Les Industriels: Métiers et professions en France
La Marchande des Quatre Saisons.
IX.
LA MARCHANDE DES QUATRE-SAISONS.
Sommaire: Définition.—Contraste.—Marchandes des quatre-saisons stationnaires et ambulantes.—Concert en plein vent.—Cloche de neuf heures.—Les souris dansent sous la table.—Discussions avec les sergents de ville.—Vieilles marchandes des quatre-saisons.—Leur résignation.—Souvenirs intimes du temps de l’Empire.—Quai de la Tournelle.—Débit de fruits et de légumes dans Paris.—Bouquetières.
De toute la population féminine de Paris, les plus pauvres, les plus crottées, les plus avilies, sont les marchandes des quatre-saisons.
L’étymologie de ce nom est facile à établir; elles vendent successivement les produits des quatre saisons. Vous n’avez qu’à consulter le calendrier républicain, qui contient, comme on sait, l’énumération complète des fruits et des légumes de chaque mois; vous trouverez là tous les éléments du commerce de nos pauvres fruitières en plein vent.
Deux filles naissent le même jour, l’une au premier étage, l’autre sous les toits, toutes deux faibles, vagissantes et nues. La nature a mis en toutes deux le germe de la beauté, du talent, de la vertu; elles sont également douées des qualités précieuses que Dieu réserve à ses élus; elles pourraient toutes deux, tendres fleurs, s’épanouir et briller au soleil. Cependant, voyez-les quinze ans plus tard! La première, fille d’un propriétaire aisé, a grandi dans le luxe et l’abondance; elle a conservé le teint blanc et rose qui la faisait trouver si charmante dans son berceau; ses grâces originelles se sont développées; les admirateurs bourdonnent autour d’elle quand elle entre dans un bal, plus éblouissante de beauté que de parure. Les arts et les sciences ont mis en relief toutes ses facultés; sa voix est musicale, sa parole mielleuse; la modestie habite sur ses lèvres et dans son cœur. Heureux l’époux qui accompagnera sur la terre cet ange descendu des cieux!
L’autre, l’enfant de la mansarde, la fille de la marchande des quatre-saisons, vouée par la misère au métier maternel, a subi de bonne heure les plus cruelles privations; sa voix enfantine s’est brisée à crier sur les places; son corps s’est affaissé sous le poids d’un éventaire; sa taille s’est déformée; elle a les yeux rouges et éraillés, les membres contournés et grêles; ses pieds sont meurtris par les pavés, et cachés à peine dans des savates béantes qui hument la fange des ruisseaux. Le soleil a hâlé, la pluie a battu, le froid a gercé son visage. Qu’a-t-elle appris? rien que des fragments de catéchisme, machinalement répétés. A quel vocabulaire emprunte-t-elle son langage? à celui des plus grossiers artisans. Au milieu d’un peuple matériel, elle s’est promptement façonnée à l’impudeur, et des mots cyniques errent sur sa bouche encore vermeille, comme une limace sur une rose... Qui dirait qu’elles sont de la même race, la jeune fille des salons et celle de la rue? Croirait-on que la société leur ait fait une part assez inégale pour effacer toute trace d’analogie primitive? La seconde était-elle destinée à présenter avec la première un contraste aussi affligeant?
Ce serait une tâche trop pénible que de prolonger le parallèle entre ces deux femmes, jusqu’à la tombe de marbre pour celle-ci, jusqu’à la fosse commune pour celle-là; notre but n’est pas de peindre la vie insouciante et calme des femmes du monde, mais d’appeler un instant leur attention sur des créatures dégradées et souffrantes.
Les marchandes des quatre-saisons servent d’intermédiaires entre les maraîchers de la banlieue et les consommateurs parisiens. La vente en gros des fruits, légumes, herbages, fleurs en bottes et plantes usuelles, est faite tous les matins, au marché des Innocents, par des cultivateurs des environs de Paris; c’est là que les marchandes des quatre-saisons s’approvisionnent, pour vendre à poste fixe ou colporter leurs denrées, suivant le rang qu’elles occupent dans leur communauté. Celles qui ont obtenu des places gratuites en face la Halle au Poisson, ou qui paient d’une redevance hebdomadaire de 70 centimes le droit de stationner autour de la fontaine, ont leurs marchandises disposées sur des espèces de tréteaux surmontés de parapluies gigantesques; ce sont les privilégiées du métier. Elles ont sollicité longtemps avant que le préfet de police leur accordât une place, sur un certificat de bonne conduite et de résidence à Paris depuis un an. Cette pièce essentielle, délivrée par le commissaire du quartier, eût été insuffisante sans de puissantes recommandations; car le nombre des postulantes est toujours supérieur à celui des emplacements disponibles.
Chaque place porte un écriteau sur lequel on lit le nom de la détaillante et le numéro de sa permission. On ne peut avoir à la fois deux places, ni une place et une boutique.
Les marchandes ambulantes des quatre-saisons sont échelonnées le long de la Halle au Beurre, du Marché au Poisson, des rues Saint-Honoré et de la Ferronnerie. Les unes ont devant elles un éventaire, les autres portent simplement à la main leur fonds de commerce; et toutes forment, de leurs voix réunies, le moins harmonieux des chœurs, glapissant sur tous les tons imaginables:
«Voulez-vous des choux-fleurs, des beaux choux-fleurs?
«—Voyez donc la poire au sucre! un sou l’tas!
«—Un sou d’oseille! en v’là d’la belle!
«—Voyez donc la chicorée! huit d’un sou!
«—Un liard le persil!
«—Voyez, Mesdames, un sou les tas d’douillettes![7].
[7] Nom populaire des figues à Paris.
«—Des citrons, Madame, venez voir ces beaux-là! ma belle, voyez la limonade!
«—Voyez, deux sous l’ognon, deux sous la botte!
«—A un sou l’légume!
«—J’ai du bon poireau, d’la belle carotte! voyons, Madame, parlez-moi!
«—Un sou l’tas de sardines, ma biche!
«—Un sou l’tas de plein vent!—Vous dites deux liards?—Ah ben, vous n’mangerez pas d’abricots à c’prix-là c’t’année. Ils m’coûtent à moi plus que ça.»
Chacune interpelle ainsi les passants, les passantes surtout, et offre ses prunes, ses oranges, ses fruits secs, ses pommes, ses noix, etc. Quelques-unes vendent des melons en détail, et apostrophent les chalands en ces termes: «Deux sous la coupe! la r’nommée des bons melons!» Les marchandes de noix répètent: «Des vertes au cassé! des belles noix vertes!» Elles tiennent d’une main un petit cylindre de bois qu’elles s’appliquent sur l’abdomen, et de l’autre un maillet; voilà leur enclume et leur marteau; et tout en cheminant par les rues, elles sèment leur route de coquilles de noix.
N’oublions pas celles qui, débitant des poires dites d’Angleterre, font entendre ce cri patriotique:
«Deux liards l’Angleterre! deux liards les Anglais!»
A neuf heures la cloche retentit, et, dès lors, il faut que les marchandes vagabondes enlèvent leur étalage et disparaissent. Elles restent toutefois embusquées dans les rues qui aboutissent à la Halle, guettant les sergents-de-ville chargés de les mettre en fuite. Du plus loin qu’elles aperçoivent un uniforme, elles battent en retraite comme une volée d’oisillons effarouchés par le chasseur; elles attendent que le représentant de la force publique ait tourné le dos, reviennent sur leurs pas, et recommencent à s’égosiller de plus belle, en criant: «A un sou le tas! voyez, Mesdames!»
L’état de la Halle est le critérium de celui de la Cité. Quand la police est sur les traces d’une grande conspiration, quand les éternels ennemis de l’ordre s’agitent, la bande entière des sergents-de-ville est employée à réprimer l’émeute. Affranchies de toute surveillance, les marchandes des quatre-saisons prennent leurs ébats, campent au milieu de la rue, jonchent le sol de feuilles de choux, jusqu’à l’heure où, le calme étant rétabli, les chapeaux à cornes s’avancent pour expulser les éventaires usurpateurs.
Les jeunes marchandes des quatre-saisons, bouillantes et irritables, ne se soumettent pas volontiers à la domination du sergent-de-ville. Quand celui-ci les surprend immobiles, contrairement aux ordonnances, et veut saisir la charge de leur éventaire, elles se rappellent que, suivant l’axiome de 1789, l’insurrection est le premier et le plus saint des devoirs. Leurs ongles révolutionnaires ont souvent laissé des traces sanglantes sur le visage des agents de l’autorité.
LA MARCHANDE DES QUATRE-SAISONS, regardant de travers son interlocuteur.
Vous voyez bien que je marchais.
LE SERGENT-DE-VILLE, d’un ton sentencieux.
Vous étiez arrêtée, obstruant la voie publique, et gênant la circulation.
LA MARCHANDE, avec vivacité.
Et quand même que je m’serais reposée une miette? J’ai les jambes qui m’rentrent dans l’dos. Faut-il pas être comme le Juif-Errant?
LE SERGENT-DE-VILLE, brusquement.
Allons, c’est pas la peine de faire assembler l’monde; décampez, ou j’vous mène chez l’commissaire de police!
LA MARCHANDE.
Plus souvent qu’j’irais.
LE SERGENT-DE-VILLE, irrité, saisissant la marchande par le bras.
C’est comme ça que vous l’prenez? Allons, venez-y tout de suite!
LA MARCHANDE, le bras levé.
Ne m’touchez pas! je f’rais un malheur!
LE SERGENT-DE-VILLE.
Suivez-moi, et plus vite que ça.
LA MARCHANDE, exaspérée.
Voulez-vous m’lâcher, vilain marsouin? Comment, personne ne prendra ma défense? Vous êtes tous témoins que j’n’ai rien fait.
LE SERGENT-DE-VILLE, entraînant sa proie.
Le commissaire va en décider.
LA MARCHANDE, se débattant.
N’y a donc pas de justice en France? Grand mouchard, faut que j’t’abîme le physique!
La main robuste du fonctionnaire municipal contient son adversaire furieuse; il oppose un front impassible aux huées de la multitude. La marchande des quatre-saisons est menée chez le commissaire, laissant sur le pavé son bonnet et la moitié de ses légumes; elle passe sa soirée dans ce séjour malsain vulgairement appelé violon, et voit vendre, le lendemain, ses denrées au bénéfice du gouvernement, auquel la cargaison entière rapporte la modique somme de 10 centimes.
Les vieilles marchandes des quatre-saisons sont plus rassises et moins rebelles; presque toutes inscrites au nombre des indigents, recevant des secours des bureaux de bienfaisance, elles sont familiarisées avec la misère et la subordination. «Les sergents-de-ville nous saisissent, disent-elles; ils font vendre nos pauvres légumes, et donnent pour un sou ce qui nous en a coûté dix; mais que voulez-vous? c’est leur métier, comme le nôtre est de vendre des légumes; il faut obéir aux lois.»
Que de vertu dans cette résignation!
La vieille marchande des quatre-saisons a de vieux souvenirs de choses qu’elle n’a jamais vues. Elle parle du pilori, qui fut démoli en vertu de lettres-patentes du 16 septembre 1785, enregistrées en parlement le 16 janvier 1786. Elle indique la place qu’il occupait près des piliers de gauche de la Halle, dits Petits Piliers, ou Piliers d’Étaim. Elle raconte comment il était percé de trous par où les banqueroutiers frauduleux, qu’on exposait les jours de marché, passaient la tête et les bras. Elle persiste à appeler le cimetière, la place au milieu de laquelle s’élève la fontaine de Jean Goujon, quoique les charniers des Innocents aient été détruits en 1787. Sa mémoire la reporte encore au temps de Napoléon, qu’elle a vu, affirme-t-elle, venir plusieurs fois à la Halle. «Il s’habillait en simple ouvrier, comme vous et moi; personne ne le reconnaissait. Il entrait sans façon chez un marchand de vin: «Eh bien, qu’il disait, êtes-vous content?—Non, Monsieur, que répondait le marchand de vin; les contributions sont trop chères.—On les diminuera, mon brave, que répliquait l’Empereur;» et il s’en allait en donnant au marchand de vin une pièce de vingt francs. Le marchand regardait l’empreinte, et disait: «C’est son portrait tout craché; et d’ailleurs, n’y a qu’lui qui peut être si généreux: Vive l’Empereur!» Alors, toute la Halle était en rumeur; tout le monde quittait son ouvrage, et nous poussions des cris de vive l’Empereur! à être entendus des quais aux boulevards. Ah! pourquoi qu’il s’est avisé d’aller en Russie!»
Ces récits apocryphes prouvent l’embrouillement des idées de nos marchandes, mais ils démontrent en même temps que quiconque s’occupe un peu d’elles peut compter sur leur reconnaissance.
Les paysans des environs de Paris prennent rang parmi les marchands et marchandes des quatre-saisons. Les vendeurs de fruits au panier de Fontainebleau, Melun, Corbeil, Choisy-le-Roi, Villeneuve-Saint-Georges, descendent la Seine, et débarquent leurs provisions au bas du quai de la Tournelle, vis-à-vis l’île Saint-Louis. Il est interdit aux pratiques d’aller au-devant d’eux pour acheter les fruits en gros et par batelées. Défense non moins expresse d’exposer en vente des fruits gâtés, de mettre au fond des paniers des fruits de qualité inférieure ou des bouchons autres que ceux qui sont nécessaires à la conservation des denrées. Les consommateurs seraient trop heureux si ces prescriptions étaient accomplies seulement à moitié.
Toute la journée, d’autres habitants de la banlieue et des faubourgs, traînant des banneaux, ou portant des paniers à la main, sillonnent les rues, et nous assourdissent de leurs clameurs:
«Artichauts, les bons artichauts! la tendresse, la verderesse!
—Des fraises, des fraises!
—Qui veut la pêche au vin, la pêche au vin?
—Voyez les beaux œufs, Mesdames, les beaux œufs au quarteron!
—Ma belle botte d’asperges!
—Ach’tez les beaux melons!
—Mangez les pêches, buvez les pêches! à quatre pour un sou les pêches! il n’y en aura pas pour tout le monde.
—Voyez les haricots verts; quatre sous la livre!
—Voyez les belles cerises; deux sous la livre!
—Les beaux champignons! les beaux champignons!
—Pois verts au boisseau! pois verts!
—A quatre sous la livre le beau raisin! à quatre sous la livre! Allons, prenez-en connaissance; mettez-en un grain dans vot’ bouche.»
Dans la catégorie des marchandes des quatre-saisons, est comprise aussi la bouquetière; non celle dont le magasin est orné de plantes rares, de cactus et d’orangers, mais la bouquetière nomade, qui débite, sur un plateau d’osier, des roses, des violettes et des œillets.
Pauvre revendeuse de fleurs, qui trafiquez d’une des plus charmantes choses de la création, nous voudrions pouvoir dire de vous que vous êtes aussi fraîche que vos bouquets; mais, hélas!....
Le Marchand de Coco.
X.
LE MARCHAND DE COCO.
Sommaire: Sortie des Funambules.—Éloge intéressé et intéressant du coco.—Le Marchand de Coco et sa femme.—Description d’un des monuments de Paris.—Un peu d’aide fait grand bien.—Courses du Marchand de Coco.—Le soleil luit pour tout le monde et pour les Marchands de Coco en particulier.—Soirée du 28 juillet 1841.—Petite cause et grand effet.
«A la fraîche! qui veut boire?»
Tel était le cri que poussait tous les soirs François Champignol, marchand de coco parisien, à la porte du théâtre non royal des Funambules.
Ce jour-là, le spectacle venait de finir; la fée bienfaisante avait uni Colombine et Arlequin au milieu des flammes du Bengale, et les spectateurs, ravis de ce dénouement imprévu, se retiraient en calculant le nombre de coups de pied qu’avait reçus Pierrot pendant le cours de la représentation.
«Un grand verre, un verre de deux liards, s’il vous plaît, monsieur Champignol.
—Ah! c’est toi, l’Hanneton, dit le Marchand de Coco; tu continues à faire prospérer mon commerce; tu n’me fais pas d’infidélités, et t’as raison. Les glaces à deux liards pièce, vois-tu, la limonade à la glace à un sou le verre, c’est de la drogue. On avale ça quand on a chaud, l’estomac entre en révolution, et le lendemain on est sur le flanc. Ma tisane vaut mieux, surtout depuis que j’ai imaginé d’y mettre de l’essence de citron et de la vanille en liqueur. Le médecin de not’ maison prétend que l’eau éducorée avec du réglisse est une panachée universelle.
—C’est pas pour vous flatter, monsieur Champignol, mais votre tisane est chicandarde[8].
[8] Les mots de chicard, chouette, rupin, chicandard, sont employés pour exprimer la perfection par les ouvriers parisiens. Nous avons cherché, dans cet article, à reproduire leur patois, qui, malgré quelques termes analogues, ne doit pas être confondu avec l’argot. C’est un dialecte tout particulier, abondant en métaphores et en mots pittoresques.
—Tu n’devrais jamais avoir d’autre boisson, l’Hanneton; j’crois remarquer pourtant que depuis quelques jours il t’arrive d’entrer chez le marchand d’vin plus souvent que de coutume; tu deviens pochard[9], mon ami, et je te dirai à ce propos...
[9] Fainéant et ami du plaisir.
—Pardon, excuse, monsieur Champignol; mon patron m’attend; il est tard. Bonsoir, j’m’esbigne; j’vais tapper d’l’œil[10].
[10] Je me sauve; je vais dormir.
François Champignol était un ancien soldat. Il avait fait la campagne d’Espagne en 1824 assez glorieusement pour mériter le grade de caporal. Des blessures l’avaient mis hors d’état de continuer son service, et de reprendre, en rentrant dans la vie civile, son ancienne profession de charpentier. Ayant uni son sort à celui d’une marchande de coco, il s’était décidé à exercer le métier de sa digne épouse, supputant que, dans cette industrie, il gagnerait aisément six francs avec un franc cinquante centimes de déboursés. Champignol avait atteint la quarantaine; sa figure hâlée n’était pas exempte de noblesse; tout son accoutrement se recommandait par une extrême propreté. La blancheur de son tablier faisait ressortir les riches teintes du sac où il enserrait sa monnaie. Sa fontaine, assujettie sur son dos avec des bretelles, était de tôle étamée en dedans, et peinte en dehors. Elle était enjolivée de clochettes, et surmontée d’une Renommée qui, les joues gonflées, la trompette à la main, tenait le pied droit en l’air, selon l’usage de toute renommée bien apprise.
Les bénéfices du vendeur de tisane, sans être usuraires, le mettaient à même d’avoir le pot-au-feu deux fois par semaine, et d’occuper avec sa femme une chambre d’une étendue raisonnable rue de La Harpe, au cinquième étage, sur le derrière. Il avait sollicité et obtenu l’autorisation de vendre dans le jardin du Palais-Royal, rendez-vous général des enfants du centre de Paris. A son aspect, la bande juvénile se sentait le gosier sec, les rondes étaient interrompues, on cessait de chanter:
pour crier: «V’là le père Champignol! buvons du coco!»
Les enfants avaient toujours soin d’économiser pour acheter de la tisane au père Champignol.
Il avait aussi le privilége, envié par tous ses confrères, de débiter son liquide aux spectateurs des petites places dans les théâtres de l’Ambigu et de la Gaieté. Il montait, pendant les entr’actes, aux quatrièmes galeries, et, du haut du dernier rang, annonçait sa présence par ces cris sonores:
«A la fraîche! qui veut boire? v’là l’marchand.»
Soudain la plèbe encaquée, et ruisselante de sueur, ondulait. Vingt voix s’élevaient à la fois:
«St, st, st! ohé! par ici, tisanier! par ici! un grand verre! un verre d’un liard!»
Vingt bras s’allongeaient pour saisir les gobelets emplis de la liqueur rafraîchissante. Ils circulaient de main en main jusqu’aux premières banquettes, et la récolte de liards, fidèlement transmise, tombait dans le sac du fortuné commerçant.
La femme de Champignol avait une boutique de coco en plein air au coin du Pont-au-Change; c’était, dans son genre, un établissement magnifique. Le corps de la fontaine se composait d’une boîte carrée; au-dessus des brillants robinets était une glace, au-dessus de la glace, une horloge; au-dessus de l’horloge, le Panthéon en miniature, et sous le dôme, un Napoléon de bois sculpté. Madame Champignol et sa tisane étaient adorées de quiconque hantait ces parages; elle comptait au nombre de ses pratiques des mariniers, des marchandes de fleurs, des municipaux, et même des avocats stagiaires. Quant à son mari, il rôdait sur les quais, et vendait assez de coco pour avoir besoin de renouveler plusieurs fois sa provision.
Au mois de juillet 1839, il était au bas du quai de la Monnaie, et occupé à remplir sa fontaine d’une eau médiocrement limpide, quand il entendit des cris de détresse; un enfant qui se baignait venait de perdre pied. Champignol ne savait pas nager, mais sa grande taille le garantissait de tout danger dans cet endroit peu profond. Il se mit donc à l’eau, saisit l’imprudent par le bras, et le ramena sur le rivage.
«Merci, Marchand de Coco, dit l’enfant quand il eut repris haleine; sans vous, j’descendais la garde[11]; c’est égal, j’ai bu un fameux coup d’anisette de barbillon.»[12]
—Ça t’apprendra à t’baigner en pleine eau, méchant môme[13], s’écria Champignol avec indignation; r’habille-toi vite, et r’tourne chez tes parents; demeurent-ils loin d’ici?
[13] Enfant.
—Au Père-Lachaise, dit l’enfant.
—Tu n’as pas d’parents? Qui est-ce donc qui prend soin de toi?
—C’est M. Dalu, fabricant de passementerie civile et militaire, au faubourg Saint-Antoine. Après la mort de papa, j’avais été arrêté comme vagabond; ce brave homme m’a réclamé au tribunal, et depuis ce temps-là je suis en apprentissage chez lui. J’ai été aujourd’hui porter une paire d’épaulettes à un grognard de Babylone, et c’est en r’venant qu’j’ai voulu tâter si l’eau était bonne....... Voilà!...
—Comment t’appelles-tu?
—Julien Jalabert, surnommé l’Hanneton, parce que je n’suis pas précisément fort comme un Turc.
—Eh bien, Julien Jalabert, surnommé l’Hanneton, fais-moi le plaisir d’aller voir chez ton patron si j’y suis; file ton nœud.
—En vous remerciant, tisanier.
—N’y a pas d’quoi.»
Depuis cette époque, Champignol avait souvent rencontré l’Hanneton, et il s’y était involontairement attaché. Il le trouvait à la porte du spectacle, dans les promenades publiques, sur les boulevards, le long des quais. L’hiver n’interrompait point leurs relations, car le Marchand de Coco allait débiter sa tisane dans les ateliers, les imprimeries, les teintureries, et visitait régulièrement la fabrique où travaillait Jalabert. Il y avait en toute saison, entre le Marchand de Coco et l’apprenti passementier, échange de bons procédés et de questions amicales.
«L’négoce va-t-il, monsieur Champignol? gagnez-vous d’la douille[14]?
[14] De l’argent.
—Mais oui, je boulotte; les chaleurs me font du bien; tout le monde a soif, notamment les bonnes, les enfants, et les pioupious. Si le vent tournait à la pluie, j’serais fumé. J’dépends du beau temps, comme les hirondelles.
—Vous devez être bien las, monsieur Champignol, à la fin de votre journée?
—J’crois bien; faut diablement s’fouler la rate pour amasser des noyaux[15]. Sais-tu que j’fais au moins huit lieues par jour? Heureusement qu’j’ai pour m’appuyer le bâton qu’est emmanché au bout d’ma fontaine. Enfin, si le soleil continue à chauffer le pavé, j’espère être à même de satisfaire mon ambition; y a longtemps qu’j’ai envie d’acheter des gobelets d’argent. Mais dis-moi donc, l’Hanneton, il m’semble que tu flânes bien, mon garçon; j’te vois tous les jours de semaine faire ton lézard au soleil.
[15] Idem.
—C’est que je suis chargé des commissions de la maison. Tantôt je porte des épaulettes, des dragonnes, des armes, des schakos, des ceinturons à l’École-Militaire; tantôt on m’envoie remettre des galons de livrée à des domestiques du faubourg Saint-Germain.
—Et tu t’arrêtes sur le boulevard du Temple pour jouer à la fayousse[16]; encore si c’était avec de braves apprentis!... mais tes camarades me sont suspects. J’n’ai pas d’lorgnon, je n’mets pas mon œil sous cloche, mais j’vois clair tout d’même, imprudent moutard. J’ai reluqué ta société, et, franchement, elle ne me paraît pas des plus chouettes. Tous ces gaillards-là ont de vilaines balles, mon ami; ils sont tournés comme Henri IV sur l’Pont-Neuf, et m’font l’effet de n’songer qu’à faire la noce, au risque d’être dans la panne[17] et de se brosser l’ventre après.
—J’vous assure, monsieur Champignol, qu’ce sont des jeunes gens comme il faut.
—Veux-tu taire ton bec? Ce sont au moins des loupeurs finis[18], et j’te conseille de les éviter.»
[18] Des bambocheurs achevés.
Le Marchand de Coco avait raison. Julien Jalabert avait renoué, avec de jeunes escrocs, des liaisons ébauchées au temps où il se trouvait en état de vagabondage, et ils travaillaient activement à l’initier à leurs coupables secrets.
Pendant plusieurs semaines, l’apprenti passementier évita le Marchand de Coco, et quand il l’apercevait, il s’enfuyait à toutes jambes, comme s’il eût appréhendé la présence du sévère donneur de conseils.
Quelques jours après les fêtes de juillet 1841, Champignol vit tout à coup venir à lui Jalabert, blême, défait, et l’air embarrassé.
«Quel heureux hasard! dit le Marchand de Coco, d’un ton ironique; te voilà donc, l’Hanneton! ingrat que tu es, tu m’abandonnes!
—J’ai été très-occupé, balbutia Jalabert; pourtant je vous ai entrevu aux Tuileries dans la soirée du 28; comment donc y êtes-vous entré?
—Les jours de fête, je ne manque jamais de me mettre aux aguets près des grilles du jardin royal, et, quand les sentinelles ont le dos tourné, crac!... je m’faufile à travers la foule, et me v’là dans l’jardin, où je fais de fameuses recettes, à la barbe des inspecteurs.
—Tiens, tiens..... Dites donc, monsieur Champignol, demanda l’enfant après un moment de silence, avec quoi sonnez-vous pour avertir les passants?
—Drôle de question! Tu vois qu’à chacun de mes gobelets est attaché un anneau de cuivre au moyen d’une courroie. J’n’ai qu’à faire jouer cet anneau pour produire un son: tin, tin, tin; voilà toute ma mécanique.
—Ah! c’n’est qu’ça, reprit Jalabert. Eh bien, monsieur Champignol, votre mécanique m’a rendu un crâne service.
—Comment ça, mon garçon?
—J’vas vous l’dire, monsieur Champignol, à condition que vous n’m’en voudrez pas, et qu’vous aurez égard à mon r’pentir. J’vais vous débiter ma confession, absolument comme si vous étiez M. le curé de Saint-Ambroise. Si j’vous avais écouté, je n’aurais pas été si avant...
—De quoi s’agit-il, mon camarade?
—Faut donc vous avouer, monsieur Champignol, que mes associés étaient de la canaille, des propres-à-rien, des filous, quoi! Le mot est lâché! Leur chef, un ancien détenu des Madelonnettes, a été condamné, en 1835, pour avoir volé une pièce d’indienne sur un étalage. Il m’avait endoctriné si bien, que j’avais envie de travailler dans son genre.
—C’est-il possible?
—Mon Dieu, oui, monsieur Champignol. Pour lors, nous étions l’autre soir aux Tuileries, sur la terrasse du bord de l’eau, au moment du feu d’artifice; devant nous se tenait un Allemand, un Prussien, je crois, car je lui ai entendu crier: Mein gott! Vous savez que j’abomine les Prussiens, qui ont tué mon grand-père à Austerlitz. Ce Prussien était donc là, le nez en l’air, lorgnant les bombes lumineuses, et faisant son esbrouffe[19]; d’une de ses poches sortait un superbe foulard. «Bon! que m’dit Auguste, v’là une superbe occasion de débuter!» Nous revenions de la barrière, où nous avions pas mal soiffé; je n’avais pas la tête à moi; Auguste me poussait du coude, et ma foi!... j’avançais la main, quand j’entends près de moi: Tin, tin, tin!.... C’était vous.... Je reconnus votre Renommée entourée de drapeaux tricolores. Le bruit que vous faisiez, monsieur Champignol, fut pour moi comme la voix d’un ange gardien, parole d’honneur! Je me rappelai vos excellentes leçons; je me dis que j’étais un vrai gueux. Un mouvement de la foule m’ayant séparé de ma bande, j’allai m’asseoir sur un banc, du côté du Sanglier, et là, à force de réfléchir, je me mis à pleurer comme une gouttière. Voilà mon histoire, père Champignol, et je vous prie de croire que je suis corrigé; l’aveu que je vous fais en est la preuve. Gardez-moi donc votre estime; et comme je trime depuis deux heures pour vous chercher, et que je suis altéré, ayez l’obligeance de me donner pour deux liards de coco.»
[19] Se carrant avec fierté, se pavanant.
Le Boucher.
XI.
LE BOUCHER DE PARIS.
Sommaire: Détails historiques.—Abattoirs.—Halle à la viande—Boucher.—Garçon d’échaudoir.—Garçon étalier.—Bœuf Gras.
Si la noblesse a sa source dans l’antiquité de l’origine, et dans la transmission héréditaire et non interrompue des fonctions, les bouchers sont de véritables gentilshommes. Dès les premières années de la monarchie française, ils étaient constitués à Paris en corps d’état, et n’admettaient point d’étrangers parmi eux. Ils transmettaient à leurs enfants seuls les étaux qu’ils possédaient dans l’île de la Cité, et qu’ils transportèrent plus tard près de Saint-Jacques-la-Boucherie. Ils élisaient un chef à vie, un greffier et un procureur d’office. Le monopole qu’exerçait leur corporation puissante, graduellement attaqué par la fondation de nouveaux étaux, fut enfin anéanti par la Révolution; mais, en perdant leurs priviléges, les bouchers n’ont pas dégénéré; ils forment encore une classe de la société, respectée et respectable, car, malgré les déclamations contraires de J.-J. Rousseau, on mangera longtemps du roast-beef et des côtelettes de mouton. Ils ont quitté leurs sarraux bleus d’autrefois, leurs chapeaux cirés, leurs guêtres épaisses, pour se vêtir comme vous et moi, peut-être même mieux que vous et moi. Ils sont électeurs, quelquefois éligibles, mettent des gants jaunes et vont à l’Opéra.
L’aspect des boucheries n’a pas moins changé. Plus de ces sombres cloaques dont la destination se trahissait au dehors par des ruisseaux de sang, des clameurs sourdes, des débris fétides, et d’où parfois, ô terreur! des bœufs mugissants s’échappaient, la corde au cou, la tête fracassée. Un décret du 9 février 1810, supprimant les échaudoirs particuliers, créa dans Paris cinq abattoirs. Par cette mesure si longtemps réclamée, Napoléon s’est acquis des droits à la reconnaissance publique, et il eût mérité une inscription moins équivoque que celle qu’inscrivit la boucherie gantoise au fronton d’un arc de triomphe sous lequel il devait passer:
LES PETITS BOUCHERS DE GAND,
A NAPOLÉON LE GRAND.
On doit encore à l’Empereur l’organisation de la halle à la viande, mais peu de Parisiens lui savent gré d’avoir institué cette friperie de l’industrie carnassière. C’est là qu’on vend au rabais, les mercredis et samedis, des viandes de rebut qui dépareraient une boutique bien famée. Les bouchers ne dédaignent pas d’y venir acheter ces bribes vulgairement appelées réjouissances, qu’ils colloquent à leurs pratiques conjointement avec de meilleurs morceaux. Sous le toit de ce vaste hangar sont réservées soixante-douze places aux bouchers de Paris, et vingt-quatre à ceux de la banlieue. Le tirage des numéros correspondant aux places désigne, chaque mois, ceux qui auront le droit d’approvisionner le marché.
Les bouchers forains ont en outre vingt-quatre étaux au marché Saint-Germain, douze au marché des Carmes, treize au marché des Blancs-Manteaux, et un au marché des Patriarches.
Le nombre des bouchers de Paris est limité à cinq cents; il n’était que de trois cent dix en 1822. Trente d’entre eux, désignés par le préfet de police, et dont dix sont choisis parmi les moins imposés, nomment un syndic et six adjoints. Le syndic, deux adjoints et le tiers des électeurs sont renouvelés annuellement par la voie du sort. On ne peut établir de boucherie à Paris sans une permission du préfet de police, délivrée sur l’avis des syndics et adjoints, et un cautionnement de trois mille francs est également exigé des candidats. De nombreuses ordonnances de police règlent les rapports des bouchers avec le public, préviennent la vente des viandes insalubres, et prescrivent les mesures à prendre pour la propreté et l’entretien des étaux.
Le commerce de bestiaux pour l’approvisionnement de Paris ne peut avoir lieu que sur les marchés de Sceaux et de Poissy, le marché aux Vaches grasses et la halle aux Veaux. La caisse de Poissy, instituée en 1811, paie comptant aux herbagers et marchands forains le prix de tous les bestiaux qu’on leur achète; elle est sous la surveillance du préfet de la Seine, et le fonds en est composé du montant des cautionnements versés par les bouchers, et des sommes provenant d’un crédit ouvert par le préfet de la Seine.
En arrivant dans un marché, le boucher va de bestiaux en bestiaux, et les examine d’un air de dénigrement. «Tourne-toi donc, desséché; n’aie pas peur; ce n’est pas encore toi qui fourniras des lampions pour les fêtes de Juillet; et combien donc veut-on te vendre?
—L’avez-vous bien manié? s’écrie le marchand impatienté.
—Parbleu! ne faut-il pas deux heures pour considérer ton efflanqué?
—Tiens! aussi vrai comme les bouchers sont tous des voleurs, il ne sortira pas du marché à moins de quinze louis.
—Mais il n’a rien dans la carcasse, ton cerf-volant! il n’a pas de suif pour trois chandelles! Je t’en donne trente-deux pistoles, et pas davantage.»
Lorsque la discussion est terminée et que le boucher a conclu le marché, il tire de sa poche une paire de ciseaux, et découpe sur le poil les lettres initiales de son nom et de son prénom. S’il veut qu’on immole immédiatement l’animal, il le marque de chasse, c’est-à-dire d’une raie transversale sur les côtes. Un boucher ne dit jamais: «J’ai acheté une vache,» mais bien: «J’ai acheté une bête.» Quand il a fait l’acquisition d’un taureau, il le désigne sous la dénomination de pacha ou de pair de France. Quelle dissimulation!
Les gros bouchers sont enclins à se livrer au commerce illicite qu’on appelle vente à la cheville. Ils achètent les bestiaux en gros, et en débitent la viande en détail à leurs collègues moins fortunés. Ce trafic, l’élévation des droits d’octroi, les tarifs protecteurs qui empêchent l’introduction des bestiaux étrangers, tiennent malheureusement la viande hors de la portée des modestes ménages. Le conseil-général de la Seine a réclamé l’abaissement des droits en 1838 et 1839; une pétition des bouchers, dans le même sens, a été renvoyée, en avril 1840, aux ministres du commerce et des finances; mais la législation n’a pas varié, à la vive satisfaction des herbagers normands, au grand déplaisir des consommateurs.
Les bouchers ont longtemps nourri des chiens gigantesques qui voituraient la viande sur de petites charrettes, de l’abattoir à la boutique. Depuis que ce genre d’attelage a été proscrit, on y a substitué des chevaux à toutes fins, ce qui explique pourquoi l’on trouve tant de bouchers dans la garde nationale à cheval. Les jours de garde sont pour eux des jours de fête et de dépense. Après un ample déjeuner, ils passent la journée à boire du punch, à jouer à la bouillotte, et à répéter pour toute conversation: «Vois, passe, parole, mon tout, quatre francs, etc.»
Par un beau jour de l’été de 1824, un boucher, revenant de Poissy dans son cabriolet, voit venir, dans une voiture de la cour, S. A. R. Mme la duchesse de Berry. C’était un libéral, peu zélé partisan de la famille royale, et il se dit qu’il serait glorieux de dépasser, avec son bon cheval gris-pommelé, les six chevaux de l’équipage princier. Il part au galop, devance Son Altesse, lui laisse reprendre l’avantage, engage une nouvelle lutte dont il sort encore vainqueur, et recommence plusieurs fois ce manége avec le même succès. Le lendemain, la duchesse lui ayant envoyé demander poliment s’il voulait vendre son cheval, il répondit avec fierté: «Je puis nourrir des chevaux aussi bien que Madame, mes moyens me le permettent.» Sous Louis XV, on l’eût mis à la Bastille; mais nous sommes à une époque de nivellement où l’on ne sait qui est le pot de terre et qui le pot de fer.
Les émanations animales au milieu desquelles vivent les bouchers, leur donnent une vigueur et un embonpoint peu communs. On ne rencontre guère que parmi eux des natures analogues à celle du boucher anglais Jacques Powell, né à Stebbing, dans la province d’Essex, et qui mourut à Londres, le 6 octobre 1754, âgé de trente-neuf ans seulement, et ne pesant pas moins de quatre cent quatre-vingts livres. La compagne du boucher est encore plus replète que son mari. C’est une beauté turque, grasse, fraîche, regorgeant de santé, semblable, quand elle est encadrée dans son comptoir, aux figures en cire de la régente Christine ou de la Sultane Favorite.
Exécuteur vulgaire, le boucher d’autrefois contribuait aux massacres avec ses valets; maintenant il se contente de jeter par intervalles le coup d’œil du maître. Les bourreaux de l’espèce animale sont les garçons d’échaudoir. L’échaudoir n’est point, comme on peut le croire, un lieu où l’on échaude, mais où l’on tue. Le bœuf condamné à mort y est amené; attaché par les jambes et les cornes à un anneau scellé dans la dalle, et frappé au milieu du front de deux ou trois coups de merlin, il tombe sans pousser un cri: Procumbit humi bos. Quant aux moutons, pauvres êtres sans défense! on les conduit par troupeaux dans les cours ménagées derrière les échaudoirs, et on les égorge un à un. Ces affreuses exécutions sont accomplies silencieusement, avec une dextérité sans égale et un imperturbable sang-froid. Une eau limpide ruisselle sur le pavé presque en même temps que le sang; l’air, qui circule librement dans les échaudoirs ouverts des deux côtés, emporte toute odeur fétide; une propreté si minutieuse est entretenue dans l’enceinte des abattoirs, tout y est nettoyé avec tant de soin, bouveries, échaudoirs, triperies, fonderies de suif, que le dégoût disparaît pour faire place, le dirai-je?—à l’admiration.
Les statistiques officielles donnent la mesure des occupations des garçons d’échaudoir parisiens. On a abattu, du 1er décembre 1837 au 1er décembre 1838: 70,543 bœufs, 19,691 vaches, 79,555 veaux, 426,513 moutons.
Sans cesse occupés à tuer, à déchirer des membres palpitants, les garçons d’échaudoir contractent l’habitude de verser le sang. Ils ne sont point cruels, car ils ne torturent point sans nécessité, et n’obéissent point à un instinct barbare; mais, nés près des abattoirs, endurcis à des scènes de carnage, ils exercent sans répugnance leur horrible métier. Tuer un bœuf, le saigner, le souffler, sont pour eux des actions naturelles. Une longue pratique du meurtre produit en eux les mêmes effets qu’une férocité native, et les législateurs anciens l’avaient tellement compris, que le code romain forçait quiconque embrassait la profession de boucher à la suivre héréditairement. Évitez donc toute querelle avec les garçons d’échaudoir, habitués du Bull-Baiting de la barrière du Combat, et qui se servent du couteau comme d’autres du poing.
Les chroniqueurs du quinzième siècle rapportent d’effroyables atrocités commises, en 1411, par les cabochiens, bande de partisans du duc de Bourgogne, dont les chefs étaient Caboche, étalier au Parvis Notre-Dame, et Saint-Gons, Goix et Thibert, propriétaires de la grande boucherie. L’historien du duc de Mercœur, dans un ouvrage imprimé à Cologne, en 1689, affirme qu’après l’assassinat de Henri IV, les bouchers de Paris proposèrent à la reine d’écorcher tout vif Ravaillac, et de le laisser vivre et mourir longtemps en cet estat.
Après minuit, le garçon d’échaudoir charge la viande sur une charrette, et la porte à l’étal, où elle est reçue par le garçon étalier. Celui-ci la dépèce et la dispose pour la vente. L’hiver, avec un calque de papier, il découpe artistement les membranes intestinales des moutons, y dessine des arabesques, des fleurs, des trompettes de cavalerie, et expose avec orgueil à la porte des cadavres illustrés.
Le garçon étalier est plus civilisé que le garçon d’échaudoir. Celui-ci, avant de sommeiller, a le temps à peine de couper une grillade, et de l’aller manger chez un marchand de vin. Quand l’étalier a servi les pratiques, et conté fleurette aux cuisinières, quand il a plusieurs fois affilé son couteau sur son fusil, baguette cylindrique en fer et en fonte qu’il porte au côté, il lui est permis de lire les journaux, et après quatre heures, de prendre des leçons de musique, ou d’aller déployer dans un bal ses talents chorégraphiques.
Cependant, pour l’accoutumance au sang, les garçons étaliers tiennent un peu de leur compagnon de l’abattoir, et nous tenons de l’un d’eux une anecdote qui le démontre. Il y a quelques années, le quartier Montmartre était exploité par des maraudeurs nocturnes, dont la spécialité était le vol des gigots. A travers les grilles qui ferment les boucheries, ils décrochaient, avec une perche, les gigots pendus au plafond. Deux des voleurs tiraient en sens contraires deux barreaux qui s’écartaient, et livraient passage aux viandes enlevées.
Une nuit, notre étalier entend du bruit dans sa boutique; il descend à pas de loup, et voit plusieurs hommes rôder dans la rue. Sans appeler au secours, il saisit un couperet et se met en embuscade, prêt à couper le bras du premier qui se présenterait.
«Ah! nous disait-il tranquillement, comme s’il se fût agi d’une action toute simple, j’aurais voulu qu’il en vînt un, j’avais belle de lui couper l’bras.» Et il joignait une pantomime expressive à ce récit qui nous faisait frémir.
Les voleurs ne parurent pas, car ils étaient déjà venus, et avaient enlevé treize gigots dont l’étalier était responsable. Comme ils travaillaient à dévaliser une boutique voisine, l’étalier ouvrit brusquement sa grille, se mit à crier au voleur! courut sur les fuyards, et en empoigna un qu’il conduisit au poste, après l’avoir taraudé à coups de poing.
Le lendemain, l’étalier s’aperçoit de la disparition de ses treize gigots, et va en gémissant faire sa déclaration au commissaire de police; mais, ô bonheur inespéré! en s’arrêtant auprès de la boutique d’un marchand de vin, il voit dans un cabinet un amas de viande enveloppé dans une serviette: c’étaient ses treize gigots déposés en ce lieu de recel. Cette bonne fortune ne laissait à l’étalier qu’un seul regret, celui de n’avoir pas coupé le bras d’un voleur.
L’étalier finit presque toujours par acheter un fonds. Le maître auquel il succède ne renonce pas absolument à son état. Il suit avec plaisir la marche ascendante du garçon qu’il occupait; il donne des conseils à quiconque veut l’entendre sur les affaires de la boucherie, s’informe du cours de la viande et du suif, et se rend à Poissy dans toutes les occasions importantes, par exemple, à l’époque de la mise en vente du bœuf gras.
Le jeudi qui précède le jeudi gras, des bœufs de taille colossale sont amenés au marché de Poissy, et le plus pesant, orné de banderoles, exposé en vente au milieu de la place, est bientôt entouré d’un cercle d’acheteurs, qui se disputent l’honneur de le posséder. Ce n’est point la soif du lucre qui les anime; c’est l’amour de la gloire, le désir d’être cités dans les journaux, d’offrir au roi des Français un morceau d’aloyau, d’occuper un moment le premier rang parmi leurs collègues. Les enchères se succèdent et grossissent avec rapidité; la victoire est un moment indécise, et la crainte de se ruiner arrête à peine les concurrents échauffés.
Le vainqueur fait conduire le bœuf à l’abattoir, d’où l’animal part le dimanche matin, à neuf heures très-précises. L’Ordre et la Marche du bœuf gras, distribués dans tout Paris, ont donné l’éveil à la population, qui s’agglomère sur le passage du monstrueux animal.
A la tête du cortége, s’avancent des tambours, des musiciens, et le boucher propriétaire de la bête, monté sur son plus beau coursier; des gardes municipaux le suivent, et après eux deux files de garçons bouchers, à cheval et masqués, chevaliers au casque de carton, turcs à la veste pailletée, poletais au chapeau ciré, débardeurs, hussards, enfin toutes les grotesques figures de la saison. Au milieu de la cavalcade, chemine le bœuf en grande toilette, escorté de sauvages au maillot couleur de chair, aux massues de carton peint, aux barbes postiches, à la tête empanachée, tels que les voyageurs véridiques nous peignent les sauvages. Derrière, vient un char de bois et de toile, conduit par le Temps, portant Vénus, Mercure, Hercule, et un petit enfant frisé qui prend le titre de l’Amour. Cette brillante assemblée parcourt la ville le dimanche et le mardi gras, présente ses hommages au Roi et aux ministres, en reçoit quelques billets de banque, et reconduit le bœuf à l’abattoir. Alors l’animal-roi, dépouillé de son riche accoutrement, est immolé par ceux mêmes qui semblaient prêts à lui dresser des autels. Ainsi passe la gloire du monde!
Les frais de cette cérémonie furent longtemps faits par les bouchers qui, avec l’argent des gratifications, organisaient un bal et un banquet. L’administration des abattoirs touche actuellement les sommes données par le Roi et les ministres, et pourvoit à toutes les dépenses. C’est à elle qu’on doit l’invention du char mythologique.
Les gens flegmatiques blâment cette solennité populaire; mais qu’on l’épure, qu’on la transforme, qu’on en profite pour décerner un prix à l’habile herbager qui aura perfectionné l’espèce animale au point de vue de l’alimentation humaine; que les symboles des travaux champêtres remplacent les divinités païennes, et peut-être fera-t-on d’une mascarade, une fête en l’honneur de l’agriculture.
Le Vitrier.
XII.
LE VITRIER AMBULANT.
LE VITRIER-PEINTRE.
Sommaire: Vitrier ambulant.—Sa terre natale.—Frais de son établissement.—Bénéfices.—Logement et nourriture.—Exploitation en grand de la peinture.—Vitrerie.—Peintres de bâtiments, d’ornements, de lettres, de décors.—Comptes d’apothicaires.—Caractère des Ouvriers-Peintres.—Manière ingénieuse de faire sécher les peintures.—Apprentissage.—Costumes.—Le coin et la chapelle.—Vitrier-Peintre.
«V’là l’Vitri...i!»
Ainsi s’annonce le Vitrier ambulant dans les villes ou dans les campagnes; et aussitôt les habitants examinent si leurs carreaux sont au grand complet. Il répare en quelques minutes les ravages causés par le vent, la grêle ou la maladresse, trois fléaux ruineux et destructeurs. Son intervention opportune nous préserve des coups d’air et des rhumes de cerveau.
«A vos cheveux noirs, à votre teint brun, il est facile de voir que vous n’êtes pas d’ici, jeune homme.
—No, Signor, io sono Piemontese[20].»
[20] «Non, Monsieur, je suis Piémontais.»
Ou bien:
«No, Mousur, sei de tré léga de Limodzé[21].»
[21] «Non, Monsieur, je suis de trois lieues de Limoges.» (Patois limousin.)
Le Vitrier ambulant est, en effet, originaire du Piémont, du Limousin, ou de quelque autre province française du Midi. Un soir, à la veillée, dans la cabane paternelle, un pays lui raconte comment, après avoir adopté l’état de vitrier, il a longtemps parcouru le monde, éprouvé de nombreuses impressions de voyage, et amassé un capital qu’il se propose d’augmenter par une nouvelle excursion. Alors le jeune paysan s’anime; il rêve de carreaux cassés et des merveilles de la France; il se voit déjà sur la route de Paris et de la fortune, et, dans son enthousiasme, il s’écrie comme le Corrège: «Anche io, son’pittore!»—«Et moi aussi, je suis Vitrier ambulant!»
Il s’éloigne, en effet, sous la conduite et les auspices d’un compatriote expérimenté.
L’ignorance de la langue et des usages s’oppose d’abord aux succès du jeune expatrié. Il oublie difficilement les i et les a des dialectes sonores du Midi pour les e muets et les syllabes sourdes du français; pourtant il se compose enfin un jargon passablement intelligible, se met à travailler pour son propre compte, et va criant le long des trottoirs, le nez au vent, et les yeux levés vers les croisées: «V’là l’Vitri...i!»
Peu d’établissements sont moins coûteux que le sien, dont les frais ne s’élèvent pas au-dessus de 31 francs.
| Un portoir | 3 | fr. | » | c. |
| Un diamant pour couper le verre | 7 | » | ||
| Un marteau de vitrier | 2 | 50 | ||
| Une règle | » | 50 | ||
| Un couteau à mastiquer | 1 | » | ||
| Id. à démastiquer | 1 | » | ||
| A reporter | 15 | » | ||
| Report | 15 | » | ||
| Verres à vitres | 2 | 50 | ||
| Mastic | » | 50 | ||
| Patente de septième classe | 13 | » | ||
| 31 | fr. | » | c. | |
Cinquante sous dans les journées fructueuses, voilà le gain du Vitrier ambulant; mais il est sobre, rangé, économe. Le contact des habitants de la grande cité ne le fait point renoncer aux saints principes qu’il a reçus dans son jeune âge, et il se conserve probe, tempérant et religieux. Il s’associe à quelques-uns de ses compatriotes, et paie sa part d’une chambre commune située hors barrière, ou dans les environs de la place Maubert. La femme de l’un d’eux tient le ménage et apprête le riz, la viande et les pommes de terre, que chacun achète à tour de rôle; deux kilogrammes et demi de bœuf suffisent aux repas de toute une semaine, et si quelque gros épicier vend au rabais du riz avarié, c’est toujours à lui que s’adressent les Vitriers ambulants.
Au bout de quelques années d’exercice, le Vitrier nomade est atteint de nostalgie; il part, va de ville en ville, revoit son clocher, et peut chanter sur un air plus ou moins tyrolien, conformément à l’usage établi par les fabricants de romances:
Il retrouve sa fiancée, chevrière ou manufacturière de fromages, l’épouse, et entreprend une nouvelle campagne afin de gagner un patrimoine à sa postérité future. Il continue ainsi jusqu’à ce que, glacés par l’âge, ses membres lui refusent toute espèce de service. Le Vitrier ambulant n’est qu’un membre infime de la grande famille des Vitriers-Peintres.
Quand les entrepreneurs de peinture-vitrerie ont d’importantes commandes, ils enrôlent quelquefois sous leurs lois des Vitriers ambulants. D’un autre côté, pendant l’hiver, il y a des Ouvriers-Peintres sans ouvrage qui endossent le portoir; ainsi des individus de la profession fixe passent un moment à l’état bohémien, et réciproquement. Malgré cet échange de positions, malgré la parenté qui les lie, les Vitriers ambulants et les Ouvriers-Peintres forment deux classes distinctes, dont la seconde est divisée à l’infini.
Vous savez que les habitants des Indes Orientales étaient et sont encore divisés en castes nombreuses: brames, rajahs, moudeliars, vellagers, saaners, chettis, etc. Chacune d’elles ayant sa fonction rigoureusement déterminée, un malheureux Européen est condamné à entretenir une armée de domestiques. Le Bengali, qui cire les bottes, ne consentirait jamais à tenir le balai, et le valet de chambre aimerait mieux être précipité dans le Gange que de remplacer le porteur de palanquin. Il en est de même dans les grands établissements de peinture-vitrerie: une multitude d’ouvriers, sous la direction d’entrepreneurs, se partagent une multitude de spécialités.
Le Peintre en bâtiments est employé à barbouiller grosso modo les parquets, les murs, les escaliers, les gros meubles.
Le Peintre d’ornements ou d’attributs peint les enseignes, les figures, les statues, les arbres, les fonds de théâtre.
Le Peintre de lettres inscrit sur la devanture des boutiques le nom des commerçants qui y résident.
Le Peintre de décors imite, par d’habiles combinaisons de couleurs, les marbres, les bois, le jaspe, le noyer, le chêne ou l’acajou.
Il est encore d’autres ouvriers exclusivement chargés, les uns de coller des papiers, les autres d’entretenir les meubles, ceux-ci de frotter les planchers, ceux-là de poser les carreaux de vitre. Un propriétaire, en faisant radouber un appartement avarié, est étonné de voir défiler devant lui une légion de travailleurs. Jean donne une première couche à la colle, et s’arrête, parce que la seconde couche à l’huile n’est point dans ses attributions; Pierre peint les châssis d’une croisée, et s’en va, laissant la bise siffler dans la chambre, en attendant qu’il plaise à Mathieu de placer les carreaux.
Les mémoires des entrepreneurs de peinture sont en raison directe de cet éparpillement du travail. Le singe (c’est ainsi que l’Ouvrier-Peintre appelle le bourgeois qui l’emploie) se voit présenter des comptes d’apothicaire, où l’on énumère minutieusement les moindres détails des réparations opérées:
- «Avoir arraché d’anciennes bordures;
- «Avoir lavé, rebouché et peint en blanc à la colle les plafonds;
- «Avoir dépoli des carreaux au blanc d’argent et au tampon;
- «Avoir collé du papier;
- «Avoir gratté, mis en couleur, nettoyé, frotté, fait des raccords.»
Le tout est indépendant des ravages que les Ouvriers-Peintres auront pu commettre dans la cave et la cuisine, de complicité avec les femmes de chambre, auxquelles ils font une cour assidue et intéressée. Amis du plaisir et de l’oisiveté, les illustrateurs de maisons s’arrangent toujours pour travailler le plus lentement possible, aller faire de temps en temps des stations au café, jouer au billard, et fumer avec une nonchalance asiatique.
C’est en l’absence de tout surveillant masculin, quand ils ont affaire à quelque bourgeoise inexpérimentée, que les Ouvriers-Peintres s’abandonnent le plus scandaleusement à leur douce fainéantise; ils s’étalent sur leurs échelles, donnent par intervalles un coup de brosse inattentif, et, non contents d’obtenir des rafraîchissements par l’entremise de la bonne, ils tendent des piéges à la maîtresse elle-même.
«Quelle insupportable odeur de peinture! s’écrie celle-ci. N’y aurait-il pas moyen de la dissiper?
—Si fait, Madame, et rien n’est plus facile, répond le premier ouvrier. Quand l’air de votre chambre est vicié, comment y remédiez-vous?
—Ordinairement, je fais brûler du sucre sur une pelle.
—C’est parfait, Madame, mais ça ne suffit pas. Pour chasser le mauvais air, et faire sécher en même temps la couleur, nous employons un procédé fort simple et très-économique: nous prenons un litre d’eau-de-vie de bonne qualité, nous y mêlons du sucre et un peu de citron, et nous mettons chauffer le tout sur un fourneau, au milieu de la pièce, qu’on a soin de bien fermer; il se dégage des vapeurs alcooliques qui ont je ne sais quel mordant, quelle force dessiccative, et, en moins de rien, les parfums les plus agréables succèdent à l’odeur de la peinture.»
Si la bourgeoise se rend à la justesse de ce raisonnement, les travailleurs se groupent autour d’un bol de punch, ferment hermétiquement les portes, et se réchauffent l’estomac aux dépens d’une trop confiante hôtesse.
Voici un autre exemple du mordant des vapeurs alcooliques. Un Ouvrier-Peintre donne à entendre qu’il est indispensable de nettoyer les glaces, et demande, pour ce faire, un grand verre d’eau-de-vie. Il le boit lentement, ternit par intervalles, de son haleine, la surface du miroir, qu’il essuie avec un torchon.
Avant d’entrer dans la communauté joviale, indolente et carottière des Ouvriers-Peintres, on fait un apprentissage de trois à cinq ans. Le jeune homme qui a subi cette initiation gagne d’abord 2 francs 50 centimes ou 3 francs par jour; si son extérieur est respectable et son menton suffisamment garni, il se fait embaucher hardiment comme ouvrier accompli, et, avec l’assistance de ses camarades complaisants, il mérite et obtient les 4 francs par jour invariablement alloués aux compagnons habiles. Au début ainsi qu’au terme de sa carrière, il est vêtu d’une blouse bleue, sale, bariolée, mouchetée comme la robe d’un léopard. Un bonnet grec, ou une casquette à la Buridan, a remplacé sur son chef l’ancien bonnet de papier peint; mais il a toujours un pantalon rapiéceté, à la mode du héros bergamasque dont il rappelle la sémillante allure; et ses pieds sont toujours protégés par des tuyaux de poêle qui reniflent la poussière des ruisseaux: l’expression est de lui.
Si l’on veut voir de près les Ouvriers-Peintres de Paris, il faut se mettre en sentinelle sur la place du Châtelet, tous les jours, de cinq à sept heures du soir, et, le dimanche, de midi à deux heures. La première assemblée, dite le Coin, est tenue par les compagnons sans ouvrage; la seconde, nommée la Chapelle, a pour but la discussion des intérêts de la confrérie. On assure que la police a proscrit ces réunions, en alléguant qu’on y prêchait des doctrines subversives; mais nous avons peine à croire à la réalité de ces accusations: car n’est-ce pas, mes amis les Ouvriers-Peintres, vous videz mieux les bouteilles que les questions sociales; vous manquez plutôt aux lois de la tempérance qu’à celles de l’ordre politique.
Les Ouvriers-Peintres, toutefois, ont une raison particulière pour se mêler aux émeutes, le proverbe «qui casse les verres les paie» n’étant pas toujours vrai. L’on assure que, réunis aux Vitriers ambulants, ils se trouvent toujours en grand nombre au milieu des attroupements. Leurs armes favorites sont, dit-on, des pierres, et celles qu’ils dirigent contre les municipaux vont frapper les carreaux des maisons voisines...: heureuse maladresse!
L’Ouvrier-Peintre fortuné se marie et se métamorphose en Vitrier-Peintre; il fonde un établissement modeste où il cumule audacieusement toutes les variétés de la peinture-vitrerie. Sa boutique, qualifiée de petite boîte par les entrepreneurs et leurs satellites[22], est décorée de lithographies, gravures à l’aqua tinta, caricatures, images coloriées. On lit en grosses lettres sur les panneaux de la devanture:
[22] L’ouvrier qui travaille dans les petites boîtes a le surnom de cambrousier.
Avez-vous des carreaux à remettre, des chambres à tapisser, des meubles à nettoyer, des cadres à dorer, des parquets à cirer, des tableaux à encadrer ou à revernir, le Vitrier-Peintre est prêt; il entreprend au plus juste prix tout ce qui concerne son état. Demandez-lui votre portrait même, et il s’armera bravement de la palette et des pinceaux de l’artiste. Quelle joie pour lui d’avoir une enseigne à peindre: le Point du Jour, la Vache Noire, le Lion d’Or, le Cheval Blanc, Gaspardo le Pêcheur, le Coq Hardi, le Bon Coin, le Gagne-Petit, le Rendez-Vous des Amis, le Soldat Laboureur, la Grâce de Dieu, le Petit Chapeau, ou le ci-devant Tombeau de Sainte-Hélène! De quels transports il est saisi quand on lui propose d’embellir une taverne d’un cep de vigne, un restaurant d’une matelotte, une charcuterie d’une hure de sanglier, une pharmacie d’un vase étrusque, une agence de remplacement d’un chasseur d’Afrique, un café d’une bouteille de bière pétillante! C’est que le Vitrier-Peintre est parfois un ex-rapin déclassé. Il était né avec le goût des arts; il avait manifesté de bonne heure sa vocation en charbonnant les murailles de la maison paternelle; mais, sans ressources pour continuer son éducation, dans l’impossibilité de vivre pendant la durée de ses études, il est tombé de la catégorie des artistes dans celle des artisans. Que de capacités ainsi perdues, soit que, s’ignorant elles-mêmes, elles sommeillent engourdies par l’abrutissante pauvreté, soit que d’insurmontables obstacles les refoulent à demi écloses dans leur obscurité natale!
Quelques-uns de ces peintres de dernier ordre sont de véritables artistes; par eux s’est opérée la régénération des cafés de Paris, métamorphosés en palais de la Régence ou en salons du temps de Louis XV. Ils ont fait monter l’or le long des murs en capricieuses arabesques; ils ont couvert les boiseries de gracieuses figurines, et placé au-dessus des portes d’ingénieux cartouches. Ce ne sont plus maintenant les grands seigneurs qui se font bâtir de splendides demeures; l’art s’est mis au service des bourgeois, et il épuise ses plus brillantes ressources pour embellir le lieu où le simple négociant joue aux dominos sa consommation.
La Marchande de Poissons.
XIII.
LA MARCHANDE DE POISSON.
Sommaire:—Vente en gros.—Facteurs et Factrices.—Fonctions des Commissaires des Halles et Marchés.—Saisie du poisson gâté.—Marché au poisson.—Fausses accusations.—Insolence et civilité.—Rapport des Poissardes avec les princes.—Fausses Poissardes.
«Sept francs! sept cinquante! huit francs!... huit francs! huit cinquante! neuf francs!... neuf francs! neuf cinquante! dix francs!... dix francs là!... dix cinquante là! onze là-bas!...»
Tel est le discours monotone que tiennent, chaque jour, du haut de leurs estrades, les Crieurs de la marée parisiens.
Le long des côtes, les femmes des pêcheurs font seules le commerce de poisson; nous en rencontrons aux environs de Rouen, montées entre deux mannes de moules sur des chevaux normands, et criant d’une voix sonore: «La bonne moule, moule! des Cayeux[23], des bons Cayeux, des gros!» Nous en retrouvons sur le littoral de la Provence et de la Bretagne, la tête chargée de paniers de poisson. Dans les villes importantes, la distribution des produits de la pêche ou de la salaison aux consommateurs, nécessite l’intervention de marchandes, et même dans nos ports de mer elles forment un corps nombreux et influent. Quiconque les a vues à Marseille, dans le vieux quartier Saint-Jean, n’oublie point leur vivacité méridionale, leur Tron dé Diou réitéré, leur jargon rauque et sonore, les sarcasmes dont elles poursuivent les étrangers.
[23] Nom d’une localité où l’on trouve les moules en abondance, donné par extension au coquillage lui-même.
De longues charrettes, traînées par des chevaux de poste, amènent à Paris le poisson des côtes de Normandie; il vient directement, sans pouvoir être vendu en route; on le déballe le long du marché. La sole, la limande, l’anguille de mer, le brillant maquereau, le cabillaud, sont classés par lots et déposés sur le parquet de la marée. Le homard, vivant encore, y allonge ses pinces dentelées; les moules, puisées à pleines mannes, couvrent le sol de leurs coquilles chatoyantes et moirées; et, autour du parquet, les yeux ardents, le cou tendu, les bras appuyés sur la balustrade, les Marchandes de Poisson se partagent mentalement les richesses gastronomiques de la mer.
Six Facteurs ou Factrices président à la vente. Les plateaux chargés de poisson défilent devant les marchandes. Le Crieur annonce la mise à prix, promène ses regards sur la foule onduleuse, distingue les femmes qui enchérissent au simple mouvement de leurs bras levés, et désigne du geste les adjudicataires. Aux Marchandes s’adjoignent, pour enchérir, les députés de plusieurs riches restaurateurs du quartier Montorgueil ou du Palais-Royal. Ce sont eux qui accaparent tous les gros poissons susceptibles de figurer d’une manière imposante dans un étalage, tels que l’esturgeon, la migle ondine, le saumon, etc. Si l’on apportait au marché une jeune baleine, elle décorerait, le jour même, la montre d’un restaurant en renom, jaloux de trouver par les yeux le chemin de l’estomac... et de la bourse des gourmets.
La vente du poisson en gros dure de quatre à neuf heures du matin. Les Mareyeurs sont payés comptant avec l’argent que les Facteurs reçoivent immédiatement des Marchandes, ou leur avancent sur les fonds de la Caisse de la Marée.
Les Facteurs sont nommés par le préfet de police, sur une liste de trois candidats qu’ils présentent eux-mêmes toutes les fois qu’il y a une lacune dans leurs rangs. Ils déposent un cautionnement de 6,000 francs, et font bourse commune. Leurs bénéfices sont:
| Au comptant | A crédit. | ||||
| Pour un objet | de 3 fr. et au-dessous | 10 | c. | 15 | c. |
| de 3 à 7 fr. | 15 | 20 | |||
| de 7 fr. et au-dessus | 20 | 25 | |||
Au bout de vingt-cinq ans de service, les Facteurs ont droit, quand ils sont vieux, infirmes et cassés, à une pension de retraite accordée par le préfet de police, sur la demande collective des employés du marché. Ce faible secours, qui ne peut excéder 300 francs, n’empêcherait point les Facteurs d’avoir l’hôpital en perspective, si leurs places ne rapportaient assez pour leur assurer un heureux avenir. On assure que certaines Factrices, après avoir vaqué le matin à leurs occupations, chrysalides transfigurées le soir, éclipsent par le luxe de leur toilette les plus brillantes habituées du Grand-Opéra.
Une heure avant l’ouverture de la vente, le commissaire des halles et marchés fait l’appel des Facteurs et employés, et punit les absents d’une retenue au profit de la Caisse de la Marée. Il examine les poissons à mesure qu’on les déballe, et fait saisir, en dressant procès-verbal, ceux dont la fraîcheur est équivoque. Cette précaution sanitaire date de loin; on la trouve prescrite dans les statuts des Marchands de Poisson d’eau douce, donnés par saint Louis en 1254, et confirmés par Charles VIII, le 29 mai 1484. Ils défendaient d’exposer du poisson en vente sans qu’il eût été visité par les quatre jurés, qui devaient faire jeter dans la rivière celui qu’ils trouvaient mauvais ou défectueux.
Des lois complétement analogues régissent le commerce du poisson d’eau douce, qui a également pour théâtre principal la partie principale du Carreau de la Halle. C’est un vaste parallélogramme couvert d’une toiture d’ardoise que soutiennent des piliers en bois peint. Il est borné, au nord, par la rue de la Tonnellerie; au sud, par la Halle au Beurre; à l’ouest, par la rue du Marché-aux-Poirées; à l’est, par celle des Piliers-des-Potiers-d’Étain. Six places sont réservées à la vente en gros, le long de la rue de la Tonnellerie; elles sont distinguées par les qualifications suivantes, dont les cinq premières rappellent probablement les noms de quelques Mareyeurs:
- Vente Thomas;
- Vente Gosselin;
- Vente Le Roy;
- Vente Vincent;
- Vente Ariane;
- Vente du poisson d’eau douce.
Les boutiques sont tout simplement des tréteaux de bois rangés en ligne; quelques-unes sont surmontées d’enseignes en fer-blanc, sur lesquelles on lit le nom de la Marchande, et diverses inscriptions:
- A la Justice;
- Au Petit Bénéfice;
- A l’Image de Notre-Dame;
- Au Pigeon blanc;
- Au Port de Dieppe;
- A la Mère de Famille.
Du côté de la Halle au Beurre, la poissonnerie revêt un caractère remarquable d’élégance et de comfort. Dans de grands bassins de pierre, où des dauphins en plomb versent une eau limpide, nagent des carpes, des tanches, des écrevisses, des anguilles, si vives et si frétillantes, qu’on regrette presque de les arracher à leur frais asile pour les accommoder en matelotte.
Le poisson, à Paris, est débité exclusivement par des femmes. Le corps de métier des Poissonniers et Harengers réunis, après s’être insensiblement affaibli, disparut sous le règne de Louis XIV. «Le commerce en détail du poisson d’eau douce, dit un auteur de ce temps[24], est depuis plusieurs années entre les mains des femmes, aussi bien que celui du poisson de mer.» Les Marchandes de Poisson étaient alors soumises à la juridiction de la Chambre de la Marée, composée de commissaires du Parlement, et ayant la police générale du commerce de poisson de mer et d’eau douce, frais, sec et salé, dans la ville, faubourgs et banlieue de Paris.
[24] Delamare, Traité de la Police, in-folio, 1719, t. III, p. 333.
Les Poissardes ne formaient point de communauté; elles achetaient individuellement des lettres du fermier des petits domaines du roi, dites lettres de regrat, comme les femmes qui vendaient des fruits et autres menues denrées. Aujourd’hui, elles paient à la ville de Paris un droit de location. La position élevée dont elles jouissent dans la hiérarchie des marchés leur a mérité le titre de Dames de la Halle; titre auquel ne saurait prétendre l’humble commerçante qui colporte dans les rues un éventaire chargé de poisson. La revendeuse ambulante gagne péniblement son pain quotidien; mais celle qui occupe une place à la Halle parvient à l’aisance, souvent même à la richesse. Vous la voyez, à son poste, en robe de mérinos, en sabots, la tête enveloppée d’un madras, d’où s’échappent de gros pendants d’oreilles en perles fausses. Toute vulgaire qu’elle paraisse sous cet accoutrement, elle est à même de se parer des ajustements les plus somptueux. Son mobilier est propre et élégant; les jouissances du luxe ne lui sont aucunement inconnues: ses filles apprennent à toucher du piano, et se marient à des employés, à des officiers de la garde municipale, voire même à des avoués. Ce type de Marchande de Poisson grossière et insolente que nous a conservé Vadé, s’efface rapidement devant la civilisation moderne. Le langage des halles, vulgairement nommé engueulement, n’existe plus que dans ces livrets intitulés Catéchismes poissards, qu’on débite au carnaval, à l’usage des masques de la Courtille. Cependant, lorsqu’une Marchande de Poisson s’imagine qu’on dénigre sa marchandise, son exaspération se traduit par les plus injurieuses épithètes.
«Dis donc, as-tu vu cette malpeignée, qui m’offre moitié de c’que j’lui demande? Faudrait-il pas lui donner pour deux sous, à c’te dame, qu’a un beau chapeau, et point de bas? Voyez donc c’grand dromadaire!... Attendez donc, ma belle, j’vas vous faire envoyer ça par le valet d’mon chien.»
Si le chaland est du sexe masculin, la Marchande s’écrie:
«Au voleur! arrêtez donc c’monsieur, il a un dindon dans ses habits!»
Quelquefois, quand elles sont en veine de politesse, elles se contentent de dire: «Ah ben, écoutez-donc, si vous n’en voulez pas pour trente sous, allez vous coucher.»
Entre elles, cependant, et dans toutes leurs relations non commerciales, les Marchandes de Poisson se recommandent par une exquise urbanité. Affables, complaisantes, obséquieuses, elles s’enquièrent de la santé de toute la famille, offrent leurs services, caressent les enfants, et emploient les formules les plus classiques de la Civilité puérile et honnête, comme: «Vous avez bien de la bonté.—Je vous prie de vouloir bien m’excuser.—Je crains d’abuser de votre complaisance.—J’ai bien l’honneur d’être votre très-humble.—A l’honneur de vous revoir.» Ces dictons, si insignifiants dans la bouche des gens du monde, sont chez elles l’expression d’une cordialité sincère qui ne sait comment se manifester. Leur bonne foi naïve aime à se parer de termes conventionnels, comme un Sauvage de la défroque d’un Européen.
Quel que soit le degré d’opulence qu’elles atteignent, les Marchandes de Poisson justifient le vieux proverbe: «La caque sent toujours le hareng.» Elles emportent avec elles une invincible odeur de marée; leur physionomie rougeaude, terminée par un triple menton, n’a pas plus de distinction sous un chapeau à plumes que sous un lambeau de rouennerie; leurs mains rugueuses et gercées s’accommodent mal de gants blancs. Mais si elles n’acquièrent pas, avec la richesse, des manières élégantes, des paroles choisies, des allures aristocratiques, elles ne perdent point non plus leur bonhomie, leur franchise, leur humanité; elles n’oublient point, au milieu de leurs grandeurs, leurs compagnes moins fortunées, et sont toujours prêtes à les aider de leur argent et de leurs conseils.
Longtemps les Poissardes ont été une puissance politique. «Ces dames, disent les Mémoires de Bachaumont[25], sont, de temps immémorial, en possession de haranguer les rois, reines, princes et princesses, aux cérémonies publiques.» Ainsi elles complimentèrent le dauphin et la dauphine le 17 juin 1773, au moment où leurs altesses montaient, au Cours-la-Reine, dans un des carrosses de campagne. Elles usaient de ce privilége, non-seulement pour rivaliser de fadeurs avec les courtisans, mais quelquefois encore pour faire entendre de justes représentations. Leur opinion était considérée comme celle du peuple, et Louis XV éprouvait quelques remords quand, mécontentes de sa conduite, elles disaient: «Qu’il vienne à Paris, il n’aura pas seulement un Pater!»
[25] Tom. 7, pag. 10.
La Révolution accrut un moment l’autorité des Marchandes de Poisson. «Ces femmes, selon le rédacteur du Moniteur[26], sont, de temps immémorial, en possession d’exercer un grand empire sur le peuple. Dès les premiers jours de la Révolution, la Commune de Paris jugea convenable de leur envoyer une députation, pour les engager à exhorter les citoyens à la concorde, et à concourir au maintien de la tranquillité publique. La réunion des différentes halles a formé de tout temps une espèce de république, qui a conservé son franc-parler au milieu des espions et sous la verge même du despotisme, et qui, plus d’une fois, en a imposé aux rois, aux ministres, aux favorites, en leur disant, avec autant d’énergie que de franchise, des vérités qu’elles seules pouvaient faire entendre sans danger.»
[26] Numéro 76, du 18 au 20 octobre 1789, on remarquera que le journaliste emploie les mêmes expressions que Bachaumont.
Elles se réunirent aux légions qui marchèrent sur Versailles dans la journée du 5 octobre 1789. Peu de jours après, elles envoyèrent une députation porter des bouquets au roi et à la reine, se plaindre de la rareté du pain, et demander des secours pour les plus pauvres. Elles se retirèrent comblées de promesses. A la même époque, de fausses Poissardes, profitant de l’anarchie qui régnait, arrêtaient les citoyens dans les rues, pénétraient même dans les maisons pour demander des rubans et des gratifications. Les Dames de la Halle, craignant que leur nom respecté fût compromis par ces aventurières, les arrêtèrent elles-mêmes, les conduisirent au comité de police, les forcèrent d’y déposer l’argent extorqué, et chargèrent le curé de Saint-Paul de le distribuer aux pauvres. A quelque temps de là, le dimanche 15 novembre, des Dames de la Halle reçoivent des billets pour aller voir jouer le Souper de Henri IV au théâtre de Monsieur, dans la salle des Tuileries. Avant le lever de la toile, l’idée leur vient d’inviter le couple royal à honorer le spectacle de sa présence. Louis XVI était au conseil, et la reine au jeu; leur refus, quoique poli, fut formel.
«Pas moyen d’les avoir, mes p’tits enfants, dit à son retour l’ambassadrice en chef; mais Leurs Majestés travaillent pour nous.»
La pièce commence: le Béarnais se met à table avec le meunier Michaud, qui lui propose la santé du roi. Là-dessus, les Dames de la Halle escaladent la scène, et viennent trinquer avec les personnages. L’une d’elles n’hésite pas à danser un menuet avec l’acteur Paillardel, et la pièce se termine par une ronde générale des Poissardes, de la famille Michaud et des courtisans de Henri IV[27]. (Tableau.)
[27] Journal de Prudhomme, no XIX, page 26.
Pendant la période révolutionnaire, les Poissardes figurèrent parmi les plus infatigables tricoteuses des sections; puis, au retour du calme, après avoir coopéré aux désordres du 5 prairial an III, elles donnèrent leur démission de représentantes du peuple. On a vu depuis des femmes offrir des bouquets aux princes, aux nouveaux époux, aux gagneurs de quaternes; mais c’étaient des Poissardes apocryphes, que les véritables qualifient de mendianes, et qu’elles ont démasquées par une réclamation insérée, il y a trois ans, dans les journaux. Les Poissardes actuelles se tiennent à l’écart des cours, et elles n’en ont que plus de droit à l’estime de leurs concitoyens.
La Blanchisseuse.
XIV.
LA BLANCHISSEUSE.
Sommaire: L’un des embarras de Paris.—Blanchissage dans les petites villes.—Manière étrange de payer sa Blanchisseuse.—Blanchisseuses de fin.—Boutiques modernes.—Bureau du Cloître-Saint-Jacques.—Consommation de liqueurs fortes.—Repasseuses et Plisseuses.—Savonneuses—Blanchisseuses au bateau.—Trait d’humanité.—Fête de la Mi-Carême.—Blanchisseurs de gros.—Scène d’hôpital.—Chiens des blanchisseurs.—Députation des Blanchisseuses à la Convention nationale.
Pourquoi tant d’encombrement dans cette rue? est-ce la construction d’un égout, le pavage d’un trottoir, qui obstrue la circulation? point du tout: c’est un Blanchisseur avec une Blanchisseuse.
Le Blanchisseur est venu de la banlieue de Paris, sur sa lourde et haute charrette, et, en stationnant à la porte d’une pratique, il a barré la moitié de la voie étriquée. La Blanchisseuse, penchée de côté, portant sur la hanche un large panier carré, occupe toute la largeur du trottoir; de sorte que voitures et piétons sont arrêtés dans leur marche. Pour peu que le Blanchisseur mette longtemps à déballer, que la Blanchisseuse ralentisse le pas, on pourra croire la rue barricadée par des émeutiers.
Tâchons de faire connaître à nos lecteurs ces deux personnages, la Blanchisseuse de fin et le Blanchisseur de gros.
Dans les petites villes des départements, on n’a recours à la Blanchisseuse, si toutefois elle existe, que dans les occasions solennelles. On met ses talents en réquisition pour se préparer à comparaître au bal de la sous-préfecture, à la noce du maire, au baptême de l’enfant d’une notabilité. En temps ordinaire, on se borne à faire la lessive à domicile. Vous rappelez-vous les scènes nocturnes auxquelles donne lieu celle opération domestique? Au milieu de la cuisine, sur un trépied de bois, s’élève un cuvier presque aussi grand que la fameuse tonne d’Heidelberg; l’eau en coule goutte à goutte, saturée de cendres alcalines. Alentour, de vieilles commères, jaunes et ridées comme les sorcières de Macbeth, jasent des nouvelles du jour, boivent du cidre, mangent du fromage, et rejettent dans le cuvier le liquide qui vient d’en tomber. Le lendemain, le théâtre change et représente les bords d’une rivière; les mêmes commères, accroupies, penchées vers le courant, effarouchent les grenouilles du bruit de leurs battoirs, et les chastes oreilles de leurs propos effrontés.
Le linge sale, ainsi trituré, conserve une teinte jaunâtre qui en fait le charme principal. «Fi des Blanchisseuses de Paris! s’écrie d’un ton de dénigrement la ménagère provinciale; elles rendent le linge d’une éblouissante blancheur à force de potasse et de produits chimiques; mais aussi elles l’usent, elles le détériorent, et quand une chemise a été blanchie trois fois, elle se déchire comme une feuille de papier.» Peut-être y a-t-il quelque vérité dans ce reproche; mais on conviendra cependant qu’il vaut mieux remonter plus souvent sa garde-robe, et n’être pas condamné au jaune-serin à perpétuité.
Le Parisien porte du linge blanc, mais il le paie cher. Les dépenses du blanchissage d’un ménage, dans la capitale, suffiraient pour le faire vivre dans une petite ville. Nous avons connu bon nombre de jeunes gens dont la note de blanchissage s’enflait d’autant plus qu’ils ne l’examinaient jamais, et qui, persécutés par leur Blanchisseuse, auraient pu consentir à s’acquitter à la manière de Dufresny.
Ce Dufresny était, vous vous en souvenez peut-être, un poëte comique contemporain de Louis XIV. Le succès de l’Esprit de Contradiction, du Double Veuvage, du Mariage fait et rompu; la charge de valet de chambre du Roi, le brevet de contrôleur des Jardins, le privilége d’une manufacture de glaces, n’avaient pu enrichir ce dilapidateur. Sa Blanchisseuse vient un jour réclamer cent écus qu’il lui devait depuis longues années:
«J’en ai absolument besoin, dit-elle, car je vais me marier.
—Te marier! (en ce temps-là, on tutoyait sa Blanchisseuse) te marier! et à qui donc?
—A un valet de chambre, qui me fait la cour depuis longtemps.
—Et tu lui apportes en dot les cent écus dont je te suis débiteur?
—Oh! Monsieur, j’ai encore deux mille et quelques cents francs!
—Tant que cela! s’écria le poëte; ma foi, tu n’as qu’à me les donner, je t’épouse, et nous voilà quittes.»
Le mariage fut célébré le lendemain, au grand scandale de la cour. Peu de jours après, Dufresny, rencontrant l’abbé Pellegrin, eut la maladresse de lui reprocher la malpropreté de sa tenue:
«Que voulez-vous, mon cher? répondit l’abbé, tout le monde n’est pas assez heureux pour pouvoir épouser sa Blanchisseuse.»
La Blanchisseuse de fin diffère du Blanchisseur de gros en ce qu’elle ne se charge ni des draps, ni des torchons, tandis que son concurrent blanchit toute espèce de linge. Son établissement est ordinairement peu considérable: quelques baquets, une table, un fer à repasser, un fer à relever, un fer à champignon, un fer à coque, un fer à bouillons, tels sont ses instruments de travail. Elle s’installait naguère dans une chambre du second ou du troisième étage; mais les propriétaires, observant que l’eau de savon suintait à travers les planchers, ont contraint l’humide Naïade à descendre au rez-de-chaussée. Il n’y a guère maintenant de quartier qui ne possède plusieurs ateliers-boutiques de blanchissage, quelques-uns décorés avec goût, ornés de glaces et de jolies ouvrières, et environnés le soir d’une légion de jeunes séducteurs.
Quand une maîtresse Blanchisseuse veut se pourvoir d’ouvrières, elle s’en va au cloître Saint-Jacques; tel est le nom collectif des ruelles percées entre la rue Mauconseil et la rue du Cygne, sur l’emplacement d’un ancien couvent. Le quartier-général des Blanchisseuses est chez un marchand de vin de ces parages; elles y stationnent lorsqu’elles manquent d’ouvrage, et, en attendant qu’on les occupe, consomment, pour tuer le temps, du café au lait ou des boissons moins anodines; car la plupart des ouvrières blanchisseuses ont une inexplicable prédilection pour l’eau-de-vie. Elles prétendent que ce breuvage leur est indispensable; que l’odeur du charbon et du fer chaud leur occasionne d’affreux maux d’estomac, contre lesquels l’alcool agit efficacement. «Ça les soutient,» disent-elles; il nous semble que ça est plutôt propre à les faire chanceler. Un ivrogne est assurément hideux dans l’exercice de ses fonctions; mais que dire d’une femme qui boit? Comment excuser chez elle un vice aussi honteux? comment même y ajouter foi? Cependant, en accusant les ouvrières blanchisseuses d’affectionner la goutte le matin, comme pourrait le faire un troubadour du 17e léger, il importe d’établir des distinctions; on doit reconnaître à Paris, dans ce corps d’état, trois classes, de mœurs assez différentes:
- Les Repasseuses et Plisseuses;
- Les Savonneuses;
- Les Blanchisseuses au bateau.
La Repasseuse affecte, à l’égard de ses autres compagnes, un air de supériorité aristocratique; elle veut être mignonne, élégante, comme il faut. Avant d’entrer dans un bal public, sous la protection d’un clerc de notaire ou d’un commis marchand, elle s’informe si la réunion est bien composée, si l’on n’y danse pas trop indécemment. Elle-même a étudié, pour ne les jamais franchir, les limites précises où les pas deviennent répréhensibles aux yeux de la morale et des sergents de ville. Elle porte un chapeau de même que la modiste, et se drape artistement dans un châle dont la pointe anguleuse baigne dans le ruisseau comme les branches d’un saule dans un lac. Naïve et satisfaite de peu, elle ne réclame point d’autre salaire que 2 fr. 50 c. ou 2 fr. 75 c. par jour. Le veau rôti lui semble exquis; la piquette l’enivre; l’auteur de Georgette la fait rire; les mélodrames la font pleurer.
La Savonneuse a les goûts plus grossiers, l’allure plus vulgaire, les mœurs plus cyniques; elle travaille avec assiduité pendant toute la semaine, surtout le jeudi, jour de savonnage général; mais le dimanche, comme elle rattrape le temps perdu pour le plaisir! comme elle gaspille ses bénéfices, ses 2 fr. 25 c. de chaque jour! Les guinguettes des barrières des Martyrs et de Rochechouart regorgent alors de Blanchisseuses, qui s’y présentent fièrement, donnant le bras, les unes à des sapeurs-pompiers, les autres à des gardes municipaux, d’autres à des ouvriers bijoutiers, ciseleurs, horlogers, tailleurs, etc. Au Carnaval, impossible de tenir en bride ces fringantes bayadères. C’est la morte-saison du blanchissage; avec l’été ont disparu les robes de jaconas blanc ou de couleur, d’organdi, de mousseline claire, les jupes blanches, les bas blancs, tous les articles de la toilette féminine, dont la pluie, la poussière, le soleil même, altèrent si vite la fraîcheur. L’on ne voit plus des estafettes se succéder dans les ateliers, et demander impérieusement: «La robe de Madame est-elle prête?—Madame attend son col.» La Savonneuse profite de ce qu’elle est moins occupée pour ne point s’occuper du tout, et embellir de sa présence les somptueux mais ignobles bastringues connus sous les noms de bal de l’Opéra, bal de la Renaissance, ou bal de l’Odéon.
Les Blanchisseuses au bateau sont les employées des Blanchisseries en gros de l’intérieur de Paris. En parcourant les rues voisines des quais, on aperçoit par intervalles des espèces de cavernes, aussi impénétrables aux rayons du soleil que celle qu’a décrite Schiller dans sa ballade du Plongeur. A la lueur de deux ou trois chandelles, on voit grouiller dans ces antres sombres quelque chose de semblable à des femmes. Elles travaillent, non comme on le pourrait croire, à préparer des philtres magiques, mais simplement à faire la lessive. Elles sortent de leurs bouges pour aller laver le linge à la Seine, sur des bateaux ad hoc amarrés le long des quais. Ces bateaux, dont quelques-uns sont élégamment construits, ont, au-dessus du lavoir un séchoir environné de treillages verts. Ils sont tenus, avec la permission du préfet de police, et sur le rapport de l’inspecteur-général de la navigation, par des hommes qui paient un droit de location d’emplacement à la ville de Paris, et touchent un revenu proportionné au nombre de laveuses. Il est défendu de laver du linge ailleurs que dans les bateaux à lessive, excepté en certains endroits indiqués, le long des ports de la Râpée, par l’inspecteur général; les Lavandières s’y peuvent installer, à condition d’employer pour siéges des planches mobiles à roulettes.
Si l’on en croit les Blanchisseuses de fin, les Blanchisseuses au bateau sont le rebut du genre humain. Pendant que le froid et l’humidité gercent leurs mains et leur visage, leur moralité est gravement altérée par de fréquentes relations avec les mariniers, les lâcheurs[28], les débardeurs; mais les défauts qu’elles peuvent avoir ont été rachetés par bien des actes de courage et d’humanité. Le 13 octobre 1841, par exemple, une vieille femme descend au bord de la Seine, près du pont de l’Archevêché, et s’établit sur des pierres pour laver quelques pièces de linge. L’une des pierres glisse, et la pauvre vieille tombe à l’eau. Marianne Petit, blanchisseuse sur un bateau voisin, se jette à la nage, atteint la noyée, et la ramène sur la grève. Ce dévouement d’une Blanchisseuse est une belle expiation des égarements de la communauté.
[28] On appelle ainsi les pilotes qui se chargent de conduire les bateaux depuis Bercy jusqu’au Gros-Caillou, en leur faisant traverser tous les ponts de Paris.
Le jour de la Mi-Carême, les bateaux se métamorphosent en salles de bal; un cyprès orné de rubans (singulier signe de joie) est hissé sur le toit du flottant édifice; c’est la fête des Blanchisseuses. Chaque bateau nomme une reine qui, payant en espèces l’honneur qu’on lui fait, met en réquisition rôtisseurs et ménétriers.
La même fête est célébrée par les Blanchisseurs et Blanchisseuses de gros de Vaugirard, d’Issy, de Meudon, de Saint-Cloud, de Boulogne, de Saint-Ouen, et de plusieurs autres villages circonvoisins.
Les Blanchisseurs de gros de la banlieue sont des êtres hybrides, semi-paysans, semi-citadins, dégrossis par la fréquentation des villes, abrutis par leur confinement dans les misérables travaux de leur métier. Leur maison, quand elle est bâtie dans les règles, se compose d’un atelier au rez-de-chaussée, d’un appartement au premier étage, et d’un séchoir au second. L’approche en est signalée par les noirs ruisseaux qui en descendent, et qui roulent dans leurs ondes les détritus de toutes les immondices susceptibles de s’incorporer aux étoffes, et d’en être détachées par la lessive.
A l’instar des grenouilles, avec lesquelles leur métier aquatique leur donne quelque affinité, les Blanchisseurs sont doués d’une vitalité extraordinaire. Le matin du 4 juillet dernier, l’un d’eux, rue de l’École-de-Médecine, tombe de sa charrette sur le pavé; la roue lui passe sur le corps. On le ramasse meurtri et inanimé, on le porte à l’hôpital de la Clinique et on se met en devoir de le déshabiller. Tout à coup il pousse un soupir, et ouvre les yeux:
«Ah çà, dit-il, qu’est-ce que vous me faites donc? est-ce que vous croyez que j’ai envie de coucher ici? Saignez-moi, si vous voulez, mais dépêchez-vous, car on m’attend pour déjeuner.»
On lui tira quelques palettes de sang, et un quart d’heure après, parfaitement rétabli, il avait quitté l’hôpital.
Pour protéger sa cargaison de linge contre les voleurs, pendant qu’il distribue ses paquets aux pratiques, le Blanchisseur de gros emmène toujours avec lui un dogue formidable. Cet animal.....
cet animal est enchaîné sous la charrette; il était autrefois libre de se précipiter sur les passants; mais une ordonnance de police, du 29 juillet 1824, enjoint aux Blanchisseurs et marchands forains de tenir leurs chiens attachés sous leurs voitures. Le fidèle gardien ne quitte son poste que dans les cas où son maître croit devoir s’en servir comme auxiliaire.
Le samedi, 2 octobre 1841, à Clichy, un ivrogne, à moitié endormi, monte dans une voiture de Blanchisseur arrêtée devant un cabaret, s’établit sur des ballots de linge, et ronfle paisiblement. Le propriétaire du véhicule le surprend, le traite de voleur, le chasse à coups de bâton, et l’étend sur le pavé. Au moment où le malheureux se relevait, le chien, détaché de dessous la voiture, s’élance sur lui, le déchire, et le laisse sanglant, défiguré, presque mort. La brutalité dont le Blanchisseur fit preuve en cette occasion est un trait de caractère commun à beaucoup d’industriels de la banlieue.
En consultant l’histoire, on n’y trouve qu’un fait relatif à la Blanchisserie: c’est la comparution des Citoyennes Blanchisseuses de Paris à la barre de la Convention nationale, le 24 février 1793. Elles vinrent présenter une pétition dont l’un des secrétaires fit lecture. «Législateurs, disaient-elles, les Blanchisseuses de Paris viennent dans le sanctuaire sacré des lois et de la justice déposer leurs sollicitudes. Non-seulement les denrées nécessaires à la vie sont d’un prix excessif, mais encore les matières premières qui servent au blanchissage sont montées à un tel degré, que bientôt la classe du peuple la moins fortunée sera hors d’état de se procurer du linge blanc, dont elle ne peut absolument se passer. Ce n’est pas la denrée qui manque, elle est abondante; c’est l’accaparement et l’agiotage qui la font renchérir. Que le glaive des lois s’appesantisse sur la tête des sangsues publiques! Nous demandons la peine de mort contre les accapareurs et les agioteurs.»
Il est fâcheux pour les Blanchisseuses, excellentes et philanthropiques créatures, qu’elles n’aient élevé la voix en public que pour demander des têtes. Le président, Dubois-Crancé, leur répondit vertement: «La Convention s’occupera de l’objet de vos sollicitudes; mais un des moyens de faire hausser le prix des denrées est d’effrayer le commerce, en criant sans cesse à l’accaparement..... L’assemblée vous invite à assister à la séance.»
Ce sont les seuls honneurs que les Blanchisseuses aient jamais reçus d’une autorité constituée.
Le Fort de la halle.
XV.
LE FORT DE LA HALLE.
Sommaire: Classification.—Certificat de bonnes vie et mœurs.—Médaille.—Porteurs des halles et marchés.—Forts aux grains, farines et avoines.—Forts aux cuirs.—Forts des ports.—Nomenclature des ports de Paris.—Citation poétique.—Rapide décadence.—Probité exemplaire.—Souscription en faveur des inondés.—Messes anniversaires.—Divertissement des Forts.—Observations de métaphysique transcendante.—Funestes effets des fardeaux sur le cerveau.
Le carnaval a inauguré, sous le nom de forts ou malins, des personnages complétement fantastiques, mouchetés de fleurs, bariolés de couleurs voyantes, mais d’autant moins semblables aux Forts des halles que ceux-ci sont d’honnêtes et paisibles citoyens.
Les Forts sont des hommes de peine, que la police admet à travailler dans les halles, les marchés et sur les ports. On en reconnaît par conséquent cinq espèces:
- Les Porteurs des halles et marchés;
- Les Forts aux grains, farines et avoines;
- Les Forts de la halle aux cuirs;
- Les Forts des ports;
- Les Porteurs de charbon, que nous mentionnerons ici pour mémoire et dont nous parlerons plus longuement en nous occupant des charbonniers.
Tout individu, assez large d’épaules, assez vigoureux de constitution, assez solidement charpenté pour aspirer à la profession de Fort, se rend, accompagné de deux témoins, chez le commissaire de police de son quartier, et en reçoit un certificat sur papier libre: «Nous....., certifions, sur l’attestation des SS...., que le sieur Chamouillard (Antoine), âgé de 25 ans, natif de Clermont-Ferrand, département du Puy-de-Dôme, profession de garçon porteur-d’eau, taille d’un mètre 66 centimètres, cheveux et sourcils noirs, front étroit, yeux gris, nez gros, bouche grande, menton rond, visage rond, barbe noire, est en règle dans ses papiers; qu’il réside à Paris depuis un an, et demeure dans notre quartier, rue de la Grande-Truanderie, no 15, où il est connu pour un homme d’honneur et de probité, et de bonnes vie et mœurs. En foi de quoi, etc.»
Voici donc une condition sine qua non plus indispensable encore que la force physique, la probité. Il est de moins humbles fonctionnaires dont on n’exige pas autant. Si la libre concurrence n’est pas tolérée entre les portefaix, c’est afin qu’ils inspirent toute confiance au commerce. On veut les connaître, avoir interrogé leur passé, répondre de leur avenir et garantir leur inaltérable moralité.
Quand le préfet de police accueille la pétition du candidat, il lui délivre une permission qui est visée par l’inspecteur en chef de la branche d’administration à laquelle le Fort veut s’attacher. On lui remet en même temps une médaille de cuivre, sur laquelle sont gravés ses prénoms, noms et surnoms, et le numéro de son enregistrement: cette médaille est le signe distinctif du Fort; il ne doit jamais la quitter; il la suspend à une boutonnière de sa veste, et la porte ostensiblement, même les fêtes et dimanches. C’est son vade-mecum, son égide protectrice, le symbole de sa dignité.
FORTS DES HALLES ET MARCHÉS.
Les Forts ou Porteurs des halles et marchés ont le privilége exclusif de déballer et transporter chez les marchands le beurre, les œufs, le poisson, etc. Leur nombre ne peut excéder huit cents, et de même que l’Académie-Française, la communauté des Forts n’admet personne lorsqu’elle est complète. Les Porteurs sont reconnaissables à leurs chapeaux aux larges bords, et aux lambeaux de vieille tapisserie qui garantissent des effets d’un frottement perpétuel la partie postérieure de leurs vestes rondes. Tous les ans, au mois de décembre, le commissaire des halles et marchés les convoque à son bureau, les passe en revue, vérifie leurs permissions, et poinçonne leurs médailles d’une lettre de l’alphabet, dont on emploie successivement tous les caractères. La lettre A, après avoir été la marque de l’an 1814, est maintenant celle de 1839. Un Fort est déchu de ses droits et privé de sa médaille, quand elle ne porte pas le poinçon de l’année.
FORTS DE LA HALLE-AUX-BLÉS.
Entre les murs de sacs qui montent jusqu’aux voûtes de la Halle-aux-Blés circule une seconde classe de Forts, non moins enfarinés que le célèbre Pierrot des Funambules. On ne les coudoie pas impunément; leur contact n’est pas moins à craindre pour les fracs de nos fashionables, que celui des perruquiers de l’ancien régime pour les habits à boutons d’acier des courtisans de Louis XV.
Réunis en une corporation représentée par un syndic, les Forts de la Halle-aux-Blés se divisent en trois bandes:
- 1o Pour les farines;
- 2o Pour les grains;
- 3o Pour les avoines.
Ce sont les seuls porteurs dont les marchands et acheteurs soient autorisés à se servir dans l’intérieur de la Halle; mais une centaine d’autres Forts ont pour tâche spéciale le transport des farines chez les boulangers, concurremment avec les journaliers à la solde de ceux-ci. Ces employés extra-muros de la Halle-aux-Blés ont huit syndics, qui participent à tous les travaux de la confrérie.
Si de la Halle-aux-Blés nous passons rue Mauconseil, c’est à deux pas, nous n’y verrons rien de bien particulier; cependant, après un examen attentif, nous finirons probablement par y découvrir la Halle-aux-Cuirs, informe hangar élevé en 1770, sur les débris d’un théâtre italien: là travaillent six Forts, chargés d’assister aux ventes, de garder les halles, de marquer les marchandises, et de les porter chez les personnes désignées aux bulletins de sortie. Ils sont solidairement responsables des cuirs déposés à la halle, et reçoivent pour déchargement, placement, manutention, transport, un salaire déterminé par un tarif, proportionnellement à la fatigue ou à la distance.
| Par cuir à l’orge ou à la jusée | 6 c. |
| Par douzaine de veaux, gros ou petits en croûte, secs d’huile, ou corroyés en blanc, ou en noir |
6 c. |
| Etc., etc. | |
Il leur est sévèrement défendu de retenir à leur profit aucun objet provenant des emballages, et d’exiger des gratifications non prescrites par le tarif. Ils font bourse commune, et répartissent entre eux les bénéfices hebdomadaires, en présence du contrôleur de la halle.
Lorsque les marchandises ne portent point de marques, les Forts de la Halle-aux-Cuirs y apposent les lettres initiales des noms et prénoms du propriétaire. Les cuirs forts, peaux de bœuf, vache, cheval, sont marqués sur chaque pièce, à la peinture à l’huile, rouge ou noire; les peaux de veau, chèvre et mouton sont marquées par douzaine avec de la sanguine. La redevance due par les propriétaires pour ce travail est de 15 centimes pour la première classe de cuirs, et de 5 centimes pour la seconde.
FORTS DES PORTS.
La dernière classe de Forts qui nous reste à examiner est celle des ouvriers des ports, classe amphibie, distribuée le long de la Seine, pour débarquer des bois, des pierres, des grains, des fers, des vins, des tuiles, etc. Ils travaillent sur les ports dont suit la nomenclature:
- 1. Le port de l’Arsenal, pour les bois.
- 2. Le port Saint-Bernard, pour les vins.
- 3. Le port d’Orsay, pour les pierres.
- 4. Le port de l’île des Cygnes, pour le déchirage des toues et bateaux.
- 5. Le port de l’École, pour le charbon, les fagots et les cotrets.
- 6. Le port aux Fruits, pour le raisin, les poires, les pommes et les châtaignes.
- 7. Le port de la Grève, pour le blé, l’avoine, le sel, le charbon de bois, et diverses marchandises.
- 8. Le port de l’Hôpital, pour les grains.
- 9. Le port des Invalides, pour le tirage du bois flotté, et le déchargement des fourrages.
- 10. Le port Saint-Nicolas, pour les marchandises de toute nature.
- 11. Le port Saint-Paul, pour les vins, les fers et l’épicerie.
- 12. Le port au Plâtre, pour le déchargement des pierres à plâtre.
- 13. Le port des Quatre-Nations, pour les charbons.
- 14. Le port de la Râpée, pour le déchargement des vins, des bois à œuvres et à brûler, des fourrages, et autres marchandises.
- 15. Le port de Recueillage, pour le tirage et déchargement des bois.
- 16. Le port des Saints-Pères, pour le chargement des blés, des avoines, et de toutes sortes de marchandises.
- 17. Le port de la Tournelle, pour les vins, foins et charbons.
- 18. Le port des Tuileries, où stationnent les galiotes.
- 19. Le port aux Tuiles et aux Ardoises, qui sert également aux grains et fourrages.
- 20. Le port de la Place aux Veaux, pour les charbons.
- On compte en outre à l’intérieur, le port de Bercy, pour les vins, le déchirage des bateaux et des toues.
- Les ports de la Briche, de Choisy et de Sèvres, pour les vins, les grains et les bois, etc.
- Le port de Charenton-le-Pont, pour les vins.
- Le port de Saint-Cloud, pour le déchargement de toutes marchandises.
Vadé, le chantre des mœurs populaires, a consacré aux Forts des ports quelques lignes d’une composition poissarde, intitulée la Pipe cassée:
Ils ont de glorieux jours de vigueur et de santé, tous ces braves ouvriers des halles et des ports! ils excitent un moment l’admiration par le beau développement de leur musculature; mais que leur triomphe est passager! avec quelle rapidité s’usent leurs forces? Bientôt leur corps s’affaisse, leur dos se voûte; ils inclinent la tête comme ces cariatides qui soutiennent nos édifices; ils espèrent se ranimer en ayant recours au cabaretier, tentative de rajeunissement moins funeste mais aussi inutile que celle du vieux roi Pélias!
Du moins, il reste à nos Forts une qualité qu’on ne saurait leur contester sans injustice, l’honnêteté! Jamais un vol n’a terni la réputation de ces estimables travailleurs, auxquels on confie journellement tant de valeurs importantes. Où on leur recommande d’aller, ils vont directement sans s’arrêter, sans détourner la plus minime parcelle de la denrée qui leur est remise. La tentation de s’approprier tout ou partie du bien d’autrui, cette tentation que n’ont pas toujours su repousser des gens plus haut placés, des notaires, des caissiers, des agents de change, des receveurs des contributions, le Fort de la halle la bannit de son cœur avec énergie! Non-seulement il est probe, malgré sa pauvreté, mais encore il est humain. Quel panégyrique vaudrait cette simple citation des journaux du 16 novembre 1840:
«Souscription pour les Inondés.
| «La société des Forts du Marché-aux-Fruits des Innocents | 100 fr.» |
Sous la Restauration, les Forts, comme les marchandes de poisson, faisaient dire des messes en certaines occasions solennelles. Les ouvriers des ports et les charbonniers réunis, au nombre de douze cents, avaient fondé une messe anniversaire en mémoire de la naissance du duc de Bordeaux. Un service fut célébré à leurs frais, en l’ex-église de Sainte-Geneviève, le 3 octobre 1824, pour le repos de l’âme de Louis XVIII et la conservation des jours de Charles X[29]. De pareils faits ne se sont point renouvelés depuis 1830, et nous manquons totalement de moyens d’apprécier l’état religieux et politique des Forts.
[29] Moniteur Officiel du 4 octobre 1824.
Le principal divertissement des Forts est d’aller, le dimanche, aux barrières, manger du veau et de la salade, qu’ils arrosent de vin à six sous le litre. La surexcitation produite en eux par l’alcool n’est point à leur avantage. Dans les querelles que provoque Bacchus, le plus taquin des dieux du paganisme, ils mettent au service de leur ressentiment des mains qui serrent comme des étaux, des pieds qui meurtrissent, une masse corporelle qui écrase. Leur vigueur, quand ils en abusent, est aussi dangereuse que le serait celle des bêtes de la ménagerie, si elles étaient déchaînées.
«Numérote tes membres, que j’les démolisse!» crient-ils d’une voix formidable à leurs adversaires; et la menace est bientôt suivie d’effet.
Non contents de se disputer entre eux, ils interviennent encore dans des rixes, à la cause desquelles ils sont étrangers. En vertu de l’autorité que leur donne leur puissance musculaire, ils font de la police à coups de poings, et rétablissent l’ordre par des pochons équitablement répartis. Ainsi, ce n’est pas toujours une aveugle colère qui les pousse au combat: ce sont parfois de chevaleresques redresseurs de torts, des Don Quichotte qui lèvent le bras pour la défense de l’opprimé.
Ne cherchez pas dans le Fort le mérite de l’intelligence; un Fort lettré, un Fort qui ferait des vers, ne fussent-ce que des vers comme ceux de M.,—mais point de personnalité;—un Fort lettré, disons-nous, serait une anomalie, un monstre, un phénomène vivant. On voit rarement les qualités morales associées à la force physique, ce qui semblerait établir une distinction bien nette, voire même une espèce d’antagonisme entre l’esprit et la matière. Il existe pourtant entre eux une mystérieuse corrélation; car des faits nombreux et journaliers prouvent que l’état intellectuel dépend de celui du cerveau. L’âme, la volonté libre a sans doute sous sa domination immédiate des sens internes, logés dans certaines circonvolutions de la masse encéphalique. La dépression exercée par de lourds fardeaux sur l’occiput du Fort nuit au développement de ses organes intracrâniens. Les plus habiles phrénologistes ne pourraient apercevoir la moindre protubérance sur sa boîte osseuse aplatie. Il est comme ces Sauvages américains dont on comprimait la tête entre deux planches, et dont l’intelligence restait atrophiée dans un logement trop étroit.
Mais, à défaut de vivacité intellectuelle, les Forts, nous ne saurions trop le répéter, se distinguent par une incorruptible honnêteté. Que demander davantage?
La Cardeuse de Matelas.
XVI.
LA CARDEUSE DE MATELAS.
Sommaire: Pourquoi il importe de carder les matelas.—Description topographique de la place du Caire.—Cardeuses de matelas.—Leur costume.—Instruments de leur profession.—Beaucoup d’appelées et peu d’élues.—Taciturnité.—Prix fixe.—Repas du soir.—Logement.—Travail chez les tapissiers.—Contrées d’où viennent les Cardeuses.—Cardeurs.—Ancienne corporation des Cardeurs, Peigneurs, Arçonneurs de laine et coton, etc.—Savante dissertation sur l’origine des lits, des matelas et des Cardeuses.—Le lit de Pénélope.—Réflexions ultra-philosophiques.
Nos matelas ont besoin d’être cardés. La laine, matière animale, finirait par se décomposer, si elle n’était, de temps en temps, battue, peignée, exposée à l’air. Il est urgent d’avoir recours à une Cardeuse; mais où la trouverons-nous?
Place du Caire, ou place des Canettes. Celle-ci est située au faubourg Saint-Germain; celle-là au centre de Paris, près de la célèbre Cour des Miracles, et du nid typographique d’où, couvés avec un soin paternel, les Industriels prennent leur essor. Elle doit son nom aux brillantes et inutiles victoires de Bonaparte et de Kléber en Égypte.
Cette place du Caire, étroite et triangulaire, a pour ornements principaux des pilastres égyptiens, des cafés de troisième ordre, un marchand de vin, un bureau de tabac, une station de fiacres, et les Cardeuses de matelas, qui s’y trouvent en embuscade pour attendre le bourgeois. Elles sont là, se chauffant au soleil, debout ou accroupies, coiffées de mouchoirs à carreaux, vêtues de robes de cotonnade, et portant les instruments de leur profession, dont voici la nomenclature et le prix:
| Un métier, composé de quatre barres de bois | 7 | fr. |
| Deux cardes | 5 | |
| Un tablier de cuir | 6 | |
| 18 | fr. | |
Nous en choisissons deux au milieu du troupeau rangé le long du mur; nous les prions d’abandonner la paire de bas qu’elles tricotaient; elles se lèvent, déposent au coin d’une boutique voisine les pliants sur lesquels elles étaient assises, chargent leurs longues barres sur leurs épaules, nous suivent à pas précipités jusqu’à notre domicile habituel, et nous les installons dans une cour, où elles se mettent à l’œuvre. Quelques-unes, qui sont venues dès l’aube camper au rendez-vous général, y stationnent encore le soir, tristes et découragées. Aucun client ne s’est présenté pour elles; elles ont vu s’éloigner successivement leurs compagnes plus fortunées; elles ont guetté les pratiques avec la patience du héron, et, quand tout espoir est perdu, elles rentrent dans leur galetas, l’estomac creux, les membres transis, les yeux humides.
Si nous n’avons malheureusement point de cour, nous établirons notre couple de Cardeuses dans un grenier, dans une chambre mansardée; à leur grand regret, car une poussière aride, s’échappant des flancs des matelas entr’ouverts, emplira l’étroit espace, et irritera les poumons des ouvrières. Tâchez donc, de grâce, de leur laisser de l’air et du soleil!
Pendant la journée entière, nos deux Cardeuses tireront et passeront leurs deux cardes l’une sur l’autre, ou diviseront la laine à grands coups de baguette, avec autant de gravité, mais avec beaucoup moins de loquacité qu’un président de Cour d’assises.
Les femmes ont toujours eu—nous n’en voulons pas médire, mais la vérité avant tout—les femmes, donc, ont toujours eu l’habitude de jaser en travaillant. Que de robes et de bavettes taillées par les couturières! que de cancans fabriqués en même temps que les chapeaux dans un magasin de modes! Qui dira les efforts multipliés et infructueux d’une sous-maîtresse pour maintenir en sa classe le calme et l’immobilité? Par exception à une règle que le consentement universel semble avoir consacrée, les Cardeuses sont de fidèles sectatrices du dieu Harpocrate, l’ennemi juré du sexe féminin. Deux Cardeuses accouplées à la même tâche, en face l’une de l’autre, peuvent demeurer quatre heures sans dire un seul mot. Rien de ce qui se passe autour d’elles ne les émeut; aucun incident n’éveille leur curiosité; le grincement de la carde, qui sépare les fils entrelacés de la laine, est le seul bruit qui émane d’elles; elles n’éprouvent jamais le besoin de se communiquer de mutuelles observations; mais il faut moins attribuer leur mutisme à une sage tempérance qu’à la stérilité de leur esprit.... et à la peur d’avaler de la poussière.
La Cardeuse de matelas est simple au moral comme au physique; elle n’a de précieux sur sa personne que des boucles d’oreilles d’or, monomanie qu’elle partage avec la Marchande de Poisson. Cette humilité de cœur tant recommandée par l’Évangile, la Cardeuse la possède au plus haut point; elle a la soumission et la modestie de Cendrillon, n’élève point la voix, ne surfait jamais. Ses prix sont invariablement arrêtés:
| Pour un matelas de trois pieds de large | 1 | fr. | 50 | c. |
| Pour un matelas de quatre pieds | 2 | » | ||
Elle peut carder et recoudre cinq à six matelas avant l’heure de la retraite. Comme les anciens hôtes de la cour des Miracles, elle mène une vie errante et irrégulière: se trouvant parfois, quand finit sa journée, à un myriamètre de son domicile, elle s’attable chez le premier gargotier venu, et dîne largement avec des arlequins[30], du fromage et du vin frelaté.
[30] Voyez page 45, ligne 58.
La Cardeuse demeure au sixième étage, dans une de ces immenses maisons divisées en cellules comme une ruche, et où les ouvriers parisiens sont amoncelés par centaines. Son logis est étroit, dépourvu de meubles; elle repose sur un grabat, elle qui nous procure des couchers si doux et si moelleux, à moins que, prélevant chez ses pratiques des contributions illégales, elle n’ait fini par se faire un matelas des flocons de laine enlevés journellement aux matelas d’autrui.
L’hiver vient; les pauvres, si nombreux à Paris,
Que feront les Cardeuses? Elles ont vécu pendant l’été sans qu’il leur fût possible d’économiser; l’état de l’atmosphère ne leur permet plus de travailler en plein air; les bourgeois sont plus disposés à s’étendre sur leurs matelas qu’à les faire carder. Les Cardeuses se mettent à la solde des tapissiers, et préparent, moyennant 15 centimes la livre, du crin pour la fabrication des matelas. Ce genre de travail leur est souvent funeste: on a employé, pour apprêter le crin, du vitriol, dont les émanations empoisonneraient quelquefois les pauvres ouvrières si on ne leur portait de prompts secours.
Trois régions ont l’heureux privilége de fournir à la capitale des Cardeuses de Matelas:
- Paris et la banlieue;
- La ci-devant province d’Auvergne;
- La ci-devant province de Normandie.
Il s’ensuit qu’une réunion de Cardeuses reproduit, en abrégé, le phénomène de la confusion des langues: les unes grasseyent le langage parisien; les autres s’énoncent en patois charabia; d’autres encore dénotent, par leur accent traînard, leur origine falaisienne.
Les Cardeuses de Matelas sont presque toutes âgées et pourvues de peu d’attraits. Une jeune et jolie provinciale, venue à Paris pour tenir la carde, a bien des luttes à soutenir, bien des séductions à repousser, si elle veut persister à vivre dans l’obscure condition de Cardeuse de Matelas. «Vous n’êtes pas faite pour cela,» lui murmurent à l’oreille maints conseillers perfides; «quittez cet ignoble métier.» Et la pauvre fille, éblouie par la perspective d’une vie de luxe, enivrée par les flatteries, avide de plaisirs et d’oisiveté, s’avilit en échangeant—à quel prix, grand Dieu!—la bure contre la soie; elle s’abaisse en croyant monter.
Nous n’avons point parlé des Cardeurs, qui, bien que peu nombreux, ne sont pas un mythe fantastique. Il est certains métiers accaparés, à juste titre, par les dames, que la nature semble avoir destinées à l’exercice de toutes les professions sédentaires; le cardage est de ce nombre, et l’on pourrait adresser aux Cardeurs ce reproche d’Ulysse à Achille: «Que faites-vous, fils de Pélée? les ouvrages de laine ne sont pas dignes de vous occuper.» Les Cardeurs sont des vieillards voûtés, tristes et moroses, et qui paraissent mériter le reproche impoli qu’Hernani adresse à Ruy Gomez de Silva.
Les Cardeurs formaient jadis une corporation, dont les maîtres étaient qualifiés de cardeurs, peigneurs, arçonneurs de laine et coton, drapiers drapans, coupeurs de poils, fileurs de lumignons, cardiers, etc. Elle avait non-seulement le privilége de carder et de peigner la laine, mais encore celui de fabriquer des cardes et des draps, et de teindre la laine en noir, musc et brun. Ses anciens statuts avaient été confirmés par lettres-patentes de Louis XI, du 24 juin 1467, et par d’autres lettres-patentes de Louis XIV, du mois de septembre 1688, enregistrées au Parlement le 22 juin 1691. Il fallait, pour être reçu maître, avoir fait trois ans d’apprentissage, un de compagnonnage, et présenter un chef-d’œuvre. La communauté était représentée par trois jurés, établis pour en défendre les intérêts, et réformer les abus qui s’y pourraient introduire.
Quoique les historiens n’aient pas daigné nous laisser de détails sur la profession de cardeur, il est présumable que son antiquité remonte à l’invention des lits, imaginés par les Persans, suivant saint Clément d’Alexandrie: «Les Barbares, dit-il dans son recueil intitulé Stromates[31], sont les inventeurs de presque tous les arts. Nous savons aussi que les Perses ont construit les premiers chars, les premiers lits, les premiers marchepieds.»
[31] Mot qui signifie tapisserie.
Les héros d’Homère sommeillaient sur des peaux de bêtes, coucher bien digne de gens qui mettaient des gigots à la broche de leurs propres mains. Le même poëte donne du lit nuptial d’Ulysse une description incompréhensible dans le texte grec, et plus encore dans les traductions de l’érudite Mme Dacier, de l’élégant prince Lebrun, du flegmatique Bitaubé[32]. La fidèle Pénélope doute que l’individu qui se présente à Itaque soit véritablement le sage Ulysse. Pour l’éprouver, elle dit à sa nourrice Euryclée: «Hâtez-vous de préparer cette couche moelleuse qui se trouve maintenant hors de la chambre de l’hyménée, et que mon époux construisit lui-même. C’est là que vous dresserez un lit, en étendant dessus des peaux, des couvertures de laine et de riches tapis, afin que ce héros goûte un doux sommeil.—Qui donc a déplacé cette couche? répond Ulysse irrité. Cette entreprise eût été difficile au mortel même le plus ingénieux. Un dieu seul l’aurait transportée ailleurs. Il n’est aucun homme, fût-il à la fleur de l’âge, qui l’eût aisément changée de place; et la preuve certaine est dans la manière dont elle fut construite, car c’est moi-même qui l’ai faite, et nul autre que moi. Dans l’enceinte des cours était un jeune olivier couronné d’un vert feuillage; il s’élevait comme une large colonne. Je bâtis tout autour la chambre de l’hyménée avec des pierres étroitement unies; je la couvris d’un toit magnifique, et je plaçai les portes épaisses, formées d’ais solides. J’abattis ensuite les branches de l’olivier; alors, coupant le tronc près de la racine, j’en ôtai l’écorce avec le fer, et l’ayant creusé, je le posai sur le pied de l’arbre, où je l’assujettis avec de fortes chevilles introduites dans des trous nombreux, que je fis au moyen d’une longue tarière. Après avoir poli cette couche et le pied qui la soutenait, j’achevai cet ouvrage en incrustant l’or, l’argent et l’ivoire. Enfin, je tendis dans l’intérieur des sangles de cuir recouvertes d’une pourpre éclatante. Telle est la preuve de ce que j’ai dit. Je ne sais donc, ô reine, si ma couche est encore intacte dans la chambre que j’ai bâtie, ou si quelqu’un l’a transportée ailleurs en coupant à la racine l’olivier sur lequel je l’avais attachée.»
[32] Odyssée, chant XXIII.
A ces mots, Pénélope reconnaît son époux. La nourrice Euryclée et l’intendante Eurynome préparent la couche nuptiale, qu’elles recouvrent d’étoffes délicates et de tapis éclatants. On nous dira peut-être que
Mais, à moins de profonde ingratitude, nos lecteurs doivent nous savoir gré d’avoir mis sous leurs yeux ce curieux passage, qui démontre d’une manière péremptoire qu’à l’époque où écrivait Homère on ignorait l’usage des matelas. Les Grecs ne semblent pas les avoir connus; cependant un auteur nommé Antiphon nous apprend que les Athéniens tiraient des matelas de Corinthe. Les Romains, dans les premiers temps de la république, couchaient sur la paille, comme les indigents d’aujourd’hui. «Les lits de nos pères, dit Ovide, n’étaient garnis que d’herbes et de feuilles; et celui qui pouvait y ajouter des peaux était riche.» Plus tard, ils fabriquèrent des matelas, qu’ils appelaient pulvini. Le poëte Lucrèce fait mention du peigne de fer à carder la laine (ferreus pecten quo lana carminatur); et l’on voit apparaître pour la première fois dans les ouvrages de Varron le nom de Cardeuse (carminatrix). Les sybarites de l’empire reposaient leurs corps efféminés sur des lits de fin duvet, sur des matelas de laine de Milet, et les Cardeuses devaient avoir d’autant plus d’occupation que l’on était alors dans l’usage de se coucher pour manger.
Pendant le moyen-âge, les lits devinrent de véritables édifices, ornés de dais magnifiques, de colonnes, de bas-reliefs merveilleusement sculptés, et la composition du coucher se compliqua graduellement. «Un lit, dit l’Encyclopédie, est composé du châlit en bois, de la paillasse, des matelas, du lit de plume, du traversin, des draps, des couvertures, du dossier, du ciel, des pentes, des rideaux, des bonnes grâces, de la courte-pointe, du couvre-pieds, etc.» On se servit longtemps, pour carder, du chardon à Bonnetier ou à Foulon, plante considérée comme si essentielle que l’exportation en était interdite par les règlements.
Les Cardeuses sont sur le point de disparaître. Elles n’existent guère en province, où les tapissiers en tiennent lieu, et où l’on se contente généralement de battre la laine des matelas avec des baguettes, sans jamais la carder. Elles sont présentement déclassées, à Paris, par le cardage mécanique, dont les agents traînent dans les rues de petites voitures chargées d’inscriptions, roulants prospectus de la nouvelle industrie. Les Cardeuses avaient vu sans crainte prôner, par les encyclopédies domestiques, les matelas de mousse, les matelas de zostère, et autres sommiers végétaux. La laine restait en honneur, malgré ces inventions économiques, qui tendaient à ramener l’homme à l’enfance de l’art cubilaire; mais le cardage mécanique porte une atteinte plus directe aux priviléges de nos pauvres travailleuses. Il n’est donc point de progrès qui, profitable à la majorité, ne soit funeste à quelques-uns.
- On invente l’imprimerie, vingt mille copistes sont ruinés;
- On invente les chemins de fer, les voituriers sont aux abois;
- On invente les bateaux à vapeur, les entrepreneurs de coches d’eau n’ont d’autre ressource que de se noyer;
- On invente les métiers à la Jacquart, voilà des milliers d’ouvriers sur le pavé;
- On invente le cardage mécanique, adieu les Cardeuses de matelas!