Les Industriels: Métiers et professions en France
L’Allumeur de Réverbères.
XXVI.
L’ALLUMEUR.
Sommaire: Description de l’Allumeur de réverbères.—Sa disparition prochaine.—Sa supériorité sur l’Allumeur de gaz.—Souvenirs historiques.—Journée de l’Allumeur.
Regardez bien cet homme à la blouse tachée d’huile, et qui, avec l’adresse d’un équilibriste, porte sur sa tête une grande boîte de fer-blanc carrée, où il range ses mèches vieilles et nouvelles; examinez attentivement cette bonne et paisible physionomie... Demain, peut-être, vous ne le verrez plus.
Si l’Allumeur lisait les journaux (Dieu l’en préserve, et vous aussi!), s’il s’engageait dans le labyrinthe des faits divers, il y trouverait sa sentence écrite en ces mots souvent répétés:
«Plusieurs rues nouvelles viennent d’être éclairées au gaz.»
Il se sentirait frissonner du froid de la mort ou gémirait à l’idée de changer de drapeaux, de prendre en main une gaule surmontée d’une lanterne sourde, et de faire voltiger la flamme de bec en bec.
Quel troc désavantageux! L’Allumeur de réverbères a besoin d’une certaine dose d’adresse manuelle pour descendre chacune de ses lampes aériennes, enlever les mèches consumées, nettoyer la coquille, étaler le coton afin qu’il s’imprègne d’huile, allumer au milieu de la rue, encombrée de voitures, au risque d’être écrasé par un cocher maladroit, et lancer dans l’espace un phare éblouissant. Voilà une opération compliquée, qui exige du savoir-faire et peut occuper l’intelligence; mais quel mérite y a-t-il à ouvrir et fermer un conduit, à soulever le couvercle d’un lampadaire et à enflammer du gaz qui ne demande qu’à brûler?... En se consacrant au gaz, l’Allumeur de réverbères se considérera comme déchu, comme réduit à l’état de machine, comme rayé du nombre des travailleurs actifs et experts.
Quant à nous, qui n’avons point les mêmes raisons pour déprécier le gaz, nous nous félicitons de le voir succéder aux réverbères, comme ceux-ci avaient succédé aux lanternes. Nous sommes bien loin du temps où les rues de Paris n’étaient pas éclairées, où les voleurs de nuit assommaient impunément les passants attardés, où les laquais de bonne maison, l’épée à la main, insultaient et frappaient les roturiers. Et quand ces désordres avaient-ils lieu? est-ce dans le Paris fangeux du moyen-âge? Point: c’est au milieu d’un siècle voisin du nôtre, car l’établissement fixe des lanternes ne date que de 1667. Auparavant on se contentait de recommander aux bourgeois de placer une chandelle sur la fenêtre du premier étage, quand des bandes de brigands exploitaient la ville; par exemple en 1524, 1526 et 1553, lorsque la capitale était mise à contribution par les mauvais garçons. La Reynie, nommé lieutenant du prévôt de Paris pour la police en 1667, songea le premier à placer au milieu et aux deux extrémités de chaque rue des lanternes garnies de chandelles; innovation si importante, que, pour en perpétuer le souvenir, on frappa une médaille avec cette légende: Urbis securitas et nitor. Un édit de juin 1697 étendit l’éclairage à toutes les villes du royaume. «Dans toutes les villes où il n’existe pas de lanternes, dit cette ordonnance, il sera procédé à leur établissement. Les intendants ordonneront aux maires et échevins desdites villes de s’assembler et de leur rapporter un état de la quantité de lanternes qu’il sera nécessaire d’établir, et des sommes dont il faudra faire les fonds annuellement pour leur entretien. Les maires et échevins nommeront annuellement, ainsi qu’il se pratique en la ville de Paris, le nombre d’habitants qu’ils trouveront convenable pour allumer les lanternes, chacun dans son quartier, aux heures réglées, et un commis surnuméraire dans chaque quartier pour avertir de l’heure.»
L’histoire de la naissance des réverbères est obscure. Dulaure, dans le septième volume de son Histoire de Paris, p. 188, attribue d’abord l’invention de ce système d’éclairage à l’abbé Matherot de Preigney et au sieur Bourgeois de Chateaublanc, qui obtinrent le privilége de l’entreprise par lettres-patentes enregistrées le 28 décembre 1745; mais, dans le même ouvrage, t. VIII, p. 109, on lit:
«Les lanternes avaient existé jusqu’en 1766. A cette époque, le sieur Bailly entreprit d’y substituer des réverbères. Déjà, au mois d’avril de cette année, près de la moitié des rues étaient éclairées par des réverbères de sa façon, lorsque le bureau de la ville préféra les modèles du sieur Bourgeois de Chateaublanc, qui, avec plus d’économie, rendaient plus de lumière. Ce dernier entrepreneur se chargea de pourvoir la capitale de trois mille cinq cents réverbères, alimentant sept mille becs de lumière. Le 30 juin 1769, le sieur Bourgeois fut chargé de l’entreprise de l’illumination de Paris pendant vingt ans.»
M. Maurice Alhoy, auteur d’un article sur les réverbères, prétend qu’il faut en attribuer l’établissement à un sieur Tourtil-Saugrain, qui substitua l’usage de l’huile à celui des chandelles à double mèche. Nous ne saurions comment concilier ces assertions contradictoires, et jeter du jour sur ce sujet lumineux, si nous n’avions sous les yeux un poëme intitulé les Nouvelles Lanternes, publié en 1746 par M. de Valois d’Orville. Le permis d’imprimer de cet opuscule de treize pages est précisément du 28 décembre, jour où fut enregistré le privilége de l’éclairage. Après avoir peint la lutte de Phébus et de la Nuit, le poëte fait parler en ces termes Jupiter, supplié par le dieu du jour:
L’auteur fait valoir les avantages de l’invention pour la sécurité générale, et termine par une apostrophe à l’abbé de Preigney:
[41] MM. de Preigney et Bourgeois, auteurs de nouvelles lanternes. (Note de Valois d’Orville.)
[42] Les lanternes qui sont au Louvre. (Id.)
[43] Le privilége enregistré au Parlement le 28 de décembre 1745. (Id.)
Les réverbères eurent, comme on le voit, un succès d’enthousiasme. En 1767, sous l’administration de M. de Sartines, une compagnie proposa de fournir Paris de réverbères, de les entretenir d’huile et de tout ce qui était nécessaire à leur service, à l’exception des boîtes et potences en fer: le tout moyennant quarante-trois livres douze sous par an pour chaque bec de lampe, à condition qu’il leur serait passé un bail de vingt ans, au bout desquels les réverbères appartiendraient à la ville. Cette soumission fut acceptée par un arrêt du conseil du 30 juin 1769.
Aujourd’hui, après une longue et honorable existence, les réverbères sont à l’agonie. Leur nombre, après s’être élevé de trois mille cinq cents à plus de cinq mille, diminue de jour en jour, et la race des Allumeurs, née avec l’administration de l’éclairage, s’éteindra dans le courant du dix-neuvième siècle.
Le service d’éclairage se fait par entreprise au rabais, détestable méthode qui, en rognant les bénéfices de l’adjudicataire, le met dans la nécessité de s’acquitter le plus mal possible de ses devoirs. L’administration a quatre bureaux, et un entrepôt-général sur la place de la Bastille. Un inspecteur-général de l’illumination surveille la qualité des huiles, dont un échantillon, mis sous le scellé, est déposé à la Préfecture de police.
L’Allumeur commence sa journée par éteindre. Il est tenu d’être à son bureau à six heures, et malheur à lui s’il est inexact! Les fonctions d’Allumeur sont briguées par une foule de surnuméraires, toujours prêts à gagner cinquante centimes en remplaçant les absents. Pareille somme est accordée à celui qu’une maladie retient loin de son poste, et c’est alors le surnuméraire qui touche le prix de la journée du malade: trois francs. Les heures d’allumage et d’extinction sont réglées par le préfet de police.
L’Allumeur se met en campagne, nettoie les réverbères, les chapiteaux, les plaques des réverbères, les porte-mèches, et s’en retourne dans ses foyers. Là, d’autres occupations l’attendent: il fabrique des chaussons ou des souliers, ou va en ville faire des commissions. Il rentre en fonctions, le soir, pour allumer; tâche pénible en hiver, quand le froid engourdit les doigts, quand le vent éteint les lumières naissantes. Il faut que l’allumage soit terminé sur tous les points en quarante minutes, vingt minutes au plus après l’heure déterminée par le préfet. On distinguait autrefois l’allumage en permanent et variable: une partie des becs se reposait dès que la lune blanchissait les rues de ses pâles rayons. Aujourd’hui l’illumination doit être générale. Les réverbères, ayant peu de temps à vivre, veulent jouir de leur reste, et laisser à la postérité le souvenir de leurs bienfaits.
L’Allumeur ne connaît ni dimanches ni morte saison: rien ne le détourne de sa promenade quotidienne, car ce n’est pas lui qui, dans les fêtes publiques, allume les lampions de l’allégresse et les verres de couleur de l’enthousiasme unanime. Il est voué exclusivement aux réverbères, et marche en tout temps, à moins que des perturbateurs n’aient brisé ses quinquets aériens. Alors, tout en feignant de partager le mécontentement de ses chefs, il rit sous cape, se frotte les mains, applaudit à l’œuvre de destruction. Sa satisfaction est d’autant plus logique, que ses appointements courent durant cette suspension forcée de service.
Gardez-vous d’assimiler l’Allumeur aux parias des autres administrations, au pauvre Cureur d’égouts, au Balayeur, plus misérable encore! L’Allumeur, outre sa paie, reçoit de bonnes étrennes des propriétaires dont l’administration se charge d’éclairer les maisons; et, s’il est frugal, s’il possède une femme laborieuse, il peut éluder l’hôpital, cette antichambre de la tombe pour la majorité des vieux ouvriers.
Le Rémouleur.
XXVII.
LE RÉMOULEUR.
Sommaire: Questions grammaticales.—Exposé de motifs.—Rémouleurs de la capitale.—Histoire d’Antoine Bonafoux.
«Repassir.... ciseaux!» Tels sont les mots consacrés par lesquels le Rémouleur nous avertit de son approche, et vous offre ses services. Mais pourquoi cette locution barbare? Pourquoi «repassir... ciseaux,» et non «repasser les ciseaux!» ou «repasseur de ciseaux!» ou «ciseaux à repasser!»
Nous ne pouvons résoudre ce problème, malgré les consciencieuses recherches que nous avons faites à ce sujet. Nous en sommes donc réduits à parcourir le vaste champ des suppositions. La plus juste, à notre avis, est celle-ci: La profession de Rémouleur, comme celle de Ramoneur et autres analogues, est exercée par des Auvergnats, des Savoyards, des Lorrains, des Piémontais, par ces enfants perdus qui, fuyant une contrée stérile, viennent à Paris gagner du pain. Il est donc probable que le barbarisme en usage a été commis par le créateur de l’industrie, pauvre paysan inculte, qui ne connaissait que le patois de son village.
L’état de Rémouleur n’est pas de ceux qu’on adopte par une irrésistible vocation. On le prend parce qu’il est facile, ne demande point d’apprentissage, et procure un salaire presque immédiat. Certaines gens se vouent par inclination à la Typographie, afin de contribuer à la propagation des lumières; à la fabrication des lampes, toujours pour propager les lumières, mais dans un autre sens; à l’Horlogerie, parce qu’ils ont la monomanie de savoir toujours l’heure qu’il est; à la Boulangerie, par amour pour le genre humain; à la Bijouterie, pour faire concurrence à la nature en embellissant la beauté; etc., etc., etc. Mais il est impossible de supposer dans un individu quelconque un vif penchant pour l’état de Rémouleur. La nécessité seule, le besoin de manger, décide le choix qu’on fait de ce métier peu fructueux, si l’on en croit l’ancienne désignation de Gagne-Petit; car tout tend à faire croire qu’on a nommé les Rémouleurs Gagne-Petits, parce qu’ils ne gagnaient pas beaucoup.
L’amour des voyages entre aussi dans les causes dominantes. Il est une race d’hommes inquiets, inconstants, possédés d’un véhément désir de locomotion, qui aiment à changer de place, à errer de ville en ville comme les Bohémiens, et répètent avec Béranger:
La passion de la vie nomade et indépendante fournit des recrues au rémoulage.
On n’entend presque plus aujourd’hui crier dans les rues de Paris: «Repassir.... ciseaux!» le métier a été tué par le repassage sur une échelle, qu’ont entrepris les couteliers. Ils mettent prétentieusement sur les panneaux de leurs boutiques cette inscription funeste aux Rémouleurs ambulants: ON REPASSE TOUS LES SAMEDIS, ou tous les lundis, ou tous les mercredis, etc. La plupart des Rémouleurs qui persistent à séjourner dans la capitale ont pris un établissement fixe, ils se tiennent d’ordinaire à l’entrée des marchés, et ont assez de clientèle pour vivre agréablement en gagnant cinquante sous par jour.
Le Rémoulage s’honore d’Antoine Bonafoux, auquel l’Académie-Française a décerné une médaille d’or dans sa séance du 25 août 1821. C’était un Gagne-Petit, natif du Cantal, et vivant modestement de son métier. Au même étage que lui, logeait une pauvre veuve, madame Drouillant. De douze enfants péniblement élevés, elle n’avait conservé qu’un fils, et la mort de son mari lui ôtait toutes ressources. Tant que madame Drouillant avait pu lutter contre la misère, ses relations avec Antoine Bonafoux s’étaient bornées à des causeries sur l’escalier, à des salutations échangées le matin et le soir; mais dès qu’il la vit dans le dénuement, il se rapprocha d’elle, lui rendit plusieurs visites, en accepta de légers services, moins parce qu’ils lui étaient utiles, qu’afin d’avoir un prétexte pour offrir en échange quelques secours à la pauvre vieille.
«Ma bonne dame, lui dit-il un soir, la couture ne vous est pas très-lucrative; vous avez beau travailler jour et nuit, vous épuisez inutilement vos forces; moi, je suis actif et vigoureux. Depuis quinze ans que j’habite Paris, je me suis fait de bonnes pratiques, j’ai des économies qui grossissent tous les jours; acceptez-en une partie; vous me rendrez ça un de ces quatre matins, quand vous pourrez.»
Le brave homme savait parfaitement qu’il plaçait son argent à fonds perdu; mais la voix de l’humanité faisait taire en son cœur celle de l’intérêt, qui parle ordinairement si haut chez les Auvergnats.
A partir de ce jour, la veuve Drouillant fut la pensionnaire d’Antoine Bonafoux; mais un nouveau malheur la menaçait; elle eut une violente attaque d’apoplexie. Cet accident mit la maison en émoi; toutes les commères accoururent auprès de la malade, et tinrent bruyamment conseil, pendant que le médecin la soignait; on avait résolu d’avertir le commissaire de police, et de la faire conduire à l’hôpital, quand Antoine Bonafoux arriva.
«Pas d’hôpital pour cette dame, dit-il; le chagrin d’y être achèverait de la tuer. Donnez-lui des soins ici, monsieur le Docteur; je me charge de payer vos honoraires; faites des ordonnances; j’irai moi-même chez le pharmacien acheter tous les médicaments nécessaires.»
La veuve Drouillant se rétablit lentement; et plus incapable que jamais de travailler, elle continua à recevoir les secours du bon Rémouleur. Il plaça l’enfant en apprentissage chez un poêlier-fumiste, et lorsqu’il remarquait quelque délabrement dans la toilette du jeune ouvrier, il disait à la mère: «Dans mon état, je n’ai besoin que d’une blouse; voici un vieil habit dont vous pourrez faire à Auguste une veste et un gilet; arrangez-vous-en.»
Une seconde attaque d’apoplexie ôta à la veuve Drouillant l’usage d’un bras, et la rendit boiteuse. Antoine Bonafoux redoubla de zèle, et pourvut jusqu’aux derniers moments à tous les besoins de la veuve et de son fils, qui put terminer heureusement son apprentissage.
Une pareille générosité méritait bien une médaille d’or de 400 fr.; elle mérite plus encore: l’estime et les éloges du public.
Le Charbonnier.
XXVIII.
LE CHARBONNIER.
Sommaire: Allocution.—Effet de neige.—Ouvriers des bois.—Le Charbonnier fabricant.—Chansons populaires.—Recettes médicales.—Vente de charbon à Paris.—Garçons de pelle.—Porteurs de charbon.—Charbonniers détaillants.
Tout en soufflant le feu de vos fourneaux, Cuisinières parisiennes, vous êtes-vous jamais demandé par quels travaux vous était procuré le combustible dont vous faisiez usage? Vous n’avez songé sans doute, ô femmes économes! qu’à en brûler le moins possible, attendu qu’il coûte à Paris 7, 8 ou 9 francs la voie de deux hectolitres. Si l’idée de vous enquérir de son origine ne vous est pas venue, si vous êtes restées ignorantes sur ce point, vous qui savez tant d’excellentes choses, nous allons combler cette lacune de votre esprit; et puissions-nous, en vous dédiant le présent article, calmer la colère qu’ont excitée les traits satiriques précédemment dirigés contre vous.
Il faut d’abord nous transférer loin des villes, dans une clairière écartée. Quel triste voyage! une couche de glace revêt la terre; le vent soulève la neige en blanches volutes; les corbeaux croassent dans l’air; les oiseaux cherchent en piaillant les baies que l’hiver a laissées sur les arbustes. Rencontrerons-nous des hommes dans ces déserts? Oui: voici comme un camp de sauvages, comme une bâtisse de castors, des huttes de terre et de branches mortes. Là dorment sur la paille, là vivent de pain noir, de pommes de terre et d’eau, les sobres ouvriers des bois:
- Les Bûcherons,
- Les Fendeurs,
- Les Leveurs,
- Les Dresseurs,
- Les Scieurs de long,
- Les Équarrisseurs,
- Les Charbonniers.
Nous n’avons à nous occuper ni des Bûcherons, qui abattent, coupent et mettent en corde le bois à brûler; ni des Fendeurs, qui dépècent avec le coutre et polissent avec la plane; ni des Équarrisseurs et des Scieurs de long qui préparent des planches pour les navires, et de la charpente pour les édifices. Mais notre sujet nous appelle à parler des autres travailleurs forestiers.
Les Leveurs mettent en corde le bois à charbon, dont les Dresseurs forment des monticules appelés fourneaux. Les Charbonniers recouvrent les fourneaux de feuillages et de terre, allument la mèche préparée par les précédents ouvriers, et veillent jour et nuit auprès du brasier. Pour que la carbonisation ait lieu, il faut éviter tout contact de l’air avec la matière en combustion; et que de peines coûte ce résultat! avec quelle attention on doit suivre, régler, maîtriser les progrès du feu! En raison de ces fatigues continues, n’est-ce pas un salaire bien insuffisant que 4 francs par banne de charbon de vingt hectolitres?
Cependant le Charbonnier n’a pas cette tristesse qu’on pourrait supposer inhérente à son isolement, à sa profession ingrate. Mieux rétribué que les autres ouvriers des bois[44], malgré la modicité de ses bénéfices, il ajoute à son ordinaire quelques morceaux de lard, et un peu de vin ou d’eau-de-vie. Il possède un répertoire de chansons variées, et fredonne, pour tromper l’ennui de son rude labeur:
ou bien:
[44] Le bûcheron, auquel la corde est payée de 1 fr. à 1 fr. 50, peut faire, suivant son habileté, trois quarts de corde ou une corde et demie par jour. Le leveur a 30 ou 40 cent. par corde, et le dresseur 60. L’entrepreneur de l’équarrissage nourrit et paie à la journée les fendeurs, scieurs et équarrisseurs.
On ne doit point s’étonner de ce que, dans toutes ces chansons, composées sous les chênes, par des poëtes illettrés,
La rime et la raison ne sont pas trop exactes;
Mais quiconque a voyagé dans les grands bois, entre deux murailles d’arbres géants, par un temps brumeux et triste, se rappelle sans doute de quel frémissement de plaisir il a été saisi, quand des voix humaines ont troublé tout à coup le lugubre silence du désert. N’est-ce pas une douce jouissance, lorsqu’on a laissé derrière soi toute habitation, lorsqu’environné d’une nature désolée, on chemine seul à travers des sentiers à peine frayés, de se sentir brusquement ramené à la vie sociale, en entendant le refrain des Charbonniers?
Le dieu Apollon, le maître des Muses, était en outre père d’Esculape; les Charbonniers qui composent des vers sont aussi un peu médecins. La nécessité, bonne ou mauvaise conseillère suivant les cas, leur apprend à se guérir eux-mêmes de diverses indispositions; la superstition, toujours influente sur l’homme isolé, mêle des formules religieuses à leurs recettes de thérapeutique populaire. Veulent-ils panser une foulure, ils commencent par apostropher le nerf qu’ils supposent malade:
«Nerf, retourne à ton entier comme Dieu t’a mis la première fois, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.» Après avoir répété trois fois ces paroles, on applique une compresse d’huile d’olives, de trois blancs d’œufs et d’une poignée de filasse; et, si la douleur est violente, un cataplasme de vieux oing qu’on fait bouillir avec du vin. Un docteur ordonnerait-il mieux?
Quand le Charbonnier des bois a mal aux dents, il se garde bien d’avoir recours aux dentistes; il prend un clou neuf, le met en contact avec la dent malade, le plante dans du bois de chêne, et dit cinq Pater et cinq Ave en l’honneur de sainte Apolline. Cet homme, dont l’imagination travaille dans la solitude, partage toutes les croyances populaires relativement à l’infaillible puissance de certaines pratiques. Au mois de mai, un essaim d’abeilles, désertant son ancien domicile, est venu se poser sur un arbre; que faire pour l’y retenir? Asperger la terre d’eau bénite le jour de Pâques, avec un rameau de buis consacré le dimanche précédent.
La vie des Charbonniers des bois est plus solitaire encore que celle des bergers; si saint Antoine vivait, il pourrait prendre pour Thébaïde une fosse à charbon. Un Charbonnier diffère peu d’un ermite; il ne se rapproche des cités que rarement, pendant les mois d’été, ou pour conduire les bannes de charbon jusqu’au cours d’eau sur lequel on les embarquera pour Paris.
Les charbons sont divisés en onze classes, selon les pays d’où ils viennent; Paris est approvisionné par l’Allier, l’Aube, la Basse-Loire et les canaux, la Haute-Loire, la Marne, la Haute-Marne, la Haute-Seine, l’Ourcq, l’Yonne, l’Aisne, l’Oise et la Basse-Seine. Les bateaux, à mesure qu’ils arrivent, sont garés au-dessous de la grande estacade et du Pont-Marie. Le charbon est vendu par les marchands ou les facteurs sur les ports de la Tournelle, de l’ancienne place aux Veaux, de la Grève, de l’École des Quatre-Nations, et d’Orsay. Celui qu’on amène par terre ne peut entrer que par sept barrières désignées, et se débite aux places situées rue d’Aval (faubourg Saint-Antoine), et rue Cisalpine (faubourg du Roule).
Comme agents indispensables de la vente, nous apparaissent les Garçons de pelle, nommés par le Préfet de police, sur la présentation du commerce, et dont la tâche est de mesurer à l’hectolitre, sur bord et non comble, avec de longues pelles d’une forme déterminée. Puis, viennent les Porteurs aux larges épaules, au dos voûté, à la barbe noire et touffue; une médaille triangulaire décore leur poitrine; ils se courbent sous le poids des sacs énormes, et les portent chez les détaillants ou dans les maisons particulières qu’ils sont chargés d’approvisionner. La police a réglé leur marche, et appréhendant le regrat d’un combustible de première nécessité, elle leur dit: «Vous irez droit à votre destination sans vous arrêter en route. On vous présumerait coupable de fraude si l’on vous voyait sortir avec une charge, d’une maison particulière. Votre devoir est de prendre du charbon au marché et de le transporter aussitôt chez la pratique; mais vous ne pouvez tenir ni magasin, ni dépôt.» Les Porteurs de charbon ont donc à peine le temps de poser leur fardeau sur une planche, à la porte d’un cabaret, pour se rafraîchir d’un canon.
Les Porteurs de charbon sont divisés en séries de cent hommes, dont chacune se choisit un chef et un sous-chef. La fraternité est d’autant plus facile à maintenir entre les membres de cette république démocratique, que la plupart sont Auvergnats. La profession de Charbonnier est encore une de celles qu’accaparent les enfants du Puy-de-Dôme et du Cantal. Sur les bateaux comme dans les boutiques, on n’entend que le patois d’Auvergne, ce mélange barbare de latin, de langue romane et de français. Le Charbonnier détaillant, celui qui tient une boutique ouverte, est Auvergnat au premier chef, par les mœurs, par le dialecte, par l’avidité; de même que l’épicier, il revend très-cher en détail des denrées qui lui coûtent en gros bon marché: un sac de charbon de sept francs lui en rapporte quatorze. Il débite des cotrets, de la houille, des briquettes, du poussier, des fumerons, de la braise, et enfin de l’eau filtrée que contient un immense tonneau adossé à l’une des parois de la boutique.
On lit sur sa porte, en lettres majuscules:
Il est à croire qu’un commerce aussi étendu conduit le Charbonnier à la fortune, que nous lui souhaitons sincèrement...
Ainsi qu’à vous, cher lecteur.
Le Maçon.
XXIX.
LE MAÇON.
Sommaire: Les ouvriers en bâtiments.—Le chantier.—La journée du Maçon.—Les salaires.—Le Garçon compagnon.—Le dolce far niente.—Le Contre-Maître.—Le repas.—Un tas de plâtre et une pipe.—Le Logeur.—Faire Grève.—Les plaisirs du Maçon.—Les jours de fête.—La pose du bouquet.—La conduite.—Les Combats.—Le compagnonnage.—Diversité d’origines.—Le livret.
Parmi les différents corps de métiers, celui des Maçons ou, pour parler plus exactement, celui des Ouvriers en bâtiments, est un des plus importants, tant par la diversité des travaux que par les fonctions variées qu’il renferme. Jetez en effet un regard autour de vous, du coin de votre cheminée, parcourez de l’œil votre appartement, et vous jugerez aisément combien il a fallu d’ouvriers divers pour que la maison que vous habitez pût vous recevoir convenablement. Nous ne parlerons même pas des tentures, des glaces, de l’ameublement, de tous ces détails qui font le confortable; mais ces murailles solides, formées de blocs considérables qu’on a dû monter jusqu’au dernier étage; cette charpente qui soutient la toiture; ces saillies de la pierre, habilement dissimulées sous des lignes élégantes, parfois sous des sculptures; ces murs légers en moellons, ces cloisons qui divisent commodément l’espace, les parquets, les escaliers, les persiennes, la serrurerie, ont réclamé autant d’ouvriers spéciaux:
- L’appareilleur qui dessine la coupe de la pierre;
- Le scieur de pierres;
- Le tailleur de pierres qui la taille avec son ciseau;
- Le poseur et le contre-poseur qui la placent juste dans la position qu’elle doit occuper;
- Le Maçon, dit Limousin, auquel appartient la construction du mur en moellons;
- Le plâtrier qui fait les plafonds et les cloisons;
- Le charpentier qui établit les grosses pièces de charpente aux divers étages, depuis le rez-de-chaussée jusqu’à la toiture;
- Le menuisier qui pose les parquets, les escaliers, les portes, les persiennes;
- Le serrurier enfin qui fournit et scelle tous les ferrements, qui, les serrures terminées, en remet les clés au propriétaire.
Tous concourent, comme on le voit, à la construction d’une maison, et y laissent également trace de leur habileté et de leur intelligence; mais le titre que nous avons placé en tête de cet article nous ramène plus particulièrement à l’ouvrier chargé surtout des travaux en pierres de taille et en maçonnerie.
Sortez de très-bonne heure, à six heures en été, à huit heures en hiver, dirigez-vous vers une maison en construction, et Dieu merci, ce spectacle n’est pas rare à Paris, vous verrez arriver de tous côtés un régiment d’ouvriers, dont voici le signalement: blouse bleue ou blanche pour les uns; veste de grosse toile pour les autres; poche gonflée d’un paquet de tabac, d’une pipe ordinairement en terre et savamment culottée, enfin, d’un mouchoir de coton à carreaux rouges; pantalon de toile ou de cotonnade bleue; énormes et solides souliers où même la modeste chaussette n’est point admise. Le costume est complété par une casquette d’étoffe de drap, ou un chapeau qu’on soupçonne plutôt qu’on ne le reconnaît, sous le mouchetage qu’y ont laissé le plâtre délayé et la boue jaunâtre que produit le sciage de la pierre. Cette coiffure est déformée d’ailleurs par les coups de poing de l’amitié et de la colère.
Les porteurs de l’uniforme ci-dessus analysé sont les ouvriers du bâtiment qui viennent commencer leur journée.
Puisque aussi bien nous voici sur le chantier, nous y resterons, et tandis qu’ils vont, suivant l’usage antique, se réchauffer le coffre d’un canon de blanc ou de rouge, selon les goûts, deux mots au sujet du chantier.
Il se compose d’abord, comme sans doute vous le présumez, du lieu même où s’élève la maison et en outre de la portion de trottoir que l’administration concède à raison de cinq francs par mètre à l’entrepreneur durant toute la durée de la construction. Ainsi, quand on maudit ces clôtures de planches qui, durant plusieurs mois, viennent interrompre la circulation, du moins on a la consolation de penser que cela profitera à cet énorme budget de la ville de Paris qui permet à la municipalité d’accomplir tant d’améliorations en toutes choses; il y a compensation.
Six heures sonnent, et chacun reprend son ouvrage interrompu la veille. Les uns grimpent aux échelles et continuent la pose de leur pierre, les autres préparent le mortier ou le plâtre sur place. Si on a assez d’espace pour scier et tailler la pierre à pied-d’œuvre, comme disent les gens du métier, vous entendez de toutes parts grincer la scie, retentir le maillet du tailleur de pierre, sinon les bardeurs arrivent portant sur leur bar ou petite charrette à bras, la pierre qu’ils ont été chercher au chantier de sciage; les garçons Maçons ou manœuvres exécutent les ordres du compagnon Maçon auquel ils sont attachés; ils montent le mortier qu’ils ont préparé aux étages supérieurs, ils portent les pierres de petite dimension; enfin, ils rendent à leur compagnon tous les services utiles et souvent de pur agrément que celui-ci réclame avec l’espérance de se faire plus tard servir à leur tour.
Le garçon Maçon est, de tradition, le séide, l’alter-ego ou mieux le serviteur fidèle, dévoué d’un maître ou compagnon, d’habitude fort capricieux. Ainsi, un compagnon, perché à l’étage supérieur, appellera son garçon; celui-ci monte les cinq ou six échelles, saute d’échafaudage en échafaudage, de poutre en poutre.
«Dis donc, gamin, dit le compagnon, va me chercher ma pipe,» et la victime redescend avec la perspective de regrimper pour une raison tout aussi sérieuse.
Mais quand l’apprentissage sera terminé, quand il sera compagnon, le manœuvre aussi aura son garçon pour aller quérir sa pipe ou son tabac; et l’on parle des droits de l’homme et de la liberté individuelle!
S’il fallait de nos jours, où les rois sont liés par des chartes, des constitutions et des chambres, personnifier le despotisme, nous ne saurions mieux choisir que le compagnon Maçon et en regard nous mettrions son garçon comme le vivant symbole du dévouement et de l’abnégation; nous disons Maçon pour employer le terme générique sous lequel le monde désigne vulgairement les ouvriers en bâtiments; mais le tailleur de pierres, le poseur, le plâtrier, etc., ont aussi leur garçon.
Au surplus, si vous désirez avoir la valeur de tous ces travailleurs, évaluée en monnaie courante, la voici:
| Tailleur de pierres, la journée | 4 fr., 4 fr. 50 et 5 fr. |
| Maçons, poseurs, contre-poseurs, etc., la journée | 3 fr., 3 fr. 50, rarement 4 fr. |
| Garçons Maçons, manœuvres, etc. | 2 fr., 2 fr. 50. |
Pour l’entrepreneur, il n’y a pas d’autre distinction que celle-ci; pour lui tout se résout en plus ou moins de pièces de cinq francs à donner le jour de la paye. Peut-être bien même, pour beaucoup d’entre eux, l’estime qu’ils accordent à leurs ouvriers est en raison inverse du prix qu’ils leur donnent.
Aux pièces ou à la tâche, comme on évalue le travail plus que le temps, un bon ouvrier peut singulièrement augmenter son salaire et gagner jusqu’à sept et huit francs par jour, principalement les tailleurs de pierres qui, le plus ordinairement, travaillent à la tâche. Si tous ces ouvriers, répandus dans les diverses parties du bâtiment, étaient abandonnés à eux-mêmes, on peut dire sans crainte de les calomnier que la mousse aurait tout le temps de verdir sur chaque pierre et que Paris n’aurait pas vu de longtemps tous ces nouveaux quartiers qui s’élèvent comme par enchantement.
Le Maçon est essentiellement ami du proverbe: Hâte-toi lentement, ou de celui qui dit: Qui va doucement va longtemps (Chi va piano va lontano); probablement les plâtriers transfuges d’Italie auront apporté dans le métier cette grande maxime des paresseux, que les Maçons feraient volontiers graver en lettres d’or, dans leurs chantiers et dans leur chambrée. Aussi, cet amour exagéré a-t-il donné lieu à un proverbe caractéristique: Sueur de Maçon vaut un louis. On voit que leur réputation date de loin à cet égard.
Pour surveiller ses dispositions au dolce far niente, l’entrepreneur a sur les lieux un contre-maître qui prend le titre de maître compagnon Maçon, chargé de la direction des travailleurs. C’est lui qui gourmande les paresseux, marque les retardataires ou les absents. Il parcourt l’atelier, vérifie partout si le temps est bien employé, si les choses marchent convenablement, bien entendu qu’au besoin il donne çà et là un conseil et un coup de main; et ses services et ses avis sont d’autant plus nécessaires que tout ouvrier qui se trouve en présence d’une difficulté qui lui semble insoluble se croise paisiblement les bras et attend que le ciel ou le maître compagnon lui vienne en aide. On comprend facilement toute l’importance des fonctions de ce dernier et l’attention que l’entrepreneur doit apporter à le choisir. En effet, non-seulement il faut qu’il soit actif, intelligent, mais encore incorruptible, et qu’il sache résister courageusement aux jugements irrésistibles du marchand de vin. Habituellement, toutes ces précieuses qualités sont estimées au prix de 180 à 200 fr. par mois par l’entrepreneur qui garde à l’année et même pendant le temps du chômage, durant l’hiver, cet utile employé.
Pendant que nous avons parcouru le chantier, que nous avons flâné çà et là au milieu des échafaudages, le temps s’est écoulé, il est neuf heures, et au premier son de l’horloge, tout s’arrête; les bras restent en suspens. La pierre qu’on enlevait demeure en équilibre; toutes les mains ont presque lâché le câble, comme disent nos ouvriers, avant même qu’on eût donné un point d’appui à la masse menaçante suspendue en l’air; le mortier sèche sur la truelle; toutes les scies ont, d’un commun accord, cessé leur horrible grincement; c’est l’heure du déjeuner, et depuis le dernier manœuvre jusqu’au plus habile tailleur de pierres, personne ne donnerait au travail une minute de plus que le temps qu’il lui doit exactement. On a fait un reproche aux Maçons de cet ensemble admirable, de cette spontanéité touchante et unanime; mais nous demanderons si l’entrepreneur ne se hâte pas de les repincer au demi-cercle, pour employer une de ses expressions ordinaires, dès qu’il peut les surprendre en défaut. En exerçant rigoureusement le droit de quitter le chantier pour la table de la gargotte, le chantier est irréprochable; mais quand il faut reprendre le ciseau, quand le temps du repas est écoulé, il montre une conscience beaucoup moins scrupuleuse.
Tandis que les Manœuvres mangent modestement en plein air le morceau de charcuterie, ou l’angle de fromage de Brie, accompagné de l’énorme morceau de pain que vous avez certainement remarqué sous leur bras à leur arrivée au travail, les compagnons Maçons se rendent chez le marchand de vin le plus proche, qui, au moment du déjeuner, a eu l’attention de tremper la soupe, potage plantureux, flanqué de pommes de terre, de légumes, où la carotte tient un honorable rang, et dont le pain, fourni par les ouvriers, forme la base solide. Le tout est arrosé d’un ou deux litres selon le nombre des convives, et après ce repas où se traitent les affaires, où les nouvelles circulent, à la suite duquel le plus lettré lit le canard en vogue que le crieur public échange contre la pièce de cinq centimes, vulgairement un sou, chacun emploie le surplus de son loisir à son gré. La pipe en fait principalement les frais, et les Maçons, mollement couchés sur un tas de plâtre au soleil l’été, groupés l’hiver autour du feu, quand par hasard il s’en trouve sur le chantier ou dans les environs, lancent gravement la fumée avec toute l’insouciance du dandy qui vient après dîner fumer son cigare sur le boulevard des Italiens. Pour le Maçon, la distraction c’est le repos, et il abhorre tous les divertissements qui réclament de l’activité.
A dix heures on reprend le travail jusqu’à deux, on mange une seconde soupe, et la journée se termine à six heures. L’ouvrier est libre alors de regagner son gîte, et il faut, je vous assure, les séductions de ladite bouteille pour qu’il retarde l’heureux moment où il s’étendra dans son lit.
Les compagnons Maçons, comme tous les ouvriers, habitent à peu près tous les quartiers. Cependant ils se logent de préférence aux environs de l’Hôtel-de-Ville, et les petites rues sales et étroites qui avoisinent le palais municipal, renferment de nombreux garnis. Ils se réunissent pour former une chambrée, et s’installent chez un logeur qui cumule en outre l’office de restaurateur, ou plutôt de gargotier. C’est lui qui prépare le souper; c’est lui qui, dans le moment où le travail manque, fournit les repas à crédit à ceux dont il se croit sûr.
Le rendez-vous général des compagnons Maçons est à la place de Grève. Dès cinq heures du matin ils y arrivent en foule, et non-seulement les ouvriers s’y rendent, soit pour attendre de l’ouvrage, soit pour chercher des camarades; mais le rôleur (on appelle ainsi le compagnon spécialement chargé de trouver des engagements) et l’entrepreneur y viennent pour enrôler des travailleurs, c’est de ce point de réunion qu’est venue l’expression faire Grève, appliquée aux Maçons qui sont oisifs, soit faute de travail, soit volontairement. Les compagnons nouvellement débarqués à Paris pour y tenter la fortune, vont tout d’abord à la place de Grève. C’est encore là, chez le marchand de vin, dans cette arrière-boutique garnie de tables grossières dont les nappes marquées de larges taches violettes attestent la qualité du liquide, dans cet obscur refuge de l’ouvrier parisien, qu’on vient tour à tour se payer des rondes en attendant l’ouvrage; et souvent bien des coalitions, des complots, parfois d’honnêtes projets pour l’avenir se sont formés là, inter pocula, ce que nous traduisons librement par: en face d’une foule de litres, dans les tavernes enfumées où viennent siéger à la fois l’oisiveté, le malheur et la police.
Les charpentiers et les menuisiers font Grève comme les Maçons; pour les serruriers, ils ont élu domicile au Pont-au-Change, où la boutique du marchand de vin est également un annexe nécessaire, un asile rarement désert.
Nous avons longuement insisté sur les occupations des Maçons, parce que c’est au milieu de leurs travaux qu’on les voit avec leur véritable physionomie. Maintenant nous devrions sans doute parler de leurs plaisirs; mais on les connaît, ils sont calmes et se résument le plus souvent dans une consommation extraordinaire de veau froid, de gibelottes plus ou moins authentiques, de salades furieusement assaisonnées, et surtout de vin à six et à huit. Le tout est varié par des promenades de pure observation aux bals qui, dans toutes les saisons possibles, ont le privilége de fournir la banlieue de valses et de quadrilles. Assez fréquemment la journée se termine par des rixes auxquelles les Maçons prennent une part plus active. Nous ne reviendrons donc pas sur les joies un peu grossières qui sont les mêmes pour toutes les classes laborieuses de cette capitale, si fière de son luxe raffiné et de sa civilisation, et nous nous bornerons à nommer les jours de fête du Maçon, ceux où l’habit bleu à larges pans, à boutons de métal, s’étale fièrement au soleil, où l’on chausse les bottes carrées, solides comme les souliers, mais éclatantes d’une magnifique couche de cirage: jours solennels pour lesquels on se pare de la montre d’argent que laissent deviner le cordon de soie flottant galamment sur le gilet, et les breloques d’acier poli.
Le saint Dimanche, le lundi, surtout celui qui suit la paye; la fête patronale que les tailleurs de pierres célèbrent à l’Ascension, les charpentiers à la Saint-Pierre, les menuisiers à la Sainte-Anne, les serruriers à la Saint-Pierre; la Pose du bouquet, la Conduite des camarades à leur départ, sont autant de jours consacrés au repos par les Ouvriers en bâtiment, d’après les souvenirs les plus respectables et certainement les plus respectés.
Dans le nombre, deux fêtes méritent d’être signalées: la Pose du bouquet et la Conduite des camarades.
Quand les Ouvriers ont terminé un bâtiment, lorsque le dernier coup de ciseau est donné, que la dernière pièce de charpente est posée au faîte de l’édifice, ils se cotisent, achètent un énorme branchage encore couvert de sa verdure, qu’ils ornent de fleurs et de rubans; puis, l’un d’eux, choisi au hasard, va attacher au haut de la maison qu’on vient d’élever le bouquet resplendissant des Maçons, et quand tout l’atelier voit se balancer fièrement dans les airs le joyeux signe, quand il voit les faveurs voltiger à chaque brise, le feuillage onduler doucement au souffle du vent, au sommet de cette maison dont on creusait les fondations il y a quelques mois; il applaudit et lance un bruyant vivat. Cette cérémonie accomplie, on prend deux autres bouquets dont les dimensions font la beauté plutôt que le choix des fleurs, et on se rend chez le propriétaire, le bourgeois, puis chez l’entrepreneur. Tous deux, en échange de l’offrande fleurie et parfumée des ouvriers, lâchent quelques pièces de cinq francs avec lesquels on termine gaiement la journée, sans trop se rappeler les fatigues de la veille, sans s’inquiéter non plus des soucis du lendemain. La Pose du bouquet, modeste solennité, charmante des fleurs qui font la parure de ce jour, est une de ces heureuses traditions qu’on retrouve encore, mais trop rarement dans les différents corps de métiers.
La Conduite est une marque d’estime qu’on accorde plus peut-être dans les villes de province qu’à Paris à l’ouvrier qui s’éloigne et qui a su, durant son séjour, obtenir l’estime et l’amitié de sa corporation. Cette bienveillante démonstration est principalement en usage parmi les ouvriers affiliés à quelqu’une des sociétés de compagnonnage. Le jour du départ on se réunit en une troupe nombreuse, chacun revêtu de ses habits de fête, et on accompagne le partant jusqu’à une certaine distance de la ville qu’il abandonne. L’un porte sa canne, l’autre son sac, le reste se charge de verres et de bouteilles; puis on marche en causant, en chantant, en trinquant jusqu’au moment de la séparation; alors on porte une santé générale au voyageur, et l’on se sépare. Malheureusement la Conduite ne finit pas toujours aussi paisiblement, surtout parmi les ouvriers compagnons. Il arrive quelquefois qu’une société rivale, prévenue du départ, se rend sur les lieux; l’amicale séparation se transforme en une sanglante mêlée; souvent, l’ouvrier qui partait le cœur content, rempli d’espérance, joyeux à l’avance des aventures et de la liberté du voyage, voit son tour de France subitement interrompu, et ne quitte le champ de bataille que pour aller à l’hôpital attendre son rétablissement.
Toutefois, il faut ajouter, à l’honneur de nos ouvriers, que ces rencontres deviennent plus rares de jour en jour; mais les annales du compagnonnage renferment de nombreux récits de ces luttes acharnées.
Ainsi, sans remonter fort loin, en 1816, deux sociétés rivales de Tailleurs de Pierres, excitées par la jalousie, par la concurrence, se rencontrèrent aux environs de Lunel, dans le Languedoc, et en vinrent aux mains avec une fureur extrême. Le combat dura longtemps, et plusieurs combattants des deux parts y perdirent la vie. Comme dans de plus importantes circonstances, les deux partis célébrèrent également la victoire par des chansons. Nous citerons un couplet de l’une d’elles, pour montrer l’ardeur passionnée, barbare, avec laquelle on se combattait alors:
REFRAIN.
On peut juger, par ces brutales expressions, par ces vers horribles que nous empruntons à un livre publié sur le compagnonnage précisément par un ouvrier de bâtiment, un menuisier, de la fureur aveugle avec laquelle, dans trop d’occasions, ces associations ont défendu ce qu’elles appelaient les priviléges et la suprématie de leurs sociétés. Heureusement les mœurs tendent à s’adoucir; les préjugés s’effacent trop lentement, il est vrai, mais les chants des ouvriers sont inspirés aujourd’hui par une muse plus calme, plus bienveillante.
Les Maçons (et nous entendons par là les ouvriers plâtriers et ceux qui font les murs en moellons) s’engagent rarement dans les liens du compagnonnage; mais les menuisiers, les charpentiers, les serruriers, et particulièrement les tailleurs de pierres, qui sont considérés comme les compagnons le plus anciennement réunis, et dont l’affiliation, selon les mythes poétiques du compagnonnage, remonte à la fondation du temple de Salomon, appartiennent tous à des sociétés de compagnonnage. L’origine et la prééminence de ces réunions enfantent les interminables rivalités dont nous venons de parler.
Les compagnons tailleurs de pierres se partagent en deux sociétés: l’une des compagnons étrangers, surnommés les loups; l’autre des compagnons passants, dits les loups-garous; et l’animosité en était venue à ce point, qu’il était prudent, dit-on, quand on voulait faire construire un pont par des ouvriers rivaux, de mettre la rivière entre eux; encore cette barrière n’était-elle pas suffisante pour éviter toute querelle. Dans certaines villes, les compagnons se sont partagé les travaux des divers quartiers; et, pour ne citer que Paris, les uns ont adopté toute la partie de la ville située sur la rive gauche de la Seine, et les autres la rive droite.
Maintenant, peut-être désirerez-vous savoir si les ouvriers en bâtiments, ainsi que d’autres travailleurs qui viennent de préférence de certaines parties de la France, sont plutôt enfants du Midi que du Nord; s’ils arrivent des montueuses contrées du Puy-de-Dôme, du Dauphiné ou des plaines uniformes de la Champagne. Non, il n’en est pas de ces compagnons comme des chaudronniers, qui sortent tous des gorges calcinées du Cantal. Bordeaux aussi bien que Lille, les Hautes-Pyrénées et la Moselle, la Creuse et le Haut-Rhin, nous envoient également des ouvriers en bâtiments; et, dans ces patois de toute sorte qui se croisent à l’heure du repos, vous reconnaissez à la fois le vif accent du Provençal, la traînante prononciation du Lorrain, l’inintelligible et dur idiome de l’Alsacien. Ainsi, tout récemment, des ouvriers maçons ont quitté les travaux des fortifications de Paris parce qu’ils ne trouvaient pas la bière à leur gré (c’étaient des Flamands); au chemin de fer de Rouen, des travailleurs ont repassé la Manche pour redemander à la perfide Albion ses brouillards et son ale. Cependant on remarque que les manœuvres sont fournis par l’Allemagne dans une proportion considérable; et parfois leur importation est tellement récente, que le moins ignorant, ou, si vous voulez, le plus savant d’entre eux, doit servir, sur le chantier, d’interprète à ses compatriotes. Les habitants de la Creuse sont aussi assez nombreux pour que leur tranquillité, leur honnête conduite, aient acquis à leur département une honorable réputation de moralité. La Picardie, la Normandie, le Dauphiné, le département de l’Hérault, donnent d’excellents tailleurs de pierre.
Cependant il nous faut signaler la classe d’ouvriers chargée de monter les murs, les Limousins, qui sortent exclusivement du pays de Limoges, et qui ont fait donner aux travaux spéciaux auxquels ils se livrent la désignation caractéristique de limousinage. Ceux-ci font corps par leur commune nationalité. Ils témoignent généralement d’une parcimonie que les médisants appellent même avarice. Pendant le temps du chômage, qui commence environ au 20 novembre, et qui dure jusqu’au milieu du mois de mars, les Limousins, soit isolément, soit réunis, regagnent assez habituellement le pays qui leur a donné le jour; ils y apportent leurs épargnes de l’année. Et puis, une dernière fois, ils reviennent dans leur chère patrie pour ne la plus quitter, et narguent alors les maîtres et le chômage.
Dans un pays comme le nôtre, où la police veille avec une si touchante sollicitude sur tous les citoyens, vous devez bien penser qu’elle n’a rien négligé pour maintenir l’ordre, la soumission parmi cette vaste corporation des ouvriers en bâtiments, et pour être à même de vérifier à tout instant leur moralité. L’administration a donc multiplié les règlements, les ordonnances; elle mesure les pas des compagnons, fixe leurs itinéraires, décide des salaires, de la durée du travail, etc., etc.; enfin elle exige de tous un livret, qui est, en quelque sorte, le compte-courant de la conduite et de la position du travailleur. Ce sont les mémoires fort abrégés de son existence en même temps que son livre de compte; il y inscrit la date de ses engagements, le nom de ses maîtres, les sommes qu’il reçoit, et sur la première page, les noms, prénoms, professions, etc., etc., selon l’éternelle formule. On le voit, si, pour les mauvais ouvriers, le livret est un acte perpétuel d’accusation, pour les compagnons zélés, laborieux, honnêtes, il devient un véritable livre d’or où sont inscrits ses titres de noblesse, les plus honorables de tous: ceux que donnent l’intelligence, le travail et l’honnêteté.
Aussi sommes-nous sûr que ces illustres industriels qui, par leur active persévérance, sont arrivés des rangs inférieurs à une haute position, ne regardent pas sans orgueil l’humble livret qui fut le confident de leur misère, de leurs fatigues d’autrefois; et on peut calculer avec une certaine fierté ses revenus, quand, après avoir manié des billets de banque, on jette les yeux sur les pages crasseuses et raturées de son ancien livret.
TABLE DES MATIÈRES
ET DES VIGNETTES.
| Pages. | |
| Introduction | I |
| Le Suisse | 1 |
| Intérieur d’Église | 1 |
| Le Suisse conduisant le Desservant à l’autel | 8 |
| Le Pêcheur des Côtes | 9 |
| Fils de Pêcheurs | 9 |
| Sloop, ou Bateau-Pêcheur; vue des côtes de Normandie | 16 |
| Le Maraîcher | 17 |
| Maison de Maraîcher aux Ternes, près Paris | 17 |
| Treuil ou Manége d’arrosement; clos de Maraîcher | 24 |
| Le Nourrisseur | 25 |
| Laitière parisienne | 25 |
| Intérieur d’Étable | 32 |
| Le Berger | 33 |
| Parc et Cabane de Berger | 33 |
| Groupe de Moutons au champ | 40 |
| La Cuisinière | 41 |
| Intérieur de Cuisine | 41 |
| La Cuisinière et ses Cousins | 48 |
| Le Porteur d’Eau | 49 |
| Porteurs d’Eau au tonneau | 49 |
| Fontaine de la rue de l’Échelle | 56 |
| Le Maréchal-Ferrant | 57 |
| Ferrage | 57 |
| Intérieur de Forge, à Montmartre | 64 |
| La Marchande des Quatre-Saisons | 65 |
| Groupes de Marchandes | 65 |
| Groupes de Marchandes | 72 |
| Le Marchand de Coco | 73 |
| Marchands et Marchandes de Coco | 73 |
| Marchandes de Coco à poste fixe | 80 |
| Le Boucher | 81 |
| Bœuf conduit à l’échaudoir; Bâtiments de l’Abattoir Rochechouart | 81 |
| Garçons d’Échaudoir égorgeant des moutons; l’un d’eux tient un bâton avec lequel il imprime au sang un mouvement circulaire pour l’empêcher de se cailler | 88 |
| Le Vitrier-Ambulant, le Vitrier-Peintre | 89 |
| Entrée d’un Vitrier-Ambulant dans un village | 89 |
| Vitriers-Peintres | 96 |
| La Marchande de Poissons | 97 |
| Débarquement de la marée sur le carreau de la Halle | 97 |
| Marchande de Poissons à l’angle de la place Saint-Eustache | 104 |
| La Blanchisseuse | 105 |
| Bateau de Blanchisseuses, au bas du quai des Lunettes | 105 |
| Intérieur d’atelier | 112 |
| Le Fort de la Halle | 113 |
| Groupes de Forts | 113 |
| Forts de la Halle aux Blés | 120 |
| La Cardeuse de Matelas | 121 |
| Bourse des Cardeurs et Cardeuses | 121 |
| Cardeuses au travail | 128 |
| Le Boulanger | 129 |
| Boulangers en promenade | 129 |
| Intérieur de Boulangerie | 136 |
| La Femme de Ménage | 137 |
| Femme de Ménage faisant un lit | 137 |
| Intérieur de la salle à manger | 142 |
| Le Balayeur | 143 |
| Balayeurs et Balayeuses allant au travail | 143 |
| Balayeurs au travail | 150 |
| La Marchande de la Halle | 151 |
| Voyage de la Marchande de la Halle à Paris | 151 |
| Paysage; Vue prise en Normandie | 156 |
| Le Cocher de Fiacre | 157 |
| Cocher sur son siége | 157 |
| Station | 168 |
| Le Chiffonnier | 169 |
| Chiffonnier à la veillée | 169 |
| Chiffonnier et Chiffonnière | 176 |
| L’Égouttier | 177 |
| Groupes d’Égouttiers | 177 |
| Égouttiers en marche | 184 |
| Le Marchand de Peaux de Lapins | 185 |
| Repos dans la campagne | 185 |
| Conclusion du marché | 190 |
| Le Portier | 191 |
| Loge de Concierge | 191 |
| Portier dans l’exercice de ses fonctions | 200 |
| L’Allumeur | 201 |
| Allumeur préparant un réverbère | 201 |
| Allumeur de réverbères et Allumeur de gaz | 206 |
| Le Rémouleur | 207 |
| Rémouleur ambulant | 207 |
| Rémouleur parisien | 210 |
| Le Charbonnier | 211 |
| Planche à charbon à la porte d’un marchand de vins | 211 |
| Porteur de charbon | 216 |
| Le Maçon | 217 |
| Bardeurs venant de chercher une pierre au chantier de sciage | 217 |
| Groupe de Maçons | 228 |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
Au lecteur.
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