières, l’arbre illuminé de bougies que le chapelain bénissait, autrefois, autrefois...
Il devait en revoir bien souvent, le petit marquis, des Christmas anglais et se rappeler ainsi, tous les ans, les Noëls évanouis de son cher Périgord. Les années, en effet, succédaient aux années et les huit jours du petit marquis devenaient des huit ans, des dix ans, plus encore... Le siècle avait fini, le dix-huitième siècle des philosophes et des paniers, des têtes poudrés et des têtes coupées, le siècle de la liberté pour les uns, de l’exil pour lui. Le siècle nouveau avait apporté des idées et des mœurs nouvelles, roulé des événements et des hommes. Il était né au bruit du canon, il continuait avec des mitraillades. Le marquis de Beauchamp reprenait instinctivement, mécaniquement, avec une sorte d’obstination machinale, ses promenades interrogatives du côté de l’ «Office des Étrangers».
— Que se passait-il? Qu’y avait-il de nouveau en France? En Europe? Allait-on pouvoir, enfin, faire ses malles et rentrer?
Non. La barrière était toujours dressée.
Il fallait des démarches pour se faire rayer de la liste des émigrés. Et, disait-on, une fois en France, on demeurait encore surveillé par les yeux de la police. Surveillé! Le mot retentissait à l’oreille du marquis comme une injure! Quoi! ne se pouvoir promener sur les boulevards sans qu’un mouchard de M. Fouché vous marchât sur les talons! Continuer à être suspect comme au temps même de la Terreur! Voir dans M. de Bonaparte un remplaçant de M. de Robespierre! Ah! non, vertubleu, non, mille fois non! Mieux valait encore la misérable chambre de Crown Court et le brouillard jaune de ce diable de Londres!
Et puis, maintenant, Hector de Beauchamp avait, dans cette Angleterre, un coin sacré où il allait parfois comme en pèlerinage et on eût dit qu’à Douvres il y eût, pour sa pensée et son corps, des racines. C’était, dans le green, la petite pierre sous laquelle reposait Fanchette, et il quittait volontiers son logis pour aller porter, déposer là-bas un bouquet de fleurs, de fleurs pareilles à celles que la comédienne étalait autrefois sur son éventaire.
Le temps marchait, et les années d’attente et de misère continuaient pour le petit marquis, pouffant de rire lui-même à cette idée que tout, comédie, tragédie, éloignement, tristesse, finirait «dans huit jours»!
— Ah! mes huit jours, comme ils s’allongent, mes huit jours!
Il n’eût tenu qu’à lui de revenir après la paix d’Amiens et lorsque Bonaparte permettait aux émigrés de rentrer. Mais, puisqu’on ne lui rendait pas ses biens, de quel droit rendait-on au marquis sa patrie? Il était plaisant, en vérité, ce Premier Consul, il jouait au souverain et ne disait-on pas qu’il venait d’adopter une livrée verte? Une livrée verte! La couleur de celle des gens de M. le comte d’Artois! Le marquis eût sifflé au passage l’équipage consulaire, — d’autant plus (les gazettes anglaises rapportaient le mot) que Bonaparte avait dit: «Ils sont ridicules les animaux qui me contestant le droit de choisir mes couleurs! Est-ce que je ne vaux pas le comte d’Artois? Ah! ma foi, ils en verront bien d’autres!»
— «Ils en verront bien d’autres!» Eh bien! non, je ne veux rien voir de cette mascarade, répétait le petit marquis. J’attendrai!
Il avait éprouvé une émotion profonde lorsqu’un soir, un pauvre diable de paysan s’était présenté à lui, lui rapportant du lointain Périgord le prix de fermages accumulés et lui disant:
— C’est Montpezat, votre métayer, qui, sachant que je passais en Angleterre, — je suis garçon d’écurie chez lord Holland, — m’a confié cet argent, qui est à vous, monsieur le marquis!
L’argent arrivait bien, M. de Beauchamp étant à bout de ressources. Ce bon Montpezat! Le modèle des serviteurs! Il y a de braves gens, en ce monde. Ah! toute sa vie durant, Montpezat jouirait de la ferme qu’il exploitait, il serait chez lui, à Ratevoul! Mais comment le Périgourdin avait-il pu découvrir la retraite de l’exilé?
— Au «Bureau des Étrangers», monsieur le marquis. Nous savions, là-bas, au pays, que vous étiez à Londres, et alors... Ah! monsieur le marquis, quand vous rentrerez à Saint-Alvère, on en tirera des pétards, on en allumera des feux de joie sous les châtaigniers!
— Plus tard, mon ami. Cela viendra. Mais plus tard. Ça ne peut pas durer, n’est-ce pas, ce Consulat?... Un Consulat! Des consuls! O parodie de l’histoire romaine!
Et le Consulat ne durait pas; mais il était remplacé par l’Empire, et, maintenant, c’était l’empereur qui gagnait des batailles et qui faisait pousser aux Anglais des cris de colère. Les caricatures continuaient à parodier Boney et son grand chapeau, ses grandes bottes et son grand sabre, sorte d’ogre empanaché et montrant les dents. Les passants continuaient à en rire; mais M. de Beauchamp ne pouvait s’empêcher de répondre, lorsqu’on lui parlait de «petites victoires sans conséquence» des Français:
— Tout de même, quelque peu importantes qu’elles soient, M. Pitt en a eu un coup de sang!
On haussait les épaules autour de lui, lorsqu’il disait encore:
— Il me semble que ce drôle vient d’entrer à Vienne!
— Oui. Par surprise...
— Mais qu’est-ce que cette nouvelle bataille que les crieurs annoncent?
— Rien du tout. Un petit engagement. Quelques patrouilles repoussées près d’un étang. Une escarmouche. Ils appellent ça Austerlitz!
Le petit marquis avait pris le parti de se laisser vivre au gré des événements. Et, dans cette inaction, calculant penny par penny ce dont il pouvait disposer grâce à ce que lui avait envoyé le fermier Montpezat, faisant aussi, pour épargner ses maigres ressources, des copies pour des maisons de commerce, les années qui bouleversaient l’Europe passaient, passaient, condamnant l’exilé à une sorte de torpeur fataliste. L’heure arriverait bien où l’on pourrait rentrer en France tête haute, puisque tout arrive...
Mais que c’était long et que les heures étaient lourdes! Ah! si ce Jacobin couronné n’avait pas fait fusiller le duc d’Enghien, M. de Beauchamp eût peut-être consenti à signer la paix avec lui et à passer par Paris pour se rendre en Périgord! Mais Paris était trop près de Vincennes, et l’idée de voir le petit Corse aux Tuileries semblait ironique au petit marquis. Alors, ne pardonnant pas, ne capitulant point, il restait fidèle à son entêtement. Il ne rentrerait que dans huit jours.
Et les noms de «petits engagements» continuaient à emplir les gazettes anglaises. Iéna, Eylau, Friedland, Essling, Wagram... Puis, d’autres encore, des noms espagnols, puis des noms russes... Le récit d’une grande et terrible aventure... Borodino, Moscou... Des bulletins constatant que l’armée, en ce moment même, à demi ensevelie sous la neige, était victorieuse et que «jamais la santé de Sa Majesté n’avait été meilleure»; puis, d’autres noms encore, tracés en lettres rouges sur la carte du monde: Lutzen, Bautzen, Leipzig... Des batailles en France... La Champagne piétinée... Paris tombé, l’empereur, oui, Boney, réfugié, cantonné dans l’île d’Elbe... Et, cette fois, le roi rentrant à Paris! Le roi! A Paris, le roi de France...
Le petit marquis, à cette nouvelle, avait résolu de rentrer bien vite, et, ayant refait ses malles tant de fois faites, défaites, refaites, il s’apprêtait, une fois encore, à reprendre, en s’arrêtant à Douvres, le bateau de Calais après avoir donné un dernier adieu à Fanchette. Mais c’était cette tombe, tout justement, qui le retenait, comme s’il allait laisser son cœur en Angleterre. Il avait vieilli, n’étant pas vieux, pourtant; mais il n’était plus le galant petit marquis promenant dans Piccadilly son élégance gentiment impertinente. Vingt ans d’exil — plus de vingt ans! — lui avaient apporté des rides. Alerte toujours, mince toujours, marchant toujours la tête haute, on ne lui eût point donné la quarantaine, et il l’avait dépassée. Tout de même, au coin des yeux, on eût déjà trouvé le semblant de la mélancolique patte d’oie. Mais l’entêtement de l’exilé avait pour complément la fidélité de l’amoureux. Les années ne lui avaient point fait oublier Fanchette, et de jour en jour, maintenant même, maintenant que la route était libre, il attendait, il temporisait avant de quitter le pays où il allait laisser cette humble petite tombe. Après lui, qui arracherait les herbes toutes prêtes à effacer les mots: «Fanchette, de la Comédie-Française»?
— Mes huit jours ont duré tant d’années! Ils peuvent bien durer quelques jours encore!
Ils durèrent cent jours, cette fois, les Cent-Jours du retour de l’île d’Elbe, et M. de Beauchamp fut réveillé, un matin de printemps, par mistress Sniddle, qui lui dit, effarée:
— Monsieur le marquis, monsieur le marquis, grande, effrayante nouvelle! Boney!...
— Eh bien! Boney?
— Boney s’est échappé de son île! Boney est rentré aux Tuileries!
— Aux Tuileries, mistress Sniddle?
— Aux Tuileries. Et c’est la guerre, dit-on partout, la guerre qui va recommencer.
— Ce diable de Bonaparte a du pluck, répondit le marquis.
Il regarda ses malles bouclées.
— Attendons, fit-il encore. Mais, cette fois, par exemple, c’est bien l’affaire de huit jours!
Londres bouillonnait. Le marquis s’alla promener par les rues. Les visages des passants étaient blêmes d’anxiété ou rouges de colère. On parlait d’écraser, cette fois, le Boney, et le duc était là, le glorieux duc des campagnes d’Espagne. D’autres ne pouvaient s’empêcher d’admirer. L’histoire avait l’air, vraiment, d’un roman d’aventures. Des régiments défilaient, musique en tête, que la foule saluait, couvrait de ses hurrahs.
— Allons, dit le marquis, cela sent encore la poudre.
Et, lorsqu’il vit partir pour la Belgique les bataillons qu’allait commander le Duc de fer, il ne put s’empêcher de songer à ces pauvres braves gens du pays de France qui avaient, une fois encore, pris leur fusil et suivi leur empereur.
Mistress Sniddle lui avait dit un mot qui l’avait fait à la fois sourire et frémir:
— Monsieur le marquis, on assure que ce ne sera pas long. Une campagne de huit jours!
Dans huit jours! Mais la campagne débutait par un coup de tonnerre. Un nom nouveau était imprimé par les gazettes: Ligny. A Ligny, les Prussiens avaient été bousculés; le vieux Blücher, foulé aux pieds des chevaux, avait failli être sabré, fait prisonnier... Eh! eh! Boney avait au jeu de la mort retrouvé la chance!... Mais, tout à coup, explosion de joie dans l’immense Londres. Victoire! La nouvelle arrivait de la défaite française. Waterloo! Wellington! A Mont-Saint-Jean, la vieille garde écrasée. L’empereur en fuite. Les Alliés marchant sur Paris une fois encore. Et c’était un délire dans la cité, dans les parcs, à bord des bateaux de la Tamise. Vive le duc! Hurrah pour Wellington! Gloire à la vieille Angleterre! Alors, le petit marquis rentrait seul dans son triste logis de Crown Court, et, tandis que mistress Sniddle allumait, pour illuminer le logis, des chandelles de résine, Hector de Beauchamp d’Antignac fermait sa porte, rêvait dans l’ombre et se sentait invinciblement une envie de pleurer.
Pourquoi?
Pourtant, — et, cette fois, pour toujours, — Waterloo lui rouvrait les portes de la France!
La Cour de Gand reprenait le chemin de Paris. Le petit marquis pouvait reprendre la route de Saint-Alvère. Il se sentait pris, d’ailleurs (était-ce l’âge qui venait?), par une sorte de nostalgie qu’il n’avait pas éprouvée, même aux premières heures de l’exil. Les vignes, les ratoubles, les champs de blé d’Espagne, le petit riou courant au bas de la terrasse sur les cailloux blancs, tous ces paysages de son enfance, il avait, à présent, hâte de les revoir. Il laisserait au cimetière de Douvres le rêve enchanté de sa jeunesse pour retrouver au pays la tombe de ses vieux. Et puis, il était pressé aussi de revoir sur les Tuileries, et au-dessus des bataillons en marche, flotter le drapeau blanc fleurdelisé sous lequel avaient combattu ses ancêtres.
Il partirait donc. Oh! certes, pour tout de bon, il partirait! Il irait, une dernière fois, porter des fleurs à la pauvre Fanchette. Et, cette fois, les huit jours de proscription seraient enfin finis. Huit jours!
— Mistress Sniddle, je prends congé de votre Angleterre. Elle me fut pitoyable. Je lui dis adieu. Et je vous dis adieu aussi, bonne mistress Sniddle. Ma valise est bouclée. Dans deux jours, je me mets en route!
— Bon vent, bonne mer, monsieur le marquis!
Et, la veille de son départ, un beau soleil d’automne donnant un air d’été aux rues de Londres, le marquis de Beauchamp voulut revoir, une dernière fois, les coins de la grande ville où il avait si souvent promené, bercé sa mélancolie. Il entrait dans Westminster, pénétrait dans le Cloître, allait encore à ce «Bureau des Étrangers» où, cette fois, on lui donnait des nouvelles du roi Louis XVIII, que saluaient, là-bas, la plupart des maréchaux de l’Empire. Il éprouvait comme une volupté amère à se revoir dans les ruelles où il avait si souvent, lamentable et seul, traîné les talons. Tel qu’autrefois, le petit marquis redressait sa taille et passait le front haut parmi ces étrangers. Mais, maintenant, ce n’était plus l’espoir de la fin d’exil qui combattait sa tristesse, c’était la certitude d’échapper à l’étouffante atmosphère de Londres, aux pensées déprimantes, et les huit jours, les fameux et décevants huit jours qui avaient duré vingt et un ans, — près de vingt-deux ans, — ces ironiques huit jours s’appelaient demain!
Demain! En route pour la France! Demain, la fin d’un mauvais rêve! Demain, le mot qui résume tous les espoirs à la fois et toutes les revanches! Demain!...
Et, jusqu’au soir ayant erré, battu le pavé, regardé les boutiques, longé la Tamise, le soir tombant et les lanternes des tavernes s’allumant, çà et là, comme de gros yeux rouges, comme il passait dans le Strand pour regagner le chemin de Saint-James et le logis de Crown Court, le petit marquis fut arrêté par une pancarte affichée à la porte d’un débit de wines and spirits, où l’on donnait à boire entre deux chansons et deux gigues. Un nom l’attira: Boney, et un titre: Boney on board the Bellérophon. Bonaparte à bord du navire où il avait cru trouver asile.
Le marquis de Beauchamp, toujours curieux, voulut voir. Comment parlaiton de l’Usurpateur, là dedans? Il descendit, par un étroit escalier de pierre, dans un caveau empli de fumée et garni de tables autour desquelles buvaient et mangeaient des spectateurs aux faces brutales de matelots ou de rôdeurs. Il y avait aussi des filles aux bras nus, belles, rieuses, dépoitraillées. La taverne sentait l’ale et le tabac. Le petit marquis eût préféré l’ambre et il se disait que sa curiosité le menait là en un étrange cabaret. Sans même lui demander ce qu’il voulait, un garçon à mine de boucher lui apporta de la bière et un roast beef et, mis en appétit malgré l’odeur, le marquis réclama du pain, ce qui provoqua chez le steward un étonnement profond.
— Vraiment, songeait le marquis, pour mon dernier repas, je n’ai point choisi le lieu le plus élégant!
Mais chose curieuse, la bière était exquise et le roast beef excellent.
— On a de ces surprises, pensait encore Hector de Beauchamp. Il faut parfois goûter à la cuisine du peuple!
Et, dans cette atmosphère épaisse, parmi ces matelots et ces belles filles, il mangeait de bon appétit après avoir touché du bout des lèvres à la nourriture, et il se divertissait aux clowneries des danseurs qui se succédaient sur l’estrade, applaudis, acclamés par les hurrahs du public, les pots d’ale frappés sur les tables ajoutant leur fracas aux bravos gutturaux; — il s’amusait de ce tapage et de cette beuverie de taverne, le petit marquis, lorsque, à son grand étonnement, il vit tout à coup apparaître sur ces planches un chanteur, un acteur portant le costume dont les caricatures féroces de Rowlandson revêtaient, d’ordinaire, Bonaparte, les grosses bottes éperonnées, la redingote grise et le large chapeau déjà légendaire, et, à cette apparition, un hurrah formidable, accompagné de rires insultants, s’éleva, éclata comme une explosion et, souligné par des rires, souffleté par des sifflets, un nom, un nom unique retentit, ironiquement, férocement prononcé:
— Boney! Oh! Boney!
Et une voix de stentor, que l’old Irish whisky rendait étrangement rauque, ajouta:
— Pendez-le aux vergues, Boney! Toute la salle applaudit. Les belles filles riaient. Le marquis de Beauchamp se sentait mal à l’aise. S’il partait? S’il laissait là ces matelots et ces drôles? Mais il voulut voir jusqu’où l’espèce de mime aperçu là pousserait la caricature, et il entendit, il écouta une chanson que chantait, en l’accompagnant d’une gigue, le danseur comique dressé sur ces tréteaux.
Les couplets disaient les mésaventures de Boney, trahi par la victoire comme par Joséphine, et, au refrain, le danseur, reprenant sa gigue, répétait sur un air sautillant, en un mélange de mauvais anglais et d’accent français parodié: