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Les Idoles d'argile.

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LES IDOLES D'ARGILE.



I

La loge du concierge.

Rien n'est plus doux que le spectacle d'un bonheur vrai, d'une joie sincère: le cœur s'y dilate et se laisse gagner par la contagion. Sous les lambris des riches, de pareilles émotions sont rares et presque toujours troublées. Le plaisir s'y mélange d'amertume, l'intrigue y verse ses poisons, les passions y effeuillent leurs soucis. On prend si volontiers l'agitation pour le contentement et l'ombre du bonheur pour le bonheur même! Chez les pauvres gens, point de ces fictions. A quoi pourrait servir un masque quand on n'a personne à tromper? Aussi leurs joies sont-elles plus réelles, et en même temps plus vives. Il en est de cela comme de leur sommeil que la fatigue rend plus profond.

Ces vérités, qui ne sont, hélas! comme beaucoup d'autres vérités, ni neuves ni consolantes, n'ont d'autre but que d'expliquer certain air de fête dont se décorait, le 20 mars 1841, une loge de concierge, située dans le haut du faubourg du Roule. Cette loge occupait en partie le rez-de-chaussée d'un avant-corps de bâtiment qui allait rejoindre, par des constructions latérales, un fort bel hôtel assis entre cour et jardin. Quoique la nuit fût venue, il était facile de distinguer, à la lueur de deux becs de gaz, un perron demi-circulaire, sur lequel s'ouvraient des salons somptueux. Mais ce côté de l'habitation demeurait alors plonge dans l'immobilité et le silence: la loge seule s'éclairait de lueurs inaccoutumées et retentissait de bruits étranges. Aux ondulations inégales de la flamme on aurait pu redouter un commencement d'incendie si des arômes significatifs, joints à un grésillement sonore, n'eussent éloigné toute idée de péril et trahi; le secret de cet intérieur.

Il y avait gala chez le concierge Falempin, ex-sergent aux grenadiers de la garde impériale, et, en épouse pénétrée de ses devoirs, madame Falempin, cantinière émérite, surveillait d'un œil vigilant et humectait avec sollicitude l'un des plus beaux dindonneaux qui eussent jamais paru sur les éventaires du marché de la Vallée. Loin de se déprimer sous l'action du feu, les flancs de la victime semblaient s'y nourrir d'une substance nouvelle, grâce au cortège des préparations et ingrédients accessoires. Il faut dire que l'art de la cuisine n'avait point de mystères pour la mère Falempin: c'était une si brillante école que celle de la grande-armée, quand la victoire lui tenait lieu d'ordinaire! L'ex-cantinière se rattachait à ces traditions, aujourd'hui bien méconnues; elle avait peu de recettes, mais ces recettes dataient de la glorieuse époque. Personne ne rôtissait comme elle; la guerre avait fait éclore ce talent, et comme il s'était exercé d'abord sur des animaux généralement réfractaires, en Espagne sur des rats, en Russie sur du cheval, la mère Falempin, rendue aux fourneaux civils, avait abordé le rôt usuel en se louant et avec cette aisance que donne l'habitude de la difficulté vaincue. Aussi était-ce plaisir de voir arriver à point la pièce soumise en ce moment à sa vieille expérience. Les tons roux s'y distribuaient d'une manière uniforme, sans interruption comme sans excès, et un parfum savoureux qui s'exhalait de l'âtre témoignait que les résultats étaient à la hauteur des procédés.

Cette scène n'avait encore qu'un seul témoin; il est vrai qu'il en valait mille pour la part qu'il y prenait. C'était un gros garçon de vingt-cinq ans, vêtu en ouvrier, robuste d'ailleurs, bien découplé, haut en couleurs et de bonne mine. Pendant que la mère Falempin essuyait avec son tablier son front ruisselant de sueur et rajustait sa coiffe, d'où s'échappaient en désordre quelques mèches de cheveux gris, le jeune homme se tenait comme en arrêt sous le manteau de la cheminée, immobile, silencieux, livré à une contemplation muette. Son œil ne quittait pas la tige de fer sur laquelle le dindonneau accomplissait son évolution; il suivait ce mouvement mécanique avec intérêt, presque avec attendrissement. En vain la violence du feu couvrait-elle ses joues d'une couche écarlate; il supportait cette épreuve avec une résignation stoïque et restait à son poste comme un soldat devant le canon. Le désir brillait dans son regard, la satisfaction éclatait dans ses narines épanouies. Tout occupée qu'elle fût de ses préparatifs, la mère Falempin remarqua cet air, cette pose; et, secouant l'ouvrier avec un poignet digne des beaux jours de l'empire:

«Eh bien! Anselme, lui dit-elle, qu'est-ce que tu fais là avec tes extases? La broche se gardera toute seule, mon gars: pas besoin d'y rester de planton.»

Au lieu de répondre à cet appel, le jeune homme continuait à tenir les yeux fixés vers l'objet de sa sollicitude.

«Comme il vient bien, le drôle! s'écria-t-il. Pristi! comme il prend couleur! Ça fera un morceau de roi, ma tante.

--Sensuel! répliqua la vieille femme avec un accent de reproche où perçait néanmoins l'amour-propre d'auteur.

--N'empêche, dit l'ouvrier, qu'il embaume, ce gaillard-là! Roi des dindonneaux, ajouta-t-il en se frottant les mains, je te promets ma pratique. Dites donc, tante, sentez-vous ce parfum? Faut que vous l'ayez joliment garni, tout de même. A quatre pas de distance, il vous pénètre: il y a de quoi boire et manger.

--C'est bon, c'est bon, flatteur! reprit l'ex-cantinière en humectant de nouveau son élève. En attendant, le temps se passe et la besogne ne se fait pas. Ton oncle César et le père Lalouette vont arriver, et la nappe n'est pas mise. Allons, paresseux, tire-toi de devant mes fourneaux. Il n'y a plus que les vieilles gens qui aient le cœur à l'ouvrage; les jeunes restent les bras croisés: c'est le monde à l'envers.»

Ces reproches arrachèrent le jeune homme à ses jouissances platoniques, et, la perspective du souper lui servant d'aiguillon, il eut bientôt tout disposé, tout mis en ordre, la table, le couvert, la vaisselle.

Ces préparatifs venaient d'être achevés quand les convives entrèrent. C'était d'abord le sergent Falempin, le souverain de la loge; puis son ami Lalouette, associé depuis cinquante ans à ses peines et à ses plaisirs. Falempin avait-il un vieux flacon à vider, un bel entrecôte à servir sur sa table, il allait chercher Lalouette: sans lui le meilleur morceau, le vin le plus délicat n'auraient plus eu le même prix. De son côté, Lalouette en faisait autant, et ces deux hommes avaient ainsi vécu en mettant en commun les petits raffinements de l'existence.

Cependant il, régnait entre eux sur bien des points d'énormes contrastes. Le père Lalouette était un petit vieillard sec, osseux, légèrement voûté, tandis que Falempin, taillé en colosse, était encore droit connue un if et vert comme un chêne. Lalouette avait un œil bleu, plein d'intelligence et de résolution; Falempin l'œil noir, toujours à dix pas devant lui, les moustaches en brosse, l'air sérieux, la main prompte au salut militaire. Lalouette datait de la Bastille, où il était entré l'un des premiers; Falempin ne remontait guère au delà de Marengo. L'un ne reconnaissait que la république une et indivisible, et se croyait de bonne foi en l'an 49; l'autre était convaincu que l'univers avait été abusé au sujet de Napoléon, et, sans croire qu'il dût reparaître un jour à la tête de cent mille nègres, il soupçonnait l'un de ses compagnons de captivité de s'être fait inhumer à sa place afin de mieux tromper les Anglais. Ces divers points de vue amenaient entre les deux amis des discussions fréquentes, où chacun défendait son régime favori avec l'enthousiasme du souvenir; mais, loin de troubler leurs relations, ces petits nuages y jetaient quelque variété et en augmentaient le charme.

Les convives une fois réunis, le souper ne se fit pas attendre: la mère Falempin procédait en toutes choses avec une précision militaire. On s'assit, et, comme de juste, tout fut trouvé bon, exquis, cuit à point. Anselme laissait les deux vieillards échanger leur opinion sur la qualité des morceaux; il se contentait de les choisir avec soin et de leur rendre un hommage silencieux. Il se réglait, et ménageait ses forces comme un garçon prudent, afin de fournir une plus longue carrière; il s'était promis d'engager avec la pièce capitale un duel à outrance; il n'y manqua pas, et joncha de débris ce champ de bataille. Les anciens se reposaient depuis longtemps, que le jeune homme était encore à l'œuvre, s'acharnant sur les membres de la victime, et ne s'arrêtant que lorsqu'il avait donné aux os le poli de l'ivoire. Pendant ce temps, les flacons circulaient et une gaieté communicative se peignait sur la figure des convives.

«Ah ça! Falempin, dit le père Lalouette en se ravisant, nous faisons ici une noce, une vraie noce. Rien n'y manque, soyons justes: la volaille, la salade, les beignets, le vin d'extra; un vrai festin de Balthazar! Mais en l'honneur de qui, s'il te plaît?

--En l'honneur de qui? dit Anselme, en s'arrachant une minute à son travail de dissection. Qu'importe, si tout est bon?

--Tais-toi, jouvenceau, s'écria l'ex-sergent en interrompant son neveu, la parole est aux anciens. Laisse causer Lalouette: sa question me sourit.»

En même temps, il caressait sa moustache grise avec un sentiment visible de satisfaction, et adressait à sa femme un regard d'intelligence.

«Parle, Lalouette, ajouta-t-il, les opinions sont libres. Qui, est-ce qui le chiffonne, mon garçon?

--C'est bien simple, répondit le vieillard; je vois ici tous les apprêts d'une fête, et je ne sais pas quel est le saint?

--Tu ne l'as pas deviné, Lalouette? bien-sûr? dit Falempin en insistant.

--Deviné! est-ce que je suis sorcier? répliqua avec un peu d'impatience le vieux démocrate.

--C'est bon, camarade, oh va t'aider, poursuivit le sergent. Quel est le quantième aujourd'hui? voyons, un effort de mémoire!

--Parbleu! le 20 mars! ça n'est guère malin, dit le vieillard.

--Le 20 mars, Lalouette, le 20 mars! s'écria l'ancien militaire avec une émotion que la mère Falempin se mit à partager en la poussant jusqu'aux larmes. Le 20 mars! songes-y donc!

--Ah! j'y suis, répondit le vieillard en se frappant le front; c'est encore ton empereur; j'aurais dû m'en douter. Il t'a jeté un sort, cet homme; Voyons, mère Falempin, ne pleurez pas comme une Madeleine; ça n'a pas le moindre bon sens. Que diable! il ne lui a rien manqué, à votre Napoléon. On vient de le réenterrer, il n'y a pas quatre mois; c'est un honneur qui n'est pas commun! Deux millions de tentures, excusez du peu! Encore si c'était un homme sans reproche...»

L'ex-sergent, qui, pour se mettre à l'unisson des sanglots de sa femme, tenait sa tête mélancoliquement baissée, la releva à ce dernier propos en portant vivement la main à sa moustache.

«Lalouette, dit-il, Lalouette, plus un mot, ou nous nous fâchons. Des reproches à l'empereur! gardons cela pour la république, vieux.

--N'empêche, Falempin, que ton Bonaparte nous a escamoté les droits de l'homme en brumaire.

--Et qu'il a bien fait, Lalouette! Vous me les meniez grand train, les droits de l'homme: l'échafaud en permanence.

Le débat, commencé sur ce ton et alimenté par quelques verres de vin vieux, aurait pu devenir très-vif, si Anselme, jusque-là impassible, n'y eût fait une diversion imprévue. Le gros garçon avait achevé son souper et bu ses trois bouteilles de Beaugency; il pouvait donc se mêler à l'entretien sans préoccupation ni regrets. Quand il vit que la discussion s'échauffait, il intervint.

«Eh bien! dit-il, que se passe-t-il ici? On va s'égorger pour des misères. Deux hommes d'âge, fi donc! Encore, si vous vous passionniez pour quelque chose qui en valût la peine!»

Ces paroles suffirent pour changer l'état des esprits. D'un coup d'œil les deux amis se pardonnèrent un moment d'effervescence; on eût dit qu'ils sentaient le besoin de se rallier en présence d'un ennemi commun. Aussi se récrièrent-ils à l'envi contre les expressions peu révérencieuses dont venait de se servir Anselme:

«Soyons calmes, répliqua celui-ci sans rien perdre de son sang-froid, et surtout ne nous fâchons pas. La cervelle a été donnée à l'homme pour qu'il s'en serve. Raisonnons donc, mes anciens. A vous d'abord, mon oncle! c'est l'empereur qui vous passionne, n'est-ce pas? Ma pauvre tante l'a-t-elle assez pleuré, son empereur?

--Si c'est mon plaisir, vaurien! s'écria la mère Falempin, qui essuyait silencieusement ses larmes.»

Le vieux soldat se contenait à peine.

«Parbleu! je le sais par cœur votre empereur, poursuivit Anselme s'animant peu à peu; vous m'avez assez souvent raconté les douceurs dont vous lui êtes redevable à ce grand homme. Peste! quel bienfaiteur! quel ami! Dites donc, mon oncle, en avez-vous eu des jouissances de son temps! Quelles noces! quelles bombances, dites!

--Va toujours, répliqua sourdement le grognard, va ton train, garnement.

--Non, c'est inouï, continua Anselme, combien d'avantages il faut mettre en ligne de compte. Vous l'avez beaucoup aimé, beaucoup regretté, mais vous lui devez encore du retour. Primo d'abord, il vous a fait coucher à la belle étoile pendant quinze ans, tantôt sur la neige, tantôt dans la boue des chemins? Ensuite il vous a obligé à vous serrer perpétuellement le ventre faute de pouvoir faire un bon repas, sans compter les sièges où vous absorbiez des côtelettes de mulet et des aloyaux de jument. En voilà de la chance!

--Mais si nous l'aimions ainsi, clampin? cela ne faisait du tort à personne, dit César.

--Faut: être juste, reprit Anselme; il vous fournissait l'orchestre au son duquel vous dansiez tous les jours. Quels rigodons perpétuels! Il en restait bien quelques-uns sur le carreau; mais les autres, les autres en avaient-ils du plaisir!

--Est-ce tout, Anselme?

--Bah! mon oncle, et la solde! toujours arriérée la solde! Il faut croire que vous aimiez à lui faire crédit à cet homme.

--Sans doute, dit l'ex-sergent, que l'impatience gagnait; mais passons à autre chose, Anselme. J'ai mon lot: maintenant, à Lalouette; tu dois avoir aussi une gamme à lui chanter.

--Au républicain? dit le jeune homme; je le crois, pardieu, bien! il a pris la Bastille, le père Lalouette; c'est joli pour un homme qui n'én fait pas son état: Aussi comme cela lui a réussi! Comme il en a été payé! La république n'est pas ingrate; elle lui à rendu la monnaie de sa pièce! Quelles ripailles! quel torrent de jubilation! En voilà un temps où le peuple français avait douze plats à manger par jour!

--Veux-tu te taire, mécréant! s'écria le vieillard indigné; Ne calomnie pas ce que tu ne peux comprendre.

--Silence, Lalouette, dit Falempin en contenant son ami, silence, au nom du ciel! Laisse parler ce jeune gars; il y a du bon dans ce qu'il débite. Nous sommes vieux, mais on profite.

--À la bonne heure; reprit Anselme; voilà que mon oncle devient philosophe. Vous le deviendrez aussi, père Lalouette. Au fait, que vous a-t-elle valu votre république? Vous l'avez dit cent fois: la famine, le maximum, les assignats. Il est vrai que, pour vous indemniser, vous aviez les droits de l'homme. Comme c'est substantiel!

--Et la liberté, malheureux! dit le vieillard, dont l'œil étincelait, la liberté que tu blasphèmes!

--Là liberté de mourir de faim, répondit Anselme avec un sourire ironique.

--Et la gloire! s'écria l'ex-sergent d'une voix tonnante, la gloire, qu'en fais-tu donc?

--La gloire, de se faire casser la tête pour l'ambition de quelques hommes,» répliqua Anselme sans se déconcerter.

César Falempin n'avait jusqu'alors maîtrisé son irritation qu'à l'aide d'efforts surhumains. Les tons de son visage passaient graduellement du pourpre au violet. Concentrée plus longtemps, la colère l'eût étouffé; ses yeux lançaient des éclairs, ses narines frémissaient comme dans un jour de bataille. Enfin, il éclata:

«Tu l'entends, Lalouette, tu l'entends ce fils du siècle. Eh bien! voilà les modernes. Ils ont mis l'estomac à la place du cœur: hors du ventre, rien ne les touche! Combien cela rend-il? c'est leur premier et dernier mot. Mon vieux, crois-moi, nous avons trop vécu; ceux qui sont morts dans le feu de la chose ont eu raison. Pour assurer à notre pays, toi la liberté, moi la gloire, nous avons souffert mille morts, enduré mille privations; tout cela est en pure perte. Ce sont des guenilles dont la génération actuelle ne veut plus. Nos enfants répudient notre héritage, Lalouette; ils le vendront peut-être pour une écuelle de soupe.»

L'ex-sergent de la garde aurait sans doute poursuivi sa période et donné un cours plus étendu à son indignation, si un double coup de fouet n'eut retenti à la porte de l'hôtel.

«A cette heure! s'écrie-t-il en s'élançant hors de la loge, une voiture à cette heure! Qui cela peut-il être?»



II

Un intérieur.

Les portes de l'hôtel s'ouvrirent devant un cabriolet d'une coupe élégante et attelé d'un fort bel alezan. Un homme en descendit, gravit rapidement le perron, traversa le vestibule avec l'aplomb d'un habitué, et précédant les valets, alla droit vers un petit salon d'hiver où se tenait la famille. Trois personnes s'y trouvaient réunies: une jeune personne, assise devant un piano et tirant du clavier des gammes brillantes; un vieillard enveloppé d'une robe de chambre et à demi englouti dans un fauteuil; enfin, une femme belle encore quoiqu'elle n'eût plus l'éclat de la jeunesse. Depuis que le roulement du cabriolet avait dénoncé l'approche d'une visite, cette femme contenait mal son émotion, tandis que le vieillard élevait vers elle, à la dérobée, un regard pénétrant que voilaient d'épais sourcils. L'apparition du nouveau, venu fit seule une diversion à cette scène muette:

«M. Jules Granpré, dit un valet en annonçant.

--Ah! c'est M. Granpré, s'empressa de dire celle qui semblait être la dame du logis. Asseyez-vous, monsieur; vous prendrez, le thé avec nous, n'est-ce pas?»

Le visiteur salua tout son monde avec une aisance parfaite et ajouta:

«Madame la baronne m'excusera si je me présente si tard chez elle: je n'ai pas voulu laisser s'écouler la journée sans venir chercher moi-même des nouvelles de la santé du général.»

Au lieu de se montrer sensible à cette attention, le vieillard se retourna du côté de la cheminée, où brillait un feu clair et vif; il allongea la main pour se saisir des pincettes; puis comme son bras engourdi semblait se refuser à ce service, il retomba, dans son fauteuil et s'affaissa sur lui-même avec un geste de tristesse et de découragement. Ce mouvement n'échappa ni au nouveau venu ni à la maîtresse de la maison: ils échangèrent un regard rapide, après quoi, s'adressant à la jeune personne, qui avait quitté son piano, cette dernière ajouta:

«Petite, veux-tu donner des ordres pour qu'on nous serve le thé? On n'oubliera pas l'infusion pour ton père; veilles-y, mon enfant.»

La jeune fille sortit, et le vieillard parut désormais étranger à ce qui se passait autour de lui. Cependant l'entretien ne s'animait guère entre les deux interlocuteurs; rien d'intime, rien qui sortît de la sphère des mille propos que l'on échange dans le monde. Aussi, au lieu de s'y arrêter; vaut-il mieux jeter un coup d'œil sur les personnages qui vont figurer dans ce récit, et en fixer la position au moment où il commence.

Ce vieillard, alors plongé dans un assoupissement presque léthargique, avait été l'un des plus brillants, l'un des plus intrépides officiers des armées de l'empire. Napoléon l'avait distingué en le voyant à l'œuvre, et par un avancement rapide lui avait prouvé le cas qu'il faisait de lui. Il était fils de cultivateurs et se nommait Dalincour. L'appel aux armes qui retentit en 1792 vint, le surprendre dans ses montagnes et pénétrer son cœur d'un sentiment nouveau. Dalincour avait alors dix-huit ans, une santé de fer, un courage d'instinct; il n'hésita pas, fit un paquet de ses hardes, le mit au bout de son bâton de pâtre, embrassa sa vieille mère, et alla s'enrôler dans l'armée de Dumouriez. Il était, quelques semaines après, aux défilés de l'Argonne, où il reçut, avec le baptême du feu, une blessure qui le retînt un mois aux ambulances. Depuis ce temps jusqu'en 1813, Dalincour ne connut pas le repos; il passa par tous les grades avant d'arriver à celui de général, et fit toutes les campagnes de la république, du consulat et de l'empire. Lorsque Napoléon, par un de ces vertiges que causent les fumées du pouvoir, voulut reconstituer autour de lui une noblesse, Dalincour ne fut pas oublié et obtint un titre en rapport avec son grade; il devint baron, ce qui ne l'empêcha pas de rester, bon soldat. Il aurait sans doute poussé le dévouement jusqu'au bout et assisté, le sabre au poing, à la double agonie de l'empire, si, aux affaires de Leipzig, une balle partie des rangs de nos alliés les Saxons, ne l'eût mis hors de combat et laissé pendant près de dix-huit mois entre la vie et la mort. Tombé au pouvoir de l'ennemi et recueilli dans une maison allemande, il ne fut sauvé que par miracle et à force de soins.

Quand il revint en France, les Bourbons venaient d'être, pour la seconde fois, réintégrés sur le trône. On manquait d'officiers supérieurs; les événements en avaient compromis un si grand nombre, qu'on ne savait où en recruter. Dalincour devait à sa blessure de n'avoir pris aucune part aux derniers conflits; le nouveau ministre de la guerre jeta les yeux sur lui; on lui rendit son grade, en le nommant pair de France. Peut-être, le soldat de Napoléon aurait-il refusé cet honneur si une affection secrète n'eût alors dominé sa pensée. Ses hôtes de Leipzig avaient une fille, une adorable enfant, qui avait eu pour le blessé les attentions d'une sœur. Dalincour lui devait la vie, il le sentait: c'était une dette de cœur que couronnait un sentiment plus tendre. Il était jeune encore, beau, bien fait, et sa figure expressive semblait s'être embellie d'une balafre qui la décorait. Jamais dans le cours de ses campagnes, il n'avait songé au mariage; la carrière nomade lui semblait incompatible avec les douceurs de la vie domestique. Mais alors la paix était venue, et avec elle le repos du foyer. Plus rassuré sur l'avenir, il pouvait contracter cette union rêvée: cette considération fut décisive, il accepta tout du gouvernement nouveau. Le mariage eut lieu. Hélas! les joies en furent courtes: quatre ans après, la baronne Dalincour expirait en donnant le jour à une fille.

Longtemps le général fut inconsolable; les caresses mêmes de son enfant ne cicatrisèrent pas la plaie de son cœur. Le temps seul, avec son action lente et sourde, parvint à adoucir ce sombre regret. Emma--ainsi se nommait sa fille--grandissait, et par le son de la voix, la grâce et l'harmonie des traits, rappelait sa mère et des jours de bonheur trop vite envolés. Douze ans se passèrent ainsi, pendant lesquels le général parut absorbé dans l'affection qu'il portait à sa fille: ce sentiment semblait lui suffire. L'âge, d'ailleurs, arrivait; il touchait à la soixantaine. Ce n'est pas que l'on pût remarquer aucun affaiblissement dans ses facultés, aucun déchet dans cette vigueur qui l'avait sauvé de tant d'épreuves. C'était, à cette époque de sa vie, un fort beau vieillard, d'un air à la fois mâle et doux, ayant l'œil vif, le jarret alerte, et cachant mal sous ses cheveux blancs les goûts aventureux de la jeunesse. Ce fut là ce qui devait le perdre et empoisonner ses derniers jours. Grâce à quelques spéculations, conduites à coup sûr et à l'ombre de son manteau de pair Dalincour était devenu fort riche; on parlait de sa fortune comme de l'une des plus belles et des plus rapides qui se fussent faites depuis la restauration. A ces bruits, quelques cupidités s'éveillèrent, et il se trama autour de lui un complot dont les mailles l'enlacèrent peu à peu.

Un jour d'automne, dans l'une des allées de son parc, il rencontra une personne assez jeune encore et d'une grande beauté; elle était seule, et comme si elle eût rougi, d'être surprise, elle disparut à travers les taillis comme une biche effarouchée. Le général voulut la suivre; ses jambes le trahirent en chemin, il la perdit de vue: Cette aventure le préoccupa; il ne voulut pas en avoir le démenti, alla aux informations, et apprit que son Atalante habitait un château voisin et appartenait à la famille des Valigny, bonne noblesse de province. On devine ce qui s'ensuivit; la curiosité, puis un goût assez vif s'en mêlèrent. Du côté des Valigny, on éleva des obstacles qui ne faisaient qu'irriter les désirs du vieillard. Chaque piège était si bien tendu, si adroitement calculé, que le baron n'en évita aucun, et après six mois de négociations, vingt fois rompues, vingt fois reprises, mademoiselle Éléonore de Valigny devint baronne de Dalincour, deuxième du nom.

Éléonore était d'une beauté remarquable, mais de cette beauté sévère, presque impérieuse, qui ne parle qu'aux yeux et laisse le cœur froid. En acceptant la main d'un vieillard, elle avait fait un calcul, rien de plus. Sans fortune, elle s'était vue dédaignée dans la première fleur de la jeunesse et quand ses charmes brillaient de tout leur éclat; son cœur était sorti ulcéré de cette épreuve, et il en était résulté chez elle une haine sourde et profonde contre les hommes.

Vingt-cinq ans sonnèrent, et le désespoir acheva ce que le dépit avait commencé. Ne pouvant plus prétendre au bonheur, elle chercha autour d'elle une victime: le baron obtint la préférence. Cette grande fortune allait, entre ses mains, devenir un instrument, un moyen: maltraitée du côté du cœur, elle pourrait du moins satisfaire sa vanité, et à son tour écraser de ses dédains ces hommes qui l'avaient méconnue.

À peine arrivée à Paris, la nouvelle baronne de Dalincour mit ses projets à exécution, et réalisa ses rêves avec une persévérance infatigable. Le général ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il avait pris un maître; n'essaya de lutter, mais ce fut en vain. Il trouva chez Éléonore de telles ressources d'imagination, un si complet arsenal de ruses, tant de fermeté unie à tant de souplesse, qu'il usa ses forces dans cette lutte et fut obligé de céder. Peu de mois après son mariage, M. Jules Granpré devint l'ami de la maison, et le baron, depuis ce temps, s'était vu contraint de subir cette intimité, qui inondait son cœur d'amertume et se rage.

M. Jules Granpré n'était pas ce que l'on, peut appeler un jeune homme; il avait alors quarante ans, comme Éléonore en avait trente; mais, en garçon qui voit le monde et sait le prix des avantages extérieurs, il avait su conserver presque tous les attributs de la jeunesse: de beaux cheveux, de belles dents, une taille svelte, un teint frais et coloré. Sans être remarquable, sa physionomie; avait quelque chose de fin et d'ironique, et ses traits, quoique irréguliers, ne manquaient pas de délicatesse. La carrière était, du reste, assortie à l'individu: Jules Granpré tenait à la finance et surtout au palais de la Bourse. Ses débuts n'avaient pas été complètement heureux.» peine émancipé, il s'était jeté, à l'étourdie; dans le jeu des effets publics et y avait dévoré son petit patrimoine.

Depuis lors, il poursuivait sa revanche, et ses premiers efforts n'avaient abouti qu'à une promenade assez précipitée en Belgique. L'affaire s'était arrangée pourtant, non sans quelque dommage pour l'honneur du fugitif. Enfin, grâce à la baronne, il avait pu sortir de la position secondaire que, qu'alors, il avait occupée, abandonner la coulisse, où végètent les joueurs obscurs, et devenir l'un des croupiers en titre de ce tapis vert que l'on nomme la Bourse. Il venait d'acheter une part dans un office, et était ce que l'on nomme en termes techniques un quart d'agent de change. Cela pouvait passer pour une position sociale.

Ainsi Éléonore avait pris sa revanche, et tous ses plans haineux se trouvaient réalisés. Peut-être le succès l'avait-il mieux servie qu'elle n'eût osé l'espérer. Sous le coup d'une lutte constante, la santé du baron s'était profondément altérée. La sourde amertume qui le dévorait usa chez lui les ressorts de la vie. Il voyait sa fille, son Emma, à la merci d'une marâtre, d'une femme sans cœur comme sans pudeur; il eut peur de ne pas vivre assez longtemps pour pouvoir la défendre, et de l'abandonner comme une proie à cette dangereuse tutrice. Ces sentiments qu'il comprimait, cette crainte qui l'obsédait, déterminèrent une crise: le baron fut frappé d'apoplexie. On le secourut à temps; il en réchappa. Mais cette secousse avait altéré les sources de la vie et de l'intelligence: c'était désormais un' enfant, sans puissance pour le bien; une partie du corps restait paralysée, le cerveau n'y était plus, et la langue le servait mal. Deux sentiments seuls avaient survécu à ce grand naufrage: la haine de sa femme et de son complice, l'amour de son enfant. Au moment où il semblait complètement éteint, plus d'une fois l'œil du vieillard s'anima pour lancer des éclairs de colère ou exprimer la tendresse la plus affectueuse.

Tels étaient les personnages que réunissait le salon du faubourg du Roule. On servit le thé, et Emma apporta elle-même la tasse où son père devait boire. En la voyant à ses côtés, le vieillard releva la tête avec une émotion, visible et lui baisa la main avec une joie d'enfant:

«Buvez, papa, dit la jeune fille, c'est moi qui l'ai préparé.

--Oui, mon enfant, oui, répliqua le vieillard en la dévorant du regard, oui, tu es un ange.»

Pendant ce temps, Granpré avait pris à part la baronne, et lui disait, de manière à n'être entendu que d'elle seule:

«A demain, entre une heure et deux; j'ai des choses très-importantes à vous dire.»

Il était tard, on se sépara: les portes de l'hôtel se fermèrent; et une demi-heure après, César Falempin, affublé d'un bonnet qui n'était pas celui d'un grenadier de la garde, allait s'introduire dans la couche où reposait déjà sa chaste moitié, quand un bruit sec frappé au carreau de sa vitre attira son attention.

«Qu'est-ce donc? dit-il; nous sommes au soir des surprises. Est-ce qu'il y aurait des voleurs dans la cour? Ils s'adressent bien.»

Il ouvrit la porte, et y trouva son pauvre maître qui s'était traîné jusque-là en s'aidant de deux cannes.

«Vous ici, mon général? mais vous avez donc la fièvre chaude?

--Chut! César! chut! répliqua le vieillard; on nous entendrait! Viens me trouver demain à sept heures; n'y manque pas.

--Oui, mon général, oui, j'irai.

--N'y manque pas, César, ajouta le baron en articulant péniblement ces paroles. C'est très-essentiel.»

Ses forces le trahissaient. Falempin le prit dans ses bras et le porta jusque dans sa chambre. Tout le monde dormait dans la maison; personne ne s'était aperçu de la sortie du pauvre infirme.



III

Le général et le sergent.

La visite furtive que le général avait faite à son concierge n'était pas l'acte d'un enfant ni d'un insensé. Depuis que les ravages du mal l'avaient rendu incapable d'exercer dans sa maison un commandement suivi, le vieillard était devenu l'objet d'une surveillance assidue et d'une tutelle intolérable. Ses moindres pas, ses paroles; ses gestes même étaient soumis à un espionnage régulier; on ne souffrait personne autour de lui, on écartait tous ses amis. Dès le jour où son cerveau fut atteint, les valets comprirent qu'ils avaient changé de maître; ils n'obéirent désormais qu'à la baronne. L'un d'eux fut affecté au service du malade, et, sous le prétexte des soins qu'exigeait son état, il reçut l'ordre de s'écarter le moins que possible de son fauteuil. C'était une servitude odieuse au valet. Il en résultait de la mauvaise humeur, d'une part, et de l'autre ces petites vengeances sourdes qui sont les représailles de la domesticité.

Le pauvre infirme avait la conscience de son état. Le sort, en frappant son intelligence, s'était montré assez cruel pour ne pas l'anéantir tout entière. Plus d'une fois, dans le silence de la nuit, libre et seul enfin, il se répandit en larmes amères; souvent aussi, il eut des pensées de révolte qui toutes dégénéraient en défaillances profondes. Ce fut une de ces inspirations qui lui donna la force de tromper ses surveillants et d'aller frapper à la porte de César Falempin.

Si le premier mouvement du digne concierge fut de la surprise, le second eut tous les caractères de l'embarras. Les consignes sévères de la baronne s'étaient étendues jusque sur la loge: Falempin les avait reçues et exécutées jusqu'alors en soldat, dans toute leur rigueur. Il s'agissait donc d'une infraction à la discipline; pour un ancien, le cas était grave. César en eut le sommeil troublé. Comme tous les gens de l'hôtel, il croyait que le général n'avait plus sa tête; sa promenade nocturne notait dès lors à ses yeux qu'une lubie. Fallait-il pousser le dévouement envers son chef jusqu'à contenter ce caprice au risque de déplaire à la baronne? Voilà le problème réduit à ses termes les plus simples. Le concierge l'agita longtemps avant de le résoudre enfin, le cœur l'emporta: il ne voulut pas laisser peser sur sa vie le remords d'avoir refusé quelque chose à son général. Au petit jour, il se trouva sur pied, gagna l'hôtel comme s'il se fût agi d'affaires de service, prit si bien son temps et ses mesures, qu'il parvint à la chambre du malade sans avoir été rencontré, et avec la certitude de l'y trouver seul. Au bruit que fit la porte, le vieillard s'éveilla, et parut d'abord saisi d'effroi en voyant un homme debout au pied de son lit. Il essaya de se mettre sur son séant, et dirigeait la main vers le cordon de la sonnette, quand Falempin lui dit à voix basse:

«C'est moi, mon général; ne vous offusquez pas. Sept heures, comme vous me l'aviez dit. Pardon si je vous dérange.

--Ah! bien! bien! répliqua le vieillard en se rassurant peu à peu. Ah! c'est toi, mon vieux sergent; C'est bien! c'est bien! Où avais-je donc la tête?»

Ces paroles étaient prononcées péniblement, avec effort, d'une manière entrecoupée; après une pause assez longue, le vieillard ajouta:

«Que me veux-tu?»

La foudre tombant aux pieds de Falempin, ne l'eût pas jeté dans une surprise pareille à celle que lui causa cette demande. Il venait de manquer à la consigne établie, enfreindre tous ses devoirs, et pourquoi? Pour recevoir un aussi étrange compliment. Il se prit à regretter l'excès de zèle qui l'avait conduit là, et ne songea plus qu'à faire une retraite honorable.

«Pardon, excuse, mon général, dit-il en regardant du coté de la porte: histoire seulement de s'informer, de l'état de votre santé. Ça va bien, tant mieux. Dormez en paix; je vais maintenant dessiner mon par file à gauche.»

Le sergent voulut joindre l'effet aux paroles; mais le général s'était emparé de l'une de ses mains et ne semblait pas disposé à s'en dessaisir.

«Merci, mon vieux, disait-il; sois sans inquiétude; encore quelques mois de repos, et nous monterons à cheval... Oui, à cheval... Je leur prouverai que je suis vert encore... que j'ai une volonté...»

A mesure que le vieillard s'animait, un rayon d'intelligence descendait sur son visage. Tout à coup, comme si une clarté soudaine fût venue luire à ses yeux, il s'interrompit, et se frappant le front:

«Reste! reste, César, dit-il avec vivacité... Malheureux que je suis!... Moi qui allais oublier... Bien; tu es là, ajouta-t-il comme s'il eût voulu s'assurer de sa présence, tu es là, mon vieux camarade... Il faut que je me lève, entends-tu?... que je m'habille... et surtout ne me quitte pas.»

Falempin hésitait encore; il craignait d'être le jouet d'une nouvelle hallucination.

Cependant, la voix de son général avait un tel accent de douleur et de prière, qu'il n'osa pas quitter la place. Le vieillard persistait à vouloir se lever; César alluma le feu, enveloppa le malade d'une douillette ouatée et l'aida à se traîner jusque sur son fauteuil. Là, en l'examinant mieux, il le trouva si défait, si décomposé, qu'il se sentit pris d'une pitié profonde. Le jour éclairait alors cette figure qu'on eût pu prendre pour celle d'un spectre. La peau avait les tons jaunes et mats de la cire; l'œil était hagard et se cachait sous les cavités frontales; les lèvres, à demi ouvertes, laissaient entrevoir une langue pâteuse; enfin, tous ses traits portaient l'empreinte de ces altérations profondes qui signalent une hémiplégie. Falempin en avait les larmes aux yeux.

«Ce que c'est que de nous!» pensait-il en lui-même.

On eût dit que le général s'associait à sa pensée, car il reprit presque à l'instant avec un ton de gaieté:

--Eh! oui, mon pauvre sergent, tout s'en va peu à peu... la santé comme les amours... On ne peut pas être et avoir été... Mais que fais-tu là, debout comme au port d'arme?... Voyons, César, assieds-toi... ici, à mes côtés, ajouta-t-il en lui montrant un siège... plus près encore... plus près, mon camarade.»

Falempin éprouvait une répugnance visible à obéir; toutes ces amitiés le navraient au lieu de le toucher; il y voyait une nouvelle preuve de l'affaiblissement des facultés de son maître.

«Faites pas attention, général, répliqua-t-il; je suis très-bien debout; c'est ma passion d'être debout.

--Voyons, César, ne fais pas l'enfant, dit en insistant le vieillard... Nous avons à causer ensemble; assieds-toi, je t'en prie; ne me quitte pas.»

Le vieux sergent ne put résister à cet appel: il prit un siège, comme un homme qui se résigne:

«A la bonne heure, reprit le baron en lui tendant la main, voilà ce qui s'appelle agir en bon camarade.

--Ah! général, dit Falempin, que tant d'amitié, rendait confus.

--Écoute, Falempin, ajouta le baron, je t'ai appelé mon camarade, parce que je vais te parler comme à un camarade. Depuis quelque temps, je n'ai plus ici autour de moi que des visages odieux. Partout des espions, partout des gens qui trouvent mon agonie bien longue; personne à qui me confier, personne. J'ai souvent témoigné le désir de recevoir quelques amis; on n'a pas tenu compte de ma demande. On me séquestre, on m'isole, on m'enterre vivant; je me sens gagné peu à peu par le froid de la tombe.

--Qui l'eût pensé? Vous, mon général, on vous a fait cela! mais il fallait se plaindre!

--A qui, Falempin? dit le vieillard avec une sombre douleur? ne suis-je pas une créature déchue? Que peut un homme qui ne sait ni marcher ni faire un mouvement sans avoir quelqu'un qui l'assiste? Je suis à leur merci, mon vieil ami; je suis leur victime, et je ne cherche même plus à m'en défendre. Dans les premiers temps de ma maladie, j'ai voulu résister; ils m'ont vaincu! ils ont pour eux la ruse et la violence, et moi je n'ai plus rien, plus rien que ma haine. Elle ne suffit pas.

--Pauvre général!

--Ce n'est rien encore, Falempin; je leur pardonnerais tout, s'ils m'eussent laissé du moins les caresses de mon Emma. Eh bien! cette dernière satisfaction, ils me l'ont refusée. A peine puis-je l'embrasser deux fois par jour et devant témoins. Priver un père de sa fille! quelle cruauté! voir mourir un homme à petit feu et lui enlever jusqu'à ce bonheur d'embrasser son enfant!

--Oh! les monstres! s'écria Falempin. Le diable en prendrait les armes! c'est trop fort, mon général; je vais charger ma carabine.

L'émotion du baron était à son comble; des larmes inondaient son visage, et le digne sergent avait toutes les peines du monde à contenir les siennes. Cette scène l'inquiétait doublement: il craignait qu'elle n'épuisât les forces du malade et qu'elle n'eût un contre-coup au dehors. Aussi chercha-t-il à l'abréger et fit-il un mouvement pour quitter son siège. Le général s'en aperçut, et, par un geste plus prompt que la pensée, il lui saisit le bras.

«César, dit-il, ne me quitte pas encore, je t'en conjure; je n'ai pas tout dit. Dieu m'envoie aujourd'hui un dernier éclair d'intelligence; laisse-m'en profiter. Demain il serait trop tard. Prête bien attention à mes paroles: c'est mon testament que je vais dicter, et c'est toi, mon vieux camarade, qui en seras l'exécuteur.

--Achevez, général, dit le sergent ému de cette confidence et tremblant sous le poids de la responsabilité qu'il allait encourir.

--César, poursuivit le baron, on me ruine, on me ruine à plaisir; c'est un parti pris, c'est un système arrêté. Si je vis encore longtemps, ma fille n'aura plus d'héritage. Déjà on m'a arraché de force deux signatures. Pour quel objet, ma pauvre tête n'en sait rien. L'on m'a mis un papier sous les yeux, et l'on m'a dit: Signez. J'ai refusé d'abord; mais que veux-tu que devienne une faible volonté comme la mienne devant une volonté impérieuse, absolue? J'ai cédé, j'ai signé. Hélas! j'ai signé peut-être la ruine de mon enfant. Qui le sait?

--Ah ça! mais, c'est une forêt de Bondy que cet hôtel, s'écria Falempin: général, il ne me reste plus qu'à donner ma démission de concierge. Cet air empesté ne me convient guère, entendez-vous?

--N'en fais rien, César; reste pour moi, reste pour ma fille. Rapproche ton siège, ajouta le baron en parlant à voix basse, et écoute attentivement ce qui me reste à te dire.

--Je suis tout oreilles, général.

--Depuis longtemps, reprit le baron, j'ai prévu ce qui m'arrive aujourd'hui. J'ai senti que j'étais entouré d'ennemis, et j'ai pris quelques mesures pour me défendre. Je les savais rusés, j'ai employé la ruse. Va fermer au verrou la porte de la chambre, César, afin que personne ne puisse nous surprendre. Il s'agit d'un secret important.»

En même temps, le vieillard prit un air mystérieux et sembla écouler avec inquiétude les bruits qui se faisaient dans la maison. Falempin obéit et revint se mettre aux côtés du général.

«Maintenant, reprit celui-ci, aide-moi à me lever. Jamais je ne me suis senti plus fort; cette confidence me soulage. Viens, mon brave, conduis-moi vers l'armoire qui est à la gauche de la cheminée.»

Soutenu par son concierge, le baron se dirigea vers le point qu'il avait désigné. Quand il y fut parvenu, il jeta de tous les côtés un regard inquiet et prêta une oreille attentive, comme s'il eût redouté quelques pièges; puis, rassuré par cet examen, il ouvrit l'armoire en cherchant à étouffer le bruit que faisait la serrure et des ais mal joints. Cette armoire était pratiquée dans le mur, à hauteur d'appui. Quelques vieux livres, des coquillages, des armes de luxe en garnissaient les rayons. Falempin ne savait que penser; il craignait que ce fût encore là une lubie de son général. Celui-ci, cependant, après une nouvelle pause, porta la main vers l'un des coins de l'armoire, et, faisant jouer un ressort, mit à découvert une petite cachette ménagée dans l'épaisseur de la boiserie. Le concierge suivait les mouvements de son maître avec une hésitation toujours croissante, quand celui-ci retira de ce réduit une énorme liasse de billets de banque:

«Voici, César, ce que j'ai soustrait aux mains de l'ennemi. Il y a là trois cent mille francs: quoi qu'il arrive, ma fille aura au moins cette dot. On me fera peut-être dénaturer le reste de ma fortune, mais ces trois cent mille francs lui resteront. Tu vois comment joue ce secret, César; essaye-le... Très-bien! Maintenant tu peux me remplacer: je mourrai tranquille.»

Falempin ne pouvait plus persister dans son incrédulité; les billets de banque étaient là; ils parlaient d'eux-mêmes.

«César, ajouta le baron, c'est sur ta loyauté que repose désormais l'avenir de mon enfant.

--Pour ça, général...

--Je te connais, je sais qu'on peut compter sur toi. Dès que je serai mort, tu viendras dans cette chambre, d'une façon ou d'une autre, comme tu pourras, tu ouvriras cette armoire, tu prendras ce dépôt et le remettras à ma fille. Tu me le jures?

--Diable! général, répliqua Falempin, mais c'est grave! Une somme si forte!

--Quoi, mon brave, tu me refuserais! Prends-y garde, César, ce serait avancer ma mort. J'ai compté sur toi.

--Puisque vous le prenez ainsi, général, je n'ai plus rien à dire; j'accepte, j'accepte!

--Tu le jures?

--Je le jure, puisque cela peut vous faire plaisir.

--Merci, mon ami, dit alors le baron en tendant la main à son vieux serviteur. Merci, je n'attendais pas moins de toi.» Ils en étaient là de leur entretien, quand on frappa à la porte de la chambre. Saisi d'effroi, le général rétablit dans sa cachette le précieux dépôt, ferma avec soin l'armoire et regagna son fauteuil. Falempin alla ouvrir.

C'était le valet que la baronne avait mis au service du vieillard. Il entra en grommelant, parut surpris de voir le concierge auprès de son maître, et ne manqua pas de raconter ce qu'il avait vu. Dès ce jour, Falempin devint suspect, et se vit compris dans le système de surveillance dont on entourait le vieillard.



IV

Le Complot.

Dans la journée, les tristes pressentiments du baron furent vérifiés. Rien de plus réel que la conjuration qui se tramait contre lui. Jules Granpré en était l'âme, Éléonore le bras. Son contrat de mariage n'assurait à cette femme qu'un mince douaire, et l'orgueil, la crainte de déchoir lui donnaient une énergie, une puissance d'intrigue qui allaient jusqu'à la cruauté. Après une jeunesse passée dans la gêne et le délaissement, toucher un instant à l'opulence, à la grandeur, au bruit et à l'éclat du monde, pour perdre ensuite tout cela, pour le voir s'évanouir en un seul jour et sans espoir de revanche, était une pensée à laquelle ce caractère altier ne pouvait s'accoutumer: pour conjurer cette chute, elle eût tout osé, même un crime. Son complice ne lui en demandait pas tant.

Le premier moyen qu'on mit en œuvre contre le vieillard fut ce séquestre absolu dont il se plaignait à son compagnon d'armes. Ce séquestre s'étendit jusqu'à sa fille, qu'il ne pouvait voir qu'à de certaines heures, et dans le salon commun. L'état du malade servit de prétexte à cet isolement, et l'on parvint à convaincre, sans peine la naïve Emma que sa vue causait à son père des émotions dangereuses, capables de l'achever. La pauvre enfant n'eut alors qu'un souci, celui de se contenir en présence du vieillard, triste de ce sacrifice, mais résignée à tout pour prolonger une existence qui lui était si chère. Il régnait ainsi, entre son père et elle, un malentendu ménagé avec une adresse infinie, et qui, source d'une contrainte involontaire, glaçait tout épanchement. Isolé de la sorte, le baron devenait, plus vulnérable; il restait sans défense contre la spoliation. Toute plainte était étouffée, toute révolte prévenue.

Cette tactique savante durait depuis deux ans, et déjà elle avait eu un premier résultat. Grâce à des signatures arrachées, la partie la plus disponible de la fortune du général avait passé dans les mains de sa femme ou de quelques prête-noms. Les inscriptions sur le grand-livre, les valeurs mobilières, les sommes placées chez les banquiers prirent peu à peu ce chemin; mais ce n'étaient là que des objets sans importance, une centaine de mille francs au plus. L'essentiel n'avait pu être entamé; il consistait en immeubles, en domaines ruraux, dont la transmission offrait de plus grands embarras et entraînait diverses formalités. Le génie de Jules Granpré était alors dirigé vers cette opération importante, et il avait pris, la veille, rendez-vous avec la baronne pour arrêter d'une manière définitive son plan de campagne.

Éléonore le reçut dans une pièce retirée qui débouchait sur le jardin ou plutôt sur une serre garnie de fleurs rares. C'était un lieu enchanté, où n'auraient dû éclore que des sentiments affectueux et des pensées calmes; des odeurs pénétrantes y invitaient l'âme à de molles langueurs plutôt qu'à de sombres préoccupations Aussi régnait-il une sorte de contraste entre le spectacle de ce réduit embaumé et les paroles qui s'y échangèrent. Ce fut Jules Granpré qui ouvrit l'entretien, le bras familièrement engagé dans celui de la baronne; et, tout en guidant sa marche dans un labyrinthe de feuillage et de fleurs:

«Éléonore, lui dit-il à demi-voix, j'ai vu le docteur; il faut se hâter. Le général n'a qu'une vie artificielle: c'est un miracle qu'il soit encore debout. La lampe n'a plus d'aliment; le moindre souffle doit l'éteindre.

--Vous parlez aujourd'hui comme un livre, monsieur, répliqua la baronne avec quelque sécheresse. Pour un homme d'affaires, c'est du luxe. Si je traduis bien votre pensée, nous devons nous attendre à un deuil prochain. Est-ce cela?

--Oui, madame, répliqua l'ami de la maison un peu déconcerté; et j'ajoute que rien n'est en ordre si l'événement arrive. Vous restez sans ressources, absolument sans ressources.»

C'était toucher la corde délicate: sous l'influence de ces paroles, la baronne changea subitement de ton.

«Voyons, mon ami, reprit-elle, ne nous piquons pas et cessons ces enfantillages. Il s'agit de nos intérêts communs; traitons-les d'une manière sérieuse. Et point de phrases surtout; vous savez que je ne les aime pas.

--Comme vous voudrez, Éléonore, répondit l'homme d'affaires; aussi bien est-ce un de mes torts que de sacrifier aux grâces du discours. Mais laissons cela, ajouta-t-il en tirant quelques papiers de sa poche; voici qui est plus grave. J'ai examiné avec soin l'état que vous m'avez confié, et en vérité je m'y perds. Êtes-vous sûre de n'avoir oublié aucune pièce?

--Aucune, mon ami.

--Eh bien! dans ce cas, il y a trois cent mille francs dont je n'ai pu retrouver les traces; trois cent mille francs qui faisaient partie, en 1839, de la fortune du général, et qui depuis lors ont complètement disparu. Aurait-il fait quelques fausses spéculations à cette époque?

--Impossible, il était déjà impotent et confiné dans sa chambre; je l'aurais su, dit vivement la baronne.

--On les aurait alors volés, Éléonore, ou bien détournés, reprit l'homme d'affaires; car ils n'y sont plus. C'était des rentes sur l'État; elles ont été vendues par l'entremise d'un de mes collègues que j'ai vu ce matin; le payement en a été fait en un bon sur la banque de France. Depuis lors, cette somme ne figure plus dans les comptes; tout vestige en disparaît.

--Voilà qui est singulier, en effet, mon ami, dit la baronne devenue pensive. Est-ce une soustraction? Est-ce autre chose? J'y songerai, Granpré; continuez.

--Cette circonstance explique, Éléonore, le peu de valeurs de portefeuille que nous avons trouvées. C'est fâcheux, car il faut s'attaquer aux immeubles, et une cession d'immeubles ne se fait pas sous le manteau; il y a l'acte notarié, la purge des hypothèques. C'est une lessive faite en public: il est impossible qu'elle ne cause pas un peu de scandale.

--Je vous croyais au-dessus de ces préjugés, dit ironiquement la baronne; est-ce que le cœur vous manquerait, Granpré?

--Allons donc! reprit l'homme d'affaires avec un geste d'une souveraine impudence. Seulement, Éléonore, j'ai voulu tout vous dire. Nous allons donc battre en brèche les immeubles. Le baron en a deux, sans compter cet hôtel: Champfleury, qui vaut neuf cent mille francs; Petit-Vaux, qu'on ne peut pas estimer à moins de douze cent mille francs. Ce sont ces deux sommes qu'il faut faire passer sur votre tête. L'affaire est bien comprise, n'est-ce pas?

--Achevez, mon ami, dit la baronne, en proie à une agitation qu'elle déguisait mal.

--Un testament olographe, poursuivit Jules Granpré, inutile d'y songer! Le vieillard s'y refuserait, et d'ailleurs nous n'attendrions que la moitié de sa fortune.»

La baronne fit un geste d'assentiment.

«Il ne reste plus dès lors, poursuivit l'homme d'affaires, qu'à vendre ou à hypothéquer les propriétés. J'en ai déjà trouvé le prétexte. Il faut vous dire, Éléonore, que nous créons ces jours-ci une compagnie au capital de trois cent millions pour un chemin de fer en Espagne. Le gouvernement français nous accorde son appui; cela se traitera d'une façon, officielle et diplomatique. Je mets le baron à la tête de cette entreprise; il a un nom qui sonne bien, il est pair de France, il passe pour l'un des grands capitalistes du royaume, c'est une excellente enseigne pour notre spéculation: que vous en semble?

--Soit; mais, où voulez-vous en venir, Granpré? répondit la baronne. Votre audace me cause des vertiges.

--C'est bien simple, reprit l'homme d'argent; nous inscrivons le général pour quatre mille actions. Ne vous épouvantez pas, baronne; cette signature n'engage à rien. C'est le grain que l'on jette afin de faire arriver les oisillons. Seulement on peut dire dans le public: Le pair Dalincour vend ses terres pour doter la Péninsule d'une magnifique voie de communication. Cette idée se répand, donne une couleur honorable à notre opération; à l'abri de ces bruits nous liquidons notre fortune territoriale. Champfleury, Petit-Vaux sautent le pas, et par-dessus le marché l'Espagne nous comble de bénédictions.»

Quoique le cynisme avec lequel Granpré déroulait son plan de campagne éveillât quelque répugnance dans l'esprit de la baronne, il s'agissait pour elle d'un intérêt si majeur, qu'elle n'éprouva pas le moindre scrupule au sujet des moyens. Personne n'avait un caractère plus résolu qu'Éléonore, et depuis longtemps sa détermination était arrêtée: il s'agissait de dépouiller le général et de rester maîtresse d'une fortune dont elle avait pris l'habitude de disposer. Jusqu'à un certain point, cette poursuite lui semblait légitime: en donnant sa main à un vieillard, elle pensait avoir acquis le privilège de tout oser contre lui, comme il devait désormais tout craindre d'elle. Le pacte lui semblait renfermer cette restriction, qu'elle n'échangeait sa beauté que contre la richesse, et qu'au premier obstacle elle pouvait passer outre et se payer de ses mains.

C'était à l'aide de pareils raisonnements qu'elle faisait taire sa conscience et marchait le front découvert à la réalisation de ses desseins. Elle ne vit dès lors, dans le plan de son complice que ce fait décisif, l'aliénation des propriétés de famille; deux millions à recueillir; la prime était belle!

«Granpré, dit-elle, ne perdons pas de temps; plus lard, nous reviendrons sur vos combinaisons industrielles. Je vous abandonne les bénédictions de l'Espagne: vendons Champfleury et Petit-Vaux, voilà l'essentiel. Que faut-il faire pour cela?»

Ce ton bref, presque impératif, domina l'homme d'affaires; il renonça à la phrase, et désignant l'un des papiers qu'il tenait dans les mains:

«Faire signer ce pouvoir, dit-il.

--Que stipule-t-il? poursuivit la baronne.

--Faculté de vendre, reprit Granpré, d'aliéner, de désemparer en tout ou partie les deux domaines de Petit-Vaux et de Champfleury; faculté de les hypothéquer jusqu'à concurrence de leur entière valeur, si ce moyen offre plus d'avantages; faculté d'en recevoir le prix et d'en donner quittance, soit que l'on aliène, soit que l'on ait recours à un emprunt; le tout, ma belle, en termes parfaitement précis, fort explicites, et à l'abri de toute contestation. C'est minuté de main de maître: j'y ai passé.

--C'est bien, Granpré; et qu'y manque-t-il encore? ajouta Éléonore.

--Une bagatelle, répondit l'homme d'affaires; l'approuvé et la signature du général; rien que cela.

--Donnez-moi cette pièce, dit la baronne en la lui prenant des mains, et attendez-moi.»

Elle sortit d'un air décidé, et deux minutes après elle entrait dans la chambre de son mari: le valet de garde était auprès de lui et l'aidait à faire quelques pas sur le tapis qui garnissait la pièce.

«Pierre, dit la baronne au domestique avec un geste hautain, laissez-nous seuls.»

Le valet, après avoir replacé le vieillard dans son fauteuil, s'empressa d'obéir. Il avait d'ailleurs suffi de la présence de la baronne pour enlever au malade une partie de ses forces. À l'aspect du papier qu'elle agitait dans ses mains, une terreur soudaine s'était emparée de lui. Cet homme, qui pendant vingt ans de sa vie avait affronté la mort sur les champs de bataille, en était désormais réduit à trembler devant une femme. Éléonore le maîtrisait; il l'abhorrait profondément, mais il la craignait. Ce papier menaçant lui rappelait des scènes où elle avait toujours brisé sa résistance et triomphé de ses refus. C'était une nouvelle lutte qui s'annonçait, et le vieillard se sentait incapable d'y suffire. Une agitation nerveuse parcourait ses membres; le sceau de la mort semblait empreint sur son visage. Au lieu d'y trouver un motif pour user de ménagements, Éléonore n'en alla que plus directement au but: elle voulut profiter de l'impression que son entrée avait produite:

«Signez ceci, dit-elle en montrant la pièce qu'elle tenait. Le vieillard la regardait fixement, d'un œil hagard, presque hébété. Elle prit une plume, la trempa dans l'écritoire, et, assujettissant le papier sur une table placée à la portée du malade:

--Signez! répéta-t-elle avec un accent presque brutal. Signez, vous dis-je; il le faut.»

Au lieu d'obéir, le général cherchait à éloigner le fatal.

«Non! non!» disait-il sourdement.

Elle lui prit la main, et, la serrant avec une sorte de violence:

«Signez donc!» s'écria-t-elle irritée.

Un cri plaintif échappa au vieillard. Il se dégagea de cette étreinte.

«Oh! madame, dit-il, vous m'avez fait mal!»

Cette scène menaçait de se prolonger, et eût amené de nouveaux sévices, quand une inspiration diabolique vint au secours de la baronne. Elle se souvint de la circonstance singulière que Granpré lui avait révélée, de ces trois cent mille francs subitement disparus, et elle imagina de s'en faire une arme contre les refus du général, en même temps qu'elle éclaircirait des doutes qui la préoccupaient.

«Vous ne voulez donc pas signer? dit-elle en revenant à la charge.

--Non! non! c'est assez! répondit le malade avec un accent plus résolu.

--Eh bien! poursuivit la mégère, je sais que vous cachez ici de l'argent; je vais faire fouiller cette chambre et tous l'enlever.»

Ces paroles suffirent pour amener une révolution complète dans l'attitude de la victime; toute son énergie tomba et fit place à une consternation profonde.

«Grâce! grâce! s'écria-t-il en joignant les mains comme eût pu le faire un enfant.

--Alors, vous allez signer, dit la baronne en lui mettant de nouveau le papier sous les yeux.

--Oui, je signerai, mais plus tard, répliqua-t-il d'une voix suppliante. Plus tard!... Plus tard!

--Sur-le-champ, dit-elle. C'est y mettre bien des façons.»

Et elle lui prit de nouveau la main. Cette fois, le vieillard obéit machinalement. La crainte l'avait anéanti. Éléonore le guida, et il parvint à tracer tant bien que mal les caractères qui devaient être l'instrument de sa ruine. La pensée dont il était obsédé recevait son exécution; il dépouillait sa fille.

«Enfin! s'écria la baronne quand la pièce fut en état; voilà un souci de moins. Plus tard, nous aviserons au reste.»

Le général, épuisé par l'effort qu'il venait de faire, tomba dans un évanouissement profond. Cette crise pouvait être la dernière; Éléonore sonna vivement, et envoya chercher son complice.

--Granpré, lui dit-elle, en lui remettant le prix du combat, voici le pouvoir; rien n'y manque, agissez maintenant. Mais la secousse a été rude, ajouta-t-elle en lui montrant le baron évanoui. Envoyez-moi le docteur.

--Diable! diable! vous avez raison, s'écria l'homme d'affaires en courant vers son cabriolet; il ne faut pas qu'il meure encore; ce serait trop désobligeant. Dans quelques mois, à la bonne heure!»



V

Emma et Paul

Dans cette atmosphère d'intrigue vivait un ange de beauté et de grâce: c'était Emma. Sa double origine se retrouvait en elle: Allemande par le cœur, Française par l'esprit, elle offrait la réunion de ce qu'il y a de plus délicat et de plus vif chez les femmes, la candeur près de la gaieté, et une certaine pétulance tempérée par des accès de mélancolie. Ses traits étaient aussi purs que son âme. De beaux cheveux cendrés entouraient un front d'une blancheur lumineuse; ses veux bleus avaient une transparence mal voilée par de longs cils noirs, et cette coupe exquise où se reconnaissent les vierges d'Albert Durer; l'incarnat des lèvres faisait mieux ressortir l'émail des dents, la souplesse des mouvements ajoutait un charme de plus à l'harmonie des proportions.

Emma n'habitait Paris que depuis quelques années; c'était une fille élevée aux champs, une enfant de la nature. Née dans le château de Champfleury, sur les bords enchantés de la Meuse, elle y avait grandi au milieu d'un paysage souriant comme elle, avec l'herbe des prés pour tapis, et les Vosges pour horizon. C'est à Champfleury que sa mère avait vécu et qu'elle était morte; son dernier vœu fut de laisser son enfant aussi longtemps que possible près de son tombeau. Retenu à Paris par ses devoirs de pair, le général n'avait pu surveiller lui-même cette première éducation; heureusement la mourante y avait pourvu. Un digne Allemand, nommé Muller, ami de sa famille, se trouvait à Champfleury au moment où elle expira. Elle lui fit promettre de rester auprès de sa fille et de lui servir à la fois de guide et de tuteur. Le baron respecta ce désir; Muller se fit un devoir d'y accéder, et dès ce moment il se fixa à Champfleury.

Le brave homme était professeur de musique, ce qui n'aurait pas suffi si, en sa qualité d'élève de l'université de Halle, il n'eût possédé en outre des connaissances fort étendues. Les sciences naturelles, les études historiques lui étaient familières; au savoir allemand il unissait une simplicité, une clarté qui rendaient tout accessible aux plus faibles intelligences. Il n'avait emporté de son pays que la bonhomie et l'érudition dégagée de ses nuages: âme droite, d'ailleurs, esprit vif, pénétrant, plein de finesse, tel était Muller.

Avec cette enfant, il eut toute la candeur, toute la naïveté d'un enfant. Loin d'envisager sa tâche comme un précepteur ordinaire qui fait retomber sur son élève le joug dont il supporte impatiemment le poids et commande avec aigreur parce qu'il sert avec répugnance, Muller s'identifia avec la charmante créature dont il avait à diriger les mouvements; il ne fut pas ennuyeux, parce qu'il n'était pas ennuyé; il prit un goût infini à voir se développer sous sa main, s'épanouir à la vie et au monde une âme aussi parfaite dans un corps aussi beau. Jamais étude ne le captiva autant que celle-là, et ne fit naître en lui une joie plus constante et plus pure.

Muller avait un système d'éducation qui ne ressemblait en rien aux méthodes ordinaires; il aimait peu les livres et encore moins le sombre aspect d'une salle de travail. Avant tout il voulait que l'étude parût légère à l'enfant, et pour cela il écartait avec soin ce qui pouvait lui en inspirer le dégoût. Lui-même se fût senti mal à l'aise sous les habits du pédagogue; il savait à quel point la routine détruit l'initiative personnelle, et combien l'esprit est absent des choses qui ne demandent qu'une attention machinale. Il voulait donc que son enseignement fût imprévu, spontané, qu'il résultât du contact de cette intelligence enfantine avec des objets nouveaux, des impressions nouvelles. Rien ne lui parut plus propre à amener ce résultat que le spectacle de la nature et des œuvres de Dieu. Ce fut dans les champs, dans les prés, dans les bois, dans ce vaste salon d'étude ouvert à l'homme, qu'il commença l'éducation de son élève, étudiant chaque jour son terrain et ne le quittant pas sans en avoir tiré quelques éléments de ce cours, professé en présence des merveilles de la création.

Pour l'histoire naturelle, aucun théâtre ne pouvait être plus riche ni plus concluant; partout le fait venait se placer à côté de la démonstration. Lorsque Emma, en courant dans les prés ou sous les ombrages de la forêt, rapportait à son précepteur une fleur, une plante, une tige d'arbuste, à l'instant celui-ci lui expliquait ce qu'était ce végétal, lui en disait le nom, la famille, les propriétés, en ayant soin d'apporter à ces détails une justesse, un soin méthodique qui ne devaient jamais laisser naître dans l'esprit de l'enfant ni le moindre trouble ni la moindre erreur. C'était tantôt un bouton d'or, tantôt un aster aux fleurs radiées, une anémone des bois ou une perce-neige, des saxifrages ou de petites bruyères roses. D'autres fois, il passait aux arbustes, puis aux arbres, ensuite aux oiseaux qui traversaient le bois en montrant leurs ailes diaprées, aux animaux que l'on voyait dans le lointain, et de là à ceux qui peuplent d'autres climats et vivent sous un autre ciel. Après les sciences naturelles venaient l'histoire et la géographie, qui fournissaient la matière de nouveaux détails, de nouveaux entretiens. Ainsi, le maître et l'élève échangeaient constamment leurs pensées à propos de toutes choses, Muller se tenant toujours au niveau de l'enfant et ne s'élevant dans la sphère des connaissances qu'au fur et à mesure qu'elle s'élevait.

C'est sous cette influence à la fois saine et forte que grandit Emma. Les raffinements, les jalousies du monde ne souillèrent pas ses oreilles; elle ne connut ni des confidences du pensionnat, ni les pensées qui naissent des entretiens de salon, même les plus réservés et les plus contenus. Aucune des délicatesses de son âme ne fut troublée, aucun soupçon d'alliage ne se mêla aux trésors que renfermait son cœur. Muller n'était rien moins qu'un petit maître; c'était un homme d'un âge mûr, d'un extérieur assez vulgaire; mais sous cette écorce se cachaient une bonté d'ange, une philosophie rare, une grâce exquise de sentiment. Rien de plus chaste que ses idées, de plus choisi que les termes dont il les révélait. Jamais un mot brutal, jamais une expression blessante; quelquefois même un langage coloré et de douces paroles à l'adresse de son élève:

«Mon beau lis de la Meuse, disait-il, je suis content de vous aujourd'hui; voilà une sonate bien exécutée.»

Aucun nuage ne passa donc sur cette enfance fortunée: cependant un souvenir assez vif s'y rattachait; Emma avait onze ans quand un neveu du général, qui en avait dix-huit, vint passer une partie de l'automne à Champfleury. On le nommait Paul Vernon; né de parents pauvres, il devait tout à la générosité de son oncle, et attendait tout de lui. C'était un garçon bien pris, doté de la physionomie la plus heureuse, fier de ses moustaches naissantes et enchanté de faire ses premières armes contre les perdrix des Vosges. Toute la journée en plaine ou dans les forêts, il revenait le soir, hâlé par le soleil et noir de poudre. Du plus loin qu'Emma l'apercevait, elle courait vers lui avec la grâce et la légèreté d'une biche, et s'emparait de son carnier, qu'elle arrangeait gravement sur son épaule. Personne qu'elle ne le débarrassai! de ses guêtres de chasse, ne veillait à la réparation de ses vêtements, endommagés par les broussailles. Elle entendait faire à son cousin les honneurs du château, veillait à ce qu'il ne manquât de rien, et lui prodiguait les attentions les plus délicates. Plus d'une fois, à la vue de ces scènes naïves, le général et Muller échangèrent un regard d'intelligence.

A diverses reprises, Paul reparut à Champfleury. Toutes les fois que ses études lui laissaient quelques semaines de répit, on était sûr de le voir accourir. Emma s'habitua à sa présence, et y trouva du charme. Chaque année, le jeune homme prenait un air plus mâle; sa taille se développait: son œil, à la fois fier et doux, avait une expression charmante; ses traits étaient nobles et réguliers; ses cheveux noirs avaient la souplesse et les reflets de la soie: c'était, en somme, un fort beau cavalier. Emma n'y voyait qu'un aimable cousin, se prêtant à ses jeux avec la meilleure grâce du monde, et donnant en toute occasion les preuves d'un excellent caractère.

Elle avait treize ans quand ces visites cessèrent d'une manière assez brusque; le souvenir qui lui en était resté ne pouvait donc altérer en rien ni la tranquillité de son cœur ni la sérénité de ses pensées. Cependant, Champfleury lui parut moins riant dès que son cousin n'en fit plus le théâtre de ses grandes chasses.

Ce qui avait causé ce changement dans les habitudes du château, c'était le mariage du général. La nouvelle baronne voulait écarter peu à peu les intimités antérieures, s'emparer de son mari, et le soustraire à toutes les influences, de manière à régner sur lui sans obstacle comme sans partage. Paul fut sacrifié à cette pensée; on l'éloigna. Quant à Emma, quelque haine que la marâtre nourrît contre elle, il fallait se résigner à subir sa présence. Mais la baronne eut bien vite pénétré le caractère de cette enfant, et compris qu'elle ne serait jamais pour elle un embarras sérieux. Elle régla sa conduite là-dessus. Quoique réservée, elle ne cessa pas d'être un instant bienveillante. Emma s'était habituée sans peine au caractère froid, aux airs empruntés de la nouvelle baronne; elle y répondit par une déférence et une douceur qui eussent touché une âme moins endurcie.

Cependant, en éloignant son neveu, le général ne l'avait point abandonné; ses bienfaits l'accompagnaient partout. Paul était alors à Paris, où il suivait le cours de la faculté de droit, mêlant les plaisirs aux travaux et quittant plus d'une fois le Digeste pour la Grande-Chaumière. Il oubliait ainsi Champfleury et ses longues battues dans les halliers et dans les plaines. Quand le moment des examens fut arrivé, il prit ses grades, et sans beaucoup de peine passa avocat. C'était le dernier terme d'une éducation libérale; il ne restait plus qu'à entrer résolument dans la plus épineuse et la plus précaire des professions. Paul l'essaya; mais les obstacles furent plus forts que son courage. Il manqua de persévérance, d'opiniâtreté pour traverser les rudes abords du barreau; il s'abandonna au découragement dès la première heure. A la vérité, il se sentait entraîné ailleurs. Près de lui, il voyait quelques amis, quelques condisciples se jeter avec une sorte de bonheur dans la carrière des lettres: on imprimait leurs œuvres, et la publicité s'emparait de leurs noms. Ce spectacle le fascina, il se crut destiné aux gloires de l'écrivain. Hélas! une suite de mécomptes l'attendait dès le début; il comptait sur la renommée, et il ne put pas même s'élever aux honneurs de l'impression. Paul composa chef-d'œuvre sur chef-d'œuvre; il aborda tous les genres avec un égal succès; mais ces travaux, qui devaient le couronner de l'auréole littéraire, le porter au Capitole de la célébrité, eurent la plus triste et la plus cruelle des chances; ils restèrent ensevelis dans son portefeuille.

Le jeune homme touchait à cette heure fatale des illusions perdues, quand toute la famille du baron vint habiter Paris. Emma y parut pour la première fois; elle avait seize ans, un éclat et une beauté rares. La nouvelle baronne voulut recevoir, et il fallut lever l'interdit qu'on avait mis sur les membres de la famille. Paul accourut dans les salons de son oncle, et sa surprise fut extrême quand il vit cette petite fille qu'il avait laissée à Champfleury, grandie presque à vue d'œil, et changée en une fort belle personne. Il y eut chez lui plus de surprise que d'émotion, tandis que chez Emma il y eut plus d'émotion que de surprise. Depuis ce temps, Paul Vernon fit d'assez fréquentes apparitions dans l'hôtel du faubourg du Roule. Éléonore s'habitua à sa présence; elle alla même jusqu'à y prendre goût au point d'exciter la jalousie de Jules Granpré. Quant au jeune homme, il s'agissait pour lui de prendre un parti. Le barreau ne lui avait pas souri, les lettres l'avaient repoussé; il fallait choisir ailleurs une occupation et une carrière. Le général n'avait pas encore éprouvé la secousse qui devait altérer ses facultés; Paul dut le consulter. Malheureusement, le vieux soldat n'avait aucune expérience à ce sujet; ses souvenirs se rattachaient tous à sa carrière militaire; hors de là, il ne voyait rien qui fût digne d'attention. La baronne se montra de meilleur conseil: elle promit au jeune homme de s'occuper de lui, et, en effet, elle s'y employa d'une manière active. En sa qualité d'homme d'affaires, Jules Granpré avait besoin d'un aide: elle lui imposa Paul Vernon, en fixant elle-même les émoluments attachés à l'emploi. Depuis six mois, le jeune homme était entré en exercice, et Granpré assurait qu'il montrait de grandes dispositions.

Paul Vernon voyait donc arriver ce moment délicat de la vie d'où l'avenir dépend; il avait à choisir entre la bonne et la mauvaise voie. Les traditions de sa famille, les inspirations de sa jeunesse, les appels du cœur, les instincts de l'esprit, tout le portait vers le bien, tout lui conseillait de prendre une carrière dont il n'eût jamais à rougir, qui ne l'exposât point à des tentations trop vives, à des capitulations où l'honneur serait en jeu. Il y avait d'ailleurs en lui toute l'intelligence nécessaire pour réussir, quelle que fût la direction qu'il prît; seulement, il fallait se résigner à attendre la fortune au lieu de vouloir l'enlever d'assaut. Jamais meilleure nature n'allait être aux prises avec les obsessions d'un mauvais génie ni lutter avec plus d'honnêteté instinctive contre les séductions du monde financier.

On va voir comment il se tira de ce combat difficile. En attendant, il est chez Jules Granpré, où il copie de sa main et commente avec attention les plans et devis du chemin de fer qui doit attirer sur ses fondateurs les bénédictions de la Péninsule.



VI

La compagnie péninsulaire.

Assemblée des fondateurs.

Quelques jours s'étaient écoulés depuis les scènes dont l'hôtel du faubourg du Roule avait été le théâtre, quand Jules Granpré réunit chez lui une douzaine de personnages appartenant à la grande ou à la petite finance, visages bien connus dans le circuit de la corbeille de la Bourse ou sur les marches du café de Paris. Sur leurs physionomies respirait un même sentiment, celui de l'impassibilité, masque habituel et nécessaire des hommes qui se plaisent aux chances aléatoires. Il n'y avait là que des vétérans, aguerris aux hasards du jeu, calmes dans la défaite comme dans le triomphe, et, ne voyant dans le laurier du combat qu'un topique pour le pansement de leurs blessures.

Au milieu d'eux, se trouvait un homme qui, évidemment, n'appartenait pas à la même famille. Il s'était emparé du poste d'honneur et adossé à la cheminée; l'air conquérant, l'œil superbe, la main engagée dans les boutons de son habit, il laissait tomber de loin en loin sur l'assemblée attentive quelques paroles de protection. C'était le grand Vincent, le célèbre Vincent, qui, l'un des premiers en Europe, avait deviné la puissance de l'intérêt matériel. De là cette déférence dont on l'entourait, cet hommage silencieux de la part de ces représentants de la haute et petite finance. Il faut le dire, Vincent avait une qualité assez rare dans le monde des spéculateurs: il se prenait au sérieux. On pouvait croire en lui, mais jamais autant qu'il y croyait lui-même. Il avait exécuté en Belgique et en Allemagne quelques travaux qui n'étaient pas sans mérite: ces titres lui causaient des vertiges. Il s'étonnait que les populations ne lui eussent pas élevé de statues, que l'on ne frappât point de médailles en son honneur, que vingt nations, jalouses d'être matériellement gouvernées, ne se jetassent pas à ses genoux pour qu'il daignât se charger de leurs affaires.

Rien de plus exalté que le grand Vincent quand on le plaçait sur son terrain favori: il ne se possédait plus et s'enivrait de ses plans d'intérêt matériel comme le soldat s'enivre de l'odeur de la poudre. L'idée d'un chemin de fer le mettait hors de lui; il lui semblait que la destination de l'homme, parfaitement indiquée par la nature, était de faire quatre-vingts kilomètres à l'heure, et que tout ce qui reste en deçà de ce chiffre est autant d'enlevé aux vues du Créateur. Quand on lui parlait des besoins de l'âme et du monde moral, il répondait que rien n'est plus moral que ce qui est matériel. Cet argument lui paraissait sans réplique: tant pis pour ceux qui le trouvaient insuffisant.

Voilà par quelles perspectives le célèbre Vincent s'était rendu populaire dans le monde de la finance et de la Bourse. D'ailleurs, il n'était pas seulement un homme à doctrines matériellement avancées, il descendait souvent sur le terrain de la pratique. Jaloux de couvrir le globe de voies de fer, il ne dédaignait pas d'y mettre la main; et c'est lui qui avait songé à doter l'Espagne d'une grande ligne de communication qui devait la partager dans toute sa longueur. Il s'agissait d'arrêter les combinaisons financières de l'entreprise. C'est Granpré qui avait préparé le travail: l'agent de change se plaça devant une table chargée de papiers, et au bout de laquelle figurait Paul Vernon en qualité de secrétaire; il demanda la parole et commença son exposé. Comme il s'agissait de petits détails d'affaires, le prodigieux Vincent affecta de se tenir à l'écart, réservant sa force pour des combats plus dignes de lui.

«Messieurs, dit Jules Granpré, nous sommes ici en petit comité, en famille; je ne ferai donc pas de phrases; je ne vous parlerai pas du besoin qui se fait généralement sentir dans la Péninsule d'un chemin de fer, construit d'après un nouveau système; je ne vous entretiendrai pas de la reconnaissance des populations.

--Gardez cela pour vos actionnaires,» s'écria un fondateur bel esprit en interrompant l'orateur.

Tous les assistants acceptèrent cette saillie; Vincent seul ne put contenir un mouvement d'irritation. Le grand homme prenait tout au sérieux, même les bénédictions de l'Espagne.

Granpré continua:

«. Nous allons donc fonder, messieurs, la Compagnie péninsulaire, qui doit enrichir la belle Ibérie d'un chemin de fer continu. Que faut-il pour cela? Déclarer simplement qu'elle est constituée au capital de trois cent millions, formé par six cent mille actions de cinq cents francs l'une. C'est simple comme bonjour; il ne reste plus qu'à passer à la caisse.

--Un instant! un instant, dit un fondateur difficile: voilà bien la combinaison; mais où sont les éléments de succès?

--Former une compagnie ne suffit pas, reprit un deuxième fondateur plus exigeant encore; il faut la rendre viable!

--Bah! bah! s'écria un fondateur enthousiaste, où est la compagnie qui ne marche pas? Elles vont toutes sur des roulettes.

Ces propos, qui se croisaient, firent naître sur-le-champ une conversation confuse; Granpré eut peur qu'elle ne dégénérât en dissentiments; il s'empressa de dominer le bruit et donnant à sa voix tout l'éclat dont elle était susceptible:

--Messieurs, dit-il, vous m'affligez: on dirait, vraiment que c'est la première fois que vous instituez une compagnie. Comment! vous voici douze, avec chacun trois clients au moins, en tout cinquante, et à cinquante vous ne sauriez pas donner le coup de fouet à une entreprise? Vous m'affligez, je vous le répète. Cinquante intéressés! mais c'est dix fois plus qu'il n'en faut pour lancer le chemin de fer le plus invraisemblable! Que demain ces cinquante amis paraissent à la Bourse et s'y disposent par petits pelotons; qu'ils demandent à grands cris, sur tous les tons, à tout venant, des actions de la Compagnie péninsulaire, et vous verrez quelle hausse s'établira là-dessus. Il me semble que j'y assiste; nous sommes débordés, envahis, nous allons aux nues. On veut des actions à tout prix, on fait émeute pour en avoir. Vous, cependant, vous restez calmes. Des actions, il n'y en a pas; du moins d'une manière définitive. On vous presse, et vous offrez alors des promesses d'actions à cent francs de prime. On insiste, on veut mieux qu'une éventualité; vous vous en défendez, on revient à la charge, et après bien des combats vous cédez, à raison de trois cents francs de prime, l'action pure et simple. Le cours s'établit, et votre chemin de fer prend son essor.

--Bravo, Granpré, s'écria le fondateur enthousiaste qui remplissait à merveille l'office de claqueur.

--A la bonne heure, dit en insistant le fondateur difficile, voilà pour le jeu des actions; mais il faut voir l'affaire en elle-même. De quelle façon espérez-vous la conduire?

--J'aurai réponse à tout, reprit Granpré; seulement je demande à procéder avec méthode. La compagnie est donc constituée; le chemin existe à la Bourse de Paris; il y est visible tous les jours d'une heure à trois. Peut-être vaudrait-il mieux s'en tenir là et abandonner le reste à la Providence. Beaucoup de chemins font plus de bruit à l'état fabuleux qu'à l'état réel, et il en est une foule sur lesquels on voit rouler plus d'actions que de locomotives. Prolonger cette situation, tenir une ligne de fer dans les nuages, dans les sphères de l'idéal, est une combinaison qui n'a point encore été essayée et qui ne manquerait pas d'un certain à-propos. C'est à y réfléchir.

--Au fait, Granpré a raison, dit le fondateur enthousiaste, la Bourse est capricieuse, elle aime l'imprévu.

--Cependant j'écarte ce moyen, poursuivit l'homme d'affaires; notre chemin est possible, il faut l'avouer, dût cet aveu lui faire du tort. Maintenant nous voici placés dans l'alternative ou d'obtenir la concession à des clauses raisonnables ou de renoncer à l'entreprise. Pour arriver au premier de ces résultats, il nous faut des patrons en France et en Angleterre, afin que les deux gouvernements agissent sur l'Espagne par voie diplomatique. Que chacun de nous songe donc à rallier autour de la Compagnie péninsulaire des hommes importants, des influences décisives qui puissent en assurer le succès. Dès aujourd'hui, je mets au service de l'affaire le pair de France et baron Dalincour, lieutenant général des armées du roi et commandeur de la Légion d'honneur. Il souscrit pour quatre mille actions, et livre son nom à tous les prospectus qui paraîtront nécessaires.

--Un pair de France, dit le fondateur difficile sur un ton éminemment suffisant; j'en offre deux.

--Et moi trois, reprit l'autre fondateur, qui paraissait s'être fait une loi de surenchérir.

--Total six pairs, dit Granpré sans se déconcerter; assez de pairs comme cela. La souscription est close, quant aux pairs de France. Il s'agit maintenant d'obtenir un même nombre de députés. En général, messieurs, le député exige d'être manié avec adresse; il s'effarouche aisément. Ce n'est pas tout: il y a député et député; il y a le député qui compte et le député qui ne compte pas, le député actif et le député indolent, le député retors et le député qu'on joue sous jambe, le député dont la voix est inféodée à tous les cabinets et le député qui ne se livre jamais qu'à demi, le député sur la limite. Voilà des nuances que je vous recommande: en fait de patrons, ce n'est pas toujours le nombre qui importe, c'est la qualité. Choisissons les nôtres. Que désirons-nous, après tout? le bien de la Péninsule: un pareil but peut s'avouer, et les hommes publics sont faits pour le comprendre.

--A la bonne heure! dit le grand Vincent; prouvons qu'il n'y a rien de plus moral que ce qui est matériel.

--C'est cela! s'écria le fondateur difficile, et nous concourrons l'an prochain au prix de vertu.

--Assez d'attendrissement, reprit Granpré. Nous voici pourvus de pairs et de députés; c'est un grand pas de fait; on peut passer outre. Il a été versé dans nos caisses le dixième du montant des actions: trente millions sur trois cents. C'est bien; l'affaire a une garantie. Armés de toutes pièces, nous poursuivons la concession; nous la poursuivons pendant trois mois, six mois, dix mois; le temps travaille pour nous; il est notre auxiliaire, comme vous le verrez tout à l'heure. Maintenant, mettons les choses au pire; prévoyons tout, même un échec. La concession nous échappe; il faut renoncer à l'entreprise; il faut rendre l'argent, ajouta l'orateur avec un accent douloureux.

--Jamais, s'écria le fondateur enthousiaste qu'emportait un élan involontaire; jamais! J'en rappelle.

--Oui, mon ami; oui, messieurs, il est bon de se préparer d'avance à cette idée; on rendra l'argent sans retenue, sans décompte. Ne froncez pas le sourcil; il le fallait!!! Seulement, les trente millions auront été placés en compte courant à 4% l'an. Mettez qu'il ne se soit écoulé que neuf mois entre le versement et la restitution, voilà neuf cent mille francs d'intérêt au plus petit pied. Nous sommes douze ici; c'est soixante et quinze mille francs pour chacun de nous, sans compter les primes glanées çà et là sur les promesses d'actions et sur toutes les agréables chimères que l'on nomme actions provisoires, éventuelles et fantastiques. Nous sommes spoliés, messieurs, indignement spoliés; mais il nous reste, du moins notre propre estime et une petite fiche de consolation.

A peine Granpré eut-il achevé cet exposé de l'affaire, qu'un long murmure d'approbation s'éleva dans l'assemblée. A l'unanimité on rendit justice au mérite de ses combinaisons et à la sagacité dont il avait fait preuve en les développant. Ses conclusions furent adoptées, et séance tenante on arrêta toutes les bases de l'entreprise. Quand ce travail eut reçu la dernière main, les fondateurs prirent congé et Vincent se retira comblé de nouveaux hommages.

Le grand homme demeurait plus que jamais convaincu de la beauté de ses théories; il persistait à croire qu'il n'y a de vraiment moral que ce qui est matériel et que rien ne vaut un bon potage pour disposer le cœur de l'homme à la vertu.



VII

Les trois entretiens.

Les fondateurs de la Compagnie péninsulaire n'étaient pas gens à la laisser péricliter entre leurs mains; ils connaissaient le prix du temps; ils se mirent sur-le-champ à l'œuvre. Dans le cercle de leur clientèle, il ne fut plus question désormais que d'un chemin de fer destiné à faire révolution dans la science, en même temps qu'il transformerait l'Espagne et la mettrait en position de payer ses dettes arriérées.

Bientôt le feu se mit aux poudres; quand la Bourse adopte une entreprise, ce n'est point à demi. La Compagnie péninsulaire eut la vogue; elle occupa le premier rang parmi les spéculations industrielles. Le grand propriétaire y apportait ses fonds de réserve, l'humble capitaliste ses épargnes; il y avait engouement comme aux beaux jours de la rue Quincampoix.

Cette fièvre était dans sa plus ardente période quand Jules Granpré se retrouva avec la baronne dans la salle de verdure, destinée aux visites confidentielles. L'homme d'affaires avait le visage rayonnant et des airs de conquête plus caractérisés que de coutume. Il marchait sur la pointe des pieds comme un mortel heureux de vivre et enchanté de lui-même.

--Eh bien, Éléonore, dit-il en lui prenant vivement les deux mains, nous allons aux nues. Un Golconde, ma chère, ou plutôt un Pérou! La compagnie bat monnaie à notre profit.

--Il y a donc du nouveau depuis hier, répondit la baronne. C'est comme chez Nicolet, à ce qu'il semble.

--Du nouveau, mon amie, répliqua Granpré; il nous déborde, le nouveau: la marée ne monte pas plus vite. Cinq francs par heure, à vue d'œil, voilà notre mouvement de hausse. Il faut que j'y mette ordre; autrement on irait trop loin, on n'y procéderait pas avec assez de ménagement.

--Bah! le succès vous fait peur, Granpré; vous craignez le vertige, dit la baronne.

--Jugez donc, reprit l'homme d'affaires. Cent vingt-cinq francs de prime. Il faut qu'ils aient le diable au corps, les malheureux.

--Je le crains, dit la baronne en riant.

--Et votre mari, Éléonore, qui gagne cinq cent mille francs sur ses quatre mille actions; voilà déjà une somme.

--Il faut la réaliser, Granpré; votre Bourse m'effraye, dit la baronne pensive.

--Réaliser! s'écria l'homme d'affaires avec l'âpreté du joueur; réaliser à cent vingt-cinq francs de prime! On nous montrerait du doigt, ma chère!

--Tenez, Granpré, dit la baronne d'un air sérieux, j'ai aujourd'hui des idées noires. Le général est au plus bas et je voudrais voir clair dans ses affaires.

--Eh bien, ma chère, répliqua l'ami de la maison, attendons encore deux semaines. Dans deux semaines nous serons à trois cents francs, et peut-être plus haut. Loin de retarder le mouvement, je vais l'accélérer. A trois cents francs, nous vendrons: ce sera douze cent, mille francs de différence, bien et dûment acquis. La compagnie deviendra ensuite ce qu'elle pourra.

--A la bonne heure! dit la baronne; vous connaissez votre terrain; agissez à votre guise. Seulement, pêchez plutôt par excès de prudence, mon ami; il vaut mieux ne pas épuiser le succès que de se laisser surprendre par la défaveur. Mais j'y pense, ajouta-t-elle, où en est notre affaire principale, Granpré?

--La vente des immeubles? dit celui-ci.

--Oui, Jules; il n'y a plus rien à attendre du général; le bras droit est paralysé. Impossible désormais de lui arracher une signature.

--Nous n'en avons plus besoin, Éléonore, répondit Granpré; les pouvoirs qu'il a donnés sont suffisants pour une aliénation complète. J'ai vendu hier soir Petit-Vaux onze cent cinquante mille francs; c'est un mauvais prix, mais nous ne pouvions pas attendre. On m'offre huit cent trente mille francs de Champfleury; on ira probablement à huit cent cinquante mille: à cette limite je finirai. Il ne restera plus qu'à passer les actes et à toucher les sommes. C'est un délai de deux mois; il serait bien essentiel que le général pût aller jusque-là.

Tandis que ces confidences s'achevaient dans une pièce du rez-de-chaussée, un autre entretien venait de s'engager au second étage de l'hôtel. C'est là qu'Emma avait son appartement, composé de trois pièces donnant sur le jardin: une antichambre, la chambre à coucher et un salon d'étude. La baronne avait voulu que la jeune fille eût une certaine liberté et presque une vie à part. Garder un témoin auprès d'elle était une servitude trop pesante pour Éléonore, elle régla donc les choses de manière à s'épargner ce souci. Les habitants de l'hôtel se voyaient à de certaines heures; mais, dans le cours de le journée, chacun se tenait chez soi et y recevait son monde.

Emma aurait été souvent délaissée, si le digne Muller n'eût continué auprès d'elle son rôle de guide et d'ami. Une grande partie de son temps était consacrée à son élève bien-aimée: arrivé le matin de bonne heure, il ne quittait le petit salon de travail que le soir et au moment où Emma allait descendre pour le dîner. La musique, le chant, le dessin variaient ces longues séances, de manière à n'y jamais répandre de l'ennui; et quand le temps était beau, le maître et l'élève allaient chercher dans le jardin quelques distractions et un théâtre pour leurs études de botanique.

Paul Vernon était aussi l'un des rares visiteurs qui avaient accès chez Emma. Le jeune homme aimait, dans sa cousine, cette bonté d'ange qui lui faisait trouver de l'intérêt au récit de sa nouvelle vie, à mille détails qu'elle comprenait à peine, aux agitations du monde bruyant auquel il venait de se mêler. Paul se trouvait alors placé sous l'empire d'une première ivresse; autour de lui on ne parlait que de sommes considérables, et les hommes qu'il fréquentait semblaient tous armés du pouvoir de changer en or ce qui leur passait par les mains. Il n'en fallait pas davantage pour faire naître dans ce cerveau ardent les éblouissements que cause la richesse. Ce qui surtout avait frappé le jeune homme, c'est le succès de la compagnie qui s'était formée sous ses yeux. Que de millions sortis de terre comme par enchantement! Que de fortunes improvisées! Cent mille francs pour chaque coup de dé, et des coups toujours heureux! Comment résister à un pareil spectacle! Dans ses conversations avec sa cousine, Paul revenait toujours là-dessus, et la naïve enfant l'écoutait sans le bien comprendre. Le son de la voix de Paul lui plaisait: c'était une musique douce à son oreille. Que lui importait le reste? Muller n'était pas aussi complaisant: l'excellent, homme sentait que Vernon s'engageait dans une triste voie, et il cherchait à jeter quelque désenchantement sur son enthousiasme. Quand Paul lui parlait de ces surprises faites à la fortune dans les chances aléatoires de la Bourse, l'Allemand secouait mélancoliquement la tête: et, s'armant d'un? douce ironie, il lui disait:

--Où cela vous conduira-t-il, jeune homme? et quand je dis vous, je dis votre génération tout entière! Vous avez fait en France une révolution terrible pour abolir la noblesse de race, et voilà que vous souffrez qu'il s'élève une autre noblesse, celle de l'argent, et souvent de l'argent mal acquis!

Autrefois, c'était le fer qui régnait; aujourd'hui, c'est l'or: l'un soumettait sans avilir, l'autre ne domine qu'au prix de la honte.

Paul Vernon essayait de se défendre; il parlait des besoins d'une circulation active et des bienfaits que répand sur un pays l'abondance des capitaux. Muller, en vrai stoïcien, n'acceptait pas ces motifs comme suffisants.

--Non, ajoutait-il avec un peu d'amertume, c'est du plus triste exemple. L'esprit public s'y perd, les peuples s'y démoralisent. Quoi! il existe un lieu où l'on bat monnaie sur la crédulité publique; et l'État non-seulement soufre ce scandale, mais s'en rend complice! Comment voulez-vous qu'un tel exemple ne réagisse pas sur les mœurs d'une nation, et que la soif de l'argent ne gagne pas toutes les classes? Vous chercherez un jour des soldats, et vous ne trouverez que des mercenaires; des magistrats, et vous ne trouverez que des consciences vénales; des instituteurs pour l'enfance, et vous ne trouverez que des spéculateurs; des prêtres, et vous ne trouverez que des ambitieux. Partout on recueillera bientôt ce qu'aujourd'hui l'on sème. La société ne sera plus qu'un grand bazar où tout sera à vendre, services, votes, arrêts, fonctions publiques. C'est une dissolution, jeune homme; c'est le règne de dieux pétris de boue.

L'Allemand s'animait et son accent donnait à ces sorties un caractère encore plus pittoresque. Paul, de son côté, se piquait au jeu et insistait sur le mérite des voies de fer, filles du génie moderne, sur les avantages que ces moyens de communication rapide doivent assurer à l'humanité. Là encore il rencontrait Muller, qui semblait décidé à ne pas céder un pouce de terrain:

--Vous irez sur les ailes du vent, disait-il, je le veux bien; l'espace sera presque aboli. C'est une grande métamorphose, soit, une modification profonde du monde matériel. Mais voyons plus haut, s'il vous plaît. En quoi le cœur y est-il intéressé? Vous faites beaucoup pour le corps; pour l'âme, rien. Je voudrais au moins un progrès parallèle; je le cherche vainement. De ce que les populations se mêleront plus aisément; que les uns pourront aller plus vite à leurs plaisirs, les autres à leurs affaires, s'ensuivra-t-il qu'il y aura ici-bas plus d'honneur, plus de probité, plus de dévouement à la patrie, plus de dignité chez l'homme, plus de pudeur chez la femme? Les affections s'épureront-elles, l'amour du prochain prendra-t-il de l'énergie? Sera-ce enfin un coup porté à ces mauvais penchants qu'on a tant de peine à réduire, l'égoïsme, la cupidité, l'orgueil, la jalousie? Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée? Je crains qu'au milieu de nos progrès et de nos conquêtes sur la nature, la part du mal ne s'accroisse, et que la part du bien ne soit amoindrie. On ira plus rapidement vers le vice, vers le crime, voilà tout; le malfaiteur sur le théâtre de ses exploits, l'industriel dans le centre de ses opérations de moins en moins loyales. Telle est ma crainte, jeune homme, et le ciel m'est témoin que je désire m'abuser.

Ainsi parlait Muller, et ces entretiens se renouvelaient souvent. L'Allemand, dans ses accès de pessimisme, ne ménageait pas son adversaire, et plus d'une fois Emma vint au secours de Paul.

--Allons, bon ami, disait-elle à Muller d'une voix caressante, vous êtes bien grondeur ce matin.

Il était écrit que, ce jour-là, tout l'hôtel serait en rumeur pour la même cause. Quand le cabriolet de Granpré eut pénétré dans la cour et se fut arrêté devant le perron, il en sortit un jeune garçon revêtu d'une livrée. Après s'être assuré que le cheval demeurait en repos, il s'achemina en sifflant vers la loge de Falempin, et y entra de la manière la plus cavalière. Le père Lalouette s'y trouvait en visite, et la mère Falempin égouttait son linge dans une vaste terrine garnie d'eau savonneuse. Heurtée en passant par le nouveau venu, elle se releva de fort mauvaise humeur.

--Malhonnête! s'écria-t-elle, est-ce qu'on entre ainsi chez les gens? Vous nous prenez donc pour des Prussiens, l'ami?

En achevant ces mots, elle allait joindre l'effet à la menace et se disposait à jouer du poing quand son visage changea subitement d'expression. La surprise y faisait graduellement place à la colère.

--Tiens! tiens! tiens! dit-elle en cherchant à éclaircir ses doutes.

--Eh bien, oui, répliqua le nouveau venu, me voilà.

--Dieu de dieu! c'est bien Anselme! s'écria la vieille avec un juron expressif. Viens donc, César, viens voir Anselme.

Le concierge accourut suivi du père Lalouette. La mère Falempin, de plus en plus étonnée, examinait avec soin son neveu, et le retournait dans tous les sens.

--Ah ça! dit-elle, qu'est-ce que c'est donc que cette pelure? dans quel régiment t'es-tu enrôlé, mon fiston?

--Dans le noble régiment des laquais, tante. Respect à l'uniforme! répondit Anselme en riant.

--Toi, s'écria César, toi laquais! Ne valait-il pas mieux rester ouvrier, malheureux!

--Laquais! ajouta le père Lalouette avec un geste qui exprimait à la fois le dédain et la compassion.

--Laquais! dit la vieille en essuyant une larme; c'est son ventre qui l'aura perdu. Va, je te renie!

--Pas tant de bruit, les anciens, reprit le jeune garçon; écoutez-moi d'abord, et vous me condamnerez ensuite si je suis fautif. Vous ne voulez pas me faire manquer ma fortune, n'est-ce pas?

--Qui te parle de ça? dit César Falempin;

--Eh bien, poursuivit Anselme, si j'étais resté ouvrier, jamais je n'aurais eu la moindre chance; aujourd'hui; j'en ai des chances, et de fameuses. Un peu d'attention: il faut vous dire que de trimer dès six heures du matin à six heures du soir sur un établi de menuisier, ça ne m'allait guère. Suer énormément et ne pas manger son soûl, voilà la vie de l'ouvrier.

--Quand je vous le disais, s'écria l'ex-cantinière: toujours sur sa bouche! Veux-tu bien te taire, gros dépravé!

--Par ainsi, reprit Anselme, j'avais l'idée de changer d'état; mais comment? c'était le difficile. Un jour, je me mets à réfléchir que M. Granpré, qui vient souvent ici, a une figure bien nourrie, et qu'il doit faire bon vivre chez lui. Je ne fais ni une ni deux, je me propose. Heureusement, il a besoin d'un garçon de bureau pour une compagnie dont je vais vous parler: il m'accepte et j'entre, en fonctions. Pas grand'chose à faire; nettoyer les salles, conduire quelquefois le cabriolet, enfin, un amour de service. Et puis, quelle cuisine! Je n'y suis que depuis quatre jours, et déjà je me refais, tante! C'est une maison de prince!

--Et la défroque de laquais, Anselme, tu n'en parles pas? dit Falempin d'une voix sévère.

--Fameux drap, répliqua Anselme; touchez plutôt, mon oncle; du louviers, et bien chaud sur les épaules! On est joliment là-dessous, tout de même. Et puis ce n'est pas tout; il faut vous dire, les anciens, que nous manions des monts d'or, que nous roulons sur des billets de banque, que nous avons mis en train une opération colossale, la Compagnie péninsulaire. Faut voir quelle banque ça fait! l'argent monnayé, on n'en veut pas; l'or à la pelle, les anciens, voilà ce que c'est que notre établissement.

--Ah ça! quels contes viens-tu nous faire? dit César. Garde ces sornettes-là pour des enfants.

--Des sornettes, mon oncle! s'écria Anselme scandalisé. Je vous en souhaite, des sornettes comme celles-là. Figurez-vous qu'hier, pas plus tard qu'hier, il est venu dans nos bureaux un concierge de la rue du Bac, concierge de bonne maison, faut l'avouer. Il nous porte six mille francs, fruit de ses économies. Combien croyez-vous qu'il ait aujourd'hui à lui, cet homme?

--Mais, quelques cents francs de plus, dit Falempin, que ce détail intéressait.

--Il a neuf mille francs, les anciens, neuf mille francs, pas un sou de moins, reprit Anselme: à preuve que je viens de les lui porter à son domicile. Les six mille francs ont fait des petits dans la nuit. C'est neuf mille francs aujourd'hui; excusez du peu. Voilà notre établissement.

L'assurance d'Anselme gagnait peu à peu ses auditeurs, et l'on commençait à trouver dans la loge qu'il n'avait pas eu complètement tort de quitter la blouse de l'ouvrier pour l'habit de l'homme à gages. Anselme profita de la réaction pour exagérer les merveilles de la spéculation où il figurait comme garçon de bureau. Les pauvres gens sont crédules.

Le père Lalouette avait deux mille francs, amassés dans l'exploitation d'un cabaret hors barrière; c'était la dot de sa petite-fille, de la jolie Suzon. César Falempin, de son côté, comptait trois mille francs sur un livre de la caisse d'épargne. Anselme fit si bien, représenta la Compagnie péninsulaire sous des couleurs si engageantes, que les deux vieillards se décidèrent à concourir au chemin de fer dont on allait doter l'Espagne. Huit jours après, leurs fonds allaient s'engloutir dans la caisse de Jules Granpré, et ils recevaient en échange deux chiffons de papier jaune, sur lesquels ils bâtirent bien des rêves.



VIII

Le cabaret du père Lalouette.

Anselme, dans sa nouvelle condition, avait peu de liberté pendant les jours ouvrables; le dimanche seulement il obtenait de loin en loin un congé et en profitait pour aller prendre ses ébats.

C'est dans l'un de ces jours de vacance que nous le retrouvons, plus joyeux que jamais, sous la tonnelle d'un cabaret situé sur la limite des Thernes, et à l'entrée du boulevard qui conduit à Monceaux.

Ce cabaret est celui du père Lalouette.

Les dehors en sont modestes et simples. C'est une maison à deux croisées et à un étage, dont la façade peinte en rouge porte l'enseigne suivante, tracée en caractères blancs: Aux Amis de la Fédération. Un jardin s'étendant du côté de la campagne offre un petit quinconce sous lequel s'abritent les buveurs, et une tonnelle tapissée de vignes vierges sert d'asile à ceux qui préfèrent les charmes d'une conversation intime et isolée. Le père Lalouette n'admettait pas d'ailleurs indistinctement tout le monde: il était exclusif et faisait sa police lui-même. L'enseigne révélait la clientèle. Tous les buveurs d'un autre âge se donnaient rendez-vous chez le père Lalouette. On y venait comme en famille; la masse des consommateurs s'y arrêtait peu: elle préférait les cabarets populeux et bruyants. Pour beaucoup de raisons, le vieux démocrate s'en tenait à ce cercle restreint. Il aimait ses souvenirs et sentait son cœur se réchauffer quand on les évoquait devant lui. Dans les grands jours, et quand toutes les tables étaient garnies, on aurait pu se croire au temps de la fédération ou à la fête de l'Être suprême. On en parlait comme si ces choses se fussent passées la veille. Lalouette y aidait de son mieux, et, allant d'un client à l'autre, il venait au secours des mémoires paresseuses, par des détails qui les remettaient sur la voie.

Ce motif n'était pas le seul qui eût guidé le père Lalouette dans ce choix et maintenu les consignes sévères qui donnaient à son cabaret ce caractère exclusif. Après la mort de son fils, arrivée peu d'années auparavant, il avait recueilli chez lui Suzon Lalouette, qui restait orpheline. L'enfant avait grandi sous les yeux du vieillard; elle s'était épanouie comme un bouton de rose. Elle avait alors dix-huit ans, et présidait au service de la maison. Rien de plus gracieux que son visage, rien de plus doux que son regard. C'était la fraîcheur et la santé même. Alerte et toujours gaie, elle allait et venait, souriant à tout le monde; et si chaste pourtant, si naïve, qu'il était impossible de ne pas la respecter. On ne surprenait là ni le manège de la fille coquette, ni les ruses de la fille à marier. Suzon était heureuse de vivre, et cela se voyait sur ses lèvres rouges comme la grenade, dans ses grands yeux noirs qui brillaient sous ses longues prunelles, dans ses dents de perle, dans ses joues animées du plus bel incarnat, dans ses beaux cheveux châtains et dans un corsage qui trahissait des trésors à faire envie à un roi. Suzon était ainsi la fée du logis et en même temps la joie du vieux père Lalouette. Il en était fier et jaloux, et après la république il n'avait rien aimé autant que cette ravissante créature.

Le motif qui avait conduit Anselme dans cet obscur cabaret était des plus simples. On était au 14 juillet, et le vieux républicain avait choisi cet anniversaire pour prendre sa revanche du dîner du 20 mars. César Falempin, sa femme et leur neveu venaient donc de se réunir sous la tonnelle où Suzon et Lalouette leur faisaient les honneurs d'un copieux souper. Il était tard; le cabaret avait vu peu à peu ses clients se disperser. Un air tiède et doux remplissait l'air et apportait sous cette voûte de verdure l'odeur des foins dont la campagne était semée. Pour faire honneur à ses hôtes, le père Lalouette tira du fond de sa cave des vins réservés pour les grandes occasions, et, sous leur influence généreuse, l'entretien s'anima. Anselme avait Suzon pour voisine, et ses charmes agissaient peu à peu sur lui. Elle, de son côté, n'était pas insensible à l'entrain de ce gros garçon et à ses manières réjouies. C'était une idylle populaire qui commençait; on sait qu'elles marchent très-rondement.

Il faut le dire à la louange du père Lalouette: quoiqu'il eût choisi un anniversaire bien cher à son cœur, il n'en abusa point. Il ménagea César Falempin et glissa sur les souvenirs de la république. La conversation prit un autre tour. Il existait entre les convives de la tonnelle un intérêt commun, celui de la Compagnie péninsulaire. Toutes les épargnes des deux familles avaient été placées dans cette spéculation, et, depuis lors, Dieu sait quels songes dorés assiégeaient leur couche. Aussi les questions se succédaient-elles, et c'est à peine si Anselme pouvait y suffire. Il y perdit plus d'un coup de dent, et, pour la première fois, il ne parut pas regretter ce sacrifice. Anselme avait pris goût aux entreprises dans lesquelles il figurait; il s'y était identifié. Poussé sur ce chapitre, il fut éloquent, intarissable. Il parla de l'avenir de la compagnie en termes hyperboliques, et versa du baume dans le cœur des deux vieillards.

Longtemps il parla seul, et l'auditoire ne se lassa point d'être bienveillant. Cependant; de tous les convives, Suzon était celui qui manifestait l'attention la plus soutenue. L'enthousiasme d'Anselme l'avait gagnée, et d'elle à lui régnait cette sympathie que communique seule la jeunesse. Ses yeux ne quittaient pas ceux de l'orateur; et la chose alla si loin, que César Falempin poussa le coude du vieux démocrate.

--Lalouette, lui dit-il à l'oreille et de manière à n'être entendu que de lui seul, Lalouette, regarde donc ta Suzon.

--Eh bien? répliqua Lalouette.

--Elle dévore Anselme des yeux, dit César; elle est prise, vieux, elle est prise.

Les deux vieillards n'avaient pas étouffé leurs voix avec assez de soin; Suzon les entendit et prêta l'oreille.

--Eh bien, quand cela serait? dit Lalouette.

--Au fait, dit César, c'est assorti. Un joli couple, ma foi! On pourra voir.

--Je donne tout ce que j'ai à Suzon, dit Lalouette; deux mille francs! C'est sa dot.

--Et moi tout à mon neveu, répliqua Falempin; après ma mort et celle de ma vieille, bien entendu.

--Eh bien, tope là, dit Lalouette.

--C'est fait, dit Falempin.

A ces derniers mots, Suzon ne put pas tout à fait se contenir; elle devint rouge comme une cerise.



IX

L'amour sur terre et dans les nuages.

Depuis qu'elle habitait Paris, Emma avait peu vu le monde, et ce qu'elle en connaissait ne lui inspirait qu'un médiocre désir de pousser plus loin cette étude. Ces mœurs d'emprunt où circule l'intrigue, ce langage banal dont la seule médisance rompt l'uniformité, cette politesse mensongère qui sert de vernis à l'indifférence, tout cela formait aux yeux de la jeune fille, un spectacle plus nouveau qu'attrayant et qu'elle suivait sans le bien comprendre. Au sein de ces bruits et de ces joies, souvent elle se sentit mal à l'aise et comme dépaysée. Il lui semblait que ce n'était point là sa place, qu'elle y manquait d'air et de soleil. Silencieuse alors et pensive, elle se prenait à regretter les beaux horizons des Vosges, les plaines du Bassigny où se jouent les eaux de la Meuse et les prairies du château natal, bordées de pommiers en fleur.

Les jeunes filles qui grandissent dans l'atmosphère du monde s'y accoutument comme l'habitant des pays marécageux s'accoutume à la fièvre. C'est le résultat d'une assimilation lente et graduelle. Les mœurs sont encore pures, que déjà l'imagination ne l'est plus. Avec cette pénétration précoce qu'aiguise l'instinct de la curiosité, l'enfant a bientôt tout deviné: un mot l'éclaire, une indiscrétion la met sur la voie. Vienne l'âge où il faudra la produire dans les salons, et elle y entrera de plain-pied, sans effort, sans embarras; c'est un terrain qu'elle a étudié d'avance, dans le silence de ses rêves, et elle n'ignore rien de ce qu'il faut pour y marcher convenablement: par exemple, les airs affectés, les minauderies, l'esprit de ruse et de dissimulation. Heureuse quand son âme, souillée par quelques lectures furtives, ne s'est pas déjà composé tout un roman avec les lambeaux de ceux qui infestent l'intérieur des familles!

Un semblable noviciat avait manqué à l'élève de Muller: aucun souffle énervant n'avait terni la chasteté de ses pensées. Aussi demeurait-elle presque toujours étrangère à ce qui se passait à ses côtés, tantôt troublée de ce qu'elle entendait, tantôt confuse de n'y rien comprendre. Les hypocrisies, qui sont la monnaie courante des salons, indignaient sa loyauté; les analyses somptuaires où se plaisent tant de femmes, lassaient sa patience.

En d'autres occasions, le cœur d'Emma avait à subir des épreuves plus rudes. Ce n'était plus alors de la surprise qu'elle ressentait, mais un profond sentiment de dégoût et de révolte. Autour d'elle, on parlait des affections et des liens les plus doux comme d'une marchandise. De divers côtés, on demanda sa main. D'obligeantes amies de la baronne s'obstinaient à vouloir la marier, et, comme elle témoignait de la répugnance:

--Vous avez tort, ma chère, lui disait-on, c'est un parti de 400,000 fr. Il va, en outre, un million en espérance. 400,000 francs et un million, tout était là. Pas un mot sur les qualités du futur, sur son caractère, sur l'origine de sa fortune.

400,000 francs au contrat et un million en perspective, ces chiffres répondaient à tout. Quelquefois même, la personne chargée de la négociation ajoutait avec une cruauté charmante:

--Les parents sont bien vieux; le million ne se fera pas attendre. Ce sera alors 70,000 livres de rentes du côté du mari. Vous voyez, ma chère, que ce serait une folie que de refuser.

Chaque jour, Emma était en butte à ces observations. C'était un blond de 800,000 francs, ou un brun de 600,000 avec des pères, mères ou aïeux s'en allant vers la tombe. On comptait leurs jours, on les frappait avant l'heure, on allait jusqu'à fournir le détail de leurs infirmités. Ces abominables calculs ne se faisaient pas à demi-voix, mais tout haut, sans scrupule, sans pudeur. On ne s'en cachait pas devant des tiers; c'était une conversation toute simple, toute naturelle.

Emma avait de la peine à se contenir, tant ces odieux propos remplissaient son cœur d'amertume. Elle se contentait alors de couper court à l'entretien par des refus bien formels, bien péremptoires; et, quand on la vit si résolue, on lui fit grâce de ces persécutions. Ce qui lui donnait plus de force en cela, c'est qu'à son insu un sentiment de préférence remplissait son âme. Aux songes dont elle se berçait venait toujours, se mêler le souvenir de Paul; la jeune fille restait fidèle aux goûts de l'enfant. Paul, mêlé au tourbillon de Paris, avait pu oublier les scènes de sa vie adolescente; Emma ne les oubliait pas ainsi. Elle s'était fait un idéal et voyait tout à travers ce prisme. Quand sa pensée retournait vers les paysages de Champfleury, elle avait le soin de les peupler de figures aimées. C'était Muller, cueillant quelques plantes pour son herbier, ou Paul se montrant sur la lisière du bois, le fusil sur l'épaule et en habit de chasse. Son cousin demeurait encore pour elle le Nemrod qu'elle avait suivi, de l'œil le long des crêtés des Vosges: rien ne pouvait effacer ni altérer le charme de cette impression. Triste de l'existence qu'elle menait et du spectacle qui frappait sa vue, elle se réfugiait dans ce culte des souvenirs et s'y attachait en raison de ses désenchantements. Désormais cette âme si pure ne devait plus appartenir au monde réel, elle entrait sans retour dans le pays des rêves.

Paul Vernon songeait aussi à sa cousine, quoique d'une manière moins éthérée. La beauté d'Emma eût suffi pour justifier ses hommages: cependant, l'esprit de calcul s'y mêlait déjà. L'exemple portait ses fruits, la contagion le gagnait. Il sentait peu à peu s'émousser chez lui le plus noble instinct de la jeunesse, le désintéressement, et prévaloir le plus funeste des mobiles, la spéculation. C'était une proie nouvelle pour le démon du siècle. Triste école que celle des gens d'affaires! Tout est affaire pour eux: l'opinion une affaire, la politique une affaire. Il n'est point d'acte dans la vie qu'ils ne soumettent à une évaluation, point d'événement, triste ou heureux, qu'ils ne traduisent en chances de bénéfices. Des chiffres partout, partout des calculs de hausse ou de baisse. Un attentat public, la mort imprévue d'un prince, affaires! Un coup de canon tiré, un outrage au pavillon, affaires! On agiote ainsi sur les catastrophes, et, quand on y gagne, il est bien difficile de les voir avec regret. Tel est le monde des gens d'affaires: rupture, invasion, désastres, tout leur est bon; ils joueraient sur le deuil de la nationalité et sur les ruines de la patrie.

Les symptômes de ce mal se manifestaient chez Paul: il se prenait à envisager le mariage comme une affaire. La fortune du général lui était connue; Emma devait en hériter. Toutes les conditions d'une alliance magnifique se trouvaient donc réunies: une femme charmante, plusieurs millions et un père au bord de la tombe. Sans cette auréole dorée, Paul aurait peut-être ressenti quelque goût pour sa cousine: Emma avait tant de naturel et de grâce! Mais, avec la prudence consommée qui distingue les enfants du siècle, il eût refoulé dans son cœur cette sympathie naissante, refusé un bonheur qui ne devait pas fleurir à l'ombre de la richesse. Heureusement le destin le servait à souhait: la fiancée était aussi riche que belle; il ne s'agissait plus que d'user de ses avantages et d'achever une conquête qui se présentait sous d'aussi brillants aspects.

Paul mit donc le cœur de sa cousine en état de siège: il avait ses entrées dans la maison et en profita pour multiplier ses visites. La baronne était absorbée par ses propres intrigues; elle ne s'occupait que fort peu d'Emma. Muller seul veillait sur la jeune fille, et un tel Argus n'avait rien de terrible. Le bon Allemand possédait à fond toutes les sciences, excepté la science de l'amour. La nature avait peu de mystères pour lui, le cœur en avait beaucoup. Il fut donc facilement la dupe de Paul; au besoin, il eut été son complice. Le digne homme voyait Emma si heureuse de la présence de son cousin, qu'il se fût fait un scrupule de troubler le cours de cette affection naïve. Ces deux enfants restaient seuls au monde depuis que le général leur manquait. Muller savait d'ailleurs que cette alliance de famille était l'un des rêves du pauvre infirme, et cette pensée contribuait sans doute à endormir sa vigilance. Emma et Paul se virent donc souvent et presque sans contrainte. L'Allemand était là, mais l'amour a un si ingénieux langage. Dès que Paul arrivait, un rayon de bonheur descendait sur le front d'Emma et ne s'en allait qu'avec lui. Ses yeux se chargeaient comme d'un voile, sa bouche se parait d'un sourire d'ange. Que d'attentions muettes, que de gestes charmants s'échangeaient entre eux et suppléaient à la parole! Aucun aveu n'a plus d'éloquence que cette communion silencieuse de l'attitude et du regard! Les cœurs se pénètrent ainsi d'une manière plus profonde et jouissent avec plus d'ivresse de leurs troubles secrets.

Paul s'efforça d'abord de rester maître de lui-même, de conserver le sang-froid de l'homme qui obéit plutôt au calcul qu'à la passion; mais il y avait dans la tendresse d'Emma quelque chose de si vrai, de si communicatif, qu'il se sentit, presque malgré lui, subjugué par cette grâce et entraîné par les saintes émotions de la jeunesse. Son masque d'emprunt disparut; il aima de bonne foi. Les heures se passaient de la sorte, et l'on ne se quittait qu'avec la promesse de se revoir. Muller protestait parfois dans l'intérêt des études; il ne voulait pas que le travail souffrit de ces distractions. On employait alors la soirée à faire de la musique. Paul avait une voix étendue, mais peu exercée; il ne savait pas en ménager l'emploi. Emma devint son professeur, et remplit son rôle avec une gravité qui faisait sourire Muller. Après le chant venaient des lectures, puis des causeries sans fin sur Champfleury et les sites chers à leur mémoire.

Quand les beaux jours furent arrivés, on descendit au jardin, et l'on y poursuivit dans tous les sens de longues promenades. Emma s'y était réservé un carré pour ses fleurs favorites: dès lors on le soigna en commun. Parmi celles qui s'y épanouissaient, Emma avait une préférence; elle voulut que Paul la partageât. C'était une jolie pervenche, la pervenche de Madagascar. Chaque soir, ayant de se séparer, la jeune fille choisissait de sa main l'une de ces fleurs, et la fixait elle-même à la boutonnière de Paul. Le lendemain, celui-ci ne manquait pas de reparaître avec la fleur de la veille: la pervenche, ainsi renouvelée, ne devait jamais le quitter; c'était un gage toujours présent et toujours nouveau. Emma tenait à ces petites superstitions de l'amour: c'était une âme croyante. Paul s'y prêtait avec grâce; cependant il n'y attachait pas une importance extrême. Un jour la fleur s'égara, et, pour la remplacer, il prit un camellia dans la jardinière qui ornait le salon de Granpré. C'était une circonstance si insignifiante à ses yeux, qu'il l'avait oubliée. Quand il reparut le soir à l'hôtel du faubourg du Roule, Emma se promenait avec Muller sous une allée de tilleuls; il y courut. De son côté, la jeune fille avait fait un mouvement vers son cousin; mais tout à coup elle s'arrêta comme frappée d'une découverte, pâlit et s'appuya sur le bras de son précepteur.

Ce changement, cette émotion furent si marqués, que Muller et Paul s'en aperçurent.

--Qu'avez-vous donc? lui dirent-ils presque à la fois.

--Rien, rien, répondit Emma en cherchant à se maîtriser; un éblouissement, un vertige. Ne vous en inquiétez pas.

Elle mit la main sur son cœur comme si elle eût voulu en étouffer les battements; sa figure portait l'empreinte d'une vive souffrance. Peu à peu, pourtant, elle se remit, reprit ses airs d'ange, se montra plus douce et plus affectueuse que jamais. Tout ce qu'elle dit ce soir-là était d'une grâce adorable et d'un sentiment exquis. Seulement, cette grâce et ce sentiment semblaient frappés d'une mélancolie profonde, d'une amertume qui débordait. Par intervalles, elle regardait Paul avec une expression de douleur si grande, que celui-ci ne savait qu'en croire. Il y voyait l'indice d'une catastrophe prochaine, l'évanouissement de son beau rêve et la ruine de leurs amours. Ce malentendu se prolongea pendant plusieurs heures. Enfin, Paul alla au-devant d'une explication. Dans un moment où Muller était hors de portée et ne pouvait l'entendre, il se retourna vivement vers sa cousine; et, d'un ton où perçait un peu de dépit:

--Qu'avez-vous donc, Emma? lui dit-il.

La réponse de la jeune fille ne fut pas directe; elle promena le regard sur son cousin; et, l'arrêtant sur la fleur fixée à sa poitrine.

--Vous y tenez donc bien? lui dit-elle.

Paul porta les yeux vers son habit et y découvrit le camellia. Ce fut pour lui une révélation; il tenait enfin le mot de l'énigme.

--Ça, dit-il, en détachant la malencontreuse fleur.

--Oui, répliqua-t-elle.

--Vous allez voir, dit Paul.

Le jeune homme prit le camellia, le jeta avec dédain et le foula sous ses pieds.

--Vous voyez maintenant si j'y tiens, ajouta-t-il. Donnez-moi ma pervenche, cousine, celle d'hier s'est égarée.

Emma ne fit qu'un bond vers ses fleurs chéries, cueillit la plus belle: et, se penchant vers le jeune homme au point que leurs souffles se confondaient, elle lui dit d'une voix émue et tremblante:

--Paul, mon ami, merci. Quel bien vous m'avez fait!

Muller venait de les rejoindre: il s'approcha de son élève et lui prit la main:

--Eh bien, mon enfant, dit-il d'un accent affectueux, êtes-vous complètement remise?

--Oui, bon ami, je vais mieux, tout à fait mieux, répondit la jeune fille, dont la figure était redevenue radieuse.

Le nuage s'était dissipé; le ciel de leurs amours avait retrouvé son azur; mais Emma avait trahi l'une des dispositions de son cœur. Elle était jalouse.



X

La perquisition.

Un souci grave semblait, depuis quelques mois, dominer la baronne Dalincour et éloigner d'elle toute autre pensée. Il fallait que son mari vécût assez longtemps pour que les actes où il aliénait sa fortune fussent valides. Les pouvoirs étaient donnés, mais la mort en entraînait la révocation et les rendait caducs. Quoique Granpré fût bien servi par les hommes qu'il employait, il n'existait aucun moyen de s'affranchir des formalités et des délais judiciaires. Les contrats de vente avaient été passés; il ne s'agissait plus que d'épuiser les pouvoirs consentis et de donner quittance du vivant du général. Jusque-là tout conservait un caractère précaire.

On conçoit dès lors l'extrême importance attachée au sursis qu'Éléonore et Granpré demandaient à la mort. Leur tâche devenait d'autant plus difficile que, depuis l'oppression exercée sur sa volonté, le vieillard nourrissait des pensées de suicide. Une dernière lueur de raison semblait lui conseiller ce sacrifice, et plus d'une fois il avait appelé à son aide tout ce qui lui restait d'énergie afin de l'accomplir; Ses forces avaient seules trahi son dessein; son bras refusait de lui rendre ce dernier service. La baronne, prévenue, fit redoubler de vigilance; on écarta de la chambre du vieillard tout ce qui pouvait être converti en instrument de destruction. Désespéré, il voulut se laisser mourir de faim: on l'alimenta malgré lui, comme un enfant, en employant la violence. Douloureux spectacle que celui d'une cupidité implacable aux prises avec cette longue agonie! Tout, jusqu'aux soins mêmes, y prenait un caractère odieux; on ne ménageait la victime qu'afin de l'égorger d'une manière plus sûre.

C'est ainsi que le malade vécut quatre mois et arriva au jour fatal où la spoliation devenait définitive et irrévocable. Les délais judiciaires étaient expirés la veille, et Granpré avait dû signer le matin les quittances du prix. C'étaient deux millions dont l'héritière légitime allait être dépouillée au profit d'une marâtre. Une fois entre les mains de Granpré, la somme devait être dénaturée; l'homme d'affaires avait tout prépare pour cela. Qu'on juge de l'impatience d'Éléonore dans le cours de cette matinée! Son complice avait promis qu'à dix heures il serait là; midi venait de sonner, il ne paraissait pas encore. Lasse d'attendre dans le salon, la baronne avait gagné le vestibule, d'où l'œil plongeait sur la porte cochère de l'hôtel. Elle s'y promenait d'un pas saccadé, prêtant l'oreille aux moindres bruits et se rapprochant par intervalles de la vitre qu'elle frappait de ses ongles inquiets.

--C'est incroyable, disait-elle, incroyable! deux heures de retard! A quoi songe donc Granpré? Pourvu que l'acquéreur n'ait pas élevé quelque chicane. Oh! ajouta-t-elle avec une exaltation sombre, être si près du but et ne pas le toucher! J'en mourrais.

Un roulement sourd se fit entendre au moment où elle achevait ces paroles, et devint de plus en plus distinct. César Falempin parut sur le bord de sa loge et écouta. L'habitude qu'il avait des mouvements de la rue permettait au vigilant concierge de distinguer ceux où l'hôtel était intéressé; rarement il se trompait là-dessus. A la manière dont il se dirigea vers les battants de la porte, la baronne comprit qu'un visiteur arrivait.

--C'est lui, dit-elle avec une joie pleine d'emportement.

C'était en effet Granpré, qui gravit le perron d'un pas tranquille et donna des ordres à son valet avec son sang-froid ordinaire. Éléonore avait peine à se contenir.

--Mais arrivez donc, s'écria-t-elle en le prenant par le bras aussitôt qu'il fut à sa portée, arrivez donc. Voici deux heures que je me meurs d'inquiétude. Est-ce achevé?

--Oui, ma déesse, répondit Granpré en l'etraînant d'une façon familière vers le lieu habituel de leurs conférences; oui, c'est achevé, soldé, liquidé. Deux millions en billets de banque! Une véritable avalanche de papier-monnaie! J'ai cru que je n'en viendrais jamais à bout: ô le beau bordereau!

--Enfin, s'écria Éléonore dont l'œil s'animait à ces détails, je suis donc riche!

--Nous sommes riches, dit philosophiquement Granpré. On l'est avec deux millions.

La baronne se promenait à grands pas dans le salon, ivre de cette idée qu'elle avait une fortune et qu'elle allait être libre. Elle échappait à la pauvreté qui un instant avait plané sur son avenir; elle n'était plus exposée ni à déchoir ni à descendre. Sa vanité était satisfaite au prix d'un crime: elle oubliait le moyen pour ne voir que le résultat. Depuis longtemps Éléonore ne comptait plus avec sa conscience; le succès justifiait tout à ses yeux. Quant à Granpré, de tels événements rentraient dans les habitudes de sa vie; seulement les choses avaient lieu cette fois sur une magnifique échelle. Les deux conjurés savouraient donc leur triomphe, et ressentaient ce secret orgueil qui s'attache à une partie bien conduite et bien jouée. Ce fut la baronne qui, la première, rompit le silence; elle venait de se remettre sur la voie d'un projet qu'elle avait ajourné par calcul, et dans le seul but de ménager la frêle existence du général:

--Granpré, dit-elle en se retournant vers son complice, ce n'est pas tout: il reste encore 300,000 francs à retrouver.

--300,000 francs! répliqua l'homme d'affaires étonné; où donc cela, Éléonore?

--C'est mon secret, dit la baronne, je vous le dirai tout à l'heure. La demande que je vous adresse d'abord, Jules, est celle-ci: Faut-il les laisser, oui ou non, à l'héritière?

--Laisser 300,000 francs quand on peut les prendre! s'écria Granpré. Où donc avez-vous la tête, ma chère?

--N'est-ce pas assez des deux millions? dit la baronne.

--Ma reine, reprit Jules avec solennité, si nous devons donner dans le sentiment, je quitte la partie: on ne perd les empires que comme cela. Écoutez donc, le cas est grave. Un double million de moins dans une succession, cela n'arrive pas tous les jours. La justice pourrait y regarder de près. S'il ne reste rien, absolument rien à la petite, il n'y a pas à craindre qu'on nous inquiète. L'argent est le nerf de la guerre et l'aiguillon des procureurs. Tous les gens de loi trouveront alors sa cause insoutenable. Si, au contraire, elle a 300,000 francs, gare à la procédure! Vous verrez arriver le papier timbré de tous les coins de l'horizon. L'orpheline aura pour elle dix jurisconsultes, vingt avoués, trente avocats, quarante huissiers. On prouvera par exploits, requêtes et plaidoiries, que nous avons dépouillé l'innocente, et il nous faudra lever à notre tour un régiment de robes noires pour rendre manifeste la pureté de nos intentions. Tout cela, pourquoi? Par notre faute. Au moyen de quoi? Au moyen des 300,000 francs que nous aurons généreusement dédaignés. Croyez-moi, ma chère, c'est fournir des verges pour se faire battre.

Pendant que son interlocuteur se livrait à cette sortie, assaisonnée de gestes expressifs, la baronne semblait réfléchir profondément; elle répondit enfin:

--Soit, Granpré; mais, comment faire? Les 100,000 écus sont cachés dans la chambre du général.

--Dans sa chambre?

--Oui, Granpré; ils y sont, j'en suis sûre; c'est la somme que vous ne retrouviez pas dans vos comptes.

--En effet, répliqua l'homme d'affaires, il manquait 300.000 francs; c'est le chiffre exact.

--Ils sont chez le général, dit Éléonore en insistant; il les gardait comme sa réserve.

--Mais voyez donc, reprit l'habitué de la Bourse presque scandalisé: le général qui se méfiait de nous! Si c'est croyable!

--Cela est, dit la baronne..

--Eh bien, ma chère, continua Granpré, il faut l'en punir; il faut lui enlever son trésor, à ce dragon des Hespérides. 100.000 écus de moins dans les mains de l'ennemi, 100,000 écus de plus dans les nôtres: c'est un double avantage. Il n'y a pas à balancer.

--C'est une crise, dit Éléonore pensive.

--Bah! A présent, répliqua Granpré avec un odieux sang-froid, que risquons-nous?

Ces mots réveillèrent les instincts cupides de la baronne; elle se leva l'œil animé, l'air résolu, et, s'emparant du bras de Granpré avec une énergie virile, elle l'entraîna vers la porte:

--Venez, s'écria-t-elle: les 100,000 écus fussent-ils aux enfers, nous les trouverons; venez, vous dis-je.

Ils quittèrent le salon et franchirent ensemble l'escalier qui conduisait à la chambre du général. Le vieillard était seul, les valets Pavaient quitté pour quelques instants; il reposait dans son fauteuil, près de la fenêtre ouverte. L'air était brûlant; une vapeur lourde remplissait l'atmosphère. L'attitude du malade indiquait un affaissement profond; le corps semblait replié sur lui-même, et la tête retombait sur les épaules comme sans force pour se soutenir. Rien de plus effrayant que ce visage où la mort avait jeté ses tons livides: sans le souffle qui s'exhalait péniblement de la poitrine, on eût pu se croire en face d'un cadavre. L'immobilité était complète. Le moribond avait vu peu à peu s'affaiblir ce qui lui restait d'intact; la paralysie gagnait un membre après l'autre, et resserrait chaque jour dans un cercle plus étroit l'action des organes vitaux. Triste supplice que celui où la vie quitte l'homme en détail, et où les facultés se brisent une à une! Mieux vaut un coup de foudre que cette décomposition lente: on meurt entier, du moins. Ce bonheur fut refusé au général Dalincour. Que de fois il dut regretter, durant cette longue agonie, de n'avoir point eu l'Ester pour tombeau, ou pour linceul les neiges de la Courlande! Son accablement était si grand, qu'il ne s'aperçut point de l'entrée de la baronne et de son complice. A peine put-il lever les yeux sur sa femme quand celle-ci se plaça devant lui, sombre comme le génie du mal, inexorable comme les dieux de l'Érèbe. Granpré restait en arrière et hors de sa vue, comme s'il eût obéi à une répugnance instinctive. Éléonore prit la main du vieillard, et, s'efforçant de donner sa voix des inflexions caressantes:

--Mon ami, dit-elle, comment vous trouvez-vous aujourd'hui? Ce temps lourd ne vous fatigue-t-il pas?

Le baron resta immobile: on eût dit une statue de marbre.

--On a eu tort, ajouta sa femme, de laisser ces croisées ouvertes: la chaleur est intolérable. Voulez-vous que j'abaisse les stores pour diminuer l'éclat du jour?

Même silence, même impassibilité. Évidemment ces petites attentions manquaient leur effet. Éléonore était trop fière pour pousser plus loin ce rôle; elle abandonna la main de son mari, et la laissa retomber sur le fauteuil comme un objet inerte; puis, se penchant vers son oreille:

--Général, dit-elle, je ne vous obséderai pas longtemps, soyez tranquille. Il vous faut du repos, je le sais; ma présence ne s'éternisera pas. Seulement, il est une affaire sur laquelle seul vous pouvez nous donner quelques éclaircissements; une affaire, entendez-vous, ajouta-t-elle en élevant la voix pour que l'éclat du son vînt au secours de la paresse de l'organe.

Le vieillard n'en restait que plus affaissé et plus silencieux, Éléonore continua d'une voix ferme:

--Général, il s'agit d'une somme importante qui vous a été dérobée: 300,000 francs. Il est bien essentiel que vous disiez ce que vous en savez: on peut accuser votre entourage, on peut exercer des poursuites; vous taire serait une mauvaise action.

A mesure que la baronne expliquait le motif de sa visite, son accent devenait plus dur, son geste plus impérieux; elle rentrait dans les conditions de sa nature violente et emportée. Cependant, le vieillard gardait toujours l'insensibilité de la pierre. Éléonore lit un nouvel effort:

--Vous avez tort, ajouta-t-elle; de ne pas tenir compte de ma prière, de me refuser une explication. C'est par un reste d'égards que j'en agis de la sorte: si vous m'y forcez, je trouverai d'autres moyens.

En même temps, elle se tourna vers Granpré, et lui dit avec une pitié qui avait quelque chose de farouche:

--C'est un bloc de grès; nous n'en tirerons rien.

La présence d'un tiers sembla faire impression sur le malade; il lui échappa un mouvement imperceptible, mais si rapide, qu'il ne fut point aperçu des deux complices. L'impatience d'Éléonore était au comble: elle se mordait les lèvres au point d'en faire jaillir le sang, et frappait le bois du fauteuil avec une sorte de rage. Elle n'avait pas compté sur cette inertie; ses, calculs étaient en défaut. Aussi s'éleva-t-elle promptement jusqu'au ton de la menace:

--Général, dit-elle, jusqu'ici j'ai usé de ménagements; maintenant, je vais parler en maître. Voulez-vous nous dire ce qu'est devenue cette sommé?

Un frémissement passa sur la figure du vieillard.

--Non! ajouta la baronne; eh bien, je le sais; elle est ici, dans cette chambre. Vous voyez bien qu'il n'y a plus rien à cacher, que votre secret est découvert. Parlerez-vous enfin?

La seule réponse du malade fut un tremblement convulsif qui agita ses membres. Il se ramassa dans un coin du fauteuil, et abrita sa tête sous des coussins, comme s'il eût voulu se dérober au fatal ascendant qui pesait sur lui.

--Où est la somme? s'écria Éléonore, en lui reprenant le bras et l'agitant avec violence.

Le vieillard souffrit sans se plaindre, comme un martyr. On eût dit que cet anéantissement était chez lui l'effet du calcul plutôt que l'effet de la maladie. Peut-être lui vint-il une de ces inspirations sublimes qui visitent, à la dernière heure, les intelligences les plus délaissées; peut-être songeait-il à sa fille et puisait-il des forces dans cette pensée. Cependant la baronne n'était pas femme à quitter la partie sans obtenir une satisfaction:

--Décidément, dit-elle, on ne peut rien tirer de vous; soit, monsieur, on se passera de votre concours. La somme est ici, cachée dans quelque partie de cette chambre; nous allons la fouiller, et elle ne nous échappera pas. Donnez-moi toutes les clefs.

En disant ces mots, elle dirigea la main vers le malade, et lui arracha la clef de son secrétaire, qu'il portait habituellement sur lui; puis, se tournant vers son complice:

--Granpré, dit-elle, à l'œuvre sur-le-champ! C'est une visite domiciliaire qui commence; je n'en aurai pas le démenti.

Ces paroles, ces gestes, ces actes eurent enfin la vertu de tirer le vieillard de sa stupeur. En se retournant, il aperçut l'homme d'affaires, et cette vue acheva de lui imprimer une secousse presque galvanique. Il se mil sur son séant, et arrêta sur Granpré des yeux qui semblaient peu à peu s'agrandir et sortir de leurs orbites..

Cependant, Éléonore ouvrait les armoires en sondait les profondeurs, bouleversait tout ce qui lui tombait sous la main, avec l'espoir de rencontrer enfin l'objet de ses recherches. Granpré aurait voulu l'aider dans cette perquisition; mais il était presque tenu en échec par les regards foudroyants du général. Cet homme, qui avait un pied dans la tombe, semblait s'être ranimé tout à coup en présence de l'objet de ses haines. Granpré cherchait en vain à se mettre à l'abri de ces yeux irrités: le général le suivait partout et s'attachait à lui comme à une proie.

Cette scène se prolongea pendant quelques minutes sans changer de caractère. L'habitué de la Bourse était un garçon sans préjugés; il avait même une certaine bravoure fanfaronne, et pourtant l'œil de ce vieillard le pénétrait d'un effroi involontaire: sa résolution habituelle l'abandonna.

--Éléonore, dit-il en se rapprochant de la baronne; assez pour aujourd'hui; nous y reviendrons.

--Qu'est-ce à dire, monsieur, répliqua aigrement celle-ci; vous vous lassez déjà?

--Nous y reviendrons, vous dis-je, ajouta l'homme d'affaires; j'ai trouvé un moyen plus sûr. Venez, venez.

En même temps il conduisit doucement Éléonore vers la porte. L'œil du général l'y suivit et ne l'abandonna que lorsqu'il fut hors de sa portée. Granpré sortit de cette chambre si bouleversé, qu'il eut toutes les peines du monde à cacher son émotion quand il se retrouva seul avec la baronne. Le soir, le valet de service auprès du général vint le déshabiller et le mettre au lit. Il roula, comme il le faisait d'habitude, le grand fauteuil où il reposait jusqu'aux abords de l'alcôve. Le malade paraissait moins souffrant qu'à l'ordinaire. Il se laissa coucher et parut s'endormir presque aussitôt. Le valet se retira sans bruit et prit le chemin de l'office. Au moment où il descendit les escaliers, il crut entendre glisser sur le parquet un bruit semblable à celui des roulettes d'un fauteuil. Il prêta l'oreille; mais le bruit ayant cessé, il se crut le jouet d'une illusion et passa outre.



XI

L'oraison funèbre de César.

Le lendemain, à l'heure où les gens de la baronne commençaient leur service, il se fit un grand bruit dans l'intérieur de l'hôtel. Les valets erraient dans les escaliers comme des âmes en peine, ne sachant à quoi se résoudre et secouant la tête avec tristesse quand ils se rencontraient. Une catastrophe était peinte sur tous les visages, mais personne n'osait en porter la nouvelle aux maîtres de la maison. Enfin une des femmes d'Éléonore entra dans la chambre à coucher où elle reposait, et d'une voix qu'étouffaient la peur et l'émotion:

--Madame, madame, dit-elle, le général est mort!

Ces mots n'étaient pas achevés, que la baronne se trouvait sur pied, et s'habillant à la hâte:

Qu'on aille chercher des secours, disait-elle d'un ton bref. Envoyez Falempin chez le docteur: qu'il prenne le cabriolet pour aller plus vite. Allez, je vous suis!

Quelques minutes après, Éléonore se trouvait en face du lit où le baron avait exhalé son dernier soupir. Elle s'approcha du cadavre, il était froid; la mort devait remonter à plusieurs heures: Le docteur vint peu d'instants après et ne fit que confirmer le triste événement: une dernière crise avait enlevé le malade. Emma, attirée par le bruit, descendit à son tour; et, à la vue des restes de son père, elle poussa un long cri de douleur et tomba dans un évanouissement profond. César Falempin la reçut dans ses bras et l'arracha à cette scène déchirante. Le vieux soldat fondait en larmes, les valets eux-mêmes ne pouvaient se défendre d'une vive émotion. La baronne seule resta l'œil sec, la physionomie calme; elle donna ses ordres avec la même présence d'esprit et fit défendre sa porte pour tout le monde, excepté pour Granpré.

La journée entière s'écoula dans les préparatifs des obsèques. On régla le cérémonial, on fit prévenir les compagnons d'armes du défunt. César avait pris la direction de l'affaire; il se multipliait pour faire face à tout. L'idée qu'il pourrait manquer quelque chose aux funérailles de son général lui donnait des ailes: il voulait épuiser le programme des honneurs militaires et des pompes civiles. La chambre des pairs, la chancellerie de la Légion d'honneur, l'infanterie, la cavalerie, tout devait figurer au convoi, sans compter les discours d'adieux et la poudre brûlée sur la tombe.

--Le général a passé l'arme à gauche avant moi, disait le vieux soldat; c'est un tort qu'il a eu: il m'empêche d'aller lui préparer les logements. N'importe, ajoutait-il, il ne faut pas, Falempin, garder rancune à un chef; probablement il n'y a pas de sa faute. La mort est comme le boulet, elle ne dit pas: gare! Les uns plus tôt, les autres plus tard; en fin de compte, chacun rejoint le corps. Et dire qu'avant trente ans il n'en manquera pas un seul, là-bas, de la grande armée! Quel coup d'œil! quel alignement! Je vois ça d'ici. Penser que l'empereur y sera, avec son petit chapeau, et mon général aussi! Mille carabines! je voudrais déjà y être.

Cependant, au milieu de ces réflexions philosophiques, un trouble vague remplissait l'esprit de Falempin. Il se souvenait de la mission assez délicate que son général lui avait confiée et ne songeait point sans inquiétude aux moyens d'exécution. Ce n'est pas qu'il reculât; il avait promis, et aucune puissance au monde n'aurait pu empêcher Falempin de tenir ses promesses. Seulement, il trouvait l'aventure hasardeuse; qu'il réussît ou échouât, il avait peur qu'elle ne fût prise en mauvaise part. S'emparer de 100,000 écus cachés dans la chambre d'un mort, le cas était grave et n'entrait pas dans les habitudes du vieux sergent. Aussi demeura-t-il placé, durant tout le jour, sous l'empire de cette préoccupation. Ce ne fut que le soir et assez tard qu'il se décida: voici comment. Une femme dont la profession était d'ensevelir et de veiller les morts devait passer la nuit auprès des restes du général. César déclara qu'il voulait partager ce devoir pieux, et qu'il ne quitterait plus son maître qu'au moment de l'adieu suprême et sur le bord de la tombe. Comme on le pense, personne dans l'hôtel ne lui envia cet honneur, et il put s'installer dans la chambre du défunt n'ayant pour témoin que la vieille femme qui préparait le suaire.

Le premier mouvement de Falempin fut de se rapprocher de celui qu'il avait servi avec tant d'affection et de zèle. La longue maladie du général avait tellement altéré ses traits, que la mort n'y avait pas laissé une empreinte profonde. Peut-être même régnait-il sur cette tête inanimée une expression de sérénité amenée par la fin de la souffrance. Une circonstance seule attira l'attention de Falempin: c'est la pose du bras, qui semblait se roidir du côté des parois de l'alcôve. Il en résultait une contorsion à laquelle le vieux soldat chercha à remédier; Prenant la main du mort, il la ramena avec ménagement le long du buste, et essaya de l'y fixer par une pression douce et continue. Tant qu'il contenait le membre rebelle, César obtenait quelque succès; mais sitôt qu'il l'abandonnait à lui-même, le bras se déployait de nouveau et reprenait sa première position. A diverses fois, Falempin recommença la même manœuvre sans pouvoir arrivera ses fins. L'ensevelisseuse le regardait faire avec l'insouciance qui naît d'une longue pratique des choses; enfin, elle crut devoir s'en mêler.

--Ne vous obstinez pas, dit-elle, monsieur César! vous n'en viendriez pas à bout. C'est plein de caprices, un mort. Ça vous prend des libertés par-ci, des libertés par-là. Il leur faut leurs aises à ces messieurs.

--Ce bras ne peut pourtant pas rester dans cette position, la mère, dit Falempin en faisant un nouvel effort.

--Je m'en charge, répliqua la vieille femme. Allez; ça nous connaît: sitôt que nous y mettons la main, tout ce monde devient souple comme un gant. Si on écoutait leurs fantaisies, on n'en pourrait pas ensevelir un seul.

--C'est pourtant étrange, se dit Falempin, voyant le bras se roidir encore comme si les muscles eussent conservé tout leur jeu.

--Attendez, attendez, dit la vieille, nous y voici; donnez-moi seulement un coup de main, monsieur César.

Le suaire était achevé; il ne s'agissait plus que d'envelopper le cadavre et de l'assujettir. Falempin aida l'ensevelisseuse dans cette triste tâche, y apportant les mêmes soins, le même respect que si le général eût été vivant.

Ce travail se prolongea fort avant dans la nuit et absorba le sergent au point de lui faire oublier l'objet essentiel de sa veillée. Quand tout fut achevé, cette pensée lui revint. Le temps s'écoulait; dans quelques heures cette occasion précieuse lui échappait sans retour. Un seul témoin le gênait; mais comment l'éloigner?

César était plus intrépide qu'ingénieux: il se creusa le cerveau, rien ne vint. Le soldat aurait mieux aimé avoir une redoute à emporter; la besogne lui eût paru moins rude. Enfin, il s'arrêta sur une combinaison lumineuse, dernier effort de son génie; et, s'approchant de l'ensevelisseuse, qui sommeillait sur le grand fauteuil du général, il ajouta:

--Dites donc, la mère, le travail doit vous avoir porté sur l'estomac. Si vous alliez prendre un bouillon à l'office?

--Un bouillon, à deux heures après minuit, répliqua la vieille en souriant; on voit bien que vous ne connaissez pas les habitudes des grandes maisons. Un peu qu'on chaufferait si tard les fourneaux pour le pauvre monde. Ils sont trop grands seigneurs, vos laquais!

Falempin comprit qu'il avait commis une gaucherie; il n'insista pas. Un autre espoir lui restait, c'est que la vieille s'endormît assez profondément pour lui laisser quelques minutes de liberté. Il n'en fallait pas davantage pour ouvrir l'armoire, s'emparer du dépôt et venir reprendre sa place auprès du mort. Il essaya donc de cette tactique, et d'abord elle sembla lui réussir. L'ensevelisseuse s'assoupit avec une facilité extrême et parut bientôt plongée dans un sommeil profond. César, alors, se leva avec mille précautions, de manière à ce qu'aucun bruit ne trahît ses mouvements. Il marcha sur la pointe des pieds et retint jusqu'à son souffle. Un moment il crut au succès; mais à peine avait-il fait deux pas, que la vieille se réveilla en sursaut et secoua la tête comme quelqu'un qui chasse un mauvais rêve.

--Allons, se dit Falempin, j'aurai de la peine à venir à bout de cette sorcière. Elle a le diable au corps.

Il recommença le même manège, toujours avec aussi peu de chance. A bout d'expédients, il retomba alors sur son siège comme un homme découragé. La lampe jetait sur la figure du mort des lueurs blafardes, et toute cette pièce respirait une mélancolie sombre. Falempin se sentit gagné par une amertume, qui peu à peu s'élevait jusqu'à l'exaltation. Il se tourna du côté de l'ensevelisseuse, qui s'assoupissait de nouveau:

--Savez-vous, la mère, ce qu'a été cet homme? dit-il en la secouant par le bras; un brave que l'Empereur a distingué entre mille. Et quand l'Empereur distinguait un homme, il fallait que ce fût un lapin. Il l'a décoré de sa main; celui-là ne les jetait pas, les croix. Il l'a poussé de grade en grade jusqu'à la graine d'épinards. La graine d'épinards! De son temps, n'y arrivait pas qui voulait. Il fallait autre chose que des services d'antichambre, entendez-vous?

-Oui, oui, répondit la vieille femme, qui prenait peu à peu de l'intérêt à ce récit.

--Je barbote, pensa Falempin; elle ne s'en ira pas, si je l'amuse.

L'ensevelisseuse semblait attendre la suite de ces faits héroïques. Le vieux sergent se vit entraîné malgré lui.

--Tel que vous le voyez, la mère, poursuivit-il, il était à Marengo, avec le corps de Victor, au premier rang, l'épée à la main. Je n'ai jamais vu un plus bel homme sur le champ de bataille. Ses yeux lançaient du feu: il animait le soldat comme personne. J'étais là avec lui: nous nous battîmes pendant quatre heures, un contre dix. Quels hommes! quels hommes! le moule s'en est perdu. Et penser qu'il est mort dans son fauteuil! qui nous l'eût dit il y a quarante ans?

--Hélas! oui, qui l'eût dit? répliqua la vieille femme, qui trouvait le moyen d'être à la fois à son sommeil et à l'entretien.

--Je n'en viendrai pas à bout, se dit Falempin; elle ne quittera pas sa place. Il me prend des envies de la hacher et de la mettre en bocal. Mon pauvre général! ajouta-t-il tout bas et les larmes aux yeux, le ciel m'est témoin que je fais ce que je puis pour vous obéir; mais, vous le voyez, le guignon s'en mêle. Mon général, ne m'en veuillez pas trop dans l'autre monde, et donnez-moi un petit coup d'épaule, si ça ne vous dérange pas.

Qu'y a-t-il? dit la vieille femme en se penchant vers le concierge.

--Il y a que j'ai de terribles démangeaisons de t'étrangler, pensa Falempin.

--C'est bien intéressant ce que vous dites, monsieur César; continuez donc, reprit la vieille.

Cette attitude exaspérait Falempin.

L'aube commençait à couvrir le ciel d'un voile laiteux; quelques bruits se faisaient entendre aux abords de l'hôtel, et les ouvriers allaient bientôt envahir la chambre du mort pour commencer les préparatifs des obsèques. Le vieux soldat était en proie à une agitation fiévreuse; les yeux attachés sur le visage de son général, il semblait lui demander un conseil, une inspiration, et lui parlait comme si cette scène n'eût point eu de témoin.

--Adieu, général, lui dit-il, c'est la première fois que nous n'emboîtons plus le pas de la même manière. Nous étions tous deux à Austerlitz, à Iéna, à Essling, à Wagram, à Ulm, à Eylau, à la Moskowa; nous avons fait toutes nos campagnes ensemble. C'est la première que vous faites sans Falempin; je me plais à croire qu'elle sera heureuse. N'empêche, général, qu'il vous manquera quelqu'un à vos côtés. Vous avez reçu un biscaïen à la Bérésina, moi un éclat d'obus à Smolensk. Quand il y avait une balle pour vous, j'étais sûr que la mienne n'était pas loin. Ça a toujours marché ainsi. Vous avez été fait maréchal de camp à Leipzig; l'empereur m'a tiré la moustache après l'affaire de Lobau. L'un vaut l'autre, ou bien c'est vous qui me devez du retour. Adieu, mon général; et si cette ancienne n'était pas là, je vous en dirais bien d'autres.

--Qu'avez-vous donc, monsieur César? dit l'ensevelisseuse, frappée de la chaleur que le militaire mettait dans ses paroles; vous avez l'air tout bouleversé.

--Il y a, murmura Falempin, que je voudrais te voir aux cinq cent mille diables! Voilà ce qu'il y a.

Le jour se faisait peu à peu; les objets devenaient plus distincts. Le sergent s'était jeté sur un petit canapé, et de là, plongé dans un muet désespoir, il ne perdait pas de vue le lit mortuaire; Le pauvre homme avait épuisé les ressources de son imagination, et tout l'avait trahi; il en était arrivé au point de ne pouvoir tenir sa promesse. Cette perspective lui était intolérable; il sentait qu'il n'y survivrait pas. Aussi s'agitait-il d'une manière convulsive sans savoir à quoi se résoudre ni qu'essayer encore. On s'éveillait dans la maison: on allait et l'on venait. Ce fut alors que la Providence vint en aide à cette âme malheureuse. Ce qu'il avait poursuivi à l'aide de tant d'infructueux efforts devait lui arriver de la manière la plus naturelle du monde. Son découragement, parvenu au plus haut période, l'absorbait tout entier, quand il sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna: c'était son cauchemar, l'ensevelisseuse.

--Monsieur César, dit-elle de sa voix la plus douce.

--Qu'est-ce? répondit-il de fort mauvaise humeur.

--Mon Dieu, rien, monsieur César; peu de chose, du moins, dit la vieille femme.

--Encore! reprit Falempin de plus en plus bourru.

--C'est que, voyez-vous, ajouta-t-elle, quand on a passé la nuit comme ça, une nuit toute blanche, on a le cœur sur l'eau.

--Eh bien, après? dit Falempin.

Ces réponses brèves et sèches n'étaient pas fort encourageantes; cependant la vieille femme aborda résolument le point délicat.

--Il y a du monde à l'office, dit-elle; je vais voir de me garnir mon pauvre estomac. Dix heures de veillée, jugez donc!

Le ciel se fût entr'ouvert aux yeux de Falempin, qu'il n'aurait pas été inondé d'une joie plus vive. Il se leva comme si un ressort l'eût fait mouvoir, et, prenant la vieille femme par le bras:

--Eh! que ne parliez-vous plus tôt, la mère?

--Ça vous est donc égal de rester seul avec le mort? dit-elle.

--Pour qui me prenez-vous? dit Falempin. Un soldat!... Allez! allez!

--C'est qu'il y a des gens qui craignent ça, ajouta la vieille femme.

--Des pleutres! s'écria le sergent. Allez donc, la mère! allez donc! et soyez tranquille.

En disant ces mots, il la conduisait vers la porte, et, pour mieux s'assurer qu'elle descendait, réellement à l'office, il l'accompagna jusque sur le palier; puis, revenant dans la chambre et s'y voyant seul, il joignit les mains, et, comme si l'on eût enlevé un poids de dessus sa poitrine:

--Enfin! dit-il, enfin!!!

En même temps, il s'élança vers l'armoire, l'ouvrit sans bruit, et, poussant le ressort secret, il mit l'intérieur de la cachette à découvert et y plongea la main. Qu'on juge de sa stupéfaction: la place était vide! les billets de banque avaient disparu.

--Envolés les oiseaux! s'écria-t-il. Dieu du ciel! quel coup de foudre!... Décidément, il y a un sort jeté sur cette maison.



XII

Les amours de Suzon.

On se souvient du petit complot qu'avaient tramé ensemble, sous la tonnelle du cabaret des Thernes, le père Lalouette et César Falempin. L'événement servait les deux vieillards. Les choses semblaient s'arranger d'elles-mêmes. Anselme trouvait Suzon fort à son gré; il aimait ses allures vives, l'éclat de ses yeux noirs, la fraîcheur de son teint et le sourire toujours éclos sur ses lèvres vermeilles. Suzon était l'image de la santé et du bonheur, Anselme savait apprécier ces deux avantages. Une ménagère toujours alerte, toujours gaie, représentait à ses yeux une maison où le médecin aurait peu à faire et où l'argent s'emploierait plutôt en aloyaux, qu'en ordonnances. C'était, pour le gros garçon, une perspective pleine d'attraits. Suzon était, d'ailleurs, une cuisinière fort experte: Anselme avait pu en juger. Enfin, pour couronner la question de convenance, César Falempin et le père Lalouette s'étaient expliqués de la manière la plus catégorique. Deux mille francs de dot à la jeune fille, trois mille francs de legs au jeune homme, le tout en actions de la Compagnie péninsulaire, c'est-à-dire en voie de progrès, tels étaient les termes du contrat.

Anselme n'eût pas changé sa position pour celle d'un prince. Aussi le voyait-on prendre le chemin des Thernes toutes les fois que ses fonctions lui laissaient un peu de liberté. Suzon avait l'habitude et presque le pressentiment de ces visites. Quand l'heure était arrivée, son service s'en ressentait; elle allait et venait, en proie à une impatience qu'elle ne pouvait vaincre, paraissait souvent sur la porte du cabaret, et de là plongeait au loin le regard, comme si elle eût cherché quelqu'un, entre les grands arbres du boulevard extérieur. Avait-elle reconnu celui qu'elle attendait, elle rentrait à l'instant, effarouchée et distraite, et se remettait à la besogne avec une ardeur qui servait de masque à sa confusion. Le vieux Lalouette examinait ce manège avec une joie d'enfant et se gardait bien de le troubler. Il était heureux de voir Suzon heureuse; ces amours le charmaient; il y réchauffait son cœur comme au dernier rayon de soleil promis à sa vieillesse. Anselme passa ainsi plus d'une soirée sous le même toit que Suzon. La jeune fille se partageait entre sa clientèle et son futur, tandis que le grand-père tenait tête au jeune homme et décachetait en son honneur une bouteille de vin vieux. On causait de l'avenir, des petits détails du ménage: et Suzon, quoique absorbée en apparence par le mouvement du cabaret, avait toujours une oreille à l'entretien.

Ce qui en faisait le principal aliment, c'était les chances que présentait la Compagnie péninsulaire. Mieux que personne, Anselme se trouvait au courant des mouvements de l'entreprise; il connaissait les fluctuations de la Bourse et ne manquait pas d'en informer les deux intéressés. Les actions n'avaient pas fléchi; on négociait à raison de trente et quarante francs de prime de simples promesses d'actions, c'est-à-dire la chose du monde la plus éventuelle, la plus aléatoire. Le père Lalouette était d'un naturel crédule; cependant, un tel vertige lui donnait à penser.

--Si nous vendions, mon fils, disait-il à Anselme; la dot serait rondelette à présent. Qu'en dis-tu?

--Vendre! père Lalouette, répliquait le jeune homme avec feu; en voilà une idée de l'autre monde! Vous voulez donc nous faire manquer notre fortune?

--Mais non, mais non, répliquait le vieillard; seulement j'ai peur, vois-tu. En l'an II de la république, j'avais pour mille écus d'assignats; c'était notre fortune, je la gardais soigneusement. Sais-tu ce que j'achetai en l'an VIII avec ces mille écus? Une paire de bottes! Cela donne à réfléchir, mon fils.

--Voilà comme vous êtes, vous autres hommes d'âge, reprenait Anselme; il vous semble que c'est toujours à recommencer de la même manière. Le passé est bien loin, père Lalouette. Vous avez vécu dans un temps où personne n'avait de quoi. On cherchait l'argent: enfoui! On cherchait les pierres précieuses: disparues! Aujourd'hui, l'ancien, nous vivons sur des monts d'or. Les millions sortent de dessous terre, et si je ne vous apporte pas tous les jours des poignées d'argent, c'est que j'y mets de la discrétion. Faut voir comme ça roule chez nous.

--Tu m'en diras tant, répondit le père Lalouette. Eh bien, mon fils, puisqu'il en est ainsi, attendons. C'est votre affaire, après tout, plutôt que la mienne.

Le temps s'écoulait dans ces entretiens; et quand le service était complètement fini, Suzon venait s'y mêler. Quoiqu'il régnât entre elle et le jeune homme la familiarité qu'autorise un mariage prochain, la présence du vieillard imposait à Anselme un peu de réserve. Plus d'une fois, il avait demandé une faveur qui, dans les classes populaires, s'accorde presque toujours aux fiancés, celle d'aller se promener avec sa future. Le père Lalouette n'y avait pas consenti. Une fois seulement, il céda, à l'occasion de la seconde fête de Saint-Cloud. Le temps était magnifique; et Suzon semblait se promettre un si grand bonheur de cette partie, que son grand-père n'eut pas le courage de s'y refuser. Les bans étaient en cours de publication; le mariage allait se faire. Le vieillard dérogea donc à ses habitudes de surveillance.

Suzon eut à peine obtenu ce congé, qu'elle vola vers sa chambre. Son plus brillant bonnet, sa robe la plus belle, sa guimpe la plus blanche, elle eut bien vite tout choisi et tout revêtu. Elle était ravissante ainsi, fraîche comme un bouton de rose et légère comme l'oiseau. On eût dit que son pied ne touchait pas la terre, tant il y avait dans sa marche de grâce aérienne et de souplesse dans ses mouvements. Son aïeul, en la voyant si animée, si heureuse, n'eut pas la force de troubler cette joie par des remontrances et des avis:

--Reviens de bonne heure, ma petite; autrement, je serais inquiet: c'est tout, ce qu'il eut la force de dire.

--Oui, bon papa, oui, bon papa, répliqua la jeune fille, sautillant comme une bergeronnette et prenant le bras d'Anselme.

Ils disparurent, et le vieillard les suivit longtemps de l'œil. Le jeune couple prit le chemin de Saint-Cloud. Quoique l'été touchât à sa fin, la campagne était encore magnifique. Des pluies abondantes avaient maintenu le mouvement de la sève, et à côté des feuilles expirantes se montraient partout des bourgeons à peine épanouis. La végétation parcourait ainsi toute l'échelle des couleurs, depuis ce vert tendre qui caresse l'œil comme une promesse, jusqu'à ces tons jaunes qui ont toute l'éloquence d'un adieu. Le ciel était pur, et cependant il régnait dans l'air cette vapeur humide qui signale la marche du soleil vers un autre hémisphère et annonce les brouillards de l'automne.

Anselme et Suzon étaient trop absorbés, dans leurs amours pour s'inquiéter des beautés du paysage. Ils marchaient joyeux au milieu de la foule, qui chaque année et à pareille époque se porte vers Saint-Cloud. Les yeux de la jeune fille tantôt pétillaient de joie à l'idée de la fête, tantôt se voilaient de pudeur quand ils rencontraient ceux de son fiancé. De temps en temps, Anselme s'emparait de sa main; mais Suzon, souple comme une couleuvre, savait toujours la délivrer de ses étreintes. Ces badinages amoureux leur servaient d'entretien et se prolongèrent pendant la route.

Arrivée à Saint-Cloud et mêlée à cette foule, la jeune fille eut un instant le vertige et oublia tout pour le spectacle qui frappait ses regards. La grande allée était envahie par ces industriels forains qui promènent en France les phénomènes de l'art et de la nature: ici une exhibition de figures de cire, là un veau à deux têtes, plus loin, une géante ou une naine, ailleurs des alcides posant sur des tréteaux en costume de combat et montrant leur carrure à la foule en guise de défi.

Suzon n'avait jamais rien vu de si bruyant ni de si merveilleux; le père Lalouette fuyait de telles cohues et n'eût pas voulu y exposer son enfant. Aussi la jeune fille éprouvait-elle un sentiment de plaisir mêlé d'effroi; elle ouvrait des yeux éblouis et pressait le bras d'Anselme pour s'assurer d'un protecteur. Cependant, par degrés, l'émotion s'apaisa pour faire place à la curiosité. Le moindre détail attirait l'attention de la jeune fille, et Anselme se prêtait avec la complaisance d'un amoureux à toutes ses fantaisies. Ils parcoururent ainsi le programme des réjouissances populaires. Suzon voulut voir les géantes et assister au repas des grands serpents d'Amérique. Anselme s'y prêta de bonne grâce. Elle voulut juger du mérite des lapins savants et visiter Napoléon à son lit de mort, entouré de ses compagnons d'infortune, le tout en cire: Anselme s'exécuta. Suzon s'assit sur le fauteuil où l'on pèse les amateurs, elle tira toutes sortes de macarons, fit même partir l'arbalète. Il était dit qu'elle épuiserait ce jour-là tous les plaisirs permis et d'autres peut-être.

Pauvre Suzon, elle était ivre de ce bruit, de ce mouvement, de ce spectacle, et sa tête s'exaltait.

Un mouvement qui se fit sentir dans la foule les attira vers un autre point du parc. Les eaux allaient jouer: des murmures confus l'annonçaient au loin. Anselme et Suzon se dirigèrent de ce côté, coudoyant, coudoyés, cherchant à s'ouvrir une voie vers les bassins, afin de ne rien perdre de ce spectacle. A force de persévérance et de meurtrissures, ils arrivèrent en première ligne, juste au moment où le grand jet montait vers le ciel, et où la cascade déroulait ses nappes d'argent. Dans ce cadre de verdure, et sous les feux du soleil qui s'abaissait à l'horizon, ce mouvement des eaux avait quelque chose de magique. Mille arcs-en-ciel se formaient çà et là, pour disparaître peu d'instants après, et les ormes eux-mêmes voyaient se refléter sur leur robe verte toutes les nuances du prisme. Suzon était émerveillée; une rêverie vague avait succédé à sa pétulance enfantine; elle semblait comme enchaînée à cette scène, digne des contes orientaux, à ce jeu brillant des eaux et de la lumière.

Le programme des plaisirs populaires n'était pas épuisé; il restait encore la vue du panorama que l'on embrasse du haut de la lanterne de Saint-Cloud. Anselme décida, Suzon à quitter les bords du bassin, et ils gravirent ensemble les pelouses vertes qui s'étendent jusqu'à Ville-d'Avray. Arrivé devant l'observatoire, le jeune homme s'engagea hardiment dans l'escalier qui conduit à la galerie supérieure; mais Suzon, voyant l'obscurité qui y régnait, refusa obstinément de l'y suivre. Un sentiment instinctif de pudeur veillait en elle et la défendait. Anselme n'insista pas, on redescendit vers le théâtre de la fête. Suzon s'était habituée à ce bruit; elle put mieux voir et mieux jouir de ce qu'elle voyait. La partie devait être complète. On dîna en plein air devant l'une de ces échoppes improvisées qui sont les restaurants des foires. Anselme se fit servir une friture qu'il arrosa d'un petit vin blanc, et plus d'une fois il remplit jusqu'aux bords le verre de sa compagne. Suzon n'y mit pas de façons; elle but sans crainte, comme un enfant du peuple. Sa tête se monta à ce jeu; elle y perdit la réserve que jusque-là elle avait su garder. La soirée se compléta par la bière et les échaudés; et quand, au soleil couchant, le couple reprit le chemin des Thernes, la jeune fille n'avait plus la même liberté d'esprit que pendant la promenade matinale. Elle était moins forte et moins bien gardée; Hélas! que de filles du peuple succombent de cette façon, et expient une heure d'imprudence par le deuil d'une vie entière!

Peut-être Anselme n'avait-il pas apporté en ceci le moindre calcul. Suzon était sa future; il devait tenir à la respecter. Cependant, l'effet du vin se faisait aussi sentir chez lui; et ce ne fut pas sans dessein qu'il choisit, pour regagner les Thernes, la grande allée du bois de Boulogne. C'était, du reste, le chemin le plus court et le plus beau; Des voitures le traversaient; beaucoup de piétons s'y étaient engagés; on marchait ainsi de compagnie. Suzon avait des élans de folle joie; elle bondissait comme une biche. Anselme chantait des refrains joyeux, et, de temps en temps, prenait familièrement la taille de la jeune tille. Elle résista d'abord, se défendit, se fâcha, puis céda.

--Allons! disait-elle, c'est mon fiancé!

La capitulation commençait. La nuit s'était faite, et le couple marchait désormais à la clarté d'une nuit sereine. Ce demi-jour enhardit Anselme; il arracha à la pauvre enfant une faveur après l'autre; et, quittant l'allée que suivait la foule, il l'entraîna vers l'un des mille sentiers qui sillonnent le bois de Boulogne.

--Bah! disait Suzon en le suivant sans défiance, c'est mon fiancé.

Il était dix heures du soir, et, depuis trois heures, le père Lalouette se promenait devant la porte de son cabaret en proie à une inquiétude profonde. De temps en temps, il portait les yeux vers les profondeurs du boulevard, et cherchait à démêler dans l'obscurité s'il n'apercevait pas au loin le couple qu'il attendait. Quand cet espoir était trahi, il se frappait le front en disant:

--Les malheureux enfants! Ils me feront mourir.

En même temps, il reprenait son poste d'observation, poussant des reconnaissances tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre.

--Je n'aurais pas du les laisser partir, ajoutait-il; j'avais un pressentiment qu'il arriverait quelque malheur. Pourvu qu'on ne les ait pas écrasés dans cette foule. S'ils étaient tombés dans l'eau! Si Suzon s'était égarée! Quel tourment, bon Dieu! quel tourment!

Ce monologue se prolongea pendant toute la soirée. Quelques amis du père Lalouette vinrent le voir; il les dépêcha dans diverses directions en leur recommandant de lui ramener sa fille morte ou vive. Aucun client ne fut accueilli ce soir-là; ils se retiraient d'eux-mêmes, en voyant le front soucieux du vieillard. Enfin, vers dix heures et demie, Lalouette allait fermer sa maison pour courir lui-même à la recherche de Suzon, quand elle parut devant lui toute seule.

--Bonsoir, grand-père, lui dit-elle en se précipitant dans ses bras.

La surprise et le saisissement empêchaient Lalouette de répondre; il regardait sa fille comme pour s'assurer de sa présence.

--Suzon! Suzon! s'écria-t-il enfin, c'est bien toi, n'est-ce pas, Suzon?

Ses yeux étaient pleins de larmes, sa physionomie portait les traces des inquiétudes qu'il venait d'éprouver.

--Oui, grand-père, c'est moi, remettez-vous, dit-elle.

--Mais d'où sors-tu donc, mon enfant? ajouta le vieillard. Te voilà seule! et où est Anselme?

--Nous étions en retard, grand-père; il m'a quittée à la barrière pour aller plus vite à sa besogne. Voyons, tranquillisez-vous, me voici.

Le vieillard l'embrassa avec effusion; la vue de sa fille le ranima peu à peu.

--Méchante enfant! dit-il avec tendresse.

--C'est vrai, grand-père, j'ai tort, répondit Suzon; mais je ne vous quitterai plus. Rentrons, je suis rendue. C'est si loin Saint-Cloud. Oh! quelle journée! quelle journée! ajouta-t-elle avec un accent plein de mélancolie.

Elle acheva de fermer le logis, embrassa son aïeul et monta dans sa chambre. Tout autre qu'un vieillard aurait pu, en examinant la jeune fille, voir un sentiment douloureux empreint dans ses traits et sur son visage les traces de larmes récentes. Suzon, à peine enfermée chez elle, se jeta à genoux au pied de son lit.

--Mon Dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle, faites que tout ceci tourne à bien.



XIII

Les caprices de madame la baronne.

Quoique Emma fût préparée à la mort de son père, cet événement la jeta dans un abattement profond. Elle restait seule au monde, avec Muller pour tout appui, presque désarmée contre les intrigues et les haines qui allaient l'assaillir. Ce qui navrait son cœur, c'était moins les soucis de la fortune que la douleur de voir s'en aller les affections les plus chères. Un regret se mêlait, en outre, à ce deuil, celui d'avoir trop docilement obéi aux ordres qui l'éloignaient du fauteuil du malade, et de l'avoir abandonné à des soins mercenaires. Il lui semblait qu'elle aurait dû tout braver, même la colère d'une marâtre, plutôt que de négliger ce devoir et de consentir à cette séparation.

Ces combats intérieurs, cette amertume contenue amenèrent une crise: Emma tomba sérieusement malade. Une langueur maladive s'empara d'elle et pesa sur tous les organes de la vie. Le désordre ne se caractérisait par aucune lésion appréciable: c'était un dégoût général, une lassitude invincible. Tout mouvement répugnait à la malade. Plusieurs fois, elle essaya de se lever et ces tentatives aboutirent à de dangereuses syncopes. Le docteur ordonna alors un repos complet, et maintint autour du lit les consignes les plus sévères. Les accès de fièvre se multipliaient; il fallut les combattre; Des symptômes nerveux se déclaraient à propos de la moindre émotion; on n'admit plus dans la chambre que les femmes de service. Muller lui-même passait sa journée dans le salon d'étude, et ne voyait Emma que de loin en loin, comme à la dérobée.

A la première nouvelle du danger qui menaçait sa cousine, Paul Vernon était accouru. Il voulut pénétrer jusqu'à elle; on lui opposa les ordres rigoureux du médecin. Le jeune homme ne s'y résigna qu'avec peine. Il avait toute l'exaltation de son âge et les ardeurs impatientes d'un premier amour. Désormais son existence sembla attachée à celle de la malade; il assiégea l'hôtel, y parut plusieurs fois par jour, tantôt en proie à une mélancolie sombre, tantôt s'attendrissant jusqu'aux larmes. Si Emma eût succombé aux premières atteintes du mal, Paul se trouvait dans toutes les conditions nécessaires pour pousser jusqu'au bout le sacrifice. Son plan était fait; il ne laisserait pas l'élégie incomplète et y ajouterait un dernier épisode. Le bon Muller recevait ces tristes confidences et pleurait avec son jeune ami.

Tant que le général avait vécu, les fréquentes visites de Paul Vernon n'avaient pas été remarquées de la baronne. Sa pensée était ailleurs. Avec un esprit plus libre, elle examina mieux ce qui se passait autour d'elle, et devina l'idylle qu'on lui avait cachée. Les cœurs blasés sont impitoyables: sur-le-champ elle se mit en quête et chercha comment elle pourrait troubler ces jeunes amours. Une dépravation en amène toujours une autre: les vices s'engendrent comme les vertus. Quand on a cédé une fois sur un point quelconque au génie du mal, il est rare qu'il ne remporte pas une victoire complète. La baronne ne s'en défendait plus: toute pudeur était morte en elle. Ses dérèglements n'avaient pas même l'excuse des sens; son imagination seule était dissolue. Ses fautes avaient été des calculs ou des fantaisies, le résultat d'un système et non d'un entraînement. Née pour l'intrigue, elle se sentait malheureuse quand l'aliment lui faisait défaut. Depuis la mort du général, un vide s'était fait à ses côtés: il lui manquait une victime. Qu'on juge du secret plaisir que lui fit éprouver la découverte de cette passion, éclose à l'ombre de l'hôtel, et presque sous ses yeux. Un peu de dépit s'y joignait: elle avait été prise pour dupe. L'esprit de vengeance se mêlait ainsi à l'instinct du mal.

Jusque-là, elle n'avait remarqué Paul qu'en passant, comme on remarque un beau cavalier, sans nourrir aucun projet sur son cœur ou sur sa personne. Dès qu'elle vit en lui un homme à succès, elle résolut de faire tourner ses heureuses dispositions à son profit et de réaliser sa conquête. La maladie d'Emma secondait ce dessein; la baronne s'empressa d'en profiter, de mener rondement l'aventure, fallût-il, au besoin, brusquerie dénouement. Elle épia le moment où Paul venait à l'hôtel pour s'informer de l'état de sa cousine et arrangea les choses avec tant d'adresse, que des rencontres journalières s'ensuivirent. Cette femme, si impérieuse, prenait au besoin les airs les plus caressants et les plus doux. Elle entraîna le jeune homme dans son boudoir, flatta sa passion, parla d'Emma avec le ton du plus tendre intérêt et lui reprocha de ne l'avoir point mise dans ses confidences. Paul écoutait ses paroles avec enchantement, et les heures s'écoulaient dans ces dangereux tête-à-tête. Cependant Éléonore en venait peu à peu à son but; et, moins préoccupé, le jeune homme aurait pu sentir le dard de l'aspic caché sous ces fleurs:

--Vous l'aimez donc bien? lui disait la baronne.

--Si je l'aime! madame, répondait Paul; mais, qui ne l'aimerait pas! Emma est si belle!

--Pourvu que la maladie épargne sa fraîcheur! disait la baronne.

--Elle est si bonne! ajoutait Paul; c'est un ange, madame. La terre n'a rien vu de plus parfait.

--Oui, beaucoup de douceur, répondait Éléonore. C'est sans prix en ménage: la douceur efface tant de petits ennuis!

--Des ennuis, disait le jeune homme avec chaleur; qui pourrait en causer à une créature aussi adorable!

--Mon Dieu, personne, répliquait la baronne; mais qui peut répondre de l'avenir? La gêne, les embarras de fortune changent tant l'humeur des hommes!

En prononçant ces derniers mots, Éléonore appuyait sur chacun d'eux avec une intention perfide. Paul fit un mouvement, elle sourit: le coup avait porté. Le poignard était dans la plaie; il ne s'agissait plus que de le retourner et d'agrandir la blessure:

--Sans fortune, Paul, ajoutait-elle, il est rare que le bonheur dure. La misère est un si triste voisin pour l'amour; comme il s'y effarouche, comme il s'enfuit à tire-d'aile! Croyez-moi, mon ami, j'ai sur vous le triste privilège de l'expérience: n'épousez qu'une fille riche. Hors de là tout est sombre. Avec la richesse, on se console de tout; avec l'indigence, on ne jouit de rien. A vingt ans on aime, à vingt-cinq ans on calcule; vous voyez que le calcul règne plus longtemps que l'amour. Cinq ans d'illusion, quarante ans de réalité. C'est à choisir.

Cette théorie positive était celle dont Paul s'était inspiré dans les premiers moments de sa liaison; et si plus tard le cœur s'était mis de la partie, le jeune homme n'en restait pas moins le fidèle disciple de Granpré et de l'école des gens d'affaires. Aussi se sentait-il pénétré d'un froid mortel eu voyant l'insistance que mettait la baronne à revenir sur ce chapitre. C'était une des fibres délicates de son âme; on ne pouvait y toucher sans le faire souffrir. Éléonore s'en apercevait et prolongeait le supplice:

--Pauvre amoureux! disait-elle, vous serez héroïque; vous saurez affronter la privation! Allons, c'est bien. Vous êtes un grand cœur.

--Mais, madame, répliqua Paul en abordant ce thème pénible, cet éloge ne peut pas s'adresser à moi: Emma est riche.

--Riche! dit la baronne, qui le sait?

--Le général ne l'était-il pas? répondit Vernon que ce doute pénétrait d'inquiétude.

--L'est-on jamais quand on joue à la Bourse? dit Éléonore en fixant sur Paul un œil qui sondait les derniers replis de sa pensée; l'est-on quand on spécule sur des entreprises chanceuses, quand on y engage imprudemment tous ses fonds? Retenez bien ceci, mon neveu, ajouta-t-elle: un joueur n'est jamais riche, et le général jouait.

Ces insinuations versaient le désenchantement goutte à goutte dans le cœur du jeune homme. Éléonore y revenait chaque jour et envenimait la blessure. Paul aimait encore, mais sa passion n'était plus sans mélange. L'idée d'un mariage avec Emma lui avait toujours semblé inséparable d'une position opulente, d'un grand état de maison; et tout ce que l'on retranchait de ce beau rêve était autant d'enlevé au prestige de son amour. D'un autre côté, la baronne poursuivait ses opérations et les portait sur un terrain plus délicat. Tout ce que la perfidie a de ressources, tout ce que la coquetterie a de ruses fut employé pour pervertir ce jeune homme et le jeter dans les filets de la sirène. Paul s'habitua peu à peu à venir à l'hôtel, moins pour Emma que pour Éléonore. On l'enlaça sans qu'il eût la force ni le désir de se défendre. Il se croyait assez fort pour rompre ce lien, aussitôt qu'Emma le rappellerait près d'elle. À peine y voyait-il une distraction, un passe-temps sans conséquence.

Granpré ignorait tout: la baronne s'était cachée de lui avec le plus grand soin. Les heures des rendez-vous étaient celles où on le savait occupé à la Bourse et dans l'impossibilité de quitter ce poste d'honneur. Tous les valets de la maison étaient à la dévotion d'Éléonore, qui les tenait subjugués sous un commandement de fer. Ainsi madame la baronne pouvait pousser jusqu'au bout ce caprice: elle n'avait à craindre ni les surprises ni les représailles. Ce cœur blasé s'y intéressa: c'était une incursion dans les domaines de l'inexpérience et de la jeunesse; il y avait là tout l'attrait du fruit nouveau. Peut-être Éléonore, plus sûre de son triomphe, eut-elle poussé les choses jusqu'à un éclat et à une folie. Les événements l'en empêchèrent.

Un jour le notaire de Granpré vint le chercher dans le temple même où il se livrait à ses sacrifices habituels, dans la Bourse, aux abords de la corbeille. Il s'agissait d'un acte fort pressé qui devait être enregistré le jour même, sous peine de dommages. Une seule formalité y manquait encore: la signature de la baronne; il fallait l'obtenir avant trois heures. Granpré eût bien dépêché quelqu'un vers l'hôtel; mais Éléonore n'eût rien signé sans son assistance et son conseil. Il n'y avait pas à balancer; l'homme d'affaires se décida à quitter sort poste de joueur et lança son cabriolet dans la direction du faubourg du Roule. Arrivé à sa destination, il descendit rapidement de voiture, s'élança avec toute la légèreté que comportait son âge vers le perron de l'hôtel, traversa comme un éclair le vestibule, et s'engagea dans les pièces qu'occupait la baronne. Les portes étaient ouvertes, et le pied de l'homme d'affaires foulait à peine le sol; il allait pénétrer ainsi jusqu'au sanctuaire familier, et cherchait déjà dans son portefeuille la pièce qu'il devait présenter à signer, quand un bruit de voix frappa son oreille. Il reconnut celle de Paul Vernon, et s'arrêta muet de surprise.

--Granpré! disait la baronne.

--Oui, Granpré, Granpré, répliqua son interlocuteur.

Un bruit sec retentit alors, comme celui d'un coup d'éventail, et quelques éclats de rire s'y mêlèrent.

--Enfant, dit Éléonore, où avez-vous la tête?

--Mais oui, on l'assure, répliqua Paul.

--Taisez-vous donc, méchant! ajouta la baronne. C'est bien vilain, ce que vous dites-là, monsieur.

A l'appui de ces mots résonna un second bruit qui frappa Granpré de stupeur. Sa figure garda l'immobilité d'une tête de Méduse; son teint, naturellement pâle, devint d'une blancheur de marbre: on eût dit une statue; pas un mouvement, pas un geste ne trahissait ses impressions, et pourtant il était impossible de ne pas distinguer un grand combat intérieur sous cette enveloppe inanimée. Chaque muscle semblait crispé, chaque fibre émue; l'œil était fixe, mais brillant, la bouche contractée, la narine ouverte. Il écoutait toujours.

--Serez-vous plus sage une autre fois? disait Éléonore. Quels soupçons injurieux!

--Dame! c'est un bruit, répliqua Paul.

--Fi donc, monsieur! Est-ce que vous seriez jaloux, par hasard?

Après quelques secondes d'hésitation, Granpré comprit qu'il fallait prendre un parti. Au lieu d'aller droit vers les interlocuteurs et de paraître en Jupiter tonnant sur le lieu de la scène, il revint sur ses pas avec une infinité de précautions, calculant sa marche de manière à n'être point aperçu.

--C'est dans l'ordre, se disait-il tout bas. Madame la baronne est femme de précaution; il lui faut des rechanges. Loi du talion, voilà tout: soyons philosophe.

En achevant ces mots, il regagna le vestibule et ouvrit la porte avec bruit pour attirer l'attention des valets. L'un d'eux arriva et parut fort surpris de voir l'homme d'affaires à cette heure. On appela la femme de chambre de confiance, qui prit les devants pour aller annoncer cette visite inattendue. Granpré ne parut pas s'inquiéter de ce mouvement et de ces embarras; il se dirigea avec une tranquillité parfaite vers la pièce où était Éléonore; il la trouva seule. Il s'y attendait, fit son entrée le plus naturellement du monde, et, se parant de son plus aimable sourire:

--Ma chère, lui dit-il, voici encore un ennui d'avocats: une pièce à signer. Cela presse; autrement je ne serais pas venu vous déranger à ces heures-ci.

--Donnez, Granpré, répondit la baronne en prenant l'acte et s'asseyant à son bureau, donnez vite.

Malgré le calme apparent d'Éléonore, la signature qu'elle apposa sur cette pièce ne fut pas tracée d'une main ferme; sa conscience parlait pour la première fois et se trahissait par un tremblement involontaire.

Quelques jours après cette scène, Emma obtenait enfin de son docteur la permission de se lever, et, appuyée sur le bras de Muller, elle faisait quelques tours de promenade dans sa chambre. Le bon Allemand avait suivi les diverses phases de l'intérêt que Paul Vernon portait à la malade. Dans les premiers jours, c'était un sombre désespoir et l'intention bien manifeste de ne pas lui survivre, puis cette exaltation avait fait place à une passion de plus en plus raisonnable. Muller n'était pas un grand clerc en matière de sentiment; cependant il voyait là-dessous les variations d'un cœur volage. Aussi fut-il bien embarrassé quand la jeune fille, souffrante encore, parla de son amour comme du seul débris qui eut survécu dans le naufrage de ses pensées:

--Et Paul, dit-elle en interrogeant de l'œil son précepteur, est-il venu souvent?

Le pauvre homme comprit que la perte d'une illusion serait le coup de mort pour la jeune fille, il prit l'héroïque résolution de la tromper jusqu'à ce qu'elle eût la force de supporter d'autres douleurs....

--Très-souvent, répliqua-t-il, très-souvent!

--Mais encore! dit en insistant Emma.

--Mon Dieu! tous les jours! répondit Muller. C'est un garçon si dévoué que M. Paul.

--Bon ami, s'écria la jeune fille en laissant échapper une larme, répétez-moi donc cela! C'est du baume qui tombe sur mon pauvre cœur.



XIV

Des spéculations en Espagne.

Les insinuations de la baronne au sujet de la fortune d'Emma n'avaient pas été perdues pour Paul Vernon. Le jeune homme était trop de son temps et à trop bonne école pour négliger un objet aussi essentiel. Il alla aux informations, interrogea doucement Granpré, parcourut les titres qui se trouvaient sous sa main, parvint jusqu'au notaire de la famille et se pourvut d'un bordereau d'hypothèques. Le résultat de cette enquête fut si triste, qu'il en fut épouvanté. D'une fortune immobilière, naguère considérable, il ne restait plus que l'hôtel du faubourg du Roule, dont la valeur n'excédait guère 150,000 francs et sur laquelle pesait désormais le douaire d'Éléonore. En biens liquides, on pouvait compter les 4,000 actions de la Compagnie péninsulaire; mais Paul put se convaincre par lui-même que la plus grande partie de ces titres avaient été substitués et aliénés. Quant aux sommes d'argent, Granpré en était le détenteur: la fortune d'Emma se trouvait à la merci de cette âme chevaleresque. Paul n'avait aucun motif de soupçonner son patron: cependant il frémit pour sa cousine. Quand il la revit, sa physionomie porta l'empreinte des sentiments qui l'assiégeaient. Ce n'était plus ni le même élan ni le même abandon; quelque chose de froid et de contraint régnait dans ses manières et glaçait jusqu'à ses témoignages d'intérêt.

Il faut dire qu'Emma était bien changée: cette courte maladie avait laissé sur sa figure des traces profondes. La beauté y régnait encore, mais une beauté tout autre. Plus de fraîcheur, plus de ces couleurs vives empruntées à l'air des Vosges, et que Paris avait jusque-là respectées: l'éclat avait disparu, l'embonpoint aussi. Mais, en revanche, les traits de la jeune fille s'étaient animés d'un idéal touchant et d'une grâce incomparable. Les yeux semblaient s'être agrandis et briller d'une expression plus douce; les chairs avaient pris une telle transparence, qu'on eût cru voir, à travers leur tissu, éclore la pensée et circuler la vie la parole même avait un accent plus mélancolique et plus pénétrant. C'était presque une autre femme, moins belle pour des yeux vulgaires, ravissante pour un artiste.

Paul Vernon n'était point artiste: on l'est peu dans le monde des gens d'affaires. Il tenait à la beauté positive et cherchait la réalité jusque dans ces détails. Aussi l'impression qu'il ressentit à la vue de sa cousine, dans les premiers jours de sa convalescence, ressemblait-elle plutôt à de la compassion qu'à de l'amour. Sa tendresse manquait de chaleur; elle avait un caractère paisible, amical, presque fraternel. Il la plaignait, il la consolait: quand elle exprimait un désir, il s'empressait de le satisfaire, mais il ne le prévenait pas. On voyait qu'il se possédait, qu'il était maître de lui-même. Pendant que l'âme d'Emma semblait s'en aller vers lui, Paul mesurait, pour ainsi dire, son amour et ne s'y livrait jamais en entier. A côté de ce sentiment, il y avait toujours une place chez lui pour le calcul et pour l'intrigue. Quelle que fût sa candeur la jeune fille s'aperçut de ce changement. Elle dévora d'abord son chagrin en silence et comprima les angoisses d'un cœur ulcéré.

Cette souffrance sourde avait ses périls: Muller le devina aux altérations nouvelles qu'éprouvait la santé d'Emma. Le digne homme reprit alors le rôle auquel il s'était voué. Son plus grand souci fut d'excuser Paul, de trouver un motif à ses froideurs apparentes. Muller était une âme droite, incapable de trahir la vérité, même en des circonstances insignifiantes et pour ces questions de convenance auxquelles on la sacrifie si souvent. Pour préserver Emma d'une rechute, il dérogea à cette sincérité, honneur de sa vie; il devint ardent, ingénieux pour le mensonge; il inventa mille ruses pour tromper cette chère âme, si heureuse d'être abusée. C'était entre eux des querelles sans fin, des explications interminables. Emma accusait Paul; Muller prenait sa défense. L'une analysait avec une susceptibilité minutieuse les manières, les procédés de son cousin; l'autre trouvait réponse à tout, écartait les objections et restait maître du champ de bataille. Emma aimait tant à avoir tort; elle était si radieuse quand Muller détruisait une à une ses inquiétudes et ses vagues jalousies.

--Vous avez beau le défendre, disait-elle d'une voix mutine, il n'a pas été bien pour moi aujourd'hui. Non, mon bon ami, il n'a pas été bien.

--Mais au contraire, répliquait Muller; j'ai été enchanté de lui. Vous, ne savez pas combien ils sont absorbés, ces hommes de cabinet. Il faut faire la part des soucis, mon enfant. Paul est lancé; il a pris une carrière chanceuse. Quoi d'étonnant qu'il ait l'air préoccupé?

--Sans doute, disait Emma; aussi ce n'est point à lui que j'en veux, mais à ces maudites affaires. La vilaine invention!

--Allons, mon enfant, voilà que vous vous promenez encore dans les nuages, reprenait Muller. La vie du monde n'est pas celle des contes des fées. Un peu moins d'imagination, et tout ira bien.

--Vous croyez, bon ami? disait Emma consolée. C'est donc encore moi qui ai tort. Allons, soit. J'ai une si mauvaise tête!

D'autres fois, le stratagème était poussé plus loin. Quand la jeune fille inclinait vers l'abattement, Muller épuisait les ressources de son esprit et allait jusqu'à l'invention. C'était alors un entretien particulier qu'il avait eu avec Paul et qu'il racontait à sa manière. Il y déployait les trésors d'affection que la nature avait mis dans son cœur. Emma demeurait enchaînée à ces récits charmants, à ces détails empreints de la plus douce tendresse; elle retenait jusqu'à son souffle pour n'en rien perdre et s'émerveillait de la grâce qui y régnait. L'illusion était complète; elle croyait entendre son cousin et se laissait bercer par ces confidences comme un enfant par le chant de sa nourrice. Muller calmait ainsi sa blessure et endormait ses douleurs:

--Mon enfant, disait-il en forme de conclusion obligée, un peu de patience, Paul vous aime bien; tout s'arrangera.

--Que le ciel vous entende! répondait la jeune fille.

Les attentions du bon Allemand ne se bornaient pas à ces détails; il y joignait les surprises les plus délicates. Tantôt c'était un livre nouveau que Paul envoyait à sa cousine, tantôt quelques fleurs de choix dont il avait orné les vases de sa cheminée. L'esprit de la jeune fille était ainsi tenu en haleine; mille soins suppléaient aux absences du beau cousin et les rendaient moins cruelles. Plus d'une fois celui-ci se trouva fort embarrassé des remerciements qu'on lui adressait pour des raffinements auxquels il n'avait pas songé et des délicatesses dont il n'avait pas le mérite; mais, quelques signes de Muller le mettaient au courant, et il se prêtait de bonne grâce aux petites ruses du précepteur. Il avait tous les profits du rôle sans en avoir en les soucis: c'était tout bénéfice.

Un jour pourtant Muller fui mis à une rude épreuve. Descendu dans le jardin avec son élève, il la voyait avec plaisir, se distraire et songer à ses fleurs longtemps négligées. Armée d'un râteau, elle les délivrait des corps parasites qui en obstruaient les tiges et rétablissait un peu d'ordre dans leur disposition. Comme dernière marque d'intérêt, elle voulut de sa main arroser celles qui lui semblaient le plus languissantes, et se dirigea vers le petit réduit où le jardinier déposait ses instruments.

On a vu que l'un des côtés de l'hôtel était occupé par une serre vitrée, construite en saillie. C'est là qu'Éléonore recevait ses visites: aussi, rarement Emma portait-elle ses pas de ce côté; elle respectait le mystère dont la baronne aimait à s'entourer. Quand la végétation avait toute sa vigueur, les vitres de la serre étaient en outre protégées par un double rideau de verdure, l'un au dedans, l'autre au dehors. Mille liserons s'y entrelaçaient et y suspendaient leur feuillage, de manière à rendre l'intérieur de cette pièce impénétrable au regard. Sur l'arrière-saison seulement, et quand la sève manquait aux plantes, il se créait, dans ce store touffu, des solutions de continuité qui permettaient à un œil curieux de plonger dans les profondeurs de la serre.

La fatalité voulait que l'endroit où le jardinier déposait ses outils se trouvât placé du même côté; Emma fut dès lors obligée de déroger à sa réserve habituelle. Elle côtoya la serre, et involontairement y jeta les yeux. Tout à coup une pâleur effrayante couvrit ses traits: elle s'arrêta comme foudroyée; puis, recueillant ses forces, elle s'enfuit vers Muller, surpris de cette course éperdue.

--Qu'y a-t-il, mon enfant? s'écria le précepteur.

Elle ne put lui répondre, et tomba à demi morte entre ses bras: ce ne fut qu'à force de soins qu'il parvint à la rappeler à la vie. La crise était trop violente pour que la jeune fille pût en raconter la cause. Un tremblement nerveux la dominait; elle avait à peine la force de prononcer quelques paroles confuses.

--Il est là, dit-elle en montrant le pavillon de la baronne; il est là.

--Qui donc? répondit Muller.

--Qui? répliqua-t-elle en accompagnant ces mots d'un regard plein d'angoisse; vous le demandez, bon ami!

Muller comprit tout. Il chercha à expliquer les motifs qui pouvaient amener Paul Vernon auprès de la baronne; mais sa tactique échoua cette fois: le trait avait porté trop avant, le cœur était touché et devait saigner éternellement de la blessure. De son côté, Granpré, à la suite de l'aventure où il avait joué un rôle si prudent, s'était montré conséquent avec son système et fidèle à ses premières déterminations. Il restait impassible et impénétrable. Tout autre qu'un homme supérieur eût versé sur Paul une partie de ses rancunes; il pouvait, en sa qualité de chef, lui faire expier son bonheur par de mauvais procédés, par un manque d'égards, par un surcroît de besogne; un esprit vulgaire n'y eût pas manqué. Granpré fit le contraire. Paul Vernon, qui n'avait été jusqu'alors à ses yeux qu'un mince employé, novice encore, gâté par la manie des lettres et peu propre à des succès industriels, devint tout à coup son ami, son protégé, presque son confident. Il lui tendit la main, l'éleva jusqu'à lui, l'intéressa à diverses affaires, se chargea de son éducation. Les relations qu'ils avaient ensemble changèrent entièrement de nature et prirent un caractère d'intimité. Ce n'était plus de commis à patron, mais d'associé à associé. Paul trouva la métamorphose fort de son goût et se mit bientôt au niveau de son rôle.

L'une des sollicitudes de Granpré était toujours la concession, d'un chemin de fer espagnol. L'opération était à la veille de se conclure; seulement, le gouvernement de Madrid se refusait à une concession directe; il voulait essayer des voies de l'adjudication et de la concurrence. Aucune influence n'avait pu vaincre cette détermination. On comprend que Granpré n'en était satisfait qu'à demi. Il eût préféré conduire sa négociation à huis clos et s'y ménager les avantages que procure toujours un arrangement direct. Granpré avait la mesure des consciences espagnoles; il s'était promis de ne rien épargner pour les assoupir. L'adjudication publique renversait cette combinaison. Tout au plus pouvait-on se flatter de surprendre le minimum du Trésor; et de faire éliminer quelques concurrents incommodes. Cette perspective troublait la sécurité de l'homme d'affaires: au lieu d'un terrain solide, il foulait un terrain mouvant; au lieu d'un jeu sûr, il en était réduit à un coup de dé, et les dés étaient à peu près sincères.

Cependant, il était temps d'agir: l'adjudication devait avoir lieu dans la quinzaine. La plupart des compagnies avaient arrêté leurs dernières instructions, et envoyé des représentants en Espagne. Granpré seul demeurait en arrière; enfin, il se réveilla. Il fixa avec ses principaux intéressés les bases de son offre; et quand il s'agit de nommer un fondé de pouvoirs, ce fut le nom de Paul Vernon qu'il fit prévaloir sur tous les autres. Ainsi s'expliquait la tactique qu'il avait suivie; ainsi se justifiait sa combinaison. Granpré en était arrivé à l'heure des coups décisifs; il lui fallait opérer sur un terrain sûr, avec une entière liberté d'esprit et toute la plénitude de ses moyens. Il ne voulait pas que les événements pussent ni le troubler ni le surprendre.

Paul accepta avec joie la mission qui lui était confiée: le mouvement, l'action plaisent toujours à la jeunesse. Il allait voir du pays, parcourir des sites pittoresques, s'assurer par ses yeux du teint des Andalouses. A vingt-cinq ans, quoi de plus enchanteur? Il partit, et à peine prit-il le temps d'aller faire ses adieux à l'hôtel du faubourg du Roule. L'idée d'un lointain voyage l'enivrait, remplissait son imagination. Granpré avait calculé tout cela; il avait aussi compté sur les bénéfices de l'absence.

Quinze jours s'écoulèrent sans que Paul donnât signe de vie. L'homme d'affaires n'avait pas compté sur un silence aussi long, et il commençait à craindre qu'un gros de bandits ne l'eût délivré de son rival. Ces gens-là l'auraient trop obligé: il n'avait aucun goût pour ces méthodes expéditives. Enfin, une lettre timbrée de la capitale de toutes les Espagnes arriva à son adresse, et il en brisa le cachet avec une impatience mal contenue. Voici ce que portait cette dépêche, revêtue d'un sceau de cire noir:

Madrid, le....

«Mon cher Granpré,

«Rasés! enfoncés! Permettez-moi de me servir de ces expressions pittoresques pour vous annoncer notre désastre. C'est la Compagnie Transpyrénéenne qui triomphe. Dieu nous garde de victoires pareilles: elles brûlent les doigts.

«Vous savez, mon cher, que j'étais porteur d'une offre magnifique: vingt-huit ans de concession, plus une rivière en diamants pour la reine Isabelle, et dix-sept châles de cachemire destinés aux dames les plus influentes de la cour. C'était bien, c'était complet; vous aviez tout prévu avec l'œil de l'aigle et la prudence du caméléon. Sitôt arrivé, j'ai eu le soin de répandre le bruit de cette rivière de diamants et de ces châles dans l'enceinte de la camarilla; et dès le jour même, les grands et les petits d'Espagne se sont intéressés au succès de la Compagnie Péninsulaire.

«Tout allait au mieux; il ne s'agissait plus que d'affronter cette abominable adjudication. C'est hier qu'elle a eu lieu; le ministre y présidait. Figurez-vous, mon cher, un nombre incalculable de compagnies, toutes avec leur capital en tête et leurs fondateurs en queue, s'alignant les unes à côté des autres dans le cabinet du ministre. Pas moyen d'y entrer; on se battait à la porte; il fallut envoyer chercher la gendarmerie castillane. Enfin il y eut une transaction; les compagnies défilèrent une à une, à tour de rôle. Chacune d'elles déposait sa souscription et se rangeait ensuite le long du mur. Ce défilé dura trois heures; encore y eut-il vingt-deux compagnies qui renoncèrent avant le combat. Quand cette formalité fut remplie, le ministre se trouva absorbé sous une masse de souscriptions scellées et cachetées; elles formaient un rempart autour de lui et menaçaient de l'engloutir. C'est là l'un des privilèges des ministres espagnols. Celui-ci semblait fier du sien: ce n'est point un homme difficile.

«Pendant que tout ceci se passait, les compagnies se mesuraient de l'œil et échangeaient des gestes provocateurs. Il y avait de la passion dans l'atmosphère. Enfin, le ministre a envoyé la main vers l'énorme pile qui l'assiégeait, en ayant le soin de se défendre contre les éboulements. Il a décacheté les souscriptions une à une, et s'est mis à les lire à haute voix. Incroyable, mon cher, incroyable! C'était à qui se ruinerait le mieux, pour le bonheur de l'Espagne. On proposait des choses fabuleuses. Outre les réductions dans le temps de la concession, des compagnies se lançaient dans la voie des séductions matérielles et morales. Les uns proposaient de raser les sierras et de canaliser les fleuves, les autres d'affranchir à tout jamais l'Espagne de la fièvre jaune et des inondations.

«Enfin le dépouillement général a été fait, et la concession est restée à la Compagnie Transpyrénéenne.

«Maintenant, mon cher, devinez à quelles conditions; c'est fantastique. Sept ans de concession, tous les travaux à sa charge, des gares à volonté, des wagons à perte de vue, tous les, tunnels du monde et des viaducs à discrétion.

«Je ne sais pas ce que ces gens-là pourront en faire: mais ceci ressemble à une scène de l'autre comédie.

«Voyez maintenant, mon cher et honoré patron, ce qui vous reste à faire.

«Votre affectionné,

«Paul Vernon.»

--Le jeune homme se forme, dit Granpré, après avoir lu cette lettre: il ira. Maintenant, réfléchissons, Granpré. La baronne te glisse dans les mains, la Compagnie péninsulaire est à vau-l'eau. Décidément, il faut agir: en avant, les grands moyens.



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