Les liaisons dangereuses: Lettres recueillies dans une Société et publiées pour l'instruction de quelques autres
LETTRE LXXI
Le Vicomte de VALMONT à la Marquise de MERTEUIL.
Mon étourdi de chasseur n’a-t-il pas laissé mon portefeuille à Paris! Les lettres de ma belle, celles de Danceny pour la petite Volanges, tout est resté, et j’ai besoin de tout. Il va partir pour réparer sa sottise; et tandis qu’il selle son cheval, je vous raconterai mon histoire de cette nuit, car je vous prie de croire que je ne perds pas mon temps.
L’aventure, par elle-même, est bien peu de chose; ce n’est qu’un réchauffé avec la vicomtesse de M... Mais elle m’a intéressé par les détails. Je suis bien aise d’ailleurs de vous faire voir que si j’ai le talent de perdre les femmes, je n’ai pas moins, quand je veux, celui de les sauver. Le parti le plus difficile ou le plus gai est toujours celui que je prends, et je ne me reproche pas une bonne action, pourvu qu’elle m’exerce ou m’amuse.
J’ai donc trouvé la vicomtesse ici, et comme elle joignait ses instances aux persécutions qu’on me faisait pour passer la nuit au château: «Eh bien! j’y consens, lui dis-je, à condition que je la passerai avec vous».—«Cela m’est impossible, me répondit-elle, Vressac est ici.» Jusque-là, je n’avais cru que lui dire une honnêteté, mais ce mot d’impossible me révolta comme de coutume. Je me sentis humilié d’être sacrifié à Vressac, et je résolus de ne le pas souffrir: j’insistai donc.
Les circonstances ne m’étaient pas favorables. Ce Vressac a eu la gaucherie de donner de l’ombrage au vicomte, en sorte que la vicomtesse ne peut plus le recevoir chez elle, et ce voyage chez la bonne comtesse avait été concerté entre eux, pour tâcher d’y dérober quelques nuits. Le vicomte avait même d’abord montré de l’humeur d’y rencontrer Vressac; mais comme il est encore plus chasseur que jaloux, il n’en est pas moins resté, et la comtesse, toujours telle que vous la connaissez, après avoir logé la femme dans le grand corridor, a mis le mari d’un côté et l’amant de l’autre et les a laissés s’arranger entre eux. Le mauvais destin de tous deux a voulu que je fusse logé vis-à-vis.
Ce jour-là même, c’est-à-dire hier, Vressac, qui, comme vous pouvez croire, cajole le vicomte, chassait avec lui, malgré son peu de goût pour la chasse, et comptait bien se consoler la nuit entre les bras de la femme, de l’ennui que le mari lui causait tout le jour; mais moi je jugeai qu’il aurait besoin de repos, et je m’occupai des moyens de décider sa maîtresse à lui laisser le temps d’en prendre.
Je réussis et j’obtins qu’elle lui ferait une querelle de cette même partie de chasse, à laquelle, bien évidemment, il n’avait consenti que pour elle. On ne pouvait prendre un plus mauvais prétexte, mais nulle femme n’a mieux que la vicomtesse ce talent commun à toutes, de mettre l’humeur à la place de la raison et de n’être jamais si difficile à apaiser que quand elle a tort. Le moment, d’ailleurs, n’était pas commode pour les explications, et ne voulant qu’une nuit, je consentais qu’ils se raccommodassent le lendemain.
Vressac fut donc boudé à son retour. Il voulut en demander la cause, on le querella. Il essaya de se justifier; le mari qui était présent, servit de prétexte pour rompre la conversation; il tenta enfin de profiter d’un moment ou le mari était absent pour demander qu’on voulût bien l’entendre le soir; ce fut alors que la vicomtesse devint sublime. Elle s’indigna contre l’audace des hommes qui, parce qu’ils ont éprouvé les bontés d’une femme, croient avoir le droit d’en abuser encore, même alors qu’elle a à se plaindre d’eux; et ayant changé de thèse par cette adresse, elle parla si bien délicatesse et sentiment que Vressac resta muet et confus, et que moi-même je fus tenté de croire qu’elle avait raison, car vous saurez que, comme ami de tous deux, j’étais en tiers dans cette conversation.
Enfin, elle déclara positivement qu’elle n’ajouterait pas les fatigues de l’amour à celles de la chasse, et qu’elle se reprocherait de troubler d’aussi doux plaisirs. Le mari rentra. Le désolé Vressac, qui n’avait plus la liberté de répondre, s’adressa à moi, et après m’avoir fort longuement conté ses raisons, que je savais aussi bien que lui, il me pria de parler à la vicomtesse, et je le lui promis. Je lui parlai en effet; mais ce fut pour la remercier et convenir avec elle de l’heure et des moyens de notre rendez-vous.
Elle me dit que, logée entre son mari et son amant, elle avait trouvé plus prudent d’aller chez Vressac que de le recevoir dans son appartement, et que, puisque je logeais vis-à-vis d’elle, elle croyait plus sûr aussi de venir chez moi; qu’elle s’y rendrait aussitôt que sa femme de chambre l’aurait laissée seule, que je n’avais qu’à tenir ma porte entr’ouverte et l’attendre.
Tout s’exécuta comme nous en étions convenus, et elle arriva chez moi vers une heure du matin.
Comme je n’ai point de vanité, je ne m’arrête pas aux détails de la nuit, mais vous me connaissez, et j’ai été content de moi.
Au point du jour, il a fallu se séparer. C’est ici que l’intérêt commence. L’étourdie avait cru laisser sa porte entr’ouverte, nous la trouvâmes fermée, et la clef était restée en dedans; vous n’avez pas l’idée de l’expression de désespoir avec laquelle la vicomtesse me dit aussitôt: «Ah! je suis perdue!» Il faut convenir qu’il eut été plaisant de la laisser dans cette situation; mais pouvais-je souffrir qu’une femme fût perdue pour moi, sans l’être par moi? Et devais-je, comme le commun des hommes, me laisser maîtriser par les circonstances? Il fallait donc trouver un moyen. Qu’eussiez-vous fait, ma belle amie? Voici ma conduite, et elle a réussi.
J’eus bientôt reconnu que la porte en question pouvait s’enfoncer, en se permettant de faire beaucoup de bruit. J’obtins donc de la vicomtesse, non sans peine, qu’elle jetterait des cris perçants et d’effroi, comme Au voleur! A l’assassin! etc., etc. Et nous convînmes qu’au premier cri j’enfoncerais la porte et qu’elle courrait à son lit. Vous ne sauriez croire combien il fallut de temps pour la décider même après qu’elle eut consenti. Il fallut pourtant finir par là, et au premier coup de pied, la porte céda.
La vicomtesse fit bien de ne pas perdre de temps, car au même instant, le vicomte et Vressac furent dans le corridor, et la femme de chambre accourut aussi à la chambre de sa maîtresse.
J’étais seul de sang-froid, et j’en profitai pour aller éteindre une veilleuse qui brûlait encore et la renverser par terre, car vous jugez combien il eût été ridicule de feindre cette terreur panique en ayant de la lumière dans sa chambre. Je querellai ensuite le mari et l’amant sur leur sommeil léthargique, en les assurant que les cris auxquels j’étais accouru, et mes efforts pour enfoncer la porte avaient duré au moins cinq minutes.
La vicomtesse qui avait retrouvé son courage dans son lit, me seconda assez bien et jura ses grands dieux qu’il y avait un voleur dans son appartement; elle protesta avec plus de sincérité que de la vie elle n’avait eu tant peur. Nous cherchions partout et nous ne trouvions rien, lorsque je fis apercevoir la veilleuse renversée et conclus que, sans doute, un rat avait causé le dommage et la frayeur; mon avis passa tout d’une voix, et après quelques plaisanteries rebattues sur les rats, le vicomte s’en alla le premier regagner sa chambre et son lit, en priant sa femme d’avoir à l’avenir des rats plus tranquilles.
Vressac, resté seul avec nous, s’approcha de la vicomtesse pour lui dire tendrement que c’était une vengeance de l’amour; à quoi elle répondit en me regardant: «Il était donc bien en colère, car il s’est beaucoup vengé; mais, ajouta-t-elle, je suis rendue de fatigue, et je veux dormir.»
J’étais dans un moment de bonté; en conséquence, avant de nous séparer, je plaidai la cause de Vressac et j’amenai le raccommodement. Les deux amants s’embrassèrent, et je fus, à mon tour, embrassé par tous les deux. Je ne me souciais plus des baisers de la vicomtesse, mais j’avoue que celui de Vressac me fit plaisir. Nous sortîmes ensemble, et après avoir reçu ses longs remerciements, nous allâmes chacun nous remettre au lit.
Si vous trouvez cette histoire plaisante, je ne vous en demande pas le secret. A présent que je m’en suis amusé, il est juste que le public ait son tour. Pour le moment, je ne parle que de l’histoire, peut-être bientôt en dirons-nous autant de l’héroïne?
Adieu, il y a une heure que mon chasseur attend; je ne prends plus le moment de vous embrasser et de vous recommander surtout de vous garder de Prévan.
Du château de..., ce 15 septembre 17**.
[29] Racine, Tragédie de Britannicus.
LETTRE LXXII
Le Chevalier DANCENY à CÉCILE VOLANGES.
(Remise seulement le 14.)
O ma Cécile! que j’envie le sort de Valmont! Demain il vous verra. C’est lui qui vous remettra cette lettre; et moi, languissant loin de vous, je traînerai ma pénible existence entre les regrets et le malheur. Mon amie, ma tendre amie, plaignez-moi de mes maux; surtout plaignez-moi des vôtres; c’est contre eux que le courage m’abandonne.
Qu’il m’est affreux de causer votre malheur! Sans moi, vous seriez heureuse et tranquille. Me pardonnez-vous? Dites, ah! dites que vous me pardonnez; dites-moi aussi que vous m’aimez, que vous m’aimez toujours. J’ai besoin que vous me le répétiez. Ce n’est pas que j’en doute, mais il me semble que plus on en est sûr et plus il est doux de se l’entendre dire. Vous m’aimez, n’est-ce pas? Oui, vous m’aimez de toute votre âme. Je n’oublie pas que c’est la dernière parole que je vous ai entendue prononcer. Comme je l’ai recueillie dans mon cœur! Comme elle s’y est profondément gravée! Et avec quels transports le mien y a répondu!
Hélas! dans ce moment de bonheur, j’étais loin de prévoir le sort affreux qui nous attendait. Occupons-nous, ma Cécile, des moyens de l’adoucir. Si j’en crois mon ami, il suffira, pour y parvenir, que vous preniez en lui une confiance qu’il mérite.
J’ai été peiné, je l’avoue, de l’idée désavantageuse que vous paraissez avoir de lui. J’y ai reconnu les préventions de votre maman: c’était pour m’y soumettre que j’avais négligé, depuis quelque temps, cet homme vraiment aimable, qui aujourd’hui fait tout pour moi, qui enfin travaille à nous réunir, lorsque votre maman nous a séparés. Je vous en conjure, ma chère amie, voyez-le d’un œil plus favorable. Songez qu’il est mon ami, qu’il veut être le vôtre, qu’il peut me rendre le bonheur de vous voir. Si ces raisons ne vous ramènent pas, ma Cécile, vous ne m’aimez pas autant que je vous aime, vous ne m’aimez plus autant que vous m’aimiez. Ah! si jamais vous deviez m’aimer moins... Mais non, le cœur de ma Cécile est à moi, il y est pour la vie, et si j’ai à craindre les peines d’un amour malheureux, sa constance au moins me sauvera les tourments d’un amour trahi.
Adieu, ma charmante amie; n’oubliez pas que je souffre et qu’il ne tient qu’à vous de me rendre heureux, parfaitement heureux. Écoutez le vœu de mon cœur et recevez les plus tendres baisers de l’amour.
Paris, ce 11 septembre 17**.
LETTRE LXXIII
Le Vicomte de VALMONT à CÉCILE VOLANGES.
(Jointe à la précédente.)
L’ami qui vous sert a su que vous n’aviez rien de ce qu’il vous fallait pour écrire, et il y a déjà pourvu. Vous trouverez dans l’antichambre de l’appartement que vous occupez, sous la grande armoire, à main gauche, une provision de papier, de plumes et d’encre, qu’il renouvellera quand vous voudrez et qu’il lui semble que vous pouvez laisser à cette même place, si vous n’en trouvez pas de plus sûre.
Il vous demande de ne pas vous offenser, s’il a l’air de ne faire aucune attention à vous dans le cercle et de ne vous y regarder que comme une enfant. Cette conduite lui paraît nécessaire pour inspirer la sécurité dont il a besoin et pouvoir travailler plus efficacement au bonheur de son ami et au vôtre. Il tâchera de faire naître les occasions de vous parler quand il aura quelque chose à vous apprendre ou à vous remettre, et il espère y parvenir si vous mettez du zèle à le seconder.
Il vous conseille aussi de lui rendre à mesure les lettres que vous aurez reçues, afin de risquer moins de vous compromettre.
Il finit par vous assurer que si vous voulez lui donner votre confiance, il mettra tous ses soins à adoucir la persécution qu’une mère trop cruelle fait éprouver à deux personnes, dont l’une est déjà son meilleur ami et l’autre lui paraît mériter l’intérêt le plus tendre.
Au château de..., ce 14 septembre 17**.
LETTRE LXXIV
La Marquise de MERTEUIL au Vicomte de VALMONT.
Eh! depuis quand, mon ami, vous effrayez-vous si facilement? Ce Prévan est donc bien redoutable? Mais voyez combien je suis simple et modeste! Je l’ai rencontré souvent, ce superbe vainqueur; à peine l’avais-je regardé! Il ne fallait pas moins que votre lettre pour m’y faire faire attention. J’ai réparé mon injustice hier. Il était à l’Opéra, presque vis-à-vis de moi, et je m’en suis occupée. Il est joli au moins, mais très joli; des traits fins et délicats! il doit gagner à être vu de près. Et vous dites qu’il veut m’avoir! Assurément il me fera honneur et plaisir. Sérieusement, j’en ai fantaisie, et je vous confie ici que j’ai fait les premières démarches. Je ne sais pas si elles réussiront. Voilà le fait.
Il était à deux pas de moi, à la sortie de l’Opéra, et j’ai donné très haut rendez-vous à la marquise de... pour souper le vendredi chez la maréchale. C’est, je crois, la seule maison où je peux le rencontrer. Je ne doute pas qu’il ne m’ait entendu... Si l’ingrat allait n’y pas venir? Mais, dites-moi donc, croyez-vous qu’il y vienne? Savez-vous que s’il n’y vient pas, j’aurai de l’humeur toute la soirée? Vous voyez qu’il ne trouvera pas tant de difficulté à me suivre; et ce qui vous étonnera davantage, c’est qu’il en trouvera moins encore à me plaire. Il veut, dit-il, crever six chevaux à me faire sa cour! Oh! je sauverai la vie à ces chevaux-là. Je n’aurai jamais la patience d’attendre si longtemps. Vous savez qu’il n’est pas dans mes principes de faire languir quand une fois je suis décidée, et je le suis pour lui.
Oh! çà, convenez qu’il y a plaisir à me parler raison? Votre avis important n’a-t-il pas un grand succès? Mais que voulez-vous? je végète depuis si longtemps! Il y a plus de six semaines que je ne me suis pas permis une gaîté. Celle-là se présente: puis-je me la refuser? le sujet n’en vaut-il pas la peine? en est-il de plus agréable, dans quelque sens que vous preniez ce mot?
Vous-même vous êtes forcé de lui rendre justice; vous faites plus que le louer, vous en êtes jaloux. Eh bien! je m’établis juge entre vous deux; mais d’abord il faut s’instruire, et c’est ce que je veux faire. Je serai juge intègre et vous serez pesés tous deux dans la même balance. Pour vous, j’ai déjà vos mémoires, et votre affaire est parfaitement instruite. N’est-il pas juste que je m’occupe à présent de votre adversaire? Allons, exécutez-vous de bonne grâce et, pour commencer, apprenez-moi, je vous prie, quelle est cette triple aventure dont il est le héros. Vous m’en parlez comme si je ne connaissais autre chose, et je n’en sais pas le premier mot. Apparemment, elle se sera passée pendant mon voyage à Genève, et votre jalousie vous aura empêché de me l’écrire. Réparez cette faute au plus tôt; songez que rien de ce qui l’intéresse ne m’est étranger. Il me semble bien qu’on en parlait encore à mon retour, mais j’étais occupée d’autre chose et j’écoute rarement, en ce genre, tout ce qui n’est pas du jour ou de la veille.
Quand ce que je vous demande vous contrarierait un peu, n’est-ce pas le moindre prix que vous deviez aux soins que je me suis donnés pour vous? Ne sont-ce pas eux qui vous ont rapproché de votre présidente quand vos sottises vous en avaient éloigné? N’est-ce pas encore moi qui ai remis entre vos mains de quoi vous venger du zèle amer de Mme de Volanges? Vous vous êtes plaint si souvent du temps que vous perdiez à aller chercher vos aventures! A présent, vous les avez sous la main. L’amour, la haine, vous n’avez qu’à choisir, tout couche sous le même toit; et vous pouvez, doublant votre existence, caresser d’une main et frapper de l’autre.
C’est même encore à moi que vous devez l’aventure de la vicomtesse. J’en suis assez contente, mais, comme vous dites, il faut qu’on en parle; car si l’occasion a pu vous engager, comme je le conçois, à préférer pour le moment le mystère à l’éclat, il faut convenir pourtant que cette femme ne méritait pas un procédé si honnête.
J’ai d’ailleurs à m’en plaindre. Le chevalier de Belleroche la trouve plus jolie que je ne voudrais et, par beaucoup de raisons, je serai bien aise d’avoir un prétexte pour rompre avec elle: or il n’en est pas de plus commode que d’avoir à dire: «On ne peut plus voir cette femme-là.»
Adieu, vicomte; songez que, placé où vous êtes, le temps est précieux: je vais employer le mien à m’occuper du bonheur de Prévan.
Paris, ce 15 septembre 17**.
LETTRE LXXV
CÉCILE VOLANGES à SOPHIE CARNAY.
Nota.—Dans cette lettre, Cécile Volanges rend compte avec le plus grand détail de tout ce qui est relatif à elle dans les événements que le lecteur a vus lettres LXI et suivantes. On a cru devoir supprimer cette répétition. Elle parle enfin du vicomte de Valmont et elle s’exprime ainsi:
... Je t’assure que c’est un homme bien extraordinaire. Maman en dit beaucoup de mal, mais le chevalier Danceny en dit beaucoup de bien, et je crois que c’est lui qui a raison. Je n’ai jamais vu d’homme aussi adroit. Quand il m’a rendu la lettre de Danceny, c’était au milieu de tout le monde, et personne n’en a rien vu; il est vrai que j’ai eu bien peur, parce que je n’étais prévenue de rien, mais à présent je m’y attendrai. J’ai déjà fort bien compris comment il voulait que je fisse pour lui remettre ma réponse. Il est bien facile de s’entendre avec lui, car il a un regard qui dit tout ce qu’il veut. Je ne sais pas comment il fait; il me disait, dans le billet dont je t’ai parlé, qu’il n’aurait pas l’air de s’occuper de moi devant maman: en effet, on dirait toujours qu’il n’y songe pas; et pourtant, toutes les fois que je cherche ses yeux, je suis sûre de les rencontrer tout de suite.
Il y a ici une bonne amie de maman, que je ne connaissais pas, qui a aussi l’air de ne guère aimer M. de Valmont, quoiqu’il ait bien des attentions pour elle. J’ai peur qu’il ne s’ennuie bientôt de la vie qu’on mène ici et qu’il ne s’en retourne à Paris: cela serait bien fâcheux. Il faut qu’il ait bien bon cœur d’être venu exprès pour rendre service à son ami et à moi! Je voudrais bien lui en témoigner ma reconnaissance, mais je ne sais comment faire pour lui parler, et quand j’en trouverais l’occasion, je serais si honteuse que je ne saurais peut-être que lui dire.
Il n’y a que Mme de Merteuil avec qui je parle librement quand je parle de mon amour. Peut-être même qu’avec toi, à qui je dis tout, si c’était en causant, je serais embarrassée. Avec Danceny lui-même, j’ai souvent senti, comme malgré moi, une certaine crainte qui m’empêchait de lui dire tout ce que je pensais. Je me le reproche bien à présent et je donnerais tout au monde pour trouver le moment de lui dire une fois, une seule fois, combien je l’aime. M. de Valmont lui a promis que si je me laissais conduire, il nous procurerait l’occasion de nous revoir. Je ferai bien assez ce qu’il voudra, mais je ne peux pas concevoir que cela soit possible.
Adieu, ma bonne amie, je n’ai plus de place[30].
Du château de..., ce 14 septembre 17**.
[30] Mlle de Volanges ayant, peu de temps après, changé de confidente, comme on le verra par la suite de ces lettres, on ne trouvera plus dans ce Recueil aucune de celles qu’elle a continué d’écrire à son amie du couvent; elles n’apprendraient rien au lecteur.
LETTRE LXXVI
Le Vicomte de VALMONT à la Marquise de MERTEUIL.
Ou votre lettre est un persiflage que je n’ai pas compris, ou vous étiez, en me l’écrivant, dans un délire très dangereux. Si je vous connaissais moins, ma belle amie, je serais vraiment très effrayé, et, quoi que vous en puissiez dire, je ne m’effrayerais pas trop facilement.
J’ai beau vous lire et vous relire, je n’en suis pas plus avancé; car, de prendre votre lettre dans le sens naturel qu’elle présente, il n’y a pas moyen. Qu’avez-vous donc voulu dire?
Est-ce seulement qu’il était inutile de se donner tant de soins contre un ennemi si peu redoutable? Mais, dans ce cas, vous pourriez avoir tort. Prévan est réellement aimable, il l’est plus que vous ne le croyez; il a surtout le talent très utile d’occuper beaucoup de son amour par l’adresse qu’il a d’en parler dans le cercle et devant tout le monde, en se servant de la première conversation qu’il trouve. Il est peu de femmes qui se sauvent alors du piège d’y répondre, parce que toutes ayant des prétentions à la finesse, aucune ne veut perdre l’occasion d’en montrer. Or vous savez assez que femme qui consent à parler d’amour finit bientôt par en prendre ou, au moins par se conduire comme si elle en avait. Il gagne encore à cette méthode, qu’il a réellement perfectionnée, d’appeler souvent les femmes elles-mêmes en témoignage de leur défaite, et, cela, je vous en parle pour l’avoir vu.
Je n’étais dans le secret que de la seconde main, car jamais je n’ai été lié avec Prévan, mais enfin nous étions six, et la comtesse de P..., tout en se croyant bien fine et ayant l’air en effet, pour tout ce qui n’était pas instruit, de tenir une conversation générale, nous raconta dans le plus grand détail et comme quoi elle s’était rendue à Prévan, et tout ce qui s’était passé entre eux. Elle faisait ce récit avec une telle sécurité qu’elle ne fut pas même troublée par un sourire, qui nous prit à tous six en même temps, et je me souviendrai toujours qu’un de nous ayant voulu, pour s’excuser, feindre de douter de ce qu’elle disait, ou plutôt de ce qu’elle avait l’air de dire, elle répondit gravement qu’à coup sûr nous n’étions aucun aussi bien instruits qu’elle, et elle ne craignit pas même de s’adresser à Prévan pour lui demander si elle s’était trompée d’un mot.
J’ai donc pu croire cet homme dangereux pour tout le monde; mais pour vous, marquise, ne suffisait-il pas qu’il fût joli, très joli, comme vous le dites vous-même, qu’il vous fît une de ces attaques que vous vous plaisez quelquefois à récompenser, sans autre motif que de les trouver bien faites, ou que vous eussiez trouvé plaisant de vous rendre par une raison quelconque, ou... que sais-je? puis-je deviner les mille et mille caprices qui gouvernent la tête d’une femme, et par qui seuls vous tenez encore à votre sexe? A présent que vous êtes avertie du danger, je ne doute pas que vous ne vous en sauviez facilement, mais pourtant fallait-il vous avertir. Je reviens donc à mon texte: qu’avez-vous voulu dire?
Si ce n’est qu’un persiflage sur Prévan, outre qu’il est bien long, ce n’était pas vis-à-vis de moi qu’il était utile: c’est dans le monde qu’il faut lui donner quelque bon ridicule, et je vous renouvelle ma prière à ce sujet.
Ah! je crois tenir le mot de l’énigme! Votre lettre est une prophétie, non de ce que vous ferez, mais de ce qu’il vous croira prête à faire au moment de la chute que vous lui préparez. J’approuve assez ce projet; il exige pourtant de grands ménagements. Vous savez comme moi que, pour l’effet public, avoir un homme ou recevoir ses soins est absolument la même chose, à moins que cet homme ne soit un sot, et Prévan ne l’est pas, à beaucoup près. S’il peut gagner seulement une apparence, il se vantera, et tout sera dit. Les sots y croiront, les méchants auront l’air d’y croire; quelles seront vos ressources? Tenez, j’ai peur. Ce n’est pas que je doute de votre adresse, mais ce sont les bons nageurs qui se noient.
Je ne me crois pas plus bête qu’un autre; des moyens de déshonorer une femme, j’en ai trouvé cent, j’en ai trouvé mille, mais quand je me suis occupé de chercher comment elle pourrait s’en sauver, je n’en ai jamais vu la possibilité. Vous-même, ma belle amie, dont la conduite est un chef-d’œuvre, cent fois j’ai cru vous voir plus de bonheur que de bien joué.
Mais après tout, je cherche peut-être une raison à ce qui n’en a point. J’admire comment, depuis une heure, je traite sérieusement ce qui n’est à coup sûr, qu’une plaisanterie de votre part. Vous allez vous moquer de moi! Eh bien! soit; mais dépêchez-vous, et parlons d’autre chose. D’autre chose! Je me trompe, c’est toujours de la même; toujours des femmes à avoir ou à perdre, et souvent tous les deux.
J’ai ici, comme vous l’avez fort bien remarqué, de quoi m’exercer dans les deux genres, mais non pas avec la même facilité. Je prévois que la vengeance ira plus vite que l’amour. La petite Volanges est rendue, j’en réponds; elle ne dépend plus que de l’occasion, et je me charge de la faire naître. Mais il n’en est pas de même de Mme de Tourvel: cette femme est désolante, je ne la conçois pas; j’ai cent preuves de son amour, mais j’en ai mille de sa résistance, et, en vérité, je crains qu’elle ne m’échappe.
Le premier effet qu’avait produit mon retour me faisait espérer davantage. Vous devinez que je voulais en juger par moi-même, et, pour m’assurer de voir les premiers mouvements, je ne m’étais fait précéder par personne, et j’avais calculé ma route pour arriver pendant qu’on serait à table. En effet, je tombai des nues, comme une divinité d’opéra qui vient faire un dénouement.
Ayant fait assez de bruit en entrant pour fixer les regards sur moi, je pus voir du même coup d’œil la joie de ma vieille tante, le dépit de Mme de Volanges et le plaisir décontenancé de sa fille. Ma belle, par la place qu’elle occupait, tournait le dos à la porte. Occupée dans ce moment à couper quelque chose, elle ne tourna seulement pas la tête, mais j’adressai la parole à Mme de Rosemonde, et au premier mot, la sensible dévote ayant reconnu ma voix, il lui échappa un cri, dans lequel je crus reconnaître plus d’amour que de surprise et d’effroi. Je m’étais alors assez avancé pour voir sa figure; le tumulte de son âme, le combat de ses idées et de ses sentiments, s’y peignirent de vingt façons différentes. Je me mis à table à côté d’elle; elle ne savait exactement rien de ce qu’elle faisait ni de ce qu’elle disait. Elle essaya de continuer de manger, il n’y eut pas moyen; enfin, moins d’un quart d’heure après, son embarras et son plaisir devenant plus forts qu’elle, elle n’imagina rien de mieux que de demander permission de sortir de table, et elle se sauva dans le parc, sous le prétexte d’avoir besoin de prendre l’air. Mme de Volanges voulut l’accompagner; la tendre prude ne le permit pas, trop heureuse sans doute de trouver un prétexte pour elle seule et se livrer sans contrainte à la douce émotion de son cœur.
J’abrégeai le dîner le plus qu’il me fut possible. A peine avait-on servi le dessert que l’infernale Volanges, pressée apparemment du besoin de me nuire, se leva de sa place pour aller trouver la charmante malade; mais j’avais prévu ce projet, et je le traversai. Je feignis donc de prendre ce mouvement particulier pour le mouvement général et, m’étant levé en même temps, la petite Volanges et le curé du lieu se laissèrent entraîner par ce double exemple, en sorte que Mme de Rosemonde se trouva seule à table avec le vieux commandeur de T..., et tous deux prirent aussi le parti d’en sortir. Nous allâmes donc tous rejoindre ma belle, que nous trouvâmes dans le bosquet près du château, et comme elle avait besoin de solitude et non de promenade, elle aima autant revenir avec nous que nous faire rester avec elle.
Dès que je fus assuré que Mme de Volanges n’aurait pas l’occasion de lui parler seule, je songeai à exécuter vos ordres, et je m’occupai des intérêts de votre pupille. Aussitôt après le café, je montai chez moi et j’entrai aussi chez les autres pour reconnaître le terrain; je fis mes dispositions pour assurer la correspondance de la petite et, après ce premier bienfait, j’écrivis un mot pour l’en instruire et lui demander sa confiance; je joignis mon billet à la lettre de Danceny. Je revins au salon. J’y trouvai ma belle établie sur une chaise longue et dans un abandon délicieux.
Ce spectacle en éveillant mes désirs, anima mes regards; je sentis qu’ils devaient être tendres et pressants, et je me plaçai de manière à pouvoir en faire usage. Leur premier effet fut de faire baisser les grands yeux modestes de la céleste prude. Je considérai quelque temps cette figure angélique, puis, parcourant toute sa personne, je m’amusai à deviner les contours et les formes à travers un vêtement léger, mais toujours importun. Après être descendu de la tête aux pieds, je remontai des pieds à la tête... Ma belle amie, le doux regard était fixé sur moi; sur-le-champ il se baissa de nouveau; mais, voulant en favoriser le retour, je détournai mes yeux. Alors s’établit entre nous cette convention tacite, premier traité de l’amour timide, qui, pour satisfaire le besoin mutuel de se voir, permet aux regards de se succéder en attendant qu’ils se confondent.
Persuadé que ce nouveau plaisir occupait ma belle tout entière, je me chargeai de veiller à notre commune sûreté; mais après m’être assuré qu’une conversation assez vive nous sauvait des remarques du cercle, je tâchai d’obtenir de ses yeux qu’ils parlassent franchement leur langage. Pour cela je surpris d’abord quelques regards, mais avec tant de réserve que la modestie n’en pouvait être alarmée, et pour mettre la timide personne plus à son aise je paraissais moi-même aussi embarrassé qu’elle. Peu à peu nos yeux, accoutumés à se rencontrer, se fixèrent plus longtemps; enfin ils ne se quittèrent plus, j’aperçus dans les siens cette douce langueur, signal heureux de l’amour et du désir, mais ce ne fut qu’un moment et bientôt revenue à elle-même, elle changea, non sans quelque honte, son maintien et son regard.
Ne voulant pas qu’elle put douter que j’eusse remarqué ses divers mouvements, je me levai avec vivacité, en lui demandant, avec l’air de l’effroi, si elle se trouvait mal. Aussitôt tout le monde vint l’entourer. Je les laissai tous passer devant moi, et comme la petite Volanges, qui travaillait à la tapisserie auprès d’une fenêtre, eut besoin de quelque temps pour quitter son métier, je saisis ce moment pour lui remettre la lettre de Danceny.
J’étais un peu loin d’elle, je jetai l’épître sur ses genoux. Elle ne savait en vérité qu’en faire. Vous auriez trop ri de son air de surprise et d’embarras; pourtant je ne riais point, car je craignais que tant de gaucherie ne nous trahît. Mais un coup d’œil et un geste fortement prononcés, lui firent enfin comprendre qu’il fallait mettre le paquet dans sa poche.
Le reste de la journée n’eut rien d’intéressant. Ce qui s’est passé depuis amènera peut-être des événements dont vous serez contente, au moins pour ce qui regarde votre pupille; mais il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu’à les raconter. Voilà d’ailleurs la huitième page que j’écris et j’en suis fatigué; ainsi, adieu.
Vous vous doutez bien, sans que je vous le dise, que la petite a répondu à Danceny[31]. J’ai eu aussi une réponse de ma belle, à qui j’avais écrit le lendemain de mon arrivée. Je vous envoie les deux lettres. Vous les lirez ou vous ne les lirez pas, car ce perpétuel rabachage, qui déjà ne m’amuse pas trop, doit être bien insipide, pour toute personne désintéressée.
Encore une fois, adieu. Je vous aime toujours beaucoup; mais je vous en prie, si vous me reparlez de Prévan, faites en sorte que je vous entende.
Du château de..., ce 17 septembre 17**.
[31] Cette lettre ne s’est pas retrouvée.
LETTRE LXXVII
Le Vicomte de VALMONT à la Présidente de TOURVEL.
D’où peut venir, madame, le soin cruel que vous mettez à me fuir? Comment se peut-il que l’empressement le plus tendre de ma part, n’obtienne de la vôtre que des procédés qu’on se permettrait à peine envers l’homme dont on aurait le plus à se plaindre? Quoi! l’amour me ramène à vos pieds, et quand un heureux hasard me place à côté de vous, vous aimez mieux feindre une indisposition, alarmer vos amis, que de consentir à rester près de moi! Combien de fois hier n’avez-vous pas détourné vos yeux pour me priver de la faveur d’un regard? et si un seul instant j’ai pu y voir moins de sévérité, ce moment a été si court qu’il semble que vous ayez voulu moins m’en faire jouir, que me faire sentir ce que je perdais à en être privé.
Ce n’est là, j’ose le dire, ni le traitement que mérite l’amour, ni celui que peut se permettre l’amitié, et toutefois, de ces deux sentiments, vous savez si l’un m’anime, et j’étais, ce me semble, autorisé à croire que vous ne vous refusiez pas à l’autre. Cette amitié précieuse, dont sans doute vous m’avez cru digne, puisque vous avez bien voulu me l’offrir, qu’ai-je donc fait pour l’avoir perdue depuis? me serai-je nui par ma confiance et me punirez-vous de ma franchise? Ne craignez-vous pas au moins d’abuser de l’une et de l’autre? En effet, n’est-ce pas dans le sein de mon amie que j’ai déposé le secret de mon cœur? N’est-ce pas vis-à-vis d’elle seule que j’ai pu me croire obligé de refuser des conditions qu’il me suffisait d’accepter, pour me donner la facilité de ne les pas tenir, et peut-être celle d’en abuser utilement? Voudriez-vous enfin, par une rigueur si peu méritée, me forcer à croire qu’il n’eût fallu que vous tromper pour obtenir plus d’indulgence?
Je ne me repens point d’une conduite que je vous devais, que je me devais à moi-même; mais par quelle fatalité chaque action louable devient-elle pour moi le signal d’un malheur nouveau!
C’est après avoir donné lieu au seul éloge que vous ayez encore daigné faire de ma conduite, que j’ai eu, pour la première fois, à gémir du malheur de vous avoir déplu. C’est après vous avoir prouvé ma soumission parfaite, en me privant du bonheur de vous voir, uniquement pour rassurer votre délicatesse, que vous avez voulu rompre toute correspondance avec moi, m’ôter ce faible dédommagement d’un sacrifice que vous aviez exigé, et me ravir jusqu’à l’amour qui seul avait pu vous en donner le droit. C’est enfin après vous avoir parlé avec une sincérité que l’intérêt même de cet amour n’a pu affaiblir, que vous me fuyez aujourd’hui comme un séducteur dangereux, dont vous auriez reconnu la perfidie.
Ne vous lasserez-vous donc jamais d’être injuste? Apprenez-moi du moins quels nouveaux torts ont pu vous porter à tant de sévérité, et ne refusez pas de me dicter les ordres que vous voulez que je suive; quand je m’engage à les exécuter, est-ce trop prétendre que de demander à les connaître?
De..., ce 15 septembre 17**.
LETTRE LXXVIII
La Présidente de TOURVEL au Vicomte de VALMONT.
Vous paraissez, monsieur, surpris de ma conduite et peu s’en faut même que vous ne m’en demandiez compte, comme ayant le droit de la blâmer. J’avoue que je me serais crue plus autorisée que vous à m’étonner et à me plaindre; mais depuis le refus contenu dans votre dernière réponse, j’ai pris le parti de me renfermer dans une indifférence qui ne laisse plus lieu aux remarques ni aux reproches. Cependant, comme vous me demandez des éclaircissements et que, grâce au Ciel, je ne sens rien en moi qui puisse m’empêcher de vous les donner, je veux bien entrer encore une fois en explication avec vous.
Qui lirait vos lettres me croirait injuste ou bizarre. Je crois mériter que personne n’ait cette idée de moi; il me semble surtout que vous étiez moins qu’un autre dans le cas de la prendre. Sans doute, vous avez senti qu’en nécessitant ma justification, vous me forciez à rappeler tout ce qui s’est passé entre nous. Apparemment vous avez cru n’avoir qu’à gagner à cet examen: comme, de mon côté, je ne crois pas avoir à y perdre, au moins à vos yeux, je ne crains pas de m’y livrer. Peut-être est-ce, en effet, le seul moyen de connaître qui de nous deux a le droit de se plaindre de l’autre.
A compter, monsieur, du jour de votre arrivée dans ce château, vous avouerez, je crois, qu’au moins votre réputation m’autorisait à user de quelque réserve avec vous et que j’aurais pu, sans craindre d’être taxée d’un excès de pruderie, m’en tenir aux seules expressions de la politesse la plus froide. Vous-même m’eussiez traitée avec indulgence et vous eussiez trouvé simple qu’une femme aussi peu formée, n’eut pas même le mérite nécessaire pour apprécier le vôtre. C’était sûrement là le parti de la prudence, et il m’eût d’autant moins coûté à suivre que je ne vous cacherai pas que quand Mme de Rosemonde vint me faire part de votre arrivée, j’eus besoin de me rappeler mon amitié pour elle et celle qu’elle a pour vous, pour ne pas lui laisser voir combien cette nouvelle me contrariait.
Je conviens volontiers que vous vous êtes montré d’abord sous un aspect plus favorable que je ne l’avais imaginé; mais vous conviendrez à votre tour qu’il a bien peu duré et que vous vous êtes bientôt lassé d’une contrainte, dont apparemment vous ne vous êtes pas cru suffisamment dédommagé par l’idée avantageuse qu’elle m’avait fait prendre de vous.
C’est alors qu’abusant de ma bonne foi, de ma sécurité, vous n’avez pas craint de m’entretenir d’un sentiment dont vous ne pouviez pas douter que je ne me trouvasse offensée, et moi, tandis que vous ne vous occupiez qu’à aggraver vos torts en les multipliant, je cherchais un motif pour les oublier, en vous offrant l’occasion de les réparer, au moins en partie. Ma demande était si juste que vous-même ne crûtes pas devoir vous y refuser, mais vous faisant un droit de mon indulgence, vous en profitâtes pour me demander une permission, que, sans doute, je n’aurais pas dû accorder et que pourtant vous avez obtenue. Des conditions qui y furent mises vous n’en avez tenu aucune, et votre correspondance a été telle que chacune de vos lettres me faisait un devoir de ne plus vous répondre. C’est dans le moment même où votre obstination me forçait à vous éloigner de moi, que, par une condescendance peut-être blâmable, j’ai tenté le seul moyen qui pouvait me permettre de vous en rapprocher: mais de quel prix est à vos yeux un sentiment honnête? Vous méprisez l’amitié, et dans votre folle ivresse, comptant pour rien les malheurs et la honte, vous ne cherchez que des plaisirs et des victimes.
Aussi léger dans vos démarches qu’inconséquent dans vos reproches, vous oubliez vos promesses, ou plutôt vous vous faites un jeu de les violer et après avoir consenti de vous éloigner de moi, vous revenez ici sans y être rappelé; sans égard pour mes prières, pour mes raisons, sans avoir même l’attention de m’en prévenir, vous n’avez pas craint de m’exposer à une surprise dont l’effet, quoique bien simple assurément, aurait pu être interprété défavorablement pour moi par les personnes qui nous entouraient. Ce moment d’embarras que vous aviez fait naître, loin de chercher à m’en distraire ou à le dissiper, vous avez paru mettre tous vos soins à l’augmenter encore. A table, vous choisissez précisément votre place à côté de la mienne: une légère indisposition me force d’en sortir avant les autres et au lieu de respecter ma solitude, vous engagez tout le monde à venir la troubler. Rentrée au salon, si je fais un pas, je vous trouve à côté de moi; si je dis une parole, c’est toujours vous qui me répondez. Le mot le plus indifférent vous sert de prétexte pour ramener une conversation que je ne voulais pas entendre, qui pouvait même me compromettre; car enfin, monsieur, quelque adresse que vous y mettiez, ce que je comprends, je crois que les autres peuvent aussi le comprendre.
Forcée ainsi par vous à l’immobilité et au silence, vous n’en continuez pas moins de me poursuivre; je ne puis lever les yeux sans rencontrer les vôtres. Je suis sans cesse obligée de détourner mes regards, et par une inconséquence bien incompréhensible, vous fixez sur moi ceux du cercle, dans un moment où j’aurais voulu pouvoir même me dérober aux miens.
Et vous vous plaignez de mes procédés! et vous vous étonnez de mon empressement à vous fuir! Ah! blâmez-moi plutôt de mon indulgence, étonnez-vous que je ne sois pas partie au moment de votre arrivée. Je l’aurais dû peut-être et vous me forcerez à ce parti violent, mais nécessaire, si vous ne cessez enfin des poursuites offensantes. Non, je n’oublie point, je n’oublierai jamais ce que je me dois, ce que je dois à des nœuds que j’ai formés, que je respecte et que je chéris, et je vous prie de croire que si jamais je me trouvais réduite à ce choix malheureux, de les sacrifier ou de me sacrifier moi-même, je ne balancerais pas un instant. Adieu, monsieur.
De..., ce 16 septembre 17**.
LETTRE LXXIX
Le Vicomte de VALMONT à la Marquise de MERTEUIL.
Je comptais aller à la chasse ce matin, mais il fait un temps détestable. Je n’ai pour toute lecture qu’un roman nouveau, qui ennuierait même une pensionnaire. On déjeunera au plus tôt dans deux heures; ainsi malgré ma longue lettre d’hier, je vais encore causer avec vous. Je suis bien sûr de ne pas vous ennuyer, car je vous parlerai du très joli Prévan. Comment n’avez-vous pas su sa fameuse aventure, celle qui a séparé les inséparables? Je parie que vous vous la rappellerez au premier mot. La voici pourtant, puisque vous la désirez.
Vous vous souvenez que tout Paris s’étonnait que trois femmes, toutes trois jolies, ayant toutes trois les mêmes talents et pouvant avoir les mêmes prétentions, restassent intimement liées entre elles depuis le moment de leur entrée dans le monde. On crut d’abord en trouver la raison dans leur extrême timidité, mais bientôt, entourées d’une cour nombreuse dont elles partageaient les hommages, et éclairées sur leur valeur par l’empressement et les soins dont elles étaient l’objet, leur union n’en devint pourtant que plus forte, et l’on eût dit que le triomphe de l’une était toujours celui des deux autres. On espérait au moins que le moment de l’amour amènerait quelque rivalité. Nos agréables se disputaient l’honneur d’être la pomme de discorde, et moi-même je me serais mis alors sur les rangs, si la grande faveur où la comtesse de... m’éleva dans ce même temps, m’eût permis de lui être infidèle avant d’avoir obtenu l’agrément que je demandais.
Cependant nos trois beautés, dans le même carnaval, firent leur choix comme de concert et loin qu’il excitât les orages qu’on s’en était promis, il ne fit que rendre leur amitié plus intéressante par le charme des confidences.
La foule des prétendants malheureux se joignit alors à celle des femmes jalouses et la scandaleuse constance fut soumise à la censure publique. Les uns prétendaient que dans cette société des inséparables (ainsi la nomma-t-on alors), la loi fondamentale était la communauté de bien et que l’amour même y était soumis; d’autres assuraient que les trois amants, exempts de rivaux, ne l’étaient pas de rivales; on alla même jusqu’à dire qu’ils n’avaient été admis que par décence et n’avaient obtenu qu’un titre sans fonction.
Ces bruits, vrais ou faux, n’eurent pas l’effet qu’on s’en était promis. Les trois couples, au contraire, sentirent qu’ils étaient perdus s’ils se séparaient dans ce moment; ils prirent le parti de faire tête à l’orage. Le public, qui se lasse de tout, se lassa bientôt d’une satire infructueuse. Emporté par sa légèreté naturelle, il s’occupa d’autres objets; puis, revenant à celui-ci avec son inconséquence ordinaire, il changea la critique en éloge. Comme ici tout est de mode, l’enthousiasme gagna; il devenait un vrai délire lorsque Prévan entreprit de vérifier ces prodiges, et de fixer sur eux l’opinion publique et la sienne.
Il rechercha donc ces modèles de perfection. Admis facilement dans leur société, il en tira un favorable augure. Il savait assez que les gens heureux ne sont pas d’un accès si facile. Il vit bientôt, en effet, que ce bonheur si vanté était, comme celui des rois, plus envié que désirable. Il remarqua que, parmi ces prétendus inséparables, on commençait à rechercher les plaisirs du dehors, qu’on s’y occupait même de distraction; et il en conclut que les liens d’amour ou d’amitié étaient déjà relâchés ou rompus, et que ceux de l’amour-propre et de l’habitude conservaient seuls quelque force.
Cependant les femmes, que le besoin rassemblait, conservaient entre elles l’apparence de la même intimité; mais les hommes, plus libres dans leurs démarches, retrouvaient des devoirs à remplir ou des affaires à suivre; ils s’en plaignaient encore, mais ne s’en dispensaient plus et rarement les soirées étaient complètes.
Cette conduite de leur part fut profitable à l’assidu Prévan, qui, placé naturellement auprès de la délaissée du jour, trouvait à offrir alternativement et selon les circonstances, le même hommage aux trois amies. Il sentit facilement que faire un choix entre elles, c’était se perdre; que la fausse honte de se trouver la première infidèle effaroucherait la préférée; que la vanité blessée des deux autres les rendrait ennemies du nouvel amant et qu’elles ne manqueraient pas de déployer contre lui la sévérité des grands principes; enfin, que la jalousie ramènerait à coup sûr les soins d’un rival qui pouvait être encore à craindre. Tout fût devenu obstacle, tout devenait facile dans son triple projet, chaque femme était indulgente, parce qu’elle y était intéressée, chaque homme, parce qu’il croyait ne pas l’être.
Prévan, qui n’avait alors qu’une seule femme à sacrifier, fut assez heureux pour qu’elle prît de la célébrité. Sa qualité d’étrangère et l’hommage d’un grand prince assez adroitement refusé, avaient fixé sur elle l’attention de la cour et de la ville; son amant en partageait l’honneur et en profita auprès de ses nouvelles maîtresses. La seule difficulté était de mener de front ces trois intrigues, dont la marche devait forcément se régler sur la plus tardive; en effet, je tiens d’un de ses confidents que sa plus grande peine fut d’en arrêter une, qui se trouva prête à éclore près de quinze jours avant les autres.
Enfin le grand jour arrivé, Prévan, qui avait obtenu les trois aveux, se trouvait déjà maître des démarches et les régla comme vous allez voir. Des trois maris, l’un était absent, l’autre partait le lendemain au point du jour, le troisième était à la ville. Les inséparables amies devaient souper chez la veuve future; mais le nouveau maître n’avait pas permis que les anciens serviteurs y fussent invités. Le matin même de ce jour, il fait trois lots des lettres de sa belle, il accompagne l’un du portrait qu’il avait reçu d’elle, le second d’un chiffre amoureux qu’elle-même avait peint, le troisième d’une boucle de ses cheveux; chacune reçut pour complet ce tiers de sacrifice et consentit, en échange, à envoyer à l’amant disgracié une lettre éclatante de rupture.
C’était beaucoup, ce n’était pas assez. Celle dont le mari était à la ville ne pouvait disposer que de la journée; il fut convenu qu’une feinte indisposition la dispenserait d’aller souper chez son amie et que la soirée serait toute à Prévan; la nuit fut accordée par celle dont le mari fut absent, et le point du jour, moment du départ du troisième époux, fut marqué par la dernière pour l’heure du berger.
Prévan, qui ne néglige rien, court ensuite chez la belle étrangère, y porte et y fait naître l’humeur dont il avait besoin, et n’en sort qu’après avoir établi une querelle qui lui assure vingt-quatre heures de liberté. Ses dispositions ainsi faites, il rentra chez lui, comptant prendre quelque repos; d’autres affaires l’y attendaient.
Les lettres de rupture avaient été un coup de lumière pour les amants disgraciés; chacun d’eux ne pouvait douter qu’il n’eût été sacrifié à Prévan, et le dépit d’avoir été joué, se joignant à l’humeur que donne presque toujours la petite humiliation d’être quitté, tous trois, sans se communiquer, mais comme de concert, avaient résolu d’en avoir raison, et pris le parti de la demander à leur fortuné rival.
Celui-ci trouva chez lui les trois cartels, et il les accepta loyalement; mais, ne voulant perdre ni les plaisirs, ni l’éclat de cette aventure, il fixa les rendez-vous au lendemain matin et les assigna tous les trois au même lieu et à la même heure. Ce fut à une des portes du bois de Boulogne.
Le soir venu, il courut sa triple carrière avec un succès égal; au moins s’était-il vanté depuis que chacune de ses nouvelles maîtresses avait reçu trois fois le gage et le serment de son amour. Ici, comme vous le jugez bien, les preuves manquent à l’histoire; tout ce que peut faire l’historien impartial, c’est de faire remarquer au lecteur incrédule, que la vanité et l’imagination exaltées peuvent enfanter des prodiges et, de plus, que la matinée qui devait suivre une si brillante nuit paraissait devoir dispenser de ménagement pour l’avenir. Quoi qu’il en soit, les faits suivants ont plus de certitude.
Prévan se rendit exactement au rendez-vous qu’il avait indiqué; il y trouva ses trois rivaux, un peu surpris de leur rencontre, et peut-être chacun d’eux déjà consolé en partie en se voyant des compagnons d’infortune. Il les aborda d’un air affable et cavalier, et leur tint ce discours, qu’on m’a rendu fidèlement:
«Messieurs, leur dit-il, en vous trouvant rassemblés ici, vous avez deviné sans doute que vous aviez tous trois le même sujet de plainte contre moi. Je suis prêt à vous rendre raison. Que le sort décide, entre vous, qui des trois tentera le premier une vengeance à laquelle vous avez tous un droit égal. Je n’ai amené ici ni second, ni témoins. Je n’en ai point pris pour l’offense, je n’en demande point pour la réparation.» Puis, cédant à son caractère joueur: «Je sais, ajouta-t-il, qu’on gagne rarement le sept et le va; mais, quel que soit le sort qui m’attend, on a toujours assez vécu quand on a eu le temps d’acquérir l’amour des femmes et l’estime des hommes.»
Pendant que ses adversaires étonnés se regardaient en silence, et que leur délicatesse calculait peut-être que ce triple combat ne laissait pas la partie égale, Prévan reprit la parole: «Je ne vous cache pas, continua-t-il donc, que la nuit que je viens de passer m’a cruellement fatigué. Il serait généreux à vous de me permettre de réparer mes forces. J’ai donné mes ordres qu’on tînt ici un déjeuner prêt; faites-moi l’honneur de l’accepter. Déjeunons ensemble, et surtout déjeunons gaiement. On peut se battre pour de semblables bagatelles, mais elles ne doivent pas, je crois, altérer notre humeur.»
Le déjeuner fut accepté. Jamais, dit-on, Prévan ne fut plus aimable. Il eut l’adresse de n’humilier aucun de ses rivaux, de leur persuader que tous eussent eu facilement les mêmes succès, et surtout de les faire convenir qu’ils n’en eussent, pas plus que lui, laissé échapper l’occasion. Ces faits une fois avoués, tout s’arrangeait de soi-même. Aussi le déjeuner n’était-il pas fini qu’on y avait déjà répété dix fois que de pareilles femmes ne méritaient pas que d’honnêtes gens se battissent pour elles. Cette idée amena la cordialité; le vin la fortifia; si bien que peu de moments après ce ne fut pas assez de n’avoir plus de rancune, on se jura amitié sans réserve.
Prévan, qui, sans doute, aimait bien autant ce dénouement que l’autre, ne voulait pourtant y rien perdre de sa célébrité. En conséquence, pliant adroitement ses projets aux circonstances: «En effet, dit-il aux trois offensés, ce n’est pas de moi, mais de vos infidèles maîtresses que vous avez à vous venger. Je vous en offre l’occasion. Déjà je ressens, comme vous-même, une injure que bientôt je partagerais; car si chacun de vous n’a pu parvenir à en fixer une seule, puis-je espérer de les fixer toutes trois? Votre querelle devient la mienne. Acceptez, pour ce soir, un souper dans ma petite maison, et j’espère ne pas différer plus longtemps votre vengeance.» On voulut le faire expliquer; mais lui, avec ce ton de supériorité que la circonstance l’autorisait à prendre: «Messieurs, répondit-il, je crois vous avoir prouvé que j’avais quelque esprit de conduite; reposez-vous sur moi.» Tous consentirent, et après avoir embrassé leur nouvel ami ils se séparèrent jusqu’au soir, en attendant l’effet de ses promesses.
Celui-ci, sans perdre de temps, retourne à Paris et va, suivant l’usage, visiter ses nouvelles conquêtes. Il obtint de toutes trois qu’elles viendraient le soir même souper en tête à tête à sa petite maison. Deux d’entre elles firent bien quelques difficultés, mais que reste-t-il à refuser le lendemain? Il donna le rendez-vous à une heure de distance, temps nécessaire à ses projets. Après ces préparatifs, il se retira, fit avertir les trois autres conjurés, et tous quatre allèrent gaiement attendre leurs victimes.
On entend arriver la première. Prévan se présente seul, la reçoit avec l’air de l’empressement, la conduit jusque dans le sanctuaire dont elle se croyait la divinité, puis, disparaissant sur un léger prétexte, il se fait remplacer aussitôt par l’amant outragé.
Vous jugez que la confusion d’une femme qui n’a point encore l’usage des aventures, rendait, en ce moment, le triomphe bien facile; tout reproche qui ne fut pas fait fut compté pour une grâce, et l’esclave fugitive, livrée de nouveau à son ancien maître, fut trop heureuse de pouvoir espérer son pardon en reprenant sa première chaîne. Le traité de paix se ratifia dans un lieu plus solitaire, et la scène, restée vide, fut alternativement remplie par les autres acteurs à peu près de la même manière et surtout avec le même dénouement.
Chacune des femmes pourtant se croyait encore seule en jeu. Leur étonnement et leur embarras augmentèrent quand, au moment du souper, les trois couples se réunirent; mais la confusion fut au comble quand Prévan, qui reparut au milieu de tous, eut la cruauté de faire aux trois infidèles des excuses qui, en livrant leur secret, leur apprenaient entièrement jusqu’à quel point elles avaient été jouées.
Cependant on se mit à table, et peu après la contenance revint; les hommes se livrèrent, les femmes se soumirent. Tous avaient la haine dans le cœur, mais les propos n’en étaient pas moins tendres; la gaieté éveilla le désir qui, à son tour, lui prêta de nouveaux charmes. Cette étonnante orgie dura jusqu’au matin, et quand on se sépara les femmes durent se croire pardonnées; mais les hommes, qui avaient conservé leur ressentiment, firent dès le lendemain une rupture qui n’eut point de retour, et non contents de quitter leurs légères maîtresses, ils achevèrent leur vengeance en publiant leur aventure. Depuis ce temps une d’elles est au couvent, et les deux autres languissent, exilées dans leurs terres.
Voilà l’histoire de Prévan; c’est à vous de voir si vous voulez ajouter à sa gloire et vous atteler à son char de triomphe. Votre lettre m’a vraiment donné de l’inquiétude, et j’attends avec impatience une réponse plus sage et plus claire à la dernière que je vous ai écrite.
Adieu, ma belle amie, méfiez-vous des idées plaisantes ou bizarres qui vous séduisent toujours trop facilement. Songez que dans la carrière que vous courez l’esprit ne suffit pas, qu’une seule imprudence y devient un mal sans remède. Souffrez enfin que la prudente amitié soit quelquefois le guide de vos plaisirs.
Adieu. Je vous aime pourtant comme si vous étiez raisonnable.
De..., ce 18 septembre 17**.
LETTRE LXXX
Le Chevalier DANCENY à CÉCILE VOLANGES.
Cécile, ma chère Cécile, quand viendra le temps de nous revoir? Qui m’apprendra à vivre loin de vous? qui m’en donnera la force et le courage? Jamais, non jamais je ne pourrai supporter cette fatale absence. Chaque jour ajoute à mon malheur, et n’y point voir de terme! Valmont, qui m’avait promis des secours, des consolations, Valmont me néglige et peut-être m’oublie. Il est auprès de ce qu’il aime; il ne sait plus ce qu’on souffre quand on est éloigné. En me faisant passer votre dernière lettre, il ne m’a point écrit. C’est lui pourtant qui doit m’apprendre quand je pourrai vous voir et par quel moyen. N’a-t-il donc rien à me dire? Vous-même vous ne m’en parlez pas; serait-ce que vous n’en partagez plus le désir? Ah! Cécile, Cécile, je suis bien malheureux. Je vous aime plus que jamais, mais cet amour, qui fait le charme de ma vie, en devient le tourment.
Non, je ne peux plus vivre ainsi, il faut que je vous voie, il le faut, ne fût-ce qu’un moment. Quand je me lève, je me dis: «Je ne la verrai pas.» Je me couche en disant: «Je ne l’ai point vue.» Les journées, si longues, n’ont pas un moment pour le bonheur. Tout est privation, tout est regret, tout est désespoir, et tous ces mots me viennent d’où j’attendais tous mes plaisirs; ajoutez à ces peines mortelles mon inquiétude sur les vôtres, et vous aurez une idée de ma situation. Je pense à vous sans cesse et n’y pense jamais sans trouble. Si je vous vois affligée, malheureuse, je souffre de tous vos chagrins; si je vous vois tranquille et consolée, ce sont les miens qui redoublent. Partout je trouve le malheur.
Ah! qu’il n’en était pas ainsi quand vous habitiez les mêmes lieux que moi! Tout alors était plaisir. La certitude de vous voir embellissait même les moments de l’absence; le temps qu’il fallait passer loin de vous m’approchait de vous en s’écoulant. L’emploi que j’en faisais ne vous était jamais étranger. Si je remplissais des devoirs, ils me rendaient plus digne de vous; si je cultivais quelque talent, j’espérais vous plaire davantage. Lors même que les distractions du monde m’emportaient loin de vous, je n’en étais point séparé. Au spectacle, je cherchais à deviner ce qui vous aurait plu: un concert me rappelait vos talents et nos si douces occupations. Dans le cercle, comme aux promenades, je saisissais la plus légère ressemblance. Je vous comparais à tout; partout vous aviez l’avantage. Chaque moment du jour était marqué par un hommage nouveau, et chaque soir j’en apportais le tribut à vos pieds.
A présent, que me reste-t-il? Des regrets douloureux, des privations éternelles et un léger espoir que le silence de Valmont diminue, que le vôtre change en inquiétude. Dix lieues seulement nous séparent, et cet espace, si facile à franchir, devient pour moi seul un obstacle insurmontable! Et quand, pour m’aider à le vaincre, j’implore mon ami, ma maîtresse, tous deux restent froids et tranquilles! Loin de me secourir, ils ne me répondent même pas.
Qu’est donc devenue l’amitié active de Valmont? Que sont devenus surtout vos sentiments si tendres, et qui vous rendaient si ingénieuse pour trouver les moyens de nous voir tous les jours? Quelquefois, je m’en souviens, sans cesser d’en avoir le désir, je me trouvais forcé de le sacrifier à des considérations, à des devoirs; que ne me disiez-vous pas alors? Par combien de prétextes ne combattiez-vous pas mes raisons! Et qu’il vous en souvienne, ma Cécile, toujours mes raisons cédaient à vos désirs. Je ne m’en fais point un mérite; je n’avais pas même celui du sacrifice. Ce que vous désiriez d’obtenir, je brûlais de l’accorder. Mais enfin je demande à mon tour, et quelle est cette demande, de vous voir un moment, de vous renouveler et de recevoir le serment d’un amour éternel. N’est-ce donc plus votre bonheur comme le mien? Je repousse cette idée désespérante, qui mettrait le comble à mes maux. Vous m’aimez, vous m’aimerez toujours; je le crois, j’en suis sûr, je ne veux jamais en douter: mais ma situation est affreuse et je ne puis la soutenir plus longtemps. Adieu, Cécile.
Paris, ce 18 septembre 17**.
LETTRE LXXXI
La Marquise de MERTEUIL au Vicomte de VALMONT.
Que vos craintes me causent de pitié! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous, et vous voulez m’enseigner, me conduire! Ah! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles! Être orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens et juger de mes ressources! Au vrai, vicomte, vos conseils m’ont donné de l’humeur, et je ne puis vous le cacher.
Que pour masquer votre incroyable gaucherie auprès de votre présidente vous m’étaliez comme un triomphe d’avoir déconcerté un moment cette femme timide et qui vous aime, j’y consens; d’en avoir obtenu un regard, un seul regard, je souris et vous le passe. Que sentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous espériez la dérober à mon attention en me flattant de l’effort sublime de rapprocher deux enfants qui, tous deux, brûlent de se voir et qui, soit dit en passant, doivent à moi seule l’ardeur de ce désir, je le veux bien encore. Qu’enfin vous vous autorisiez de ces actions d’éclat pour me dire, d’un ton doctoral, qu’il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu’à les raconter; cette vanité ne me nuit pas et je la pardonne. Mais que vous puissiez croire que j’aie besoin de votre prudence, que je m’égarerais en ne déférant pas à vos avis, que je dois leur sacrifier un plaisir, une fantaisie, en vérité, vicomte, c’est aussi vous trop enorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous.
Et qu’avez-vous donc fait que je n’aie surpassé mille fois? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes; mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre? Quels obstacles à surmonter? Où est là le mérite qui soit véritablement à vous? Une belle figure, pur effet du hasard; des grâces, que l’usage donne presque toujours, de l’esprit à la vérité, mais auquel du jargon suppléerait au besoin; une impudence assez louable, mais peut-être uniquement due à la facilité de vos premiers succès; si je ne me trompe, voilà tous vos moyens; car pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous n’exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l’art de faire naître ou de saisir l’occasion d’un scandale.
Quant à la prudence, à la finesse, je ne parle pas de moi: mais quelle femme n’en aurait pas plus que vous? Eh! votre présidente vous mène comme un enfant.
Croyez-moi, vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage!
Supposons, j’y consens, que vous mettiez autant d’adresse à nous vaincre que nous à nous défendre ou à céder, vous conviendrez au moins qu’elle vous devient inutile après le succès. Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réserve: ce n’est pas à vous que sa durée importe.
En effet, ces liens réciproquement donnés et reçus, pour parler le jargon de l’amour, vous seul pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre; heureuses encore si, dans votre légèreté, préférant le mystère à l’éclat, vous vous contentez d’un abandon humiliant et ne faites pas de l’idole de la veille la victime du lendemain!
Mais qu’une femme infortunée sente la première le poids de sa chaîne, quels risques n’a-t-elle pas à courir si elle tente de s’y soustraire, si elle ose seulement la soulever? Ce n’est qu’en tremblant qu’elle essaie d’éloigner d’elle l’homme que son cœur repousse avec effort. S’obstine-t-il à rester, ce qu’elle accordait à l’amour il faut le livrer à la crainte:
Ses bras s’ouvrent encor quand son cœur est fermé.
Sa prudence doit dénouer avec adresse ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la merci de son ennemi, elle est sans ressource s’il est sans générosité, et comment en espérer en lui, lorsque, si quelquefois on le loue d’en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d’en manquer?
Sans doute vous ne nierez pas ces vérités que leur évidence a rendues triviales. Si cependant vous m’avez vue disposant des événements et des opinions, faire de ces hommes si redoutables le jouet de mes caprices ou de mes fantaisies, ôter aux uns la volonté, aux autres la puissance de me nuire, si j’ai su tour à tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin de moi
Ces Tyrans détrônés devenus mes esclaves[32];
si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s’est pourtant conservée pure, n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi?
Ah! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire et qui se disent à sentiment; dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête; qui, n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour et l’amant; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l’unique dépositaire, et vraies superstitieuses, ont pour le prêtre le respect et la foi qui n’est dû qu’à la Divinité.
Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas au besoin consentir à se faire quitter.
Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles et dont l’amour s’empare si facilement et avec tant de puissance, qui sentent le besoin de s’en occuper encore même lorsqu’elles n’en jouissent pas et, s’abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres si douces, mais si dangereuses à écrire, et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l’objet qui les cause: imprudentes qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur ennemi futur.
Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées? Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites et manquer à mes principes? Je dis mes principes, et je le dis à dessein, car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, abandonnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude: ils sont le fruit de mes profondes réflexions; je les ai créés et je puis dire que je suis mon ouvrage.
Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité, les discours qu’on s’empressait à me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.
Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler; forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré; j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.
J’étais bien jeune encore et presque sans intérêt, mais je n’avais à moi que ma pensée, et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j’en essayai l’usage; non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m’amusais à me montrer sous des formes différentes; sûre de mes gestes, j’observais mes discours; je réglais les uns et les autres suivant les circonstances ou même seulement suivant mes fantaisies: dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule et je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir.
Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractère des physionomies; et j’y gagnai ce coup d’œil pénétrant auquel l’expérience m’a pourtant appris à ne pas me fier entièrement, mais qui, en tout, m’a rarement trompée.
Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.
Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l’amour et ses plaisirs, mais n’ayant jamais été au couvent, n’ayant point de bonne amie et surveillée par une mère vigilante, je n’avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer; la nature même, dont assurément je n’ai eu qu’à me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu’elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait; je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens.
Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet sans me compromettre était mon confesseur. Aussitôt je pris mon parti: je surmontai ma petite honte et, me vantant d’une faute que je n’avais pas commise, je m’accusai d’avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut mon expression, mais en parlant ainsi, je ne savais en vérité, quelle idée j’exprimais. Mon espoir ne fut ni tout à fait trompé, ni entièrement rempli: la crainte de me trahir m’empêchait de m’éclairer; mais le bon Père me fit le mal si grand que j’en conclus que le plaisir devait être extrême et, au désir de le connaître, succéda celui de le goûter.
Je ne sais où ce désir m’aurait conduite, et alors dénuée d’expérience, peut-être une seule occasion m’eût perdue; heureusement pour moi, ma mère m’annonça peu de jours après que j’allais me marier; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité et j’arrivai vierge entre les bras de M. de Merteuil.
J’attendais avec sécurité le moment qui devait m’instruire, et j’eus besoin de réflexion pour montrer de l’embarras et de la crainte. Cette première nuit, dont on se fait pour l’ordinaire une idée si cruelle ou si douce, ne me présentait qu’une occasion d’expérience: douleur et plaisir, j’observai tout exactement et ne voyais dans ces diverses sensations que des faits à recueillir et à méditer.
Ce genre d’étude parvint bientôt à me plaire, mais fidèle à mes principes et sentant, peut-être par instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon mari, je résolus, par cela seul que j’étais sensible, de me montrer impassible à ses yeux. Cette froideur apparente fut par la suite le fondement inébranlable de son aveugle confiance; j’y joignis, par une seconde réflexion, l’air d’étourderie qu’autorisait mon âge, et jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments où je le louais avec plus d’audace.
Cependant, je l’avouerai, je me laissai d’abord entraîner par le tourbillon du monde et je me livrai tout entière à ses distractions futiles. Mais, au bout de quelques mois, M. de Merteuil m’ayant menée à sa triste campagne, la crainte de l’ennui fit revenir le goût de l’étude, et ne m’y trouvant entourée que de gens dont la distance avec moi me mettait à l’abri de tout soupçon, j’en profitai pour donner un champ plus vaste à mes expériences. Ce fut là surtout que je m’assurai que l’amour, que l’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte.
La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations; il fallut le suivre à la ville où il venait chercher des secours. Il mourut, comme vous savez, peu de temps après, et quoique à tout prendre, je n’eusse pas à me plaindre de lui, je n’en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu’allait me donner mon veuvage, et je me promis bien d’en profiter.
Ma mère comptait que j’entrerais au couvent ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l’un et l’autre parti et tout ce que j’accordai à la décence fut de retourner dans cette même campagne, où il me restait bien encore quelques observations à faire.
Je les fortifiai par le secours de la lecture; mais ne croyez pas qu’elle fût toute du genre que vous la supposez. J’étudiai nos mœurs dans les romans, nos opinions dans les philosophes; je cherchai même dans les moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous et je m’assurai ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser et de ce qu’il fallait paraître. Une fois fixée sur ces trois objets, le dernier seul présentait quelques difficultés dans son exécution: j’espérai les vaincre et j’en méditai les moyens.
Je commençais à m’ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu variés pour ma tête active; je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour, non pour le ressentir à la vérité, mais pour l’inspirer et le feindre. En vain m’avait-on dit et avais-je lu qu’on ne pouvait feindre ce sentiment: je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l’esprit d’un auteur le talent d’un comédien. Je m’exerçai dans les deux genres et peut-être avec quelque succès, mais, au lieu de rechercher les vains applaudissements du théâtre, je résolus d’employer à mon bonheur ce que tant d’autres sacrifiaient à la vanité.
Un an se passa dans ces occupations différentes. Mon deuil me permettant alors de reparaître, je revins à la ville avec mes grands projets; je ne m’attendais pas au premier obstacle que j’y rencontrai.
Cette longue solitude, cette austère retraite avaient jeté sur moi un vernis de pruderie qui effrayait nos plus agréables; ils se tenaient à l’écart et me laissaient livrée à une foule d’ennuyeux qui tous prétendaient à ma main. L’embarras n’était pas de les refuser, mais plusieurs de ces refus déplaisaient à ma famille et je perdais dans ces tracasseries intérieures le temps dont je m’étais promis un si charmant usage. Je fus donc obligée, pour rappeler les uns et éloigner les autres, d’afficher quelques inconséquences et d’employer à nuire à ma réputation, le soin que je comptais mettre à la conserver. Je réussis facilement, comme vous pouvez croire. Mais n’étant emportée par aucune passion, je ne fis que ce que je jugeai nécessaire et mesurai avec prudence les doses de mon étourderie.
Dès que j’eus touché le but que je voulais atteindre, je revins sur mes pas et fis honneur de mon amendement à quelques-unes de ces femmes qui, dans l’impuissance d’avoir des prétentions à l’agrément, se rejettent sur celles du mérite et de la vertu. Ce fut un coup de partie qui me valut plus que je n’avais espéré. Ces reconnaissantes duègnes s’établirent mes apologistes, et leur zèle aveugle pour ce qu’elles appelaient leur ouvrage, fut porté au point qu’au moindre propos qu’on se permettait sur moi, tout le parti prude criait au scandale et à l’injure. Le même moyen me valut encore le suffrage de nos femmes à prétentions, qui, persuadées que je renonçais à courir la même carrière qu’elles, me choisirent pour l’objet de leurs éloges toutes les fois qu’elles voulaient prouver qu’elles ne médisaient pas de tout le monde.
Cependant ma conduite précédente avait ramené les amants, et pour me ménager entre eux et mes infidèles protectrices, je me montrai comme une femme sensible, mais difficile, à qui l’excès de sa délicatesse fournissait des armes contre l’amour.
Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m’étais donnés. Mon premier soin fut d’acquérir le renom d’invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls dont j’eus l’air d’accepter les hommages. Je les employais utilement à me procurer les honneurs de la résistance, tandis que je me livrais sans crainte à l’amant préféré. Mais celui-là, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me suivre dans le monde, et les regards du cercle ont été ainsi toujours fixés sur l’amant malheureux.
Vous savez combien je me décide vite: c’est pour avoir observé que ce sont presque toujours les soins antérieurs qui livrent le secret des femmes. Quoi qu’on puisse faire, le ton n’est jamais le même, avant ou après le succès. Cette différence n’échappe point à l’observateur attentif, et j’ai trouvé moins dangereux de me tromper dans le choix que de me laisser pénétrer. Je gagne encore par là d’ôter les vraisemblances sur lesquelles seules on peut nous juger.
Ces précautions et celle de ne jamais écrire, de ne délivrer jamais aucune preuve de ma défaite, pouvaient paraître excessives et ne m’ont jamais paru suffisantes. Descendue dans mon cœur, j’y ai étudié celui des autres. J’y ai vu qu’il n’est personne qui n’y conserve un secret qu’il lui importe qui ne soit point dévoilé: vérité que l’antiquité paraît avoir mieux connue que nous et dont l’histoire de Samson pourrait n’être qu’un ingénieux emblème. Nouvelle Dalila, j’ai toujours, comme elle, employé ma puissance à surprendre ce secret important. Hé! de combien de nos Samson modernes ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau? et ceux-là, j’ai cessé de les craindre: ce sont les seuls que je me sois permis d’humilier quelquefois. Plus souple avec les autres, l’art de les rendre infidèles pour éviter de leur paraître volage, une feinte amitié, une apparente confiance, quelques procédés généreux, l’idée flatteuse et que chacun conserve d’avoir été mon seul amant, m’ont obtenu leur discrétion. Enfin, quand ces moyens m’ont manqué, j’ai su, prévoyant mes ruptures, étouffer d’avance, sous le ridicule ou la calomnie, la confiance que ces hommes dangereux auraient pu obtenir.
Ce que je vous dis là, vous me le voyez pratiquer sans cesse, et vous doutez de ma prudence! Eh bien! rappelez-vous le temps où vous me rendîtes vos premiers soins: jamais hommage ne me flatta autant; je vous désirais avant de vous avoir vu. Séduite par votre réputation, il me semblait que vous manquiez à ma gloire; je brûlais de vous combattre corps à corps. C’est le seul de mes goûts qui ait jamais pris un moment d’empire sur moi. Cependant, si vous eussiez voulu me perdre, quels moyens eussiez-vous trouvés? de vains discours qui ne laissent aucune trace après eux, que votre réputation même eût aidé à rendre suspects, et une suite de faits sans vraisemblance, dont le récit sincère aurait l’air d’un roman mal tissu.
A la vérité, je vous ai depuis livré tous mes secrets, mais vous savez quels intérêts nous unissent, et si de nous deux, c’est moi qu’on doit taxer d’imprudence[33].
Puisque je suis en train de vous rendre compte, je veux le faire exactement. Je vous entends d’ici me dire que je suis au moins à la merci de ma femme de chambre; en effet, si elle n’a pas le secret de mes sentiments, elle a celui de mes actions. Quand vous m’en parlâtes jadis, je vous répondis seulement que j’étais sûre d’elle, et la preuve que cette réponse suffit alors à votre tranquillité, c’est que vous lui avez confié depuis, et pour votre compte, des secrets assez dangereux. Mais à présent que Prévan vous donne de l’ombrage et que la tête vous en tourne, je me doute bien que vous ne me croyez plus sur ma parole. Il faut donc vous édifier.
Premièrement, cette fille est ma sœur de lait, et ce lien qui ne nous en paraît pas un, n’est pas sans force pour les gens de cet état; de plus, j’ai son secret et mieux encore: victime d’une folie de l’amour, elle était perdue si je ne l’eusse sauvée. Ses parents, tout hérissés d’honneur, ne voulaient pas moins que la faire enfermer. Ils s’adressèrent à moi. Je vis d’un coup d’œil, combien leur courroux pouvait m’être utile. Je le secondai et sollicitai l’ordre, que j’obtins. Puis, passant tout à coup au parti de la clémence auquel j’amenai ses parents, et profitant de mon crédit auprès du vieux ministre, je les fis tous consentir à me laisser dépositaire de cet ordre et maîtresse d’en arrêter ou demander l’exécution, suivant que je jugerais du mérite de la conduite future de cette fille. Elle sait donc que j’ai son sort entre les mains, et quand, par impossible, ces moyens puissants ne l’arrêteraient point, n’est-il pas évident que sa conduite dévoilée et sa punition authentique ôteraient bientôt toute créance à ses discours?
A ces précautions, que j’appelle fondamentales, s’en joignent mille autres, ou locales, ou d’occasion, que la réflexion et l’habitude font trouver au besoin; dont le détail serait minutieux, mais dont la pratique est importante, et qu’il faut vous donner la peine de recueillir dans l’ensemble de ma conduite, si vous voulez parvenir à les connaître.
Mais de prétendre que je me sois donné tant de soins pour n’en pas retirer de fruits, qu’après m’être autant élevée au-dessus des autres femmes par mes travaux pénibles, je consente à ramper comme elles dans ma marche, entre l’imprudence et la timidité; que surtout je pusse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite? Non, vicomte, jamais! Il faut vaincre ou périr. Quant à Prévan, je veux l’avoir et je l’aurai; il veut le dire et il ne le dira pas: en deux mots, voilà notre roman. Adieu.
De..., ce 20 septembre 17**.
[32] On ne sait si ce vers, ainsi que celui qui se trouve plus haut, Ses bras s’ouvrent encor quand son cœur est fermé, sont des citations d’ouvrages peu connus ou s’ils font partie de la prose de Mme de Merteuil. Ce qui le ferait croire, c’est la multitude de fautes de ce genre qui se trouvent dans toutes les lettres de cette correspondance. Celles du chevalier Danceny sont les seules qui en soient exemptes: peut-être que comme il s’occupait quelquefois de poésie, son oreille plus exercée lui faisait éviter plus facilement ce défaut.
[33] On saura dans la suite, lettre CLII, non pas le secret de M. de Valmont, mais à peu près de quel genre il était, et le lecteur sentira qu’on n’a pas pu l’éclaircir davantage sur cet objet.
LETTRE LXXXII
CÉCILE VOLANGES au Chevalier DANCENY.
Mon Dieu, que votre lettre m’a fait de peine! J’avais bien besoin d’avoir tant d’impatience de la recevoir! J’espérais y trouver de la consolation, et voilà que je suis plus affligée qu’avant de l’avoir reçue. J’ai bien pleuré en la lisant: ce n’est pas cela que je vous reproche; j’ai déjà bien pleuré des fois à cause de vous sans que ça me fasse de la peine. Mais, cette fois-ci, ce n’est pas la même chose.
Qu’est-ce donc que vous voulez dire, que votre amour devient un tourment pour vous, que vous ne pouvez plus vivre ainsi, ni soutenir plus longtemps votre situation? Est-ce que vous allez cesser de m’aimer, parce que cela n’est pas si agréable qu’autrefois? Il me semble que je ne suis pas plus heureuse que vous, bien au contraire; et pourtant je ne vous aime que davantage. Si M. de Valmont ne vous a pas écrit, ce n’est pas ma faute; je n’ai pas pu l’en prier, parce que je n’ai pas été seule avec lui et que nous sommes convenus que nous ne nous parlerions jamais devant le monde; et ça, c’est encore pour nous, afin qu’il puisse faire plus tôt ce que vous désirez. Je ne dis pas que je ne le désire pas aussi, et vous devez en être bien sûr: mais comment voulez-vous que je fasse? Si vous croyez que c’est si facile, trouvez donc le moyen, je ne demande pas mieux.
Croyez-vous qu’il me soit bien agréable d’être grondée tous les jours par maman, elle qui auparavant ne me disait jamais rien, bien au contraire? A présent, c’est pis que si j’étais au couvent. Je m’en consolais pourtant en songeant que c’était pour vous; il y avait même des moments où je trouvais que j’en étais bien aise; mais quand je vois que vous êtes fâché aussi, et ça sans qu’il y ait du tout de ma faute, je deviens plus chagrine que pour tout ce qui vient de m’arriver jusqu’ici.
Rien que pour recevoir vos lettres c’est un embarras, que si M. de Valmont n’était pas aussi complaisant et aussi adroit qu’il l’est, je ne saurais comment faire, et pour vous écrire c’est plus difficile encore. De toute la matinée je n’ose pas, parce que maman est tout près de moi et qu’elle vient à tout moment dans ma chambre. Quelquefois je le peux l’après-midi, sous prétexte de chanter ou de jouer de la harpe; encore faut-il que j’interrompe à chaque instant pour qu’on entende que j’étudie. Heureusement ma femme de chambre s’endort quelquefois le soir, et je lui dis que je me coucherai bien toute seule, afin qu’elle s’en aille et me laisse de la lumière. Et puis il faut que je me mette sous mon rideau pour qu’on ne puisse pas voir de clarté, et puis que j’écoute au moindre bruit pour pouvoir tout cacher dans mon lit si on venait. Je voudrais que vous y fussiez pour voir! Vous verriez bien qu’il faut bien aimer pour faire ça. Enfin il est bien vrai que je fais tout ce que je peux et que je voudrais pouvoir en faire davantage.
Assurément je ne refuse pas de vous dire que je vous aime et que je vous aimerai toujours; jamais je ne l’ai dit de meilleur cœur, et vous êtes fâché! Vous m’aviez pourtant bien assuré, avant que je vous l’eusse dit, que cela suffisait pour vous rendre heureux. Vous ne pouvez pas le nier: c’est dans vos lettres. Quoique je ne les aie plus, je m’en souviens comme quand je les lisais tous les jours. Et parce que nous voilà absents, vous ne pensez plus de même! Mais cette absence ne durera pas toujours, peut-être? Mon Dieu, que je suis malheureuse, et c’est bien vous qui en êtes cause!...
A propos de vos lettres, j’espère que vous avez gardé celles que maman m’a prises et qu’elle vous a renvoyées; il faudra bien qu’il vienne un temps où je ne serai plus si gênée qu’à présent, et vous me les rendrez toutes. Comme je serai heureuse quand je pourrai les garder toujours sans que personne ait rien à y voir! A présent je les remets à M. de Valmont, parce qu’il y aurait trop à risquer autrement; malgré cela, je ne lui en rends jamais que cela ne me fasse bien de la peine.
Adieu, mon cher ami. Je vous aime de tout mon cœur. Je vous aimerai toute ma vie. J’espère qu’à présent vous n’êtes plus fâché, et si j’en étais sûre je ne le serais plus moi-même. Écrivez-moi le plus tôt que vous pourrez, car je sens que jusque-là je serai toujours triste.
Du château de..., ce 21 septembre 17**.
LETTRE LXXXIII
Le Vicomte de VALMONT à la Présidente de TOURVEL.
De grâce, madame, renouons cet entretien si malheureusement rompu! Que je puisse achever de vous prouver combien je diffère de l’odieux portrait qu’on vous avait fait de moi; que je puisse, surtout, jouir encore de cette aimable confiance que vous commenciez à me témoigner! Que de charmes vous savez prêter à la vertu! Comme vous embellissez et faites chérir tous les sentiments honnêtes! Ah! c’est là votre séduction; c’est la plus forte; c’est la seule qui soit à la fois puissante et respectable.
Sans doute il suffit de vous voir pour désirer de vous plaire; de vous entendre dans le cercle pour que ce désir augmente. Mais celui qui a le bonheur de vous connaître davantage, qui peut quelquefois lire dans votre âme, cède bientôt à un plus noble enthousiasme et, pénétré de vénération comme d’amour, adore en vous l’image de toutes les vertus. Plus fait qu’un autre, peut-être, pour les aimer et les suivre, entraîné par quelques erreurs qui m’avaient éloigné d’elles, c’est vous qui m’en avez rapproché, qui m’en avez de nouveau fait sentir tout le charme; me ferez-vous un crime de ce nouvel amour? Blâmerez-vous votre ouvrage? Vous reprocheriez-vous même l’intérêt que vous pourriez y prendre? Quel mal peut-on craindre d’un sentiment si pur et quelles douceurs n’y aurait pas à le goûter?
Mon amour vous effraie? Vous le trouvez violent, effréné? Tempérez-le par un amour plus doux; ne refusez pas l’empire que je vous offre, auquel je jure de ne jamais me soustraire et qui, j’ose le croire, ne serait pas entièrement perdu pour la vertu. Quel sacrifice pourrait me paraître pénible, sûr que votre cœur m’en garderait le prix? Quel est donc l’homme assez malheureux pour ne pas savoir jouir des privations qu’il s’impose; pour ne pas préférer un mot, un regard accordés, à toutes les jouissances qu’il pourrait ravir ou surprendre! Et vous avez cru que j’étais cet homme-là et vous m’avez craint! Ah! pourquoi votre bonheur ne dépend-il pas de moi! Comme je me vengerais de vous en vous rendant heureuse! Mais ce doux empire, la stérile amitié ne le produit pas; il n’est dû qu’à l’amour.
Ce mot vous intimide? et pourquoi? Un attachement plus tendre, une union plus forte, une seule pensée, le même bonheur comme les mêmes peines, qu’y a-t-il donc là d’étranger à votre âme? Tel est pourtant l’amour, tel est au moins celui que vous inspirez et que je ressens. C’est lui surtout qui, calculant sans intérêt, sait apprécier les actions sur leur mérite et non sur leur valeur; trésor inépuisable des âmes sensibles, tout devient précieux, fait par lui ou pour lui.
Ces vérités, si faciles à saisir, si douces à pratiquer, qu’ont-elles donc d’effrayant? Quelles craintes peut aussi vous causer un homme sensible, à qui l’amour ne permet plus un autre bonheur que le vôtre? C’est aujourd’hui l’unique vœu que je forme: je sacrifierai tout pour le remplir, excepté le sentiment qui l’inspire, et ce sentiment lui-même consentez à le partager, et vous le réglerez à votre choix. Mais ne souffrons plus qu’il nous divise lorsqu’il devrait nous réunir. Si l’amitié que vous m’avez offerte n’est pas un vain mot, si, comme vous me le disiez hier, c’est le sentiment le plus doux que votre âme connaisse; que ce soit elle qui stipule entre nous, je ne la récuserai point; mais juge de l’amour, qu’elle consente à l’écouter; le refus de l’entendre deviendrait une injustice et l’amitié n’est point injuste.
Un second entretien n’aura pas plus d’inconvénients que le premier: le hasard peut encore en fournir l’occasion; vous pourriez vous-même en indiquer le moment. Je veux croire que j’ai tort; n’aimerez-vous pas mieux me ramener que me combattre et doutez-vous de ma docilité? Si ce tiers importun ne fût pas venu nous interrompre, peut-être serais-je déjà entièrement revenu à votre avis; qui sait jusqu’où peut aller votre pouvoir?
Vous le dirai-je? cette puissance invincible à laquelle je me livre sans oser la calculer, ce charme irrésistible qui vous rend souveraine de mes pensées comme de mes actions, il m’arrive quelquefois de les craindre. Hélas! cet entretien que je vous demande est-ce à moi à le redouter? Peut-être après, enchaîné par mes promesses, me verrai-je réduit à brûler d’un amour que je sens bien qui ne pourra s’éteindre sans oser implorer votre secours! Ah! madame, de grâce, n’abusez pas de votre empire! Mais quoi! si vous devez en être plus heureuse, si je dois vous en paraître plus digne de vous, quelles peines ne sont pas adoucies par ces idées consolantes! Oui, je le sens, vous parler encore c’est vous donner contre moi de plus fortes armes, c’est me soumettre plus entièrement à votre volonté. Il est plus aisé de se défendre contre vos lettres; ce sont bien vos mêmes discours, mais vous n’êtes pas là pour leur prêter des forces. Cependant le plaisir de vous entendre m’en fait braver le danger: au moins aurai-je ce bonheur d’avoir tout fait pour vous, même contre moi, et mes sacrifices deviendront un hommage. Trop heureux de vous prouver de mille manières, comme je le sens de mille façons, que, sans m’en excepter, vous êtes, vous serez toujours l’objet le plus cher à mon cœur.
Du château de..., ce 23 septembre 17**.
LETTRE LXXXIV
Le Vicomte de VALMONT à CÉCILE VOLANGES.
Vous avez vu combien nous avons été contrariés hier. De toute la journée je n’ai pas pu vous remettre la lettre que j’avais pour vous; j’ignore si j’y trouverai plus de facilité aujourd’hui. Je crains de vous compromettre en y mettant plus de zèle que d’adresse, et je ne me pardonnerais pas une imprudence qui vous deviendrait si fatale et causerait le désespoir de mon ami, en vous rendant éternellement malheureuse. Cependant je connais les impatiences de l’amour; je sens combien il doit être pénible, dans votre situation, d’éprouver quelque retard à la seule consolation que vous puissiez goûter dans ce moment. A force de m’occuper des moyens d’écarter les obstacles, j’en ai trouvé un dont l’exécution sera aisée si vous y mettez quelque soin.
Je crois avoir remarqué que la clef de la porte de votre chambre, qui donne sur le corridor, est toujours sur la cheminée de votre maman. Tout deviendrait facile avec cette clef, vous devez bien le sentir; mais à son défaut je vous en procurerai une semblable et qui la suppléera. Il me suffira, pour y parvenir, d’avoir l’autre une heure ou deux à ma disposition. Vous devez trouver aisément l’occasion de la prendre, et pour qu’on ne s’aperçoive pas qu’elle manque, j’en joins une ici à moi, qui est assez semblable, pour qu’on n’en voie pas la différence, à moins qu’on ne l’essaie; ce qu’on ne tentera pas. Il faudra seulement que vous ayez soin d’y mettre un ruban, bleu et passé, comme celui qui est à la vôtre.
Il faudrait tâcher d’avoir cette clef pour demain ou après-demain, à l’heure du déjeuner; parce qu’il vous sera plus facile de me la donner alors et qu’elle pourra être remise à sa place pour le soir, temps où votre maman pourrait y faire plus d’attention. Je pourrai vous la rendre au moment du dîner, si nous nous entendons bien.
Vous savez que quand on passe du salon à la salle à manger, c’est toujours Mme de Rosemonde qui marche la dernière. Je lui donnerai la main. Vous n’aurez qu’à quitter votre métier de tapisserie lentement, ou bien laisser tomber quelque chose de façon à rester en arrière: vous saurez bien alors prendre la clef que j’aurai soin de tenir derrière moi. Il ne faudra pas négliger, aussitôt après l’avoir prise, de rejoindre ma vieille tante et de lui faire quelques caresses. Si, par hasard, vous laissiez tomber cette clef, n’allez pas vous déconcerter; je feindrai que c’est moi et je vous réponds de tout.
Le peu de confiance que vous témoigne votre maman et ses procédés si durs envers vous, autorisent du reste cette petite supercherie. C’est, au surplus, le seul moyen de continuer à recevoir les lettres de Danceny et à lui faire passer les vôtres; tout autre est réellement trop dangereux et pourrait vous perdre tous deux sans ressource; aussi ma prudente amitié se reprocherait-elle de les employer davantage.
Une fois maîtres de la clef, il nous restera quelques précautions à prendre contre le bruit de la porte et de la serrure: mais elles sont bien faciles. Vous trouverez sous la même armoire où j’avais mis votre papier, de l’huile et une plume. Vous allez quelquefois chez vous à des heures où vous y êtes seule: il faut en profiter pour huiler la serrure et les gonds. La seule attention à avoir est de prendre garde aux taches qui déposeraient contre vous. Il faudra aussi attendre que la nuit soit venue, parce que si cela se fait avec l’intelligence dont vous êtes capable, il n’y paraîtra plus le lendemain matin.
Si pourtant on s’en aperçoit, n’hésitez pas à dire que c’est le frotteur du château. Il faudrait, dans ce cas, spécifier le temps, même les discours qu’il vous aura tenus: comme par exemple, qu’il prend ce soin contre la rouille, pour toutes les serrures dont on ne fait pas usage. Car vous sentez qu’il ne serait pas vraisemblable que vous eussiez été témoin de ce tracas sans en demander la cause. Ce sont ces petits détails qui donnent la vraisemblance et la vraisemblance rend les mensonges sans conséquence, en ôtant le désir de les vérifier.
Après que vous aurez lu cette lettre, je vous prie de la relire et même de vous en occuper: d’abord, c’est qu’il faut bien savoir ce qu’on veut bien faire; ensuite, pour vous assurer que je n’ai rien omis. Peu accoutumé à employer la finesse pour mon compte, je n’en ai pas grand usage; il n’a pas même fallu moins que ma vive amitié pour Danceny et l’intérêt que vous inspirez pour me déterminer à me servir de ces moyens, quelque innocents qu’ils soient. Je hais tout ce qui a l’air de la tromperie; c’est là mon caractère. Mais vos malheurs m’ont touché au point que je tenterai tout pour les adoucir.
Vous pensez bien que cette communication une fois établie entre nous, il me sera bien plus facile de vous procurer avec Danceny l’entretien qu’il désire. Cependant, ne lui parlez pas encore de tout ceci; vous ne feriez qu’augmenter son impatience, et le moment de la satisfaire n’est pas encore tout à fait venu. Vous lui devez, je crois, de la calmer plutôt que de l’aigrir. Je m’en rapporte là-dessus à votre délicatesse. Adieu, ma belle pupille, car vous êtes ma pupille. Aimez un peu votre tuteur et surtout ayez avec lui de la docilité; vous vous en trouverez bien. Je m’occupe de votre bonheur et soyez sûre que j’y trouverai le mien.
De..., ce 24 septembre 17**.