← Retour

Les Huit Jours du Petit Marquis; Carlos et Cornélius

16px
100%

    C’est moi Boney, le pauvre Boney,

Le Boney qui a perdu son empire de carton

          Et son épée de bois!

  Où me cacher? Le duc me poursuit,

  Le duc va me couper les oreilles,

               Au fond,

               Au fond,

            Du Bellérophon!

Et, à chaque refrain, c’était, dans la taverne, un enthousiasme formidable, un tonnerre de bravos, des cris, des hurrahs, des injures. Hector de Beauchamp sentait son cœur battre à ces insultes, qui, en frappant un vaincu, atteignaient un homme qui, après tout, avait représenté la France. Il allait se lever décidément et remonter le petit escalier qu’il avait descendu; mais il s’arrêta en voyant surgir, à côté de ce pitre qui incarnait Napoléon, deux superbes grenadiers anglais prenant Boney par les oreilles et dansant avec lui une gigue effrénée, coupée de bourrades et de supplications, et, entre les habits rouges, l’homme en redingote grise se faisait petit, suppliant, pleurant et lâche.

Le petit marquis se rappelait avoir vu, à la fête de Saint-Alvère, des montreurs de marionnettes jouer La Tentation de Saint Antoine, de M. Sedaine, avec le solitaire tourmenté par les diables:

  Messieurs les démons,

    Laissez-moi donc!

  «Non, tu chanteras,

Tu danseras, et tu riras!»

C’était la même scène, transportée dans un public house de Londres. C’était Bonaparte bafoué et forcé, lui aussi, de «danser en rond» comme le pantin de la baraque foraine. Et, tout à coup, le petit marquis entendit les grenadiers rouges chanter à leur tour: Le fouet au Français! Le chat à plusieurs queues au petit Français! Et les clowns, déguisés en soldats, allaient arracher à Boney ses vêtements, et le fouetter publiquement devant ces buveurs de stout et ces filles; — mais le petit marquis se leva brusquement, se dressa devant sa table, étendit la main vers les acteurs de pacotille et dit, la voix nette comme un coup de clairon:

— Assez!

Instinctivement, les danseurs, étonnés, interrompirent leur gigue. Tous les consommateurs d’ale et de bœuf se retournèrent vers le spectateur qui interrompait ainsi la représentation. Des voix interrogèrent:

— Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce qu’il y a?

Le petit marquis, fièrement, répéta:

— Assez!

Puis, promenant autour de lui un regard circulaire, il prononça, en excellent anglais:

— On n’insulte pas un homme à terre! Ce que chante ce drôle est indigne de vous, Anglais!

Il y eut un moment de stupeur dans la salle enfumée. Les yeux étonnés s’entre-regardaient. Mais, à l’accent du marquis, à son attitude, à son geste, on comprit bien vite, et il y eut une ruée soudaine vers ce petit homme seul qui, hardiment, brava cette foule.

— C’est un Français! C’est un partisan de Boney! A la porte, le Français! Dehors, le French dog, le chien de Français!

Le petit marquis, l’émigré, l’adversaire de M. de Bonaparte, éprouvait un singulier sentiment de colère belliqueuse. Ce n’était plus Boney qu’on venait d’insulter, qu’on osait publiquement fouetter dans ce bouge, c’était la France même. Il se sentait, devant ces étrangers ivres de joie brutale, Français, très Français, uniquement Français. Pour lui, dans ce Waterloo qu’on exaltait, c’était Fontenoy qu’on bafouait, et, devant ce tas de gens hurlant contre lui, enfonçant son chapeau sur sa tête, il se rappelait les mots d’ordre de l’ancêtre: «Assujettissez vos chapeaux, messieurs les maîtres; nous allons avoir l’honneur de charger!»

Il était debout au milieu d’un cercle de forcenés. Tout le menaçait, jusqu’aux comédiens sur l’estrade, jusqu’au danseur chargé de la parodie de Bonaparte, et qui criait: «Assommez-le!»

Parmi ces adversaires soudain déchaînés, le petit marquis vit, tout à coup, un géant à face noire qu’il n’avait pas aperçu dans la taverne. Il reconnut le nègre du Cirque Astley, le terrible boxeur Mac Lee. Le nègre répétait:

— Oh! je le connais, celui-là! C’est le petit Français qui a voulu faire le malin et qui ne sait même pas se tenir à cheval!

— A mort, le Français! hurla la foule.

Le petit marquis se mit en garde de boxe et répondit à Mac Lee:

— Il était dit que nous ferions un match! Allons!

Et, les cris l’assourdissant, il entendait les hommes et les femmes varier leurs menaces:

— Frappez! Allez! En avant, Mac Lee!

— Fouettez-le! Fouettez-le donc! La fessée, comme à Boney!

Le petit Français faisait tête à l’orage.

Il s’était accoté contre une colonne de fer soutenant la voûte du caveau et son attitude résolue en imposa un moment à ces adversaires l’entourant là comme chiens à la curée autour d’un cerf. Le nègre Mac Lee s’avançant sur lui, ses dents blanches découvertes par un rictus féroce, Hector de Beauchamp d’Antignac n’attendit pas que le premier coup lui fût porté et il lança bravement son poing dans la face noire. Un juron sortit des lèvres saignantes du nègre, et, pendant que des femmes s’accrochaient aux tibias du petit marquis pour le faire tomber, le terrible poing de Mac Lee s’abattit sur le crâne du Français, et le marquis, étourdi, assommé, sentit qu’autour de lui, êtres et murailles, faces hurlantes et tables chargées de verres, tout tournait à la fois.

Il eut la force de jeter, dans un dernier cri:

— Vivent les Français, canailles!

Et, glissant le long de la colonne, il s’affaissa sur le sol, où le sang qui coulait de ses narines se mêlait au pale-ale renversé. Alors ce fut, autour de ce pauvre corps étendu, une poussée brutale, féroce. Tous ces êtres surexcités, s’animant les uns les autres, s’acharnaient sur le Français évanoui.

— Il a insulté le Duc!... Il nous a appelés canailles!... A la Tamise!... A Tyburn!...

Et le chanteur, sur l’estrade, reprenant ses couplets injurieux, dansait, dansait avec une rage de Mohican autour d’un vaincu, le hornpipe enragé que les marins de Nelson avaient trépigné le matin de Trafalgar.

Les coups pleuvaient sur le marquis. Tous les poings avaient frappé. Le petit marquis gisait, immobile, et un lourd matelot levait sur son visage son gros soulier aux clous énormes. Il allait écraser sous son talon cette face ensanglantée. Mac Lee l’arrêta:

— Non, dit le nègre, il est knock out.

Et le boxeur protégea contre cette foule l’adversaire qu’il avait abattu. Le corps du marquis eût été, sans lui, déchiré, mis en bouillie. Le nègre dit alors:

— Il faut nous débarrasser de ça!

— A la Tamise! répétèrent des voix rauques.

Mais Mac Lee savait où logeait l’écuyer improvisé d’Astley Circus. Il éprouvait, maintenant, un sentiment de pitié pour ce pauvre être sans mouvement, mort, peut-être.

— On va le reconduire à Crown Court. Il a son compte.

— Après tout, quoi! dit rudement un matelot, il a fait son devoir de Français!

— Il aimait son général, le général Boney!

— L’empereur, dit le marin.

Et ces mêmes êtres, qui eussent, quelques minutes auparavant, déchiqueté le corps étendu, se sentaient, peu à peu, émus devant ce demi-cadavre.

— Il n’avait pas peur, le petit!

— Il t’a envoyé un joli coup de poing, Mac Lee!

— Bah! une chiquenaude, fit le nègre, riant toujours.

Ce fut lui qui emporta jusqu’à la rue, monta par le petit escalier Hector de Beauchamp, encore évanoui. On héla un carrosse de louage et Mac Lee donna l’adresse du petit marquis. Il accompagna même le blessé jusqu’au logis de mistress Sniddle. En route, le blessé ouvrit les yeux, regarda, étonné, ce visage noir, ces gros yeux d’un blanc de marbre fixés sur lui, et il ne comprit rien, tout d’abord, aux paroles de Mac Lee:

— Le match est fini! On se donne la main!

Puis, comme s’il eût reconstitué les angoisses successives d’un cauchemar, il revoyait la scène farouche au fond du caveau: le danseur, les hôtes du public house, les matelots, les filles, le cercle affreux des faces hurlantes... Il avait envie de crier encore à toutes ces brutes: «Vive le roi!» et: «Vive la France!» Il s’évanouit une fois encore en arrivant à la pauvre maison de Crown Court, et mistress Sniddle leva les yeux au ciel en voyant son hôte en cet état.

— Mais il est perdu! dit-elle.

— Oh! fit le boxeur. Nous en voyons bien d’autres. Et l’on s’en remet.

La logeuse, forte et résolue, déshabilla et coucha le petit marquis comme elle eût fait d’un enfant. Il reprit ses sens. Elle alla lui chercher un peu de bonne vieille eau-de-vie que le blessé avala avec une légère grimace. Puis, en hâte, elle pria une voisine d’aller avertir, ramener le docteur Ploomfield.

Hector de Beauchamp était bien faible, lorsque le médecin vint à son chevet. Il eut, pourtant, la force de sourire et dit:

— Allons, il était écrit que nous devions nous revoir.

Le brave docteur fut effrayé de l’état où il trouvait le marquis. Son pauvre corps maigre n’était qu’une plaie. Le blessé souffrait de partout.

— Une rude courbature, docteur!

Puis, se souvenant tout à coup que demain, — oui, demain, — il devait partir pour la France, son regard cherchant dans un coin de la chambre la valise close, il ajouta:

— Demain, c’est impossible, n’est-ce pas?

— Ce serait imprudent, monsieur le marquis.

— Mais (et le sourire devenait à la fois inquiet et ironique sur ce fin visage pâli) dans huit jours?

— Dans huit jours? fit le docteur Ploomfield, qui semblait mentalement calculer avant de répondre.

— Oui, dans huit jours! Mes fameux huit jours!

— Peut-être, dit le docteur.

— Seulement peut-être?

— J’espère, corrigea doucement le médecin.

Mais, en quittant le chevet du marquis, il glissa tout bas à l’oreille de mistress Sniddle:

— Je crains bien qu’on n’ait frappé trop fort. Il faudra voir ce qui peut se produire du côté du cerveau. Il faut attendre.

Le docteur Ploomfield n’attendit pas longtemps. Dans la nuit qui suivit, le blessé eut le délire. Il appelait. Il se débattait contre des adversaires imaginaires. Il mêlait, en des phrases décousues, le nom de Boney à celui de Fanchette. Mistress Sniddle, qui le veillait, l’entendait dire, d’une voix irritée et sèche:

— Eh bien! quoi, Boney?... C’est un soldat français, Boney... Il aura illustré le règne de Sa Majesté Louis XVIII, Boney... Fanchette lui portera des fleurs, de jolies rieurs... Des jacinthes... Des roses... Allez-vous-en! Allez-vous-en! Je n’ai pas peur de vous! Waterloo!... Qu’est-ce que c’est que ça, Waterloo?... Je ne connais pas... A Paris!... Dans huit jours, à Paris!

Et la pensée unique, l’idée obsédante, les mêmes mots, dans le délire comme dans la vie, revenaient sur ces lèvres brûlées de fièvre.

— Huit jours!... Dans huit jours!...

Au matin, lorsqu’il revint voir son malade, le docteur diagnostiqua un transport au cerveau. Il ordonna des applications sédatives, des lotions aux tempes. La fièvre tomba un peu vers midi.

Le marquis posa alors cette question, sa question éternelle:

— Dans huit jours, pourrai-je enfin partir?

— Oui, cher marquis!

Et le docteur songeait: «Avant huit jours ne sera-t-il point parti?»

Le soir, le pouls se mit à battre plus fort. Les mains du petit marquis brûlaient. Il désignait toujours à mistress Sniddle des êtres imaginaires qui, disait-il, emplissaient la chambre.

— Ce nègre... Là... Oui, ce nègre, qu’est-ce qu’il me veut, ce nègre?

— Si c’est Mac Lee que vous croyez voir, répondait la logeuse, Mac Lee est venu savoir de vos nouvelles, et l’on s’inquiète de vous, à Astley Circus...

Mais le marquis n’écoutait pas, n’entendait pas. Les visions de la fièvre cérébrale peuplaient pour lui le triste logis.

— En avant! Frappez, cognez les premiers, messieurs les Anglais! Comme à Fontenoy... Fontenoy... Fanchette...

Et, d’une voix déjà lointaine, doucement, soupirant l’air des Folies d’Espagne, il parlait à la petite morte, il lui disait qu’on allait, oui, qu’on allait bientôt reprendre cette Folle Journée que l’on n’avait pas jouée depuis si longtemps, depuis trop longtemps...

— Et, tu sais, petite Fanchette, M. Caron de Beaumarchais te fera un rôle... Il a promis, M. de Beaumarchais... Et tu as beau dire, quand les auteurs promettent...

Mistress Sniddle écoutait sans comprendre, sans essayer de comprendre. Elle ne savait qu’une chose, c’est que le marquis était en danger et que le docteur ne répondait pas de sa vie.

A la fin du second jour, l’état du blessé empira. La fièvre prit une forme aiguë. Le marquis se dressait sur son lit et parlait de partir, de partir tout de suite.

— Le bateau attend... Fanchette m’attend.

Debout, ses fines jambes maigres nues, sa tête enveloppée de linges comme d’un turban, étendant sa main nerveusement agitée, il ressemblait sur son lit à une sorte de fakir hindou prêchant une guerre sainte ou faisant une prière.

— En avant! En avant!... Quiberon!... La Marseillaise des Émigrés... Bah! je ne me serais point battu contre des Français! Je le dirai au roi, dans huit jours! Dans huit jours!

La nuit qui suivit fut cruelle. La forte mistress Sniddle eut grand’peine à maintenir dans le lit le marquis délirant. Le jour vint qui abattit la fièvre, le jour, une aurore grise, dans le brouillard de Londres. Le petit marquis étouffait.

— Ouvrez la fenêtre, dit-il.

Il voulut aspirer l’air du dehors, un air épais qui le prit à la gorge et qui lui fit mal.

— J’étouffe. Je respirerai mieux en France!

Le docteur vint à l’heure accoutumée.

— Est-ce que je vais bien, docteur? Je me sens mieux, dit le marquis.

— Avant peu, vous irez tout à fait bien.

— Dans combien de jours? Mes huit jours?

— Avant cela.

— Tant mieux, docteur. Croiriez-vous que je viens, moi, oui, moi, d’avoir peur de mourir? Mourir pour avoir défendu Boney..., Napoléon Bonaparte, moi, Hector de Beauchamp d’Antignac, avouez que c’eût été trop bête!

— Ce n’est pas Boney, dit le docteur, c’est votre pays que vous défendiez. C’est très correct!

Le marquis fut jusqu’au soir souriant et calme. Puis, la nuit revint avec sa fièvre et, à l’heure des mourants, une dernière vision d’autrefois, le Périgord, les châtaigniers, et Versailles et Trianon, et les grands marronniers de Figaro, et les fleurettes de Fanchette, et les lourdes, lentes, tristes journées d’exil, et les longues courses et stations au «Bureau des Étrangers», et les espoirs et les déceptions, et les huit jours, les éternels huit jours reportés de semaines en semaines, de mois en mois, d’années en années, le retour différé, le retour attendu comme la manne de vie, — et voilà que l’heure avait sonné: le départ était fixé... Il partirait, il allait partir, il partait...

Le petit marquis expira, dans la nuit, en murmurant un mot très doux: France! La France!

On trouva dans son portefeuille tout juste de quoi le faire enterrer; mais le docteur Ploomfield estima que M. de Beauchamp eût été peut-être heureux à l’idée qu’il reposerait auprès de la bouquetière Fanchette, comédienne de la Comédie-Française, et c’est pourquoi il y eut deux pierres voisines portant des noms français dans le green anglais, le cimetière de Douvres.


CARLOS

ET  CORNÉLIUS


CARLOS ET CORNÉLIUS

Quel mathématicien calculera ce que la haine entre les humains a coûté à l’humanité? La haine au cœur de l’homme est comme la grêle sur la moisson; elle couche l’espérance à terre et met à sa place la ruine, la misère et la mort.

I

IL Y AVAIT fête à Rotterdam dans ce fantastique Zand-Straat qui n’a son équivalent qu’au Rideck d’Anvers ou dans les cabarets de la Cité de Londres.

Les bateaux de la Compagnie des Indes avaient débarqué, ce soir-là, deux bataillons de fantassins hollandais revenant de Java où, de tout cœur, ils s’étaient battus en bons soldats. Une révolte à étouffer, des insurgés javanais, ou, comme ils se nomment (et le nom a une sombre éloquence), des Chasseurs de têtes à châtier: les combats livrés avaient été rudes; mais, envoyés un an auparavant, en juillet 1846, pour soutenir les soldats et les coolies de l’armée des Indes, les braves gens qui revenaient en étaient sortis à leur honneur.

Revoir son pays, quelle joie! Durant le trajet du Moerdyck à Rotterdam, les deux bateaux pavoisés avaient été salués par les acclamations des paysans accourus sur les rives de la Meuse, et les soldats avaient répondu par des hourras aux saluts joyeux de leurs compatriotes.

A Dordrecht, cependant, comme on faisait escale, il s’était passé un fait grave. Les deux navires, le Ruyter et le Guillaume-III, s’étant trouvés à portée de la voix l’un de l’autre, les soldats rapatriés par chacun de ces navires s’étaient groupés sur le pont et, avec des gestes violents, avaient, malgré leurs officiers, échangé entre eux des menaces, d’un bateau à l’autre. On avait même jugé prudent, en voyant leur colère mutuelle, de ne point débarquer à Dordrecht, où cependant les habitants, bourgmestre en tête, avaient préparé une collation, un buffet chargé de poulets aux cerises et de bière et du vin du Rhin, pour les vainqueurs des Chasseurs de têtes.

Les deux bataillons revenaient des Indes furieux et jaloux. Il s’était passé ce fait, à Java, que la colonne du capitaine Adriaan-Carlos Flink ayant été envoyée à la poursuite des rebelles réfugiés autour de la vallée de Guepo-Upas, le capitaine, bouillant et intrépide soldat, s’était imprudemment jeté sur la trace des révoltés et avait, assez tristement, perdu là beaucoup de ses fantassins. Voici pourquoi. Cette vallée de Guepo-Upas est un lieu sinistre, l’enfer de Java. De forme ovale, profonde de quarante ou quarante-cinq pieds, une atmosphère putride rampe à hauteur d’homme dans ce fond lugubre et mortel. Rien sur le sol desséché que des cailloux, la lèpre hideuse d’une herbe jaunâtre, et, çà et là, entassés, sinistres, des ossements, des cadavres: squelettes de Chasseurs de têtes réfugiés là dans l’espoir d’échapper aux balles des Hollandais et frappés de la peste éternelle du Guepo-Upas, corps putréfiés d’animaux, carcasses décharnées et rongées de tigres, de cerfs ou d’ours: — un champ de mort, un charnier, quelque chose de redoutable, de farouche, de sombre, de meurtrier, sans merci.

Les Chasseurs de têtes, ces hardis révoltés javanais, moitié bandits, moitié patriotes, avaient audacieusement et habilement mis entre eux et la colonne du capitaine Adriaan-Carlos Flink le tragique vallon du Guepo-Upas. S’y engager, c’était mourir. Le capitaine Flink disait souvent, en faisant sonner haut son prénom de Carlos, qu’il avait du sang andalou dans les veines et que le flegmatique courage de ses Hollandais avait besoin d’aiguillon. Il lança donc ses troupes à travers la vallée, voulant, comme d’un seul bond, débusquer les rebelles établis au delà. Tourner le Guepo-Upas eût, sans nul doute, été prudent. Mais Carlos Flink mettait son point d’honneur à se montrer téméraire.

Il entra, le premier, dans la vallée sombre. Son courage même le sauva. Au bout de quelques pas, il sentit sa tête s’alourdir, un cercle de fer étreindre, à les briser, son front et ses tempes, et il tomba, comme foudroyé, sur les cailloux, criant encore: «En avant!» Ses hommes le prirent aussitôt et le rapportèrent en hâte au point de départ de la colonne, à l’entrée du Guepo-Upas. Le chirurgien le frictionna, lui fit respirer des sels violents, boire un peu de genièvre — l’eau-de-vie de Hollande — et le capitaine Adriaan-Carlos Flink revint à lui.

Il demanda alors si les Chasseurs de têtes étaient débusqués et mis en fuite.

— Non, mon capitaine, lui répondit un sergent, et nous n’avons même pas pu les atteindre!

Carlos Flink fronça le sourcil.

— Est-ce que mes soldats n’auraient plus de cœur? fit-il. Est-ce que le lieutenant Meppel n’a pas rempli son devoir? J’avais dit: «En avant!» Il me remplaçait. Il devait marcher. Où est-il?

— Il est mort, mon capitaine, répondit le sergent.

— Mort?

— Et quarante-deux hommes avec lui ont succombé.

— En vérité! Les Chasseurs de têtes tirent donc bien aujourd’hui?

— Ce ne sont point les Chasseurs de têtes, capitaine, fit le chirurgien après le sergent, c’est le Guepo-Upas qui nous tue. Voyez!

Du doigt, il désignait les survivants de la compagnie, assis sur le sol, accablés, livides, portant à leur front serré leurs mains brûlantes de fièvre, la plupart saisis de frissons, secoués par un mal terrible, la peste, l’étouffement lugubre que produisent les miasmes du vallon semé de squelettes, cimetière qui se venge, cette terre de mort et qui tue.

Une demi-heure de chemin dans le Guepo-Upas avait suffi pour décimer plus sûrement la compagnie du capitaine Flink que ne l’eussent fait en deux heures les coups de feu des Chasseurs de têtes. Après avoir essayé vainement de déployer ses soldats en tirailleurs, le lieutenant Meppel avait fait sonner la retraite. On avait aussi rapidement que possible regagné l’entrée de la vallée, mais un homme tombait à chaque pas.

On se traînait; on fuyait en titubant l’air méphitique; on rampait vers le grand air salubre, on tendait les lèvres desséchées vers l’atmosphère pure, vers le salut, vers la vie!

Mais tous n’y pouvaient pas atteindre, et les uniformes bleus et les larges pantalons blancs des soldats étendus pour toujours faisaient, au loin, des taches noires et blanches à côté des ossements des tigres lavés par les torrents des pluies.

Adriaan-Carlos Flink eut envie de se briser le crâne en voyant ses soldats repoussés et couchés à terre par cet ennemi insaisissable: l’air. Comment lutter contre un adversaire qui pénètre en vous par les narines, qui s’infiltre dans votre sang par les pores? L’expédition était manquée. Carlos ramena à Batavia les débris décimés de sa colonne, et, durant cette seconde partie de la route, bien des hommes, accablés, agonisant en chemin, succombèrent encore.

A Batavia, l’accueil du gouverneur général fut sévère. Le major général Engelvaard, venu d’Amsterdam pour inspecter l’armée des Indes orientales, fit observer au capitaine Flink qu’il n’était point permis de risquer la vie des soldats d’une aussi téméraire façon et dans une entreprise inutilement périlleuse.

— Votre excuse, ajouta le major général, c’est que vous avez fait de votre mieux pour mourir!

La Gazette de Java reçut l’ordre formel de ne pas dire un mot de cet échec.

Il y avait, le soir, au palais du gouverneur, un dîner qui ne fut point contremandé, pour ne pas donner l’alarme à Batavia, et tous les officiers de la garnison y étaient conviés. Carlos Flink se fit excuser; mais comme, après le repas, les convives, servis par des Malais aux robes de soie rouge et aux ceintures lamées d’or, prenaient le café sous les bananiers aux larges feuilles et les flamboyants étincelants de fleurs écarlates, on se mit à parler du triste résultat de l’expédition de Guepo-Upas. Évidemment, le capitaine Flink avait manqué de prudence. Mais qui pouvait le blâmer de son indomptable héroïsme? L’armée des Pays-Bas n’avait peut-être pas un meilleur officier que lui. Adriaan-Carlos était savant, doué d’un esprit profond, et le besoin d’action et de mouvement n’étouffait point chez lui la pensée. Son seul tort avait été, encore une fois, de tenter l’impossible.

L’impossible! Ce mot, désolant dans toutes les langues, amena, lorsqu’on le prononça, un petit sourire d’incrédulité parfaite sur les lèvres de Cornélius van Elven, capitaine d’infanterie de la même promotion que Flink, et qui se trouvait, par aventure, placé tout justement à table en face du major général Engelvaard. Cornélius était un homme froid, solide et un peu lourd, qui ne parlait, ne s’animait et ne souriait jamais qu’à bon escient. Le major général aperçut ce sourire, et comme il connaissait le tempérament discret et grave de l’officier, il voulut savoir ce que pensait le capitaine Cornélius.

— A ce mot: impossible, vous avez souri, capitaine! lui dit-il. Croyez-vous donc qu’on puisse sérieusement déloger les rebelles en traversant la vallée de Guepo-Upas?

— Mon général, fit Cornélius, je vous répondrais sur-le-champ si le capitaine Carlos Flink n’était pas mon ami intime. Mais nous avons grandi ensemble, ensemble nous avons passé nos examens et conquis nos grades. Moi, prudent comme un vrai Néerlandais, lui, bouillant comme un Aragonais, nous nous sommes toujours aimés, et ce qui est arrivé d’heureux à l’un a toujours été un bonheur pour l’autre. Lorsque j’ai vu rentrer hier sa compagnie aux rangs éclaircis, la même douleur qui lui arrachait des larmes de colère m’a étreint le cœur. Nous ne sommes pas seulement des camarades et des amis, nous sommes, Carlos et moi, des frères d’armes. Ne me demandez pas pourquoi j’ai souri, si j’ai souri, ce que j’ignore. Pour moi, le capitaine Adriaan-Carlos Flink est le plus remarquable comme le plus brave officier de l’armée hollandaise, et si vous me le permettez, mon général, je porterai un toast aux héros du Guepo-Upas, aux soldats de l’expédition, au lieutenant Meppel et au capitaine Flink!

L’heure des toasts était passée, mais la proposition de Cornélius van Elven n’en fut pas moins couverte de hourras et de bravos. Au moment où le capitaine se retirait, le major général s’avança vers lui, le prit familièrement par le bras et, l’entraînant un peu dans l’ombre, vers des caféiers:

— Capitaine, lui dit-il, vous n’êtes pas homme à laisser échapper un sourire, si quelque pensée bien nette ne traverse point votre esprit. Vous êtes en toutes choses pondéré et réfléchi. Puis, avec une ténacité superbe, ce que vous avez conçu dans le silence du cabinet, vous l’exécutez hardiment sur le champ de bataille. Vous voyez que je connais votre tempérament de soldat. Eh bien! votre imperceptible sourire de tout à l’heure signifiait clairement pour moi qu’il n’est pas, en dépit de tout, impossible de traverser la vallée du Guepo-Upas. Or, si la chose n’est pas impossible, capitaine, il ne faut point que l’armée des Indes reste sur l’échec d’aujourd’hui. Il faut que les rebelles soient battus dès demain, et celui qui doit les battre, c’est vous!

— Moi?

— Vous, capitaine.

— Mon général, fit Cornélius, je vous ai dit que le capitaine Flink était le plus brave de nous tous. Où il a échoué, comment voulez-vous que je réussisse?

— C’est votre affaire, capitaine. Mais il faut que les soldats qui viennent de mourir soient promptement vengés.

— Le capitaine Flink les vengerait aussi bien que moi... les vengera mieux que moi, mon général!

— Capitaine, reprit fermement le major général, vous ne me comprenez pas; il ne s’agit point de vous faire réussir où votre ami a échoué. Il s’agit d’un intérêt général, celui de la patrie, qui passe avant tout intérêt particulier. Il faut que, lorsque la Hollande apprendra que ses fils sont morts, elle apprenne en même temps que leur trépas a eu pour lendemain une victoire. J’entends donc que, dès l’aube, vous vous mettiez en marche vers le Guepo-Upas avec votre compagnie. C’est un ordre, capitaine, comprenez-moi bien, un ordre formel.

— Et si je ramène mes soldats comme Carlos Flink a ramené les siens?

— A la garde de Dieu, capitaine! La mort est belle quand c’est la mort pour le pays. Mais je suis certain que vous réussirez.

— Qui vous le dit, mon général?

— Votre sourire!

Le major général avait dans le capitaine van Elven une confiance absolue. La froideur même de Cornélius était rassurante. S’il eût été certain d’échouer, le capitaine eût brisé son épée plutôt que d’exécuter un ordre inutilement meurtrier. Ou encore il eût marché seul, droit à la mort, en essayant tout pour épargner la vie de ses hommes. Engelvaard avait bien deviné: le sourire furtif de van Elven signifiait en effet qu’on pouvait traverser le Guepo-Upas. Ce sourire de mathématicien qui entrevoit la solution d’un problème, de l’artiste qui achève par la pensée son tableau, du poète qui entend à son oreille tinter la rime d’or, Cornélius l’avait laissé monter à ses lèvres sans songer que le major général y pourrait voir la critique silencieuse de la témérité de Carlos Flink et la conviction d’une revanche.

C’était pourtant cela que signifiait ce sourire.

Cornélius obéit. Le lendemain, il partait avec ses soldats pour la vallée de mort. Des chiens attachés avec des cordes suivaient en rechignant la colonne, tirés par des soldats comme des bœufs qui sortiraient de l’abattoir. Devant la vallée, on s’arrêta. Cornélius van Elven était très pâle, mais il souriait encore. Il donna l’ordre de détacher les chiens et de les faire entrer dans la vallée. Il s’agissait de savoir combien de temps les animaux resteraient vivants dans l’atmosphère délétère. Les chiens partirent en jappant. Alors Cornélius monta sur un tertre, regarda au loin la vallée pleine de cadavres et tira sa montre. Au bout de sept minutes, trois chiens étaient abattus, tombés sur le côté et comme foudroyés. Le dernier vécut dix minutes. L’air méphitique du Guepo-Upas allait vite en besogne.

Cornélius demeura un moment la tête penchée comme faisant un calcul mental. Il savait la profondeur et l’étendue de la vallée, il comptait le nombre de pas qu’il faudrait faire pour atteindre les Chasseurs de têtes dont on entendait vaguement les chants de guerre dans la montagne. Tout à coup, il se tourna vers son lieutenant, et d’un ton bref il laissa tomber cet ordre étrange:

— Lieutenant Rudolph, les cigares!

Le lieutenant fit aussitôt ouvrir une caisse, et comme on leur eût distribué des cartouches, on distribua des cigares aux soldats. Deux cigares par homme. Les fantassins paraissaient étonnés, mais le capitaine Cornélius avait calculé que la combustion du tabac permettrait à ses hommes de respirer, au moins pendant quelques minutes, un autre air que l’atmosphère mortelle du Guepo-Upas.

Les fusils étaient chargés, les baïonnettes au canon.

— En avant! cria Cornélius qui, le cigare aux lèvres, entra dans la vallée comme y était entré Carlos Flink, c’est-à-dire le premier.

L’expédient, très simple et très vulgaire, du cigare, sauva pourtant la compagnie tout entière, et pas un soldat ne succomba avant de rencontrer l’ennemi. Ceux qui s’arrêtèrent furent ceux-là seuls qui voulaient donner un salut d’adieu à leurs camarades tombés la veille. Les cigares n’étaient pas même à demi consumés lorsque la compagnie aborda de front les Chasseurs de têtes surpris, et grimpa allègrement, pour les débusquer, le long des flancs desséchés des montagnes où les rebelles se croyaient invincibles. Les cailloux roulaient sous les pieds des assaillants, les balles des révoltés couchaient çà et là quelque soldat sur la pente roide; mais la colonne de Cornélius van Elven montait toujours, le cigare aux dents, suivant hardiment le capitaine qui, tête baissée, l’épée à la main, courait, avant tous, à l’ennemi.

Le succès était complet. Ceux des Chasseurs de têtes qui ne furent pas tués se rendirent. Les arroyos de Batavia furent illuminés, le soir, et les lanternes de Venise se balancèrent au bout des larges feuilles des palmiers. Le gouverneur réservait au capitaine Cornélius une sorte de rentrée triomphale. Cette fois, le banquet offert à la colonne victorieuse fut joyeux et plein de rires. Les salades de bambou, les plats de riz et de kari, pimentés au poivre rouge, disparurent, attaqués par de braves gens aux larges estomacs qui, après avoir vaillamment bravé la mort, n’étaient point fâchés de saluer la vie, et le major général fit amplement distribuer aux soldats, en attendant les grades et les croix, de ces longs cigares que fument, là-bas, les Hollandais en les allumant avec du bois de santal.

La compagnie décimée du capitaine Carlos Flink avait reçu aussi sa distribution de cigares, mais — chose qui produisit à Batavia un déplorable effet — elle les refusa. Quelques hommes seuls acceptèrent, puis, quand ils voulurent fumer, leurs camarades leur arrachèrent les cigares et les foulèrent aux pieds. Il se passait ce phénomène, assez rare dans les armées, que les vaincus étaient jaloux de leurs vengeurs. Adriaan-Carlos Flink, leur chef, n’avait point paru au banquet, comme si la victoire de Cornélius van Elven eût été pour lui une seconde défaite.

Le soir même, au sortir du repas, Cornélius se rendait tout droit chez Flink et lui expliquait comment et en vertu de quel ordre pressant il s’était chargé de poursuivre les Chasseurs de têtes. Il lui rappela que, loin de vouloir passer pour un rival, il avait porté hautement la santé de son ami Adriaan-Carlos. Il essaya de faire entendre à Flink que, s’il y a des revers personnels, il n’y a jamais que des triomphes en commun, et que le sacrifice héroïque de la veille avait préparé, en imposant la prudence et la ruse, le succès même du lendemain.

Carlos Flink répondit simplement, d’un ton légèrement ironique, qu’il avait été habitué à combattre avec du salpêtre et non avec du tabac.

— Toutes les armes sont bonnes, répliqua Cornélius en souriant très doucement et comme s’il n’eût pas compris l’intention de son ami.

— Je ne suis pas de cet avis, fit Carlos, et il y a de certaines inventions adroites que n’auront jamais les insensés, les fous qui cherchent à toute heure l’occasion de bien mourir!

Cornélius souriait toujours.

— En vérité, Carlos, tu sais pourtant bien que nul d’entre nous ne craint la mort. Je pense que tout homme est brave, comme disait Wellington, le duc de fer. Mais la guerre chevaleresque n’est plus et la guerre scientifique commence!

— Je le sais bien. On s’aperçoit tous les jours que les héros d’Homère sont finis!

— Voyons, dit Cornélius, pardonne-moi mes cigares qui ne valent pas, j’en conviens, ton intrépidité, et prends la main que je te tends. Tes soldats sont courroucés contre les miens. Les pauvres diables ne comprennent pas qu’ayant fait leur devoir comme nous, ils aient été moins heureux que nous. Apaisons cette méchante humeur, et demain promenons-nous dans Batavia, bras dessus, bras dessous, comme hier et comme toujours.

— Jamais, dit Adriaan-Carlos.

— Jamais? Et pourquoi? Que t’ai-je fait?

— Tu m’as causé la plus grande douleur de ma vie, tu m’as fait sentir combien une nature froide et calculatrice est supérieure, au point de vue du succès, à une âme bouillante et ardente... Et puis... et puis... ma foi, pourquoi ne pas te le dire? Je sais... et voilà ma blessure... je sais... que tu as demandé la main de Margaret Holtius, et que cette main t’a été accordée.

— Eh bien?... dit Cornélius en devenant alors légèrement pâle.

Margaret Holtius était la fille d’un négociant hollandais et d’une femme de Java, une adorable fille d’une séduction irrésistible, les yeux grands et noirs, d’une douceur veloutée, que traversaient parfois des éclairs fauves, le type le plus complet et le plus charmant de la beauté métisse, énergique comme une Arabe, caressante comme une enfant.

Cornélius s’était épris d’elle pour l’avoir vue étendue dans sa voiture, passant, à l’ombre des grands arbres, comme la vision même de la grâce, tandis que les musiques militaires jouaient les airs nationaux dans la plaine de Waterloo, la grande promenade de Batavia. La séduction électrique, douce et fière de Margaret, avec ses toilettes de cachemire bleu de ciel, blanc ou rose clair, l’espèce d’attrait fauve et exquis de ces yeux aux larges prunelles, de ces cheveux d’un noir puissant, avaient captivé jusqu’à l’âme Cornélius, dont l’apparente froideur cachait une volonté absolue et des résolutions hardies. Il entendait parfois célébrer, par les chanteurs malais qui passaient sous ses fenêtres, les capiteuses séductions des beautés javanaises, et il ne pouvait s’empêcher de songer à Margaret lorsque le chanteur s’écriait, multipliant les images dans cette éternelle chanson d’amour qui est chez tous les peuples le cantique des cantiques:

Ses lèvres sont de la couleur d’une écorce,

D’une écorce fraîche et rouge;

Ses sourcils sont comme deux feuilles d’arbre,

Ses yeux sont étincelants, son nez est rose,

Sa peau éblouit, ses bras sont comme un arc,

Ses boucles d’oreilles portent des rubis.

Mais les bijoux les plus précieux

Ce sont ses ongles qui ressemblent à des perles,

Et ses prunelles qui brillent comme des diamants!...

— Margaret! Margaret! Margaret! murmurait alors Cornélius en fermant les yeux.

Et tous les soupirs du chanteur lui semblaient, pareils à une brise parfumée, monter comme un encens vers la belle fille.

Après l’avoir aimée de loin, il s’était fait présenter chez le père de Margaret, et maître Holtius, le négociant, avait cordialement accueilli le capitaine van Elven. Cornélius était jeune, un peu gros, mais doux et bon, et, en dépit de ses cheveux d’un blond jaune que le travail avait déjà rendus rares, Margaret se laissa aller à une sympathie profonde pour ce soldat qui lui avait dit un jour si simplement et si tendrement: «Je vous aime!»

Cornélius avait d’ailleurs tenu secrète, même pour Carlos, son ami, cette affection dont il ne pouvait parler sans compromettre un peu Margaret Holtius. Il venait enfin d’être agréé officiellement par le père, et il allait épouser la jeune fille lorsque l’ordre d’écraser définitivement les Chasseurs de têtes lui était arrivé. Avant de partir, il avait écrit à sa fiancée ces simples lignes: Si je meurs, ce sera en songeant à vous. Pour me porter bonheur, pensez à moi!

En entendant Adriaan-Carlos prononcer le nom de Margaret, Cornélius éprouva une émotion douloureuse que les paroles ironiques du capitaine Flink n’avaient pu jusque-là lui causer.

— Carlos, dit-il gravement, nous sommes nés tous deux dans le même village, et les maisons de nos parents morts se touchaient comme jusqu’ici se sont touchés nos coudes. Nous avons marché côte à côte dans la vie et la main dans la main. Il y a des frères qui se sont moins aimés que nous. Carlos, je te demande pardon de ne t’avoir pas dit que j’aimais Margaret. Mais, je venais justement te prier de vouloir bien être mon témoin le plus cher à l’heure de cette union.

— Ton témoin? dit Carlos Flink avec une expression bizarre. Ton témoin?... C’est impossible.

— Pourquoi? Parce que j’ai eu la mauvaise fortune de marcher sur tes traces glorieuses dans le Guepo-Upas?

— Non, fit Carlos, ce n’est point pour cela! Margaret Holtius, ta fiancée, j’allais la demander à son père, et l’épouser eût été ma joie. Comprends-tu?

Cornélius van Elven était devenu presque livide. Il sentait bien maintenant que c’était là sans nul doute — là seulement peut-être — la véritable cause de la colère et de la souffrance de Carlos. Il n’essaya point de rien adoucir. La plaie était vive, et toute parole eût semblé une cruauté de plus.

Il tendit une fois encore la main au capitaine Flink et lui dit simplement:

— Demeurons toujours ce que nous avons été l’un pour l’autre, des frères, et si je t’ai involontairement causé une douleur, Carlos, pardonne-moi, veux-tu?

Sa main était largement ouverte et comme suppliante. Celle du capitaine Flink demeurait immobile et crispée. Cornélius se mordit les lèvres.

— Carlos!... Carlos! dit-il par deux fois, la voix étranglée.

Carlos ne répondait pas.

— Carlos! dit encore le capitaine Cornélius, je vais partir... je pars!

Carlos s’était détourné et demeurait impassible.

— Adieu, Carlos! s’écria enfin Cornélius van Elven.

Et il s’élança hors du logis d’Adriaan-Carlos Flink.

Pendant qu’il se retournait encore dans la rue pour voir si son ami n’allait point se montrer à sa fenêtre et le rappeler, Carlos se jetait en pleurant de rage sur son lit de nattes, et il avait envie de crier: Cornélius! Cornélius! Mais un double sentiment de jalousie meurtrie, d’orgueil et d’amour blessés à la fois, le retenait, arrêtait ce cri dans sa gorge.

Cornélius van Elven était déjà loin maintenant.

II

Ainsi, de ces deux amis réunis jusque-là par d’intimes liens, une double rencontre, — la gloire d’un combat et l’œillade fauve d’une métisse, — venait de faire deux rivaux. Ils ne se parlèrent plus durant leur séjour à Batavia, ou n’échangèrent que de brèves paroles dictées par la nécessité du service. Ce qui les séparait était d’autant plus redoutable que c’était un sentiment plus vague de jalousie. Il semblait à Adriaan-Carlos que Cornélius venait de lui voler sa gloire, de lui arracher son amour, et Cornélius van Elven commençait à trouver que le capitaine Flink nourrissait d’étranges et noires idées. Ces deux hommes, liés naguère par l’affection la plus dévouée et dont toutes les pensées avaient été communes, paraissaient déjà ne plus se comprendre.

Il semble que la haine entoure d’une sorte de buée sinistre toutes les actions humaines et les défigure comme ces jaunes et épais brouillards qui changent les hommes en spectres.

On eût dit, au surplus, que les soldats commandés par chacun des deux officiers prissent un sauvage plaisir à irriter chaque jour davantage ces blessures. Les rixes étaient fréquentes entre les deux compagnies, et les vaincus de Guepo-Upas ne pardonnaient point le succès aux vainqueurs. «Ce qui nous a manqué, disaient-ils ironiquement, ce n’est pas le courage, c’est le tabac!» Lorsqu’il fut question, en juin 1847, de ramener en Europe les régiments de l’armée continentale envoyés l’année précédente pour renforcer l’effectif de l’armée des Indes, des précautions furent prises pour éviter tout conflit. Le Ruyter emporta la compagnie du capitaine Flink et le Guillaume-III celle du capitaine van Elven.

Sur le Guillaume-III, le capitaine Cornélius emmenait avec lui Margaret Holtius devenue sa femme, Margaret souriante au bras de Cornélius, avec ses beaux grands yeux pleins d’admiration fixés sur cet homme dont le sang-froid, la bonté, le calme viril, la puissance faite de douceur lui plaisaient. Margaret s’était tenue sur le pont du navire, sa tête pâle, au teint mat légèrement doré, appuyée contre la poitrine de son mari, tandis que le bateau, filant avec le Ruyter, s’avançait vers cette ville inconnue pour la jeune femme et où Cornélius avait été élevé: Rotterdam!

Le soleil se couchait comme incendié avec de grandes raies d’un rouge d’or, tandis que le rivage apparaissait déjà sombre, à la nuit tombante, sous un ciel gris. Les bateaux rencontrés, avec leurs falots allumés, d’un éclat verdâtre, ressemblaient, sur l’eau du fleuve immense, à des lampyres entrevus dans l’herbe. Au loin, dans la brume, des étincelles scintillaient, une ville dessinait sa silhouette noire. En approchant, on distinguait à peine, dans une forêt de mâts d’un brun rouge, des espèces de jonques à liserés verts, et devant cet étonnant tableau à l’aspect féerique, ces maisons brunes où s’allumaient des lumières, cette tour d’église dominant au loin les mâts des navires, la lune qui se levait sur un fond bleuâtre découpait sur le ciel la silhouette bizarre d’un moulin. Margaret Holtius pouvait encore se croire loin de la vieille Europe, dans quelque coin curieux de Java ou de Bornéo, du Japon ou de l’Inde. Cette ville, ce clocher, ces mâts, c’était Rotterdam cependant!...

On avait, ce soir-là, pris soin de faire débarquer les passagers du Ruyter et ceux de Guillaume-III à une heure de distance. La compagnie du capitaine Flink avait été casernée fort loin de celle du capitaine van Elven, et les soldats d’Adriaan-Carlos devaient même partir le lendemain pour La Haye; mais l’ordre du départ ne vint pas, et les troupes restèrent à Rotterdam vingt-quatre heures de plus. Ces vingt-quatre heures allaient décider de la destinée de Cornélius et du capitaine Flink.

Les soldats et marins revenant de Java avaient soif de bière hollandaise et faim de gros baisers posés sur des joues fraîches. Il y a comme un accès de folie brutale dans la joie farouche du matelot qu’on descend à terre et du soldat qu’on rapatrie. Vive le coin de terre où l’on est né! Au diable les piments de Batavia, les épices, le riz et le kari! Qu’on oublie les Javanaises à la peau sèche, maigres et jaunes! Tout le Zand-Straat était en fête, bruyant et flambant, le lendemain du débarquement des bataillons des Indes. Au fond des musicos sinistres, illuminés de rouge derrière les rideaux blancs ou pourpre, — autour des comptoirs d’étain et devant la double rangée de bancs où se tenaient assises de futures danseuses en camisoles blanches, les bras nus, gras et blancs, les joues luisantes et carminées comme des pommes mûres, la peau gonflée de houblon, des rondes de kermesses de Rubens se formaient. On dansait au son des crins-crins; on hurlait à pleine voix, on buvait à plein gosier, on entendait, au fond du Zand, des cris de joie féroce et bruyante sortir de ces tabagies étranges qui arboraient ces noms bizarres sur leurs enseignes peintes: A l’Éléphant blanc de Siam, aux Rois Mages, au Cheval blanc dans un panier.

Les soldats de Flink et de van Elven s’étaient comme engouffrés dans ce Zand, avides de danses brutales, de rasades immenses, de poussées formidables. C’était le déchaînement hardi de la brutalité, les lendemains débordants et bestiaux de l’héroïsme. De folles chansons, entonnées au fond des rues, partaient avec des fusées de rires gras, mâles et niais. Un vent de liesse insensée passait sur ce fond, illuminé comme une forge, de vieille ville hollandaise. Les marins trinquaient aux prochains départs, buvaient aux prochains retours. Les soldats contaient gaiement leurs campagnes. Ceux du capitaine Flink s’étaient rendus au musico de l’Éléphant blanc. Ceux de Cornélius Elven dansaient dans un flot de poussière, sur le parquet poudreux des Rois Mages.

Tout à coup, le bruit se répandit dans le Zand que les soldats du capitaine Flink — par plaisanterie et pour se venger des fantassins de Cornélius — allaient entrer aux Rois Mages et prétendaient forcer leurs rivaux à fumer des cigares de paille, par allusion aux cigares du Guepo-Upas.

Les soldats de la compagnie de van Elven se mirent à rire. Fumer des cigares de paille! Subir la volonté des vaincus du Guepo-Upas! En vérité, c’était comique, et on allait donc un peu s’amuser à se dégourdir les poings!

Il se trouvait, d’ailleurs, qu’une partie de la compagnie ayant été retenue à la caserne, les soldats de Cornélius étaient moins nombreux dans le Zand-Straat que leurs adversaires décimés à Java.

— Peu importe! dit l’un d’eux. Que les Flinkois y viennent! on leur montrera ce que vaut la compagnie de fusiliers du capitaine Cornélius!

La bière aidant et la chaleur, les cerveaux s’échauffaient dans ces antres fumeux pleins de rires. On parlait maintenant d’aller rôtir les vainqueurs des Chasseurs de têtes dans le musico des Rois Mages. Déjà des pierres avaient été lancées contre les vitres du cabaret, brisant le verre et déchirant les rideaux. Les soldats du capitaine Cornélius se barricadaient en chantant dans la grande salle basse et, renversant les bancs de bois et le comptoir d’étain, se tenaient derrière, attendant, en riant, — des pieds de tables et des escabeaux ou des couteaux à la main, — l’assaut des grenadiers du capitaine Flink.

L’ivresse, l’ivresse brutale et lourde s’en mêlait. On voyait briller dans ces yeux striés de rouge des éclairs fauves. Au dehors, les soldats de Flink accouraient déjà, poussant des cris, sifflant, hurlant, répétant sur tous les tons une stupide chanson dont le refrain improvisé était:

Ils mangeront des cigares de paille!

Dans le Zand-Straat, tout grouillant de monde, une foule énorme, des hommes, des femmes, des enfants accourus entouraient les soldats du capitaine Flink groupés devant les Rois Mages et défiant leurs rivaux de sortir. Des clameurs rauques montaient de ce tas de gens en délire. Des cailloux, des sous de cuivre, des souliers volaient de leurs mains et brisaient, de minute en minute, un carreau de plus. On entendait jaillir des insultes, de grossières injures de rustres, des défis qui sentaient le vin, le genièvre et la bière.

— Sortez donc! Mais venez donc dans la rue! Ils se blottissent comme des lapins! Holà! oh! les fumeurs de cigares, on a donc peur de s’enrhumer au grand air? Eh! fusiliers manques, voici des cigares de paille!

Et le refrain reprenait, entonné par des voix rauques, répété par la foule, refrain stupide, irritant et insultant:

Ils mangeront des cigares de paille!

— Et vous mangerez des bottelées de foin! répondit enfin un sergent de la compagnie de Cornélius en se montrant brusquement à une des fenêtres des Rois Mages.

On eût dit que les soldats groupés autour du musico n’attendaient que cette apparition pour se ruer sur le cabaret, enfoncer la porte et se heurter aux bancs de bois amoncelés.

— A l’assaut! En avant! cria une voix.

Et, par une poussée terrible, la foule des Flinkois entra, broyant la porte et les vitrages, dans le musico où les soldats de Cornélius attendaient comme une garnison assiégée.

— Assommez! assommez! cria la même voix qui semblait puer l’alcool. Il en restera toujours assez, des fumeurs de cigares! En avant et vive le capitaine Adriaan-Carlos Flink!

— Vive le capitaine Cornélius van Elven! répondirent les soldats tapis derrière le comptoir d’étain renversé.

Il y avait comme une fureur multiple dans ces deux saluts devenus des cris de haine. C’était l’aiguillon soudain qui excitait les uns contre les autres ces hommes portant le même uniforme, parlant la même langue, et dont quelques-uns, comme Adriaan-Carlos et Cornélius, étaient nés peut-être dans le même village. Bras nus, la tunique jetée à terre, farouches, ces soldats s’attaquaient entre eux, s’étreignaient, se frappaient de leurs poings fermés ou de leurs couteaux ouverts, se colletaient dans de sauvages corps à corps, prêts à mordre ou à se déchirer le visage avec leurs ongles. On entendait des cris étouffés, des plaintes chargées de rage, des bruits sourds qui étaient des sons de bâton tombant sur des crânes ou des poings osseux frappant des poitrines, par une détente de muscles herculéenne. Et cette lutte pleine d’épouvante se passait dans la nuit, les lumières du musico ayant été éteintes; on entrevoyait vaguement, dans une pénombre pleine de blasphèmes et de menaces, des silhouettes qui grouillaient, sinistres, comme des ombres de damnés!

La nouvelle se répandit bientôt en ville que les soldats de l’armée des Indes s’égorgeaient entre eux dans le Zand-Straat. Cornélius, averti, quitta sa femme, boucla son ceinturon et accourut au moment même où Carlos Flink arrivait, furieux, sur le lieu de la mêlée.

— Nos hommes se battent, dit brusquement Adriaan-Carlos. Si les deux compagnies ont quelque démêlé à vider, ce devrait être pourtant l’œuvre des officiers et non celle des soldats!

— Quand vous voudrez, répondit Cornélius. En attendant, il faut que ce désordre cesse.

Il avait amené un clairon et quelques hommes de sa compagnie; il fit un signe, et le son clair et vibrant du cuivre retentit dans le Zand-Straat comme un cri de coq au milieu d’un orage. La foule se dispersa soudain devant les Rois Mages en apercevant, au bout de la rue, les éclairs des baïonnettes des soldats.

— Nos officiers! dirent les fusiliers en s’arrêtant tout à coup avec un respect instinctif.

La compagnie d’Adriaan-Carlos avait d’ailleurs échoué devant la barricade des Rois Mages. Plus d’un combattant se retirait, rasant la muraille, assommé à demi, les yeux bleuis, la joue déchirée, le sang sur le visage. Les autres, dans le musico, alignaient leurs blessés le long de la muraille, comme en bataille, et leur versaient du rhum pour les soutenir.

— Ainsi, s’écria Cornélius en s’avançant, voilà le spectacle que donnent, en retrouvant leurs foyers, les soldats de la Hollande? Il vaut bien la peine d’avoir été, là-bas, des héros, pour se conduire ici comme des bandits. — Oui, des bandits! répéta Cornélius, élevant la voix pour étouffer tous les murmures. Il n’y aura ni récompenses ni croix pour personne. Les soldats de l’armée des Indes se sont déshonorés!

— Oui, répondit Adriaan-Carlos, et c’est bien pourquoi ceux qui les commandent doivent faire oublier un tel scandale!

Du geste, il touchait la poignée de son épée.

Cornélius van Elven haussa les épaules, et Carlos l’entendit qui murmurait tout bas:

— Il est fou!

Cette rixe farouche, au fond d’une ruelle louche, courrouça fort le major général, ministre de la guerre. Le lendemain, la compagnie du capitaine van Elven était sévèrement consignée, et celle du capitaine Flink dirigée en toute hâte sur La Haye. Quant aux officiers, mandés à La Haye l’un et l’autre, ils donnèrent tour à tour des explications sur les causes d’un pareil scandale. Il y avait eu mort d’hommes. Deux soldats venaient de succomber à l’hôpital de Rotterdam, l’un d’une blessure au ventre, l’autre d’un coup de talon à la tempe.

Ce fut surtout sur le capitaine Flink que le ministre faisait retomber la responsabilité de ce triste drame. Adriaan-Carlos semblait avoir entretenu chez ses soldats un sentiment de dépit et de colère. On l’avait entendu plus d’une fois parler tout haut, avec ironie et devant ses troupes, des vainqueurs du Guepo-Upas. Le major général donna à entendre que le capitaine Adriaan-Carlos Flink serait cassé de son grade.

Carlos était pauvre. Sa seule fortune, c’était cette épée qu’on menaçait de lui enlever. Cornélius, au contraire, fils d’un armateur, marié en outre à cette jolie Margaret Holtius qui avait apporté une fortune, pouvait se passer de sa solde et de son grade.

— Monsieur le ministre, dit-il au général, il serait souverainement injuste d’accuser le capitaine Flink, lorsque le seul auteur de cette fâcheuse affaire, c’est moi.

— Vous, capitaine?

— Je n’ai pas eu le triomphe modeste, monsieur le ministre, j’ai peut-être trop humilié le légitime orgueil de braves gens qui avaient bien combattu avant nous. Durant la traversée, mes hommes ont défié les soldats du capitaine Flink sur la terre ferme; ceux-ci ont répondu à ce défi. De là le combat du Zand-Straat.

— Oui-da! fit le major général un peu incrédule.

— Monsieur le ministre, interrompit brusquement Carlos Flink, qui depuis un moment se mordillait la moustache, n’écoutez pas le capitaine van Elven. C’est si bien moi et mes hommes qui trouvons, avec raison, que le capitaine nous a pris notre gloire, que je suis disposé à croiser mon épée contre la sienne quand il voudra!

— Capitaine, dit sévèrement le major général, une provocation? devant moi?

— Je vous demande pardon, mon général, répondit Carlos, mais, sur l’honneur, il y a un officier de trop dans l’armée hollandaise, moi ou lui!

— Eh bien! capitaine, répliqua froidement Cornélius van Elven, restez seul désormais: ce n’est pas moi qui vous ravirai vos victoires! Monsieur le ministre, je vous prie de vouloir bien recevoir ma démission!

— Votre démission, capitaine?

— Ma démission, monsieur le ministre. J’ai fait mon devoir. Je vais tâcher de faire mon bonheur. Je vous demande seulement de ne pas donner suite à une enquête qui pourrait être contraire au brave capitaine Flink.

Chose sinistre que la haine, même chez les meilleurs! Carlos allait faire un mouvement, non pour remercier Cornélius, mais pour repousser cette générosité qui lui paraissait humiliante. Ce mot bonheur était entré comme une lame de couteau dans le cœur d’Adriaan. Il avait revu soudain la créole Margaret avec ses grands yeux de gazelle et ses souples mouvements de tigresse caressante, et il lui avait semblé que, par un égoïsme insultant, Cornélius le condamnait, lui, le capitaine pauvre, à la vie de hasard de l’officier de fortune, tandis qu’il se réservait la grasse vie de ces riches Hollandais qui interprètent ainsi le commandement: Travaille six jours et repose-toi le septième, en disant: «Fais travailler les gens de Java pendant sept jours et repose-toi toute la semaine!»

— Monsieur le ministre, dit Carlos Flink, je ne souffrirai pas...

Le ministre l’interrompit brusquement.

— Vous n’avez pas d’opinion à émettre, capitaine, dit-il; rendez-vous à la tête de votre compagnie!

Carlos partit, et le ministre essaya de faire revenir sur sa décision le capitaine Cornélius. Mais, chez ces natures d’une énergie froide, toute résolution est inébranlable. La démission du capitaine van Elven ne fut point reprise.

Cornélius avait, d’ailleurs, déjà entrevu pour sa vie un autre but que la gloire des armes et un autre rêve plus vaste et plus beau.

— Les hommes comme vous sont assez rares pour qu’ils n’aient point le droit de se soustraire au service de la patrie, lui répéta par deux fois le ministre.

L’éternel sourire plein de pensées de Cornélius releva ses lèvres, et il répondit alors au major général:

— Monsieur le ministre, n’ayez crainte. Si je quitte l’armée, c’est pour être plus utile encore à la Hollande.

— Et comment cela? demanda le ministre.

Cornélius souriait encore.

— Oh! fit-il, c’est mon secret! Et permettez-moi de ne point le révéler aujourd’hui. Les plus beaux rêves passent pour des folies lorsqu’ils ne se réalisent pas.

III

Grâce à l’espèce de sacrifice de Cornélius van Elven, le capitaine Carlos Flink ne quitta point l’armée et conserva son grade. Il fallait, devant l’opinion publique, une victime expiatoire pour l’affaire du Zand-Straat. Cette victime, ce fut Cornélius. Le capitaine Flink continua à servir la Hollande, et Cornélius, accrochant à la muraille son épée de capitaine, se contenta, comme il l’avait dit au ministre, d’être heureux, tout en poursuivant avec acharnement un but que bien d’autres eussent traité de chimère.

Il y avait dix ans déjà que l’aventure du Zand-Straat était oubliée et l’ancien capitaine des fusiliers du Guepo-Upas continuait à caresser le rêve qu’il avait, en amoureux jaloux d’un songe, voulu cacher au major général.

Lorsque Cornélius van Elven, enfermé dans son artistique maison de Rotterdam, laissait échapper le secret de ses préoccupations constantes, de ses espoirs et de ses rêves, il n’y avait cependant point, dans tout le royaume des Pays-Bas, un homme plus éloquent que lui. Il n’était déjà plus le soldat d’autrefois, l’homme des prouesses froidement résolues. Son nom n’était pas oublié des soldats hollandais de la garnison de Batavia, mais peut-être ses fantassins n’eussent-ils point reconnu leur ancien officier. Maintenant, Cornélius vivait loin du monde, penché sur d’immenses cartes géographiques, entre des mappemondes volumineuses, la plume ou le compas à la main, poursuivant on ne savait quel problème, alignant avec un acharnement passionné des chiffres après des chiffres.

Quoique jeune encore — il avait tout au plus atteint la quarantaine — Cornélius ressemblait déjà à un vieillard. Ses cheveux étaient rares sur son crâne à demi dénudé, dont le front élargi et admirablement dessiné, vaste et beau, luisait comme de l’ivoire jauni. Ses tempes grisonnaient, et sa barbe, qu’il portait entière, semée de fils d’argent, lui donnait, lorsqu’il était assis à sa table de travail, une calotte de velours sur la tête, l’aspect de quelque songeur de Rembrandt. Cet homme était beau d’ailleurs, blond, l’œil bleu rempli d’une flamme virile, et lorsqu’il laissait tomber son regard, du haut des fenêtres de sa demeure, sur la Meuse aux eaux vertes qui coulait, rapide, devant son logis, on devinait que ce n’était pas sur les bateaux en marche ou à l’ancre qu’il fixait ses prunelles, mais plutôt sur quelque chose d’invisible aux autres yeux, de lointain et d’immense, qu’il entrevoyait, lui, comme le voyant aperçoit le fantôme.

Il y avait tout un monde de visions dans l’œil clair de Cornélius van Elven. L’ancien capitaine des bataillons de Batavia poursuivait la solution de quelque problème étrange. Il vivait retiré, avec sa chère Margaret, une vieille cuisinière et deux domestiques, dans sa demeure du quai des Boompjies (les petits arbres), logis coquet, d’une propreté étincelante, aux acajous brillants, aux miroirs sans mouchetures, aux boutons de porte polis comme du cristal jaune.

Il avait fait un véritable musée de curiosités artistiques ou scientifiques, tapissant les murailles de lavis géographiques exécutés par lui-même, suspendant à côté des faïences de Delft, aux chinoiseries bleues et gaies, des armes de Java, des kriss malais, des sabres japonais à la poignée nattée d’argent, ou de grands plats de cuivre repoussé, ornés de l’énorme grappe de raisin de Chanaan, qui est comme la marque distinctive des cuivres hollandais.

Entouré de ces objets d’art et gardant toujours à portée de sa main ses instruments de travail, règles, boussoles et compas, Cornélius van Elven était heureux. La poésie, chez lui, était d’ailleurs fort joliment représentée par des fleurs toujours fraîches, des tulipes aux larges pétales striés de rouge et de jaune, hautes sur leur tige verte, et par cette femme jeune, adorable, qui passait, dans cette calme maison hollandaise, comme un rayon de soleil électrique et réchauffant.

La beauté de madame van Elven était célèbre à Rotterdam, et la jolie créole, qui faisait jadis tourner toutes les têtes lorsqu’elle apparaissait sous les grands arbres de la rue centrale de Batavia, eût encore brillé au premier rang si, malgré sa fortune — et pour plaire à son mari — elle elle ne se fût volontairement confinée dans sa maison des Boompjies. Cornélius vivait donc heureux. Il avait trouvé le bonheur dans le calme et dans le rêve. Il aimait à s’enfermer seul dans son cabinet de travail, et parfois il laissait Margaret s’y glisser et venir déposer un baiser sur son front penché.

— Tu travailles trop, Cornélius! disait la jeune femme avec une expression de bonté profonde.

Il relevait la tête, souriait de son beau sourire grave et répondait:

— On ne travaille jamais assez. La vie est si courte!

Alors, quand Margaret lui demandait vers quel but il marchait avec tant d’acharnement depuis des années, Cornélius van Elven semblait se transfigurer; ses traits placides et lourds prenaient soudain une expression vraiment inspirée, et l’ancien combattant des Chasseurs de têtes se mettait à parler, avec une éloquence chaude et une foi vibrante, des mystères que la nature cachait encore à l’homme et que l’homme devait un jour pénétrer. Il disait les contrées inconnues, les terres ignorées, les déserts immenses. Il montrait à Margaret éblouie tout ce que cet être fragile et nu, l’homme, jeté sans défense sur l’écorce terrestre, avait déjà trouvé et ce qui lui restait encore à découvrir. Puis, comme un amoureux qui eût tiré de sa poitrine l’image de la femme aimée, comme un prêtre qui tout à coup eût découvert l’autel adoré, Cornélius, enfiévré, ardent, ses yeux bleus jetant des éclairs, le geste élargi, la voix ardente, révélait à Margaret le secret de ses recherches.

— Tu as grandi, lui disait-il, sous le soleil d’Asie. Tu as connu les grands ciels d’un bleu implacable sur lesquels se découpent les palais blancs que l’œil ne peut fixer. Tu as cherché, enfant, sous les lianes des banians immenses, un peu d’ombre contre la chaleur; tu as vu des hommes à la peau de bronze que les rayons du jour semblaient réduire à l’état de squelette. Tu as baigné tes petits pieds de reine dans les flots bleus de la mer de Java. Tu as vu des pays aux arbres verts comme des émeraudes, aux lacs couleur de turquoise, aux fleurs jaunes comme de l’or ou rouges comme du sang ou des rubis. Eh bien! il y a, là-bas, du côté du pôle, après la région des frimas et des neiges, derrière les hautes montagnes de glace, au delà des brumes pleines de mystères et des glaciers où grelottent, dans leurs peaux de bêtes, les Esquimaux du Groenland; il y a, loin des icebergs formidables, une mer immense et bleue, plus bleue que celle du Bengale, au-dessus de laquelle volent, innombrables et pareils à des flocons de neige, des multitudes d’oiseaux inconnus! C’est la Mer libre, la grande mer, la mer profonde, la mer plus vaste que l’Océan, puisqu’on n’en connaît point les limites, et qui s’étend, avec ses bordures de glaces, jusque dans des régions où jamais voix humaine n’a été entendue! Cette mer, la mer libre du pôle, sir John Franklin l’a entrevue peut-être, Mac-Clintock est certain qu’elle existe, Mac-Clure en a parlé! Moi, je la cherche, et je veux, je veux, entends-tu? je veux m’enivrer de sa féerie, je veux respirer le vent qui souffle au-dessus de ses vagues, je veux, de mes lèvres avides, je veux boire de son eau glacée!

Et, continuant à décrire cette mer inconnue que son œil de voyant apercevait clairement là, devant lui, — comme une vision vers laquelle il pouvait étendre la main, — Cornélius van Elven entraînait réellement Margaret sur ce grand chemin du rêve. La fille de l’armateur de Batavia se laissait emporter par ces songes superbes. Elle aussi, plongeant ses grands yeux noirs dans les yeux bleus et pleins de fièvre de son mari, elle entrevoyait cette grande mer mystérieuse du pôle, déroulant au loin ses flots et commençant peut-être un monde. Pleine d’admiration, de respect et de passion pour Cornélius, elle trouvait que celui-là qui pensait à reculer ainsi les limites assignées à l’homme était un de ces êtres d’élection sur le front desquels s’est posée la langue de feu du génie. Elle lui disait: Parle! Parle! lorsque, comparant son premier état à celui qu’il voulait suivre, Cornélius répétait que le soldat conquérant qui tue n’est rien à côté du marin qui donne sa vie pour découvrir des univers. Et lorsque, après lui avoir tant de fois décrit, comme s’il l’eût réellement visitée jadis, cette brumeuse contrée du Nord où le vieil Odin, le dieu Scandinave, semble éternellement assis, dans ses glaciers brillants et beaux comme un Walhalla, sur son trône de neige, lorsqu’il lui disait:

— Je veux aller là, je veux attacher le nom de van Elven à la découverte de la Mer libre...

Margaret répondait, heureuse et fière:

— Ce que tu feras sera bien fait, Cornélius, et si tu as besoin de ma fortune tout entière, prends-la, prends, mon bien-aimé! Tu sais bien qu’elle est à toi!

Ce n’était pas de quelques milliers de florins que parlait madame van Elven. Maître Holtius, mort depuis quelques années, avait laissé à sa fille une royale fortune, bank-notes et tonnes d’or. De cette fortune, Margaret en avait donné une partie aux pauvres en souvenir du négociant. Le reste avait été confié à la Banque des Pays-Bas. Cornélius van Elven pouvait donc à son gré fréter un navire, dépenser ce qu’il voudrait pour l’expédition projetée. Margaret avait en lui la foi la plus profonde, une foi absolue, celle de l’enfant qui incarne tout amour dans son père.

— Merci, répondait alors Cornélius lorsque Margaret lui parlait ainsi. Quand j’aurai décidément trouvé le chemin qu’il faut suivre, le passage à travers les falaises sinistres, je partirai, ma bien-aimée, en te bénissant.

Cornélius van Elven n’avait d’autre amour que sa Margaret et d’autre rêve que son œuvre. Point d’enfants. On eût dit que la vie le condamnait au but unique qu’il entrevoyait comme dans la fièvre.

Depuis bien longtemps, Cornélius n’avait pas entendu parler de Carlos Flink. Le capitaine était reparti pour Bornéo ou pour Sumatra. Il y avait séjourné pendant plusieurs années, faisant son devoir, risquant sa vie, puis il en était revenu avec une maladie de foie assez prononcée, et il s’était marié à Overschie, dans ce petit village tranquille où il espérait oublier ses fatigues et ses déceptions. Adriaan-Carlos, malgré ses facultés hors de pair, son courage à toute épreuve, son coup d’œil admirable, cette intrépidité d’âme et de corps qui l’avait taillé dans le roc des héros, n’était, en effet, arrivé à rien, et se trouvait, à quarante ans passés, aussi pauvre que devant, malade et lassé de tant de luttes. A quoi lui avait servi de verser tant de fois son sang, inutilement et obscurément, dans ces rencontres ignorées avec des rebelles, sur la côte ou dans les montagnes? Il revenait au pays avec le même grade que jadis, et se répétant tout bas que l’aventure du Zand-Straat et la démission de van Elven avaient peut-être été les seuls obstacles à son avancement. La mauvaise note encourue subsistait, et les ministres succédant aux ministres n’oubliaient point l’équipée du terrible combat au fond d’une rue de Rotterdam.

Aussi bien, Adriaan-Carlos se sentait-il devenir subitement très pâle lorsque le nom de Cornélius était prononcé devant lui. Peut-être eût-il oublié ce passé douloureux, cette rivalité désastreuse, si le mariage lui eût donné la joie qu’il était en droit d’attendre. Mais le capitaine Flink avait tout justement épousé la seule femme qui ne pût lui convenir. C’était une bonne, douce et naïve Hollandaise, blonde, blanche et grasse, riant volontiers tout d’abord, mais rendue timide et presque triste par les soubresauts et les colères de son mari, et qui, dans le petit logis d’Overschie, passait maintenant silencieuse et peureuse, ne s’occupant que d’arriver à l’heure militaire pour les repas et faire flamber les cuivres polis de la maison.

Adriaan-Carlos, fumant sa pipe à sa fenêtre, regardait, du matin au soir, le calme paysage des environs d’Overschie, les grands prés d’un vert tendre sous un ciel gris pâle, argenté et lumineux, avec des nuages en flocons de neige, au loin des toits rouges, un moulin presque toujours immobile, des vaches tachées de noir paissant l’herbe piquée de fleurettes, l’eau des canaux étincelant au soleil, une fraîcheur, une santé, une paix profonde, un cadre tout fait pour un heureux.

— Paysage de ruminants! disait alors le capitaine Flink avec humeur. L’homme n’est pas seulement sur terre pour digérer! Ah! que je m’ennuie!

Tout l’ennuyait: sa femme, qui était charmante, avec son calme et clair visage; son chien, qui était fidèle; sa servante, qui était dévouée. Il avait d’abord cru trouver, avec le repos, le contentement dans ce coin de terre. Il n’y rencontrait que le vaste, écœurant et profond ennui.

— Je suis fait pour l’action, disait-il, criait-il tout haut, et les vitres du petit logis en tremblaient. Ma vie n’a plus de but maintenant. Je suis las de m’assommer ici. Qu’est-ce que je pourrais bien faire?

Une gazette de Rotterdam vint lui annoncer un matin que l’ex-capitaine van Elven, «le héros du Guepo-Upas», comme on appelait toujours Cornélius, préparait, disait-on, une expédition toute personnelle au pôle nord. Cornélius van Elven, après avoir tout d’abord conseillé à ses compatriotes de faire communiquer la mer du Nord avec Amsterdam, — œuvre superbe, qui devait être exécutée plus tard, — avait cherché ensuite une autre entreprise digne de lui et s’était résolu, paraît-il, à découvrir, délimiter et sonder la Mer libre du pôle. «Était-il besoin, ajoutait la gazette, de faire ressortir tout ce qu’avait d’admirable, de vraiment grand et de vraiment patriotique un semblable projet? Quelle reconnaissance devait garder un jour la Hollande à l’homme qui, après l’avoir si bien servie autrefois, voulait aujourd’hui la parer d’une nouvelle gloire!»

Carlos Flink froissa tout aussitôt le journal avec rage et le jeta à terre, pendant que sa femme Dica lui versait doucement son café.

— Trop chaud! il est trop chaud!... s’écria le capitaine après l’avoir goûté. Ce Cornélius!... Il y a donc des destinées comme la sienne! Toujours fortuné! Avait-il vraiment mérité plus que moi d’avoir de la renommée, de la fortune, et une femme?... Ah! quelle femme!...

La pauvre Dica entendait tout cela.

— Une vraie femme! continuait Carlos; énergique, ardente, et qui serait capable, en cas de malheur, de partager toutes les douleurs avec lui! Toutes!

— Est-ce que je ne partage pas les tiennes, mon ami? murmura doucement Dica en tendant le sucrier à son mari.

— Ce n’est pas la même chose..., fit Carlos. Satané sucre! il ne sucre pas! Où diable as-tu pris ce sucre?... Non, mille fois non, ce n’est pas la même chose!... A un caractère enragé comme le mien, il fallait une femme comme Margaret.

— Alors, dit madame Flink en s’efforçant de retenir ses larmes, puisque tu crois que c’était elle qui pouvait te rendre heureux, pourquoi ne l’as-tu pas épousée?

Ces paroles, les seules que Dica eût encore prononcées avec une nuance de reproche, firent sur Adriaan-Carlos l’effet d’un obus. Il bondit, regarda sa femme dont les yeux de faïence bleue se mouillaient de pleurs et dont le visage, rose et frais d’ordinaire, était tout pâle.

Puis il haussa les épaules et dit:

— Pourquoi? pourquoi?... Eh! parbleu! parce qu’il était là, lui! Parce que dans la part de chance faite à deux hommes grandissant côte à côte il a tout pris, lui, gloire et bonheur! Et je l’ai aimé! et je l’ai appelé mon frère! Ah! ce Cornélius! Je voudrais... oui, je voudrais lui prouver que je le vaux bien, dussé-je pour cela risquer cette misérable carcasse dont les balles et les couteaux des Chasseurs de têtes n’ont jamais voulu!

— Alors, tu le hais bien? demanda Dica.

— Oh! jusqu’aux moelles!

— C’est dommage, fit doucement la Hollandaise avec une expression de mélancolie que Carlos Flink ne comprit pas. Vois-tu, Adriaan, je ne dis rien, j’ai l’air de ne rien comprendre, mais je ne suis pas une sotte! Il n’y a rien de plus sinistre que la haine. Je ne connais M. van Elven que de réputation, mais je sais qu’il est aussi calme que tu es emporté, aussi froid que tu es bouillant, aussi disposé au rêve que tu es prêt à l’action. Unis entre vous, que de services vous auriez pu vous rendre l’un à l’autre, et aussi aux autres! Avec l’affection, on fait des miracles. Avec la haine, on fait des folies. Je ne sais pas où j’ai lu cela, mais le mot m’a frappé, et je l’ai retenu, mon ami: «La haine est une force perdue!»

Dans ce que venait de dire, avec cette intelligence profonde que donne la tendresse, madame Flink, Adriaan-Carlos ne vit qu’une chose: l’éloge de Cornélius. Il s’irrita davantage, se fâcha tout à fait et, tandis qu’il prenait son café en grommelant, Dica monta à sa chambre et se mit à pleurer toute seule. Quand elle redescendit, essuyant ses yeux rouges, elle retrouva le capitaine Flink à la même place, mais penché sur la gazette et songeant. Il entendit du bruit, releva la tête, et Dica fut toute surprise en voyant son visage: ce visage rayonnait.

— Qu’as-tu donc? lui dit-elle. Adriaan, Adriaan, réponds-moi!... Qu’as-tu donc?

— Rien! fit Adriaan-Carlos. Mais j’ai peut-être trouvé le moyen de prouver à l’heureux Cornélius van Elven que le capitaine Flink est aussi bon patriote que lui!

IV

Le docteur Kane et le docteur Hayes n’avaient pas encore, lorsque Cornélius conçut son projet, exécuté leurs voyages au Groenland. Découvrir la Mer libre du pôle, planter sur ses rives de glace le drapeau tricolore de Néerlande, était donc une entreprise vraiment patriotique et belle, et van Elven, du fond de sa maison des Boompjies, avait nourri un de ces rêves que portent seuls en eux les grands chercheurs d’inconnu. Ce n’était pas une ambition vulgaire qui le poussait à cette audacieuse aventure: si son nom devait y grandir, le nom de son pays en devait recevoir un lustre nouveau. La Hollande, reine des mers autrefois, allait prouver qu’elle avait encore des fils prêts à tenter le sort et à conquérir l’univers.

A Rotterdam, à Amsterdam et à La Haye, on parlait déjà avec admiration du «projet de Cornélius». Quelques-uns souriaient bien un peu, mais chez ce peuple de matelots laborieux, hardis, qui se sont construit eux-mêmes une patrie en la disputant et l’arrachant à la mer, toute expédition de ce genre, fût-elle insensée en apparence, devait rencontrer des approbateurs. Les dames de La Haye, comme si elles eussent voulu revendiquer pour leur sexe une part de gloire, ne tarissaient pas d’éloges sur cette petite créole, la métisse, ou, comme on dit, la lipplape Margaret, qui sacrifiait hardiment sa fortune à la gloire de son époux.

Et Margaret était bien heureuse et bien fière, non point de ces éloges, mais de l’intime satisfaction de sa conscience, fière de se sentir associée à cette œuvre immense. Elle eût été plus heureuse encore si Cornélius eût consenti à la laisser prendre sa part des dangers qu’il allait courir. Elle essaya bien de faire entendre à son mari qu’elle aurait le courage et la force de l’accompagner partout, mais van Elven ne voulut pas l’entraîner dans ce qu’il regardait comme une périlleuse folie.

— Toi, — une femme, — au Groenland!... C’est impossible.

Margaret se résigna donc et passa son temps dès lors à surveiller la confection des vêtements et des fourrures que devait emporter Cornélius. Un certain nombre de braves gens, anciens matelots, un lieutenant de vaisseau de la marine royale, Gaspard Hynkx, et un chirurgien, Justus van Doole, s’étaient offerts, avides d’inconnu et de gloire, pour accompagner Cornélius van Elven. Le navire, spécialement aménagé pour l’expédition, était à l’ancre à Rotterdam, et les curieux affluaient sur le quai, lisant au flanc du bâtiment ce joyeux nom de bon augure: l’Espérance. Il y a comme une poésie vivante et tangible dans tout navire au port et qui demain partira pour des terres lointaines. Il semble que cette masse de bois, de cuivre, de cordages et de fonte soit réellement un être animé qui va livrer un duel terrible à l’infini. Mais lorsque le bateau qui partira est promis à quelque aventure gigantesque, comme l’était l’Espérance, on s’arrête devant lui, le cœur plein d’angoisses, et on le saluerait volontiers comme un être vivant qui va mourir.

L’Espérance embarquait déjà ses provisions pour l’hivernage, ses instruments de travail, des tentes, des couvertures, et on disait à Rotterdam que la date de son départ était maintenant fixée, lorsque le bruit se répandit en Hollande qu’une autre expédition, une expédition rivale, conduite par des Anglais, allait quitter Liverpool avant même que l’Espérance eût levé l’ancre.

L’expédition anglaise n’attendait plus, paraît-il, que l’arrivée d’un officier hollandais qui devait jouer un rôle prépondérant dans le voyage. Cet officier, dont on ne disait pas encore le nom, s’était présenté à la Société de géographie de Londres, cartes en mains, démontrant la possibilité de traverser le passage du pôle nord et, après une série de conférences éloquentes, il avait entraîné bon nombre de souscripteurs.

Lady Franklin, avide de retrouver les traces de son mari, s’associait largement à l’entreprise, et toute cette affaire avait été conduite en Angleterre avec une telle habileté et une telle discrétion, qu’on n’apprenait, en Hollande, l’existence de cette expédition en quelque sorte ennemie qu’à l’heure où il n’était plus possible de la devancer.

Un matin, le courrier venant d’Angleterre apporta à Cornélius van Elven cette lettre datée de Liverpool:

«14 avril 185...

«Il y a dix ans, vous m’avez arraché la gloire d’écraser les rebelles de Java au delà du Guepo-Upas. Depuis dix ans, j’ai vécu sur ce souvenir qui a fait de nous, amis autrefois, deux adversaires. Aujourd’hui le sort, inclément pour moi, me permet de vous disputer une victoire nouvelle. Moi aussi, j’ai rêvé de passer triomphant à travers les mers arctiques. Moi aussi, j’ai pâli sur les cartes, interrogé, le compas à la main, ces grands horizons inconnus. Moi aussi, je crois avoir trouvé et j’ai pu réussir à intéresser bien des gens à mon œuvre. Le public et l’or hollandais vous étaient tout acquis. J’ai appelé à moi l’Angleterre. C’est sur un navire anglais que je pars, et nous ferons telle diligence que j’espère bien avoir l’honneur de planter le premier, à côté du drapeau de la vieille Angleterre, les couleurs de mon pays, les trois couleurs de Néerlande, sur la rive de la Mer libre.

«Demain notre navire lève l’ancre. Le Saint-James aura pris l’avance sur l’Espérance. Quand vous arriverez au Groenland, vous trouverez la trace de notre passage sur les glaciers. La place sera prise, la Mer libre découverte. Ce sera, si vous le permettez, la revanche du Guepo-Upas, capitaine van Elven!

«Adriaan-Carlos Flink.»

Après avoir lu cette lettre, Cornélius faillit avoir un coup de sang. Il ne ressentait pas seulement de la colère contre l’ancien compagnon de ses premiers combats devenu son rival, son plus cruel ennemi, il éprouvait une sorte d’accablement farouche devant cet obstacle imprévu qui se dressait entre son but et lui. Cette expédition tant rêvée, ce beau projet plein d’audace, ce n’était plus maintenant son œuvre unique!... Un autre avait conçu, un autre exécutait, à cette heure même, un pareil voyage!... Adriaan! L’Adriaan des années de jeunesse! Cet Adriaan-Carlos qu’il avait tant de fois pressé contre sa poitrine! La jalousie, les déceptions, la vie en avaient fait cet homme qui jurait de lui ravir son triomphe et qui écrivait si amèrement: «Votre défaite sera ma revanche.»

Jusque-là, Cornélius n’avait point haï Carlos. Il hochait doucement la tête lorsqu’on prononçait ce nom, et quand il parlait de son ancien ami, sa parole n’avait que de la pitié, et souvent de l’attendrissement. Mais dès lors, tout fut dit. La même haine violente qui faisait battre le cœur ardent de Carlos emplit l’âme plus ferme de Cornélius. Tant d’insolence gonfla la poitrine de van Elven, et Margaret l’entendit crier en montrant le poing à quelqu’un d’invisible:

— Misérable!

— A qui parles-tu? De qui parles-tu? demanda Margaret.

— De qui? De Carlos. Un traître. Un homme qui veut me voler le fruit de tant d’années de recherches, de veilles et d’efforts, comme un larron me volerait ma bourse! Ainsi, j’aurai fait de mes nuits des heures de labeur acharné, mon front sera devenu tout à fait chauve, mes yeux se seront creusés; à quarante-quatre ans, j’aurai l’air d’un vieillard, tout cela pour que maître Carlos me dérobe mon œuvre et me soufflette de la lettre que voici! Il eût été à terre et près de moi, je lui eusse répondu par un cartel. Je le croyais fou, je ne le savais pas méchant. Fou! Après tout, il l’est de croire que ce que j’ai mis tant d’années à concevoir et à découvrir, il a pu le deviner, lui, si rapidement. Il ne s’agit pas d’intuition, ici, il s’agit de trouver mathématiquement.

Puis, s’interrompant tout à coup:

— Mais voilà, ajoutait Cornélius. Il a, ce Carlos, une intelligence profonde et vive... Du génie! Presque du génie! Si ce que j’ai laborieusement cherché il l’avait trouvé, lui? Il est savant, très savant. Si ce passage du pôle il le découvrait avant moi?... Eh bien! il faut partir, partir en hâte! Il faut arriver avant le Saint-James! Il faut que le premier talon humain qui se pose là-bas, sur cette neige, sur ce sol glacé, ce soit le mien!

Et, avec une sorte de fièvre, lui si calme d’ordinaire, si maître de lui, il hâtait les préparatifs de départ, il poussait ses compagnons à lever l’ancre sur l’heure.

Les beaux yeux de Margaret étaient rouges maintenant. Elle pleurait, mais sans se plaindre. Elle avait rencontré, un soir, sur le quai des Boompjies, une femme blonde, à l’air triste et bon, qui regardait mélancoliquement le navire l’Espérance.

— Est-ce que vous avez un parent, votre mari ou votre frère, qui s’embarque sur l’Espérance? lui avait-elle dit.

Et la jeune femme avait répondu:

— Non! Si je regarde ce navire, c’est qu’il est cause que mon mari est loin, bien loin, qu’il ne reviendra jamais peut-être!

— Je ne comprends pas, dit Margaret.

— Hélas! madame, reprit la jeune femme, c’est parce que le capitaine Cornélius s’en va au pôle nord, que Carlos Flink y va aussi!

— Carlos Flink! s’écria Margaret.

— Je suis sa femme. Le connaissez-vous?

— Je suis la femme de Cornélius van Elven!

Margaret et Dica se regardèrent un moment, avec une expression étrange, comme si chacune d’elles eût mesuré ce qu’il y avait chez l’autre de haine contre celui qu’elle aimait; puis, dans la mélancolie profonde et douce du regard, dans les yeux bleus de Dica, dans les yeux noirs de Margaret, il y avait tant de douleur, de tristesse, d’effroi, de faiblesse et de bonté condamnées à la torture, qu’instinctivement leurs mains se tendirent l’une vers l’autre et que les deux femmes de ces hommes qui se haïssaient s’embrassèrent, comme si ce baiser de paix eût dû porter bonheur à ceux qui partaient.

Le lendemain, à l’heure où l’Espérance levait l’ancre, hissant fièrement, devant les autres bateaux pavoises, le drapeau aux trois couleurs hollandaises, il y avait dans la foule deux femmes qui se tenaient serrées l’une contre l’autre et qui priaient.

— Mon Dieu! disait l’une, ramenez Cornélius sain et sauf!

— Rendez-moi Adriaan-Carlos! disait l’autre.

Et toutes deux, à travers leurs larmes:

— Faites que leur haine mutuelle ne leur porte point malheur!

Le canon tonna, l’Espérance sortit de Rotterdam aux acclamations de la foule, et tant qu’on put l’apercevoir à l’horizon, sur les eaux vertes de la Meuse, Dica demeura debout à côté de Margaret, agenouillée.

Le soir, à travers sa fenêtre entr’ouverte, Margaret entendit, comme un vague écho, les couplets d’une vieille chanson qui lui fit peur.

C’était un jeune marin ou un mousse, qui passait le long des Boompjies, une voix d’enfant, et qui chantait:

Hé! ho! matelot, matelot!

Où vas-tu sur la mer lointaine?

— Je vais chercher mon capitaine

Perdu là-bas au fond de l’eau!

Margaret sentit un frisson lui passer sur le corps; la voix, s’éloignant, continuait:

— Hé! ho! matelot, matelot!

Tu sais bien que la mer lointaine

Ne rend mousse ni capitaine.

Reste auprès des tiens, matelot.

Margaret eut encore la force de fermer sa fenêtre; puis elle tomba, les yeux gros de larmes qui ne pouvaient couler et à demi évanouie, dans le grand fauteuil où d’habitude s’asseyait Cornélius van Elven lorsqu’il rêvait à la grande mer, la mer féerique, la mer libre et bleue du pôle.

V

Le voyage de l’Espérance commença bien. Cornélius van Elven ne doutait pas du succès. Il éprouva la sensation de l’amoureux qui aperçoit enfin, près de lui, la femme aimée, lorsqu’il se trouva dans cette mer polaire qui engloutit parfois plus de trente vaisseaux dans un seul été. Ce paysage terrible et beau, cette mer d’un vert tendre comme une émeraude opalisée, et, au-dessus, le bleu pâli du ciel; ces courants de glace qu’emporte, en les brisant, le flot qui roule ces masses glacées, les icebergs, immenses, redoutables, détachés de la rive gelée comme les blocs gigantesques d’une avalanche; ces colossales masses contournées ou déchiquetées, tantôt lourdes comme des constructions cyclopéennes, tantôt découpées comme des clochetons gothiques; ces îles flottantes et menaçantes qui, d’un choc, eussent broyé l’Espérance, tenaient Cornélius fasciné, debout sur le pont et plongeant son regard au delà de ces immenses montagnes dont les stalactiques et les stalagmites géantes étincelaient, irisées comme du cristal.

— Par delà ces glaciers, se disait-il, est la Mer libre, la mer sans rivages, que le flot du Gulf-Stream échauffe éternellement! Allons! courage, Cornélius! Tu vas toucher du doigt ton rêve!

Un vieux baleinier, pris à bord du navire, hochait la tête cependant lorsqu’il entendait Cornélius parler ainsi, tout haut, comme un illuminé.

Il y avait tant d’obstacles encore à franchir; les ice-fields à éviter, ces immenses plaines de glaces de dix lieues de large parfois et qui, charriées par la mer, font voler en poussière le navire qu’elles heurtent, et les packs ou trains de glace d’eau douce et d’eau salée, aussi effroyables que la débâcle d’un univers gelé, et qui passent emportés comme un monde tout entier, crevassés, hérissés, informes, sinistres, oscillants, avec des ours farouches au sommet de leurs crêtes blanches.

Qu’il était loin maintenant, Cornélius van Elven, des arroyos de java, où le soleil dardait ses rayons implacables et où les Hollandais blonds, aux riches uniformes, et les brunes créoles aux écharpes écarlates cherchaient voluptueusement l’ombre douce sous les panaches des cocotiers et les arbres aux fleurs flamboyantes!

Il songeait parfois aussi à son calme foyer de Rotterdam, à sa compagne aimée, à ses livres d’habitude, à ce coin de feu où il avait passé tant de chères soirées, tisonnant, rêvant, entrevoyant des mondes inconnus dans ces bûches de bois qui brûlaient!... Comme il eût voulu embrasser Margaret! Mais il chassait bien vite ces pensées troublantes. Il avait besoin de tout son courage. Plus tard... plus tard il songerait à elle, lorsqu’il reviendrait au pays avec une gloire nouvelle et un nom immortel.

Pourvu que Carlos Flink n’arrivât point le premier à la mer de glace! Carlos devait être, lui aussi, dans ces parages de la mer de Melville. Un jour, un mirage étrange fit apercevoir au fond du ciel, à l’équipage de l’Espérance, l’image renversée d’un navire qui, les mâts en bas, paraissait errer d’une façon fantastique au fond de l’infini. Ce ne pouvait être l’Espérance, qui se reflétait ainsi dans le ciel. Le navire-fantôme était, en effet, d’une taille différente. Cornélius prit son télescope, demeura longtemps l’œil attaché sur ce spectre de navire et poussa enfin un cri de colère. Au mât de ce bateau, apparu dans l’air et ainsi aperçu par un phénomène de réflexion très simplement explicable par suite de ces icebergs, glaciers cristallins changés en miroir, le pavillon britannique flottait: le drapeau de la marine anglaise!

— Misère de moi! s’écria van Elven. C’est, j’en jurerais, le Saint-James! C’est Adriaan-Carlos qui est là! Et ce navire est peut-être, qui sait! de dix lieues en avance sur nous! Adriaan! Adriaan! Ah! misérable Adriaan!...

Une agitation soudaine de l’air fit disparaître brusquement ce fantôme de navire qui pouvait, qui devait marcher en effet à huit ou dix lieues de là, et Cornélius sentit croître contre Carlos Flink sa haine grondante.

L’Espérance était d’ailleurs arrivée, après maintes luttes contre les banquises, aux limites extrêmes de la navigation. Il fallait hiverner, passer de longs mois sinistres sur la glace. Pendant combien de jours, pareils à des nuits sombres, resterait-on là, sans soleil?

Cornélius van Elven avait apporté de Hollande deux pigeons courriers; il en prit un, lui attacha au cou une lettre écrite à Margaret et le lâcha dans l’air déjà opaque après l’avoir pressé contre ses lèvres.

«Tout va bien, disait la lettre. Nous hivernons. Au printemps, nous reprendrons la route. A la fête de Noël, non de l’an prochain, mais de l’année qui suivra, je te raconterai, Margaret, les merveilles de la Mer libre du pôle. Le temps est long, mais la patience est grande quand on croit et quand on aime. Je t’aime et j’aime mon pays. Vive la Hollande!

«Cornélius.»

Il suivit des yeux le pigeon qui s’envolait sur le ciel gris et qui ne fut bientôt plus qu’un point imperceptible dans l’espace.

Alors, par des froids effroyables, sous l’implacable ciel bas, sombre et brun comme du bronze, sur cette glace emprisonnant le navire, dans leurs huttes faites de neige durcie, à la lueur de quelque corde trempée dans la graisse fétide, les compagnons de Cornélius restèrent là, condamnés à la nuit sans fin, avant-courrière de la mort. Souvent le froid devenait mortel. La température descendait jusqu’à 60 degrés centigrades au-dessous de glace. La vapeur d’eau se gelait en l’air et retombait en flocons de neige. Un matelot ayant voulu boire, la peau de ses lèvres, arrachée, demeura collée à la tasse; la peau humaine touchant directement un objet quelconque était aussitôt brûlée comme par un fer rougi. Le scorbut emporta, pendant cette longue obscurité de cent quarante-deux jours, le lieutenant Gaspard Hynkx et trois matelots qu’on ensevelit dans la neige.

Cornélius van Elven donna à ceux qui partaient le dernier adieu et dit aux autres:

— Du courage!

Sa fermeté ne se démentait pas. Il restait calme, admirable et certain du succès.

Pourtant, dans ses heures de sommeil, deux images bien différentes le hantaient: celles de son bonheur lointain et celle de son rival, en route comme lui pour la Mer libre.

Le printemps vint. Quelques hommes désignés par le sort étant laissés à bord de l’Espérance, on se lança vers le nord sur des traîneaux. Couverts de fourrures, les pieds dans des raquettes, sur le visage un masque de fil de fer pour protéger leurs prunelles contre l’éclat sinistre de la neige qui brûle la vue comme un foyer incandescent, des traîneaux portant le biscuit, le thé, la farine et les instruments de physique, les compagnons de Cornélius s’avancèrent lentement à travers les aspérités farouches, sans plus apercevoir une créature humaine vivante, plus un Esquimau, à travers ce désert de glace. A peine pouvait-on franchir un mille par jour. On ne rencontrait plus de banquises. Un seul ours fut entrevu, fuyant, étonné, et les coups de feu qui le saluèrent retentirent, mystérieusement répercutés par des échos étranges, comme le seul bruit qu’eût entendu cette farouche solitude depuis que le monde était monde.

Cornélius, énergique, plein de foi superbe, avançait toujours, répétant en montrant le nord:

— Là-bas est la Mer libre!

On n’était plus, disait-il, qu’à deux cents milles du pôle. Deux cents milles, c’est-à-dire deux cents jours de marche! Deux cents!

— Pourquoi aller plus loin? demanda, accablé, le chirurgien Justus van Doole.

— Pour aller au but, répondit Cornélius. Rebrousser chemin, ce serait lâche!

Et, tout bas, il ajoutait:

— Adriaan irait jusqu’au bout, lui!

Le scorbut continuait cependant à frapper. Des hommes avaient eu les bras gelés. Il avait fallu amputer le baleinier Petersen des deux pieds. On transportait le malheureux sur les traîneaux. En chemin, Petersen souriait et priait. Quelques jours après, le pauvre diable mourut.

— Notre nombre diminue, fit stoïquement Cornélius, mais notre but se rapproche!

Et l’on continua la route.

Plus loin que le cap Colombia, sur la glace, l’équipage de l’Espérance trouva des débris de verre, un manche de couteau, des traces de passage de quelques hommes.

Cornélius se sentit comme mordu au cœur.

— Adriaan! Adriaan-Carlos! s’écria-t-il, pendant que son imagination lui montrait le capitaine Flink, son rival, poussant un cri de triomphe et arrivant le premier à la Mer libre.

— En route!... dit-il aussitôt avec une résolution farouche.

Un peu plus loin, ce ne furent plus des débris, ce fut un cadavre qu’on trouva, celui d’un officier de la marine anglaise, mort isolé, mort de faim peut-être, et mort la main droite sur son fusil chargé, la main gauche sur sa Bible ouverte, cette Bible qu’il lisait sans doute à l’heure de l’agonie: l’arme de mort pour défendre sa vie, le livre pour nourrir son âme.

— Plus de doute, songea Cornélius, le Saint-James est de ce côté, Carlos Flink a deviné la bonne route!

On creusa un trou dans la neige et l’on y déposa l’officier mort. Cornélius prit la Bible et dit, après avoir lu sur la garde le nom de cet homme:

— Celui de nous qui reviendra au pays rapportera ce livre à lady Susannah France... le nom est écrit là!

Puis, résolument, à travers la glace, les compagnons de van Elven, attirés là-bas par le rêve, continuèrent lentement leur chemin.

Ils allaient, sous ce ciel blafard, crépusculaire, mordus par le froid, la peau bleuie, leur respiration devenant de la neige, fouettés par la tempête, déchirés par les glaçons, la barbe collée aux vêtements, les cils raidis changés en aiguilles gelées, les narines bouchées par le froid, la gorge serrée par l’angine, pris de vertiges, égarés, perdus, fantômes humains dont les ombres trébuchantes se détachaient vaguement sur cet horizon éternellement blanc, pareil à un linceul immense, à un drap mortuaire et sans fin.

VI

Ils marchaient sous un ciel lugubre, pâle et étincelant comme une coupole d’argent, apercevant maintenant, parfois, des vols de mouettes, d’eiders-ducks et de dove-kies, les pigeons de la mer.

— Savez-vous où ils vont, disait alors Cornélius, plein de fièvre et de joie, en montrant ces oiseaux. Ils vont au delà des glaces chercher l’air plus doux, les eaux chauffées par le Gulf-Stream, la mer immense! Ils vont, comme nous, vers la Mer libre! Allons, compagnons, en avant!

Mais, à mesure que les jours passaient, les forces de ces intrépides s’usaient lentement, et Cornélius sentait le découragement s’infiltrer, comme un poison, dans les âmes. Le sourd appel de la patrie lointaine disait tout bas: Reviens! au cœur de chacun d’eux. Ils parlaient de s’arrêter, de camper, de laisser Cornélius s’aventurer seul jusqu’au delà du point où ils étaient parvenus et de l’attendre là, blottis dans la neige.

— Vous le voulez? leur dit alors Cornélius. Je sens, je sais pourtant que nous ne devons pas être à plus de trois ou quatre journées de marche de cette mer qui est mon rêve. Les mouettes sont plus nombreuses, voyez! Pourtant, vous redoutez de me suivre et votre courage est à bout? Eh bien! soit, j’irai seul! ou je n’irai qu’avec ceux qui ont encore la foi: qui m’aime me suive!

Un seul homme se détacha du groupe des survivants de l’Espérance. C’était Justus van Doole, le chirurgien.

Il prit avec lui des biscuits, du thé, du whisky gelé, deux chiens aux longs poils blancs, et il partit.

Il était convenu que l’équipage attendrait Cornélius et Justus pendant un mois. Après quoi, les hommes seraient libres de reprendre, à travers le désert de glaces, le chemin du pays.

— Dieu vous garde! crièrent au capitaine van Elven les matelots de l’Espérance.

Cornélius répondit fermement:

— A bientôt!

On le vit s’enfoncer avec Justus dans les profondeurs glacées, et ces deux hommes, silencieux et résolus, marchèrent tout un jour encore à la recherche de l’Océan sans limites.

La Mer, la libre Mer, ne semblait point se rapprocher, quoi que Cornélius en eût dit. Justus et lui ne rencontraient que le vide. Ils avaient déjà marché trois jours.

A l’aurore du quatrième jour, Cornélius dit:

— J’ai le pressentiment que nous serons aujourd’hui arrivés au but.

Et il pressait dans sa main gantée le drapeau tricolore roulé, dont il se servait comme d’un ice-stock.

Tout à coup il poussa un cri, un cri d’effroi. Justus venait de mettre le pied sur une flaque d’eau à peine recouverte de glace et, sans bruit, comme un caillou s’enfoncerait dans un étang glauque, l’homme avait disparu tout d’un coup, après avoir vainement essayé de se soutenir sur l’eau.

La flaque d’eau était moitié lac et moitié gouffre.

— Pauvre Justus! dit, devant ce trou sans fond qui venait d’engloutir un homme, van Elven, le cœur serré. Justus van Doole, ta mort, sans autre témoin que moi, ta mort sans gloire, vaut mieux que la vie de bien d’autres!

Alors il se sentit désespérément seul; seul avec les chiens qui hurlaient parfois en le suivant, seul avec le drapeau de Hollande entre les mains, un couteau à côté et son rêve dans l’âme! Non, ce n’était pas être seul.

— Adieu, Justus van Doole! cria Cornélius dans la solitude.

Puis, d’un pas ferme et fier, il reprit sa route et continua son chemin.

Cet homme, perdu dans l’immensité farouche, c’était l’Humanité même, l’Humanité en marche vers le songe, l’immensité, l’inconnu!

Le soir, Cornélius van Elven coucha dans une grotte de glace, ses chiens à côté de lui, et le lendemain, debout, il se remit à l’œuvre. Des deux chiens, un seul restait, secouant ses poils gelés. L’autre s’était enfui, rebroussant chemin.

Cornélius marchait, fantôme allant vers un fantôme, lorsque, après deux heures de fatigues, le sol gelé devint plus hérissé, plus difficile et plus raboteux. C’était maintenant un amoncellement de blocs de glaces, quelque chose d’effroyable et de grandiose. A peine, au milieu de ce chaos, un chemin possible. Au fond, la brume, — la brume épaisse et jaunâtre, — un enfer noir. Cornélius van Elven avançait toujours.

Il sentit bientôt que, sous ses pieds, la glace craquait, faiblissait.

Le chien esquimau qui l’avait suivi se mit à trembler, comme avaient autrefois tremblé les chiens de Java à l’entrée du Guepo-Upas, et, pris de terreur, il s’enfuit en hurlant, comme s’était enfui son compagnon.

Cornélius van Elven avança encore.

Encore quelques pas, et brusquement, comme si un voile immense se fût déchiré devant lui, comme si une main invisible eût tiré le rideau de brume sombre qu’il avait tout à l’heure devant les yeux, une mer, une immense mer apparut aux pieds de cet homme planté sur la falaise de glace, et, — spectacle que jamais n’avait vu un œil humain! — Cornélius aperçut là, immense et bleue, déroulant ses flots purs sous un ciel d’azur, la Mer libre, la mer sans rivages, la mer vierge et sans limites qui marquait sans nul doute le commencement d’un monde.

— Hourra! cria-t-il alors de sa voix la plus éclatante et la plus mâle. Hourra! hourra! hourra!

Son cri montait, joyeux, éperdu, altier et triomphant, dans l’air limpide. Son œil se baignait dans l’espace sans bornes. C’était l’infini, c’était le rêve! Des oiseaux inconnus, blancs et noirs, les ailes étendues, énormes, passaient, jetant leurs notes claires, et rasaient, en tournoyant, le flot bleu; des hirondelles, des mouettes, semblables à des flocons neigeux, voltigeaient heureuses; — et c’était au-dessus de l’immensité bleue une multitude d’êtres, un bruissement d’ailes, une neige animée, vivante et chancelante. Des phoques se jouaient dans les flots, regardaient étonnés et fuyaient. Des dos étranges de poissons ignorés se montraient çà et là, à fleur d’eau, et plongeaient brusquement sous les yeux de Cornélius.

— Oh! le songe grandiose! Oh! le spectacle écrasant! Le ciel profond, la mer immense, le flux joyeux! Quelle tentation! se jeter dans cette mer, plonger dans ces flots tièdes! Et là-bas, plus loin, aller plus loin et découvrir quelque terre vierge!

— J’ai vaincu! j’ai trouvé! songeait Cornélius. Ces bordures de glace où j’appuie mes pieds, ce sont les limites d’un monde, et cette mer fluide et sans limites, c’est le commencement d’un univers!

«Margaret, Margaret, ajouta-t-il, je puis maintenant revenir à toi, Margaret!»

Il s’était agenouillé. Il se releva, et dépliant alors le drapeau hollandais, dont la lumière du pôle fit étinceler fièrement les trois couleurs:

— Mon pays, dit-il, à toi, mon pays, cette Mer libre à laquelle donne ton nom le plus dévoué de tes fils! — Elle s’appellera la Mer Batave! Vive la Hollande!

— Vive la Hollande! répéta tout à coup, derrière Cornélius, une voix ardente, et le capitaine crut un moment que c’était l’écho qui venait de lui renvoyer son cri de triomphe. Mais, en se retournant, il devint horriblement pâle et sentit tout son sang lui refluer au cœur.

Là, devant lui, debout, ironique et hardi, un bâton ferré à la main, se tenait un homme que Cornélius reconnut malgré son enveloppe de peaux de bêtes, et dont il jeta le nom avec rage:

— Carlos Flink!

— Oui, Carlos Flink! dit cette apparition vivante, Carlos qui est arrivé avant toi devant la Mer libre et qui lui a déjà donné son nom!

Cornélius van Elven éprouva brusquement une rage de fou. Il lui semblait que sa tête se perdait. Il voulait tout d’abord se jeter d’un bond sur Adriaan-Carlos et l’étrangler de ses mains robustes.

Ainsi le rival, acharné, était là! Carlos avait déjà posé les pieds sur cette neige!... Il avait baptisé peut-être de son nom la Mer Batave! Était-ce possible?

— Je rêve! je rêve! se disait Cornélius.

Alors, avec une joie incisive, chacune de ses paroles entrant au cœur de van Elven comme une lame de fer rouge, Adriaan-Carlos fit à son ami d’autrefois le récit de ses propres efforts, de ses journées de marche à travers les banquises, du voyage du Saint-James dans la région du cap Sabine; il lui montra les marins à bout de forces, le bateau menacé par les glaces qu’il fallait repousser comme un assaut, et lui, lui, Carlos Flink, continuant intrépidement sa route, poussé par une double passion: l’ambition d’attacher enfin son nom à quelque grande chose, et la soif de se venger de Cornélius van Elven, le héros de Java.

Et Cornélius repassait, au récit de Carlos, par toutes les épreuves terribles qu’il avait supportées lui-même depuis son départ. Il souffrait une fois encore ses lugubres souffrances, et le tableau de tous ces maux doublait sa haine, car de tout cela il n’avait donc triomphé que pour se voir arracher sa découverte et voler sa victoire?

— Allons, Cornélius van Elven, dit Carlos Flink avec un rire strident, tu peux retourner à Rotterdam, maintenant. L’équipage du Saint-James, qui m’attend, est campé à deux milles d’ici, et je l’aurai rejoint demain. Et demain je pourrai dire à ces matelots qui m’ont suivi: «La Mer libre existe, et c’est moi, Carlos Flink, qui l’ai découverte!»

— Toi? fit van Elven, toi?... Tu mens! Ce rêve de toute ma vie, tu me l’as volé! Tu as marché sur ma trace lâchement!... Celui qui a conçu le projet de venir ici, c’est moi! Celui qui retournera en Hollande en disant: «J’ai trouvé!» c’est moi!

Et tandis que le drapeau hollandais flottait doucement, comme caressé par la brise de la grande mer, Cornélius van Elven, d’un mouvement farouche, tira de sa gaine de cuir le coutelas qui pendait à son côté, à demi dissimulé sous les poils des fourrures.

Adriaan-Carlos se mit encore à rire.

— Tu vois cette mer? dit-il, eh bien! je veux avoir son secret, moi, et je l’aurai! Oui, nous faisant des barques du bois de nos traîneaux, nous irons demander à la Mer libre quel continent elle baigne! J’irai plus loin que toi, Cornélius, je te le jure, plus loin, plus loin qu’aucune créature humaine n’aura jamais osé aller!

— Regarde bien cette falaise de glace, répondit froidement Cornélius, c’est là que tu t’arrêteras. Tu n’iras pas plus loin, entends-tu, Adriaan-Carlos?

Seuls au bout du monde, devant l’immensité sublime, ils ne songeaient pas à oublier, ils ne pensaient qu’à se haïr.

Cornélius brandit son coutelas et se jeta, sinistre dans ses peaux de bêtes, vers Adriaan qui s’était armé.

Carlos Flink ajusta son ennemi du canon d’un pistolet et dit résolument:

— Prends garde! De nous deux, je te l’ai dit, un seul doit revenir là-bas. Un seul doit rapporter au pays le secret de cette découverte. Cornélius van Elven, tu es mort!

Son doigt pressa la gâchette du pistolet, et les mouettes éperdues s’envolèrent en criant, effarées, terrifiées et venant d’apprendre que partout où l’homme passe il apporte le danger et la mort.

Cornélius, blessé, avait trébuché d’abord, et Carlos avait attendu, comme si son rival eût dû tomber sur le coup. Mais, intrépide, et d’un mouvement surhumain, van Elven continuait d’avancer, et la large lame de son coutelas jetait des éclairs bleuâtres sous la lumière intense du pôle.

Carlos avait maintenant, lui aussi, tiré son couteau.

— Non, ce n’est pas moi qui vais mourir, lui dit Cornélius, c’est toi!

Les deux hommes, l’un immobile, l’autre marchant devant lui, se heurtèrent brusquement, et, dans un corps à corps sinistre, les armes qu’ils tenaient se croisèrent comme deux dagues sans que ni l’un ni l’autre atteignît la poitrine de son adversaire. Ils se colletaient, haletants, dans une lutte féroce, et chacun d’eux de la pointe de son arme cherchait le cœur de l’autre. Face à face, leurs haleines se mêlant, les yeux dans les yeux, crispés, hurlant, ces deux êtres, plus pareils à des fauves qu’à des hommes, s’insultaient du regard et de la voix, tandis que leurs mains avides se déchiraient à vouloir fouiller du coutelas le corps de l’ennemi.

Carlos voyait d’ailleurs, et avec une joie sauvage, des taches rouges monter au cou de Cornélius; du sang perlait déjà, coulant le long des manches, sur les poils blancs des peaux dont van Elven était couvert.

Ah! Cornélius était livide, Cornélius était blessé, Cornélius allait mourir!...

— Tu ne reverras plus Rotterdam! lui cria Carlos, riant toujours de son rire cruel et fou.

Cornélius redoubla d’énergie sauvage, étreignit puissamment de son bras gauche Carlos, qui ouvrit alors la bouche comme si la respiration lui échappait, et du bras droit leva le coutelas au-dessus du front du capitaine Flink.

Carlos était armé encore, mais le terrible bras de Cornélius l’étreignait à l’étouffer. Il eût pu frapper par derrière; il n’en avait plus la force.

Il se sentait perdu. Hagard, il voyait ce coutelas, ce coutelas levé, étincelant, éclatant, et qui allait tout à l’heure s’enfoncer dans sa chair.

Il fit un effort prodigieux, terrible, et sa face s’abattit sur le visage de Cornélius, mordant la joue de ses dents de fer.

La douleur arracha à van Elven un cri aiguë et d’un bond il essaya de reculer, mais du moins en tenant toujours Carlos Flink étouffant. Son pied glissa sur la glace qui craquait, et alors la même chute, une chute atroce, mortelle au ras de ce gouffre, la chute de ce colletage de deux fureurs, de cette fraternité de la haine, entraîna ces deux êtres saignants et hideux. Carlos et Cornélius se déchirèrent encore au bord de la falaise glacée, se tordant comme deux tigres sur la nappe blanche; puis tout à coup la glace s’affaissant sous leur poids, un plus fort craquement se fit entendre, un bloc, pareil à du cristal, se détacha de la crête qui brillait, et dans l’immensité, sous le ciel bleu, les deux corps enlacés de Cornélius et de Carlos tombèrent, avec un dernier blasphème, dans les flots de la Mer libre qui se fermèrent sur eux avec le bruit profond et sourd de l’eau qui fait un linceul aux cadavres.

Au bord sans fin de la grande mer, dans la solitude gelée, il n’y avait plus rien maintenant que le silence, rien que l’immensité déserte, rien que le mystère et que l’inconnu.

Les oiseaux montaient dans l’air pur avec leurs envergures immenses.

Et qui eût dit que deux hommes étaient venus là, tout à l’heure, jetant sur cet horizon conquis le coup d’œil orgueilleux du triomphe?

Un peu de glace brisée, des traces de pas bientôt effacées, et puis rien!

Encore, toujours, éternellement, la mer tiède continuait à battre ses bords dentelés avec un grand murmure et à dérouler ses flots bleus... La mer, la Mer libre et sans nom, la mer inviolée comme depuis l’éternité!

VII

Quelques années après, lorsque le docteur Kane découvrit à son tour la Mer libre du pôle, il trouva, encore plantée sur la falaise, la hampe d’un drapeau dont le vent avait emporté les couleurs.

C’était le drapeau enfoncé là par Cornélius van Elven, dont les matelots de l’Espérance n’avaient plus eu de Nouvelles — jamais.

L’Espérance et le Saint-James étaient ensemble revenus à Valentia, en Islande, puis l’un à Rotterdam et l’autre à Liverpool, après avoir attendu, celui-ci Carlos Flink, celui-là van Elven.

— Carlos et Cornélius se seront perdus en même temps, disait-on, et perdus sans même savoir qu’ils étaient si rapprochés l’un de l’autre.

Nul ne pouvait soupçonner en effet que la haine de ces deux hommes les avait fait s’entr’égorger ainsi et se perdre, quand ils touchaient l’un et l’autre à leur rêve.

Margaret et Dica, les deux veuves de Cornélius et de Carlos, ont fait élever en commun un monument près du cimetière de Rotterdam. On y lit ces mots dictés par le cœur à celles qui aimaient tant ceux qui se haïrent:

  A deux frères ennemis

réconciliés dans la mort!

Margaret et Dica y vont pleurer toujours, et leurs mains déposent pieusement, auprès du monument de pierre, des bouquets de fleurs, des violettes du pôle.

— Nous les aimions cependant assez pour qu’ils eussent dû ne pas se haïr! songent-elles.

Puis doucement:

— Quelle gloire les attendait pourtant — et le bonheur aussi — s’ils avaient su... s’ils avaient pu oublier! Ah! maudite, maudite soit la haine!

Parfois Dica demande à Margaret:

— Et s’ils n’étaient pas morts cependant?... S’ils revenaient! Oui, s’ils revenaient... un jour?

— J’y pense bien souvent, répond Margaret.

Et ses yeux brillent aussitôt d’une intense joie.

Mais, comme un funèbre écho, le triste refrain de la chanson du mousse lui revient:

Hé! ho! matelot, matelot!

Tu sais bien que la mer lointaine

Ne rend mousse ni capitaine.

Reste auprès des tiens, matelot!

Elle pleure alors et se remet à prier.

IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE

PRINTED IN GREAT BRITAIN


Note de Transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.

Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.

L’orthographe et la ponctuation reflètent les moments où le livre a été écrit et ou publié.

 

[Fin de Les Huit Jours du Petit Marquis & Carlos et Cornélius, par Jules Arsène Arnaud Claretie.]

Chargement de la publicité...