Les liaisons dangereuses: Lettres recueillies dans une Société et publiées pour l'instruction de quelques autres
LETTRE XLIV
Le Vicomte de VALMONT à la Marquise de MERTEUIL.
Partagez ma joie, ma belle amie: je suis aimé, j’ai triomphé de ce cœur rebelle. C’est en vain qu’il dissimule encore, mon heureuse adresse a surpris son secret. Grâce à mes soins actifs, je sais tout ce qui m’intéresse: depuis la nuit, l’heureuse nuit d’hier, je me trouve dans mon élément, j’ai repris toute mon existence, j’ai dévoilé un double mystère d’amour et d’iniquité, je jouirai de l’un, je me vengerai de l’autre, je volerai de plaisirs en plaisirs. La seule idée que je m’en fais me transporte au point que j’ai quelque peine à rappeler ma prudence, que j’en aurai peut-être à mettre de l’ordre dans le récit que j’ai à vous faire. Essayons cependant.
Hier même, après vous avoir écrit ma lettre, j’en reçus une de la céleste dévote. Je vous l’envoie, vous y verrez qu’elle me donne, le moins maladroitement qu’elle peut, la permission de lui écrire, mais elle y presse mon départ et je sentais bien que je ne pouvais le différer trop longtemps sans me nuire.
Tourmenté cependant du désir de savoir qui pouvait avoir écrit contre moi, j’étais encore incertain du parti que je prendrais. Je tentai de gagner la femme de chambre et je voulus obtenir d’elle de me livrer les poches de sa maîtresse, dont elle pouvait s’emparer aisément le soir et qu’il lui était facile de replacer le matin, sans donner le moindre soupçon. J’offris dix louis pour ce léger service, mais je ne trouvai qu’une bégueule, scrupuleuse ou timide, que mon éloquence ni mon argent ne purent vaincre. Je la prêchais encore quand le souper sonna. Il fallut la laisser, trop heureux qu’elle voulût bien me promettre le secret, sur lequel même vous jugez que je ne comptais guère.
Jamais je n’eus plus d’humeur. Je me sentais compromis et je me reprochai, toute la soirée, ma démarche imprudente.
Retiré chez moi, non sans inquiétude, je parlai à mon chasseur, qui, en sa qualité d’amant heureux, devait avoir quelque crédit. Je voulais, ou qu’il obtînt de cette fille de faire ce que je lui avais demandé, ou au moins qu’il s’assurât de sa discrétion; mais lui, qui d’ordinaire ne doute de rien, parut douter du succès de cette négociation et me fit à ce sujet une réflexion qui m’étonna par sa profondeur.
«Monsieur sait sûrement mieux que moi, me dit-il, que coucher avec une fille ce n’est que lui faire faire ce qui lui plaît; de là à lui faire faire ce que nous voulons, il y a souvent bien loin.»
Le bon sens du maraud quelquefois m’épouvante[21].
«Je réponds d’autant moins de celle-ci, ajouta-t-il, que j’ai lieu de croire qu’elle a un amant et que je ne la dois qu’au désœuvrement de la campagne. Aussi, sans mon zèle pour le service de monsieur, je n’aurais eu cela qu’une fois». (C’est un vrai trésor que ce garçon!) «Quant au secret, ajouta-t-il encore, à quoi servira-t-il de le lui faire promettre, puisqu’elle ne risquera rien à nous tromper? Lui en reparler ne ferait que lui mieux apprendre qu’il est important, et par là lui donner plus d’envie d’en faire sa cour à sa maîtresse.»
Plus ces réflexions étaient justes, plus mon embarras augmentait. Heureusement le drôle était en train de jaser, et comme j’avais besoin de lui, je le laissais faire. Tout en me racontant son histoire avec cette fille, il m’apprit que comme la chambre qu’elle occupe n’est séparée de celle de sa maîtresse que par une simple cloison, qui pouvait laisser entendre un bruit suspect, c’était dans la sienne qu’ils se rassemblaient chaque nuit. Aussitôt je formai mon plan, je le lui communiquai et nous l’exécutâmes avec succès.
J’attendis deux heures du matin et alors je me rendis, comme nous en étions convenus, à la chambre du rendez-vous, portant de la lumière avec moi, et sous prétexte d’avoir sonné plusieurs fois inutilement. Mon confident, qui joue ses rôles à merveille, donna une petite scène de surprise, de désespoir et d’excuse, que je terminai en l’envoyant me faire chauffer de l’eau, dont je feignis avoir besoin, tandis que la scrupuleuse chambrière était d’autant plus honteuse que le drôle, qui avait voulu renchérir sur mes projets, l’avait déterminée à une toilette que la saison comportait, mais qu’elle n’excusait pas.
Comme je sentais que plus cette fille serait humiliée, plus j’en disposerais facilement, je ne lui permis de changer ni de situation ni de parure, et après avoir ordonné à mon valet de m’attendre chez moi, je m’assis à côté d’elle sur le lit qui était fort en désordre, et je commençai ma conversation. J’avais besoin de garder l’empire que la circonstance me donnait sur elle; aussi conservai-je un sang-froid qui eût fait honneur à la continence de Scipion, et sans prendre la plus petite liberté avec elle, ce que pourtant sa fraîcheur et l’occasion semblaient lui donner le droit d’espérer, je lui parlai d’affaires aussi tranquillement que j’aurais pu faire avec un procureur.
Mes conditions furent que je garderais fidèlement le secret, pourvu que le lendemain, à pareille heure à peu près, elle me livrât les poches de sa maîtresse. «Au reste, ajoutai-je, je vous avais offert dix louis hier, je vous les promets encore aujourd’hui. Je ne veux pas abuser de votre situation». Tout fut accordé, comme vous pouvez croire; alors je me retirai et permis à l’heureux couple de réparer le temps perdu.
J’employai le mien à dormir, et à mon réveil, voulant avoir un prétexte pour ne pas répondre à la lettre de ma belle avant d’avoir visité ses papiers, ce que je ne pouvais faire que la nuit suivante, je me décidai à aller à la chasse, où je restai presque tout le jour.
A mon retour, je fus reçu assez froidement. J’ai lieu de croire qu’on fut un peu piqué du peu d’empressement que je mettais à profiter du temps qui me restait, surtout après la lettre plus douce que l’on m’avait écrite. J’en juge ainsi, sur ce que Mme de Rosemonde m’ayant fait quelques reproches sur cette longue absence, ma belle reprit avec un peu d’aigreur: «Ah! ne reprochons pas à M. de Valmont de se livrer au seul plaisir qu’il peut trouver ici.» Je me plaignis de cette injustice, et j’en profitai pour assurer que je me plaisais tant avec ces dames que j’y sacrifiais une lettre très intéressante que j’avais à écrire. J’ajoutai que, ne pouvant trouver le sommeil depuis plusieurs nuits, j’avais voulu essayer si la fatigue me le rendrait, et mes regards expliquaient assez le sujet de ma lettre et la cause de mon insomnie. J’eus soin d’avoir toute la soirée une douceur mélancolique, qui me parut réussir assez bien et sous laquelle je masquai l’impatience où j’étais de voir arriver l’heure qui devait me livrer le secret qu’on s’obstinait à me cacher. Enfin nous nous séparâmes et, quelque temps après, la fidèle femme de chambre vint m’apporter le prix convenu de ma discrétion.
Une fois maître de ce trésor, je procédai à l’inventaire avec la prudence que vous me connaissez, car il était important de remettre tout en place. Je tombai d’abord sur deux lettres du mari, mélange indigeste de détails de procès et de tirades d’amour conjugal, que j’eus la patience de lire en entier et où je ne trouvai pas un mot qui eût rapport à moi. Je les replaçai avec humeur, mais elle s’adoucit en trouvant sous ma main les morceaux de la fameuse lettre de Dijon, soigneusement rassemblés. Heureusement il me prit fantaisie de la parcourir. Jugez de ma joie en y apercevant les traces bien distinctes des larmes de mon adorable dévote. Je l’avoue, je cédai à un mouvement de jeune homme et baisai cette lettre avec un transport dont je ne me croyais plus susceptible. Je continuai l’heureux examen, je retrouvai toutes mes lettres de suite et par ordre de dates, et ce qui me surprit plus agréablement encore fut de retrouver la première de toutes, celle que je croyais m’avoir été rendue par une ingrate, fidèlement copiée de sa main, et d’une écriture altérée et tremblante, qui témoignait assez la douce agitation de son cœur pendant cette occupation.
Jusque-là j’étais tout entier à l’amour, bientôt il fit place à la fureur. Qui croyez-vous qui veuille me perdre auprès de cette femme que j’adore? Quelle furie supposez-vous assez méchante pour tramer une pareille noirceur? Vous la connaissez: c’est votre amie, votre parente, c’est Mme de Volanges. Vous n’imaginez pas quel tissu d’horreurs l’infernale mégère lui a écrit sur mon compte. C’est elle, elle seule, qui a troublé la sécurité de cette femme angélique; c’est par ses conseils, par ses avis pernicieux que je me vois forcé de m’éloigner, c’est à elle enfin que l’on me sacrifie. Ah! sans doute il faut séduire sa fille, mais ce n’est pas assez, il faut la perdre, et puisque l’âge de cette maudite femme la met à l’abri de mes coups, il faut la frapper dans l’objet de ses affections.
Elle veut donc que je revienne à Paris! elle m’y force! soit, j’y retournerai, mais elle gémira de mon retour. Je suis fâché que Danceny soit le héros de cette aventure, il a un fonds d’honneur qui nous gênera; cependant il est amoureux et je le vois souvent, on pourra peut-être en tirer parti. Je m’oublie dans ma colère et je ne songe pas que je vous dois le récit de ce qui s’est passé aujourd’hui. Revenons.
Ce matin, j’ai revu ma sensible prude. Jamais je ne l’avais trouvée si belle. Cela devait être ainsi: le plus beau moment d’une femme, le seul où elle puisse produire cette ivresse de l’âme, dont on parle toujours et qu’on éprouve si rarement, est celui où, assurés de son amour, nous ne le sommes pas de ses faveurs, et c’est précisément le cas où je me trouvais. Peut-être aussi l’idée que j’allais être privé du plaisir de la voir servait-il à l’embellir. Enfin, à l’arrivée du courrier on m’a remis votre lettre du 27, et pendant que je la lisais j’hésitais encore pour savoir si je tiendrais ma parole, mais j’ai rencontré les yeux de ma belle et il m’aurait été impossible de lui rien refuser.
J’ai donc annoncé mon départ. Un moment après, Mme de Rosemonde nous a laissés seuls, mais j’étais encore à quatre pas de la farouche personne, que se levant avec l’air de l’effroi: «Laissez-moi, laissez-moi, monsieur, m’a-t-elle dit, au nom de Dieu, laissez-moi.» Cette prière fervente, qui décelait son émotion, ne pouvait que m’animer davantage. Déjà j’étais auprès d’elle et je tenais ses mains qu’elle avait jointes avec une expression tout à fait touchante; là je commençais de tendres plaintes, quand un démon ennemi ramena Mme de Rosemonde. La timide dévote, qui a en effet quelques raisons de craindre, en a profité pour se retirer.
Je lui ai pourtant offert la main qu’elle a acceptée, et augurant bien de cette douceur, qu’elle n’avait pas eue depuis longtemps, tout en recommençant mes plaintes j’ai essayé de serrer la sienne. Elle a d’abord voulu la retirer, mais sur une instance plus vive elle s’est livrée d’assez bonne grâce, quoique sans répondre ni à ce geste, ni à mes discours. Arrivé à la porte de son appartement j’ai voulu baiser cette main, avant de la quitter. La défense a commencé par être franche, mais un songez donc que je pars, prononcé bien tendrement, l’a rendue gauche et insuffisante. A peine le baiser a-t-il été donné, que la main a retrouvé sa force pour échapper et que la belle est entrée dans son appartement, où était sa femme de chambre. Ici finit mon histoire.
Comme je présume que vous serez demain chez la maréchale de..., où sûrement je n’irai pas vous trouver, comme je me doute bien aussi qu’à notre première entrevue nous aurons plus d’une affaire à traiter, et notamment celle de la petite Volanges, que je ne perds pas de vue, j’ai pris le parti de me faire précéder par cette lettre, et toute longue qu’elle est, je ne la fermerai qu’au moment de l’envoyer à la poste, car au terme où j’en suis, tout peut dépendre d’une occasion, et je vous quitte pour aller l’épier.
P.-S. à huit heures du soir.
Rien de nouveau, pas le plus petit moment de liberté, du soin même pour l’éviter. Cependant, autant de tristesse que la décence en permettait, pour le moins. Un autre événement, qui peut ne pas être indifférent, c’est que je suis chargé d’une invitation de Mme de Rosemonde à Mme de Volanges, pour venir passer quelque temps chez elle à la campagne.
Adieu, ma belle amie, à demain ou après-demain au plus tard.
De..., ce 28 août 17**.
[21] Piron, Métromanie.
LETTRE XLV
La Présidente de TOURVEL à Madame de VOLANGES.
M. de Valmont est parti ce matin, madame, vous m’avez paru tant désirer ce départ que j’ai cru devoir vous en instruire. Mme de Rosemonde regrette beaucoup son neveu, dont il faut convenir qu’en effet la société est agréable; elle a passé toute la matinée à m’en parler avec la sensibilité que vous lui connaissez, elle ne tarissait pas sur son éloge. J’ai cru lui devoir la complaisance de l’écouter sans la contredire, d’autant qu’il faut avouer qu’elle avait raison sur beaucoup de points. Je sentais de plus que j’avais à me reprocher d’être la cause de cette séparation, et je n’espère pas pouvoir la dédommager du plaisir dont je l’ai privée. Vous savez que j’ai naturellement peu de gaieté et le genre de vie que nous allons mener ici n’est pas fait pour l’augmenter.
Si je ne m’étais pas conduite d’après vos avis, je craindrais d’avoir agi un peu légèrement, car j’ai vraiment été peinée de la douleur de ma respectable amie, elle m’a touchée au point que j’aurais volontiers mêlé mes larmes aux siennes.
Nous vivons à présent dans l’espoir que vous accepterez l’invitation que M. de Valmont doit vous faire, de la part de Mme de Rosemonde, de venir passer quelque temps chez elle. J’espère que vous ne doutez pas du plaisir que j’aurai à vous y voir, et en vérité vous nous devez ce dédommagement. Je serai fort aise de trouver cette occasion de faire une connaissance plus prompte avec Mlle Volanges, et d’être à la portée de vous convaincre de plus en plus des sentiments respectueux, etc.
De..., ce 29 août 17**.
LETTRE XLVI
Le Chevalier DANCENY à CÉCILE VOLANGES.
Que vous est-il donc arrivé, mon adorable Cécile? Qui a pu causer en vous un changement si prompt et si cruel? Que sont devenus vos serments de ne jamais changer? Hier encore, vous les réitériez avec tant de plaisir! Qui peut aujourd’hui vous les faire oublier? J’ai beau m’examiner, je ne puis en trouver la cause en moi, et il m’est affreux d’avoir à la chercher en vous. Ah! sans doute vous n’êtes ni légère, ni trompeuse, et même dans ce moment de désespoir, un soupçon outrageant ne flétrira point mon âme. Cependant, par quelle fatalité n’êtes-vous plus la même? Non, cruelle, vous ne l’êtes plus! La tendre Cécile, la Cécile que j’adore et dont j’ai reçu les serments n’aurait point évité mes regards, n’aurait point contrarié le hasard heureux qui me plaçait auprès d’elle; ou si quelque raison que je ne peux concevoir, l’avait forcée à me traiter avec tant de rigueur, elle n’eût pas au moins dédaigné de m’en instruire.
Ah! vous ne savez pas, vous ne saurez jamais, ma Cécile, ce que vous m’avez fait souffrir aujourd’hui, ce que je souffre encore en ce moment. Croyez-vous donc que je puisse vivre et ne plus être aimé de vous? Cependant, quand je vous ai demandé un mot, un seul mot, pour dissiper mes craintes, au lieu de me répondre vous avez feint de craindre d’être entendue; et cet obstacle, qui n’existait pas alors, vous l’avez fait naître aussitôt par la place que vous avez choisie dans le cercle. Quand forcé de vous quitter je vous ai demandé l’heure à laquelle je pourrais vous revoir demain, vous avez feint de l’ignorer et il a fallu que ce fût Mme de Volanges qui m’en instruisît. Ainsi ce moment toujours si désiré qui doit me rapprocher de vous, demain ne fera naître en moi que de l’inquiétude, et le plaisir de vous voir, jusqu’alors si cher à mon cœur, sera remplacé par la crainte de vous être importun.
Déjà, je le sens, cette crainte m’arrête et je n’ose vous parler de mon amour. Ce je vous aime, que j’aimais tant à répéter quand je pouvais l’entendre à mon tour, ce mot si doux qui suffisait à ma félicité, ne m’offre plus, si vous êtes changée, que l’image d’un désespoir éternel. Je ne puis croire pourtant que ce talisman de l’amour ait perdu toute sa puissance et j’essaie de m’en servir encore[22]. Oui, ma Cécile, je vous aime. Répétez donc avec moi cette expression de mon bonheur. Songez que vous m’avez accoutumé à l’entendre et que m’en priver c’est me condamner un tourment qui, de même que mon amour, ne finira qu’avec ma vie.
De..., ce 29 août 17**.
[22] Ceux qui n’ont pas eu l’occasion de sentir quelquefois le prix d’un mot, d’une expression consacrés par l’amour, ne trouveront aucun sens dans cette phrase.
LETTRE XLVII
Le Vicomte de VALMONT à la Marquise de MERTEUIL.
Je ne vous verrai pas encore aujourd’hui, ma belle amie, et voici mes raisons, que je vous prie de recevoir avec indulgence.
Au lieu de revenir hier directement, je me suis arrêté chez la comtesse de ***, dont le château se trouvait presque sur ma route et à qui j’ai demandé à dîner. Je ne suis arrivé à Paris que vers les sept heures et je suis descendu à l’Opéra, où j’espérais que vous pouviez être.
L’Opéra fini, j’ai été revoir mes amies au foyer; j’y ai retrouvé mon ancienne Émilie entourée d’une cour nombreuse, tant en femmes qu’en hommes, à qui elle donnait le soir même à souper à P... Je ne fus pas plus tôt entré dans ce cercle que je fus prié du souper par acclamation. Je le fus aussi par une petite figure grosse et courte qui me baragouina une invitation en français de Hollande, et que je reconnus pour le véritable héros de la fête. J’acceptai.
J’appris, dans ma route, que la maison où nous allions était le prix convenu des bontés d’Émilie pour cette figure grotesque, et que ce souper était un véritable festin de noce. Le petit homme ne se possédait pas de joie dans l’attente du bonheur dont il allait jouir; il m’en parut si satisfait, qu’il me donna envie de le troubler, ce que je fis en effet.
La seule difficulté que j’éprouvai fut de décider Émilie, que la richesse du bourgmestre rendait un peu scrupuleuse. Elle se prêta cependant, après quelques façons, au projet que je donnai de remplir de vin ce petit tonneau à bière et de le mettre ainsi hors de combat pour toute la nuit.
L’idée sublime que nous nous étions formée d’un buveur hollandais nous fit employer tous les moyens connus. Nous réussîmes si bien qu’au dessert il n’avait déjà plus la force de tenir son verre, mais la secourable Émilie et moi l’entonnions à qui mieux mieux. Enfin, il tomba sous la table, dans une ivresse telle qu’elle doit au moins durer huit jours. Nous nous décidâmes alors à le renvoyer à Paris, et comme il n’avait pas gardé sa voiture, je le fis charger dans la mienne, et je restai à sa place. Je reçus ensuite les compliments de l’assemblée qui se retira bientôt après et me laissa maître du champ de bataille. Cette gaieté, et peut-être ma longue retraite, m’ont fait trouver Émilie si désirable que je lui ai promis de rester avec elle jusqu’à la résurrection du Hollandais.
Cette complaisance de ma part est le prix de celle qu’elle vient d’avoir, de me servir de pupitre pour écrire à ma belle dévote à qui j’ai trouvé plaisant d’envoyer une lettre écrite du lit et presque d’entre les bras d’une fille, interrompue même pour une infidélité complète, et dans laquelle je lui rends un compte exact de ma situation et de ma conduite. Émilie, qui a lu l’épître, en a ri comme une folle, et j’espère que vous en rirez aussi.
Comme il faut que ma lettre soit timbrée de Paris, je vous l’envoie; je la laisse ouverte. Vous voudrez bien la lire, la cacheter et la faire mettre à la poste. Surtout n’allez pas vous servir de votre cachet ni même d’aucun emblème amoureux, une tête seulement. Adieu, ma belle amie.
P.-S.—Je rouvre ma lettre, j’ai décidé Émilie à aller aux Italiens... Je profiterai de ce temps pour aller vous voir. Je serai chez vous à six heures au plus tard et, si cela vous convient, nous irons ensemble, vers les sept heures, chez Mme de Volanges. Il sera décent que je ne diffère pas l’invitation que j’ai à lui faire de la part de Mme de Rosemonde, de plus, je serai bien aise de voir la petite Volanges.
Adieu, très belle dame. Je veux avoir tant de plaisir à vous embrasser que le chevalier puisse en être jaloux.
De P..., ce 30 août 17**.
LETTRE XLVIII
Le Vicomte de VALMONT à la Présidente de TOURVEL.
Timbrée de Paris.
C’est après une nuit orageuse et pendant laquelle je n’ai pas fermé l’œil, c’est après avoir été sans cesse ou dans l’agitation d’une ardeur dévorante, ou dans l’entier anéantissement de toutes les facultés de mon âme, que je viens chercher auprès de vous, madame, un calme dont j’ai besoin et dont pourtant je n’espère pas jouir encore. En effet, la situation où je suis en vous écrivant me fait connaître plus que jamais la puissance irrésistible de l’amour; j’ai peine à conserver assez d’empire sur moi pour mettre quelque ordre dans mes idées, et déjà je prévois que je ne finirai pas cette lettre sans être obligé de l’interrompre. Quoi! ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j’éprouve en ce moment? J’ose croire cependant que si vous le connaissiez bien vous n’y seriez pas entièrement insensible. Croyez-moi, madame, la froide tranquillité, le sommeil de l’âme, image de la mort, ne mènent point au bonheur, les passions actives peuvent seules y conduire, et malgré les tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte que, dans ce moment, je suis plus heureux que vous. En vain m’accablez-vous de vos rigueurs désolantes, elles ne n’empêchent point de m’abandonner entièrement à l’amour, et d’oublier dans le délire qu’il me cause le désespoir auquel vous me livrez. C’est ainsi que je veux me venger de l’exil auquel vous me condamnez. Jamais je n’eus tant de plaisir en vous écrivant; jamais je ne ressentis dans cette occupation une émotion si douce et cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports; l’air que je respire est plein de volupté, la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour; combien elle va s’embellir à mes yeux! j’aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours! Pardonnez, je vous en supplie, au désordre de mes sens. Je devrais peut-être m’abandonner moins à des transports que vous ne partagez pas; il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s’augmente à chaque instant et qui devient plus forte que moi.
Je reviens à vous, madame, et sans doute j’y reviens toujours avec le même empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi, il a fait place à celui des privations cruelles. A quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments si je cherche en vain les moyens de vous convaincre? Après tant d’efforts réitérés, la confiance et la force m’abandonnent à la fois. Si je me retrace encore les plaisirs de l’amour, c’est pour sentir plus vivement le regret d’en être privé. Je ne me vois de ressource que dans votre indulgence et je sens trop, dans ce moment, combien j’en ai besoin pour espérer de l’obtenir. Cependant, jamais mon amour ne fut plus respectueux, jamais il ne dut moins vous offenser; il est tel, j’ose le dire, que la vertu la plus sévère ne devrait pas le craindre; mais je crains moi-même de vous entretenir plus longtemps de la peine que j’éprouve. Assuré que l’objet qui la cause ne la partage pas, il ne faut pas au moins abuser de ses bontés, et ce serait le faire que d’employer plus de temps à vous retracer cette douloureuse image. Je ne prends plus que celui de vous supplier de me répondre, et de ne jamais douter de la vérité de mes sentiments.
Écrite de P..., datée de Paris, le 30 août 17**.
LETTRE XLIX
CÉCILE VOLANGES au Chevalier DANCENY.
Sans être ni légère ni trompeuse, il me suffit, monsieur, d’être éclairée sur ma conduite pour sentir la nécessité d’en changer; j’en ai promis le sacrifice à Dieu, jusqu’à ce que je puisse lui offrir aussi celui de mes sentiments pour vous, que l’état religieux dans lequel vous êtes rend plus criminels encore. Je sens bien que cela me fera de la peine, et je ne vous cacherai même pas que depuis avant-hier j’ai pleuré toutes les fois que j’ai songé à vous. Mais j’espère que Dieu me fera la grâce de me donner la force nécessaire pour vous oublier, comme je la lui demande soir et matin. J’attends même de votre amitié et de votre honnêteté, que vous ne chercherez pas à me troubler dans la bonne résolution qu’on m’a inspirée et dans laquelle je tâche de me maintenir. En conséquence, je vous demande d’avoir la complaisance de ne me plus écrire, d’autant que je vous préviens que je ne vous répondrais plus et que vous me forceriez d’avertir maman de tout ce qui se passe, ce qui me priverait tout à fait du plaisir de vous voir.
Je n’en conserverai pas moins pour vous tout l’attachement qu’on puisse avoir sans qu’il y ait du mal; et c’est bien de toute mon âme que je vous souhaite toute sorte de bonheur. Je sens bien que vous allez ne plus m’aimer autant, et que peut-être vous en aimerez bientôt une autre mieux que moi. Mais ce sera une pénitence de plus de la faute que j’ai commise en vous donnant mon cœur, que je ne devais donner qu’à Dieu et à mon mari, quand j’en aurai un. J’espère que la miséricorde divine aura pitié de ma faiblesse et qu’elle ne me donnera de peine que ce que j’en pourrai supporter.
Adieu, monsieur; je peux bien vous assurer que s’il m’était permis d’aimer quelqu’un, ce ne serait jamais que vous que j’aimerais. Mais voilà tout ce que je peux vous dire, et c’est peut-être même plus que je ne devrais.
De..., ce 31 août 17**.
LETTRE L
La Présidente de TOURVEL au Vicomte de VALMONT.
Est-ce donc ainsi, monsieur, que vous remplissez les conditions auxquelles j’ai consenti à recevoir quelquefois de vos lettres? Et puis-je ne pas avoir à m’en plaindre, quand vous ne m’y parlez que d’un sentiment auquel je craindrais encore de me livrer, quand même je le pourrais sans blesser tous mes devoirs?
Au reste, si j’avais besoin de nouvelles raisons pour conserver cette crainte salutaire, il me semble que je pourrais les trouver dans votre dernière lettre. En effet, dans le moment même où vous croyez faire l’apologie de l’amour, que faites-vous au contraire, que m’en montrer les orages redoutables? Qui peut vouloir d’un bonheur acheté au prix de la raison et dont les plaisirs peu durables sont au moins suivis des regrets, quand ils ne le sont pas des remords?
Vous-même, chez qui l’habitude de ce délire dangereux doit en diminuer l’effet, n’êtes-vous pas cependant obligé de convenir qu’il devient souvent plus fort que vous, et n’êtes-vous pas le premier à vous plaindre du trouble involontaire qu’il vous cause? Quel ravage effrayant ne ferait-il donc pas sur un cœur neuf et sensible, qui ajouterait encore à son empire par la grandeur des sacrifices qu’il serait obligé de lui faire?
Vous croyez, monsieur, ou vous feignez de croire que l’amour mène au bonheur, et moi je suis si persuadée qu’il me rendrait malheureuse que je voudrais n’entendre jamais prononcer son nom. Il me semble que d’en parler seulement altère la tranquillité, et c’est autant par goût que par devoir que je vous prie de vouloir bien garder le silence sur ce point.
Après tout, cette demande doit vous être bien facile à m’accorder à présent. De retour à Paris, vous y trouverez assez d’occasions d’oublier un sentiment qui peut-être n’a dû sa naissance qu’à l’habitude où vous êtes de vous occuper de semblables objets, et sa force qu’au désœuvrement de la campagne. N’êtes-vous donc pas dans ce même lieu où vous m’aviez vue avec tant d’indifférence? Y pouvez-vous faire un pas sans y rencontrer un exemple de votre facilité à changer? et n’y êtes-vous pas entouré de femmes qui, toutes plus aimables que moi, ont plus de droits à vos hommages? Je n’ai pas la vanité qu’on reproche à mon sexe; j’ai encore moins cette fausse modestie qui n’est qu’un raffinement de l’orgueil; et c’est de bien bonne foi que je vous dis ici que je me connais bien peu de moyens de plaire: je les aurais tous que je ne les croirais pas suffisants pour vous fixer. Vous demander de ne plus vous occuper de moi, ce n’est donc que vous prier de faire aujourd’hui ce que déjà vous aviez fait et ce qu’à coup sûr vous feriez encore dans peu de temps, quand même je vous demanderais le contraire.
Cette vérité, que je ne perds pas de vue, serait, à elle seule, une raison assez forte pour ne pas vouloir vous entendre. J’en ai mille autres encore: mais, sans entrer dans cette longue discussion, je m’en tiens à vous prier, comme je l’ai déjà fait, de ne plus m’entretenir d’un sentiment que je ne dois pas écouter et auquel je dois encore moins répondre.
De..., ce 1er septembre 17**.
LETTRE LI
La Marquise de MERTEUIL au Vicomte de VALMONT.
En vérité, vicomte, vous êtes insupportable. Vous me traitez avec autant de légèreté que si j’étais votre maîtresse. Savez-vous que je me fâcherai et que j’ai dans ce moment une humeur effroyable? Comment! vous devez voir Danceny demain matin; vous savez combien il est important que je vous parle avant cette entrevue, et, sans vous inquiéter davantage, vous me laissez vous attendre toute la journée pour aller courir je ne sais où! Vous êtes cause que je suis arrivée indécemment tard chez Mme de Volanges et que toutes les vieilles femmes m’ont trouvée merveilleuse. Il m’a fallu leur faire des cajoleries toute la soirée pour les apaiser, car il ne faut pas fâcher les vieilles femmes: ce sont elles qui font la réputation des jeunes.
A présent, il est une heure du matin et, au lieu de me coucher, comme j’en meurs d’envie, il faut que je vous écrive une longue lettre, qui va redoubler mon sommeil par l’ennui qu’elle me causera. Vous êtes bien heureux que je n’aie pas le temps de vous gronder davantage. N’allez pas croire pour cela que je vous pardonne: c’est seulement que je suis pressée. Écoutez-moi donc, je me dépêche.
Pour peu que vous soyez adroit, vous devez avoir demain la confiance de Danceny. Le moment est favorable pour la confiance: c’est celui du malheur. La petite fille a été à confesse; elle a tout dit, comme un enfant, et, depuis, elle est tourmentée à tel point de la peur du diable qu’elle veut rompre absolument. Elle m’a raconté tous ses petits scrupules avec une vivacité qui m’apprenait assez combien sa tête était montée. Elle m’a montré sa lettre de rupture, qui est une vraie capucinade. Elle a babillé une heure avec moi sans me dire un mot qui ait le sens commun. Mais elle ne m’en a pas moins embarrassée, car vous jugez que je ne pouvais risquer de m’ouvrir vis-à-vis d’une aussi mauvaise tête.
J’ai vu pourtant, au milieu de tout ce bavardage, qu’elle n’en aime pas moins son Danceny; j’ai remarqué même une de ces ressources qui ne manquent jamais à l’amour et dont la petite fille est assez plaisamment la dupe. Tourmentée par le désir de s’occuper de son amant et par la crainte de se damner en s’en occupant, elle a imaginé de prier Dieu de le lui faire oublier, et comme elle renouvelle cette prière à chaque instant du jour, elle trouve le moyen d’y penser sans cesse.
Avec quelqu’un de plus usagé que Danceny, ce petit événement serait peut-être plus favorable que contraire; mais le jeune homme est si céladon que, si nous ne l’aidons pas, il lui faudra tant de temps pour vaincre les plus légers obstacles qu’il ne nous laissera pas celui d’effectuer notre projet.
Vous avez bien raison; c’est dommage, et je suis aussi fâchée que vous qu’il soit le héros de cette aventure; mais que voulez-vous? ce qui est fait est fait, et c’est votre faute. J’ai demandé à voir sa réponse[23]; elle m’a fait pitié. Il lui fait des raisonnements à perte d’haleine pour lui prouver qu’un sentiment involontaire ne peut pas être un crime: comme s’il ne cessait pas d’être involontaire, du moment qu’on cesse de le combattre! Cette idée est si simple qu’elle est venue même à la petite fille. Il se plaint de son malheur d’une manière assez touchante, mais sa douleur est si douce et paraît si forte et sincère, qu’il me semble impossible qu’une femme qui trouve l’occasion de désespérer un homme à ce point, et avec aussi peu de danger ne soit pas tentée de s’en passer la fantaisie. Il lui explique enfin qu’il n’est pas moine, comme la petite le croyait, et c’est, sans contredit, ce qu’il fait de mieux; car pour faire tant que de se livrer à l’amour monastique, assurément MM. les chevaliers de Malte ne mériteraient pas la préférence.
Quoi qu’il en soit, au lieu de perdre mon temps en raisonnements qui m’auraient compromise, et peut-être sans persuader, j’ai approuvé le projet de rupture, mais j’ai dit qu’il était plus honnête, en pareil cas, de dire ses raisons que de les écrire; qu’il était d’usage aussi de rendre les lettres et les autres bagatelles qu’on pouvait avoir reçues, et paraissant entrer ainsi dans les vues de la petite personne, je l’ai décidée à donner un rendez-vous à Danceny. Nous en avons sur-le-champ concerté les moyens, et je me suis chargée de décider la mère à sortir sans sa fille; c’est demain après-midi que sera cet instant décisif. Danceny en est déjà instruit, mais, pour Dieu, si vous en trouvez l’occasion, décidez donc ce beau berger à être moins langoureux et apprenez-lui, puisqu’il faut lui tout dire, que la vraie façon de vaincre les scrupules est de ne laisser rien à perdre à ceux qui en ont.
Au reste, pour que cette ridicule scène ne se renouvelât pas, je n’ai pas manqué d’élever quelques doutes dans l’esprit de la petite fille sur la discrétion des confesseurs, et je vous assure qu’elle paye à présent la peur qu’elle m’a faite par celle qu’elle a que le sien n’aille tout dire à sa mère. J’espère qu’après que j’en aurai causé encore une fois ou deux avec elle, elle n’ira plus raconter ainsi ses sottises au premier venu[24].
Adieu, vicomte; emparez-vous de Danceny et conduisez-le. Il serait honteux que nous ne fissions pas ce que nous voulons de deux enfants. Si nous y trouvons plus de peine que nous ne l’avions cru d’abord, songeons, pour animer notre zèle, vous, qu’il s’agit de la fille de Mme de Volanges, et moi, qu’elle doit devenir la femme de Gercourt. Adieu.
De... ce 2 septembre 17**.
[23] Cette lettre ne s’est pas retrouvée.
[24] Le lecteur a du deviner depuis longtemps, par les mœurs de Mme de Merteuil, combien peu elle respectait la religion. On aurait supprimé tout cet alinéa, mais on a cru qu’en montrant les effets on ne devait pas négliger d’en faire connaître les causes.
LETTRE LII
Le Vicomte de VALMONT à la Présidente de TOURVEL.
Vous me défendez, madame, de vous parler de mon amour, mais où trouver le courage nécessaire pour vous obéir? Uniquement occupé d’un sentiment qui devrait être si doux et que vous rendez si cruel, languissant dans l’exil où vous m’avez condamné, ne vivant que de privations et de regrets, en proie à des tourments d’autant plus douloureux qu’ils me rappellent sans cesse votre indifférence, me faudra-t-il encore perdre la seule consolation qui me reste, et puis-je en avoir d’autre que de vous offrir quelquefois une âme que vous remplissez de trouble et d’amertume? Détournerez-vous vos regards pour ne pas voir les pleurs que vous faites répandre? Refuserez-vous jusqu’à l’hommage des sacrifices que vous exigez? Ne serait-il donc pas plus digne de vous, de votre âme honnête et douce, de plaindre un malheureux, qui ne l’est que par vous, que de vouloir encore aggraver ses peines par une défense à la fois injuste et rigoureuse?
Vous feignez de craindre l’amour, et vous ne voulez pas voir que vous seule causez les maux que vous lui reprochez. Ah! sans doute, ce sentiment est pénible quand l’objet qui l’inspire ne le partage point; mais où trouver le bonheur, si un amour réciproque ne le procure pas? L’amitié tendre, la douce confiance et la seule qui soit sans réserve, les peines adoucies, les plaisirs augmentés, l’espoir enchanteur, les souvenirs délicieux, où les trouver ailleurs que dans l’amour? Vous le calomniez, vous qui, pour jouir de tous les biens qu’il offre, n’avez qu’à ne plus vous y refuser, et moi j’oublie les peines que j’éprouve pour m’occuper à le défendre.
Vous me forcez aussi à me défendre moi-même, car tandis que je consacre ma vie à vous adorer, vous passez la vôtre à me chercher des torts: déjà vous me supposez léger et trompeur, et abusant contre moi de quelques erreurs, dont moi-même je vous ai fait l’aveu, vous vous plaisez à confondre ce que j’étais alors avec ce que je suis à présent. Non contente de m’avoir livré au tourment de vivre loin de vous, vous y joignez un persiflage cruel sur des plaisirs auxquels vous savez assez combien vous m’avez rendu insensible. Vous ne croyez ni à mes promesses, ni à mes serments: eh bien! il me reste un garant à vous offrir qu’au moins vous ne suspecterez pas; c’est vous-même. Je ne vous demande que de vous interroger de bonne foi; si vous ne croyez pas à mon amour, si vous doutez un moment de régner seule sur mon âme, si vous n’êtes pas assurée d’avoir fixé ce cœur, en effet jusqu’ici trop volage, je consens à porter la peine de cette erreur; j’en gémirai, mais n’en appellerai point; mais si, au contraire, nous rendant justice à tous deux, vous êtes forcée de convenir avec vous-même que vous n’avez, que vous n’aurez jamais de rivale, ne m’obligez plus, je vous en supplie, à combattre des chimères, et laissez-moi au moins cette consolation de vous voir ne plus douter d’un sentiment qui, en effet, ne finira, ne peut finir qu’avec ma vie. Permettez-moi, madame, de vous prier de répondre positivement à cet article de ma lettre.
Si j’abandonne cependant cette époque de ma vie, qui paraît me nuire si cruellement auprès de vous, ce n’est pas qu’au besoin les raisons me manquassent pour la défendre.
Qu’ai-je fait, après tout, que ne pas résister au tourbillon dans lequel j’avais été jeté? Entré dans le monde jeune et sans expérience, passé, pour ainsi dire, de mains en mains par une foule de femmes qui, toutes, se hâtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu’elles sentent devoir leur être agréable, était-ce donc à moi de donner l’exemple d’une résistance qu’on ne m’opposait point, ou devais-je me punir d’un moment d’erreur, et que souvent on avait provoqué, par une constance à coup sûr inutile et dans laquelle on n’aurait vu qu’un ridicule? Eh! quel autre moyen qu’une prompte rupture peut justifier d’un choix honteux!
Mais, je puis le dire, cette ivresse des sens, peut-être même ce délire de la vanité, n’a point passé jusqu’à mon cœur. Né pour l’amour, l’intrigue pouvait le distraire et ne suffisait pas pour l’occuper; entouré d’objets séduisants, mais méprisables, aucun n’allait jusqu’à mon âme: on m’offrait des plaisirs, je cherchais des vertus, et moi-même enfin je me crus inconstant, parce que j’étais délicat et sensible.
C’est en vous voyant que je me suis éclairé: bientôt j’ai reconnu que le charme de l’amour tenait aux qualités de l’âme; qu’elles seules pouvaient en causer l’excès et le justifier. Je sentis enfin qu’il m’était également impossible et de ne pas vous aimer, et d’en aimer une autre que vous.
Voilà, madame, quel est ce cœur auquel vous craignez de vous livrer et sur le sort de qui vous avez à prononcer: mais quel que soit le destin que vous lui réservez, vous ne changerez rien aux sentiments qui l’attachent à vous: ils sont inaltérables comme les vertus qui les ont fait naître.
De..., ce 3 septembre 17**.
LETTRE LIII
Le Vicomte de VALMONT à la Marquise de MERTEUIL.
J’ai vu Danceny, mais je n’en ai obtenu qu’une demi-confidence; il s’est obstiné surtout à me taire le nom de la petite Volanges, dont il ne m’a parlé que comme d’une femme très sage et même un peu dévote: à cela près, il m’a raconté avec assez de vérité son aventure, et surtout le dernier événement. Je l’ai échauffé autant que j’ai pu et l’ai beaucoup plaisanté sur sa délicatesse et ses scrupules, mais il paraît qu’il y tient, et je ne puis pas répondre de lui: au reste, je pourrai vous en dire davantage après-demain. Je le mène demain à Versailles, et je m’occuperai à le scruter pendant la route.
Le rendez-vous qui doit avoir lieu aujourd’hui me donne aussi quelque espérance; il se pourrait que tout s’y fût passé à notre satisfaction, et peut-être ne nous reste-t-il à présent qu’à en arracher l’aveu et à en recueillir les preuves. Cette besogne vous sera plus facile qu’à moi, car la petite personne est plus confiante, ou, ce qui revient au même, plus bavarde que son discret amoureux. Cependant j’y ferai mon possible.
Adieu, ma belle amie, je suis fort pressé; je ne vous verrai ni ce soir, ni demain; si, de votre côté, vous avez su quelque chose, écrivez-moi un mot pour mon retour. Je reviendrai sûrement coucher à Paris.
De..., ce 3 septembre 17**, au soir.
LETTRE LIV
La Marquise de MERTEUIL au Vicomte de VALMONT.
Oh! oui, c’est bien avec Danceny qu’il y a quelque chose à savoir! S’il vous l’a dit, il s’est vanté. Je ne connais personne si bête en amour, et je me reproche de plus en plus les bontés que nous avons pour lui. Savez-vous que j’ai pensé être compromise par rapport à lui! et que ce soit en pure perte! Oh! je m’en vengerai, je le promets.
Quand j’arrivai hier pour prendre Mme de Volanges, elle ne voulait plus sortir, elle se sentait incommodée; il me fallut toute mon éloquence pour la décider, et je vis le moment que Danceny serait arrivé avant notre départ, ce qui eût été d’autant plus gauche que Mme de Volanges lui avait dit la veille qu’elle ne serait pas chez elle. Sa fille et moi nous étions sur les épines. Nous sortîmes enfin, et la petite me serra la main si affectueusement en me disant adieu que, malgré son projet de rupture, dont elle croyait de bonne foi s’occuper encore, j’augurai des merveilles de la soirée.
Je n’étais pas au bout de mes inquiétudes. Il y avait à peine une demi-heure que nous étions chez Mme de... que Mme de Volanges se trouva mal en effet, mais sérieusement mal, et, comme de raison, elle voulait rentrer chez elle; moi je le voulais d’autant moins que j’avais peur, si nous surprenions les jeunes gens, comme il y avait tout à parier, que mes instances auprès de la mère, pour la faire sortir, ne lui devinssent suspectes. Je pris le parti de l’effrayer sur sa santé, ce qui heureusement, n’est pas difficile, et je la tins une heure et demie sans consentir à la ramener chez elle, dans la crainte que je feignis d’avoir, du mouvement dangereux de la voiture. Nous ne rentrâmes enfin qu’à l’heure convenue. A l’air honteux que je remarquai en arrivant, j’avoue que j’espérai qu’au moins mes peines n’auraient pas été perdues.
Le désir que j’avais d’être instruite me fit rester auprès de Mme de Volanges, qui se coucha aussitôt, et après avoir soupé auprès de son lit, nous la laissâmes de très bonne heure, sous le prétexte qu’elle avait besoin de repos, et nous passâmes dans l’appartement de sa fille. Celle-ci a fait de son côté, tout ce que j’attendais d’elle: scrupules évanouis, nouveaux serments d’aimer toujours, etc., etc.; elle s’est enfin exécutée de bonne grâce, mais le sot Danceny n’a pas passé d’une ligne le point où il était auparavant. Oh! l’on peut se brouiller avec celui-là: les raccommodements ne sont pas dangereux.
La petite assure pourtant qu’il voulait davantage, mais qu’elle a su se défendre. Je parierais bien qu’elle se vante ou qu’elle l’excuse; je m’en suis même presque assurée. En effet, il m’a pris fantaisie de savoir à quoi m’en tenir sur la défense dont elle était capable, et moi, simple femme, de propos en propos, j’ai monté sa tête au point... Enfin, vous pouvez m’en croire, jamais personne ne fut plus susceptible d’une surprise des sens. Elle est vraiment aimable, cette chère petite! Elle méritait un autre amant! Elle aura au moins une bonne amie, car je m’attache sincèrement à elle. Je lui ai promis de la former, et je crois que je lui tiendrai parole. Je me suis souvent aperçue du besoin d’avoir une femme dans ma confidence, et j’aimerais mieux celle-là qu’une autre; mais je ne puis en rien faire tant qu’elle ne sera pas... ce qu’il faut qu’elle soit; c’est une raison de plus d’en vouloir à Danceny.
Adieu, vicomte; ne venez pas chez moi demain, à moins que ce ne soit le matin. J’ai cédé aux instances du chevalier pour une soirée de petite maison.
De..., ce 4 septembre 17**.
LETTRE LV
CÉCILE VOLANGES à SOPHIE CARNAY.
Tu avais raison, ma chère Sophie; tes prophéties réussissent mieux que tes conseils. Danceny, comme tu l’avais prédit, a été plus fort que le confesseur, que toi, que moi-même; nous voilà revenus exactement où nous étions. Ah! je ne m’en repens pas, et toi, si tu m’en grondes, ce sera faute de savoir le plaisir qu’il y a à aimer Danceny. Il t’est bien aisé de dire comment il faut faire, rien ne t’en empêche; mais si tu avais éprouvé combien le chagrin de quelqu’un qu’on aime nous fait mal, comment sa joie devient la nôtre et comme il est difficile de dire non quand c’est oui que l’on veut dire, tu ne t’étonnerais plus de rien: moi-même qui l’ai senti, bien vivement senti, je ne le comprends pas encore. Crois-tu, par exemple, que je puisse voir pleurer Danceny sans pleurer moi-même? Je t’assure bien que cela m’est impossible, et quand il est content, je suis heureuse comme lui. Tu auras beau dire; ce qu’on dit ne change pas ce qui est, et je suis bien sûre que c’est comme ça.
Je voudrais te voir à ma place... Non, ce n’est pas là ce que je veux dire, car sûrement je ne voudrais céder ma place à personne, mais je voudrais que tu aimasses aussi quelqu’un; ce ne serait pas seulement pour que tu m’entendisses mieux et que tu me grondasses moins, mais c’est qu’aussi tu serais plus heureuse ou, pour mieux dire, tu commencerais seulement alors à le devenir.
Nos amusements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne sont que des jeux d’enfants; il n’en reste rien après qu’ils sont passés. Mais l’amour, ah! l’amour!... un mot, un regard, seulement de le savoir là, eh bien! c’est le bonheur. Quand je vois Danceny, je ne désire plus rien; quand je ne le vois pas, je ne désire que lui. Je ne sais comment cela se fait; mais on dirait que tout ce qui me plaît lui ressemble. Quand il n’est pas avec moi, j’y songe; et quand je peux y songer tout à fait, sans distraction, quand je suis toute seule, par exemple, je suis encore heureuse; je ferme les yeux et, tout de suite, je crois le voir; je me rappelle ses discours et je crois l’entendre; cela me fait soupirer; et puis je sens un feu, une agitation... Je ne saurais tenir en place. C’est comme un tourment, et ce tourment-là fait un plaisir inexprimable.
Je crois même que quand une fois on a de l’amour, cela se répand jusque sur l’amitié. Celle que j’ai pour toi n’a pourtant pas changé; c’est toujours comme au couvent: mais ce que je te dis, je l’éprouve avec Mme de Merteuil. Il me semble que je l’aime plus comme Danceny que comme toi, et quelquefois je voudrais qu’elle fût lui. Cela vient peut-être de ce que ce n’est pas une amitié d’enfant comme la nôtre, ou bien de ce que je les vois si souvent ensemble, ce qui fait que je me trompe. Enfin, ce qu’il y a de vrai, c’est qu’à eux deux ils me rendent bien heureuse; et, après tout, je ne crois pas qu’il y ait grand mal à ce que je fais. Aussi je ne demanderais qu’à rester comme je suis; et il n’y a que l’idée de mon mariage qui me fasse de la peine, car si M. de Gercourt est comme on me l’a dit, et je n’en doute pas, je ne sais pas ce que je deviendrai. Adieu, ma Sophie; je t’aime toujours bien tendrement.
De..., ce 4 septembre 17**.
LETTRE LVI
La Présidente de TOURVEL au Vicomte de VALMONT.
A quoi vous servirait, monsieur, la réponse que vous me demandez? Croire à vos sentiments, ne serait-ce pas une raison de plus pour les craindre? et sans attaquer ni défendre leur sincérité, ne me suffit-il pas, ne doit-il pas vous suffire à vous-même de savoir que je ne veux ni ne dois y répondre?
Supposé que vous m’aimiez véritablement (et c’est seulement pour ne plus revenir sur cet objet que je consens à cette supposition), les obstacles qui nous séparent en seraient-ils moins insurmontables? et aurais-je autre chose à faire qu’à souhaiter que vous pussiez bientôt vaincre cet amour et surtout à vous y aider de tout mon pouvoir, en me hâtant de vous ôter toute espérance? Vous convenez vous-même que ce sentiment est pénible quand l’objet qui l’inspire ne le partage point. Or vous savez assez qu’il m’est impossible de le partager; et quand même ce malheur m’arriverait, j’en serais plus à plaindre, sans que vous en fussiez plus heureux. J’espère que vous m’estimez assez pour n’en pas douter un instant. Cessez donc, je vous en conjure, cessez de vouloir troubler un cœur à qui la tranquillité est si nécessaire; ne me forcez pas à regretter de vous avoir connu.
Chérie et estimée d’un mari que j’aime et respecte, mes devoirs et mes plaisirs se rassemblent dans le même objet. Je suis heureuse, je dois l’être. S’il existe des plaisirs plus vifs, je ne les désire pas; je ne veux point les connaître. En est-il de plus doux que d’être en paix avec soi-même, de n’avoir que des jours sereins, de s’endormir sans trouble et de s’éveiller sans remords? Ce que vous appelez le bonheur n’est qu’un tumulte des sens, un orage des passions dont le spectacle est effrayant, même à le regarder du rivage. Eh! comment affronter ces tempêtes? comment oser s’embarquer sur une mer couverte des débris de mille et mille naufrages? Et avec qui? Non, monsieur, je reste à terre; je chéris les liens qui m’y attachent. Je pourrais les rompre que je ne le voudrais pas; si je ne les avais, je me hâterais de les prendre.
Pourquoi vous attacher à mes pas? pourquoi vous obstiner à me suivre? Vos lettres, qui devaient être rares, se succèdent avec rapidité. Elles devaient être sages, et vous ne m’y parlez que de votre fol amour. Vous m’entourez de votre idée plus que vous ne le faisiez de votre personne. Écarté sous une forme, vous vous reproduisez sous une autre. Les choses qu’on vous demande de ne plus dire, vous les redites seulement d’une autre manière. Vous vous plaisez à m’embarrasser par des raisonnements captieux; vous échappez aux miens. Je ne veux plus vous répondre, je ne vous répondrai plus... Comme vous traitez les femmes que vous avez séduites! Avec quel mépris vous en parlez! Je veux croire que quelques-unes le méritent, mais toutes sont-elles donc si méprisables? Ah! sans doute, puisqu’elles ont trahi leurs devoirs pour se livrer à un amour criminel. De ce moment, elles ont tout perdu, jusqu’à l’estime de celui à qui elles ont tout sacrifié. Ce supplice est juste, mais l’idée seule en fait frémir. Que m’importe, après tout? Pourquoi m’occuperais-je d’elles ou de vous? De quel droit venez-vous troubler ma tranquillité? Laissez-moi, ne me voyez plus; ne m’écrivez plus, je vous en prie; je l’exige. Cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi.
De..., ce 5 septembre 17**.
LETTRE LVII
Le Vicomte de VALMONT à la Marquise de MERTEUIL.
J’ai trouvé votre lettre hier, à mon arrivée. Votre colère m’a tout à fait réjoui. Vous ne sentiriez pas plus vivement les torts de Danceny, quand il les aurait eus vis-à-vis de vous. C’est sans doute par vengeance que vous accoutumez sa maîtresse à lui faire de petites infidélités; vous êtes un bien mauvais sujet! Oui, vous êtes charmante, et je ne m’étonne pas qu’on vous résiste moins qu’à Danceny.
Enfin je le sais par cœur, ce beau héros de roman! il n’a plus de secrets pour moi. Je lui ai tant dit que l’amour honnête était le bien suprême, qu’un sentiment valait mieux que dix intrigues, que j’étais moi-même, dans ce moment, amoureux et timide; il m’a trouvé enfin une façon de penser si conforme à la sienne que, dans l’enchantement où il était de ma candeur, il m’a tout dit et m’a juré une amitié sans réserve. Nous n’en sommes guère plus avancés pour notre projet.
D’abord, il m’a paru que son système était qu’une demoiselle mérite beaucoup plus de ménagements qu’une femme, comme ayant plus à perdre. Il trouve surtout que rien ne peut justifier un homme de mettre une fille dans la nécessité de l’épouser ou de vivre déshonorée, quand la fille est infiniment plus riche que l’homme, comme dans le cas où il se trouve. La sécurité de la mère, la candeur de la fille, tout l’intimide et l’arrête. L’embarras ne serait point de combattre ses raisonnements, quelque vrais qu’ils soient. Avec un peu d’adresse et aidé par la passion, on les aurait bientôt détruits; d’autant qu’ils prêtent au ridicule et qu’on aurait pour soi l’autorité de l’usage. Mais ce qui empêche qu’il n’y ait de prise sur lui, c’est qu’il se trouve heureux comme il est. En effet, si les premières amours paraissent, en général, plus honnêtes et, comme on dit, plus pures; si elles sont, au moins, plus lentes dans leur marche, ce n’est pas, comme on le pense, délicatesse ou timidité: c’est que le cœur, étonné par un sentiment inconnu, s’arrête, pour ainsi dire, à chaque pas pour jouir du charme qu’il éprouve et que ce charme est si puissant pour un cœur neuf, qu’il l’occupe au point de lui faire oublier tout autre plaisir. Cela est si vrai qu’un libertin amoureux, si un libertin peut l’être, devient de ce moment même moins pressé de jouir; et qu’enfin, entre la conduite de Danceny avec la petite Volanges et la mienne avec la prude Mme de Tourvel, il n’y a que la différence du plus au moins.
Il aurait fallu, pour échauffer notre jeune homme, plus d’obstacles qu’il n’en a rencontrés; surtout qu’il eût un besoin de plus de mystère, car le mystère mène à l’audace. Je ne suis pas éloigné de croire que vous nous avez nui en le servant si bien; votre conduite eût été excellente avec un homme usagé, qui n’eût eu que des désirs; mais vous auriez pu prévoir que pour un homme jeune, honnête et amoureux, le plus grand prix des faveurs est d’être la preuve de l’amour; et que par conséquent, plus il serait sûr d’être aimé, moins il serait entreprenant. Que faire, à présent? Je n’en sais rien; mais je n’espère pas que la petite soit prise avant le mariage, et nous en serons pour nos frais; j’en suis fâché, mais je n’y vois pas de remède.
Pendant que je disserte ici, vous faites mieux avec votre chevalier. Cela me fait songer que vous m’avez promis une infidélité en ma faveur, j’en ai votre promesse par écrit et je ne veux pas en faire un billet de la Châtre. Je conviens que l’échéance n’est pas encore arrivée, mais il serait généreux à vous de ne pas l’attendre; de mon côté, je vous tiendrais compte des intérêts. Qu’en dites-vous, ma belle amie? Est-ce que vous n’êtes pas fatiguée de votre constance? Ce chevalier est donc bien merveilleux? Oh! laissez-moi faire, je veux vous forcer de convenir que si vous lui avez trouvé quelque mérite, c’est que vous m’aviez oublié.
Adieu, ma belle amie, je vous embrasse comme je vous désire; je défie tous les baisers du chevalier d’avoir autant d’ardeur.
De..., ce 5 septembre 17**.
LETTRE LVIII
Le Vicomte de VALMONT à la Présidente de TOURVEL.
Par où ai-je donc mérité, madame, et les reproches que vous me faites et la colère que vous me témoignez? L’attachement le plus vif et pourtant le plus respectueux, la soumission la plus entière à vos moindres volontés; voilà en deux mots l’histoire de mes sentiments et de ma conduite. Accablé par les peines d’un amour malheureux, je n’avais d’autre consolation que celle de vous voir; vous m’avez ordonné de m’en priver, j’ai obéi sans me permettre un murmure. Pour prix de ce sacrifice vous m’avez permis de vous écrire, et aujourd’hui vous voulez m’ôter cet unique plaisir. Me le laisserai-je ravir sans essayer de le défendre? Non, sans doute; eh! comment ne serait-il pas cher à mon cœur? C’est le seul qui me reste et je le tiens de vous.
Mes lettres, dites-vous, sont trop fréquentes! Songez donc, je vous prie, que depuis dix jours que dure mon exil je n’ai passé aucun moment sans m’occuper de vous et que, cependant, vous n’avez reçu que deux lettres de moi. Je ne vous y parle que de mon amour! Eh! que puis-je dire, que ce que je pense? Tout ce que j’ai pu faire a été d’en affaiblir l’expression et vous pouvez m’en croire, je ne vous en ai laissé voir que ce qu’il m’a été impossible d’en cacher. Vous me menacez enfin de ne plus me répondre. Ainsi l’homme qui vous préfère à tout et qui vous respecte encore plus qu’il ne vous aime, non contente de le traiter avec rigueur, vous voulez y joindre le mépris! Et pourquoi ces menaces et ce courroux? Qu’en avez-vous besoin? N’êtes-vous pas sûre d’être obéie, même dans vos ordres injustes? M’est-il donc possible de contrarier aucun de vos désirs et ne l’ai-je pas déjà prouvé? Mais abuserez-vous de cet empire que vous avez sur moi? Après m’avoir rendu malheureux, après être devenue injuste, vous sera-t-il donc bien facile de jouir de cette tranquillité que vous assurez vous être si nécessaire? Ne vous direz-vous jamais: «Il m’a laissée maîtresse de son sort et j’ai fait son malheur; il implorait mes secours et je l’ai regardé sans pitié.» Savez-vous jusqu’où peut aller mon désespoir? Non.
Pour calmer mes maux, il faudrait savoir à quel point je vous aime, et vous ne connaissez pas mon cœur.
A quoi me sacrifiez-vous? A des craintes chimériques. Et qui vous les inspire? Un homme qui vous adore; un homme sur qui vous ne cesserez jamais d’avoir un empire absolu. Que craignez-vous? Que pouvez-vous craindre d’un sentiment que vous serez toujours maîtresse de diriger à votre gré? Mais votre imagination se crée des monstres et l’effroi qu’ils vous causent vous l’attribuez à l’amour. Un peu de confiance et ces fantômes disparaîtront.
Un sage a dit que pour dissiper ses craintes il suffisait presque toujours d’en approfondir la cause[25]. C’est surtout en amour que cette vérité trouve son application. Aimez, et vos craintes s’évanouiront. A la place des objets qui vous effrayent vous trouverez un sentiment délicieux, un amant tendre et soumis, et tous vos jours, marqués par le bonheur, ne vous laisseront d’autre regret que d’en avoir perdu quelques-uns dans l’indifférence. Moi-même, depuis que, revenu de mes erreurs, je n’existe plus que pour l’amour, je regrette un temps que je croyais avoir passé dans les plaisirs, et je sens que c’est à vous seule qu’il appartient de me rendre heureux. Mais, je vous en supplie, que le plaisir que je trouve à vous écrire ne soit plus troublé par la crainte de vous déplaire. Je ne veux pas vous désobéir, mais je suis à vos genoux, j’y réclame le bonheur que vous voulez me ravir, le seul que vous m’avez laissé; je vous crie: écoutez mes prières et voyez mes larmes. Ah! madame, me refuserez-vous?
De..., ce 7 septembre 17**.
[25] On croit que c’est Rousseau dans Émile, mais la citation n’est pas exacte et l’application qu’en fait Valmont est bien fausse, et puis Mme de Tourvel avait-elle lu Émile?
LETTRE LIX
Le Vicomte de VALMONT à la Marquise de MERTEUIL.
Apprenez-moi, si vous savez, ce que signifie ce radotage de Danceny. Qu’est-il donc arrivé et qu’est-ce qu’il a perdu? Sa belle s’est peut-être fâchée de son respect éternel? Il faut être juste, on se fâcherait à moins. Que lui dirai-je ce soir au rendez-vous qu’il me demande et que je lui ai donné à tout hasard? Assurément je ne perdrai pas mon temps à écouter ses doléances si cela ne doit nous mener à rien. Les complaintes amoureuses ne sont bonnes à entendre qu’en récitatif obligé ou en grandes ariettes. Instruisez-moi donc de ce qui est et de ce que je dois faire, ou bien je déserte pour éviter l’ennui que je prévois. Pourrai-je causer avec vous, ce matin? Si vous êtes occupée, au moins écrivez-moi un mot et donnez-moi les réclames de mon rôle.
Où étiez-vous donc hier? Je ne parviens plus à vous voir. En vérité, ce n’était pas la peine de me retenir à Paris au mois de septembre. Décidez-vous pourtant, car je viens de recevoir une invitation fort pressante de la comtesse de B... pour aller la voir à la campagne; et comme elle me le mande assez plaisamment, «son mari a le plus beau bois du monde, qu’il conserve soigneusement pour les plaisirs de ses amis». Or vous savez que j’ai bien quelques droits sur ce bois-là, et j’irai le revoir si je ne vous suis pas utile. Adieu, songez que Danceny sera chez moi sur les quatre heures.
De..., ce 8 septembre 17**.
LETTRE LX
Le Chevalier DANCENY au Vicomte de VALMONT.
(Incluse dans la précédente.)
Ah! monsieur, je suis désespéré, j’ai tout perdu. Je n’ose confier au papier le secret de mes peines, mais j’ai besoin de les répandre dans le sein d’un ami fidèle et sûr. A quelle heure pourrai-je vous voir et aller chercher auprès de vous des consolations et des conseils? J’étais si heureux le jour où je vous ouvris mon âme! A présent, quelle différence! tout est changé pour moi. Ce que je souffre pour mon compte n’est encore que la moindre partie de mes tourments; mon inquiétude sur un objet bien plus cher, voilà ce que je ne puis supporter. Plus heureux que moi, vous pourrez la voir, et j’attends de votre amitié que vous ne me refuserez pas cette démarche; mais il faut que je vous parle, que je vous instruise. Vous me plaindrez, vous me secourrez; je n’ai d’espoir qu’en vous. Vous êtes sensible, vous connaissez l’amour et vous êtes le seul à qui je puisse me confier; ne me refusez pas vos secours.
Adieu, monsieur; le seul soulagement que j’éprouve dans ma douleur est de songer qu’il me reste un ami tel que vous. Faites-moi savoir, je vous prie, à quelle heure je pourrai vous trouver. Si ce n’est pas ce matin, je désirerais que ce fût de bonne heure dans l’après-midi.
De..., ce 8 septembre 17**.
LETTRE LXI
CÉCILE VOLANGES à SOPHIE CARNAY.
Ma chère Sophie, plains ta Cécile, ta pauvre Cécile: elle est bien malheureuse! Maman sait tout. Je ne conçois pas comment elle a pu se douter de quelque chose, et pourtant elle a tout découvert. Hier au soir, maman me parut bien avoir un peu d’humeur, mais je n’y fis pas grande attention et même, en attendant que sa partie fût finie, je causai très gaiement avec Mme de Merteuil, qui avait soupé ici, et nous parlâmes beaucoup de Danceny. Je ne crois pourtant pas qu’on ait pu nous entendre. Elle s’en alla et je me retirai dans mon appartement.
Je me déshabillais quand maman entra et fit sortir ma femme de chambre; elle me demanda la clef de mon secrétaire. Le ton dont elle me fit cette demande me causa un tremblement si fort que je pouvais à peine me soutenir. Je faisais semblant de ne la pas trouver, mais enfin il fallut obéir. Le premier tiroir qu’elle ouvrit fut justement celui où étaient les lettres du chevalier Danceny. J’étais si troublée que, quand elle me demanda ce que c’était, je ne sus lui répondre autre chose, sinon que ce n’était rien; mais quand je la vis commencer à lire celle qui se présentait la première, je n’eus que le temps de gagner un fauteuil et je me trouvai mal au point que je perdis connaissance. Aussitôt que je revins à moi, ma mère, qui avait appelé ma femme de chambre, se retira en me disant de me coucher. Elle a emporté toutes les lettres de Danceny. Je frémis toutes les fois que je songe qu’il me faudra reparaître devant elle. Je n’ai fait que pleurer toute la nuit.
Je t’écris au point du jour, dans l’espoir que Joséphine viendra. Si je peux lui parler seule, je la prierai de remettre chez Mme de Merteuil un petit billet que je vais lui écrire; sinon, je le mettrai dans ta lettre et tu voudras bien l’envoyer comme de toi. Ce n’est que d’elle que je puis recevoir quelque consolation. Au moins, nous parlerons de lui, car je n’espère plus le voir. Je suis bien malheureuse! Elle aura peut-être la bonté de se charger d’une lettre pour Danceny. Je n’ose pas me confier à Joséphine pour cet objet, et encore moins à ma femme de chambre, car c’est peut-être elle qui aura dit à ma mère que j’avais des lettres dans mon secrétaire.
Je ne t’écrirai pas plus longuement, parce que je veux avoir le temps d’écrire à Mme de Merteuil et aussi à Danceny, pour avoir ma lettre toute prête, si elle veut bien s’en charger. Après cela, je me recoucherai, pour qu’on me trouve au lit quand on entrera dans ma chambre. Je dirai que je suis malade, pour me dispenser de passer chez maman. Je ne mentirai pas beaucoup; sûrement je souffre plus que si j’avais la fièvre. Les yeux me brûlent à force d’avoir pleuré, et j’ai un poids sur l’estomac qui m’empêche de respirer. Quand je songe que je ne verrai plus Danceny, je voudrais être morte. Adieu, ma chère Sophie. Je ne peux pas t’en dire davantage, les larmes me suffoquent.
De..., ce 7 septembre 17**.
Nota.—On a supprimé la lettre de Cécile Volanges à la marquise, parce qu’elle ne contenait que les mêmes faits de la lettre précédente et avec moins de détails. Celle au chevalier Danceny ne s’est point retrouvée; on en verra la raison dans la lettre LXIII, de Mme de Merteuil au Vicomte.
LETTRE LXII
Madame de VOLANGES au Chevalier DANCENY.
Après avoir abusé, monsieur, de la confiance d’une mère et de l’innocence d’une enfant, vous ne serez pas surpris, sans doute, de ne plus être reçu dans une maison où vous n’avez répondu aux preuves de l’amitié la plus sincère, que par l’oubli de tous les procédés. Je préfère de vous prier de ne plus venir chez moi, à donner des ordres à ma porte, qui nous compromettraient tous également par les remarques que les valets ne manqueraient pas de faire. J’ai droit d’espérer que vous ne me forcerez pas de recourir à ce moyen. Je vous préviens aussi que si vous faites à l’avenir la moindre tentative pour entretenir ma fille dans l’égarement où vous l’avez plongée, une retraite austère et éternelle la soustraira à vos poursuites. C’est à vous de voir, monsieur, si vous craindrez aussi peu de causer son infortune que vous avez peu craint de tenter son déshonneur. Quant à moi, mon choix est fait et je l’en ai instruite.
Vous trouverez ci-joint le paquet de vos lettres. Je compte que vous me renverrez en échange toutes celles de ma fille, et que vous vous prêterez à ne laisser aucune trace d’un événement dont nous ne pourrions garder le souvenir, moi sans indignation, elle sans honte, et vous sans remords. J’ai l’honneur d’être, etc.
De... ce 7 septembre 17**.
LETTRE LXIII
La Marquise de MERTEUIL au Vicomte de VALMONT.
Vraiment oui, je vous expliquerai le billet de Danceny. L’événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, et c’est, je crois, mon chef-d’œuvre. Je n’ai pas perdu mon temps depuis votre dernière lettre, et j’ai dit comme l’architecte athénien: «Ce qu’il a dit, je le ferai.»
Il lui faut donc des obstacles à ce beau héros de roman, et il s’endort dans la félicité! Oh! qu’il s’en rapporte à moi, je lui donnerai de la besogne, et je me trompe ou son sommeil ne sera plus tranquille. Il fallait bien lui apprendre le prix du temps, et je me flatte qu’à présent il regrette celui qu’il a perdu. Il fallait, dites-vous aussi, qu’il eût besoin de plus de mystère; eh bien! ce besoin-là ne lui manquera plus. J’ai cela de bon, moi, c’est qu’il ne faut que me faire apercevoir de mes fautes: je ne prends point de repos que je n’aie tout réparé. Apprenez donc ce que j’ai fait.
En rentrant chez moi avant-hier matin, je lus votre lettre; je la trouvai lumineuse. Persuadée que vous aviez très bien indiqué la cause du mal, je ne m’occupai plus qu’à trouver le moyen de le guérir. Je commençai pourtant par me coucher, car l’infatigable chevalier ne m’avait pas laissée dormir un moment et je croyais avoir sommeil, mais point du tout: tout entière à Danceny, le désir de le tirer de son indolence ou de l’en punir ne me permit pas de fermer l’œil, et ce ne fut qu’après avoir bien concerté mon plan que je pus trouver deux heures de repos.
J’allai le soir même chez Mme de Volanges et, suivant mon projet, je lui fis confidence que je me croyais sûre qu’il existait entre sa fille et Danceny une liaison dangereuse. Cette femme, si clairvoyante contre vous, était aveuglée au point qu’elle me répondit d’abord qu’à coup sûr je me trompais; que sa fille était une enfant, etc., etc. Je ne pouvais pas lui dire tout ce que j’en savais, mais je citai des regards, des propos, dont ma vertu et mon amitié s’alarmaient. Je parlai enfin presque aussi bien qu’aurait pu faire une dévote et, pour frapper le coup décisif, j’allai jusqu’à dire que je croyais avoir vu donner et recevoir une lettre. «Cela me rappelle, ajoutai-je, qu’un jour elle ouvrit devant moi un tiroir de son secrétaire, dans lequel je vis beaucoup de papiers, que sans doute elle conserve. Lui connaissez-vous quelque correspondance fréquente?» Ici la figure de Mme de Volanges changea et je vis quelques larmes rouler dans ses yeux. «Je vous remercie, ma digne amie, me dit-elle en me serrant la main, je m’en éclaircirai.»
Après cette conversation, trop courte pour être suspecte, je me rapprochai de la jeune personne. Je la quittai bientôt après pour demander à la mère de ne pas me compromettre vis-à-vis de sa fille; ce qu’elle me promit d’autant plus volontiers, que je lui fis observer combien il serait heureux que cette enfant prît assez de confiance en moi pour m’ouvrir son cœur, et me mettre à porté de lui donner mes sages conseils. Ce qui m’assure qu’elle me tiendra sa promesse, c’est que je ne doute pas qu’elle ne veuille se faire honneur de sa pénétration auprès de sa fille. Je me trouvais, par là, autorisée à garder mon ton d’amitié avec la petite, sans paraître fausse aux yeux de Mme de Volanges, ce que je voulais éviter. J’y gagnais encore d’être, par la suite, aussi longtemps et aussi secrètement que je voudrais avec la jeune personne, sans que la mère en prît jamais d’ombrage.
J’en profitai dès le soir même et, après ma partie finie, je chambrai la petite dans un coin et la mis sur le chapitre de Danceny, sur lequel elle ne tarit jamais. Je m’amusais à lui monter la tête sur le plaisir qu’elle aurait à le voir le lendemain; il n’est sorte de folies que je ne lui aie fait dire. Il fallait bien lui rendre en espérance ce que je lui ôtais en réalité, et puis tout cela devait lui rendre le coup plus sensible, et je suis persuadée que plus elle aura souffert, plus elle sera pressée de s’en dédommager à la première occasion. Il est bon, d’ailleurs, d’accoutumer aux grands événements quelqu’un qu’on destine aux grandes aventures.
Après tout, ne peut-elle pas payer de quelques larmes le plaisir d’avoir son Danceny? Elle en raffole. Eh bien! je lui promets qu’elle l’aura, et plutôt même qu’elle ne l’aurait eu sans cet orage. C’est un mauvais rêve dont le réveil sera délicieux, et, à tout prendre, il me semble qu’elle me doit de la reconnaissance; au fait, quand j’y aurais mis un peu de malice, il faut bien s’amuser:
Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs[26].
Je me retirai enfin, fort contente de moi. Ou Danceny, me disais-je, animé par les obstacles, va redoubler d’amour, et alors je le servirai de tout mon pouvoir, ou si ce n’est qu’un sot, comme je suis tentée quelquefois de le croire, il sera désespéré et se tiendra pour battu; or, dans ce cas, au moins me serai-je vengée de lui autant qu’il était en moi, chemin faisant j’aurai augmenté pour moi l’estime de la mère, l’amitié de la fille et la confiance de toutes deux. Quant à Gercourt, premier objet de mes soins, je serais bien malheureuse ou bien maladroite si, maîtresse de l’esprit de sa femme comme je le suis et vais l’être plus encore, je ne trouvais pas mille moyens d’en faire ce que je veux qu’il soit. Je me couchai dans ces douces idées; aussi je dormis bien et me réveillai fort tard.
A mon réveil, je trouvai deux billets, un de la mère et un de la fille, et je ne pus m’empêcher de rire en trouvant dans tous deux littéralement cette même phrase: C’est de vous seule que j’attends quelque consolation. N’est-il pas plaisant, en effet, de consoler pour et contre, et d’être le seul agent de deux intérêts directement contraires? Me voilà comme la Divinité, recevant les vœux opposés des aveugles mortels et ne changeant rien à mes décrets immuables. J’ai quitté pourtant ce rôle auguste pour prendre celui d’ange consolateur, et j’ai été, suivant le précepte, visiter mes amis dans leur affliction.
J’ai commencé par la mère, je l’ai trouvée d’une tristesse qui déjà vous venge en partie des contrariétés qu’elle vous a fait éprouver de la part de votre belle prude. Tout a réussi à merveille; ma seule inquiétude était que Mme de Volanges ne profitât de ce moment pour gagner la confiance de sa fille, ce qui eût été bien facile en n’employant avec elle que le langage de la douceur et de l’amitié, et en donnant aux conseils de la raison l’air et le ton de la tendresse indulgente. Par bonheur, elle s’est armée de sévérité, elle s’est enfin si mal conduite que je n’ai eu qu’à applaudir. Il est vrai qu’elle a pensé rompre tous nos projets par le parti qu’elle avait pris de faire rentrer sa fille au couvent, mais j’ai paré ce coup et je l’ai engagée à en faire seulement la menace, dans le cas où Danceny continuerait ses poursuites, afin de les forcer tous deux à une circonspection que je crois nécessaire pour le succès.
Ensuite j’ai été chez la fille. Vous ne sauriez croire combien la douleur l’embellit! Pour peu qu’elle prenne de coquetterie, je vous garantis qu’elle pleurera souvent; pour cette fois, elle pleurait sans malice... Frappée de ce nouvel agrément que je ne lui connaissais pas et que j’étais bien aise d’observer, je ne lui donnai d’abord que de ces consolations gauches qui augmentent plus les peines qu’elles ne les soulagent; et, par ce moyen, je l’amenai au point d’être véritablement suffoquée. Elle ne pleurait plus et je craignis un moment les convulsions. Je lui conseillai de se coucher, ce qu’elle accepta; je lui servis de femme de chambre; elle n’avait point fait de toilette, et bientôt ses cheveux épars tombèrent sur ses épaules et sur sa gorge entièrement découvertes; je l’embrassai, elle se laissa aller dans mes bras et ses larmes recommencèrent à couler sans effort. Dieu! qu’elle était belle! Ah! si Magdeleine était ainsi, elle dut être bien plus dangereuse pénitente que pécheresse.
Quand la belle désolée fut au lit, je me mis à la consoler de bonne foi. Je la rassurai d’abord sur la crainte du couvent. Je fis naître en elle l’espoir de voir Danceny en secret, et m’asseyant sur le lit: «S’il était là», lui dis-je, puis brodant sur ce thème, je la conduisis, de distraction en distraction, à ne plus se souvenir de tout ce qu’elle était affligée. Nous nous serions séparées parfaitement contentes l’une de l’autre, si elle n’avait voulu me charger d’une lettre pour Danceny, ce que j’ai constamment refusé. En voici les raisons, que vous approuverez sans doute.
D’abord, celle que c’était me compromettre vis-à-vis de Danceny, et si c’était la seule dont je pus me servir avec la petite, il y en avait beaucoup d’autres de vous à moi. Ne serait-ce pas risquer le fruit de mes travaux, que de donner si tôt à nos jeunes gens un moyen si facile d’adoucir leurs peines? Et puis, je ne serais pas fâchée de les obliger à mêler quelques domestiques dans cette aventure, car enfin si elle se conduit à bien, comme je l’espère, il faudra qu’elle se sache immédiatement après le mariage; et il y a peu de moyens plus sûrs pour la répandre, ou, si par miracle ils ne parlaient pas, nous parlerions, nous, et il sera plus commode de mettre l’indiscrétion sur leur compte.
Il faudra donc que vous donniez aujourd’hui cette idée à Danceny, et comme je ne suis pas sûre de la femme de chambre de la petite Volanges, dont elle-même paraît se défier, indiquez-lui la mienne, ma fidèle Victoire. J’aurai soin que la démarche réussisse. Cette idée me plaît d’autant plus que la confidence ne sera utile qu’à nous et point à eux, car je ne suis point à la fin de mon récit.
Pendant que je me défendais de me charger de la lettre de la petite, je craignais à tout moment qu’elle ne me proposât de la mettre à la petite poste, ce que je n’aurais guère pu refuser. Heureusement, soit trouble, soit ignorance de sa part ou encore qu’elle tînt moins à la lettre qu’à la réponse, qu’elle n’aurait pas pu avoir par ce moyen, elle ne m’en a point parlé; mais, pour éviter que cette idée ne lui vînt ou au moins qu’elle ne pût s’en servir, j’ai pris mon parti sur-le-champ, et en rentrant chez la mère, je l’ai décidée à éloigner sa fille pour quelque temps, à la mener à la campagne... Et où? Le cœur ne vous bat pas de joie?... Chez votre tante, chez la vieille Rosemonde. Elle doit l’en prévenir aujourd’hui; ainsi vous voilà autorisé à aller retrouver votre dévote qui n’aura plus à vous objecter le scandale du tête-à-tête, et grâce à mes soins, Mme de Volanges réparera elle-même le tort qu’elle vous a fait.
Mais écoutez-moi et ne vous occupez pas si vivement de vos affaires que vous perdiez celle-ci de vue; songez qu’elle m’intéresse.
Je veux que vous vous rendiez le correspondant et le conseil des deux jeunes gens. Apprenez donc ce voyage à Danceny et offrez-lui vos services. Ne trouvez de difficulté qu’à faire parvenir entre les mains de la belle votre lettre de créance, et levez cet obstacle sur-le-champ en lui indiquant la voie de ma femme de chambre. Il n’y a point de doute qu’il n’accepte, et vous aurez pour prix de vos peines la confidence d’un cœur neuf, qui est toujours intéressante. La pauvre petite! comme elle rougira en vous remettant sa première lettre! Au vrai, ce rôle de confident, contre lequel il s’est établi des préjugés, me paraît un très joli délassement quand on est occupé ailleurs, et c’est le cas où vous serez.
C’est de vos soins que va dépendre le dénouement de cette intrigue. Jugez du moment où il faudra réunir les acteurs. La campagne offre mille moyens, et Danceny, à coup sûr, sera prêt à s’y rendre à votre premier signal. Une nuit, un déguisement, une fenêtre... que sais-je, moi? Mais enfin, si la petite fille en revient telle qu’elle y aura été, je m’en prendrai à vous. Si vous jugez qu’elle ait besoin de quelque encouragement de ma part, mandez-le-moi. Je crois lui avoir donné une assez bonne leçon sur le danger de garder des lettres pour oser lui écrire à présent, et je suis toujours dans le dessein d’en faire mon élève.
Je crois avoir oublié de vous dire que ses soupçons au sujet de sa correspondance trahie s’étaient portés d’abord sur sa femme de chambre, et que je les ai détournés sur le confesseur. C’est faire d’une pierre deux coups.
Adieu, vicomte, voilà bien longtemps que je suis à vous écrire et mon dîner en a été retardé; mais l’amour-propre et l’amitié dictaient ma lettre, et tous deux sont bavards. Au reste, elle sera chez vous à trois heures, et c’est tout ce qu’il vous faut.
Plaignez-vous de moi à présent, si vous l’osez, et allez revoir, si vous en êtes tenté, le bois du comte de B... Vous dites qu’il le garde pour le plaisir de ses amis! Cet homme est donc l’ami de tout le monde? Mais adieu, j’ai faim.
De..., ce 9 septembre 17**.
[26] Gresset, Le Méchant, comédie.
LETTRE LXIV
Le Chevalier DANCENY à Madame de VOLANGES.
Minute jointe à la lettre LXVI du Vicomte à la Marquise.
Sans chercher, madame, à justifier ma conduite et sans me plaindre de la vôtre, je ne puis que m’affliger d’un événement qui fait le malheur de trois personnes, toutes trois dignes d’un sort plus heureux. Plus sensible encore au chagrin d’en être la cause qu’à celui d’en être la victime, j’ai souvent essayé, depuis hier, d’avoir l’honneur de vous répondre sans pouvoir en trouver la force. J’ai cependant tant de choses à vous dire qu’il faut bien faire un effort sur moi-même, et si cette lettre a peu d’ordre et de suite, vous devez sentir assez combien ma situation est douloureuse, pour m’accorder quelque indulgence.
Permettez-moi d’abord de réclamer contre la première phrase de votre lettre. Je n’ai abusé, j’ose le dire, ni de votre confiance ni de l’innocence de Mlle de Volanges; j’ai respecté l’une et l’autre dans mes actions. Elles seules dépendaient de moi, et quand vous me rendriez responsable d’un sentiment involontaire, je ne crains pas d’ajouter que celui que m’a inspiré Mlle votre fille est tel qu’il peut vous déplaire, mais non vous offenser. Sur cet objet qui me touche plus que je ne puis vous dire, je ne veux que vous pour juge et mes lettres pour témoins.
Vous me défendez de me présenter chez vous à l’avenir, et sans doute je me soumettrai à tout ce qu’il vous plaira d’ordonner à ce sujet, mais cette absence subite et totale ne donnera-t-elle donc pas autant de prise aux remarques que vous voulez éviter que l’ordre que, par cette raison même, vous n’avez point voulu donner à votre porte? J’insisterai d’autant plus sur ce point qu’il est bien plus important pour Mlle de Volanges que pour moi. Je vous supplie donc de peser attentivement toutes choses et de ne pas permettre que votre sévérité altère votre prudence. Persuadé que l’intérêt seul de mademoiselle votre fille dictera vos résolutions, j’attendrai de nouveaux ordres de votre part.
Cependant, dans le cas où vous me permettriez de vous faire ma cour quelquefois, je m’engage, madame (et vous pouvez compter sur ma promesse), à ne point abuser de ces occasions pour tenter de parler en particulier à Mlle de Volanges ou de lui faire tenir aucune lettre. La crainte de ce qui pourrait compromettre sa réputation, m’engage à ce sacrifice et le bonheur de la voir quelquefois m’en dédommagera.
Cet article de ma lettre est aussi la seule réponse que je puisse faire à ce que vous me dites sur le sort que vous destinez à Mlle de Volanges, et que vous voulez rendre dépendant de ma conduite. Ce serait vous tromper que de vous promettre davantage. Un vil séducteur peut plier ses projets aux circonstances et calculer avec les événements, mais l’amour qui m’anime ne me permet que deux sentiments: le courage et la constance.
Quoi! moi consentir à être oublié de Mlle de Volanges, à l’oublier moi-même? Non, non, jamais. Je lui serai fidèle; elle en a reçu le serment et je le renouvelle en ce jour. Pardon, madame, je m’égare, il faut revenir.
Il me reste un autre objet à traiter avec vous: celui des lettres que vous me demandez. Je suis vraiment peiné d’ajouter un refus aux torts que vous me trouvez déjà, mais, je vous en supplie, écoutez mes raisons et daignez vous souvenir pour les apprécier que la seule consolation au malheur d’avoir perdu votre amitié, est l’espoir de conserver votre estime.
Les lettres de Mlle de Volanges, toujours si précieuses pour moi, me le deviennent bien plus dans ce moment. Elles sont l’unique bien qui me reste, elles seules me retracent encore un sentiment qui fait tout le charme de ma vie. Cependant, vous pouvez m’en croire, je ne balancerais pas un instant à vous en faire le sacrifice, et le regret d’en être privé céderait au désir de vous prouver ma déférence respectueuse, mais des considérations puissantes me retiennent et je m’assure que vous-même ne pourrez les blâmer.
Vous avez, il est vrai, le secret de Mlle de Volanges, mais permettez-moi de le dire, je suis autorisé à croire que c’est l’effet de la surprise et non de la confiance. Je ne prétends pas blâmer une démarche qu’autorise peut-être la sollicitude maternelle. Je respecte vos droits, mais ils ne vont pas jusqu’à me dispenser de mes devoirs. Le plus sacré de tous est de ne jamais trahir la confiance qu’on nous accorde. Ce serait y manquer que d’exposer aux yeux d’un autre les secrets d’un cœur qui n’a voulu les dévoiler qu’aux miens. Si mademoiselle votre fille consent à vous les confier, qu’elle parle; ses lettres vous sont inutiles. Si elle veut, au contraire, renfermer son secret en elle-même, vous n’attendez pas sans doute que ce soit moi qui vous en instruise.
Quant au mystère dans lequel vous désirez que cet événement reste enseveli, soyez tranquille, madame, sur tout ce qui intéresse Mlle de Volanges, je peux défier le cœur même d’une mère. Pour achever de vous ôter toute inquiétude, j’ai tout prévu. Ce dépôt précieux qui portait jusqu’ici pour suscription: Papiers à brûler, porte à présent: Papiers appartenant à Mlle de Volanges. Ce parti que je prends doit vous prouver aussi que mes refus ne portent pas sur la crainte que vous trouviez dans ces lettres, un seul sentiment dont vous ayez personnellement à vous plaindre.
Voilà, madame, une bien longue lettre. Elle ne le serait pas encore assez si elle vous laissait le moindre doute de l’honnêteté de mes sentiments, du regret sincère de vous avoir déplu et du plus profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc.
De..., ce 7 septembre 17**.
LETTRE LXV
Le Chevalier DANCENY à CÉCILE VOLANGES.
(Envoyée ouverte à la Marquise de Merteuil dans la lettre LXVI du Vicomte.)
O ma Cécile, qu’allons-nous devenir? Quel Dieu nous sauvera des malheurs qui nous menacent? Que l’amour nous donne au moins le courage de les supporter! Comment vous peindre mon étonnement, mon désespoir à la vue de mes lettres, à la lecture du billet de Mme de Volanges? Qui a pu nous trahir? Sur qui tombent vos soupçons? Auriez-vous commis quelque imprudence? Que faites-vous à présent? Que vous a-t-on dit? Je voudrais tout savoir et j’ignore tout. Peut-être vous-même n’êtes-vous pas plus instruite que moi.
Je vous envoie le billet de votre maman et la copie de ma réponse. J’espère que vous approuverez ce que je lui dis. J’ai bien besoin que vous approuviez aussi les démarches que j’ai faites depuis ce fatal événement, elles ont toutes pour but d’avoir de vos nouvelles, de vous donner des miennes et, que sait-on? peut-être de vous revoir encore et plus librement que jamais.
Concevez-vous, ma Cécile, quel plaisir de nous retrouver ensemble, de pouvoir nous jurer de nouveau un amour éternel et de voir dans nos yeux, de sentir dans nos âmes que ce serment ne sera pas trompeur? Quelles peines un moment si doux ne ferait-il pas oublier? Eh bien! j’ai l’espoir de le voir naître et je le dois à ces mêmes démarches que je vous supplie d’approuver. Que dis-je? je le dois aux soins consolateurs de l’ami le plus tendre, et mon unique demande est que vous permettiez que cet ami soit le vôtre.
Peut-être ne devais-je pas donner votre confiance sans votre aveu? Mais j’ai pour excuse le malheur et la nécessité. C’est l’amour qui m’a conduit; c’est lui qui réclame votre indulgence, qui vous demande de pardonner une confidence nécessaire et sans laquelle nous restions peut-être à jamais séparés[27]. Vous connaissez l’ami dont je vous parle; il est celui de la femme que vous aimez le mieux: c’est le vicomte de Valmont.
Mon projet, en m’adressant à lui, était d’abord de le prier d’engager Mme de Merteuil à se charger d’une lettre pour vous. Il n’a pas cru que ce moyen pût réussir; mais au défaut de la maîtresse, il répond de la femme de chambre qui lui a des obligations. Ce sera elle qui remettra cette lettre et vous pourrez lui donner votre réponse.
Ce secours ne vous sera guère utile si, comme le croit M. de Valmont, vous partez incessamment pour la campagne. Mais alors c’est lui-même qui veut nous servir. La femme chez qui vous allez est sa parente. Il profitera de ce prétexte pour s’y rendre dans le même temps que vous, et ce sera par lui que passera notre correspondance mutuelle. Il assure même que, si vous voulez vous laisser conduire, il nous procurera les moyens de nous y voir sans risquer de vous compromettre en rien.
A présent, ma Cécile, si vous m’aimez, si vous plaignez mon malheur, si, comme je l’espère, vous partagez mes regrets, refuserez-vous votre confiance à un homme qui sera notre ange tutélaire? Sans lui, je serais réduit au désespoir de ne pouvoir même adoucir les chagrins que je vous cause. Ils finiront, je l’espère, mais, ma tendre amie, promettez-moi de ne pas trop vous y livrer, de ne point vous en laisser abattre. L’idée de votre douleur m’est un tourment insupportable. Je donnerais ma vie pour vous rendre heureuse! Vous le savez bien. Puisse la certitude d’être adorée porter quelque consolation dans votre âme! La mienne a besoin que vous m’assuriez que vous pardonnez à l’amour les maux qu’il vous fait souffrir.
Adieu, ma Cécile; adieu, ma tendre amie.
De..., ce 9 septembre 17**.
[27] M. Danceny n’accuse pas vrai. Il avait déjà fait sa confidence à M. de Valmont avant cet événement. Voyez la lettre LVII.
LETTRE LXVI
Le Vicomte de VALMONT à la Marquise de MERTEUIL.
Vous verrez, ma belle amie, en lisant les deux lettres ci-jointes, si j’ai bien rempli votre projet. Quoique toutes deux soient datées d’aujourd’hui, elles ont été écrites hier, chez moi et sous mes yeux: celle à la petite fille dit tout ce que nous voulions. On ne peut que s’humilier devant la profondeur de vos vues, si on en juge par le succès de vos démarches. Danceny est tout de feu; et sûrement, à la première occasion, vous n’aurez plus de reproches à lui faire. Si sa belle ingénue veut être docile, tout sera terminé peu de temps après son arrivée à la campagne; j’ai cent moyens tout prêts. Grâces à vos soins, me voilà bien décidément l’ami de Danceny; il ne lui manque plus que d’être Prince[28].
Il est encore bien jeune, ce Danceny! Croiriez-vous que je n’ai jamais pu obtenir de lui qu’il promît à la mère de renoncer à son amour? Comme s’il était bien gênant de promettre quand on est décidé à ne pas tenir! «Ce serait tromper», me répétait-il sans cesse: ce scrupule n’est-il pas édifiant, surtout en voulant séduire la fille? Voilà bien les hommes! tous également scélérats dans leurs projets, ce qu’ils mettent de faiblesse dans l’exécution ils l’appellent probité.
C’est votre affaire d’empêcher que Mme de Volanges ne s’effarouche des petites échappées que notre jeune homme s’est permises dans sa lettre; préservez-nous du couvent; tâchez aussi de faire abandonner la demande des lettres de la petite. D’abord il ne les rendra point, il ne le veut pas, et je suis de son avis; ici, l’amour et la raison sont d’accord. Je les ai lues ces lettres, j’en ai dévoré l’ennui. Elles peuvent devenir utiles. Je m’explique.
Malgré la prudence que nous y mettrons, il peut arriver un éclat; il ferait manquer le mariage, n’est-il pas vrai, et échouer tous nos projets Gercourt? Mais comme, pour mon compte, j’ai aussi à me venger de la mère, je me réserve en ce cas de déshonorer la fille. En choisissant bien dans cette correspondance, et n’en produisant qu’une partie, la petite Volanges paraîtrait avoir fait toutes les premières démarches et s’être absolument jetée à la tête. Quelques-unes des lettres pourraient même compromettre la mère et l’entacheraient au moins d’une négligence impardonnable. Je sens bien que le scrupuleux Danceny se révolterait d’abord; mais comme il serait personnellement attaqué, je crois qu’on en viendrait à bout. Il y a mille à parier contre un que la chance ne tournera pas ainsi; mais il faut tout prévoir.
Adieu, ma belle amie; vous seriez bien aimable de venir souper demain chez la maréchale de...: je n’ai pas pu refuser.
J’imagine que je n’ai pas besoin de vous recommander le secret, vis-à-vis Mme de Volanges, sur mon projet de campagne; elle aurait bientôt celui de rester à la ville: au lieu qu’une fois arrivée, elle ne repartira pas le lendemain; et si elle nous donne seulement huit jours, je réponds de tout.
De..., ce 9 septembre 17**.
[28] Expression relative à un passage d’un poème de M. de Voltaire.
LETTRE LXVII
La Présidente de TOURVEL au Vicomte de VALMONT.
Je ne voulais plus vous répondre, monsieur, et peut-être l’embarras que j’éprouve en ce moment est-il lui-même une preuve qu’en effet je ne le devrais pas. Cependant je ne veux vous laisser aucun sujet de plainte contre moi; je veux vous convaincre que j’ai fait pour vous tout ce que je pouvais faire.
Je vous ai permis de m’écrire, dites-vous? J’en conviens; mais quand vous me rappelez cette permission, croyez-vous que j’oublie à quelles conditions elle vous fut donnée? Si j’y eusse été aussi fidèle que vous l’avez été peu, auriez-vous reçu une seule réponse de moi? Voilà pourtant la troisième; et quand vous faites tout ce qu’il faut pour m’obliger à rompre cette correspondance, c’est moi qui m’occupe des moyens de l’entretenir. Il en est un, mais c’est le seul; et si vous refusez de le prendre, ce sera, quoi que vous puissiez dire, me prouver assez combien peu vous y mettez de prix.
Quittez donc un langage que je ne puis ni ne veux entendre; renoncez à un sentiment qui m’offense et m’effraye, et auquel, peut-être, vous devriez être moins attaché en songeant qu’il est l’obstacle qui nous sépare. Ce sentiment est-il donc le seul que vous puissiez connaître et l’amour aura-t-il ce tort de plus, à mes yeux, d’exclure l’amitié? Vous-même auriez-vous celui de ne pas vouloir pour votre amie celle en qui vous avez désiré des sentiments plus tendres? Je ne veux pas le croire: cette idée humiliante me révolterait, m’éloignerait de vous sans retour.
En vous offrant mon amitié, monsieur, je vous donne tout ce qui est à moi, tout ce dont je puis disposer. Que pouvez-vous désirer davantage? Pour me livrer à ce sentiment si doux, si bien fait pour mon cœur, je n’attends que votre aveu; et la parole, que j’exige de vous, que cette amitié suffira à votre bonheur. J’oublierai tout ce qu’on a pu me dire; je me reposerai sur vous du soin de justifier mon choix.
Vous voyez ma franchise, elle doit vous prouver ma confiance; il ne tiendra qu’à vous de l’augmenter encore: mais je vous préviens que le premier mot d’amour la détruit à jamais et me rend toutes mes craintes; que, surtout, il deviendra pour moi le signal d’un silence éternel vis-à-vis de vous.
Si, comme vous le dites, vous êtes revenu de vos erreurs, n’aimerez-vous pas mieux être l’objet de l’amitié d’une femme honnête que celui des remords d’une femme coupable? Adieu, monsieur; vous sentez qu’après avoir parlé ainsi je ne puis plus rien dire que vous ne m’ayez répondu.
De..., ce 9 septembre 17**.
LETTRE LXVIII
Le Vicomte de VALMONT à la Présidente de TOURVEL.
Comment répondre, madame, à votre dernière lettre? Comment oser être vrai quand ma sincérité peut me perdre auprès de vous? N’importe, il le faut; j’en aurai le courage. Je me dis, je me répète qu’il vaut mieux vous mériter que vous obtenir; et dussiez-vous me refuser toujours un bonheur que je désirerai sans cesse, il faut vous prouver au moins que mon cœur en est digne.
Quel dommage que, comme vous le dites, je sois revenu de mes erreurs! avec quels transports de joie j’aurais lu cette même lettre à laquelle je tremble de répondre aujourd’hui! Vous m’y parlez avec franchise, vous me témoignez de la confiance, vous m’offrez enfin votre amitié: que de biens, madame, et quels regrets de ne pouvoir en profiter! Pourquoi ne suis-je plus le même?
Si je l’étais en effet; si je n’avais pour vous qu’un goût ordinaire, que ce goût léger, enfant de la séduction et du plaisir, qu’aujourd’hui pourtant on nomme amour, je me hâterais de tirer avantage de tout ce que je pourrais obtenir. Peu délicat sur les moyens, pourvu qu’ils me procurassent le succès, j’encouragerais votre franchise par le besoin de vous deviner; je désirerais votre confiance dans le dessein de la trahir; j’accepterais votre amitié dans l’espoir de l’égarer... Quoi! madame, ce tableau vous effraye?... Eh bien! il serait pourtant tracé d’après moi, si je vous disais que je consens à n’être que votre ami...
Qui, moi! je consentirais à partager avec quelqu’un un sentiment émané de votre âme? Si jamais je vous le dis, ne me croyez plus. De ce moment, je chercherai à vous tromper; je pourrai vous désirer encore, mais, à coup sûr, je ne vous aimerai plus.
Ce n’est pas que l’aimable franchise, la douce confiance, la sensible amitié soient sans prix à mes yeux... Mais l’amour! l’amour véritable et tel que vous l’inspirez en réunissant tous ces sentiments, en leur donnant plus d’énergie, ne saurait se prêter, comme eux, à cette tranquillité, à cette froideur de l’âme qui permet des comparaisons, qui souffre même des préférences. Non, madame, je ne serai point votre ami; je vous aimerai de l’amour le plus tendre et même le plus ardent, quoique le plus respectueux. Vous pourrez le désespérer, mais non l’anéantir.
De quel droit prétendez-vous disposer d’un cœur dont vous refusez l’hommage? Par quel raffinement de cruauté m’enviez-vous jusqu’au bonheur de vous aimer? Celui-là est à moi, il est indépendant de vous; je saurai le défendre. S’il est la source de mes maux, il en est aussi le remède.
Non, encore une fois, non. Persistez dans vos refus cruels; mais laissez-moi mon amour. Vous vous plaisez à me rendre malheureux! eh bien, soit; essayez de lasser mon courage, je saurai vous forcer au moins à décider de mon sort; et peut-être, quelque jour, vous me rendrez plus de justice. Ce n’est pas que j’espère vous rendre jamais sensible: mais, sans être persuadée, vous serez convaincue, vous vous direz: «Je l’avais mal jugé.»
Disons mieux, c’est à vous que vous faites injustice. Vous connaître sans vous aimer, vous aimer sans être constant, sont tous deux également impossibles; et malgré la modestie qui vous pare, il doit vous être plus facile de vous plaindre que de vous étonner des sentiments que vous faites naître. Pour moi, dont le seul mérite est d’avoir su vous apprécier, je ne veux pas le perdre; et loin de consentir à vos offres insidieuses, je renouvelle à vos pieds le serment de vous aimer toujours.
De..., ce 10 septembre 17**.
LETTRE LXIX
Cécile VOLANGES au Chevalier DANCENY.
Billet écrit au crayon et recopié par Danceny.
Vous me demandez ce que je fais: je vous aime et je pleure. Ma mère ne me parle plus; elle m’a ôté papier, plumes et encre; je me sers d’un crayon qui, par bonheur, m’est resté, et je vous écris sur un morceau de votre lettre. Il faut bien que j’approuve tout ce que vous avez fait; je vous aime trop pour ne pas prendre tous les moyens d’avoir de vos nouvelles et de vous donner des miennes. Je n’aimais pas M. de Valmont, et je ne le croyais pas tant votre ami, je tâcherai de m’accoutumer à lui et je l’aimerai à cause de vous. Je ne sais pas qui nous a trahis; ce ne peut être que ma femme de chambre ou mon confesseur. Je suis bien malheureuse. Nous partons demain pour la campagne; j’ignore pour combien de temps. Mon Dieu! ne plus vous voir! Je n’ai plus de place. Adieu; tâchez de me lire. Ces mots tracés au crayon s’effaceront peut-être, mais jamais les sentiments gravés dans mon cœur.
De..., ce 10 septembre 17**.
LETTRE LXX
Le Vicomte de VALMONT à la Marquise de MERTEUIL.
J’ai un avis important à vous donner, ma chère amie. Je soupai hier, comme vous savez, chez la maréchale de ***; on y parla de vous, et j’en dis non pas tout le bien que j’en pense, mais tout celui que je n’en pense pas. Tout le monde paraissait être de mon avis et la conversation languissait, comme il arrive toujours quand on ne dit que du bien de son prochain, lorsqu’il s’éleva un contradicteur: c’était Prévan.
«A Dieu ne plaise, dit-il en se levant, que je doute de la sagesse de Mme de Merteuil! Mais j’oserais croire qu’elle la doit plus à sa légèreté qu’à ses principes. Il est peut-être plus difficile de la suivre que de lui plaire; et comme on ne manque guère en courant après une femme d’en rencontrer d’autres sur son chemin, comme, à tout prendre, ces autres-là peuvent valoir autant et plus qu’elle; les uns sont distraits par un goût nouveau, les autres s’arrêtent de lassitude; et c’est peut-être la femme de Paris qui a eu le moins à se défendre. Pour moi, ajouta-t-il (encouragé par le sourire de quelques femmes), je ne croirai à la vertu de Mme de Merteuil qu’après avoir crevé six chevaux à lui faire ma cour.»
Cette mauvaise plaisanterie réussit comme toutes celles qui tiennent à la médisance; et pendant le rire qu’elle excitait, Prévan reprit sa place, et la conversation générale changea. Mais les deux comtesses de B***, auprès de qui était notre incrédule, en firent avec lui leur conversation particulière, qu’heureusement je me trouvais à portée d’entendre.
Le défi de vous rendre sensible a été accepté; la parole de tout dire a été donnée et de toutes celles qui se donneraient dans cette aventure, ce serait sûrement la plus religieusement gardée. Mais vous voilà bien avertie et vous savez le proverbe.
Il me reste à vous dire que ce Prévan, que vous ne connaissez pas, est infiniment aimable et encore plus adroit. Que si quelquefois vous m’avez entendu dire le contraire, c’est seulement que je ne l’aime pas, que je me plais à contrarier ses succès, et que je n’ignore pas de quel poids est mon suffrage auprès d’une trentaine de nos femmes les plus à la mode.
En effet, je l’ai empêché longtemps, par ce moyen, de paraître sur ce que nous appelons le grand théâtre; et il faisait des prodiges, sans en avoir plus de réputation. Mais l’éclat de sa triple aventure, en fixant les yeux sur lui, lui a donné cette confiance qui lui manquait jusque-là et l’a rendu vraiment redoutable. C’est enfin aujourd’hui le seul homme, peut-être, que je craindrais de rencontrer sur mon chemin; et votre intérêt à part, vous me rendrez un vrai service de lui donner quelque ridicule chemin faisant. Je le laisse en bonnes mains, et j’ai l’espoir qu’à mon retour, ce sera un homme noyé.
Je vous promets en revanche de mener à bien l’aventure de votre pupille, et de m’occuper d’elle autant que de ma belle prude.
Celle-ci vient de m’envoyer un projet de capitulation. Toute sa lettre annonce le désir d’être trompée. Il est impossible d’en offrir un moyen plus commode et aussi plus usé. Elle veut que je sois son ami. Mais moi qui aime les méthodes nouvelles et difficiles, je ne prétends pas l’en tenir quitte à si bon marché, et assurément je n’aurai pas pris tant de peine auprès d’elle pour terminer par une séduction ordinaire.
Mon projet, au contraire, est qu’elle sente, qu’elle sente bien la valeur et l’étendue de chacun des sacrifices qu’elle me fera; de ne pas la conduire si vite que le remords ne puisse la suivre; de faire expirer sa vertu dans une lente agonie; de la fixer sans cesse sur ce désolant spectacle, et de ne lui accorder le bonheur de m’avoir dans ses bras qu’après l’avoir forcée à n’en plus dissimuler le désir. Au fait, je vaux bien peu si je ne vaux pas la peine d’être demandé. Et puis-je me venger moins d’une femme hautaine, qui semble rougir d’avouer qu’elle adore?
J’ai donc refusé la précieuse amitié et m’en suis tenu à mon titre d’amant. Comme je ne dissimule point que ce titre, qui ne paraît d’abord qu’une dispute de mots, est pourtant d’une importance réelle à obtenir, j’ai mis beaucoup de soin à ma lettre, et j’ai tâché d’y répandre ce désordre qui peut seul peindre le sentiment. J’ai enfin déraisonné le plus qu’il m’a été possible, car sans déraisonnement, point de tendresse; et c’est, je crois, par cette raison que les femmes nous sont si supérieures dans les lettres d’amour.
J’ai fini la mienne par une cajolerie, et c’est encore une suite de mes profondes observations. Après que le cœur d’une femme a été exercé quelque temps, il a besoin de repos; et j’ai remarqué qu’une cajolerie était, pour toutes, l’oreiller le plus doux à leur offrir.
Adieu, ma belle amie. Je pars demain. Si vous avez des ordres à me donner pour la comtesse de ***, je m’arrêterai chez elle au moins pour dîner. Je suis fâché de partir sans vous voir. Faites-moi passer vos sublimes instructions, et aidez-moi de vos sages conseils dans ce moment décisif.
Surtout, défendez-vous de Prévan, et puissé-je un jour vous dédommager de ce sacrifice! Adieu.
De..., ce 11 septembre 17**.