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Les Idoles d'argile.

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XV

Catastrophes.

A quelques jours de là, il y eut dans le courant de la petite bourse qui tient ses assises sur le boulevard des Italiens une de ces commotions que cause une nouvelle inattendue. On vit, à un moment donné, cette foule s'agiter en tous sens et se former par groupes. On se parlait à l'oreille, on courait aux informations. A la surprise des uns, à l'air effaré des autres, il était facile de deviner qu'un fait de quelque importance venait de s'ébruiter et d'être mis en circulation. Ce n'était ni une victoire sur des peuplades barbares, ni une complication maritime: le télégraphe n'entrait pour rien dans cette effervescence soudaine. Il s'agissait tout simplement de la disparition de Granpré, que personne n'avait aperçu depuis vingt-quatre heures, et dont la trace semblait entièrement perdue. L'impression produite par cet événement était profonde. Granpré avait, dans le cours du mois, opéré sur des masses de valeurs; la liquidation devait le laisser à découvert d'une somme considérable. De là, ce tumulte et cette émotion.

Cependant les agitations de la Bourse, quoique vives, sont peu durables. Le joueur est fait à ces chances et à ces mécomptes. Aussi eut-on bientôt oublié qu'un ponte manquait au tapis vert, et la partie n'en continua qu'avec plus d'acharnement entre ceux qui restaient debout. C'est ailleurs que la fuite de Granpré devait laisser des traces plus douloureuses: une famille entière en était atteinte dans sa fortune, dans son avenir. La misère frappait aux portes de l'hôtel du faubourg du Roule.

Au premier bruit qui en parvint à la baronne, elle bondit comme une lionne blessée. La colère, le dépit, la soif de la vengeance bouleversèrent ses traits; ses yeux prirent un éclat terrible et une fixité effrayante. Si Granpré se fût alors trouvé sous sa main, elle l'aurait poignardé sans hésitation. Mille réflexions l'assiégeaient; elle parcourait la maison avec une activité machinale, comme si elle eût voulu s'inspirer de ce mouvement et y chercher un plan de conduite. Lasse de s'agiter sans espoir et sans issue, elle demanda enfin un fiacre et partit à la découverte. Elle voulait s'informer de la direction qu'avait prise Granpré, savoir dans quel état il laissait ses affaires. Les recherches furent vaines. Le fuyard avait mis un soin extrême à dérouter les poursuites: Éléonore ne put rien éclaircir. Quant à la situation financière de Granpré, il en emportait le secret: en garçon prudent, il avait eu le soin de ne laisser ni confident ni complice. Seulement, on savait déjà que toutes les valeurs disponibles avaient disparu avec lui.

Quand la baronne fut certaine de son malheur et qu'elle en eut compris toute l'étendue, elle redevint plus calme. C'était une de ces organisations que le danger relève au lieu d'abattre, et qui mettent, à l'heure décisive, leur énergie à la hauteur des événements.. En fuyant, Granpré lui adressait un défi; elle l'accepta, et se promit de lui faire expier ses indignités. La difficulté était de rejoindre l'ennemi; elle y songea longtemps et finit par se fier au hasard. En peu d'heures elle eut réalisé une somme assez forte; ses bijoux, ses châles de prix, ses pierreries, ses meubles précieux y pourvurent. Elle avait ainsi les moyens d'agir, le nerf de la guerre. Le lendemain, une chaise de poste l'emportait vers la Belgique. De là, si ses recherches étaient vaines, elle devait parcourir la Hollande et ensuite l'Angleterre. Son courage ne reculait même pas devant un voyage au delà dès mers; elle voulait avoir justice d'une odieuse mystification et, en poursuivre l'auteur, fût-il caché dans les entrailles de la terre.

Parmi les personnes que cette catastrophe avait également frappées figurait en première ligne Anselme. Non-seulement la disparition de Granpré lui enlevait son état, mais elle ruinait sa famille et celle de sa fiancée. La fortune des maisons Falempin et Lalouette s'était, grâce à lui, engloutie dans les coffres de l'homme d'affaires, et n'était plus représentée que par des chiffons de papier, sans garantie comme sans valeur. La liquidation de cette entreprise devait laisser une perte énorme, peut-être totale. Anselme en frémit d'effroi: l'idée de la privation, la perspective de la misère lui étaient intolérables.

Il se trouvait sous l'empire de ce sentiment, lorsque Suzon vint un jour le trouver dans les bureaux de Granpré où il errait encore comme une âme sur les bords de l'Achéron. Depuis plus d'une semaine Anselme n'avait point paru aux Thernes: de la part d'un fiancé, cette absence n'était pas naturelle. L'époque assignée à la célébration du mariage se rapprochait; il fallait s'entendre pour les derniers préparatifs. Tel était le motif qui amenait Suzon. Il s'y en joignait un autre, quoique plus vague. Quelques bruits de la catastrophe de Granpré avaient franchi l'enceinte des barrières, et le père Lalouette tenait à savoir quel crédit ils méritaient et quelle en était l'origine. Ce n'est pas qu'il les crût fondés: il se fiait à la surveillance d'Anselme. Cependant il n'était pas fâché de s'assurer des faits. Enfin, Suzon, faut-il le dire, avait, en dehors des inquiétudes du vieillard, des soucis qui lui étaient personnels: elle ne pouvait s'expliquer l'abandon où la laissait Anselme, et voulait à tout prix s'affranchir des tourments de l'incertitude.

En la voyant entrer dans les bureaux déserts, aussi jolie quoique moins rieuse que de coutume, le gros garçon ne put se défendre d'un moment d'embarras. La présence de Suzon était pour lui un reproche; un remords secret s'y attachait. Il se remit néanmoins et affecta une gaieté que démentaient ses douleurs secrètes:

--Eh bien, petite, lui dit-il, toi ici? que viens-tu chercher dans ces environs et si loin des Thernes?

--Vous me le demandez, monsieur Anselme? répliqua la jeune fille, dont les joues se couvrirent d'une rougeur pudique.

--C'est juste, dit le jovial, garçon prenant la main de sa fiancée, je suis dans mon tort. Voici bien longtemps que je n'ai pris le chemin de la barrière. Mais il est arrivé tant de choses depuis ces huit jours! Dieu sait dans quel état j'ai eu ma pauvre tête. Autant dire que le ciel nous est tombé sur les épaules, mon enfant. Tiens, regarde, ne voilà-t-il pas un bel établissement?

--Il serait vrai, s'écria la jeune fille en joignant les mains avec épouvante, ce que grand-père craignait!

--Oui, dit Anselme répondant à sa pensée, oui, voilà où nous en sommes. Je reste seul ici avec mon plumeau; plus que ça de mobilier. Dans quatre jours on aura vendu ces chaises, ces tables, ces bureaux, et puis, mon enfant, tout sera soldé. C'est égal, ils n'en seront pas quittes comme cela. J'irai me plaindre au roi; je ferai une pétition aux chambres. On ne me roule pas comme ça, moi. Ah! mais!

--Et l'argent de grand-père? dit timidement la jeune fille.

--Il court les champs, ma pauvre Suzon, répliqua Anselme avec un accent mélancolique. Oh! le pandour! Moi qui avais tant de confiance en lui. C'est son potage qui m'a trompé: le scélérat connaissait mon faible. Un fier gueux, va. Mais on faisait joliment le bouillon chez lui.

--Mon Dieu! mon Dieu! le pauvre grand-père! répliqua la jeune fille qui s'oubliait pour ne songer qu'au vieillard; pourvu qu'il n'en prenne pas le mal de la mort.

--Bah! Suzon, répliqua Anselme, faut pas avoir de ces frayeurs-là. Les vieux, c'est très-dur; ça a l'âme chevillée dans le corps. Et puis celui-là a tant passé de mauvais jours!

C'est moi qui suis à plaindre: me voilà sans place, sans rien, sans compter cet ordinaire qui me refaisait à vue d'œil. Ah! le chenapan! si jamais je le rattrape!

--Enfin, dit Suzon comme pour chasser une idée importune, oublions cela; nous travaillerons un peu plus, voilà tout. On peut être heureux sans argent, n'est-ce pas, Anselme, quand on s'aime? ajouta-t-elle en rougissant de plus en plus.

--Sans doute, reprit le jeune homme évidemment embarrassé; quand on s'aime, c'est beaucoup.

--Tu verras comme je suis vaillante à la besogne, dit la jeune fille en lui serrant la main. Aimer et travailler, c'est la vie!

--Oui, oui, dit Anselme, dont la contenance était de plus en plus empruntée, Aimer et travailler! mais un peu d'argent n'y gâte rien. Laisse-moi me retourner, et nous verrons.

Ces paroles agirent sur la jeune fille comme un brusque réveil après un songe caressant. Elle leva les yeux vers son fiancé, et d'une voix pleine d'angoisses:

--Nous verrons! s'écria-t-elle; qu'est-ce que cela veut dire?

Anselme se trouvait forcé dans ses derniers retranchements. Il eût voulu ménager le cœur de Suzon, et l'accoutumer par degrés à ce qu'elle allait entendre; mais l'entretien avait tourné d'une manière si brusque, qu'il ne lui était plus possible de reculer. Il prit les deux mains de la jeune fille et lui dit:

--Écoute, ma petite, il faut de la raison ici-bas. Je t'aime, tu le sais, et je n'en aime point d'autre; mais que veux-tu que nous fassions en ménage sans le premier liard pour le monter?

--O mon Dieu! mon Dieu! s'écria Suzon fondant en larmes.

--Un peu de bon sens, mignonne, un peu de bon sens. Ne pleure pas comme une Madeleine. Voyons, je t'en fais juge. Une supposition que nous voilà mariés. Tu travailles comme une lionne; moi, j'abats de la besogne à plaisir; c'est bien. Nous vivotons; il y a de quoi garnir le pot-au-feu. Tant qu'on se porte bien et qu'on n'est que deux, les choses vont. Mais qu'il vienne des enfants, et tu verras la misère fondre sur notre pauvre ménage.

--Mon Dieu! disait Suzon l'écoutant à peine, tirez-moi de ce monde: je n'ai plus rien à y faire.

--Être malheureux soi-même, ajouta Anselme, c'est triste; mais créer de pauvres êtres qui n'ont pas demandé à y venir, et cela pour les condamner à la faim, à la soif, à toutes les privations possibles et imaginables, c'est de la mauvaise besogne. Suzon, crois-moi, il vaut mieux attendre.

--Vous l'entendez, mon Dieu! s'écria la jeune fille inondée de larmes et poussant de longs sanglots.

--Au fait, qu'est-ce que je le demande, Suzon? poursuivit le jeune homme; un peu de temps, voilà tout. Que je me retourne seulement, et puis nous verrons. Voyons, petite, ça n'a pas de bon sens de pleurer ainsi. Sois raisonnable, allons.

Il chercha à la consoler, mais la blessure était trop profonde. Suzon le quitta désespéré, et en arrivant aux Thernes elle portait encore les traces de cette terrible épreuve. Le père Lalouette s'en aperçut et l'interrogea doucement. La jeune fille résista d'abord et ne répondit que par un déluge de larmes; puis, gagnée par les caresses du vieillard, elle en vint à une confidence complète, raconta l'entretien qu'elle avait eu, et rapporta avec une grande sincérité les paroles de son fiancé. Tout entière à son propre chagrin, elle ne put remarquer l'impression douloureuse que ce récit causait au vieillard; confuse et les yeux baissés, elle donnait un libre cours à ses aveux. Seulement, quand elle eut achevé, elle releva la tête comme pour demander grâce, et s'aperçut du changement qui venait de s'opérer sur le visage de son interlocuteur. Dans ses traits décomposés, on pouvait reconnaître une grave altération qui venait de se déclarer d'une manière soudaine. La secousse avait été trop forte pour un septuagénaire.

--Qu'avez-vous, grand-père? dit Suzon en se précipitant vers lui.

--Rien, ma petite, répondit le vieillard d'une voix faible et en essayant de lui sourire.

--Mon Dieu, si! vous avez quelque chose! s'écria la jeune fille; vous êtes pâle comme si vous alliez passer. Et c'est moi qui vous ai fait du mal?

--Non, mon enfant, non, dit doucement le vieillard.

--Mais si! mais si! grand-père, ajouta Suzon. Il ne manquerait plus que cela. J'irais me jeter la tête la première dans un puits. Malheureuse!

Le vieillard essaya de la consoler et gagna sa chambre en s'appuyant sur elle. Il se mil au lit et ne devait plus s'en relever. La fièvre s'empara de lui, épuisa les forces vitales et le conduisit au tombeau au bout de quelques jours. César Falempin ne quitta pas un seul instant son vieil ami; il fut son médecin, son garde-malade, son légataire. Dans les moments lucides, le père Lalouette s'inquiétait de sa petite-fille et se lamentait à la pensée de la laisser seule, sans appui, sans ressources.

-Que va-t-elle devenir? disait-il, en proie aux ardeurs de la fièvre.

César avait cherché à éloigner plus d'une fois la pensée du vieillard de cette préoccupation, mais toujours sans succès. C'était l'idée fixe de Lalouette, il y revenait à chaque instant, Falempin ne voulut pas que les adieux de son ami fussent empoisonnés par ce regret; il se dévoua.

--Lalouette, lui dit-il, sois tranquille, tout cela s'arrangera au mieux. Un peu de calme, mon vieux, ne t'agite pas tant.

--Quand ma pauvre Suzon va rester seule! est-ce possible? répliqua le vieillard.

--Écoute, Lalouette, dit Falempin, nous ne sommes pas riches, ma vieille et moi: ce scélérat d'industriel nous a ruinés de fond en comble; mais nous sommes encore verts, Dieu merci, et le courage ne nous manque pas. Point de charges, point d'enfants, un mobilier assez propre et quelques écus cachés dans les bas de ma vieille, qui a la manie des petits pécules. Bref, ça peut marcher pour deux; et quand il y en a pour deux, Lalouette, il y en a pour trois. Suzon viendra chez nous: elle sera de la Famille.

--Bien vrai, César? dit le vieillard en trouvant la force de se mettre sur son séant; bien vrai? ajouta-t-il d'une voix attendrie et suppliante.

--Je l'adopte, dit solennellement Falempin, et déshérite mon neveu. Suzon sera notre fille. Mais recouche-toi, vieux, tu es bien pâle.

--Ah! maintenant, dit Lalouette en se laissant arranger dans son lit, maintenant je puis mourir. Ma pauvre enfant a une famille. Merci, César, tu es un grand cœur.

Ce furent ses derniers mots; il s'endormit, dans la nuit même, du sommeil éternel, en tenant la main de son ami serrée dans les siennes.



XVI

Les suites de l'orage.

Paul Vernon se consolait de l'échec industriel qu'il avait essuyé à Madrid en se livrant à une excursion pittoresque dans les provinces de la Péninsule. L'Andalousie l'attirait surtout: les poètes en ont tant parlé!

Il comptait y trouver des villageoises sous la jupe de satin, des paysans en culotte de velours, et des athlètes célèbres dans les combats de taureaux; il n'y vit que des contrebandiers armés d'escopettes, des mendiants en haillons et des moines couverts de scapulaires. Ce sont de ces tours que joue la divine poésie. Elle prend volontiers les marécages pour des eaux vives, les jachères pour des prés, les bruyères pour des sycomores. Grâce à l'éclat de son prisme, tout œil est noir et brillant, toute forme souple et arrondie, tout, visage idéal. Il est doux de vivre sous l'empire de ces chimères; il est toujours téméraire de les pénétrer. Tel fut l'avis de Paul quand il foula le sol poudreux de l'Espagne et en gravit les chemins escarpés. Au bout de six semaines, il demandait grâce: il était las de ces auberges où, l'argent à la main, on pouvait mourir d'inanition; de ces grabats peuplés de commensaux incommodes, de cette cuisine âcre et odorante qui révoltait ses sens délicats.

Ce fut donc avec un véritable plaisir qu'il se retrouva dans un port de mer espagnol et monta sur le bateau à vapeur qui devait le ramener en France. Cette absence avait néanmoins assez duré pour amener un changement complet dans la position des personnes auxquelles son sort était lié. Granpré avait disparu, la baronne courait à sa recherche; plus d'amis, plus de protecteurs; Paul restait seul, livré à ses propres ressources. Son premier mouvement fut d'aller vers sa cousine, mais l'orgueil et le calcul le retinrent. Il lui répugnait de se montrer sous le coup d'espérances déçues, de donner le spectacle de son désappointement. Dans l'heure des illusions, il avait montré une confiance tellement fanfaronne, porté si haut ses prétentions, que l'échec en était plus humiliant et la chute plus douloureuse. Il aimait mieux dévorer cela en silence, panser ses plaies sans témoins. D'un autre côté, dans quel dessein erait-il retourné vers sa cousine? Les événements n'avaient-ils pas brisé sans retour le rêve de leur jeunesse? Pourquoi troubler désormais son repos et agiter son imagination? N'était-il pas plus sage de laisser s'éteindre cette passion née en des temps plus heureux et que les événements avaient assombrie? Ainsi calculait le prudent jeune homme.

Combien les pensées d'Emma étaient différentes! Riche, elle avait aimé son cousin; pauvre, elle l'aimait. La fortune n'avait rien ajouté à son affection; la pauvreté n'en pouvait rien distraire. Incapable de calcul, elle était confiante comme toutes les âmes pures et grandes. Un instant, la scène du jardin avait tourmenté son cœur, elle avait senti l'aiguillon envenimé de la jalousie; mais Muller s'était appliqué à éclaircir ce que l'aventure avait d'obscur ou de mystérieux, et ce nuage, sans se dissiper entièrement, ne pesait plus d'une manière aussi menaçante sur l'horizon de leurs amours. Emma attendait Paul pour lui demander une explication sincère. Son brusque départ l'avait surprise sans l'inquiéter: Muller le justifiait par une nécessité impérieuse, et c'est ainsi que cette âme aimante se berçait dans sa candeur et dans ses illusions.

Cependant, la mort du général avait exigé d'Emma quelques soins, quelques préoccupations. Il s'agissait de savoir où en était son héritage. Avant le départ de la baronne, Muller n'eût pas osé confier à d'autres mains les intérêts de son éiève, ni prendre un parti au sujet de la succession. Un sentiment de délicatesse, excessif peut-être, l'en empêchait. Mais lorsque Granpré, et, après lui, Éléonore, eurent disparu, il comprit qu'un plus long délai pourrait compromettre jusqu'aux débris de la fortune d'Emma, et il alla consulter le notaire du général. C'était un homme probe, dévoué, qui accepta cette tâche ingrate et se mit sur-le-champ à l'œuvre. Le résultat de ses recherches fut désespérant. D'un coup d'œil il sonda le gouffre de dilapidations et d'iniquités ouvert sous les pas du baron dès les premiers jours de sa maladie, et qui, au moment du décès, aboutissait à une spoliation complète. Sans doute un recours aux tribunaux eût fait justice des fripons, mais le principal coupable était en fuite et sous le coup d'une déconfiture scandaleuse. La vente des biens était inattaquable; aucune formalité n'y manquait. Les pouvoirs donnés étaient réguliers, les quittances explicites, enfin l'aliénation entière, formelle, irrévocable. Il fallait se résigner en silence et passer condamnation. De cet immense héritage, il ne restait rien qu'un petit immeuble, l'hôtel du faubourg du Roule et quelques terrains adjacents. Encore était-ce là-dessus que pesait le douaire d'Éléonore. L'inscription légale et générale qui résultait à son profit des clauses de son acte de mariage, et qui avait pour garantie tous les immeubles du baron, s'était en définitive cantonnée, par suite d'aliénations successives, sur ce dernier débris de sa fortune. L'actif de la succession ne se composait donc que de la différence entre le chiffre du douaire et le prix de l'hôtel.

Heureusement pour Emma, son père s'était montré fort réservé dans les obligations volontaires qu'il avait prises en signant le contrat de mariage d'Éléonore. On eût dit qu'une défiance instinctive, qu'un pressentiment secret lui conseillaient alors de se tenir sur ses gardes. Il n'avait reconnu à sa femme qu'un douaire de 80,000 francs, libéralité peu en rapport avec son opulence et ses habitudes de grandeur. Il se réservait de compléter par des dispositions testamentaires ce que cet acte laissait d'inachevé, et de mesurer ses générosités aux événements. Ainsi la somme de 80,000 francs restait seule inscrite: il est vrai que, pour le reste, la baronne s'était payée de ses mains. L'avis du notaire fut de procéder à une vente immédiate de l'immeuble, afin d'assurer la position d'Emma. Situé dans un quartier un peu éloigné, l'hôtel, quoique étendu et occupant beaucoup d'espace, n'avait pas une valeur considérable. L'enchère publique devait emporter le prix entre 150 et 160,000 francs. C'était 70,000 francs que la jeune fille allait retrouver pour son dernier appoint.

Ces détails navraient Muller. Quand il les recueillit de la bouche du notaire, des larmes s'échappèrent de ses yeux. Il y avait douze ans de cela, le général s'était ouvert à lui sur sa fortune; elle s'élevait alors à trois millions! De trois millions descendre à 70,000 francs, quelle épouvantable chute! Emma seule n'en était point, affectée; son courage ne s'effrayait pas de la privation, sa simplicité la mettait au-dessus des échecs de l'orgueil. Elle eût été aussi grande que la fortune; elle se sentait plus forte que la pauvreté.

Déjà, au milieu des premiers embarras, elle avait su prendre quelques mesures décisives. Le brusque départ de la baronne avait laissé l'hôtel sans maître et sans direction. Emma procéda à une réforme complète, congédia la domesticité, et mit les choses sur le pied de l'économie la plus stricte. Les voitures furent vendues, les chevaux aussi: tout le luxe d'une grande existence fut supprimé. César Falempin et sa femme restèrent seuls pour garder la loge et montrer l'hôtel aux personnes qui viendraient le visiter.

Ces braves gens avaient alors chez eux la petite Suzon. Emma l'aperçut un jour, fut enchantée de son visage, et offrit de la prendre à son service. Cet arrangement convint à tout le monde et à Suzon plus qu'à personne. Sa maîtresse avait des airs si engageants et un cœur si bon! Suzon, de son côté, était si laborieuse, si attentive! Désormais, le soin du ménage roula sur elle, et il fallait voir comme tout marchait.

Une seule chose inquiétait alors Emma: c'était le long silence de Paul. Les semaines, les mois s'écoulaient sans que le voyageur donnât signe de vie. Point de nouvelles, point de lettres. La jeune fille s'en affectait souvent.

--S'il était mort! disait-elle à son précepteur. L'Espagne est infectée de bandits! Si on l'avait assassiné!

Muller recommençait son rôle laborieux et trouvait réponse à tout. Jamais patience ne fut plus infatigable.

--C'était bon pour l'Espagne d'autrefois, disait-il avec un accent plein de bonhomie; mais aujourd'hui, mon enfant, il n'y a plus de bandits nulle part. D'ailleurs, s'il arrivait un malheur, les journaux l'annonceraient. N'annoncent-ils pas tout ce qui se passe et même un peu ce qui ne se passe pas?

--Point de lettres pourtant, ajoutait Emma avec un petit geste d'impatience; pas une ligne, pas un mot.

--La poste est si mal servie en Espagne, répliquait Muller. Tout s'y égare; il ne faut s'étonner de rien.

Le bon Allemand ne se lassait pas; il poussait le mensonge jusqu'à ses dernières limites. Jamais une rougeur ne vint le trahir: il s'était fait un front d'airain. Tant que Paul Vernon fut absent, sa tâche, sans être aisée, n'offrait pas de difficultés insurmontables. Il s'était fait à ces allures et avait pris toute l'assurance d'un personnage de comédie. Mais lorsqu'il eut appris l'arrivée du jeune homme, il se troubla; son sang-froid ne fut plus le même. Un moment il espéra que Paul viendrait rendre visite à sa cousine, ne fût-ce que pour la consoler. Il attendait au moins de lui ce témoignage d'affection; son attente fut trompée; le jeune homme ne vint pas. Blessé de cette froideur, il recourut à des moyens décisifs; il alla trouver Paul. Celui-ci l'accueillit avec embarras et ne répondit à ses reproches que par des refus formels. Muller voulut insister; le jeune homme le prit sur un ton très-haut et s'oublia jusqu'à prononcer des paroles vives. C'était combler la mesure; le pauvre Allemand sortit bouleversé et le cœur plein d'amertume.

--Malheureux! s'écriait-il en descendant l'escalier, voilà comment le siècle vous a faits; l'égoïsme vous étouffe. Il n'est pas un de vos pores qui ne le distille. Tout est convenance et intérêt: rien ne part du cœur. Vous réglez vos actions avec une sagesse presque fatale; tant pis pour les cœurs que vous broyez. Bien dupe qui se dévoue! tel est votre cri. O égoïsme, égoïsme!

Quand Muller revit Emma, après cette dernière épreuve, il fut tenté de changer avec elle de tactique, et de l'accoutumer peu à peu au délaissement qui l'attendait. Il sentait bien que tous ses efforts pour conjurer ce coup de foudre ne l'empêcheraient pas, à un jour donné, d'éclater sur la tête de la jeune fille, et il espérait amortir ainsi le choc. Cependant, au moment où il allait commencer cette triste confidence, une angoisse indéfinissable s'empara de lui et paralysa ses forces. Emma s'en aperçut:

--Bon ami, s'écria-t-elle, comme vous voilà ému! Je parie que c'est une bonne nouvelle que vous m'apportez. Paul est de retour?

Et, en répétant ce dernier mot, la jeune fille se mit à sauter autour de la chambre, prise d'une folle gaieté. Cette scène fit avorter les résolutions du bon Allemand; il ne se sentit pas le courage de changer cette joie en désespoir. Chaque jour d'illusion était autant de gagné sur le malheur; il aima mieux laisser au hasard le soin de frapper la victime.

Ce triste moment ne tarda pas d'arriver. Un soir d'automne et à une heure indue, un grand bruit de voiture se fit entendre à la porte de l'hôtel, et une main ébranla le marteau avec une force qui annonçait la présence d'un maître. Falempin reposait déjà aux côtés de sa moitié.

--Entends-tu, César? lui dit sa femme.

--Si j'entends? répliqua le concierge; faudrait avoir des oreilles de veau marin pour ne pas entendre. Ils ont déraciné le marteau.

--Qui diable ça peut-il être? poursuivit l'ex-cantinière. A ces heures, Dieu Jésus! Minuit moins le quart. Prends tes précautions, César; n'y va pas sans ton sabre..

Le vieux soldat s'était levé; et, après s'être vêtu à la hâte, il s'arma d'un falot et marcha vers la porte:

--Qui est là? dit-il en déployant tous ses moyens de baryton.

--C'est moi, Falempin, répondit une voix claire et sonore. Ouvrez sur-le-champ.

--Miséricorde! s'écria le concierge, c'est madame la baronne.

Il s'empressa d'ouvrir, et la porte donna passage à une calèche de voyage d'où Éléonore descendit avec l'air de majesté qui lui était habituel.

Une femme de chambre et un valet étaient avec elle.

Ils aidèrent Falempin à décharger la voiture. La baronne ne voulut déranger personne dans la maison; elle se retira dans sa chambre, se fit déshabiller et se mit au lit. Une demi-heure après, le silence se rétablit, et César regagna sa couche en proie à des réflexions tumultueuses. Que signifiait ce retour? La baronne le garderait-elle? Comment s'entendrait-elle avec mademoiselle Emma? Ces divers problèmes occupèrent le vieux soldat jusqu'au moment où la fatigue fut la plus forte et entraîna sa pensée vers la région des songes.

Le lendemain, l'aspect de l'hôtel avait changé de nouveau. On voyait que l'œil du maître y était revenu. Éléonore ne semblait pas accepter cette abdication à laquelle Emma s'était si facilement résignée; elle remit les choses sinon sur le pied où elles étaient autrefois, du moins dans un état convenable. La livrée fut rappelée en partie; on eut chevaux et voiture. Dans la journée, un peu de mouvement se fit sentir dans l'hôtel; il y eut quelques visites, des allées et des venues. Emma, quoique étonnée de ce retour, s'était empressée d'accourir près de sa belle-mère. Celle-ci reçut la jeune fille avec une bienveillance froide et même un peu contrainte.

--L'hôtel est en vente, lui dit-elle; vous vous êtes bien pressée, Emma.

--Madame, répliqua la jeune fille, j'ignore ce qui s'est fait. Vous savez combien je suis peu au fait de ces choses.

--C'est bien, dit la baronne d'un ton passablement sec; je verrai votre homme d'affaires. Il ne faut pas que cette propriété sorte de la famille.

L'entretien se termina sur ces mots. Emma remonta dans sa chambre, le cœur gros, la tête malade. Il lui sembla que ce retour soudain était le présage de quelque malheur. Pour la première fois de sa vie elle éprouva un sentiment de curiosité. Parmi les pièces qu'elle occupait, il en était une qui donnait sur la cour de l'hôtel. Jamais Emma ne s'y tenait; elle était froide, triste, presque démeublée. Ce jour-là elle ne quitta pas cet observatoire, curieuse de surveiller les mouvements de la maison. Elle vit arriver un à un les fournisseurs ordinaires de la baronne, qui voulait suppléer sur-le-champ aux vides causés par son absence; ces détails intéressaient la jeune fille. Vers le soir pourtant elle allait quitter son poste, quand un jeune homme déboucha de la porte de l'hôtel et gravit hardiment le perron. À cette vue, un nuage passa sur les yeux d'Emma; elle se sentit défaillir. C'était Paul, c'était son cousin. Qu'on juge de son émotion! Avec la rapidité de l'éclair, elle s'élança vers l'escalier pour l'attendre; ses membres tremblaient, son cœur battait comme s'il eût voulu rompre sa poitrine. Emma ne doutait pas que son cousin ne vînt pour elle. Sans doute il arrivait d'Espagne et n'avait rien eu de plus pressé que d'accourir. Hélas! son attente fut trahie; Paul se dirigea vers l'appartement de la baronne. À cette vue, elle faillit mourir. Plongée dans une douleur morne, elle attendit pendant trois heures sur l'escalier, froide, exténuée, agonisante, le moment où il s'en irait. L'espoir, ce dieu des cœurs aimants, la soutenait encore. Il sortit sans songer à elle, sans lever même la tête, et quitta l'hôtel d'un pas délibéré. La jeune fille ne put résister à cette dernière épreuve; elle s'évanouit sur les marches de l'escalier.



XVII

Une idée de César.

Le lendemain du jour qui suivit l'arrivée de la baronne, César Falempin se leva dans des dispositions presque solennelles. Son air était grave, son attitude recueillie. Il parcourait la loge dans tous les sens, exhalait de profonds soupirs et attachait par moments sur le plafond des yeux fixes et pensifs. Évidemment le vieux soldat était la proie d'une idée, d'une grande idée. On eût pu le croire à la veille de sa bataille de Pharsale, calculant s'il tournerait la position de l'ennemi ou s'il le frapperait au visage. De temps en temps il s'arrêtait d'une manière brusque et relevait l'index en guise de défi. Ce manège durait depuis quelques minutes, lorsque sa ménagère le remarqua pour la première fois.

--Qu'as-tu donc, César? lui dit-elle. Comme te voilà effarouché; on dirait que tu vas avaler de l'étoupe et des lames de sabre. Tu es tragique, mon vieux.

--Femme, répliqua le soldat en empruntant les cordes les plus graves de son organe, ne parlez pas avec légèreté de ce que vous ignorez. Il y a du grabuge dans l'air, voilà ce qu'il vous suffit à savoir. Maintenant, silence dans les rangs; j'ai à causer avec moi-même.

Madame Falempin obéit en épouse élevée à l'école de l'empire. Son seigneur et maître avait pris l'accent des grands jours, celui qui ne soutirait pas de réplique. Force était de se résigner; la ménagère s'en vengea sur la besogne, qu'elle expédiait avec une ardeur qui ressemblait à une revanche. La scène se prolongea ainsi, César rêvant toujours, sa femme époussetant les meubles, lavant sa vaisselle et soufflant ses fourneaux. Enfin, quand l'heure du déjeuner approcha, l'ex-cantinière revint vers son mari, et, appuyant ses deux mains sur l'une de ses épaules:

--C'est donc bien sévère, mon vieux? lui dit-elle de sa voix la plus douce.

--Très-sévère, Cateau, répliqua le soldat qui n'employait ce nom que dans ses moments d'effusion: très-sévère! très-sévère!

--Alors, parle, mon mouton, dit la ménagère que la curiosité aiguillonnait; il n'y à rien qui soulage autant.

--C'est de la fatalité! s'écria César. Trois fois dans la même nuit! Jamais rien de pareil, jamais!

--Voyons, mon homme, faut se dégorger! dit en insistant madame Falempin autrement, ça t'étoufferait.

--Eh bien, femme, répliqua le sergent, tu vas frémir jusque dans la moelle de tes os. Autant vaudrait quatre batteries de canon en face. On n'a pas d'idée de ça!

--Mais, va donc! va donc! dit la vieille, que l'impatience gagnait.

--Il y a des moments dans la vie, ajouta mélancoliquement Falempin, où je regrette de n'avoir pas été rôti en Égypte, gelé en Russie, tordu à Saint-Domingue par la fièvre jaune, emporté à Dresde par le typhus. Tous ces moyens avaient du bon; le boulet seul valait mieux. Mais le boulet m'en a toujours voulu: quand il me voyait, il passait à gauche. Un vrai guignon!

--Allons, voilà que tu retombes dans les humeurs noires, Falempin. Tu auras fait quelque mauvais rêve, dit la vieille femme.

Ces mots suffirent pour arracher César à son accès de misanthropie; il se réveilla comme un malade dont on touche la plaie.

--Juste! Cateau, s'écria-t-il, un mauvais rêve! Devine lequel! C'est à ne plus vivre que de balles mâchées!

--Comment veux-tu que je devine, Falempin? Voyons, parle enfin, déboutonne-toi.

--Femme, répliqua César avec une solennité toujours croissante, pesez bien ce que je vais vous dire. L'empereur est mécontent de moi.

--Mécontent de toi, l'empereur? dit la vieille.

--Mécontent de moi, ajouta Falempin, prenant une pose digne de la statue de la Douleur; tout ce qu'il y a de plus mécontent: il me l'a fait à savoir; c'est son dernier mot, à cet homme. Si j'étais mort à Lobau au moment où il me tira la moustache, j'emportais son estime à jamais. C'était de la chance! Aujourd'hui je suis mal dans ses papiers. Il m'a mis à l'ordre du jour de l'autre monde; il est mécontent de moi. C'est à se faire sauter le crâne.

--Bah! un cauchemar, dit madame Falempin, quelque chose qui t'aura pesé sur l'estomac, mon bonhomme. Si l'on s'affectait de ces misères...

--Non, Cateau, reprit Falempin, l'empereur ne se dérange pas pour rien. Dès le moment, qu'il s'y met, c'est qu'il a ses motifs. Il n'y avait qu'à voir son air; c'était cassant au possible. Trois fois il est venu, et chaque fois son œil m'entrait dans les chairs; j'aurais autant aimé la lame d'un sabre. Ensuite il levait le doigt comme s'il eût voulu me dire de soigner un peu mieux mon fourniment. Je connais ça; il a quelque reproche à me faire. Trois fois dans une nuit! juge donc. Il faut que j'aie mérité d'être fusillé.

--Mais, mon Dieu, moi aussi j'ai vu souvent l'empereur, dit madame Falempin, et il n'avait pas toujours l'air aimable. Un rêve! c'est si bizarre!

--Cateau, dit César en suivant sa pensée, je vous répète que l'empereur a toujours ses motifs. Il m'a menacé du doigt; ce n'est pas le geste d'un homme satisfait. Peut-être est-il mécontent de ce que je n'ai pas rempli les dernières volontés de mon, général. Le général s'est plaint à l'empereur,--quoi de plus naturel!--et l'empereur, qui n'a rien à lui refuser, est venu me signifier la chose. Pour sûr, ils me boudent à eux deux, et quand j'irai là-bas je me trouverai cassé au corps ou renvoyé avec la cartouche jaune. C'est dur pour un ancien; j'ai envie d'en finir pour aller m'expliquer avec eux.

Madame Falempin eut beau insister sur la vanité des songes et le peu d'importance qu'il faut y attacher, César n'en voulut pas démordre: il se crut frappé de la disgrâce de l'empereur. Au déjeuner, il ne mangea que du bout des lèvres et ne se laissa pas même tenter par une bouteille de vin vieux que sa ménagère lui servit comme un remède souverain contre les mauvais rêves.

Le concierge s'imaginait que l'empereur et son général attendaient quelque chose de lui. Quoi? il l'ignorait; seulement il avait la conviction qu'ils comptaient sur leur vieux sergent. De là une préoccupation qui pouvait prendre tous les caractères de l'idée fixe et troubler le cerveau du brave Falempin. Quand le déjeuner fut achevé, il quitta la loge et se dirigea vers l'hôtel. Sa besogne l'y appelait souvent; personne n'avait à s'inquiéter de sa présence. C'est à lui qu'était échue la surveillance de l'entretien des bâtiments; on était accoutumé à le voir aller et venir. César marcha droit vers l'appartement du général, qui était fermé depuis le jour où le magistrat du ressort en avait achevé l'inventaire. Une fois entré; il ferma soigneusement la porte afin de n'être pas troublé dans ses méditations. En y pénétrant; il n'avait qu'un seul but, celui de se recueillir et de s'inspirer de l'aspect des lieux. Il lui semblait que son général ne le laisserait pas ainsi dans l'embarras et lui suggérerait quelque expédient. Le lit sur lequel il avait rendu le dernier soupir, le fauteuil témoin de sa longue agonie, tout devait lui rappeler des souvenirs bien chers et porter peut-être le calme dans son esprit.

La chambre du mort se trouvait dans le même état qu'au jour du décès; l'abandon et le désordre y régnaient sans partage. Les détails qui trahissent le séjour d'un malade y figuraient encore; c'était une infirmerie où il ne manquait guère que le patient. César examina tout avec émotion; il croyait voir son général assis sur ce fauteuil ou étendu sur ce lit de repos; il se rattachait par la pensée aux scènes dont il avait été témoin, à leur dernière entrevue, à la confidence qu'elle amena, à la nuit douloureuse où il s'inclinait devant son cadavre. Les volets extérieurs de la pièce, avaient été fermés et ne laissaient pénétrer qu'un demi-jour, doux et mélancolique.

Falempin resta pendant plus d'une heure sous le coup du premier attendrissement. Peu à peu les angoisses de son rêve s'effacèrent pour faire place à des impressions plus douces. Il se sentait plus à l'aise, moins enclin à douter de son innocence. Il s'interrogeait et se prenait à croire qu'il n'était pas le plus coupable des hommes et que l'empereur avait voulu seulement l'éprouver.

--A la bonne heure! se dit-il. Mais n'empêche que c'est un peu fort à lui de s'être dérangé trois fois pour faire droguer un vieux lapin. Je persiste à croire qu'il y a un motif.

Au moment où il achevait ces mots, ses yeux se portèrent vers la fatale armoire où le général avait déposé la somme qu'il voulait soustraire à ses spoliateurs.

--Si je cherchais encore, pensa Falempin. Le jour du décès j'avais les yeux en papillote; si par hasard j'avais mal fouillé! Ce serait curieux tout de même.

Il ouvrit l'armoire avec précaution et dans le demi-jour chercha en tâtonnant l'endroit où se trouvait la précieuse cachette. Elle était fermée, rien n'indiquait qu'elle eût été violée. César eut beaucoup de peine à retrouver le ressort qui, en jouant, mettait l'intérieur à découvert. Ce ne fut qu'après beaucoup d'essais qu'il y parvint. Enfin, la coulisse se mit en mouvement, et le concierge put de nouveau sonder les profondeurs de ce mystérieux réduit. Il y passa la main dans tous les sens, suivit les parois des compartiments, examina les rainures, chercha à s'assurer qu'un second secret ne conduisait pas à un double fond; enfin, il procéda à cette recherche avec l'attention la plus minutieuse. Les résultats furent les mêmes qu'au premier jour; les billets de banque ne s'y trouvaient plus, et l'émigration de ce dépôt devait être antérieure à la mort du baron.

Un peu découragé, César ferma l'armoire, et reprit son attitude pensive. Le lit du mort était sous ses yeux, et Falempin semblait demander au chevet où son général avait exhalé le dernier soupir le secret qu'il emportait dans la tombe. Par le fait de cette illusion qui naît de l'intensité de la pensée, il voyait là le cadavre, déjà froid, et animé seulement de quelques mouvements convulsifs. Ce fut alors, et pour la première fois, qu'il se souvint d'une circonstance, singulière et dont il s'était peu préoccupé. L'attitude du défunt, la position des membres, l'espèce de vie galvanique qu'ils avaient conservée, indiquaient que la mort l'avait surpris au moment où il dirigeait ses mains du côté de la muraille. À peine César eut-il conçu cette idée, qu'il courut vers le lit et le bouleversa; il pensait que le général avait pu, vers sa dernière heure, chercher, pour son riche dépôt, un asile plus sûr et cacher les billets de banque, soit sous les matelas, soit sous le chevet même. Il fouilla tout avec soin, ramena le lit vers l'intérieur de la chambre, de manière à ce que rien ne pût lui échapper, ouvrit les volets extérieurs afin de poursuivre cette opération au grand jour. Peine inutile! soins infructueux! Le trésor ne se retrouva pas.

César se retourna alors du côté du mur; il était lisse, et la tapisserie n'offrait pas de solution de continuité. Seulement, un soubassement en boiserie régnait dans l'étendue de la pièce. On sait, que les constructions anciennes ont presque toutes de ces soubassements fort élevés, tantôt garnis d'une plinthe, tantôt ornés d'une petite décoration. Celui-ci allait presque à hauteur d'appui, et formait au point du raccord une sorte de corniche. La boiserie était vieille, et le jeu des plâtres l'avait repoussée en divers endroits de manière à ménager des ouvertures assez larges entre les parois du mur et les panneaux des soubassements. Le hasard voulut que César jetât les yeux sur ces interstices, dont la plus considérable se trouvait à la hauteur du lit. Il lui sembla, dans la pénombre, apercevoir quelques chiffons d'un papier soyeux et souple. Ce fut un trait de lumière; il y plongea les doigts avec une émotion indicible, s'y prit avec ménagement, et finit par amener au jour un billet de banque. O joie inespérée! le nid était trouvé; les 300,000 francs étaient là.

Quand César se fut assuré de sa découverte, le cœur lui battit si violemment, qu'il ne put poursuivre; il se vit obligé de s'asseoir. Un nuage passa devant ses yeux; un bourdonnement confus fatigua ses oreilles. Il lui fallut quelques minutes pour s'habituer à sa joie et supporter son bonheur. Dès que cette émotion se fut calmée, il se remit à la besogne: elle était assez difficile. Les billets de banque avaient glissé dans l'ouverture, et plusieurs étaient profondément engagés. Les retirer un à un exigeait trop de soin, et Falempin était pressé d'en finir. Après avoir bien calculé ce qui lui restait à faire, il prit un parti décisif, sortit de l'appartement du baron, en emporta la clef, et retourna dans sa loge. Sa femme, le voyant revenir presque hors de lui, ne put retenir un cri:

--Jésus Dieu! César, s'écria-t-elle, d'où viens-tu? Tu as l'air d'un déterré.

--Chut! femme, lui répondit-il en lui mettant la main sur la bouche. Tout est sauvé.

--Mais encore? dit en insistant la ménagère.

--Chut, te dis-je, pas un mot, ajouta César. L'empereur a joliment bien fait de me réclamer. Nous tenons le pot aux roses, Cateau. Dieu! quel jour!

--Il est fou, pensa sa femme. Pauvre cher homme!

Tout en parlant, César avait cherché dans son coffre aux outils une forte hache, et, ainsi armé, il regagna l'hôtel. Les valets étaient ailleurs; il put rentrer dans l'appartement du général sans avoir été aperçu. Son intention était d'abord de n'agir sur la boiserie qu'au moyen de pesées lentes et douces; il ne voulait pas attirer les gens de la maison et donner l'éveil à la baronne. Mais l'œuvre de menuiserie, quoique ancienne, était solide; elle témoignait de la conscience de l'ouvrier qui l'avait confectionnée. César s'y épuisa en vains efforts tant qu'il voulut procéder par des coups amortis. Quand il vit cela, il n'hésita plus, frappa avec vigueur et fit voler en éclats la vénérable boiserie. L'asile des billets de banque fut violé et on les vit bientôt voltiger de toutes parts.

Falempin les recueillait par liasses et les mettait en sûreté. Il parvint de la sorte à retrouver le dépôt tout entier. Ce travail de découverte venait de finir quand la baronne entra dans la chambre. Avertie par le bruit, elle accourait.

--Que signifie ce tapage? dit-elle; est-ce que vous êtes fou, Falempin? vous démolissez la maison!

--Pardon! madame la baronne, répondit le concierge; voilà que c'est achevé. C'était une opération nécessaire. Excusez-moi. Éléonore regardait d'un œil inquiet le concierge qui ramassait les dernières valeurs éparses sur le parquet.

--Que prenez-vous là? dit-elle.

Elle avait reconnu des billets de banque, et à cette vue sa cupidité s'était éveillée; elle devina tout.

--Mon Dieu, rien, madame la baronne, répliqua Falempin, qui avait retrouvé son sang-froid en face du danger; quelques chiffons de papier que m'avait recommandés le général.

--Des chiffons de papier, Falempin! s'écria la baronne en portant la main sur son serviteur; dites des billets de banque, malheureux! Est-ce que vous voudriez voler vos maîtres?

Tout le sang du soldat reflua vers son visage: il tenait encore la hache à la main, et peu s'en fallut qu'il ne vengeât d'une façon sanglante l'outrage qu'on lui faisait. Cependant, il parvint à se maîtriser et se contenta de repousser doucement la baronne:

--Un voleur! non, madame, répondit-il; mais un dépositaire. J'exécute les ordres de mon général. Ceci appartient à mademoiselle Emma.

--Qui vous en fait juge? s'écria impérieusement la baronne. Il n'y a ici d'autre maître que moi. Remettez-moi ce dépôt, Falempin; c'est déjà un crime que d'y avoir touché.

--Madame la baronne, dit le vieux soldat, j'en cours la chance. Laissez-moi sortir, ajouta-t-il, voyant qu'elle cherchait à lui barrer le passage; ne m'obligez pas à vous manquer de respect. J'obéis à mon général, je vous le répète, et, malgré tout, j'exécuterai ce qu'il m'a ordonné.

--Misérable! s'écria Éléonore exaspérée, je vous livrerai à la justice. Voler les gens en plein jour!

--Point d'injures, madame la baronne; les billets de banque ne feront pas un long séjour entre mes mains. De ce pas, je vais les porter au notaire de la famille. Si c'est un crime que d'agir ainsi, on me fusillera; j'y suis résigné. C'est le moins que je puisse faire pour la mémoire de mon général.

En achevant ces paroles, il écarta Éléonore, se fraya un passage et quitta la chambre avant que la baronne fût revenue de sa stupeur.



XVIII

Hostilités.

A partir de ce jour, il y eut guerre ouverte entre la souveraine de l'hôtel et la dynastie Falempin. Le notaire de la famille reçut avec empressement le dépôt de l'honnête concierge et fit dresser par l'autorité compétente un procès-verbal de la remise. César expliqua comment les choses s'étaient passées: il raconta l'entretien qu'il avait eu avec son général, les divers incidents de l'aventure, enfin sa découverte inespérée. Comme conclusion, il se déclara prêt à porter la peine de sa conduite et parla comme un homme qui offre sa tête. Le magistrat sourit et se contenta de lui adresser de vives félicitations. Falempin sortit de là radieux. Quand il rentra dans la loge, sa figure en était au plus haut point de l'épanouissement et de la joie.

--Eh bien, femme, dit-il en embrassant sa compagne avec une ardeur digne de ses beaux jours, je te le disais bien que l'empereur avait ses motifs. Un peu qu'il se dérangerait pour rien. Tu vois ce qui arrive; c'est notre campagne de Prusse! En trois temps, enfoncé l'ennemi, et l'autorité me félicite. On m'aurait donné le trône de Suède, comme à Bernadotte, que je ne serais pas plus heureux. Et mon général, doit-il l'être aussi! Doit-il se frotter les mains là-bas! Ça donnerait l'envie d'y aller, rien que pour voir.

--Merci du souhait, dit la mère Falempin; il est flatteur. Venez donc ici, évaporé, qu'on vous arrange cette cravate. Il ne faut pas que le bonheur fasse oublier la tenue. Venez donc!

Cependant la baronne Dalincour ne se rendit pas sans combat; elle avait pour conseils les amis de Granpré, c'est-à-dire d'astucieux hommes de loi, au courant de toutes les embûches de la procédure. Ils essayèrent de porter l'affaire au criminel en accusant Falempin de la manière la plus audacieuse. Cette tentative échoua devant les interrogatoires du vieux sergent; il s'y montra d'une simplicité et d'une sincérité qui firent taire la calomnie. Battue de ce côté, la baronne entama un procès au civil, fit valoir sur les sommes découvertes dans l'hôtel des droits imaginaires; créa des répétitions considérables au profit de créanciers qui lui servaient de prête-noms, et auxquels, de concert avec ses procureurs, elle fabriquait des titres.

Ainsi la guerre était engagée et le papier timbré s'échangeait en famille. Emma, dès le début de ce différend, déclara qu'elle voulait y demeurer étrangère: une spoliation l'effrayait moins qu'une lutte. On respecta ses scrupules, on éloigna d'elle tout ce qui pouvait blesser sa susceptibilité; mais on ne poussa pas la déférence plus loin. Tous ses droits furent maintenus contre des agressions odieuses. La jeune fille n'était pas majeure; un conseil de famille fut institué, et Muller en devint l'âme et le bras. Cet homme, si naïf, si étranger aux pièges du monde, se transforma tout à coup en procureur consommé. Il étudia les lois, s'initia aux ruses du palais, voulut tout apprendre afin de tout prévoir; ce fut une métamorphose complète. Jamais il n'avait attaché un grand prix à l'argent: il était né dans la pauvreté et ne s'était soutenu que par son travail; mais en aucun temps il n'avait regardé la richesse d'un œil d'envie. Quand il s'agit de sa pupille, il devint tout autre: il fut âpre, méticuleux; il se défendit pied à pied sur le terrain des intérêts. Son affection pour Emma le soutenait dans ce duel et son amour-propre y était engagé.

Muller avait un second tout trouvé: c'était Falempin. César était fier; s'il n'oubliait pas les bons procédés, il ne pardonnait pas les mauvais. La baronne avait blessé le vieux soldat dans ce qu'il avait de plus cher, son honneur; c'était pour lui une plaie toujours saignante et toujours nouvelle. Désormais, entre sa maîtresse et lui, il ne pouvait plus exister que des rapports pénibles. Éléonore y mit le comble en lui signifiant son congé. C'était excéder son droit: l'hôtel appartenait à Emma; le choix d'un concierge dépendait de la jeune fille. Falempin en référa à Muller, qui maintint César dans son poste en dépit de la baronne. La guerre intestine s'aggravait de tous ces épisodes; l'hôtel du faubourg du Roule était partagé en deux camps qui se mesuraient de l'œil.

Dès lors, les deux femmes vécurent entièrement à part. La baronne continuait à s'entourer d'un luxe qui ne semblait pas en rapport avec sa position; elle menait grand train, donnait des dîners et des fêtes, comme si elle eût voulu jeter un défi à l'existence solitaire d'Emma. Celle-ci, de son côté, se renfermait dans une retraite absolue, toute à son chagrin et à ses regrets. Le coup récent que Paul avait porté à son amour retentissait encore dans son cœur; elle était redevenue triste et languissante. Elle avait pénétré les pieuses ruses de Muller, et s'y prêtait sans en être désormais dupe. L'expérience commençait pour elle: triste moment qui lui enlevait le dernier asile des âmes blessées, l'illusion. Cette douloureuse journée, où s'était brisé tout son espoir, l'avait mûrie avant l'âge; elle comprenait le monde et se sentait prise d'une répugnance instinctive pour lui. Aussi n'eut-elle dès lors qu'un souci, celui de se tenir à l'écart du bruit. Les visites de Muller lui suffisaient comme distraction, et Suzon portait sans peine le poids de son petit ménage.

Cependant, César Falempin nourrissait des colères sourdes qui ne cherchaient qu'un moment propice pour faire explosion. Quand le vieux soldat se mettait à haïr, ce n'était point à demi. Aucun des adversaires qu'il avait combattus n'avait trouvé grâce à ses yeux, même après trente ans de paix. Tout Prussien lui était odieux, tout Espagnol antipathique; s'il eût vu un Cosaque près de lui, il aurait eu beaucoup de peine à lui faire quartier. Il suffisait qu'on lui parlât des Bavarois pour le faire frémir d'indignation, et il n'avait pas pardonné à l'empereur d'Autriche sa conduite de 1815. César était ainsi fait; tout laissait dans son esprit des traces ineffaçables. Il avait peu d'idées, mais celles qui se logeaient sous son cuir chevelu y restaient gravées à jamais. Pour le moment, il accordait une trêve à ces vieilles haines, afin de se livrer plus entièrement à une haine récente; et la baronne occupait dans ses rancunes une si large place, qu'il n'en restait guère pour les Cosaques, les Prussiens, les Espagnols et les Bavarois.

Ce qui entretenait cette effervescence intérieure, c'était la révélation de toutes les hontes, de toutes les iniquités dont l'hôtel avait été le théâtre. Lui, si fier de son rôle, si jaloux de l'honneur de la maison, il apprenait pour la première fois qu'il avait tenu les clefs d'une véritable caverne. Muller, qui avait besoin de lui pour divers détails d'affaires, le mettait au courant des faits les plus essentiels, et chacune de ces confidences fournissait un aliment de plus au foyer de colères allumé dans la tête de Falempin.

--Ça finira mal, disait-il à sa femme; la foudre tombera un jour sur l'hôtel, si cette mégère n'en sort pas.

--Voyons, César, répliquait sa prudente ménagère, ne te monte pas la tête. Voilà huit jours que tu n'es pas reconnaissable. Tu t'enflammes le sang, mon mouton.

--Non, vois-tu, Cateau, il ne sera pas dit que Falempin aura souffert des abominations pareilles. Je n'y tiens pas: la main me démange; je me sens capable de faire un malheur. Tu ne sais donc pas qu'ils ont volé mon pauvre général, qu'ils l'ont dépouillé comme dans un bois? Et tu crois que je supporterai cela?

--Mon homme, répliqua la mère Falempin, veux-tu que je te donne un bon conseil? Tu en feras ensuite à ta tête. Là, veux-tu?

--Oh! toi, répliqua César, tu es toujours dans les trembleurs: la mère la Prudence! Dis, voyons.

--Eh bien, mon homme, poursuivit madame Falempin, ne te frotte pas aux grands: ils ont les bras plus longs que nous. Les riches, ça peut tout. Avec l'argent, ils achèteraient la terre entière, les juges, les commissaires de police, les sergents de ville, tout ce qu'ils voudraient.

--Il faut alors laisser dévaliser notre jeune maîtresse, s'écria Falempin indigné. C'est cela! le champ libre aux scélérats. Une supposition: Vous volez un pain: vingt ans de galères; vous volez deux millions: tous les honneurs du monde. Cateau, Cateau, il me prend des envies de mettre le feu à cette maison. Si la baronne y était seule, ce serait bientôt fait.

--Allons, voilà encore de tes rages, dit la ménagère. Tu es comme à Saragosse.

--Mais penses-y donc, femme, poursuivit Falempin: c'est deux millions qu'ils ont subtilisés à mon général. Deux millions, entends-tu? Autant de moins pour cette pauvre demoiselle, belle comme le jour et bonne comme les anges. Tu sais, ce Granpré qui a fait partir ton petit magot, les mille écus, tu sais?

--Ce gueux-là! s'écria la mère Falempin, s'élevant sur-le-champ jusqu'au diapason de son mari.

--Le même! femme, le même! dit César. C'est lui qui a effarouché les deux millions du général! Quand je dis lui, la baronne y est au moins pour moitié. Les deux font la paire.

--Si c'est ainsi, Falempin, répliqua la vieille femme avec un ton solennel, je ne te retiens plus. Tu peux cogner, mon homme. Le voleur de nos mille écus! Je repasserai ton sabre, s'il le faut. Qu'il y a donc des gens canailles dans ce Paris!

Le couple qui habitait la loge se mit ainsi d'accord sur le chapitre de la vengeance. La difficulté était d'en trouver l'occasion. Falempin avait beau demeurer à l'affût, rien ne s'offrait. Il faut dire que le concierge était plus fort pour l'action que pour l'intrigue. S'il eût pu charger sur la baronne comme sur un régiment, et se venger à la pointe du sabre, nul doute que le résultat n'eût tourné en sa faveur; mais que pouvait le vieux soldat au milieu des évolutions des gens d'affaires et de la stratégie du Code de procédure? Il rongeait son frein et dévorait son impuissance.

Un jour pourtant il fit une remarque qui le frappa. Une lettre arriva à l'adresse de la baronne; elle était d'un fort volume et portait le timbre de Bruxelles. Il la donna à l'un des valets de service, qui vint, peu d'instants après, lui recommander d'envoyer désormais le facteur directement à l'hôtel pour tout ce qui concernait Éléonore. Cette précaution éveilla ses soupçons; il comprit que l'on se défiait de lui. Le facteur reparut deux, trois fois par semaine, toujours avec des lettres venant de Bruxelles. Falempin, fidèle à sa consigne, n'y toucha pas et se contenta d'en vérifier le timbre. Plus de doutes pour lui: la baronne était en relations suivies avec Bruxelles. Qui pouvait être ce correspondant assidu et mystérieux, si ce n'est son complice, si ce n'est Granpré! Sans un grand effort d'intelligence, Falempin en vint à pressentir cela. Dès ce moment, son attention fut en éveil, et il résolut de ne rien négliger pour arriver à une certitude complète. Voici quel raisonnement il fit, et chez un soldat élevé à l'école de l'empire c'était preuve d'imaginative.

--Si le complice de Bruxelles écrit aussi souvent, se dit-il, il faut qu'il parte de Paris des réponses à toutes ces lettres; autrement elles ne se multiplieraient pas à ce point. On demande d'ici des conseils et de l'argent; de là-bas on envoie l'un et l'autre. C'est clair comme le soleil d'Austerlitz; Maintenant, qui porte ces lettres? par quelles mains passent-elles? voilà la question. Surveillons la valetaille.

Parmi les femmes qui étaient au service d'Éléonore, l'une d'elles semblait avoir les bonnes grâces de sa maîtresse et se trouver plus avant que les autres dans son intimité. C'était une fille jeune encore, mais alerte, délurée, connaissant déjà le cœur humain, et sachant tirer parti de ses faiblesses. Falempin ne douta pas que ce ne fût là ce qu'il cherchait, c'est-à-dire la messagère d'Éléonore. Il l'épia pendant huit jours; elle ne sortit pas de l'hôtel, où la retenait son service. Cette circonstance dérouta les soupçons de César. Il en était fort préoccupé, quand il vit entrer dans sa loge une fille de l'Auvergne qui n'était point attachée à demeure à l'hôtel, mais qui chaque jour y venait pour faire la grosse besogne.

--Eh bien, la Gothon; comment va cette santé? lui dit amicalement Falempin. Toujours gaie, l'Auvergnate!

Le hasard voulut, que l'œil du concierge se portât en même temps vers la poche de la servante. Derrière un mouchoir à carreaux bleus se laissait voir la corne d'une lettre. Cette vue frappa César; il tint l'objet comme en arrêt. Point de doute: la baronne avait mieux aimé confier ses messages à cette fille simple et presque idiote, à demi étrangère à l'hôtel, plutôt que de mettre dans sa confidence quelqu'un de ses gens. C'était le comble du calcul et de la prudence.

--Eh! eh! la Gothon, dit César, excité par la vue de l'objet qu'il convoitait depuis longtemps; qu'est-ce que nous avons donc là? Un poulet pour notre ami? Ah! friponne, on vous y prend!

En disant ces mots, il avait porté la main vers le tablier de la servante, et, avec l'adresse d'un prestidigitateur, il s'était emparé du précieux papier. A ce geste, la fille d'Auvergne se précipita sur lui, tout effrayée.

Laissez donc! s'écria-t-elle; laissez donc cela, monsieur Falempin. Si vous saviez combien on m'a recommandé de ne pas le laisser voir!

César fit semblant de se jouer des inquiétudes de la servante et de la plaisanter sur ses correspondances galantes; mais en même temps il jeta un regard rapide sur l'adresse de la lettre et y lut ce qui suit:

À monsieur MARTINON, rue de la Montagne, nº..., à Bruxelles.

Cela lui suffisait: le nom, la rue, le numéro, tout était désormais gravé dans sa mémoire. Ne voulant pas tourmenter plus longtemps la fille d'Auvergne, il lui rendit la lettre.

--Tenez, Gothon, lui dit-il en riant, cachez mieux vos poulets, une autre fois. Peste! le beau papier. Cela sent le musc.

Quand la servante eut disparu, les traits du concierge reprirent leur sérieux. Il alla vers sa femme, qui se tenait près de ses fourneaux dans une petite pièce attenante à la loge:

--Mère Falempin, lui dit-il avec gravité, tu feras mes paquets ce soir. Il faut que demain je sois sur la route de la Belgique.



XIX

La chasse au fiancé.

Pendant les dix jours que dura l'absence de César Falempin, l'hôtel du faubourg du Roule fut témoin d'un incident qu'il est essentiel de raconter. Suzon, comme on l'a vu, était entrée au service d'Emma; elle y faisait des merveilles. Rien de plus actif, de plus alerte que cette fille. On eût dit qu'elle cherchait dans un excès de travail un refuge contre les souvenirs du passé.

La première débout, elle se couchait la dernière; et quand la besogne manquait dans le ménage d'Emma, elle allait donner la main au service de la loge. Madame Falempin était fière de son enfant adoptif; elle en parlait avec l'orgueil et la tendresse d'une mère. Pour lui plaire, il suffisait de célébrer les mérites de Suzon: aussi ne pardonnait-elle pas à Anselme de les avoir méconnus.

--Va, ma petite, disait-elle à la jeune fille, faut pas avoir de regret. Au fond, qu'est-ce que c'est que ton fiancé? Un gros sensuel, voilà tout; un homme sur sa bouche; un vrai sans-cœur. Ah! il peut venir se frotter chez nous, maintenant. César ne veut plus en entendre parler; il lui a signifié sa malédiction.

Au lieu de répondre à ces consolations chaque jour renouvelées, Suzon s'en allait le cœur gros, les yeux gonflés de larmes. Elle était trop aimante pour oublier et trop fière pour se plaindre. Cependant, avec plus de pénétration que n'en avait la cantinière émérite, il eût été facile de s'apercevoir que la jeune fille changeait à vue d'œil. Ses joues pâlissaient, ses yeux s'entouraient d'un cercle bleuâtre. Ce n'était plus la fauvette du cabaret des Thernes; les chants avaient cessé avec le bonheur, les rires aussi. Sans être triste, elle sentait peser sur elle une invincible mélancolie. Dans son zèle même se révélait on ne sait quoi de maladif et de languissant; son activité éclatait par excès, entrecoupés de défaillances. Ces symptômes bétonnaient; elle se voyait atteinte d'un mal inconnu. Des spasmes singuliers troublaient sa tête, le dégoût s'en mêlait; et plus d'une fois, sous l'influence de ce malaise, elle s'abandonna à un découragement profond.

--O ciel! s'écriait-elle: est-ce que je vais mourir? C'est s'en aller bien jeune, mon Dieu!

Un jour qu'elle était en proie à une de ces crises, la mère Falempin entra doucement. Des torrents de pleurs sillonnaient les joues de la jeune fille; ce spectacle frappa l'épouse de César.

--Qu'est-ce donc, petite? lui dit-elle avec bonté. Te voilà changée en fontaine: d'où vient cela?

Aux premiers mots qu'avait prononcés la vieille femme, Suzon s'était éveillée comme d'un rêve. Plonger la main dans la poche de son tablier, y saisir un mouchoir et sécher ses pleurs fut l'affaire d'un instant. Quand elle répondit, les traces de l'orage avaient disparu, et son œil brillait comme un rayon de soleil entre deux nuées.

--Ne faites pas attention, madame Falempin, répondit-elle: un moment d'ennui, un tracas de petite fille. Cela passera.

En même temps, elle se remit à la besogne en affectant une gaieté qui était loin de son cœur. Cette fois, l'épouse de César ne s'y trompa point; elle examina mieux la physionomie de Suzon, et s'aperçut de l'altération que ses traits avaient subie. Elle entrevit la vérité et pressa la jeune fille.

--Ma petite, lui dit-elle, ne nous cachons pas derrière le doigt. Tu as du chagrin, conte-moi ça.

--Mais, non, madame Falempin, je vous assure, répondit Suzon. Pourquoi voulez-vous que j'aie du chagrin? Est-ce qu'il me manque quelque chose ici? Est-ce que tout le monde n'y est pas bon pour moi?

On eût dit que le cœur protestait, car deux larmes suspendues au bord des paupières donnèrent un démenti à ces paroles.

--Pauvre enfant! dit la vieille femme attendrie. Suzon, ajouta-t-elle, ne sois donc pas boutonnée comme cela. A quoi bon, ma petite? est-ce que je te fais peur?

--Peur? oh! non, madame Falempin, répliqua la jeune fille. Mais que voulez-vous que je vous dise? un tas de misères. Depuis quelques jours, je me sens toute sens dessus dessous. Eh bien, quoi! Un peu de patience; ça s'en ira comme c'est venu. A dix-sept ans, il y a de la ressource.

--Tu te sens donc malade, Suzon?

--Un tantinet, madame Falempin; j'ai comme qui dirait le cœur sur l'eau. Mais ça n'est rien: le bon Dieu ne veut pas me prendre encore, il faut le croire.

L'épouse de César comprit tout ce qu'il y avait de naïf dans ces réponses: elle continua son interrogatoire en ménageant l'ignorance de la jeune fille. Suzon se défendit d'abord; mais peu à peu, gagnée par l'intérêt profond qu'on lui témoignait, elle ouvrit son âme et se laissa aller à des aveux complets. Pour la première fois, elle raconta ce qui s'était passé au retour de Saint-Cloud; et à mesure qu'elle avançait dans cette confidence, la mère Falempin laissait échapper plus fréquemment cette interruption, qu'elle accentuait de manière à témoigner une indignation croissante:

--Oh! le monstre! disait-elle, oh! le monstre!

La glace était rompue; Suzon fit une confession générale. Elle raconta les hésitations d'Anselme, l'entrevue qu'elle avait eue avec lui, enfin les circonstances qui avaient précédé la mort de son grand-père. En finissant elle s'accusa d'avoir hâté la fin du vieillard, et se remit à fondre en larmes. La mère Falempin continuait à lever les mains au ciel et à s'écrier de loin en loin:

--Le monstre! le monstre!

Ces détails étaient nouveaux pour elle; les torts d'Anselme prenaient à ses yeux une tout autre gravité. Il ne s'agissait plus d'une de ces légèretés que le monde excuse; il y avait oubli coupable et nécessité de réparation:

--Écoute, ma petite, dit-elle à Suzon en l'embrassant avec tendresse, il ne faut pas se désespérer. Foi de mère Falempin, cela ne se passera pas comme cela. Non, ce garnement d'Anselme n'en aura pas le dernier mot. Ah! il lui faut de l'argent à ce mirliflore; il veut faire la belle jambe aux dépens de sa femme; il tient à avoir du pain sur la planche, le fainéant. Depuis que les Falempin et les Lalouette sont ruinés, il leur tourne les talons. Attends, vaurien, et tu verras ce que c'est que la mère Falempin, Ah mais! c'est qu'il ne faut pas se jouer des braves gens, vois-tu! Attends seulement qu'on te rejoigne.

Pendant que l'épouse de César lançait ce défi dans le vide, Suzon était retombée dans ses accès de tristesse; elle semblait inconsolable.

--Petite, lui dit la vieille, faisons-nous une raison. Pas plus tard qu'aujourd'hui, je tirerai cela au clair. Voyons, assez de larmes comme cela: je finirais par me mettre de la partie. Tu ne veux pas faire pleurer une femme qui n'a pas pleuré à Waterloo. Eh bien, taris tes fontaines; car je me sens gagnée.

La mère Falempin termina la scène sur ces mots; elle en était arrivée au point de ne pouvoir maîtriser son émotion. En sortant et sur le seuil même, elle aperçut Emma, qui rougit légèrement à son aspect et parut embarrassée. L'épouse de César n'y prit pas garde et continua son chemin. Une idée fixe la préoccupait: elle voulait rejoindre Anselme et avoir une explication avec lui. Emma, cependant, revint sur ses pas comme si elle eût craint de surprendre Suzon; et rencontrant dans l'antichambre Muller, qui venait lui rendre sa visite habituelle:

--Bon ami, lui dit-elle, que vous voilà donc à propos! Nous avons à causer ensemble. J'ai une commission délicate à vous donner.

--A vos ordres, mon enfant, répondit Muller. Vous savez que je suis votre esclave. Commandez.

Ils passèrent dans le salon d'étude, et l'entretien s'engagea. De son côté, la mère Falempin ne rentra dans la loge que pour se mettre en tenue de ville. Elle se coiffa d'un bonnet resplendissant et revêtit sa plus belle robe, comme si elle eût médité une conquête. La fille d'Auvergne, chargée du gros service, était encore à l'hôtel; elle la préposa au soin du cordon et lui traça minutieusement sa consigne. Quand toutes ces précautions furent prises, elle sortit pour aller à la recherche d'Anselme.

Ce n'était pas une entreprise facile. Depuis que César lui avait signifié sa malédiction et l'avait menacé de voies de fait s'il l'entrevoyait à moins de deux cents mètres de l'hôtel, Anselme, en garçon prudent, s'était bien gardé de remettre les pieds dans le faubourg du Roule. Il n'avait nulle envie de braver les colères de son oncle et d'enfreindre la loi des distances; il se tenait à l'écart naturellement et sans effort. Peut-être avait-il une petite idée de la cuisine Falempin, depuis Je jour où la foudre avait frappé cette maison. Ce calcul devait lui rendre encore l'obéissance plus facile. Quoiqu'il en soit, personne aux environs ne l'avait vu et ne pouvait donner de renseignements sur son compte. Sa tante était donc obligée de marcher à l'aventure et de se fier au hasard pour le découvrir. Son premier soin fut d'aller frapper à la porte des anciens bureaux de Granpré. De nouveaux hôtes s'y trouvaient: c'était une compagnie, d'assurance contre la grêle. Personne dans l'établissement n'avait connu M. Anselme; on chercha vainement ce nom sur la liste des assurés. La mère Falempin allait quitter la place quand elle songea au concierge de la maison. De concierge à concierge, on se doit des égards; c'est de l'esprit de corps. Celui-ci se montra fort aimable pour la mère Falempin, la fit entrer, lui donna un siège, et, sur sa demande, consulta ses souvenirs.

--M. Anselme, dit-il enfin, le garçon de bureau de l'agent de change qui a disparu; connais pas. Écoutez pourtant, la mère, ce jeune homme avait des habitudes, dans le quartier. Voyez la charcutière d'en face, où il prenait son salé; puis la fruitière du coin, où il achetait ses pommes. Possible qu'on sache ce qu'il est devenu.

La mère Falempin profita du conseil, et bien lui en prit. Anselme était installé chez la fruitière, non pas en simple client, mais en habitué et presque en maître. Assis dans un coin du magasin, il découpait une orange avec l'adresse d'un artiste et la savourait en connaisseur. La marchande semblait l'oublier pour être toute à son public; on voyait qu'elle avait une confiance entière dans ce consommateur et qu'elle le regardait comme de la maison. C'était d'ailleurs une grosse commère de trente ans à peu près, solidement construite, avec le visage le plus plein et le plus rouge que l'on pût voir, un vrai morceau de résistance, plus large que haut, retrouvant en rondeur ce qu'il avait de moins en étendue.

Quand la mère Falempin eut aperçu son neveu au milieu de ces pyramides de fruits, elle ne put se défendre d'un petit mouvement de colère. Au fond, Anselme était l'une de ses faiblesses; elle avait eu pour lui une foule d'attentions, et s'y était attachée en raison peut-être de ses défauts. Les préférences, dans les familles, ne vont pas vers ceux qui en sont les plus dignes. Il y avait donc, chez la mère Falempin, un désir ardent de ramener la brebis au bercail, et de l'y fixer par un lien devenu nécessaire. Un peu d'égoïsme se mêlait à son dévouement pour Suzon. La vue de la fruitière et l'espèce d'intimité qu'Anselme s'était ménagée dans son établissement semblaient porter à ce rêve un coup décisif; l'épouse de César en fut vivement froissée. Sa voix, quand elle retentit aux oreilles de son neveu, avait un accent militaire qui le fit tressaillir. Il s'empressa d'accourir à l'ordre en avalant avec précipitation sa dernière tranche d'orange.

--Ah! c'est vous, tante? dil-il en la reconnaissant. Parole d'honneur! je vous ai prise pour mon oncle. Peste! le joli organe de commandement!

Tout en parlant, il l'entraîna hors du magasin, et, lui donnant le bras, il s'éloigna avec elle. On voyait qu'il ne se souciait pas d'avoir la fruitière pour témoin, de cet entretien.

--Voilà donc où il faut venir le chercher? s'écria la mère Falempin lui rompant en visière; voilà où tu traînes tout le long du jour, sous des cottes de femme, fainéant? Prends-y garde, tu finiras mal.

--Voyons, petite tante, dit amicalement Anselme, point de gros mots. La commère Guichard est la première fruitière de la rue, et elle me veut du bien. Faut voir comme elle est connue à la halle et quel crédit elle y a!

--C'est cela, répondit la mère Falempin, fais-en l'éloge encore. Joli commerce! Un tas de coureuses!

--Ma tante, dit Anselme un peu scandalisé, modérez vos propos. La veuve Guichard a mille francs à la caisse d'épargne, deux cents francs dans un coin: de son tiroir, sans compter le fond du magasin et la clientèle. Tout cela, c'est de l'or en barre. Du reste, première qualité de marchandises, des pommes, des poires, tout ce que l'on connaît de mieux. Et des oranges, faut goûter ça! Un vrai sucre, un parfum, un nectar! Trente caisses de ce numéro! Voilà un capital, j'espère. Le tout payé comptant, net et liquide!

--Veux-tu te taire avec ta Guichard! s'écria la vieille femme impatientée.

--Dame! petite tante, il faut bien que je vous en parle, répondit Anselme, puisqu'il est question d'unir nos destinées. Quand on n'a pas un sou vaillant, il est tout naturel qu'on se rapproche de ceux qui ont fait leur magot.

Pendant qu'Anselme achevait ces mots, sa tante avait quitté son bras et venait de se placer en face de lui comme pour le tenir en arrêt:

--Et Suzon! s'écria-t-elle.

--Allons, répondit Anselme, voilà que vous prenez vos grands airs. Ne faites donc pas des bêtises dans la rue, tante: on nous regarderait comme des animaux curieux. Vous avez un diable d'organe qui est joliment de l'Empire; on ne se sert plus de ces instruments-là aujourd'hui: tâchez de le réformer.

Cette ironie déconcerta la mère Falempin et lui ôta une partie de sa force. Longtemps elle avait souffert ce langage de la part d'Anselme; elle ne savait plus comment achever cette pénible explication au milieu de la foule des passants qui les coudoyaient. Aussi sa voix prit-elle une expression presque suppliante pour ajouter:

--Je te parle de Suzon, Anselme; ce nom ne te dit-il rien? n'éprouves-tu pas quelques remords à l'entendre?

--Suzon est gentille, répondit froidement Anselme; je la regrette; elle vaut cent mille Guichard. Mais elle est montée en fonds comme moi; ce serait misère et compagnie. Vous qui êtes une femme d'âge, vous devriez comprendre cela, tante.

--Mais, malheureux! répondit la vieille avec une indignation contenue; il ne fallait pas la tromper, alors! Veux-tu que je te dise tout?

--Dites, tante.

La mère Falempin se pencha vers son oreille, de manière à ce que rien de ce qu'elle disait ne fût entendu par d'autres que lui. On put voir, à cette confidence, un sentiment de trouble passer sur la figure du jeune homme; mais ce fut un éclair; il se remit presque sur-le-champ:

--Eh bien? dit la vieille femme quand elle eut fini.

--Eh bien, répliqua le neveu: avant comme après. C'est triste à dire; mais c'est comme ça.

--Anselme! s'écria la mère Falempin avec un accent indigné, ton oncle t'a maudit, je te maudis aussi. Tu finiras mal, je te le répète; tu monteras un jour sur l'échafaud!

Sans attendre sa réponse, elle le quitta brusquement après ces derniers mois. Le jeune homme resta comme étourdi sur le coup.

--Deux malédictions pour une! se dit-il; voilà de la chance!

Il allait, toutefois, se remettre en chemin et regagner l'établissement où il espérait entrer bientôt en maître, quand une main se posa sur son épaule.

Il se retourna; c'était Muller.

--Anselme, lui dit le précepteur, voulez-vous m'accorder quelques minutes d'entretien?

--Comment, monsieur Muller, mais autant de minutes que vous le voudrez! des heures même, si cela vous plaît!

--Vous refusez d'épouser Suzon, continua l'Allemand, parce qu'elle n'a point de dot. C'est bien l'unique motif de votre refus, n'est-ce pas?

L'unique motif, comme vous le dites, monsieur Muller, répondit Anselme.

--Alors, si l'on dotait Suzon, vous seriez disposé à l'épouser? poursuivit Muller.

--Dame! il faudrait s'entendre, dit Anselme, voyant qu'il s'agissait d'un marché, et se mettant sur ses gardes.

--Dix mille francs de dot et le trousseau, cela vous suffirait-il, monsieur Anselme? dit Muller allant droit au fait. Réfléchissez-y.

--C'est tout réfléchi, digne Allemand, s'écria Anselme. Dix mille francs et le trousseau?

--Dix mille francs et le trousseau, répéta froidement Muller.

--Et le garant du marché, ajouta Anselme, où est-il?

--C'est moi, dit Muller.

--Eh bien, noble Allemand, touchez là, répondit Anselme en lui tendant la main. C'est fait. Vous pouvez commander les violons. A quand la noce?

--Dans quinze jours, répliqua Muller. Allez faire la paix avec votre tante et consoler votre fiancée.

Anselme n'en entendit pas davantage; il se mit à courir dans la direction qu'avait prise la mère Falempin, et laissa Muller enchanté d'avoir servi d'instrument à de généreuses pensées.



XX

La seconde idée de César.

En roulant sur la route de Bruxelles. César Falempin arrêta ses dernières dispositions. Le nom et l'adresse qu'il avait entrevus étaient, il n'en doutait pas, le nom d'emprunt, de Granpré et l'adresse où il devait le rencontrer. C'est donc à M. Martinon qu'il allait avoir affaire, et la rue de la Montagne devenait le centre de ses opérations.

Arrivé dans la capitale de la Belgique, César ne s'inquiéta ni des beautés de la perspective, ni de la date des monuments. Bruxelles n'avait pour lui qu'un intérêt: Granpré s'y était réfugié. Il se logea dans une obscure auberge des faubourgs; et, après s'y être installé tant bien que mal, il sortit pour aller poursuivre une première reconnaissance.

La rue de la Montagne est une assez longue rue; il n'y vit qu'un seul numéro, celui que portait la lettre de la baronne, et qui avait laissé dans la tête du vieux soldat une empreinte ineffaçable. Précisément, en face du numéro suspect, se trouvait un petit estaminet qui pouvait servir de poste avancé. César s'y installa, et en fit dès lors sa résidence habituelle. Il y vida pot de bière sur pot de bière, s'enfuma comme un Flamand, s'inonda comme un Brabançon, et se livra pendant trois jours à ces exercices sans en paraître ni fatigué ni ému. L'homme de l'Empire se retrouvait, même dans les factions infiniment prolongées.

Cette surveillance préliminaire avait un but: c'était de se mettre au courant des allures du faux Martinon. Avant d'agir, il était essentiel de connaître les éléments de succès, de peser les chances, de calculer le fort et le faible de l'entreprise. César appartenait à une école qui avait reculé les limites de la stratégie; il déploya en cette occasion toutes les ressources de cet art, et fit véritablement honneur à ses maîtres. Voir Granpré sans en être vu, épier ses démarches, pénétrer sa vie, sonder son intérieur, telle était la tâche du vieux soldat; il sut se mettre à la hauteur des efforts qu'elle exigeait. Ses rancunes l'inspiraient; il devenait ingénieux à force de haine. Une autre idée le soutenait: c'est que son général approuverait sa conduite, et en rendrait un compte favorable à l'empereur. Superstition bien innocente et plus commune qu'on ne le croit parmi les hommes qui furent mêlés aux pompes impériales!

Les premières heures de faction ne furent pas heureuses pour César. Il eut beau faire bonne garde et tenir l'œil fixé sur la porte de l'ennemi, rien ne parut. Trois pintes de bière avaient été consommées en pure perte! Le vieux soldat ne se rebuta pas; il revint à la charge et redoubla de vigilance. Enfin, Granpré se montra: c'était lui; César le connaissait trop bien pour s'y méprendre. Assez de fois il avait vu ce visage fin et ce sourire moqueur, ce regard pénétrant comme l'acier, ces lèvres pâles et amincies. Granpré était le fameux Martinon; cette découverte assurait un point d'appui à l'entreprise de César. Il ne s'agissait plus que de conduire les opérations de manière à ne pas donner l'éveil, et avec la prudence consommée des grands capitaines. Ce système de temporisation prolongeait le duel du vieux soldat contre la bière flamande; mais il n'est rien que ne puisse affronter un estomac qu'anime le sentiment du devoir et qui se dévoue à une œuvre de justice.

Grâce à cette enquête, suivie avec prudence, César eut bientôt complété ses renseignements. Pendant l'une des absences de Granpré, il alla frapper à la porte de son domicile et recueillit de précieuses informations. Il était rare que le faux Martinon sortit dans le cours de la matinée; renfermé dans son cabinet de travail, il mettait alors à jour sa correspondance, arrêtait ses écritures, réglait ses affaires de la veille. Granpré avait été un joueur acharné, Martinon l'était aussi: c'est une passion qui ne s'éteint qu'avec la vie. Le nom de Martinon commençait à devenir célèbre sur la place de Bruxelles comme celui de Granpré l'avait été à Paris. On s'accordait à lui reconnaître les grandes qualités de l'agioteur; la hardiesse, le sang-froid, l'ardeur dans le succès, l'impassibilité dans la défaite. C'était une étoile nouvelle qui se levait sur l'horizon des spéculations belges, et deux ou trois coups vigoureusement frappés avaient marqué sa place au premier rang.

Contre un tel homme, protégé par sa position et déjà mêlé aux gens de finance, César comprit qu'il ne trouverait qu'un insuffisant appui auprès des autorités locales. Un pauvre soldat d'un côté, de l'autre un agioteur opulent; c'eût été la lutte dont parle la fable; il s'y serait brisé sans succès. De pareils détours répugnaient d'ailleurs à César; il aimait mieux aborder les gens de front et avec ses procédés militaires. Rien qu'à voir la manière dont il tordait sa moustache grise dans le cours de ses longues stations sur les bancs de l'estaminet, il était facile de surprendre chez lui une colère contenue et un besoin d'agir à l'unisson de cette colère. Ce n'était pas l'attitude d'un homme qui, avant de prendre un parti, règle ses comptes avec sa conscience; c'était une contenance ferme, décidée, qui annonçait une résolution irrévocable.

Quand César crut avoir tout prévu, il se présenta chez le faux Martinon à une heure assez matinale pour ne pas le manquer. Jamais sa tenue n'avait été plus sévère ni plus irréprochable. La redingote bleue était boutonnée jusqu'au menton, le col noir encadrait un collier de barbe bien peigné, les moustaches avaient été cirées à neuf, la chevelure coupée en brosse affectait on ne saurait dire quel air rébarbatif et menaçant. Le vêtement était fort ample et aurait pu cacher un arsenal complet.

Comme assortiment à cette tenue, César avait la physionomie solennelle et la pose des grands jours. Depuis les adieux de Fontainebleau, son œil n'avait pas eu une expression plus profonde, son visage un caractère plus significatif. Ce n'était point encore l'orage; mais, aux éclairs du regard, au grondement sourd de la parole, on pouvait pressentir qu'il n'était pas loin.

César sonna: un valet vint ouvrir. Granpré était chez lui, mais en conférence avec un des financiers de Bruxelles. On proposa au vieux soldat d'attendre; il aima mieux renvoyer sa visite. Il ne fallait pas perdre les avantages d'une surprise. Sa vue seule devait mettre Granpré sur ses gardes; s'offrir à lui en présence d'un tiers, c'était tout risquer. A l'aide d'un prétexte, il se retira après s'être mieux assuré de la distribution des lieux. Le cabinet de l'homme d'affaires était situé sur le derrière de la maison, dans l'angle le plus solitaire de l'appartement. On y arrivait par un corridor sombre qui servait, à isoler les pièces. Cette circonstance sembla précieuse à César; il pourrait ainsi arriver seul devant Granpré: Dieu ferait le reste.

Le lendemain le vieux soldat fut ponctuel; il reprit de très-bonne heure son poste d'observation sur les bancs de l'estaminet. Le hasard le servit au delà de ses espérances. Vers neuf heures le valet de Granpré sortit pour aller faire quelques courses en ville. C'était une occasion précieuse; César s'empressa d'en profiter. Peu d'instants après il agitait la sonnette de l'homme d'affaires. Une vieille servante vint, ouvrir et lui indiqua son chemin du doigt; César fit un geste d'habitué et marcha sans hésiter vers le cabinet. La clef était sur la porte; il l'ouvrit avec précaution et entra. Granpré, en entendent le bruit de ses pas, releva la tête, le reconnut, et parut plus étonné qu'effrayé de cette apparition. Sa première impression fut de voir dans César un envoyé d'Éléonore.

--Vous ici, mon brave! lui dit-il, quel bon vent vous amène, et que venez-vous faire en ces parages?

Cependant, à mesure qu'il examinait mieux le vieux soldat, l'homme d'affaires perdait de sa confiance et comprenait instinctivement qu'il avait un ennemi en face de lui. César était au bout de son rôle d'emprunt: il se dédommageait d'une longue contrainte. Son œil menaçant ne quittait pas l'œil de Granpré, sa moustache hérissée ressemblait à la fourrure du porc-épic, ses cheveux se dressaient vers le ciel avec une énergie inaccoutumée. Dans les commissures des lèvres, dans le mouvement des narines, dans le tremblement du poignet, dans les trois plis du front, on pouvait deviner que cet homme était poussé par une fatalité inexorable, et qu'il se ferait au besoin une justice vehmique. A cette idée, Granpré se troubla pour la première fois il se sentit faible devant sa conscience. Par un mouvement instinctif, il envoya la main vers un cordon de sonnette qui était à sa portée, mais il fut prévenu; le poignet de fer de César fit justice de ce geste.

--Monsieur Granpré, lui dit le vieux soldat d'une voix pénétrante, si vous commencez les hostilités, tout est perdu. Pas un geste, pas un cri, pas un mot qui puisse ressembler à une menace, ou vous êtes mort. Je suis César. Falempin, un ancien, un homme de Marengo; quand je dis que si vous bougez vous êtes mort, c'est comme si c'était fait.

En prononçant ces paroles, César tira de ses poches deux énormes pistolets d'arçon, et les posa sur une table à côté de lui et à quelque distance de Granpré. L'homme d'affaires, à la vue de ces tubes foudroyants, ne put se défendre d'un sentiment d'effroi. Sa présence d'esprit l'abandonnait, sa langue était paralysée. Le vieux soldat continua:

--Ne croyez-pas, dit-il, que je sois venu chez vous comme un enfant; à l'étourdie. Non, monsieur Granpré, j'ai tout calculé, j'ai tout prévu. Au moindre bruit qui se fera dans ce corridor, deux hommes tomberont ici pour ne plus se relever: vous, parce que vous avez dépouillé la fille de mon général; moi, parce que, après un coup pareil, j'éprouverai le besoin d'aller rendre mes comptes à l'empereur. Dites un mot plus haut que l'autre, et le carnage commence.

--Mais, mon ami, répondit Granpré anéanti, qui peut donc vous animer à ce point contre moi? J'aime les braves, j'ai toujours eu du respect pour les braves. Vous êtes de l'ancienne armée, n'est-ce pas?

--Ne battons pas la campagne, dit César, ramenant les choses sur le vrai terrain; je n'ai point de temps à perdre, monsieur Granpré. A dix heures, le convoi de Valenciennes se met en route; il faut que je sois en France avant trois heures. Il est neuf heures et un quart; jugez si je puis m'amuser à vos compliments. Par ainsi, je vais droit au fait.

--Parlez, mon brave, répliqua Granpré, qui espérait gagner du temps; parlez, expliquez-vous. Je suis à vos ordres.

César aimait les moyens expéditifs plus que les longs discours; il prit l'un des pistolets, l'arma et saisit l'homme d'affaires au collet:

--Alors, levez-vous, ajouta-t-il, et marchons vers votre caisse. Vous avez volé, volé, entendez-vous! à la famille de mon général, deux millions, une bagatelle! Vous allez me les remettre ou je fais une boucherie. Voyons, en route.

L'arme était sur la poitrine de Granpré, et une résolution si implacable respirait dans les traits de César, que l'homme d'affaires n'osait ni pousser un cri, ni faire un mouvement pour se dérober à cette terrible étreinte. Cependant, en passant devant la croisée, il jeta son corps du côté de la vitre pour voir si personne ne viendrait à son secours; mais le vieux soldat le ramena par une secousse et porta le doigt vers la détente avec un sourire farouche comme celui des démons. Granpré se sentit défaillir.

--Grâce! s'écria-t-il en tombant sur ses genoux, je vais obéir.

--Deux secondes de plus, monsieur Granpré, dit César d'une voix sombre, et vous alliez rendre vos comptes à Dieu. Ne vous y exposez plus; c'est sans remise cette fois. Tenez, ajouta-t-il, je suis un soldat, je vais droit au fait. S'il faut vous laisser quelques cents mille francs pour vous rendre plus souple, je vous les laisserai. Donnez-nous un million, et l'on vous tiendra quitte du reste.

--Un million! s'écria l'homme d'affaires d'une voix lamentable; ai-je seulement un million? Où voulez-vous que je trouve un million?

La patience du soldat était à bout; il leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de l'acte de justice qu'il allait accomplir, et ramena le canon vers la poitrine du patient.

--Soit, monsieur, lui dit-il, on réglera alors avec vos héritiers.

Si Granpré n'avait pas détourné l'arme, c'en était fait de lui.

Il comprit que toute résistance serait vaine avec un tel homme et se résigna. Son portefeuille était sous sa main, il en tira des valeurs de diverses natures: rentes françaises, rentes belges, billets de banque, bons au porteur. César examina avec soin les titres, et compta les sommes, sans perdre toutefois de vue les mouvements de l'ennemi. Il exigea que Granpré dressât de sa main le bordereau de ces valeurs, en le menaçant de revenir à la charge si le compte n'était, pas exact. L'homme d'affaires s'exécuta machinalement; il n'avait plus le sentiment complet de ses actions. Ce passage de la vie à la mort, ces alternatives douloureuses l'avaient mis dans la situation du condamné sous le coup de la dernière heure. Il croyait avoir devant lui un bourreau; et, pour peu qu'il eût hésité, César eût, en effet, rempli ce rôle. Sa figure inexorable disait qu'il ne reculerait pas. Quand le bordereau eut été achevé, le soldat prit silencieusement cette masse énorme de litres, qui allèrent s'engloutir dans les vastes poches de sa redingote. Granpré le regardait faire d'un air stupéfait. Quelques valeurs étaient encore éparses sur le bureau.

--C'est votre lot, monsieur Granpré, dit César en les examinant. Cependant, voici cinq mille francs que je m'adjuge encore.

--Faites, mon brave, répondit Granpré atterré et frappé d'inertie.

--Encore une restitution, monsieur, poursuivit César en mettant à part cette somme. Les Falempin et les Lalouette vous en enverront quittance.

Granpré ne répondait plus; il se croyait le jouet d'un rêve. Cependant. César vidait ses poches d'une main à mesure qu'il les remplissait de l'autre. Il couvrit bientôt la table de mouchoirs en toile grossière, épais, mais solides.

--Maintenant, monsieur, dit-il à Granpré sur un ton moins rude, quoique aussi ferme, il ne me reste plus qu'à remplir une dernière formalité. J'en ai du regret, mais les choses ne peuvent pas marcher autrement. J'ai quelques précautions à prendre.

En disant ces mots, il mit sur l'homme d'affaires une main homérique. Celui-ci voulut en vain se débattre. L'arme terrible recommença son jeu, et la vigueur de Falempin fit le reste. César était un athlète: il bâillonna Granpré, lui lia les pieds et les mains et l'attacha fortement à l'une des colonnes de marbre qui servaient d'ornement à la cheminée. Quand cette opération fut achevée, il salua militairement sa victime, ferma la porte sur lui à double tour et en emporta la clef. Il sauvait ainsi sa retraite, et couvrait son mouvement vers la France. Quand il passa dans l'antichambre, la vieille servante s'y trouvait.

--La bonne, lui dit-il avec un grand sang-froid, M. Martinon ne veut recevoir personne avant deux heures d'ici. Ayez soin de consigner sa porte.

Une fois hors de la maison, César prit une voiture et se dirigea à toute vitesse vers la gare du chemin de fer. Au moment où il y arriva, la cloche de départ venait de s'ébranler pour la dernière fois. Il eut à peine le temps de monter dans un wagon: de toutes parts on fermait les portières, et la machine faisait entendre ce sifflement aigu qui ressemble au hennissement du cheval. Quelques heures après, César se trouvait en terre de France.

--N'empêche, se disait-il en achevant son examen de conscience, que c'est le second crime que je commets. Voilà deux fois que je mérite d'être fusillé.



XXI

La noce d'Anselme.

Le retour de César à l'hôtel du faubourg du Roule fut un véritable triomphe. Le conquérant des Gaules, traînant à sa suite les otages de vingt nations, ne devait pas porter la tête plus fièrement, ni fouler le sol d'un pas plus ferme. De temps en temps, comme pour s'assurer qu'il n'était pas le jouet d'un rêve, le vieux soldat portait la main sur ses poches et ne pouvait se défendre d'un mouvement de joie en constatant de nouveau la présence de son butin. Quand il rentra dans la loge, son air était majestueux, sa pose solennelle:

--Femme, dit-il, le coup est fait; il ne me reste plus qu'à passer devant un conseil de guerre. Ça tournera comme il plaira à Dieu; seulement, je voudrais bien savoir ce que l'empereur en pense.

César voulut, que les choses se fissent avec un certain éclat; on assembla le tribunal de famille sous la présidence du juge de paix. Le notaire d'Emma était présent à la séance. On écouta avec intérêt le récit du héros, qui déposa sur la table le fruit de son expédition et sortit pour aller attendre chez lui la visite des gendarmes. Pendant quinze jours ce fut son idée fixe; il avait compté là-dessus comme sur un dénouement obligé. Chaque fois qu'il entendait retentir le marteau de l'hôtel, il se levait pour aller s'offrir de lui-même à la justice et témoigner par cet acte spontané qu'il ne prétendait en aucune manière se dérober à ses recherches. Les gendarmes, on le pense bien, ne parurent pas; et ce fut l'un des mécomptes de César, un vide dans ses combinaisons.

Cet événement changeait la situation d'Emma; elle reprenait sa place parmi les plus opulentes héritières du royaume. Au nombre des valeurs que le vieux soldat avait rapportées, il s'en trouvait un petit nombre de caduques; d'autres qui ne pouvaient être recouvrées qu'au moyen de quelques réserves, faute d'endossement régulier. On provoqua contre Granpré des jugements où l'origine des titres fut débattue. Personne ne se présenta pour une discussion contradictoire; et bientôt, au moyen de sentences ou d'arrêts définitifs, la jeune fille se vit assurer la possession légitime de ces sommes. Neuf cent mille francs furent ainsi liquidés; ce qui, joint aux cent mille écus si heureusement retrouvés par César, élevait la fortune d'Emma à plus de douze cent mille francs.

L'étoile de cette maison semblait reprendre son éclat. Sous l'empire de ces circonstances, la vente de l'hôtel n'était plus une nécessité. On retira l'enchère en faisant à la baronne une offre judiciaire pour le payement de son douaire. Emma exigea qu'on y joignît une démarche auprès de sa belle-mère, pour mettre à sa disposition une partie de la fortune qu'elle venait de recouvrer si miraculeusement. Elle témoignait ainsi qu'elle ne la croyait ni la complice ni la confidente du spoliateur. Éléonore était avide, mais fière encore plus. Peut-être, se trouvait-elle, en outre, sous l'influence d'un dépit récent. Elle refusa ce qui ressemblait à une libéralité, et ne voulut pas rester liée par un bienfait. On en revint donc aux termes du droit strict, son douaire fut liquidé, et on y ajouta tout le mobilier des pièces qu'elle occupait.

Désormais, le séjour de cette maison ne pouvait être qu'odieux à la baronne; tout l'y accusait; sa condamnation était écrite sur chaque mur. Ici, le général était mort sous le poids de tortures morales; là, elle avait promené le scandale de ses liaisons criminelles. A sa porte veillait un homme qui avait renversé l'édifice de ses projets; au-dessus d'elle vivait une jeune fille dont elle avait médité, accompli la ruine, et que la Providence, sous les traits d'un vieux serviteur, avait seule tirée de ce mauvais pas. Ce qui devait l'accabler plus encore que la pensée de tant de crimes, c'était la honte d'en voir avorter les effets. Elle eût porté légèrement le poids du remords; mais le sentiment de la défaite devait lui être éternellement amer. Cependant, elle résista pendant quelques semaines; elle opposa à la tempête un front d'airain. Sa présence était une protestation, une sorte de défi; elle tint à la prolonger à ce titre. Elle cacha sous un visage riant les angoisses de son cœur, et ne retrancha rien de sa fastueuse existence. Plus tard peut-être ce dernier éclair d'opulence allait-il se traduire en privations; elle se préparait de la sorte une souffrance et un regret. N'importe! l'altière créature entendit pousser l'expérience jusqu'au bout. Il ne fallait pas que l'on pût constater entre la chute de Granpré et sa propre retraite une coïncidence suspecte: elle voulait sortir de cette triste épreuve avec tous les honneurs du combat. Ce ne fut guère qu'au bout de trois semaines, et après s'être mise en règle avec l'opinion, qu'elle quitta la partie. Elle disparut un jour, et personne ne sut le chemin qu'elle avait pris. César, qui s'entendait en oraisons funèbres, se chargea de lui en faire une à la fois énergique et concise. Elle se composait de deux épithètes dignes de Tacite.

Emma n'avait prêté à cette stratégie qu'une attention très-légère. Aucune pensée haineuse n'avait de racines dans son cœur: elle ne comprenait ni les inimitiés ni les raffinements du monde. Cependant, lorsque Éléonore se fut éloignée de l'hôtel, la jeune fille éprouva un moment de bien-être. L'air lui semblait plus léger, le ciel plus bleu, la nature plus riante; elle allait et venait avec une joie d'enfant. Pour la première fois depuis le jour où ses illusions s'étaient évanouies, elle eut un désir, une volonté. Muller la surprit dans des accès d'impatience tout à fait inaccoutumés. Elle voulait être obéie sur-le-champ et s'irritait des obstacles avec une vivacité mutine. Il s'agissait de renouveler en entier l'ameublement des pièces qu'avait habitées la baronne. La serre vitrée lui était surtout odieuse; elle voulait qu'on la détruisît pour la transporter ailleurs et vers la partie du jardin où elle cultivait ses pervenches.

Le bon Muller se prêta à ce caprice, dont il était seul à deviner l'origine. Il pressa les ouvriers, présida lui-même aux travaux, et bientôt l'hôtel subit une métamorphose complète. La chambre du général resta seule ce qu'elle était au jour de sa mort; tous les meubles en furent conservés avec une piété religieuse. En mémoire du mort, Emma témoigna un autre désir; elle demanda instamment que Champfleury fût racheté. La négociation était difficile. Le nouvel acquéreur avait pu s'assurer de la beauté et de la richesse de ce domaine; il s'y était attaché. Cependant le notaire d'Emma conduisit l'affaire avec tant d'adresse et en vint à des propositions si avantageuses, que le marché fut conclu. Champfleury redevint la propriété de la famille Dalincour. Quand Emma signa ce contrat, une larme, qu'elle ne put contenir, tomba sur cet acte comme pour le sceller. Quel souvenir dominait alors la pensée de la jeune fille et causait cette émotion? Était-ce celui de sa mère, morte en lui donnant le jour; ou bien celui du jeune chasseur qu'elle voyait au loin, sur la lisière de la forêt ou le long des prairies qui bordent la Meuse? Ce sont là des secrets que le cœur n'ose s'avouer et que la pudeur couvre d'un voile impénétrable. Emma retrouvait son Champfleury, elle était heureuse à cette pensée. De là cette larme furtive tombée sur le contrat.

Depuis la journée fatale où elle surprit pour la seconde fois les relations qui existaient entre Paul et la baronne, la jeune fille n'avait pas revu son cousin. Vernon avait appris, par le bruit public et par les instances engagées devant les tribunaux, le singulier événement qui rendait à Emma la majeure partie de sa fortune. Cette nouvelle l'avait profondément affecté. Par sa faute, il voyait s'échapper de ses mains une position magnifique et l'un des plus beaux partis de la France.

--Est-ce assez de malheur! se disait-il; je tourne le dos à la fortune. Il faut décidément, Vernon, que ton étoile ne soit point heureuse. Tu as tenu entre tes doigts les millions de la Compagnie Péninsulaire: évanouis! Tu inspires une passion véhémente à une femme qui menait grand train: ruinée! Il te restait l'amour d'une jeune fille, belle, adorable, d'un abandon charmant; tu prétends à sa main quand elle est riche: le destin la frappe! tu la délaisses quand elle est pauvre, tu l'outrages par tes dédains: à l'instant le sort lui redevient favorable, elle retrouve une opulence fabuleuse! Si ce n'est pas là une fatalité, il n'est rien qui mérite ce nom. Tu ressembles, Vernon, à ce personnage maudit des contes arabes devant lequel les fontaines se dessèchent et les fruits des arbres se pourrissent. Puisque l'enfer s'en mêle, il n'y a pas à résister; résigne-toi, tu n'es pas de force à lutter contre lui.

Plus d'une fois, au milieu de ces réflexions, l'idée de se rapprocher de sa cousine traversa l'esprit du jeune homme et lui sourit comme un beau rêve. Emma ne pouvait l'avoir oublié: son penchant pour lui était trop vif et trop sincère. Cependant, Paul éprouvait quelques scrupules: renouer ainsi, c'était revenir vers la fortune. Quoiqu'il y eût chez lui ce germe fatal de l'intérêt, qui s'attache au caractère comme le ver au fruit, pour ne le plus quitter, un peu de fierté le soutenait encore et l'empêchait de précipiter ce retour. Il sentait qu'il fallait mûrir les choses, ménager les transitions. Il se tenait donc à l'écart, espérant beaucoup du temps et décidé à mettre l'occasion à profit.

Pendant que Paul faisait ce calcul, digne de Fabius, Muller en faisait un autre digne d'Annibal. Ce que celui-là cherchait à éloigner, celui-ci voulait le brusquer. Muller prenait en main la cause de Paul contre Paul même. Le digne Allemand s'était depuis longtemps aperçu que la vue du jeune homme était nécessaire à Emma, et que sa santé souffrait de son absence. De là l'intérêt qu'il prenait à Paul et le soin qu'il mettait à ménager son retour. Il y procédait sans illusion sur le compte de l'élève de Granpré: il l'avait désormais jugé. C'était une proie de plus pour le démon de l'égoïsme. Muller ne comptait que sur un seul sentiment, celui de la reconnaissance; il avait foi aussi dans la grâce d'Emma et dans une bonté d'ange à laquelle on ne pouvait résister. D'ailleurs, Emma souffrait; elle était profondément atteinte: sans être un grand docteur, Muller voyait cela. Il se mit donc en mesure de pourvoir au plus pressé.

Le mariage d'Anselme, retardé par quelques, formalités civiles, devait se célébrer le jeudi suivant. Muller y vit une occasion naturelle de réunir Emma et Paul. Emma, comme bienfaitrice de Suzon, devait assister à la noce; il était facile d'y amener Paul comme le témoin d'Anselme. Le gros garçon reçut cette consigne et l'exécuta avec son intelligence ordinaire. Vernon ne pouvait refuser: il promit d'être exact au rendez-vous.

--Allez, monsieur Paul, lui dit Anselme, on vous traitera dans le soigné; les choses iront bien, je m'en flatte. Ce n'est pas moi qui vous dérangerais pour vous donner des crampes d'estomac. Soyez calme, ça flambera. Des violons en masse, une messe avec serinettes, des rubans à tous les bonnets, puis un dîner de vingt-cinq couverts. Et quel menu! quel menu! Une merveille! Nous allons vous traiter en petit Balthazar.

--Je n'en doute pas, répliqua Vernon; vous aviez l'air d'un fin connaisseur du temps de Granpré.

--Ne m'en parlez pas, monsieur Paul; rien que d'y penser, j'en ai l'eau à la bouche et la larme à l'oil. Mais baste! ce qui est fait est fait; le morceau avalé n'a plus de goût. N'empêche que vous aurez de quoi vous divertir. Dame! quand on a du monde bien, il faut lâcher tous les robinets. Vous pouvez porter vos gants jaunes, allez; ils ne vous écorcheront pas les doigts. C'est, mademoiselle Emma qui ouvre le bal.

--Mademoiselle Emma? dit vivement Vernon, ma cousine Emma?

--Oui, monsieur Paul, répondit Anselme enchanté de l'effet qu'il venait de produire; oui, votre cousine Emma. C'est elle qui est la reine de la cérémonie. Elle signe au contrat, elle vient à la messe, elle danse un rigodon, le tout en l'honneur de votre serviteur et de sa compagnie. Vous pouvez mettre l'habit noir et la cravate de satin, monsieur Paul: tout le monde sera en tenue.

--Ma cousine Emma! dit Vernon pensif.

--Sans doute, votre cousine! répliqua Anselme; votre belle et bonne cousine, un ange du ciel, qui aime ma Suzon comme la prunelle de ses yeux. Ah çà! vous n'oublierez pas l'adresse, au moins, monsieur Vernon. Aux Thernes, entendez-vous, boulevard de Monceaux. Vous devriez coucher la chose par écrit.

--N'ayez pas peur, Anselme, dit vivement Paul, je serai ponctuel. A dix heures, n'est-ce pas?

--A dix heures, monsieur Paul, sans vous commander, répondit le jeune homme en prenant congé. Quand vous mettriez la chemise brodée, il n'y aurait pas plus de mal.

Si vous voulez lâcher la botte vernie, ce sera encore mieux. Bon genre, allez. Fendez-vous; vous trouverez à qui parler.

Le jeudi suivant, Paul Vernon montait en cabriolet à neuf heures pour se rendre à l'invitation d'Anselme. La noce avait lieu dans le cabaret du père Lalouette, que César Falempin, en sa qualité de tuteur et de père adoptif de Suzon, avait fait disposer pour le festin. Le couvert était mis dans la plus grande pièce, et un petit salon attenant recevait les convives à mesure qu'ils arrivaient. Quand Vernon entra, César et sa femme occupaient le poste d'honneur, et autour d'eux se groupaient quelques amis. Suzon se tenait dans un coin, en robe blanche, avec le bouquet et la couronne d'oranger, qu'elle ne portait ni sans embarras ni sans confusion. Le gros Anselme la courtisait à sa manière, lui faisait mille agaceries qu'il assaisonnait de propos assez légers. L'arrivée de Paul causa quelque émotion dans la compagnie; Anselme quitta sa fiancée pour aller vers lui, tandis que César et sa femme lui adressaient un salut militaire digne de la plus belle époque de l'empire. Suzon compléta cet accueil par une révérence timide: à peine osait-elle lever les yeux sur ce beau monsieur.

Les présentations étaient à peine achevées, qu'un bruit de voiture se fit entendre à la porte; c'était Emma qui arrivait, accompagnée de Muller. Paul n'attendit pas qu'elle fût descendue, il courut vers elle et lui offrit la main, au moment où elle posait le pied sur le sol de l'allée.

--Ma cousine, dit-il, ma bonne cousine, que j'ai donc du plaisir à vous revoir! Pardonnez-moi de vous avoir si longtemps négligée.

Emma ne s'attendait pas à trouver Paul à cette fête; Muller avait voulu lui ménager une surprise. Son premier mouvement fut un saisissement mêlé de joie; elle pâlit et s'appuya sur le bras de son cousin. Cependant, les fiancés et les gens de la noce étaient accourus; il fallait faire bonne contenance. On marcha vers la petite église du faubourg, où devait s'accomplir la célébration religieuse. Emma s'y assit à côté de Paul, et des pensées à la fois douces et amères remplirent son cœur pendant que dura la cérémonie. Elle jetait sur le couple que bénissait le prêtre des regards mélancoliques et attendris; elle semblait, se dire que ce bonheur ne serait jamais le sien. Quand elle portait les yeux vers Paul, elle se sentait inondée de joie; quand elle redescendait en elle-même, un voile s'étendait sur ce bonheur et le couvrait d'une ombre lugubre. Entre elle et Paul se dressait un fantôme, celui du calcul. Il l'avait abandonnée quand elle était pauvre; il revenait parce qu'elle était riche. Cette pensée odieuse glaçait son amour; elle frémissait à l'idée de servir d'objet à un marché.

Cependant, le jeune homme sentait près de sa cousine ses sentiments s'épurer. Il la regardait avec une émotion réelle, et ne pouvait se défendre d'un certain effroi en voyant les altérations que son visage avait subies. C'était toujours une fleur pleine de grâce et de beauté; mais on pouvait voir que la sève y manquait: cette beauté était triste, cette grâce languissante. De temps en temps, et sous le coup d'une émotion vive, des teintes ardentes se fixaient sur le visage, les pommettes se coloraient d'un rouge de feu. Parfois même il s'y joignait quelques accès d'une toux sèche et sonore qui faisait tressaillir Muller et qui semblait retentir jusque dans sa poitrine.

La cérémonie s'acheva, et l'on regagna le cabaret où le couvert était mis. À table, Anselme fut admirable; il y tint tête à tous les convives. Son entrain, sa gaieté gagnèrent l'assemblée entière, et jusqu'à Emma. Le gros garçon n'avait rien promis qui ne fût tenu; le festin était merveilleux: César y avait pourvu. Quand il fut achevé, on ouvrit le bal. Emma eut la force de danser avec Anselme, qui exécuta en son honneur de hardis flic-flacs; Paul prit la main de Suzon et figura vis-à-vis de sa cousine.

--Je vous l'ai bien dit, monsieur Vernon, disait Anselme dans l'un de ses balancés les plus audacieux, n'est-ce pas que c'est très-bien? On ne ferait pas mieux pour la noce d'un prince.

--Oui, mon ami, répondait Paul en surveillant les mouvements du gros garçon; mais ménagez-vous. Vous ne serez plus bon à rien.

--Bah! disait Anselme, j'en filerais vingt de contredanses de ce numéro. On voit bien que vous ne me connaissez pas.

Ce fut le dernier effort d'Emma. Quand la contredanse fut achevée, elle alla rejoindre Muller, effrayé de la voir pâlir et rougir presque dans la même seconde.

--Bon ami, dit-elle, partons; je ne me sens pas bien. Il faut nous en aller à Champfleury: je veux mourir où est morte ma mère.



XXII

Champfleury.

Quand Emma revit les bords de la Meuse, le soleil regagnait à grands pas notre hémisphère, et la campagne ressemblait à une corbeille de fleurs. Les haies d'aubépine envoyaient à l'envi leurs parfums vers la voiture qui portait la jeune fille, les grands marronniers inclinaient devant elle leurs aigrettes blanches, les acacias la couvraient d'une pluie embaumée. En aucun temps, et sous aucun ciel, le paysage n'aurait pu offrir des horizons plus caressants, des lignes plus molles, des couleurs plus douces au regard. Il régnait dans l'air cette tiédeur des premiers beaux jours qui pénètre les sens et invite l'âme à une langueur pleine de charmes. Tout s'animait au loin, tout s'associait au réveil de la nature: les troupeaux dans les prés, l'oiseau sur la cime de l'arbre, l'insecte bourdonnant sur les calices entr'ouverts.

Aucun détail de ce spectacle n'échappait à Emma, aucun de ces bruits ne se dérobait à son oreille. C'était la vie de ses jours heureux, les sons, familiers, l'atmosphère où elle avait puisé sa force; le lieu où elle avait grandi près du tombeau de sa mère. La fille des champs se sentait revivre au contact de cette existence pleine d'air et de soleil; sa poitrine se dilatait à cette source pure. A mesure qu'elle approchait de Champfleury, chaque site lui rappelait un souvenir: ici le moulin du village, plus loin la ferme, plus loin encore le clocher du bourg. A tous ces objets se rattachait quelque épisode de son enfance; la jeune fille les retrouvait classés dans sa mémoire, et les rappelait à Muller, heureux de ces récits. Lorsque Emma les suspendait, c'était pour contempler d'un œil rêveur le cours de la Meuse, qui se déroulait au loin comme un filet d'argent sur un tapis d'émeraudes. Aux abords du château, l'émotion fut plus vive encore. Les arbres s'animaient, les toits d'ardoise semblaient prendre un langage. Emma revoyait son colombier et, de loin, croyait en reconnaître les hôtes; elle cherchait sur la pelouse la génisse qui accourait naguère à sa voix, elle appelait par leurs noms les chiens de garde; elle s'imaginait apercevoir, dans le lointain de la perspective, sa vieille nourrice, filant son lin debout, tout en gardant le troupeau. Chaque villageois qui passait était pour elle une découverte; on eût dit qu'elle retrouvait d'anciens amis. Quand ils parlaient, c'était un autre bonheur: cet accent, cet idiome local avaient pour elle un charme infini; elle s'y plaisait comme à l'idée du pain bis et de la jatte de crème. Elle marcha ainsi de joie en joie, de surprise en surprise, jusqu'au moment où la voiture s'arrêta dans la cour du château. Ces émotions retombaient sur son cœur comme la rosée matinale sur la tige des plantes; elles y répandaient une fraîcheur salutaire et tempéraient l'ardeur fatale de ses souvenirs.

--Comme il fait bon vivre ici! disait-elle à Muller; tout y est meilleur, les hommes et la nature. Voyez, bon ami, quel air de fête partout; ces prés se sont parés pour nous recevoir, les arbres nous offrent des bouquets, la Meuse nous sourit de loin, et les Vosges nous envoient des saluts harmonieux. Il n'est pas jusqu'au vieux donjon qui ne se soit revêtu d'un rayon de soleil, comme d'un habit d'étiquette. Oh! qu'il fait bon vivre ici!

En répétant ces mots, elle s'élança joyeuse hors de la calèche de voyage, et trouva sur le perron les gens du château empressés de la recevoir. Emma avait laissé à Champfleury des regrets bien vifs; longtemps elle avait été la fée du pays, la providence des malheureux. Son retour fut l'événement du jour à plus de trois lieues à la ronde. De toutes parts on accourut pour voir la fille du général, et ces braves villageois s'en allaient heureux d'avoir pu embrasser un coin de son vêtement. C'était une réception de reine; le salon ne désemplissait pas. Muller craignit que cette fatigue nouvelle, ajoutée à celle du voyage, n'épuisât les forces d'Emma; il fit quelques observations.

--Non, bon ami, soyez sans crainte, répondit la jeune fille; la vue de ces braves gens me fait du bien; ils m'apportent la joie et la santé; laissez-les venir.

--Demain, dit Muller en insistant, demain, Emma; cela vaudra mieux; vous serez plus reposée.

--A quoi bon! répondit la jeune fille. Quand le plaisir est là, pourquoi dire demain? Sommes-nous sûrs de demain? ajouta-t-elle avec un accent plus mélancolique. Bon ami, je suis heureuse, et le bonheur donne de la force. Laissez-moi remplir jusqu'au bout mes devoirs de châtelaine.

--Soit, dit Muller; excusez alors la liberté qu'a prise votre vassal. Je vais voir ce que sont devenus nos herbiers.

Le mois qui suivit l'arrivée d'Emma fut rempli de pareilles fêtes. Le curé du village vint la voir, et ne plaida pas en vain pour ses pauvres. La commune se plaignait de ses routes; Emma y pourvut mieux qu'un conseiller municipal. Elle voulut que Champfleury eût une école, et assura le traitement de l'instituteur. Pas un indigent ne s'adressa vainement à elle; une souffrance révélée était une souffrance secourue. Sans blâmer ces libéralités, Muller eût désiré qu'Emma en réglât mieux l'emploi; là-dessus s'engageaient entre eux des débats où le digne Allemand était toujours vaincu.

--Me défier de gens qui tendent la main! disait Emma; mais, mon bon ami, où avez-vous donc la tête? Est-ce que vous croyez que l'on fait ce métier-là de gaieté de cœur?

Ainsi, Emma s'initiait à une vie nouvelle, et trouvait un aliment à son activité. Pendant son absence, le château avait été fort négligé, et le changement de maître n'avait pas peu contribué à son dépérissement. La jeune fille fit venir des ouvriers du chef-lieu, ordonna les travaux, les surveilla elle-même. Muller se résignait au rôle d'intendant, trop heureux de ne figurer qu'en seconde ligne. Emma prenait de l'intérêt à ce qui se passait autour d'elle: c'était beaucoup; il en résultait une diversion heureuse à ses douleurs récentes, et un précieux moyen de guérison. On remonta l'écurie, on songea à la basse-cour, on repeupla la garenne. Tous les oiseaux rares qu'Emma avait rassemblés dans sa volière étaient morts faute de soins; il fallait combler ces vides et recommencer sur de nouveaux frais. L'humidité avait attaqué les herbiers et les cadres d'insectes: c'était encore une besogne à refaire. Ce changement d'habitudes opéra sur la jeune fille une métamorphose complète. Elle se remettait à vue d'œil, elle prenait chaque jour un meilleur visage. Cet air natal avait en lui quelque chose de si puissant et de si généreux, il agissait si activement sur ces organes où sommeillait la plus grande des forces, celle de la jeunesse, que peu à peu les symptômes les plus fâcheux disparurent pour faire place à des signes évidents de réaction. Le teint reprit ses tons naturels, la respiration devint plus libre, la toux disparut, les yeux perdirent leur éclat fébrile.

Champfleury agissait donc plus puissamment que la science des docteurs, et fournissait la preuve de ses vertus souveraines. Le ciel, l'air, le régime, ces grands modificateurs; le temps, qui adoucit les blessures; l'activité physique, qui trompe les douleurs de l'âme: tout contribuait à ranimer en elle les sources de la vie. On entrait d'ailleurs dans la belle saison; l'air était doux, la température égale, rien ne contrariait un rétablissement prochain. Pour seconder ce triomphe de la jeunesse et de la nature, Muller n'oubliait, ne négligeait rien. Il avait lu dans quelques livres que l'oxygène exhalé par les arbres est favorable aux poumons, et il en concluait qu'en passant une grande partie de la journée sous les voûtes des grandes forêts il procurerait à son élève une atmosphère propre à accélérer sa guérison. Ce fut dès lors pour lui un souci que de préparer des excursions dans toute la chaîne des Vosges, et promener Emma sous ces ombrages séculaires. C'était tantôt un site, tantôt une ruine qu'il s'agissait de visiter; une leçon d'histoire ou de botanique, un acte de bienfaisance ou un dîner sur l'herbe: les prétextes ne manquaient jamais à Muller. Il tenait ainsi la jeune fille en haleine, et l'empêchait de se blaser sur cette vie des champs, qui a, au début, tout le charme d'une idylle, et qui devient, à la longue, monotone comme les sables du désert.

Parfois des surprises donnaient à ces excursions un attrait de plus. Dans les bois voisins du château, Muller avait fait disposer des chalets rustiques au moyen de quelques planches recouvertes de feuillage. Quand la fatigue commençait à gagner Emma, un de ces réduits s'offrait à point nommé avec du laitage, de la crème et de ce bon pain villageois dans lequel la jeune fille mordait avec délices. Cette collation si frugale et si bien accueillie était du plus strict régime: Muller déguisait les prescriptions des docteurs sous les apparences du plaisir.

--Savez-vous, bon ami, que vous me gâtez! disait Emma en portant dans ce repas improvisé l'appétit que donne la promenade. Que cette crème est donc délicieuse!

--Parfaite, répondit Muller en prenant sa part du festin; c'est Georgette qui l'a apportée ici ce matin. Vous ayez été si bonne pour son aïeule. C'est une surprise qu'elle aura voulu vous ménager.

--Les bonnes gens! disait Emma. Je ne sais comment on peut être dur pour ce peuple de la campagne. Comme il souffre avec patience! comme il aime ceux qui le traitent bien! Le riche est injuste envers eux.

--Oh! bien injuste! répondait Muller, s'associant à la pensée de la jeune fille; bien injuste, Emma! Le riche ne tient pas compte comme il le devrait des sueurs du pauvre. Entre le laboureur qui pousse le soc et le bœuf qui ouvre le sillon, le riche fait peu de différence. Ce sont deux services qui, à ses yeux, se ressemblent beaucoup. L'essentiel, pour lui, c'est que le blé lui appartienne.

La belle saison s'écoula au milieu de ces distractions que Muller multipliait sous les pas de sa pupille. Cependant, quelque soin qu'il prît à les varier, il ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'elles perdaient graduellement de leur attrait; Dans les premiers mois de son séjour, Emma avait paru jeter un voile sur le passé et l'effacer complètement de sa mémoire. Pas un mot sur Paris, rien qui, de près où de loin, se rattachât à Paul Vernon. Muller se réjouissait de ce changement: il y voyait le signe d'une cure complète, et croyait que le temps achèverait ce que Champfleury avait si bien commencé. Le temps agit en sens contraire. Emma, insouciante d'abord, devint chaque jour plus sérieuse et plus réfléchie; elle prit moins de goût aux choses qui jusqu'alors l'avaient intéressée, laissa à Muller le soin du commandement, et se retrancha de nouveau dans ses habitudes de mélancolie et de méditation.

L'Allemand comprit qu'il s'était flatté d'un succès trop prompt et que le champ était encore ouvert aux inquiétudes. Cela devait être. Emma ne pouvait supporter longtemps sans souffrir les tristesses de l'isolement. Autour d'elle se réunissait tout ce qui rend la vie heureuse: la richesse, la considération, les honneurs du rang, les ressources de l'intelligence; et elle en était réduite à jouir seule de tout cela, sans entrevoir le moment où elle y associerait un cœur digne du sien et qui méritât cette préférence. A mesure qu'il s'opérait chez elle un retour plus complet vers la santé, ce vide de l'âme, ces élans vagues vers un avenir inconnu se manifestaient avec plus de force et troublaient la sécurité de son esprit. La pureté sans tache dans laquelle s'était écoulée sa vie n'excluait pas un travail d'imagination qui, à son insu, la dominait. Elle n'avait jamais lu d'autre roman que celui qui s'agitait dans son cœur; mais ce roman était inépuisable, et chaque jour elle y ajoutait un nouveau chapitre. Avec une mère pour la guider, la jeune fille n'aurait pas été la proie de ce long combat. Une mère sait armer son enfant contre les déceptions et la préparer aux épreuves qui l'attendent. Emma s'était élevée pour ainsi dire toute seule, avec Muller pour confident et sa conscience pour guide. Ces deux tuteurs ne suffisaient pas. Entre l'élève et le précepteur régnaient une certaine distance de condition et une réserve bien naturelle chez une jeune fille. Muller devinait plus de choses qu'on ne lui en confiait, et il était loin de tout deviner. Les fluctuations de ce cœur lui échappaient aussi bien que ses angoisses.

Vers la fin du mois d'août, la mélancolie d'Emma prit un caractère taciturne qui affligea profondément son précepteur. Elle ne se trouvait bien que seule, et souffrait avec impatience qu'on l'accompagnât dans ses promenades solitaires. Muller respectai! ce caprice et s'éloignait les larmes aux yeux. Cette époque de l'année était celle où, pour la première fois, elle avait vu Paul Vernon, et elle se rappelait tous les détails qui se rattachaient à son séjour à Champfleury. Elle était enfant alors, gaie, rieuse, sans souci de l'avenir. Combien l'horizon s'était assombri depuis ce temps! Quelles dures leçons lui avait infligées le destin! Et pourtant combien le bonheur était près d'elle encore! Paul n'était pas marié; la liaison passagère qu'il avait formée venait de se rompre. Libres tous deux, qui les empêchait de s'unir? Paul s'était éloigné d'elle, mais ne fallait-il pas excuser un écart de jeunesse? Peut-être n'était-il pas aussi corrompu qu'on le croyait, et l'amour d'ailleurs ne pouvait-il pas faire un miracle?

Voilà sur quel terrain s'aventurait l'imagination de la jeune fille, quels problèmes elle se posait pour les résoudre dans le sens de sa passion. À Paris, sur le théâtre de ses torts, Paul n'aurait eu que peu de chance de rentrer en grâce; à Champfleury, tout lui était propice, la voix des souvenirs, les conseils de l'isolement. Plus la solitude agissait sur Emma, plus la chance devenait favorable au beau cousin, plus elle se sentait ramenée impérieusement vers lui. Tout ce qui pouvait flatter ce sentiment trouvait accès auprès d'elle, tandis qu'elle en éloignait tout ce qui lui était contraire. Elle avait peur des scrupules de Muller et se défiait de sa bonté; de là sa réserve à son égard et son système de réticences.

Comme but favori de ses promenades, Emma avait choisi la lisière d'un petit bois que Paul Vernon traversait toujours quand il revenait de ses grandes chasses sur les crêtes des Vosges. C'était là qu'elle avait autrefois coutume de l'attendre; c'est là qu'elle se rendait chaque jour. Une sorte de carrefour pratiqué à l'entrée du bois permettait d'embrasser d'un coup d'œil les divers sentiers qui le traversaient. Un soir qu'Emma était allée, comme d'habitude, s'asseoir sur un tertre de gazon ménagé en avant des taillis, elle crut apercevoir dans l'une des avenues une apparition familière. Elle eut peur; un nuage passa devant ses yeux.

-Ah! mon Dieu! dit-elle, mon Dieu! serait-ce lui?

Tout son corps frémissait; elle s'appuya sur une branche voisine, comme si elle eût craint de défaillir. L'apparition se rapprochait et devenait de plus en plus distincte. C'était lui, en effet; c'était Paul Vernon, en costume de chasse, tel qu'Emma l'avait gravé dans ses souvenirs. Il s'approcha de la jeune fille, tremblante d'émotion et de surprise.

--Quoi! ma cousine, lui dit-il, c'est vous! Vous ici toute seule!

--Oui, mon cousin, répondit Emma heureuse et troublée; oui, c'est bien moi: je vous attendais.



XXIII

Un rayon de soleil entre deux orages.

Cet élan de la jeune fille avait été si spontané, qu'elle y trahit en quelques mots le vœu secret de son cœur et l'idée fixe de sa sollicitude. A peine les eut-elle prononcés, qu'elle s'arrêta, toute confuse. Ses yeux s'abaissèrent par un chaste retour sur elle-même; ses joues se couvrirent du vermillon le plus vif; un embarras plein de grâce et de pudeur régna dans sa contenance. Il se fit entre elle et son cousin un silence expressif pendant lequel leurs pensées seules se répondaient. Enfin, Emma leva timidement sur le beau jeune homme des yeux pleins de tendresse et d'abandon.

--Venez, Paul, lui dit-elle; la nuit se fait; il est temps de regagner le château.

Elle lui tendit une main, dont il s'empara avec vivacité, et ils marchèrent ainsi sans échanger une parole: le bonheur de se sentir l'un près de l'autre leur suffisait. La présence de Vernon ne tenait point à des motifs romanesques, mais aux causes les plus naturelles et les plus simples. La saison des chasses approchait; et l'un des propriétaires du voisinage, grand amateur de vénerie, avait invité le jeune homme à venir passer chez lui une partie de l'automne. Paul avait accepté avec empressement un double attrait le poussait vers Champfleury. A peine arrivé, il s'était empressé de se rendre auprès de sa cousine et l'avait trouvée sur son chemin. Ainsi s'expliquait cette rencontre fortuite; Muller n'y vit rien de plus.

L'imagination d'Emma ne se contentait pas d'une réalité aussi prosaïque; son thème était tout autre. Dans le hasard qui l'avait conduite au-devant de son cousin, elle voyait le doigt de la Providence. Pourquoi résister encore? Pourquoi lutter? Le ciel s'en mêlait, il réunissait deux cœurs que l'orage avait séparés. L'absence avait dû être une expiation nécessaire; le retour marquait l'aurore d'un bonheur nouveau. La jeune fille s'exaltait à ces pensées; il lui semblait soulever le voile qui couvrait l'avenir et y apercevoir une longue suite de beaux jours. Qu'eût-elle fait, d'ailleurs, seule en ce monde, sans un bras pour la soutenir, avec le vide dans son cœur comme dans son existence? Quel que fût le sort qui l'attendait, il ne lui restait plus qu'à céder; car son amour, c'était sa vie même. Sa résistance était à bout; elle ne pouvait plus fuir son destin.

Quand cette détermination fut bien prise, la physionomie d'Emma recouvra une sérénité que depuis longtemps elle avait perdue. Le sourire revint sur ses lèvres et ne les quitta plus; une joie douce anima ses traits, une grâce charmante releva le prix de ses paroles. Elle avait, vis-à-vis de Muller, à expier des torts récents; elle se montra charmante pour lui, et mit une sorte de coquetterie à lui plaire. La soirée s'écoula ainsi, au milieu de mille attentions et de mille soins. De temps en temps, Emma quittait le salon et allait donner quelques ordres, puis elle revenait joyeuse comme l'oiseau. Il était déjà tard quand Paul se leva pour prendre congé.

--Halte-là, mon cousin, lui dit la jeune fille; on ne sort pas ainsi de nos domaines. Nous avons à Champfleury droit de haute et de basse justice: demandez plutôt à Muller.

--C'est dans nos chartes, répliqua celui-ci en riant et sans savoir où Emma voulait en venir.

--Soit, dit Paul; mais je n'ai rien à craindre de vos arrêts, ma cousine. Je ne suis point un vassal rebelle.

--Vous l'entendez, bon ami, poursuivit la jeune fille. Ce que c'est que l'habitude chez les grands coupables! elle détruit le sentiment de la faute.

--Mais encore, répondit Vernon, faut-il savoir ce que vous avez à me reprocher, ma cousine.

--Quoi! monsieur, dit Emma en croisant ses bras pour se donner l'air d'un juge sévère, vous venez dans les Vosges, et c'est chez un étranger que vous descendez! Il est impossible que l'on n'ait pas prévu ce crime-là. Outrager l'hospitalité dans la personne d'une cousine! Qu'en dites-vous, Muller?

--C'est un cas très-grave, répondit le précepteur; les lois des Ripuaires l'avaient prévu; il s'agit de la peine de mort.

--Nous serons moins rigoureux, dit la châtelaine en gardant son sérieux; nous nous contenterons de la prison perpétuelle. Vous connaissez le pavillon du petit parc, bon ami?

--Oui, madame la baronne, répliqua Muller, qui s'associait à ce jeu; un cachot véritable.

--Eh bien, poursuivit Emma, c'est là que nous enfermerons notre captif. Je vous institue son geôlier, monsieur Muller; vous m'en répondez sur votre tête!

Paul était enchanté, cependant il se défendit pour la forme. C'était tantôt la crainte de causer trop d'embarras, tantôt celle de se montrer impoli vis-à-vis de son hôte actuel, puis les bagages qui étaient loin, et d'autres prétextes encore. Emma trouvait réponse à tout.

--Mon cousin, disait-elle, c'est jugé et bien jugé; il n'y a plus à en revenir. Votre hôte est prévenu et vous excuse; vos bagages sont dans le pavillon du parc. Tout s'est fait pendant que vous causiez avec nous ce soir, Ainsi, résignez-vous, c'est sans appel.

--Il faut vouloir tout ce que vous voulez, ma cousine, dit le jeune homme en lui serrant la main avec tendresse.

Le pavillon était à une petite distance du château: Emma ne voulut laisser à personne le soin d'y installer son prisonnier. Les domestiques s'acheminèrent avec des falots; Muller les suivait, ainsi que les deux amants. Emma s'appuyait sur le bras de Paul et marchait avec une légèreté telle, qu'on eût dit qu'elle ne touchait pas la terre. La nuit était magnifique: les étoiles brillaient comme des diamants. Le long des arbres couraient ces sons harmonieux de la nuit qui semblent bercer la terre endormie..

--Emma! disait Paul à demi-voix et avec un accent qui allait au cœur de la jeune tille, où est le bonheur, si ce n'est ici?

--Oui, répondit-elle inondée de joie, ici et point ailleurs, Paul, restons où nous sommes bien.

Leurs mains s'étaient rapprochées et ne se quittèrent plus qu'au moment où on arriva devant le pavillon. Du temps du baron, ce bâtiment avait été l'objet d'une dépense considérable. Il y venait coucher pendant la saison de la chasse, et s'était plu à l'embellir. A proprement dire, c'était plutôt un logement complet qu'un simple pavillon. Situé dans le centre d'un rond-point, il avait pour perspective, d'un côté un petit lac sur lequel s'ébattaient des cygnes, de l'autre une large allée d'ormes qui descendait vers la Meuse. Le mobilier en était moderne, riche, presque fastueux: des tableaux de prix ornaient les murs, une bibliothèque pourvue de livres choisis y offrait une ressource contre l'oisiveté. Un sage aurait pu s'y plaire; à plus forte raison un amoureux. Paul prit possession de son domicile avec un bonheur réel et s'endormit au milieu des songes les plus riants.

Depuis ce jour, la vie des deux amoureux ne fut qu'un perpétuel enchantement. Emma ne voulait pas que Paul renonçât pour elle à ses goûts favoris; mais elle arrangeait si bien les choses, que, au fort de ses plus grandes chasses, elle se trouvait sur son passage comme une fée familière, sans qu'on pût dire comment elle y était venue. Muller trouvait parfois ces excursions un peu rudes; mais le digne homme était si heureux du bonheur de son élève, qu'il n'osait pas se plaindre, et dissimulait de son mieux la fatigue qu'il éprouvait. La joie de ces enfants le spectacle de leur mutuelle tendresse l'enivraient et le rajeunissaient. Il voyait enfin rentrer dans cette maison la gaieté et l'amour, deux hôtes qui, depuis si longtemps, s'en étaient éloignés. Tous les nuages s'étaient dissipés peu à peu, le ciel avait repris son azur. La jeunesse a un charme puissant auquel rien ne résiste, ni les soupçons du cœur, ni les alarmes de la raison. Le passé avait fui; il n'en restait qu'une page blanche, sur laquelle le couple fortuné avait inscrit la date de ses amours.

Dès lors, l'union prochaine d'Emma et de Paul devint un fait public à plusieurs lieues à la ronde. Le dimanche, à la messe solennelle, on les voyait s'asseoir ensemble au banc d'honneur; à la promenade, aux fêtes du village, partout, ils étaient inséparables. Les fermiers de Champfleury saluaient Paul comme un maître; les autorités municipales étaient pleines de déférence pour lui. C'était une souveraineté anticipée. Quoique Vernon éprouvât pour sa cousine une tendresse réelle, il restait encore chez lui quelque place pour un autre sentiment. Sa passion n'avait pas, comme celle d'Emma, ce caractère exclusif qui ferme le cœur à toute pensée étrangère. Il aimait, sans doute, mais il calculait aussi. Les leçons de Granpré ne pouvaient s'effacer d'une manière aussi rapide. Dès qu'il fut certain de cette alliance, objet de tous ses vœux, il se prit à jouer sérieusement le rôle de maître, et voulut s'initier d'avance à la gestion d'intérêts qui allaient devenir les siens. Jusqu'alors Muller avait tout réglé, tout administré. Paul se fit rendre des comptes, et engagea plus d'une fois à ce sujet des discussions interminables. Il demandait des justifications à propos des plus petites minuties, s'inquiétait des moindres détails, faisait subir au pauvre Allemand des interrogatoires dont celui-ci s'échappait le cœur navré.

Dans les débuts, le jeune homme apportait à cette espèce d'enquête quelque discrétion et quelque réserve; mais peu à peu, enhardi par l'impunité, il poussa les choses jusqu'à la plus injurieuse défiance. L'élève de Granpré se retrouvait tout entier. Muller aurait eu un moyen de mettre un terme à ces odieux procédés, c'eût été d'en parler à Emma; mais plutôt que de recourir à ce moyen extrême il eût préféré toutes les humiliations du monde. Désormais, pour la jeune fille, la perte de ses illusions était le coup de la mort. Il la voyait heureuse, florissante: il eût craint de troubler par sa faute cet heureux retour vers le bonheur et la santé. Il se résigna donc à souffrir en silence. Il fallut peu de temps à Paul pour retrouver les instincts les plus âpres de l'homme d'affaires, et cette passion du calcul qui distinguait son maître. La perspective d'une fortune considérable l'enivrait et troublait sa prudence habituelle. Sous prétexte de soulager Muller, il fit porter dans son pavillon les titres de famille, les baux, les conventions, les actes authentiques et privés, enfin tous les éléments d'une vérification générale. Ces titres, rédigés dans le grimoire habituel des gens de loi, étaient, pour lui la plus douce, la plus attachante des lectures; il s'en inspirait, il s'en nourrissait chaque jour et à toute heure. Quand il avait besoin d'un renseignement, il envoyait chercher Muller, et tenait avec lui de longues séances. Parfois l'Allemand lui résistait et éclatait en reproches; Paul, en élève de Granpré, passait outre et revenait à la charge avec une insistance nouvelle. Jamais il ne laissait changer une thèse d'intérêt en une thèse de sentiment; jamais il ne se payait de considérations d'un ordre moral pour excuser un sacrifice matériel. Il n'admettait pas ces confusions, indignes d'un logicien tel que lui, et voulait qu'on traitât avec le cœur les affaires de cœur, avec le calcul les affaires de calcul.

Ces séances avaient lieu dans l'une des pièces du pavillon, située en face de l'allée qui menait au château. C'était un petit salon octogone éclairé par des croisées garnies de stores. Quand le soleil était haut, ces stores tempéraient la clarté du jour tout en laissant quelque jeu à la brise extérieure. Ces stores ne fermaient pas non plus assez hermétiquement les ouvertures, qu'on ne pût entendre du dehors une conversation engagée à haute voix, surtout quand les interlocuteurs y mettaient quelque vivacité. Seulement, il était rare que les personnes du château vinssent de ce côté, et les secrets des séances du pavillon étaient ainsi gardés par sa position discrète et solitaire.

Un jour que le débat s'était prolongé plus longtemps que de coutume, Emma éprouva un sentiment d'impatience inusité et presque fatal. Depuis deux heures, elle attendait Paul au château, et Paul ne paraissait pas. Elle eut voulu interroger Muller; Muller aussi se trouvait absent. Où étaient-ils tous deux, et pourquoi la laissaient-ils seule? Voilà quelle question se posait Emma. Elle n'y céda pas d'abord; mais peu à peu elle sentit un tel vide à ses côtés et dans son cœur un trouble si étrange, qu'elle résolut d'échapper à ce malaise en allant, à la découverte. Les plus grandes chances étaient du côté du pavillon: aussi se dirigea-t-elle vers l'allée qui y conduisait. Cette avenue était couverte d'un gazon ras et serré qui amortissait le bruit des pas; elle parvint de la sorte jusqu'au seuil même du salon octogone sans que rien vînt trahir sa présence. La discussion continuait entre Paul et Muller; l'accent avait atteint son plus haut diapason. Emma, inquiète, s'arrêta pour écouter:

--Oui, disait une voix que la jeune fille ne reconnut que trop, oui, monsieur Muller, je vous répète qu'il serait absurde de s'obstiner dans un placement pareil: c'est contre toutes les règles.

--Une propriété de famille, monsieur Paul! disait l'autre voix; aliéner une propriété de famille! Songez-y, mademoiselle Emma n'y prêtera jamais les mains.

--Allons donc! un objet qui ne rend pas deux et demi pour cent, répondit Paul. On voit bien que vous n'êtes pas financier, monsieur Muller.

--Non, monsieur, dit Muller avec un accent de reproche, et je m'en honore. Je ne pousse pas le calcul si loin. Vous ne voyez dans cette terre que le revenu; moi, je vois les souvenirs qui s'y rattachent; mademoiselle Emma aussi. C'est un legs de son père, le lieu où sa mère a rendu le dernier soupir. Voilà pourquoi elle l'a rachetée au prix de quelques sacrifices.

--Bah! des raisons de sentiment, répliqua Paul; cela n'a plus de cours. Deux et demi pour cent, monsieur Muller, c'est à quoi se réduit la question. Si vous trouvez un pareil placement convenable, je n'ai rien à ajouter. De l'argent que nous pourrions faire valoir à raison de six... Trois et demi pour cent de perdus. Fi donc! Décidément, il faudra vendre.

Chacune de ces tristes paroles pénétrait le cœur d'Emma et y rouvrait ses blessures; elle n'eut plus la force de se tenir debout et s'appuya sur le mur qui régnait entre les croisées. L'entretien continuait.

--Et ces baux, disait Paul, a-t-on jamais rien vu de plus naïvement fait! Soixante, quatre-vingts francs l'hectare, pour des terres qui en valent bien, haut la main, cent quarante et cent cinquante! Autant vaudrait prendre des poignées d'or et les jeter dans la Meuse! ils sont bien heureux, vos manants.

--Monsieur Paul, répondit Muller d'une voix sévère, ces manants sont d'anciens serviteurs, fort attachés à la famille. C'est le général qui a signé ces baux; il était fils de cultivateur et il s'y connaissait. Il a voulu autour de lui des heureux et non des misérables. N'insultez point à sa mémoire.

--Soit, monsieur Muller, répliqua le jeune homme; mais avec moi il en retournera autrement, je vous le jure. Peste, comme vous les défendez! Est-ce que vous auriez par hasard un pot-de-vin sur l'affaire?

A cette imputation outrageante, Muller ne put se contenir; sa colère éclata.

--Monsieur, dit-il, en se levant, voilà un propos odieux; j'aurai le soin de ne plus m'exposer à rien de semblable.

Il se dirigea vers la porte; et en sortant il aurait immanquablement aperçu Emma, si la jeune fille, par un mouvement plus prompt que la pensée, n'eût tourné l'un des angles que formait la construction. Muller sortit fort agité et gagna la grande avenue, tandis qu'Emma se rejetait du côté du parc et allait égarer sa douleur dans les allées les plus solitaires.



XXIV

La chute des feuilles.

Deux heures après qu'elle eut surpris cet entretien, Emma rentra au château l'œil égaré, la figure sombre. Une fièvre ardente s'était emparée d'elle, ses membres s'agitaient en proie au frisson. Elle voulut lutter, mais en vain: le mal la vainquit. Il fallut regagner péniblement sa chambre et se jeter sur un lit, que la souffrance et le délire vinrent assiéger. Ni Muller ni Paul ne comprenaient rien à cette rechute soudaine; en fille héroïque, Emma gardait le silence; elle avait résolu de mourir avec son secret. Muller envoya de tous les côtés afin de chercher des secours. Un domestique du château courut à franc étrier vers le chef-lieu pour en ramener un médecin, tandis qu'un homme de confiance se dirigeait en poste vers Paris avec l'ordre de ne point en revenir sans un praticien célèbre.

En attendant, il pourvut lui-même au plus pressé. Le docteur du chef-lieu arriva; il se trouva être un homme instruit, expérimenté, comme on en rencontre tant aujourd'hui dans nos provinces. Il n'hésita pas un instant sur la nature du mal: c'était une inflammation de poitrine, qui exigeait un traitement énergique et prompt. Tout fut mis sur-le-champ en usage, avec une décision qui n'excluait pas la prudence. L'état de la jeune fille était des plus graves; le pouls s'élevait de plus en plus, la respiration devenait pénible, la tête s'embarrassait. Un désordre au cerveau pouvait se déclarer et rendre impuissants les efforts de l'art. On agit donc avec vigueur et de manière à conjurer ces fâcheux symptômes. Pendant cinq jours et cinq nuits, aucune amélioration sensible ne se manifesta. La fièvre était toujours vive, le délire opiniâtre. La jeune fille semblait se débattre sous une obsession constante: de temps à autre, elle portait autour d'elle un regard effaré, puis elle s'engloutissait dans ses oreillers comme pour échapper aux poursuites d'un fantôme. Des paroles entrecoupées, des phrases sans suite s'échappaient de ses lèvres, et le nom de Paul était le seul qui y trouvât place. Tantôt elle le prononçait avec une expression de tendresse qui eût amolli les rochers: tantôt elle y apportait un dédain, une colère manifestes.

Dans le cours de ces rêves fiévreux, il n'était pas rare qu'elle se mît sur son séant et envoyât la main dans le vide comme si elle eût voulu se saisir de quelque objet; parfois même elle rejetait violemment les couvertures et, fredonnant un air de chasse, elle essayait de s'élancer hors de son lit. Deux femmes, qui ne la quittaient pas, avaient beaucoup de peine à contenir ces accès de délire et ces gestes désordonnés. On voyait que l'âme et le corps étaient à la fois atteints chez la malade, et que la force de la jeunesse s'y trouvait aux prises avec l'énergie de la douleur.

Depuis qu'Emma reposait sur son lit d'angoisses, personne ne dormait dans le château; tout ce qui l'entourait souffrait comme elle et avec elle. Le docteur n'abandonnait que rarement le chevet. Muller y restait des heures entières abîmé dans son désespoir. Paul eût aussi voulu s'y établir; mais sa présence jetait Emma dans une agitation si grande, que le médecin le pria de s'abstenir désormais. Le jeune homme en fut donc réduit à errer autour de la chambre et à y attendre des nouvelles avec anxiété.

Le cœur de Vernon n'était point mauvais; seulement, le bien y sommeillait et ne reprenait le dessus que dans les occasions décisives. La maladie d'Emma amena une de ces réactions; Paul y prit une part profonde et sincère. S'il eût suffi de donner quelques années de sa vie pour prolonger les jours de sa cousine, il l'aurait fait avec joie; sans arrière-pensée, sans calcul. C'était un caractère où la nature et l'éducation se livraient un perpétuel, combat; généreux au fond, mais enchaîné à l'intérêt par des habitudes invétérées. Tant que sa cousine fut mourante, aucune autre pensée n'eut de place dans son esprit; il s'y intéressait pour elle-même et non pour cette dot qu'elle menaçait d'emporter dans sa tombe. Enfin, le sixième jour, le docteur donna quelque espoir: il y eut du mieux dans l'état de la malade. Le pouls se modérait graduellement, l'œil n'avait plus l'aspect vitreux, le sommeil redevint plus tranquille, le délire cessa. Emma parla aux personnes qui entouraient son lit; elle tendit la main à Muller, que la joie suffoquait, et demanda elle-même à voir son cousin. Quand Paul entra, il passa sur ses traits une expression de douleur contenue; mais elle eut bientôt triomphé de ce mouvement, et ne laissa plus voir que de la douceur et de la bonté. De pareilles émotions pouvaient être dangereuses; on les abrégea, et le silence se fit de nouveau autour du lit de la jeune fille.

Ce fut dans cette première période de la convalescence qu'arriva le célèbre praticien de Paris. Son confrère de province lui avait ravi les honneurs de la cure; il ne lui restait plus rien à faire, si ce n'est à approuver ce qui s'était fait. Ainsi se passent presque toujours les choses. Seulement, il y eut entre les deux docteurs la séance obligée où ils arrêtèrent en commun la marche à suivre pour accélérer la guérison.

Rien de plus simple: un régime doux, un exercice modéré, point d'imprudence et peu d'émotions, le logis dans les jours froids ou pluvieux, les rayons du soleil dans les beaux jours. La conférence où ceci fut arrêté se passait dans une petite pièce attenante à la chambre d'Emma, et il était facile d'y entendre le bruit d'une petite toux sèche et opiniâtre qui venait de se déclarer chez la malade.

--Diable! dit le médecin de Paris, vous n'êtes pas au bout de vos ennuis, mon confrère; voilà un mauvais son de cloche.

--Je l'avais déjà remarque, répliqua le médecin de province: le coffre n'est pas fort.

--Soignez les bronches, dit en insistant le docteur parisien. Diable! diable! ajouta-t-il en levant la séance, je n'aime pas cette toux-là.

Deux jours après, Emma pouvait se lever et passer la journée au coin du feu; les forces lui revenaient à vue d'œil, sa convalescence marchait à pas rapides. Seulement, la toux persistait et prenait un caractère périodique. Les accès n'en étaient ni longs ni fréquents, mais ils se succédaient avec régularité, et des sueurs abondantes s'y joignaient. Quoique le pouls n'eût plus ce mouvement déréglé qui signale les ardeurs de la fièvre, il n'était pas redescendu à la limite désirable et avait conservé un peu d'accélération. Ces symptômes inquiétaient le docteur: mais ils semblaient si peu graves auprès de ceux dont la nature et l'art venaient de se rendre maîtres, que personne au château ne s'associait à ses inquiétudes.

Peut-être la jeunesse d'Emma aurait-elle été plus forte que ces secousses, si un tourment moral ne fût venu les aggraver. La scène du pavillon, les mots cruels qu'elle y avait recueillis étaient pour elle l'objet d'un désespoir désormais sans fin. Le dernier voile venait de tomber; plus de rêve, plus d'illusion possible. Lutter contre des instincts si enracinés ou en supporter les tristes conséquences étaient deux perspectives également odieuses à sa pensée. Elle avait envisagé le mariage comme un concert, non comme un duel; elle se sentait trop fière pour subir la tyrannie du calcul et trop résignée pour la combattre. Entre les deux écueils, il n'y avait qu'une ligne à suivre, celle de l'oubli du passé. Assez de songes, assez de fol espoir! il fallait rentrer dans le monde réel après avoir longtemps poursuivi des chimères.

Une barrière, cette fois infranchissable, s'élevait entre elle et son cousin. Une pareille résolution ne put pas entrer dans le cœur de la jeune fille et y prendre un caractère formel sans y occasionner de profonds déchirements. Emma souffrait comme le Spartiate, en dévorant sa douleur, mais sa souffrance n'en était que plus vive. Décidée à laisser ignorer à Paul le motif réel qui l'éloignait d'une union longtemps désirée, elle était obligée de se retrancher derrière le chapitre des subterfuges, d'alléguer le soin de sa santé, les ordres rigoureux du médecin, enfin d'employer mille ruses qui répugnaient à ses habitudes nobles et franches. Pour que son cousin ne soupçonnât pas la vérité, elle se voyait contrainte aussi de l'accueillir avec le même sourire et de lui témoigner la même affection. Ces mensonges la navraient; vingt fois elle fut sur le point d'y renoncer; cependant sa bonté l'emportait toujours: elle craignait de blesser Paul, d'inquiéter Muller; elle aimait mieux endurer seule ce mal secret que d'en laisser retomber la plus légère partie sur les autres.

C'est ainsi que son état allait chaque jour empirant, et qu'aux ravages d'une fièvre lente s'unissaient les tortures d'une âme ulcérée. Les premiers froids de l'automne aggravèrent cette situation. Autant l'air vif des montagnes lui avait été favorable pendant la belle saison, autant il devint meurtrier quand l'automne ramena les horizons brumeux et les courtes journées. La Meuse était devenue le siège d'un brouillard permanent que le soleil dissipait avec peine, et qui, plus d'une fois, couvrit le château, d'un voile humide et épais. Les feuilles jaunies se détachaient des arbres et roulaient au loin, chassées par la brise. La nature prenait le deuil comme le cœur d'Emma. A peine, de loin en loin, se faisait-il un peu d'azur dans le ciel; encore n'avait-il ni la pureté ni la transparence accoutumées.

L'influence de la saison agit sur la santé de la jeune fille de la manière la plus funeste; les symptômes qui avaient alarmé Muller reparurent: la toux devint plus fréquente, le pouls plus capricieux et plus irrégulier. La destruction commençait, et, loin de la retarder, la jeunesse en hâtait les progrès. Bientôt les forces d'Emma s'affaiblirent; elle ne put pas supporter sans fatigue la plus courte promenade. Il fallait que Muller et Paul la soutinssent chacun de leur côté; qu'ils l'aidassent à gravir les marches du perron, trop pénibles pour sa poitrine oppressée. Elle, cependant, leur souriait, mais d'un sourire qui avait déjà l'expression de celui des anges. Cette âme ne tenait plus à la terre que par un lien si léger, qu'à chaque instant on pouvait croire qu'il allait se rompre.

Bientôt il ne fut plus possible à la malade de sortir du château; ses jambes affaiblies la portaient avec peine. Elle ne quitta plus son fauteuil, et passa ses journées avec Muller devant un grand feu et à l'abri d'un écran mobile. Tout était pour elle un sujet de fatigue, la parole surtout; aussi se ménageait-elle dans l'entretien. Mais ce qu'elle disait était marqué au coin d'une grâce infinie et d'une bonté inaltérable. Elle songeait à tout, à ses pauvres que le froid allait assaillir, à ses fermiers que la saison retardait dans leurs travaux, à Muller qu'elle consolait, à Paul dont elle cherchait à élever l'âme, à ses serviteurs, à tout ce qui lui était cher. Jamais une plainte, jamais un reproche; elle étouffait la douleur afin qu'autour d'elle on n'en ressentît pas le contre-coup; elle semblait déjà vivre dans un monde meilleur et au-dessus des misères du nôtre. Ce fut ainsi qu'elle s'éteignit, toujours aimante, toujours chaste, toujours dévouée. La mort ne la surprit pas: elle l'attendait; quand elle la sentit venir, elle se tourna du côté de Muller, et lui remit un pli cacheté.

--Prenez ceci, lui dit-elle; vous l'ouvrirez quand je ne serai plus: c'est mon dernier vœu.

Puis, tendant une main à son précepteur, l'autre à Paul, elle ajouta d'une voix douce:

--Adieu, mes amis, c'en est fait; nous nous retrouverons Là-haut, Adieu.

La vie la quitta avec ces mots; elle mourut, la lèvre parée d'un dernier sourire. Paul s'agenouilla au pied de ces restes bien-aimés, tandis que Muller contemplait avec une sombre tristesse le visage de son élève, de son enfant.

Le premier soin du précepteur, quand il se fut arraché à cette douloureuse scène, se porta vers le dépôt qu'Emma lui avait confié. Il l'ouvrit et lut ce qui suit:

«Ceci est ma dernière volonté.

«Je laisse à la femme de mon père, la veuve du général Dalincour, deux cent mille francs sur les sommes qui sont déposées chez mon notaire. J'espère que ma belle-mère voudra bien accepter ce souvenir de celle qui n'est plus et qui n'a jamais cessé de faire des vœux pour son bonheur.

«Je laisse à mon ami Muller cinquante mille francs; c'est tout ce qu'il accepterait de moi, mais je veux absolument qu'il les accepte. Je lui laisse aussi ma bibliothèque, mes oiseaux, mes herbiers, tout mon mobilier de jeune fille, tous les effets à mon usage. Je désire qu'aucun de ces objets ne soit distrait de ses mains.

«Je laisse à César Falempin et à sa femme vingt mille francs en mémoire de leurs bons services; ces vingt mille francs reviendront à Suzon après leur mort.

«J'institue pour mon; légataire universel mon cousin Paul Vernon, et lui laisse le reste de ma fortune; mais aux conditions suivantes, qui sont expresses et rendraient nulle toute disposition en sa faveur s'il y dérogeait:

«La première condition, c'est que la terre de Champfleury ne pourra pas être aliénée avant quinze ans d'ici.

«La seconde condition, c'est que tous les baux actuels seront renouvelés aux mêmes prix et clauses pendant ces quinze années; les fermiers ayant le droit de se prévaloir de cette réserve de mon testament, qui est faite en leur faveur.

«Moyennant quoi, mon cousin Paul Vernon entrera en jouissance de tous mes biens; et, faute par lui de déférer aux vœux que j'exprime, mon ami Muller pourrait les revendiquer pour en faire tel usage qu'il lui conviendrait.

«Je désire que mes restes mortels reposent près de ceux de ma mère.

«Fait au château de Champfleury, le...

«Emma Dalincour.»

Ce testament fut un trait de lumière pour Muller; il vit à quelles atteintes la jeune fille avait succombé. Paul le comprit aussi et en éprouva quelque remords. Pour tromper ce sentiment, il fit élever un monument fastueux à sa cousine; mais, à six mois de là, ces impressions étaient effacées, et Muller restait seul à pleurer sur la tombe de la pauvre Emma.

Ainsi s'en vont les âmes d'élite, comme si la terre se refusait désormais à les porter. Dispersées au milieu d'une génération avide, âpre au gain, dépourvue de culture morale, elles se sentent hors de leur place, y étouffent et y meurent. C'est le sort de toute plante féconde dans un champ qu'envahissent les ivraies.

Vernon entra en possession de la fortune de sa cousine, et bientôt il ne lui resta plus de ce souvenir qu'un sentiment d'humeur contre les restrictions dont elle avait entouré son héritage. L'histoire de cet enfant du siècle serait, trop longue à raconter en quelques lignes; un jour peut-être m'en occuperai-je avec détail. Ce sera à la fois la sanction et l'expiation du mélancolique épisode qui vient de clore ce récit.

Quant aux autres personnages qui y ont figuré, peu de mots suffiront pour fixer le lecteur sur leur destinée.

La baronne a déposé un faux orgueil pour accepter le legs d'Emma; c'est aujourd'hui sa seule ressource et celle de Granpré, qu'a ruiné le tapis vert de la bourse. Ce couple, bien fait pour s'entendre, a fini par s'associer d'une manière légitime. Madame la baronne Dalincour est aujourd'hui madame Granpré.

César Falempin et sa femme continuent d'habiter l'hôtel du faubourg du Roule, où ils sont visibles de six heures du matin à onze heures du soir. César attend les gendarmes de pied ferme; il demeure persuadé que la justice l'oublie et qu'il est un grand criminel.

Anselme et Suzon conduisent de la manière la plus brillante le cabaret des Thèmes. Anselme est le plus grand consommateur de son établissement; mais Suzon est une ménagère si alerte, si vigilante, si économe, qu'elle répare amplement les brèches causées par les appétits immodérés de son mari. Toute la famille est restée fidèle à la mémoire d'Emma et la bénit chaque jour; César la place immédiatement, au-dessous de celle de l'empereur.

Quant au grand Vincent, il persiste à croire qu'il n'y a de moral ici-bas que ce qui est matériel, et il vient de prouver, pour la quarantième fois, que le dernier mot du génie humain est de faire circuler les gens à raison d'un kilomètre par minute.



FIN DES IDOLES D'ARGILE.



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