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Les mariages de province: La fille du chanoine, Mainfroi, L'album du régiment, Étienne.

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II
MAINFROI

I

Jacques Mainfroi dînait ou plutôt finissait de dîner en tête-à-tête avec lui-même. La vieille salle à manger, lambrissée de chêne noir à hauteur d'appui et tendue de vrai cuir de Cordoue jusqu'à la corniche, était meublée à la dernière mode, quoiqu'on n'y eût presque rien changé depuis l'abjuration de Lesdiguière. La haute cheminée de marbre rouge où flambait un hêtre scié en quatre, l'horloge qui venait de tinter sept heures, les dressoirs chargés d'orfévrerie antique et de faïence italienne, les portières de tapisserie, la table carrée à pieds tors, la nappe entrecoupée de guipures, le tapis de Turquie, tout enfin, sauf la lampe Carcel suspendue par un appareil moderne, représentait le luxe d'une grande maison de province sous le règne de Louis XIII. Le maître du logis, rasé de frais dans sa cravate blanche et mollement enveloppé dans un large veston de cachemire, égrenait une grappe de raisin ridé. Le service de vieux japon n'avait passé par aucun hôtel des ventes, car il était marqué aux mêmes armes que le petit point des fauteuils et les cartouches de la voussure. Un miroir de Venise renvoyait à Jacques Mainfroi son sourire de parfait contentement, et lui disait dans ce silencieux langage dont les miroirs ont le secret : Oui, tu es un heureux garçon ; trente ans, un nom, les dents étincelantes, les cheveux noirs, l'œil vif, la parole facile, une réputation qui frise la gloire, quelque succès dans le monde, et vingt-cinq mille francs de rente, ce qui n'a jamais rien gâté.

Un petit valet de chambre rougeaud, dodu et visiblement à l'étroit dans son habit noir, mais bien dressé, suivait en silence, la serviette sur le bras, les moindres mouvements du maître. Tous les bruits de Grenoble mouraient au seuil de l'antique maison ; à peine si l'on entendait les roulements lointains de la retraite ou le pas précipité d'un soldat sur le pavé de la rue Créqui, lorsqu'un violent coup de marteau ébranla la porte cochère et fit danser tous les vitraux de la salle à manger.

Mainfroi leva le front, puis se remit à grapiller d'un air digne, en homme qui ne se sent pas atteint par un procédé incongru ; mais presque au même instant une tapisserie s'écarta, et Fleuron, la femme de charge, entra comme une bombe.

« A-t-on jamais vu celui-là, qui vient chercher une consultation quand tu dînes!

— Tu lui as dit qu'il s'était trompé d'heure?

— Je lui ai dit que tu n'étais pas un praticien de la justice de paix pour attendre le bon plaisir des clients, qu'on n'envahissait pas le domicile des personnes comme nous à des heures indues, et que d'abord, quand je t'aurais servi ton café, tu étais attendu en soirée chez M. le premier. Ah! mais!

— C'est dignement parlé, ma vieille. Et ce café? tu peux le servir?

— Attends donc! il m'a répondu qu'il s'appelait Vaulignon, et qu'il n'était pas né pour faire le pied de grue.

— M. de Vaulignon? Je le crois bien, qu'il n'est pas fait pour attendre. Cours le chercher, ou plutôt non ; j'y vais moi-même. Dominique, allumez au salon.

— Tu gèleras!

— Tant pis. Donne un coup de main à Dominique. »

Il descendit l'escalier en quatre bonds et trouva sous le vestibule un grand vieillard qui maugréait en marchant, le cigare à la bouche. Mainfroi se confondit en excuses ; M. de Vaulignon jeta son cigare et monta sans mot dire. Lorsqu'ils entrèrent au salon, le feu commençait à flamber. Quelques bougies de cire, allumées en hâte, éclairaient vaguement une salle tapissée de portraits à perruques. L'avocat avança un fauteuil, en prit un autre et dit : « C'est à M. le marquis de Vaulignon que j'ai l'honneur de parler?

— A lui-même ; mais pardon… M. votre père est-il tellement occupé que… »

Mainfroi se retint de sourire ; il répondit d'un ton ferme et modeste : « Depuis longtemps, monsieur, j'ai le malheur d'être seul de mon nom.

— Eh! que diable! vous n'êtes pourtant pas le célèbre Mainfroi?

— Célèbre pas encore ; mais seul, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, et tout à votre service, si mon âge n'a pas ébranlé la confiance qui vous portait vers moi. Votre erreur est très-naturelle, monsieur ; ceux qui ne me connaissent que par ouï-dire me prêtent aisément la figure d'un vieux parlementaire : c'est l'effet du nom et des trois siècles de magistrature qui étendent sur mon front leur ombre vénérable. Nous étions d'épée en 1300 et alliés aux Vaulignon de la branche aînée, si j'ai bonne mémoire ; mais depuis l'an 1540, où nous avons endossé la robe, nous ne l'avons guère dépouillée : ces portraits de famille en font foi. Sept présidents à mortier, deux premiers présidents, un procureur général, un conseiller à la cour de cassation, qui fut mon cher et regretté père, le seul de la maison qui ait élu domicile à Paris.

— Très-bien, monsieur, très-bien. Je vous demande pardon d'ignorer tant de choses respectables et de n'avoir pas suivi de plus près une famille alliée à la mienne ; mais je suis un vieux loup, vous savez. Que le diable m'emporte si je mets la patte à Grenoble une fois tous les quatre ans! Comment donc? Il y a pardieu bien huit ans que je n'y ai passé, et au trot de poste encore, en allant marier M. mon fils. Il paraît qu'ils ont fait des embellissements dans la ville? Ce n'est pas encore cette fois que je les admirerai, car je suis arrivé à cinq heures, et je repars tantôt pour achever la nuit dans mon lit. Je ne vis que chez moi ; hors de Vaulignon, point de salut. Oui, jeune homme, j'aime ma terre, et je ne m'en cache pas. Eh morbleu! si tous les gentilshommes étaient possédés d'une si noble manie, on ne verrait pas tant de freluquets échanger un bon bien qui dure et qui demeure contre de méchants écus qui vont rouler Dieu sait où. Ceux qui prétendent que je suis un égoïste en ont menti. L'égoïste n'aime rien tant que lui, et j'aime Vaulignon plus que moi-même. C'est justement à ce propos que je voulais vous consulter. Le hasard fait qu'au lieu d'un simple robin je trouve un homme de naissance : à merveille! Vous ne me comprendrez que mieux.

— Je suis tout oreilles… et tout cœur.

— Grand merci ; mais je parlerai en me promenant, si cela ne vous gêne pas. J'ai de satanées jambes de chasseur ; aussitôt que je m'arrête un instant, les fourmis s'y mettent. Voici l'affaire. Et d'abord, tout à fait entre nous, pensez-vous que le code civil en ait encore pour longtemps? »

Mainfroi ne répondit qu'en ouvrant des yeux énormes.

« Vous ne comprenez pas? reprit M. de Vaulignon. Je vous demande confidentiellement si toutes ces lois antisociales que la révolution nous a mises sur le dos ont quelques chances de durer autant que moi?

— Monsieur, dit Mainfroi, nous ferons bien de raisonner comme si elles étaient éternelles ; c'est l'hypothèse la plus prudente.

— Oui? Hum! On voit pourtant assez de nouveautés mauvaises pour qu'il ne faille point désespérer des bonnes. Mais vous avez raison, mieux vaut mettre les choses au pis et se garder en conséquence. Monsieur Mainfroi, je n'ai qu'un fils, il est tout mon portrait, il a mes sentiments, mes idées, mes goûts ; en trois mots il me continue. Si vous pouviez le voir, l'épieu en main, face à face avec un vieux solitaire, vous comprendriez mes préférences pour ce gaillard-là. Quand je l'ai marié à cette petite Bavaroise, je lui ai donné le villard des Trois-Laux, jouxte le grand taillis de Vaulignon ; c'est la fine fleur de mon bien, on m'en offrait un million en 43! Ça rapporte cinq pour cent, impôts payés ; il est vrai que je suis le fermier de mon fils et que je ne m'épargne pas à la peine. Gérard, le comte, vit sur ses terres, en Allemagne, neuf mois de l'année : mais il passe l'hiver sur les nôtres. Je l'ai au château depuis la Toussaint avec femme et enfants, trois garçons et deux filles! Ah! c'est un homme! Je veux lui laisser tout, le plus tard possible, s'entend ; mais, lorsqu'on a passé la soixantaine, il faut compter avec la mort. Le château et les bois ne sauraient tomber en plus dignes mains ; il aime ce domaine, il ne s'en défera point, il le transmettra à son fils aîné, et les choses resteront à jamais dans l'ordre établi par la Providence. La terre de Vaulignon ne doit appartenir qu'à un Vaulignon. Avouez, monsieur, qu'il serait impie de séparer ce que Dieu a uni.

— Or, vous avez d'autres enfants, n'est-il pas vrai?

— Moi? Pas du tout! je n'ai qu'une fille. »

A cette exclamation naïve, le jeune homme se départit un peu de sa gravité. Il répondit en riant :

« Eh mais! c'est beaucoup mieux que rien.

— Au point de vue du cœur, certainement. Me prenez-vous pour un père dénaturé? J'aime ma fille, monsieur, mais il s'agit ici d'une question sociale.

— Eh bien! dans la société française en 185…, la loi ne permet pas qu'on sacrifie un sexe à l'autre.

— Votre loi est une bourgeoise, et nous sommes gens de condition, sacrebleu! Que serait-il advenu de ma terre et de mon nom, je vous le demande, si depuis sept cents ans nos cadets et nos filles ne s'étaient quelque peu dévoués au principe conservateur ; s'ils avaient partagé et repartagé Vaulignon comme les petits d'un cordonnier s'arrachent les nippes de leurs père et mère? Ce domaine, qui fait l'admiration du monde, serait haché menu comme chair à pâté, et moi, le chef de la maison, je traînerais ma noble gueuserie dans le service des télégraphes ou des contributions directes! Feu mon père, Dieu ait son âme! était l'aîné de cinq fils. Mes oncles ont-ils rien prétendu sur Vaulignon? A-t-on vu cette illustre terre tirée à quatre chevaux par nos cadets? L'un s'est accommodé d'un régiment, l'autre d'un bénéfice, un autre s'est fait tuer en Amérique dans l'armée de La Fayette, et le plus jeune a porté sa tête sur l'échafaud le jour même de ma naissance.

— Voilà des gens qui savaient vivre ; mais, sans contester le mérite de leur renoncement, je vous ferai observer que messieurs vos oncles étaient déshérités par la loi.

— Et ma chère et digne sœur, de sainte mémoire, qui se mit en religion l'an de grâce 1819 pour me laisser tout mon bien, subissait-elle une autre loi que celle de son cœur et de sa conscience? Hélas! monsieur, de telles âmes, on n'en fait plus.

— La vocation manque à Mlle de Vaulignon?

— Absolument, malgré le soin que j'ai pris de la mettre au Sacré-Cœur toute petite. C'est un esprit romanesque, à la mode du jour. On veut être aimée ; on réclame sa part de bonheur, on fait fi des richesses, mais on ne dédaignera pas l'année prochaine un cœur de gentilhomme qu'il me faudra payer écus sonnants, et plus cher qu'il ne vaut. Je ne me cabre point, je ferai grandement les choses ; j'achèterai la fleur des pois, si tant est qu'il en reste à vendre. Ma fille mériterait d'être épousée pour elle-même et pour l'honneur de notre alliance, mais il paraît que vos petits messieurs ne se payent plus de cette monnaie-là.

— C'est que la vie du monde coûte un peu plus cher qu'autrefois.

— Soit ; mais lorsque j'aurai déboursé une dot exorbitante, serai-je libre enfin? Ma fortune m'appartiendra-t-elle? Daignera-t-on permettre que je dispose de mon bien? On m'avait… non! j'avais projeté de vendre Vaulignon à mon fils moyennant une rente viagère… »

Le visage de Mainfroi se rembrunit.

« Monsieur le marquis, dit-il, je crains que vos souvenirs ne vous trompent. Ce n'est pas un propriétaire fanatique, comme vous l'êtes, qui songe à se déposséder de son vivant. Cette idée, que vous le sachiez ou non, vous a été suggérée.

— Et par qui donc, s'il vous plaît?

— Ce n'est pas par M. le comte votre fils, mais il se pourrait bien qu'un soir, au coin du feu, Mme la comtesse…

— La comtesse est un ange, et je trouve nouveau qu'un étranger, sans la connaître, ait la prétention de savoir ce qu'elle m'a dit!

— Je le sais par un petit miracle de sorcellerie élémentaire, monsieur. L'idée en question n'a pu venir qu'à une femme, parce que les femmes, et surtout celles qui ont cinq enfants à pourvoir, se font un sens moral un peu plus large que le nôtre. Et l'auteur de cet avis doit être une étrangère, ignorante de nos lois, qui interdisent un tel trafic. Toute aliénation faite au profit d'un successible en ligne directe, à charge de rente viagère, est réputée acte gratuit, ou, pour parler un langage moins technique, si le comte vous achetait Vaulignon à fonds perdu, la loi supposerait à priori que vous avez voulu avantager M. votre fils par une libéralité déguisée. Mlle de Vaulignon serait admise à prouver que son père et son frère, par un accord frauduleux (ce n'est pas moi qui parle), l'ont frustrée d'une partie des biens que la loi lui réserve.

— Assez, monsieur! c'est la première fois que j'entends un tel langage, et l'impertinence de vos lois commence à m'échauffer les oreilles. Concluons. Quels avantages m'est-il permis d'assurer à mon fils?

— La loi garantit à chacun de vos deux enfants un tiers de votre fortune ; elle vous abandonne la libre disposition du reste. Supposons que vous possédiez trois millions…

— Je n'ai pas cela!

— Simple hypothèse. Vous pourriez légalement en donner ou en léguer deux à M. le comte, pourvu que Mlle votre fille en eût un. Comment estimez-vous la terre de Vaulignon, tout sentiment à part?

— Vaulignon rapporte moins que le villard des Trois-Laux, mais on ne bâtirait pas le château pour cinq cent mille francs. Et les futaies, monsieur! les plus belles de France! Roquevert, le gros marchand de coupes, m'a fait offrir cent mille écus de la superficie : il y a là des bois de marine comme on n'en voit plus nulle part. Si le villard vaut un million, les deux domaines font la paire.

— Cela étant, il ne nous reste qu'à trouver cinquante mille louis d'or pour Mlle de Vaulignon. »

Le vieillard fit un haut-le-corps accompagné d'un fort juron.

« Savez-vous que c'est une somme? Je ne l'ai pas ; non, sur l'honneur, quand même je vendrais mes rentes, mes obligations et tous ces petits biens qui sont éparpillés autour des Plâtrières! Il faudrait emprunter… ou épargner longtemps, mais le temps? Ou gagner? Mais je suis fait pour gagner de l'argent comme mes chiens pour chanter la messe.

— Le comte est riche ; il parferait le million plutôt que de liciter un de ces beaux domaines.

— Peut-être ; si sa femme en est d'avis ;… mais cela ou autre chose, il faut se mettre en règle avec la loi. Je vois d'ici le testament qu'il me reste à faire. Encore un mot, monsieur. Vous m'avez donné votre avis en jurisconsulte, mais comme homme et comme gentilhomme m'approuvez-vous sans réserve? Je vous demande un oui ou un non, et je tiendrai grand compte de votre sentiment, quel qu'il soit.

— Permettez-moi de distinguer, quoique je ne sois rien moins que jésuite. J'estime qu'en droit naturel un homme peut disposer arbitrairement de tout le bien qu'il a gagné lui-même. Il ne doit rien à ses enfants, sauf l'éducation et les moyens d'existence. Quant à celui qui n'a pas créé, mais simplement recueilli sa fortune, il n'est à mon sens qu'un dépositaire chargé de la transmettre à la génération suivante, et de la répartir sans préférence entre les petits-enfants de son père. Tel serait votre devoir, si vous étiez simplement un homme ; mais la noblesse dérange tout : un gentilhomme est un être à part, en dehors de la loi commune. Si ma raison s'insurge à toute heure contre cette exception, l'esprit de famille et la reconnaissance envers mes aïeux me commandent de la respecter. Le fait existe, il est constant, je dois le faire entrer dans mes calculs et raisonner avec vous comme si nous ne faisions point partie de la grosse humanité. Si je me place à ce point de vue faux, mais admis, je reconnais que votre patrimoine échappe aux lois de l'équité vulgaire. Ceux qui vous l'ont transmis de main en main à travers une demi-douzaine de siècles ont voulu et prétendu qu'il ne fût jamais divisé. S'ils ressuscitaient tous ensemble pour se réunir ici en conseil de famille, ils diraient d'une voix que Vaulignon et les Trois-Laux ne peuvent appartenir qu'à M. votre fils, que cette faveur, injuste en elle-même, découle logiquement du principe de la noblesse, et que sans le droit d'aînesse, appliqué ouvertement ou en fraude, toutes les aristocraties héréditaires verseraient bientôt dans l'abîme du prolétariat! Tiens! voilà que je plaide : pardon, monsieur.

— Non, ma foi! ne vous raillez pas vous-même ; c'est noblement parlé.

— Vous voulez dire parler en noble.

— Et quoi de mieux?

— Rien, rien. Si votre conscience se trouve suffisamment éclairée, je vous demanderai la permission de passer un habit, car voici huit heures qui sonnent, monsieur, et je suis commandé de service pour un whist officiel qui n'attend pas. »

Le marquis s'inclina, tira son portefeuille et dit d'un ton bourru qui cachait mal son embarras :

« Maître Mainfroi, je vous ai dit que j'étais extrêmement rare à Grenoble ; vous m'excuserez donc si je me hâte un peu d'acquitter ma dette envers vous.

— Monsieur, répondit Mainfroi, vous m'avez fait l'honneur de me consulter comme gentilhomme, vous me devez donc plus que de l'argent. »

M. de Vaulignon remit son portefeuille en poche, et tendit les deux mains au jeune seigneur.

II

Le premier président, M. de Mondreville, n'accueillait pas Mainfroi comme un avocat distingué, mais plutôt comme un fils. Les vieux conseillers le choyaient à qui mieux mieux ; il était ainsi l'enfant gâté d'une nombreuse et vénérable famille. Personne ne doutait qu'il ne fût réservé aux plus hautes dignités de la magistrature, et chacun se promettait de le pousser dès que l'ambition lui serait venue. Il semblait formellement engagé par les traditions de la race et par l'éclat du nom ; les amis de son père le suivaient avec orgueil dans la carrière qu'il avait choisie, mais ils ne lui auraient point pardonné d'y vieillir.

Rien de plus étonnant que ses débuts : docteur en droit à vingt-deux ans et grand prix de la faculté de Paris, il s'était fait agréger l'année suivante avec dispense. Tout aussitôt il était venu réclamer son inscription au tableau de l'ordre à Grenoble, son stage étant fait à Paris. Soit curiosité, soit prévoyance, les avoués lui épargnèrent les longueurs de l'attente : ils accoururent chez lui les mains pleines d'affaires. Sa première plaidoirie attira plus de monde qu'une première représentation ; c'est à coup sûr la seule fois que les dames se soient arraché les billets pour un procès de mur mitoyen. La ville de Grenoble aime son vieux parlement ; elle en est fière, elle veille sur cette gloire et cette grandeur provinciale avec un patriotisme jaloux. La foule qui se porta au palais pour juger le dernier Mainfroi était très-exigeante et très-indulgente en même temps, prête à lui pardonner tous les défauts de son âge, et prompte à désespérer de lui, s'il paraissait inférieur à cette réputation précoce. Il se montra supérieur à ses succès d'école, aux éloges de ses maîtres et à l'attente de ses amis. On vit un beau garçon, modeste, simple et de grande manière ; sa voix pleine et sonore se maintint dans le ton d'une conversation aimable, en évitant l'emphase et l'éclat. Il discuta posément, poliment et même avec une certaine bienveillance, les prétentions de la partie adverse, éclaira les faits, élucida les textes de loi, n'omit rien, ne laissa pas tomber une parole inutile, et termina par une péroraison naïve et touchante qui réclamait pour lui l'adoption du tribunal et du parlement dauphinois. Le tribunal lui donna gain de cause ; le président le complimenta en public suivant un usage patriarcal que j'admire ; les vieux avocats s'étonnèrent qu'un si jeune homme sût parler sobrement et faire trêve d'érudition ; les gens du monde, qui sont plus lettrés à Grenoble que dans beaucoup d'autres villes, goûtèrent fort cette éloquence exempte de rhétorique. Quant aux femmes, elles pensèrent que ce petit Mainfroi devait être joliment persuasif lorsqu'il plaidait sa propre cause.

Il eut de grands succès en tout genre, et les plus beaux furent ceux dont le monde ne connut rien. Discret dans le bonheur et gentilhomme en tout, il mena, sept années durant, une vie cachée et brillante dans cet hôtel de l'an 1622, qui a l'air si confident et tant de portes dérobées. Au palais, son talent et sa réputation marchaient de front ; il choisissait scrupuleusement ses affaires : aussi les gagnait-il à coup sûr. Aux yeux des magistrats, la cause qu'il prenait en main était comme jugée par lui et gagnée dans son cabinet avant instance. Il avait pleine conscience de son autorité, et chaque fois qu'il se levait à l'audience, le ton dont il disait ce simple mot : « messieurs! » aurait valu un long commentaire. Sans arrogance et même sans fatuité vénielle, il modulait, accentuait, posait, isolait ce « messieurs, » comme pour le livrer aux méditations de la cour ou du tribunal. Ce modeste « messieurs, » dans sa bouche, en disait cent fois plus qu'il n'était gros. On y sous-entendait tout un exorde ainsi conçu : « Vous me connaissez tous, vous savez que je ne plaide pas pour gagner ma vie, ni pour faire ma réputation, mais pour m'asseoir de plus en plus solidement dans l'estime des gens de bien et pour me rendre digne des honneurs qui m'attendent dans un avenir assez rapproché. Vous devez donc penser qu'aucune considération ne m'aurait fait sortir de chez moi ce matin, si je n'étais quatre fois sûr de gagner la partie. Admettez-vous un seul moment que je me sois trompé sur le point de fait, ou abusé sur le point de droit? Vous ne le pouvez pas, car vous savez qu'il ne tiendrait qu'à moi de siéger à vos côtés au lieu de pérorer devant vous, et que par conséquent je possède, à l'état virtuel, toute l'infaillibilité de la justice. » Voilà ce qu'il disait sans le dire, et pas l'ombre d'impertinence dans cette déclaration muette! Un magistrat célèbre, qui devait être un jour garde des sceaux, vint à Grenoble en visite chez M. de Mondreville. On lui fit entendre Mainfroi, et il en fut émerveillé. « Ce jeune homme plaide en conseiller, » dit-il au sortir de l'audience. Il s'invita à dîner chez Mainfroi avec le premier président et quelques gens de robe. Après un long repas où Fleuron s'était surpassée, le personnage, qui appartenait au petit groupe (aujourd'hui si restreint) des ministres possibles, prit Mainfroi dans une embrasure et lui parla ainsi :

« Le ministère de la justice fait fausse route. On se croit fort habile en écartant de la magistrature les hommes que la naissance et la fortune ont créés libres ; on veut avoir, coûte que coûte, un gouvernement fort, et l'on pense avancer le but en choisissant des hommes dépendants, prêts à tout, esclaves de leur pain. Mauvaise politique, monsieur! ce déplacement de mobile, qui substitue l'intérêt à l'honneur et à la dignité, éliminera les caractères sans nous attirer les talents. Triplât-on les traitements, ils resteront toujours inférieurs aux honoraires d'un avocat distingué ; nous n'aurons que des hommes de second et de troisième choix ; le ministère public sera faible en comparaison du barreau, et la magistrature tombera peu à peu dans une médiocrité incurable. Si jamais le chef de l'État m'honorait de sa confiance, je m'appliquerais à recruter tout un état-major d'hommes indépendants, oui, indépendants d'esprit, de caractère et de fortune, fussent-ils même un peu frondeurs comme les magistrats des vieux parlements! Il faut que nous soyons autre chose que des fonctionnaires, monsieur. L'ordre judiciaire est un pouvoir dans l'État. Il reçoit son institution du pouvoir exécutif, il applique les principes formulés par le pouvoir législatif, mais il ne doit être valet ni de l'un ni de l'autre. La vénalité des offices est tombée sous le ridicule ; Brid'oison l'a tuée, j'en conviens, et pourtant ce n'était pas la pire institution de l'ancien régime. Le magistrat qui avait payé sa charge était chez lui à l'audience ; le beau mot « la cour rend des arrêts et non des services, » de quelle date est-il? L'ancien régime en a tout l'honneur. Décidément je préfère la vénalité des offices au ramollissement des consciences. »

Un entretien qui commence ainsi peut aller loin. Mainfroi ne savait pas encore que tout ministre in partibus est révolutionnaire par état. Il fut non-seulement séduit, mais enlevé par les théories de son interlocuteur. Sa jeunesse le livra pieds et poings liés au magistrat éminent et au fin politique qui tutoyait M. de Mondreville et l'appelait copain au dessert. Le vieillard et le jeune homme, enchantés l'un de l'autre, ne se quittèrent point sans conclure une sorte de pacte ; Mainfroi promit de s'enrôler à la première réquisition sous les drapeaux du futur ministre.

En attendant, il sut se ménager et tenir les occasions à distance. Il frondait même un peu dans la mesure qui a toujours été permise aux hommes riches et bien nés.

Le soir de son entrevue avec le marquis de Vaulignon, sur les dix heures, après le whist du premier président, tandis qu'il savourait une tasse de thé en souriant à la belle madame Portal, reine de Grenoble et sa meilleure amie, le procureur général vint le battre en brèche, et le gaillard ne se rendit point.

« Mon cher grand homme, lui dit le chef du parquet, on m'enlève Pfeiffer, mon meilleur substitut, et me voilà terriblement en peine. 'Ah! si vous vouliez!

— Non, répondit Mainfroi. D'abord j'ai mes idées sur les devoirs d'un magistrat dans le monde ; ils sont infiniment plus stricts que ceux d'un avocat, et je ne prendrai pas sur moi de représenter la justice tant que je ne serai pas rangé et marié.

— Mais l'honneur de défendre la société ne vaut-il pas quelques sacrifices?

— Je la défends à ma manière, avec autant d'éclat que je pourrais le faire au parquet et avec plus de liberté. Quel intérêt aurais-je à marquer le pas sur la grand'route, lorsqu'un chemin de traverse me conduit plus directement au but? Tous les grades de la magistrature sont également accessibles à l'avocat, suivant son âge et sa réputation ; il arrive de plain-pied aux plus hautes fonctions comme aux plus humbles, pourvu qu'il ait montré ce qu'il vaut. Tant que je reste en dehors de la hiérarchie, j'ai presque autant de chances d'obtenir le bâton de maréchal que l'épaulette de sous-lieutenant : une fois enrégimenté, je devrais suivre la filière. Et comptez-vous pour rien les ennuis, les dégoûts, les dangers que je m'épargne à moi-même en restant simple avocat jusqu'au bon moment? Procès de presse et d'association, manœuvres électorales, rapports sur l'opinion publique et autres menus suffraiges qui trop souvent vous compromettent à jamais! »

Voilà comment ce jeune homme dansait autour des arches saintes de la politique. Il ne prenait au sérieux que la justice et peut-être l'amour.

Le procureur général apprêtait sa réplique lorsqu'un grand bruit lui coupa la parole. C'était maître Foucou, le plus discret notaire de la ville, qui entrait en s'ébrouant et soufflant dans ses gants paille à l'heure où l'on couche habituellement les notaires. « Mes respects, tous mes respects, monsieur le premier! Mes plus humbles hommages, madame la première! Mesdames, messieurs, votre fidèle serviteur de tout mon cœur. Je ne me serais pas mis au lit pour un empire avant de m'être excusé. Madame la première a dû comprendre qu'il fallait un événement bien despotique pour m'empêcher de me rendre à sa gracieuse et honorable invitation. Ah! le devoir! Il commande et j'obéis. Il y a des choses qui n'attendent pas : la mort entre autres et les tenants et aboutissants d'icelle. »

Mme Portal poussa un cri d'effroi : « Pour Dieu! monsieur Foucou, si vous venez d'un lit de mort, ne m'approchez pas!

— Rassurez vos grâces, belle dame, je ne connais ni morts ni malades, et s'il faut appuyer mon dire de quelque preuve démonstrative, la discrétion professionnelle ne me défend pas d'indiquer le client qui m'a fait perdre une si précieuse soirée. C'est un grand propriétaire foncier qui habite à quelques lieues de Grenoble, un vaillant chasseur devant Dieu, terreur des loups, des sangliers et des ours. »

Plusieurs voix désignèrent M. de Vaulignon, qui était louvetier en titre.

« C'est vous qui l'avez dit, poursuivit le notaire. Je ne l'ai pas nommé, quoique rien n'interdise à un officier ministériel de se faire honneur des visites qu'il reçoit. Voilà notre belle Mme Portal bien rassurée, car s'il était vrai que le marquis prît des dispositions, ce que j'ignore, ce serait de sa part un luxe de prudence. Quelle noble santé! et quelle force d'âme en présence des questions les plus solennelles! C'est lui qui aurait bien le droit d'employer la formule : « Je soussigné, sain de corps et d'esprit… » Mais je doute qu'il sache prévoir les malheurs de si loin. Cependant lorsqu'on a deux ou trois millions à laisser,… je ne sais rien, j'indique vaguement la fortune qu'on lui prête,… et lorsqu'on est chargé par la Providence d'assurer la grandeur et la perpétuité d'un grand nom!… il faut penser à tout. Ceux qui n'ont qu'un seul héritier sont bien libres de mourir intestats, si bon leur semble. Oui, mais la question ne se présente pas souvent avec cette simplicité… »

Le bonhomme s'arrêta un moment, et ses yeux firent le tour de l'assemblée en quêtant une interrogation qui lui permît de poursuivre. La femme d'un conseiller prit pitié de sa peine et dit :

« Combien a-t-il d'enfants, le marquis de Vaulignon?

— Ah! vous pensez encore au marquis, chère dame? Moi je n'y étais plus. Je suivais mon idée dans une tout autre direction. M. de Vaulignon doit avoir deux enfants, si je ne me trompe : un fils d'abord,… je dirais même avant tout, car enfin un fils est presque tout dans ces vieilles familles. Bienheureux les garçons! j'en ai vu plus d'un en ma vie à qui le bien venait en dormant. N'allez pas croire au moins que M. le comte soit un endormi! Ce n'est pas de son lit qu'il attend la fortune, c'est sous bois, au triple galop, derrière la meute de son père : Nemrod, fils de Nemrod! Je suppose néanmoins que, s'il trouvait sur sa route une couple de millions en biens-fonds nets d'hypothèques, le jeune homme se baisserait pour les ramasser. Les rencontrera-t-il? Voilà ce que j'ignore, et même si je le savais, je n'en soufflerais mot. Ce qu'on peut affirmer, c'est que M. le marquis est ferré sur le code, et qu'il ne donnera jamais à Pierre ce que la loi réserve à Paul ou à Pauline.

— Maître Foucou! demanda Mainfroi, est-ce que Pauline est le nom de Mlle de Vaulignon?

— A Dieu ne plaise, monsieur! mais je vous jure que Mlle Marguerite est hors de cause. Pourquoi donc mettez-vous au particulier ce que je dis en général? Est-ce que je suis un bavard, un homme léger, un notaire sans gravité, discrétion ni consistance? Mlle Marguerite, quoi qu'il arrive, sera toujours un des plus beaux partis de la province. Ne me demandez pas quelle dot on lui destine, je dois l'ignorer ; mais elle sera pourvue en héritière, quand même elle n'hériterait de rien,… je m'entends. Et jolie avec cela comme,… oui, comme Mme Portal à dix-huit ans ; un vrai type de reine, elle aussi, mais naturellement une beauté moins faite,… je dis moins achevée. Il est bien malheureux que cette pauvre enfant soit séquestrée à Vaulignon. Quel succès, si M. le marquis daignait la produire à Grenoble! Et je crois qu'elle-même préférerait la compagnie de ces dames au tête-à-tête avec une belle-sœur dont il ne m'appartient pas de dire aucun mal. »

Ce coupable bavardage d'un sot amusa presque toute la compagnie ; mais Jacques Mainfroi n'en rit guère, et il rentra chez lui passablement rêveur. « Ainsi donc, pensait-il, le testament est fait ; ce gentilhomme des bois, en me quittant, a couru chez son notaire. Il se trouve que j'ai exercé quelque influence sur le sort, ou, du moins sur l'avoir d'une fille qui ne m'est rien, que je ne verrai peut-être jamais, et qui probablement ignore jusqu'à mon nom. Lui ai-je été nuisible ou utile? qui le sait? Le père semblait bien résolu à la dépouiller dans les limites du possible ; mais, lorsqu'il m'a prié de lui donner mon avis comme homme, je n'avais peut-être qu'un mot à dire pour sauver à cette pauvre enfant un grand tiers de son bien. Reste à savoir si elle aurait été plus heureuse étant plus riche. A cette loterie du mariage, les numéros gagnants ne sont pas toujours ceux qu'on a payés cher. Qui pourra-t-elle épouser ici? Je ne vois guère de partis pour une héritière d'un million. Il n'y en aurait pas du tout pour une héritière d'un million et demi. Comment est-elle? quelle femme est-ce? J'ai vu le papa, je devine le frère ; ces propriétaires-chasseurs sont tous les mêmes : mes chiens, mes chevaux, mes pipes, ma cave, mon nom! Mais la fille et la sœur de pareils hommes, à quoi peut-elle ressembler? A Mme Portal? Quel triple sot que ce notaire! Amélie Portal est un beau fruit de jardin ; cette petite doit avoir dans l'esprit, dans les manières, dans tout son être enfin, les saveurs âpres et les parfums subtils du sauvageon. »

En rentrant au logis, il chercha Vaulignon sur la carte d'état-major. Sa nuit fut agitée, ce qui ne veut pas dire mauvaise. Il vit un pêle-mêle de loups, de notaires, de contrats, de testaments et de jolies filles à qui Mme Portal servait de mère. Cependant Mme Portal avait à peine cinq ou six ans de plus que lui.

Ces rêves le poursuivirent pendant une quinzaine ; ils finirent par l'obséder en plein jour, à l'audience, dans le monde, et même au milieu des visites intimes qu'il recevait de temps à autre. Pour mettre un terme à cette persécution, il n'imagina rien de mieux que d'aller rendre à M. de Vaulignon la poignée de main qu'il lui devait. Il partit à cheval un matin de février, par un joli soleil qui fondait lentement la neige sur les routes. En trois heures de promenade, il atteignit le villard ou village de Vaulignon, éparpillé sous un château de fière tournure. Dirai-je qu'à cette vue le cœur lui faillit? Non, mais il éprouva le besoin de se recueillir en mangeant un morceau. L'aubergiste ne se fit pas prier pour lui apprendre que les seigneurs couraient le sanglier à une lieue du château. M. Lafeuille, le valet de limiers, avait bu la goutte au village en revenant de faire le bois ; il avait connaissance d'un vieil ermite baugé dans l'enceinte des grands mélèzes. Le vautrait n'était sorti des communs qu'à dix heures, parce que les dames suivaient. L'animal devait être détourné depuis un bout de temps ; il s'était fait battre sur place pendant une demi-heure, ensuite de quoi il avait pris un grand parti, et personne ne pouvait dire où était la chasse. Sur ces renseignements, Mainfroi comprit qu'il avait quelques chances de se promener jusqu'au soir sans faire de rencontres. Moitié content, moitié fâché, comme un homme qui ne sait ni ce qu'il craint ni ce qu'il désire, il remonta sur sa bête, et gagna la forêt sans autre guide que le hasard.

Il y a de vieilles banalités qui sont usées jusqu'à la corde et qui pourtant s'imposent en quelque sorte à l'esprit le moins banal. Mainfroi, qui était l'homme le moins niais du monde, ne put se défendre de penser à cet éternel roman où le sanglier furieux joue le rôle de la Providence, Mlle de Vaulignon, seule et désarçonnée en face du monstre, le solitaire fondant sur elle pour la découdre, et tout à coup, un beau jeune homme, le fer en main… « Mais grâce à Dieu, pensait-il en riant, ma seule arme est une cravache. Quoi qu'il arrive à la belle Marguerite, je n'aurai pas le ridicule de la sauver. »

Cette méditation prosaïque fut coupée par le tumulte de la chasse. La voix des chiens, une fanfare, le vloo, vloo! des piqueurs, une boule noirâtre et hérissée qui coupa le chemin et se rembucha lestement, la meute haletante, le galop de quelques chevaux, la face illuminée du marquis, c'est tout ce qu'il eut le temps de voir et d'entendre. Le gibier, les chiens et les hommes étaient trop à leur affaire pour s'arrêter au spectacle d'un avocat.

Quelques minutes après, il vit passer un cheval attardé, mais plein de feu, qui galopait par bonds en secouant le plus étrange fardeau du monde… Figurez-vous une petite maman courtaude, épaisse, couperosée, mal endentée, aux trois quarts décoiffée et traînant à la remorque une cordelette de cheveux blonds tordus avec un velours vert : la robe marron et bleue, chargée de passementeries rouges et de perles multicolores, avec des manchettes de fourrure et un boa noué en double autour du cou : telle était la comtesse de Vaulignon, née baronne de Brintzheim ; on naît baronne dans quelques royaumes saugrenus.

Mainfroi la reconnut sans la connaître : « Allons! dit-il, le poste est bon : un peu de patience, et Marguerite viendra se faire passer en revue. » Mais au bout d'un quart d'heure il supposa qu'on l'avait mal informé, que la fille du marquis n'était pas sortie et qu'il n'avait plus rien à voir dans ces parages. Il s'orienta de son mieux et reprit la direction du villard. Déjà l'épaisseur du bois sensiblement éclaircie montrait la lisière, et il pressait le pas pour se remettre en plaine, lorsqu'au détour d'une avenue il vit une amazone du plus beau style en costume Louis XIII. Grande, svelte, souple, imperceptiblement abandonnée, elle ondulait aux allures d'un fort cheval de demi-sang. La main gauche qui tenait les rênes reposait négligemment sur le pommeau de la selle, la droite pendait avec la cravache sur l'épaule de la monture. La fière simplicité de l'habit rehaussait la beauté un peu sévère du visage ; les gants de chamois, trop longs et trop larges, étaient ceux d'une vraie grande dame qui se gante pour protéger ses mains et non pour les montrer aux passants. Mainfroi s'arrêta net et attendit dans une contemplation recueillie cette belle déshéritée qui regardait vaguement le paysage sans rien voir. Lorsqu'ils furent à dix pas l'un de l'autre, le jeune homme s'approcha d'elle et salua avec grâce ; elle répondit d'un air froid, mais sans témoigner plus de crainte ou d'étonnement que si elle avait été abordée par un inconnu dans le salon de son père.

« Mademoiselle, dit-il en s'efforçant d'être brave, vous avez perdu la chasse?

— Non, monsieur, je l'ai laissée.

— Je comprends ; on allait d'un si terrible train…

— Oh! ce n'est pas cela, mais la chasse m'ennuie parce que je la sais par cœur. Toujours la même chose!

— Et vous ne craignez pas d'aller seule à travers bois?

— Que craindrais-je? Je suis chez nous, et personne ne me veut de mal que je sache.

— Cependant… une jeune fille… Il pourrait se rencontrer sur votre route… on pourrait vous dire de ces choses qui font rougir.

— Quoi, par exemple?

— Mais… si l'on vous disait à brûle-pourpoint que vous êtes belle?

— Je le sais, mais comme je n'ai pris ma beauté à personne, je n'ai pas lieu d'en être honteuse. »

Mainfroi fut comme étourdi sous le coup de cette naïveté fière, mais il se remit bientôt et reprit :

« Vous êtes plus que belle, mademoiselle de Vaulignon ; vous êtes simple, digne et forte, et l'homme qui vous épousera est heureux entre tous les hommes! »

Elle pâlit un peu, regarda Mainfroi sérieusement, et dit :

« Est-ce que vous le connaissez?

— Non, et vous?

— Ni moi non plus, mais je sais qu'il n'est pas loin. »

Le regard de Mainfroi fit lentement le tour de l'horizon.

« Vous parlez sans doute au figuré? dit le jeune homme.

— J'ai vingt ans, monsieur, et mon père s'occupe de mon prochain établissement. Voilà ce que je sais, et ce qui me permet de dire que mon futur mari ne saurait être loin.

— J'éprouve une violente démangeaison d'être indiscret et de vous demander : comment l'aimeriez-vous, mademoiselle?

— Il y a un jeu, vous savez, où l'on fait de ces questions-là. Je l'aimerai comme on me l'offrira, monsieur, car il sera tout choisi la première fois qu'une occasion fortuite ou apprêtée le placera devant mes yeux. N'est-ce pas partout ainsi?

— Sans doute. Et les idées de monsieur votre père…?

— Sont celles de tous les pères de sa condition : un nom, de la fortune, quelque jeunesse encore, et la réputation de galant homme.

— J'entends ; mais se peut-il que pour vous plaire, pour toucher cet adorable cœur, si naturel et si prime-sautier, il suffise de se présenter avec l'agrément de M. le marquis?

— Une fille ne doit-elle pas entière déférence aux vœux de son père?

— Et puis un mari, quel qu'il soit, paraît moins odieux que le couvent, n'est-ce pas?

— Le couvent? Vous savez donc tout? Eh bien! oui, je hais le couvent et je le tiens pour infâme! Il ne parle que de Dieu, et il va contre notre destinée divine, qui est d'aimer un mari et d'élever des enfants.

— Brava! brava!

— Pourquoi m'applaudissez-vous comme si j'avais chanté un air? Rien n'est donc sérieux, venant de nous, et nous ne serons jamais que les poupées des hommes? Quel plaisir trouvez-vous à vous moquer depuis un quart d'heure en me questionnant sur des choses que vous savez mieux que moi?

— Mais, mademoiselle, je vous jure…

— Vous me jurez que le hasard, le pur hasard vous a jeté sur mon chemin dans un domaine qui est à nous et où personne ne passe, excepté nous? M'auriez-vous abordée si cavalièrement, si vous n'aviez pas eu les pleins pouvoirs de mon père? Suis-je une femme qu'on puisse accoster au milieu des bois sans l'aveu de ses parents?

— Pardon! cent mille fois pardon, mademoiselle! Ne me punissez pas d'un mouvement spontané, irrésistible, dont je comprends trop tard la coupable imprudence! Personne ne m'a permis de vous parler comme j'ai osé le faire. C'est le hasard ou plutôt la fatalité qui m'a jeté sur votre route ; mais jamais sentiment plus respectueux, idolâtrie plus servile n'a mis un cœur bien né sous les pieds d'une noble et courageuse fille, et si vous daignez me permettre… »

Elle se redressa fièrement, assembla son cheval, laissa tomber sur Mainfroi un regard où le feu semblait jaillir au milieu des larmes et fit siffler sa cravache en criant :

« Vous disiez vrai, j'ai eu tort de quitter la chasse : nos bois ne sont pas sûrs! »

Lorsqu'il eut trouvé sa réponse, Marguerite était loin.

La curiosité seule avait poussé Mainfroi à cette équipée ; il en revint presque amoureux. A peine s'il donna huit jours à la réflexion, lui qui passait pour le jeune homme le moins précipité de la province. Il s'abattit sur le cabinet de maître Foucou comme une corneille sur un noyer.

« Mon cher monsieur, dit-il au bonhomme, c'est une négociation très-délicate qui m'amène à vous. Vous êtes le notaire de la famille Vaulignon ; le marquis est toujours dans l'intention de marier sa fille?

— Plus que jamais!… du moins autant qu'il m'est permis de le conjecturer.

— Pensez-vous qu'un garçon jeune encore, honorablement né, maître d'une jolie fortune et assez bien dans ses affaires pour épouser Mlle de Vaulignon sans dot, aurait quelques chances d'être agréé?

— Comment donc! mais à bras ouverts. Seulement, mon cher maître, votre client a manqué le coche. La semaine dernière on aurait pu voir. Eh! eh! le marquis n'était pas homme à mépriser un gendre détaché des biens de ce monde. Notre épouseur a constitué de beaux avantages à la future, je suis content de lui ; mais son notaire, ce scélérat de Tétard, n'a pas rompu d'une semelle sur le terrain de la dot. Ah! le chien! il voulait le million tout rond, et le diable ne l'en a pas fait démordre. Nous n'avions pas la somme, il fallait emprunter, je l'ai dit carrément ; le monstre a répondu que deux cent mille francs n'étaient pas une affaire, et que M. le comte pouvait les avancer, sauf à les reprendre plus tard. C'est la comtesse qui ne riait pas! Vous sentez, mon cher maître, que je me livre à vous comme à un confesseur. Il faut que je sois sûr de votre caractère pour déroger à cette discrétion qui est la grande loi de ma vie. Je crois donc que jeudi dernier et même vendredi matin, avant dix heures, un gaillard qui serait venu dans les dispositions que vous dites, n'aurait pas été éconduit à coups de fourche ; mais, consummatum est, comme dit Cicéron. M. le vicomte de Montbriand a notre parole, et nous la sienne. Bonsoir la compagnie! Tarde venientibus ossa! Toujours du Cicéron, pour vous montrer qu'on possède vos confrères ; mais, sans rancune, pas vrai? Si vous avez un client à établir, j'ai moi, quelques douzaines de clientes, et dans les prix les plus variés. Il faut que vous me fassiez l'honneur de dîner ici un de ces jours avec trois ou quatre compères de ma connaissance. L'ermitage de 1834 commence à s'ennuyer derrière les fagots ; nous lui dirons une parole. »

Il bavarda longtemps sur ce ton sans obtenir un mot de réplique. Mainfroi le laissa dire et n'entendit rien, sinon que Marguerite était perdue pour lui.

Du plus heureux gentilhomme et du plus illustre avocat de Grenoble il ne restait qu'un corps sans âme. On le vit, quinze jours durant, s'absorber dans la solitude, fuir le monde et fermer sa porte aux amis. Les clients seuls le trouvaient solide au poste ; il donna ses consultations avec une admirable lucidité, suivit les audiences, ne fit pas remettre une affaire et parla comme un ange, autant de fois qu'il eut à plaider. L'avocat survivait à l'homme.

Je ne sais quelle fausse honte l'empêcha de refuser l'invitation de M. Foucou, qui le sommait de sa parole. Peut-être eut-il peur d'éveiller les commentaires et de livrer à ce vieux profane le secret de sa mélancolie ; mais jugez de ce qu'il devint lorsque sur cinq convives on lui offrit MM. de Vaulignon père et fils, et le vicomte de Montbriand! Les deux autres étaient maître Tétard, notaire de Paris, et M. Roquevert, marchand de bois, le plus fort client de l'étude.

De prime abord, Mainfroi fut troublé à fond, mais il usa du privilége qui permet à tout homme de loi de renfermer ses émotions dans sa cravate. Il opposa une réserve courtoise à l'accueil cordial du marquis, et paya de morgue les deux beaux-frères, qui se tutoyaient déjà, comme gens qui n'en sont plus à se griser ensemble. La froideur lui coûta moins encore avec l'illustre Roquevert, qu'il avait fait condamner maintes fois au civil et qu'il attendait patiemment en police correctionnelle. On dîna comme on dîne chez ces gros gourmets de province qui envoient leur femme à la cuisine lorsqu'ils ont du monde à traiter. Les entrées succèdent aux entrées, on entasse rôti sur rôti, et les vins savamment échelonnés vont de plus fort en plus fort jusqu'à ce qu'il s'ensuive un abrutissement général.

A l'heure des faisans truffés et du vieux vin de l'Ermitage, les caractères et les intérêts commencèrent à se dessiner aux yeux de Mainfroi. Le marquis s'épanouissait en luron dans un contentement égoïste. Il avait enchaîné sa terre à son nom par acte authentique, il s'était débarrassé de sa fille, il allait enfin vivre à sa guise, sans devoirs à remplir qu'envers lui-même, maître de son revenu, de sa personne et de ses affections qu'on flairait tant soit peu roturières. Le gendre était un petit viveur de Paris, quelque peu fatigué par les clubs, les restaurants nocturnes et le reste, assez joli garçon, assez brave, assez ignorant, assez fat, assez gai, original en résumé comme la dix millième épreuve d'une gravure de modes. Mainfroi crut entendre que ce jeune homme se mariait surtout pour obéir à un oncle riche, qu'il ne comptait pas se ranger, mais reprendre au plus tôt ses habitudes de sport et d'Opéra. Le vicomte parlait savamment du corps de ballet : il semblait être de moitié dans une écurie à moitié connue, et courir le steeple-chase de temps à autre pour disputer la moitié d'un prix. S'il déplut à Jacques Mainfroi, point n'est besoin de le dire. Un tel homme était sur le point d'épouser Marguerite, et il parlait de tout, excepté d'elle ; il ne daignait pas même jouer la comédie élémentaire de l'amour heureux! Quant à M. Gérard de Vaulignon, il débuta par faire pitié à Mainfroi. Moins grand, moins beau, plus épais que son père, visiblement dégénéré en tout, il offrait par surcroît quelques symptômes de dégradation personnelle. On devinait en lui l'homme qui rougit de sa femme et qui voudrait la cacher au monde, mais qui se console à huis clos par les vulgaires satisfactions du bien-être et par le plaisir de faire une grosse maison. Bon diable au demeurant, cordial après boire et capable d'un mouvement généreux dans l'ivresse d'une excellente affaire, ce n'était pas encore une âme basse, mais c'était déjà un gentilhomme déchu. L'avocat ne tarda guère à deviner certain petit complot qui se tramait autour de la table. Le hasard seul n'avait pu égarer en si honorable compagnie ce pilote côtier de la loi qu'on appelait Roquevert. Quelques paroles échappées au comte de Vaulignon entre deux verres de vin de Champagne firent dresser l'oreille à Mainfroi. Il comprit que la grosse amazone aux cheveux rares inspirait son mari, quoique absente, et lui dictait une combinaison subtile. La bonne dame avait prêté deux cent mille francs au marquis pour compléter la dot de Marguerite et bannir du château une belle-sœur qu'elle haïssait ; mais après s'être fait donner toutes les garanties possibles, elle avait eu connaissance du testament qui léguait tous les biens-fonds de la famille au comte Gérard. Cette nouvelle, au lieu de la transporter de joie, l'avait atterrée ; elle sentit que par le fait elle avait pris hypothèque sur son mari, c'est-à-dire sur elle-même. Si le marquis mourait demain, par accident ou maladie, la comtesse héritait de Vaulignon et des Trois-Laux, mais ses deux cent mille francs étaient perdus. Comment les recouvrer en temps utile? le vieillard n'était pas homme à se priver de rien ; supposer qu'il économiserait un tel capital avant sa mort, c'était folie. On pouvait le décider à vendre les plus belles coupes de Vaulignon, mais ne serait-ce pas se payer soi-même sur son propre bien? La jeune dame était dans la dernière des perplexités lorsqu'elle recueillit certains propos tenus par Roquevert à l'office. Roquevert n'était point admis à la table du château. On le laissait entrer dans la salle à manger sur la fin du dessert, et, debout devant la famille assise, le riche maquignon d'affaires buvait un verre de vin comme le facteur rural ou le premier garde venu. Cette hospitalité hautaine le tenait à distance et paralysait un peu ses moyens, mais il se dédommageait aux cuisines, avec la certitude que ses paroles ne tombaient pas dans l'eau. Il y répéta si souvent et avec tant d'assurance : Je peux faire gagner un million à M. le marquis ; il broda de telles variations sur ce thème mélodieux que la petite comtesse âpre au gain se sentit devenir toute rêveuse.

Elle voulut que cet homme expliquât librement ses projets ; elle choisit le terrain pour que l'amphitryon, esprit pratique, pût contrôler chaque idée au passage, et comme le sentiment du droit n'était pas la faculté maîtresse de M. Roquevert, elle pria son bon Foucou d'inviter un jurisconsulte. Voilà par quel surcroît de précaution Mainfroi se trouvait de la fête. S'il ne devina point d'emblée tout le mystère, il en comprit assez pour se tenir en homme averti.

A l'arrivée du fromage glacé, le comte Gérard fit un signe, et presque aussitôt Roquevert tomba dans une ivresse expansive. Il se glorifiait et s'accusait en même temps d'avoir refait M. le marquis dans le marché des Plâtrières ; c'était un bien assez étendu, mais fort éparpillé, qu'il venait d'acheter en bloc. Le pêcheur en eau trouble joua très-finement le rôle d'un fripon pénitent qui vole par instinct, mais se confesse par principe. Son insolente humilité ne ressemblait pas mal à celle de Scapin lorsqu'il s'excuse des coups de bâton que…

M. de Vaulignon, qui n'était pas la patience même, l'interpella rudement et lui dit :

« Oh! mons Roquevert, si le bien mal acquis vous pèse sur l'estomac, libre à vous de fonder un hospice ou une église ; mais on n'achève pas un homme de bien comme une perdrix démontée, en lui enfonçant dans la nuque une plume arrachée de son aile. Entendez-vous?

— J'en…entends bien, monsieur le marquis ; mais à tant faire que de res…tituer, j'aimerais mieux vous rendre la chose à vous-même. Cette plâ…â…â…trière, c'est un trésor, ni plus ni moins, dans la circonstance actuelle. Je tiens le monopole! Le grrrand mo-no-pole, entendez-vous? Et je suis de mon temps, moi! L'heure des grands monopoles a sonné ; tant pis pour les sourds, sans o…o…offense! Attendez que je boive un coup pour me délier la langue. »

Il en but deux, et le drôle devint éloquent. Il exposa le plan d'une vaste spéculation qu'il préparait de longue main sur les plâtrières du pays. On en connaissait aux environs de Grenoble une quinzaine en tout, qui, exploitées séparément, se faisaient une concurrence désastreuse. Il avait conçu le projet de les accaparer toutes pour réduire les frais généraux et faire la loi aux consommateurs. Produisant à meilleur compte et vendant plus cher, on réalisait un double profit. Le plâtre était demandé par l'industrie du bâtiment d'abord, ensuite par l'agriculture, qui le prodiguait depuis un certain temps aux sainfoins, aux trèfles et aux luzernes. Il fit sonner les chiffres. L'achat des plâtrières coûtait tant ; elles rapportaient tant par année ; en élevant les prix d'un tiers, en réduisant les frais d'un quart, on s'assurait un bénéfice annuel d'un million au minimum. Or il avait la main sur toutes les carrières ; elles étaient achetées et en partie payées. Pour le solde, rien de plus facile que de puiser dans les poches du public. La compagnie des gypses de l'Isère, fondée au capital de cinq millions et payant un dividende d'un million par an soit vingt pour cent, devenait le placement favori des pères de famille. Les actions de cinq cents francs montaient à mille au bout de la seconde année, et alors les heureux fondateurs, réalisant leurs titres, empochant leur bénéfice, passaient l'affaire à d'autres et assistaient en simples curieux aux prospérités toujours croissantes de l'entreprise. Il cita vingt spéculations inaugurées comme la sienne sous l'œil de la justice, sous l'aile du pouvoir, et qui toutes avaient enrichi, sinon les actionnaires, au moins les administrateurs.

A ce discours, le marquis répondit en vrai gentilhomme :

« Qu'est-ce que tout cela me fait? La terre que je vous ai vendue est à vous ; tirez-en des milliards, si bon vous semble. Auriez-vous la prétention de me gratifier sur vos profits, mon cher? »

Le bon apôtre se récria. C'était une restitution qu'il offrait, et il l'offrait parce qu'elle avait été stipulée verbalement par maître Foucou, en faveur de son noble client, dans la vente de la plâtrière. Maître Foucou, interpellé, n'osa point démentir le fait, quoiqu'il n'en eût aucune souvenance. Il demeura donc établi que le marquis de Vaulignon avait droit à un certain nombre d'actions libérées dans la compagnie, et Roquevert insinua que, si l'illustre actionnaire daignait administrer ou surveiller lui-même l'emploi de ses deniers, ce serait un grand honneur pour les gypses de l'Isère.

Tous ces propos s'échangeaient autour de la table, à bâtons rompus, au milieu du bruit des bouchons, du cliquetis des verres, des plaisanteries grivoises, d'une chanson fredonnée par maître Tétard et d'une histoire à tout casser que le vicomte racontait pour la vingtième fois à Gérard. Le marquis ne parut pas même effleuré par la tentation de recommencer une fortune ; mais le comte Gérard mordait avidement à l'appât. Mainfroi comprit que tôt ou tard l'influence du fils jetterait le père dans le plâtre ; mais il ne daigna point les dissuader du tripotage. Tout était fini pour jamais entre lui et cette famille. Marguerite lui devint étrangère ; il se voyait séparé d'elle non-seulement par la personne d'un mari, mais par ce triste Gérard de Vaulignon, qui semblait le moins désirable des beaux-frères.

III

Quelques années après ce mémorable festin dont on parle encore à Grenoble, dans les premiers jours de décembre 186…, Jacques Mainfroi, bâtonnier de son ordre, reçut le billet suivant sur papier de deuil :

« On m'assure, monsieur, que vous avez autant de générosité que d'éloquence ; c'est pourquoi je viens à vous. Un indigne procès qui outrage les lois mêmes de la nature m'a plus que ruinée ; je dois le peu qui me reste et quelque chose en sus. Ce n'est pas la pauvreté que je crains, ni même de rester insolvable devant les malhonnêtes gens qui m'ont dépouillée ; mais ma liberté est en jeu, et pour moi qui ai passé vingt-cinq ans sous le ciel, au grand air, dans mes chères forêts de Vaulignon, la liberté, monsieur, c'est la vie. Les juges auraient pitié de moi, s'ils savaient qu'une question de mort, une affaire capitale est cachée sous ce procès civil ; mais qui peut se flatter d'attendrir les juges? Vous sauriez tout au moins les persuader, vous qu'ils aiment, qu'ils honorent, vous qui par excellence, à ce que j'entends dire, avez l'oreille de la cour. Pourvu qu'on ne vous ait pas déjà travaillé contre moi! Je frémis à cette idée ; on a fait tant de manœuvres à Grenoble et à Paris! Si vous ne vous rangez de mon bord, je suis morte. Vous voyez bien, monsieur, que mon dernier, mon unique espoir est en vous. Quand même vous auriez quelques préventions, accordez-moi une heure d'audience, rien qu'une! Je jure de vous prouver que ma cause est juste devant Dieu. Il faut pourtant vous avouer que tout le monde ici la croit perdue. Si vous éprouviez un échec! le premier! par ma faute! pour vous être aveuglément fié à moi! Cette idée est affreuse, et pas la moindre compensation à vous offrir! Eh bien! c'est peut-être cela même qui vous décidera. J'aurais été ainsi, moi, si Dieu m'avait accordé de naître homme. Les luttes, les dangers, une bonne action presque impossible et rien au bout : c'est tentant! Vous allez croire que je suis folle! Non, monsieur, j'ai toute ma tête, et pourtant on la perdrait à moins.

« A bientôt, monsieur, n'est-ce pas? Je doute si peu de vous que je vous remercie à l'avance.

« Vicomtesse de Montbriand. »

Le jeune bâtonnier répondit par retour du messager :

« Me Mainfroi présente ses plus humbles hommages à Mme la vicomtesse de Montbriand, et la prie en grâce de vouloir bien rester chez elle vers deux heures. »

Or, comme il n'était que midi, Jacques eut tout le temps de se remémorer l'histoire des dernières années : le mariage de Marguerite célébré au château, sans témoins, sauf le strict nécessaire ; le jeune couple traversant Grenoble à nuit close pour déjouer la curiosité provinciale, qui dort peu. Six ou sept mois plus tard, au moment des courses d'automne, les petits journaux de sport annonçaient la mort du vicomte, écrasé sous son cheval à La Marche et rapporté dans l'enceinte du pesage par deux horribles gamins qui lui firent cette oraison funèbre : « En voilà un qu'est aplati comme deux sous de galette, mes bons messieurs. » Vers ce temps-là, quelques désœuvrés, guetteurs de diligences, prétendaient avoir vu passer la jolie veuve en poste, sur la route de Grenoble à Vaulignon. La spéculation des plâtrières était alors dans son plein et dans son beau ; le plâtre coûtait cher à Grenoble et aux environs ; il n'était bruit que des bénéfices réalisés par le monopole ; le marquis, ivre de succès, se laissait nommer président du conseil d'administration ; le comte Gérard accourait du fond de l'Allemagne avec son intéressante famille, et faisait rafle sur les deux cents premiers billets de mille francs. Un an, deux ans passaient sur la tête des hommes ; les actions des gypses de l'Isère obtenaient une plus value de cent vingt-cinq pour cent. Tout à coup un simple rustaud, vigneron d'une mauvaise vigne, s'ennuyait de payer le plâtre deux fois trop cher : il appelait un ingénieur, faisait sonder son domaine et découvrait un gisement aussi long, aussi large et aussi profond que pas un des quinze autres. Le monopole arrêtait cette concurrence au plus tôt, mais il en coûtait bon. D'ailleurs l'éveil était donné ; tout le monde cherchait du plâtre, quelques-uns même en trouvaient ; trois carrières inédites vinrent s'offrir à la fois. Le marquis veut qu'on les accapare à tout prix ; Roquevert aime mieux qu'on les ruine ; grand débat, assemblée orageuse, résolution favorable au marquis, et Roquevert en profite pour tirer son épingle du jeu. Il vend ses titres par dépit, ou mieux par prudence ; M. de Vaulignon les achète, et c'est le commencement d'une baisse qui ne doit plus s'arrêter qu'à zéro. Roquevert, vieux, gros, commun, presque illettré et parfaitement taré, mais riche à dix millions, épouse la fille d'un préfet criblé de dettes ; il devient conseiller général, député, propriétaire d'un journal officieux ; il aspire au sénat et choisit déjà dans ses nombreux domaines celui dont il prendra le nom, s'il est fait comte. M. de Vaulignon, têtu comme un casque, se retranche dans son monopole que des centaines de concurrents battent en brèche de tous côtés. Chaque matin un nouveau paysan découvre une nouvelle carrière : il semble que le sol de l'Isère se change en plâtre pour changer l'or en cuivre au château de Vaulignon. A toute force enfin, sur le cri des intéressés, on liquide. L'affaire est désastreuse pour tous, mais surtout pour l'honnête homme sans malice qui s'est laissé mettre en avant, qui a pris sur lui, qui s'est engagé pour les autres, donnant sa signature à tort et à travers. Une spéculation ne se dénoue pas en cinq minutes comme un vaudeville : le quart d'heure de Rabelais a duré trois ans pour le moins. Le marquis a commencé par rendre tout ce qu'il avait mis en poche, mais assurément c'était peu ; la chronique évaluait ses pertes à plus d'un million. Qu'a-t-il fait? où s'est-il procuré des ressources? D'aucuns prétendent que sa fille s'est un peu dépouillée, d'autres qu'il a dépouillé sa fille. Personne ne suppose que le comte Gérard soit venu à la rescousse : il a fait une bien longue absence et dans le plus mauvais moment, ce Gérard ; mais, en somme, on avait soldé le plus gros l'année dernière, quand le marquis fut frappé de paralysie. Voilà sa succession ouverte depuis dix mois ; le comte et la comtesse se sont fait envoyer en possession du château et des deux domaines ; ils payeront ce qui reste dû.

Les faits connus n'expliquaient ni la ruine totale de Mme de Montbriand, ni ce danger de mort dont elle se disait menacée. La pauvre femme s'était laissé induire en procès contre le testament très-régulier de son père ; elle avait perdu en instance, en appel et en cassation. Le tribunal venait encore de donner gain de cause à la famille contre elle dans un règlement de compte. Ces procès avaient dû lui coûter cher, mais ils ne pouvaient pas avoir dévoré un million de dot et un demi-million de douaire ; la justice n'est pas encore si gourmande en ce benoît pays! Et quand même la vicomtesse ne posséderait plus rien, n'y a-t-il pas un vieux proverbe qui dit : plaie d'argent n'est pas mortelle?

Tout en cherchant la solution de son problème, Mainfroi ne pouvait se défendre de philosopher un peu sur le remue-ménage du monde. Que de choses avaient changé autour de lui en moins de sept années! Il avait vu crouler la fortune des uns, l'honneur des autres, la force et la santé de plusieurs. M. de Vaulignon était mort et le gros Foucou en enfance ; le premier président, M. de Mondreville, s'affaiblissait à vue d'œil, quoiqu'il ne fût ni très-vieux ni usé par la vie. La belle Mme Portal, tout à fait détrônée, se cachait avec son mari dans quelque chalet de la Suisse ; on avait mené trop grand train, fait des dettes, joué à la Bourse, et enfin déménagé avec la caisse qui appartenait à l'État. Et Marguerite, la dédaigneuse, était réduite à mendier l'assistance de ce même avocat qu'elle avait si cavalièrement éconduit! Mainfroi seul poursuivait sa marche ascendante ; il était plus éloquent, plus célèbre et plus honoré que jamais. Comme homme, il n'avait rien perdu : trente-deux dents bien blanches, la taille toujours élégante, les cheveux noirs et le teint frais, bon estomac d'ailleurs, et le cœur aussi jeune qu'à vingt-cinq ans. Pourquoi n'était-il pas marié? Nul ne pouvait le dire, pas même lui. Les occasions s'étaient offertes, à coup sûr, et par douzaines. Grenoble serait une ville privilégiée entre toutes, si les mères de famille n'y tendaient pas de piéges aux célibataires riches et bien posés. Il répondit longtemps à toutes les ouvertures : « J'attends d'être magistrat. » C'était se retrancher dans un cercle vicieux, car il disait en même temps à M. de Mondreville et à tous ceux qui le poussaient vers la magistrature : « Quand je serai marié. » Les logiciens inférèrent de là qu'il mourrait avocat et garçon, et cette idée s'accrédita si bien qu'on finit par le laisser en paix.

Et véritablement son esprit et son cœur jouissaient d'une tranquillité merveilleuse. Au moment de revoir la noble créature qu'il avait adorée pendant huit jours, il n'éprouva d'autre émotion qu'une vague curiosité, assaisonnée d'un grain de compassion et d'un atome de coquetterie. Il s'habilla en homme du monde, pour bien marquer qu'il se rendait chez la vicomtesse à titre officieux ; la cravate blanche de l'avocat ne va pas en ville, elle attend le client chez elle et ne court pas au-devant de lui. A deux heures moins dix minutes, il fit avancer un joli coupé noir qu'il avait fait venir de Paris pour ses étrennes, et bientôt il sonnait chez Mme de Montbriand, au second étage d'une maison meublée, dans le quartier neuf.

Il était attendu, et si impatiemment, que la jeune chambrière, en ouvrant la porte, se tint à quatre pour ne pas lui sauter au cou. C'était une Vaulignonnaise, sœur de lait de Marguerite, et sa suivante depuis le sein maternel. « Entrez, monsieur, dit-elle, entrez vite ; elle est là, ma pauvre fatiguée! Pour l'amour du bon Dieu! si vous ne lui remettez pas un brin de cœur dans l'estomac, il ne restera plus qu'à nous porter en terre, ah! mais oui, toutes les deux! »

Ce disant, la bonne créature, après l'avoir dépouillé de son paletot, l'empoigna littéralement au coude et le poussa dans un petit salon en criant : « Madame, le voici, le repêcheur de noyés ; faut qu'on l'écoute! »

Une autre se serait retirée par discrétion, elle campa ses deux poings sur les hanches et attendit la suite des événements de pied ferme.

Mainfroi, de prime abord, ne vit rien qu'une tache noire dans l'affreux bariolage du mobilier. Le noir est une couleur sévère qui condamne le scandale des autres. Mme de Montbriand, assise ou plutôt accroupie sur une chauffeuse basse au coin du feu, semblait réduite à rien. Était-ce le malheur qui avait diminué cette fière amazone, ou simplement l'effet d'optique qui rapetisse à nos yeux, au bout de quelques années, tout ce qui nous a paru grand?

L'avocat, à seconde vue, retrouva le charmant visage dont il avait rêvé quelquefois. Le temps et les soucis y marquaient des traces lisibles. Un pli sévère se dessinait au milieu du front ; le nez était gonflé, les yeux rougis, la joue imperceptiblement ravinée de haut en bas jusqu'à la commissure des lèvres. Tout cela n'était peut-être qu'un accident passager, réparable en quelques mois de bonheur, comme ces fausses désolations du paysage qui s'effacent au premier sourire du soleil. Il se pouvait aussi que la flétrissure fût de celles qui s'accusent et s'aggravent de plus en plus jusqu'à la mort.

Mme de Montbriand désigna un siége à Mainfroi, et lui dit quelques mots de remercîment vif, mais banal, qu'il se hâta d'interrompre. « Madame, répondit-il, c'est moi qui deviendrais votre obligé, si vous me fournissiez une occasion d'éclairer la justice. »

Cette voix, dont le timbre était reconnaissable entre mille, réveilla brusquement un souvenir enseveli au fond du cœur de Marguerite. Ses yeux s'ouvrirent ; elle se mit à regarder face à face l'homme en qui tout à l'heure elle ne voyait qu'un conseiller obligeant. Presque aussitôt la joie illumina son visage navré. « Serait-ce vous, monsieur? dit-elle en se levant en pied. Oui, oui! je ne me trompe pas ; le ciel en soit loué! C'est vous que je retrouve au moment où je vous espérais le moins! Vous! »

Machinalement le bon Jacques se leva comme elle. Or, le salon n'était pas des plus vastes, ni la cheminée des plus larges ; Mme de Montbriand avait repris sa belle taille, sa bouche se trouvait à la même hauteur que la cravate de Mainfroi, et si la consultation ne commença point par un choc de sympathies, c'est que le bâtonnier du barreau de Grenoble fut discret et retenu. « Drôle de maison, pensa-t-il, où tout le monde se jette à votre tête! » Mais son âge et sa profession lui permettaient de mesurer en sceptique les plus fougueux élans de la nature humaine. Il se demanda s'il avait affaire à une folle ou à une rouée, ou… mais l'autre hypothèse, qu'il eût trouvée flatteuse au dernier point, était la moins vraisemblable des trois. Dans le doute, il s'arma d'une gravité souriante et dit :

« Serais-je donc assez heureux, madame, pour qu'il y eût dans un recoin de votre mémoire quelque souvenir de moi?

— Vous en doutez? répondit-elle avec une sorte d'emportement. Polyxénie, il en doute! »

Mainfroi étudia la figure de la soubrette en juge d'instruction. Elle semblait profondément ahurie. « Il n'y a pas de fraude concertée, pensa-t-il ; c'est de l'égarement pur et simple. »

Mais déjà Mme de Montbriand se jetait dans la chambre voisine et rentrait en agitant un album qui s'ouvrit tout seul au bon endroit. « Voyez! » dit-elle.

Il vit un paysage d'hiver et deux cavaliers au milieu. L'aquarelle n'était ni meilleure ni pire que cent mille autres qui émaillent les albums de province. Toutes les jeunes filles bien élevées en auraient fait autant après dix-huit mois de leçons, et pourtant le cœur de Mainfroi se mit à battre un peu plus fort que de coutume. Il avait reconnu le carrefour de Vaulignon, la monture et le costume de Marguerite, et sa propre personne, à lui, vaguement esquissée, et son cheval arabe, pauvre bête, morte du vertigo depuis cinq ans. Ce paysage bon ou mauvais, n'avait pas été peint pour les besoins de la cause. Il portait une date, il était classé à son rang, au milieu d'une collection de souvenirs. Les cinq ou six études suivantes témoignaient ou d'une idée fixe ou d'un sentiment fidèle : c'était le même carrefour à divers points de vue et à diverses heures, et tout cela peint au grand air, sous la bise de février qui rougit les petites mains roses.

Tandis qu'il feuilletait avec une certaine émotion ces pages touchantes, Polyxénie vint à pas de loup se pencher sur son épaule. Elle le vit arrêté en contemplation devant le groupe où son beau cheval blanc ombré de lilas clair piaffait sur la neige bleuâtre. « Pas possible, monsieur! s'écria la jeune sauvage, c'était donc vous?

— Moi, qui?

— Vous qui, vous que, n'importe ; il n'y a pas de choix, pardi! Nous ne connaissons pas tant de monde! Vous qui vous promeniez comme un beau ténébreux, vous que mademoiselle a pris pour son prétendu! Une délicatesse de ses bons parents, croyait-elle! comme si l'on faisait tant de façons avec les filles dans ce monde-là! « Voici votre mari, et voilà votre argent ; prenez et décampez, mais surtout ne revenez pas qu'on ne vous appelle! » Ah! monsieur, que de malheurs on pouvait encore éviter, si vous l'aviez voulu! Par quel hasard étiez-vous là? Et puisque vous vous y trouviez, comment n'avez-vous pas couru après elle? Est-ce qu'un grand garçon devrait se déferrer à la première malice qu'on lui répond? Est-ce que…? »

La vicomtesse imposa silence à cette enfant terrible. Ce ne fut pas sans peine, et Mlle Polyxénie revint tant de fois à la charge que sa maîtresse finit par la pousser amicalement dehors.

Lorsque la porte fut fermée sur l'indiscrète, Mme de Montbriand respira. « Enfin! dit-elle, on peut causer. » Mais elle ne trouva plus rien à dire, et Jacques, qui passait avec raison pour la langue la plus déliée de Grenoble, resta muet. Cela dura un certain temps, et plus cela durait, plus parler devenait difficile et grave. Le silence avant les mots remplit le même emploi que le zéro après les chiffres : il en décuple la valeur.

Certes Mainfroi n'était plus amoureux de Marguerite ; tout au plus s'il se rappelait une velléité de mariage aussitôt morte que née. La jeune fille qu'il avait failli demander à son père n'existait plus ; un irréparable passé le séparait de cette veuve plus intéressante que fraîche et mieux faite pour éveiller la compassion que le désir. Cependant la seule idée que cette femme l'avait aimé un moment, par erreur, à la veille d'en épouser un autre, le troublait agréablement. Outre la satisfaction de vanité que le dernier des fats eût éprouvée en pareil cas, il était pris de je ne sais quel respect quasi religieux pour l'amour, cette chose sainte, dont les reliques même sont adorables. Tout à l'heure il se glorifiait peut-être un peu trop de son rôle, et sous la modestie qu'il affectait, on pouvait sentir la revanche du prétendant devancé, l'orgueil de l'homme indispensable. Maintenant il eût été de bonne foi en disant à Marguerite : « Si je sauve votre fortune, je resterai encore votre débiteur. Il n'y a ni procès gagné, ni millions rendus, ni trésors assez magnifiques pour payer la première pensée d'une âme vierge. »

Cette réflexion le pénétra et l'amollit si bien qu'il éprouva le besoin de réagir contre la lâcheté de son cœur.

« Eh bien! madame? » demanda-t-il brusquement, d'un ton qui voulait dire : nous ne sommes pas ici pour nous amuser.

La pauvre femme tressaillit comme saisie par ce rappel à la réalité. Les larmes envahirent ses yeux, mais elle sut réagir, elle aussi, contre sa faiblesse.

« Eh bien! monsieur, répondit-elle en souriant, quoique ce maudit procès nous talonne et qu'il n'y ait pas de temps à perdre, je ne veux pas, je ne dois pas vous en parler aujourd'hui. Tant pis! c'est fête. J'ai vingt ans depuis un quart d'heure. J'en avais cent hier. J'en aurai cent demain… Oh! je ne me fais pas d'illusion sur ma triste personne : je suis une femme bien finie, et ma vie est gâchée plus déplorablement encore que ma fortune ; mais puisque Dieu permet que je retrouve un de ceux qui m'ont vue jeune, belle, capable d'aimer et digne d'être aimée, il faut absolument que je fasse une débauche de souvenirs et que je me plonge dans le passé jusqu'au cou. A demain les affaires sérieuses! »

Mainfroi l'approuva d'un sourire, et elle se mit à conter son petit roman avec une volubilité enfantine, brouillant tout, confondant les dates, omettant les faits principaux et s'oubliant au milieu des détails inutiles, mais heureuse, et laissant paraître à chaque mot qu'elle parlait pour elle et non pour l'auditoire. Le récit n'apprit rien ou peu de chose à Mainfroi. Elle s'étendit longuement sur son enfance, sur son père qui lui faisait peur, sur sa mère qui pleurait toujours, sur son frère qui lui tua sa plus belle poupée pour essayer son premier fusil. Le deuil de la poupée tint autant de place, sinon plus, que la mort de Mme de Vaulignon, pauvre créature sans ressort, caractère effacé par les rudes frottements du marquis. Il fut longuement question d'un couvent de Grenoble où Marguerite faillit mourir, et puis d'une Mlle Camille, excellente musicienne et fille instruite autant que belle, mais rude à son élève et trop maîtresse au château. M. de Vaulignon lui témoignait de grands égards, mais un jour, à propos d'une lettre qu'elle avait perdue, il la chassa comme une voleuse, et Marguerite fut quasiment livrée à elle-même dès ce jour-là. Ce fut son meilleur temps, sa vraie vie.

« Je me console parfois, disait-elle, en pensant que l'enfer ne saurait me reprendre mes cinq bonnes années, de quinze à vingt. Mon père ne s'occupait de moi qu'aux repas, et encore! J'étais libre de me lever avant le réveil des oiseaux ; je courais seule à cheval, loin du château, hors des routes, ivre de mouvement, altérée d'inconnu, soutenue par un secret et fol espoir de rencontrer les limites du monde. Du jour au lendemain, mes goûts, mes idées, mes curiosités, tout changeait ; je n'aimais plus que la musique, ou la peinture, ou bien je me plongeais par caprice dans quelque science démodée, comme l'alchimie ou l'astrologie judiciaire. La bibliothèque du château, qui m'était ouverte sans réserve, avait été composée par je ne sais qui de nos ancêtres, mais à coup sûr par un ami du merveilleux. Je puisais au hasard, je dévorais, je passais des nuits à étudier l'absurde par principe ou à m'enivrer d'un beau livre, suivant que j'avais eu la main heureuse ou maladroite ; mais je vivais, je pensais, j'agissais! Ma belle-sœur elle-même ne put gâter mes bonnes années, quoiqu'elle demeurât tout l'hiver avec nous. Elle me haïssait bien un peu, parce qu'elle me voyait embellir à mesure que l'âge et la maternité la rendaient plus laide et plus grotesque ; mais la liberté de mes allures et l'indépendance de mon esprit ne lui laissaient guère de prise : je savais me soustraire à ses basses méchancetés par des soubresauts héroïques ; j'avais mes retraites inaccessibles sur les sommets de la pensée et dans les infinis de l'espace. C'est à mes dix-neuf ans, pas plus tôt, que la guerre a commencé entre nous. Mon père avait renoncé de bonne grâce à l'espoir de m'enterrer dans un couvent ; je m'étais si fièrement prononcée, le médecin lui-même avait si bien parlé, que personne, sauf elle, ne pensait plus à me jeter un voile sur la tête. Elle m'entreprit avec force, patience et ténacité, en véritable Allemande, et, lorsque j'eus réfuté tous ses arguments, elle ne craignit pas d'insinuer que mon renoncement avait été prévu, sinon stipulé, dans son contrat de mariage avec Gérard. Moi qui vivais à mille lieues au-dessus des calculs misérables, je sentis rudement le coup qui me cassait les deux ailes ; mais, au lieu de pleurer, je courus droit à mon père, je lui dis que, s'il avait besoin de me déshériter dans l'intérêt de son nom, j'y donnais les mains de bonne grâce, que j'étais même résignée à rester fille, sans regret, pourvu qu'il me permît de finir mes jours à Vaulignon ou aux Trois-Laux, dans un appartement du château ou dans une maison du village, mais libre et maîtresse de courir sous le ciel de Dieu. Mon père se piqua d'honneur ; il y avait en lui quelque restant de chevalerie : « Remettez-vous, me dit-il ; vous serez bientôt mariée, et vous ne serez jamais déshéritée. » Il passa toute une semaine à écrire et à lire des lettres, il fit même un voyage à Grenoble, et il me dit à plusieurs reprises : Votre père s'occupe de vous.

« Vous devinez, monsieur, le travail qui se fit dans ma petite tête. L'idée de ce prochain mariage éclaira le monde d'un jour tout nouveau ; la nature revêtit des aspects inconnus : tous les arbres de la forêt se transformèrent en beaux jeunes gens, le rude vent de l'hiver se mit à rouler pêle-mêle des feuilles mortes et des baisers. J'étais foncièrement innocente, mais je n'étais pas ignorante ; c'est le cas de toute fille honnête qui a lu. J'attendais avec une secrète angoisse, mais avec la plus généreuse cordialité le jeune homme que mon père avait choisi pour son gendre ; je l'aimais d'avance, quel qu'il fût : je crois que toutes les femmes, si elles veulent être sincères, avoueront qu'elles ont passé par là.

« Je n'ai pas à vous rappeler notre singulière rencontre et la courte méprise qui s'ensuivit. Vous avez occupé mon esprit pendant quelques jours, pourquoi m'en défendrais-je? Oui, j'ai pensé à vous tantôt en bien, tantôt en mal, jusqu'au moment où l'on m'a présenté M. de Montbriand, et dès lors, s'il faut tout vous dire, je n'ai vu au monde que lui. Je ne devrais peut-être pas avouer cette passion aveugle et mal récompensée. Mon mari s'est lassé de moi au bout d'une semaine ; il a repris la vie d'Opéra le lendemain de notre arrivée à Paris, et tous les efforts que j'ai faits pour le ramener n'ont abouti qu'à des réconciliations passagères. Je ne désespérais pourtant de rien, car j'ai l'âme forte : mais il mourut d'un horrible accident, comme vous l'avez sans doute ouï dire, et ma jeunesse finit là. Vous plaît-il maintenant que nous parlions d'affaires? Tout bien pesé, il y aurait peut-être indiscrétion à vous déranger deux jours de suite pour un être aussi misérable que moi.

— Non, madame, répondit Mainfroi avec une chaleur toute juvénile. Je suis à vous, entièrement à vous, et je jure que, si votre cause est seulement défendable, nous la gagnerons haut la main. Je reviendrai tous les jours, tant que vous ne me trouverez pas importun. Vous êtes une vraie femme, et, ce qui est plus admirable encore, une femme vraie et naturelle. Vous méritez cent mille fois qu'un honnête homme rompe quelques lances pour vous. »

IV

Lorsque Jacques se retrouva chez lui, les pieds dans ses pantoufles, au milieu de la vaste et noble bibliothèque où tant d'hommes de bien, ses ancêtres, avaient médité sur les lois, il se mit à relire le billet de Marguerite et à méditer sur la personne qui s'était si noblement ouverte à lui. La femme avait fait tort à la cause ; l'avocat s'effaçait devant le confident de tout à l'heure et l'amoureux d'autrefois.

Il mania longtemps et avec complaisance le papier doux, ferme, un peu cassant, où la main de Mlle de Vaulignon avait laissé entre les lignes une invisible et mystique empreinte. Il suivit cette écriture rapide, effarée et pourtant toujours nette, dont les caractères se précipitaient l'un sur l'autre comme les flots d'un torrent. Il s'arrêta un bon moment à la devise qui serpentait autour de l'initiale. L'initiale était un M simple, sans armes, et la devise tout ou rien. Il était difficile de deviner si cet M représentait le nom de Montbriand ou le prénom de Marguerite. Selon le cas, la devise n'était qu'une banalité indigne d'attention, ou elle exprimait la vigueur d'une âme entière et portée aux extrêmes. On n'étudie guère une lettre de femme sans la flairer un peu. Celle de Marguerite était imprégnée d'un parfum léger, fugitif et suave au dernier point ; mais la bordure, d'un noir intense, semblait gourmander cette recherche de sensualité, comme les grands arbres en deuil au mois de février jurent avec l'aimable floraison des violettes. Ce contraste entraînait certaines idées de renouveau ; Mainfroi se laissa éblouir par je ne sais quelle fantasmagorie qui lui montrait Mlle de Vaulignon jeune et brillante sous ses habits de crêpe. Cependant il n'était pas homme à se leurrer d'illusions gratuites ; il savait que la vie humaine n'a qu'un printemps, si la grande éternelle nature en a mille fois mille. Mais il venait de causer longuement avec Marguerite ; il avait vu son visage trempé de larmes refléter par instants les éclairs de la vingtième année ; parfois même, en remuant les cendres du passé, la belle veuve s'était comme illuminée d'un sourire de l'âge innocent. Un sourire, si frais qu'il puisse être, n'a pas l'autorité d'une démonstration géométrique : Mainfroi n'eut garde de conclure ou de supposer que Mlle de Vaulignon se trouvait tout entière devant lui. Entre l'amazone de vingt ans qu'il avait abordée sous le ciel, dans les bois, et la femme en grand deuil qui venait de lui conter ses peines dans un appartement garni, il voyait très-distinctement la figure matérielle, opaque et antipathique du vicomte. Le bon sens ne lui permettait pas de reléguer un sportman trop réel au pays des mauvais rêves, et pourtant, dois-je l'avouer? il prenait un certain plaisir à émincer, à volatiliser ce mari de quelques mois. Non content de savoir que M. de Montbriand n'était plus que poussière, il aurait voulu le réduire à la consistance d'une ombre. Étrange fantaisie, et d'autant plus inexplicable que Mainfroi ne se sentait pas amoureux! Cette veuve de vingt-sept ans au plus lui semblait absolument hors d'âge. Le cœur a des méthodes de chronologie qui feraient sourire un bénédictin. Un homme de vingt-cinq ans meurt d'amour pour une femme de trente-cinq, il serait fier de l'épouser à la face du ciel, si quelque heureux hasard la faisait libre : à trente-cinq, il se trouve plus vert qu'une enfant de vingt-cinq, et croirait déroger à sa seconde jeunesse en la prenant pour femme. Jacques n'était donc pas épris, et il aurait rompu en visière au premier qui eût risqué en sa présence un tel paradoxe ; mais il prenait un vif intérêt à l'étude de cette nature féminine : il s'y livra toute la soirée, sinon en amoureux, du moins en amateur. Quant à l'affaire, il n'y pensa pas plus que si elle avait dû se plaider dans une autre planète.

Cet oubli de la profession ferait dire à quelques analystes qu'il y avait deux hommes en lui : un avocat et un mondain. Il y en avait même trois, à ce compte, car l'avocat et le mondain disparaissaient à certaines heures pour laisser voir un magistrat parfait. Mais n'est-ce pas un peu déprécier la nature humaine que d'expliquer par un miracle le cumul des aptitudes et des goûts? Dans les pays et dans les temps où notre espèce s'est épanouie en liberté, le même individu pouvait être avocat, magistrat, général, administrateur, grand-prêtre et planteur de choux, sans qu'on s'avisât de compter combien d'hommes il y avait en lui. La division du travail et l'esprit de spécialité, qui sont à leur place dans le monde industriel, n'ont rien à faire dans le monde moral.

Mainfroi se coucha donc à mille lieues du dossier « Vaulignon contre Vaulignon. » Il s'endormit comme un joli garçon qu'il était, sur un oreiller de doux souvenirs et d'agréables pensées. Il y a toujours un plaisir délicat et tendre à s'occuper d'une jeune femme, ne fût-ce qu'à titre d'étude, pour savoir ce qu'elle est, ce qu'elle pense et ce qu'elle veut. Le réveil fut moins riant. L'avocat, en ouvrant les yeux, se rappela qu'il avait promis de défendre Marguerite. Il se dit que la pauvre enfant comptait sur lui, et que déjà sans doute elle croyait avoir cause gagnée ; l'imagination des femmes va si vite et franchit si cavalièrement les obstacles! Or, il n'était pas sûr de gagner ce procès, ni même de le plaider. Non-seulement son succès, mais son simple concours était subordonné à l'examen des faits de la cause. Si Mme de Montbriand avait le droit pour elle, c'était plaisir de lui rendre une fortune ; si, par malheur, elle avait tort, aucune considération ne pouvait ébranler l'inflexible droiture de Mainfroi. Pas une fois en quatorze ans il n'avait dévié de sa ligne ; les chocs quotidiens du palais n'avaient pu lui communiquer l'élasticité qu'on admire chez les vieux avocats ; il n'en était pas encore à cette maxime nourrissante, que les pires affaires ont un bon côté par où l'homme d'esprit sait les prendre. L'habileté lui faisait défaut ; il était savant, sensé, persuasif, entraînant ; mais il ne pouvait pas se rendre habile, et il se consolait fièrement de cette infirmité. Il y a peu de mérite à repousser les tentations grossières de l'argent lorsqu'on tient vingt-cinq mille francs de rente en portefeuille, plus un joli domaine à la campagne et une belle maison à la ville ; en revanche, ceux qui sont doués d'un cœur jeune et bouillant ont besoin de quelque vertu pour résister aux séductions du plaisir. Mainfroi s'était montré incorruptible à l'amour, même dans un âge qui porte avec lui l'excuse de toutes les faiblesses ; il se sentait d'autant plus engagé. Si l'affaire se présentait mal, ce passé méritoire lui faisait une loi d'abandonner Mme de Montbriand à la ruine, à la réclusion, à la mort même, à tous ces fléaux sans doute imaginaires dont elle se disait menacée. Périsse la plus intéressante des femmes plutôt que la réputation d'un homme de bien! Les consciences immaculées sont rares ; quant aux femmes intéressantes, on en rencontre toujours assez.

Mais, s'il est aisé d'éconduire un plaideur ordinaire en lui disant : « Monsieur, votre affaire ne rentre pas dans ma spécialité, » il est infiniment plus délicat d'ôter la dernière espérance à la personne qui vous raconte sa vie, vous promène à pas lents dans tous les sentiers de sa jeunesse et partage avec vous ses plus secrètes pensées. L'avocat ne s'engage à rien en écoutant du haut de sa cravate les moyens bons ou mauvais d'un plaideur ; l'homme abdique un peu de son indépendance lorsqu'il accepte le rôle de confident. Un usage de la vie antique, transporté dans le for intérieur, régit encore aujourd'hui cette sorte d'hospitalité. L'homme à qui vous avez permis d'entrer un seul moment dans le privé de votre âme acquiert par cela seul un droit sur vous, il est moralement votre hôte. Il y a deux mille ans, vous ne l'auriez pas congédié sans un bain, un repas et quelques pièces de monnaie ; aujourd'hui, vous ne pouvez le mettre dehors que consolé et servi. Cette loi n'est écrite en aucun livre, et cependant personne ne l'ignore. Les gens en place qui sont par surcroît gens d'esprit se tiennent en garde contre les épanchements du solliciteur ; un maître qui sait son métier ne fera jamais la sottise d'accueillir les confidences de son valet : s'il se laissait conter l'histoire de Baptiste ou de Jean, il aurait leur famille sur les bras, et il ne serait plus servi que par grâce. La grande affaire des mendiants n'est pas d'obtenir qu'on leur donne, c'est d'obtenir qu'on les écoute ; celui qui les laisse parler devient par cela seul leur débiteur.

Si Mme de Montbriand avait été la plus astucieuse des femmes, elle n'aurait rien imaginé de plus adroit que cet ajournement de la consultation, ce relâche consacré aux souvenirs du bon temps et à l'effusion du cœur. Il arrive parfois que l'extrême droiture et l'extrême habileté se rencontrent au but. Mainfroi, libre la veille, se sentait lié par une multitude de fils invisibles. Ce n'était pas qu'il crût devoir à Marguerite plus qu'à lui-même et à ses ancêtres ; il se reprochait d'avoir presque accepté une affaire tant de fois perdue, il tremblait de la trouver insoutenable ; il cherchait non-seulement un moyen de battre en retraite sans déshonneur, mais une compensation possible, une indemnité acceptable : tant il est vrai qu'un homme de cœur s'engage plus qu'il ne croit en écoutant une simple confidence!

Il se rendit à pied au rendez-vous, comme s'il pensait rencontrer une solution entre les pavés. Le chemin lui parut plus court et l'escalier moins haut que la veille ; il avait peur, toutefois il marchait : ainsi font les braves soldats.

Polyxénie le reçut moins bruyamment que la veille, mais d'un air plus confident et plus intime, et cet accueil lui rappela que la servante, autant que la maîtresse, était fondée à compter sur lui.

Mme de Montbriand, debout devant un monceau de papiers, lui tendit une main fort belle et tout à fait appétissante, qu'il baisa froidement, poliment, en débitant les banalités d'usage sur un ton cérémonieux. Peut-être remarqua-t-il du coin de l'œil que la veuve portait une toilette moins sombre ; que ses beaux cheveux noirs, nattés en diadème sur le front, lui donnaient un air de reine et qu'elle n'avait plus les yeux rouges ; mais il s'était armé de résolutions héroïques, et il attaqua le dossier en homme qui a juré de commencer par là. « Je ne vous regarderai pas avant de vous avoir entendue, et je ne veux vous trouver belle que si vous avez raison. » Il ne s'exprima pas tout à fait si nettement, mais Marguerite le comprit. Elle s'arma de ce courage extrême qui vient aux cerfs et aux animaux les plus timides lorsqu'ils n'ont plus la force de fuir, et elle se lança, tête basse, dans l'exposé des faits.

« Monsieur, dit-elle, voici la cause première de tout le mal : c'est le testament de mon père. Il date de sept ans et divise notre patrimoine en portions inégales : deux millions en terres au comte Gérard, un million en argent pour moi.

— Je le sais. Le marquis usait d'un droit strict.

— Cela aussi, je le sais ; les tribunaux me l'ont appris à mes dépens. J'ai eu beau dire et prouver que cet acte n'exprimait pas la dernière volonté de mon père, que le pauvre homme, il y a sept ans, était capté par cette horrible Bavaroise, qu'il est revenu par la suite à des idées plus saines et à des sentiments plus équitables ; j'ai produit un nouveau testament olographe tout en ma faveur, mais faute de quelques formalités insignifiantes, ils m'ont tous condamnée, et ma ruine est sans appel.

— Un million! ce n'est pas tout à fait la ruine.

— Mais je n'en ai plus rien, de ce malheureux million! Mon père me l'a repris jusqu'au dernier centime, sans compter mon douaire, dont il me reste au plus quatre-vingt mille francs. Et la succession m'en réclame cent mille! Si je paye, me voilà riche de moins que rien, propriétaire d'une quantité négative d'environ vingt mille francs. Mes ennemis, me voyant à ce point, donnent un libre cours à leur munificence : ils me font noblement remise de la dette et m'offrent le moyen de mourir de consomption dans mon ancien couvent de Grenoble. C'est ce qu'elle a toujours rêvé dans sa basse jalousie. Je l'éclipsais, je triomphais de mettre en relief ses laideurs physiques et ses turpitudes morales ; elle se consolait de tout par l'espoir de m'enterrer vive! Vous vous rappelez, monsieur Mainfroi, ce que je vous disais du couvent? En bien! j'y touche, j'y reviens, la fatalité m'y ramène au bout de sept ans par un détour invraisemblable et atroce.

— Calmez-vous, madame ; il n'y a pas péril en la demeure. Quoi qu'il arrive, personne ne peut vous mettre au couvent malgré vous.

— Et quel autre refuge y a-t-il, s'il vous plaît, pour une femme de ma condition, lorsqu'elle se voit sans ressources? Voulez-vous que je me mette à broder dans une mansarde ou à courir les cachets de piano? L'honneur me permet-il de débuter au Théâtre-Italien comme prima donna ou dans un cirque comme écuyère de haute école? Accepterai-je les douze cents francs que le recteur, brave homme, m'a fait offrir sous main avec un petit emploi dans l'instruction publique? ou entrerai-je comme lectrice chez l'oncle de mon mari, M. de Cayolles, qui m'aime bien, qui m'aime trop? Je ne m'abuse point, allez, et celle qui me traque depuis tantôt dix ans ne s'y trompe pas non plus ; elle a soigneusement fermé l'enceinte. Une femme bien née, qui se ruine ou qu'on ruine, n'a de retraite honorable que dans un couvent, parce que l'humilité du cloître est doublée d'un immense orgueil, et qu'on ne déroge pas en épousant Dieu. Soit! je l'épouserai s'il le faut, et j'irai bientôt le voir de près!

« Mais, pardon, reprit-elle en escamotant une larme échappée, c'est de mon procès qu'il s'agit. Vous ne comprenez pas comment une femme si forte en apparence a pu se laisser dépouiller comme une enfant? Hélas! monsieur, c'est qu'on est enfant toute la vie devant l'autorité d'un père. Quand je suis revenue à Vaulignon, veuve, malade et navrée, mon père fut excellent pour moi. Il prit à cœur de me distraire et de me consoler ; de ma vie je ne l'avais connu si tendre. Cette malheureuse spéculation commençait à prendre corps, elle donnait les plus belles espérances. Le marquis ne s'y était pas encore jeté éperdument, à peine s'il avait un doigt dans l'engrenage ; mais, ébloui de son premier succès, il ne comptait déjà plus que par millions. Le domaine des Villettes, qui touchait aux Trois-Laux, lui donnait dans la vue ; il voulait l'acquérir pour moi, et comme mon douaire ajouté à ma dot en aurait tout au plus payé la moitié, il ne parlait de rien moins que de parfaire la somme. « Si tu te remaries, disait-il, tu feras équilibre à la maison de ton frère, et le canton sera partagé entre deux dynasties issues de moi. Si tu t'obstines à rester veuve, ton bien fera retour à Gérard ou à son fils, dans une cinquantaine d'années, et alors nous verrons du haut du ciel le plus magnifique domaine qui se soit étalé depuis des siècles sous le soleil du Dauphiné! » Mais j'étais déjà résolue à rester sur mon premier et lamentable essai du mariage. Je ne refusai pas les offres généreuses de mon père, je ne les acceptai pas non plus. Les questions d'intérêt me semblaient parfaitement indifférentes, comme à toutes les femmes d'un certain rang. Mes affaires avaient été mises en bon ordre par les soins de M. de Cayolles, qui est sénateur, versé dans les questions de finances, et galant homme jusqu'au bout des ongles, quoique séparé de sa femme et un peu trop empressé auprès des autres. Grâce à lui, les lenteurs d'une liquidation me furent épargnées, et je rapportais au bercail un portefeuille de quinze cent mille francs bien nets, en valeurs de premier ordre, qui représentaient environ soixante mille francs de rente. Je ne savais que faire d'un si gros revenu, avec mes goûts simples, dans un pays où il y avait fort peu de misères à soulager. Je rentrai de plain-pied dans mes chères habitudes ; on fit accommoder à mon usage l'ancien appartement de ma pauvre mère, dans l'aile gauche du château ; je me donnai le luxe d'une bibliothèque, d'une petite voiture et de deux chevaux neufs ; j'achetai quelques tableaux, je fis un voyage en Suisse, un autre en Italie, avec Polyxénie et un vieux domestique ; à cela près, ma vie était exactement la même qu'entre quinze et vingt ans. Ma belle-sœur n'osait plus me traiter en enfant ; notre inimitié prit des allures plus franches, sans aller jusqu'aux grands éclats ; mon père n'en vit rien, et mon frère n'en voulut rien voir. Du reste, les Bavarois n'étant chez nous que trois mois de l'année, le bon temps ne me manquait pas, et j'ai fait une provision de souvenirs qui me soutient encore un peu dans mes luttes et mes misères. Je vous épargne l'histoire de cette épouvantable débâcle où l'honneur même de notre nom, compromis par la scélératesse des uns et l'imprudence des autres, faillit être englouti. Vous qui viviez à Grenoble, vous avez su tout cela mieux que moi et certainement avant moi. Je voyais bien l'humeur de mon père tourner au noir, et j'assistais au va-et-vient des gens d'affaires ; mais j'étais si peu de ce monde, et j'avais une si haute indifférence pour tous les intérêts, que la douleur de perdre et la joie de gagner me semblaient, comme au jeu, choses viles et roturières. Il ne m'entra point dans l'esprit qu'un marquis de Vaulignon pût s'émouvoir à propos d'argent, et la première fois qu'il s'ouvrit à moi de ses chagrins, je crus naïvement qu'il ne parlait ainsi que pour me cacher autre chose.

« La vérité m'apparut enfin dans toute sa laideur lorsque mon père mit sous mes yeux une lettre de la Bavaroise qui le faisait pleurer d'indignation. Le pauvre homme avait demandé à Gérard je ne sais plus quelle somme pour désintéresser je ne sais quel créancier. La comtesse répondait pour son mari que les temps étaient durs, que les fermages rentraient mal, que les améliorations, les plantations, les routes, les bâtiments neufs absorbaient leur revenu de l'année, que tous leurs capitaux disponibles étaient engagés dans diverses opérations, bref que le cher papa serait gentil, gentil, s'il voulait bien chercher la somme dans son voisinage, chez ces bons Dauphinois, qui tous ont des tiroirs remplis d'argent qui dort.

« Je m'indignai d'abord, puis, me ravisant tout à coup : « Mon père, lui dis-je, tous ces papiers que j'ai là-haut dans un tiroir ne sont-ils pas échangeables contre écus?

— Eh! sans doute.

— Il me semblait bien. Et les hommes qui vous poursuivent refuseront-ils cet argent sous prétexte qu'il vient de moi? »

« Cette demande le fit rire aux éclats, et j'eus deux bonheurs à la fois : sécher les larmes de mon père et flétrir la conduite de mon indigne belle-sœur. J'entraînai le pauvre homme chez moi, j'ouvris le chiffonnier où mes titres dormaient en liasses, et je lui dis : Puisez! Il m'embrassa d'abord en me disant mille choses du cœur, ensuite il prit un papier qui valait, je crois bien, cinq mille francs de rente. Enfin il me dit : « Je veux te signer un reçu, car c'est un prêt que j'accepte, et les bons comptes font les bons amis. » Ce proverbe odieux, plus digne d'un Roquevert que d'un Vaulignon, me fit rougir. « Ah! cher père! lui dis-je, est-ce qu'il y a du tien et du mien entre nous? Ne permettez-vous pas que je vous rende une parcelle de ma dot?

— Un Vaulignon ne reprend pas ce qu'il a donné.

— Or, je suis une Vaulignon, je vous donne ce grand vilain chiffon de papier, et maintenant je vous défie de me le faire reprendre! Voilà un argument sans réplique ; embrassez-moi. »

« Mon père me témoigna dès ce jour une admiration qui m'étonnait un peu. J'avais toujours eu le sentiment de la propriété collective et je distinguais parfaitement notre bien du bien d'autrui ; mais au château, chez nous, il me semblait que tout dût être en commun ; je n'aurais rien su refuser, même à la comtesse Gérard, et j'aurais été stupéfaite qu'on me refusât quelque chose. Tous ces objets matériels auxquels le pauvre attache un prix n'ont plus de valeur dans notre sphère ; les idées et les sentiments y sont les seules réalités dignes d'intérêt.

« Ce fut donc avec un détachement tout naturel et peu méritoire que je vis passer ma fortune aux mains de mon père. D'abord je n'avais besoin de rien, et puis je pensais que tôt ou tard Vaulignon serait à moi, mon frère ayant déjà les Trois-Laux ; or, Vaulignon est une fortune. Quant à mon père, il était bien malheureux, bien humilié de nos positions respectives, et reconnaissant à un point qui parfois me faisait mal. Il s'accusait de m'avoir méconnue ; il s'emportait contre le fils ingrat, avare et lâche, qui lui tournait le dos dans un pareil moment ; il se reprochait à haute voix des préférences que je n'avais jamais remarquées ; souvent, en ma présence, il s'est juré de mettre ordre à nos affaires en réparant une injustice que j'ignorais. C'était sans doute le testament qu'il voulait annuler, car il me répéta bien des fois en puisant dans mon pauvre tiroir : « Tu ne perdras rien, ma chérie ; j'irai voir Foucou. » Ses idées de restitution étaient si formelles et si bien arrêtées qu'on a trouvé dans ses papiers un codicille dont voici la copie authentique :

« Vaulignon, 2 octobre 186..

« Indignement trahi par un fils que j'avais comblé, et comblé par une fille que j'avais en partie déshéritée, je déchire mon testament du… janvier 185., et moi soussigné Philippe-Auguste Lescuier, marquis de Vaulignon, je lègue en toute propriété à Claire-Estelle-Marguerite Lescuier de Vaulignon, ma fille chérie, veuve du vicomte de Montbriand, le château, le parc, les terres et généralement tout le domaine de V… »

« Il n'a pas achevé le mot, mais l'équivoque est impossible. La pièce n'est pas signée à la fin, elle l'est magnifiquement au milieu. Pourquoi, comment mon père a-t-il gardé deux ans ce papier dans sa chambre au lieu de le porter à Grenoble? Est-ce la maladie du notaire Foucou et la vente de l'étude qui sont venues traverser un si juste projet? Je l'ignore ; mais, quoique les tribunaux aient déclaré ce codicille nul, j'y constate avec bonheur la tendresse et la loyauté d'un digne homme.

« Nos relations ont été cordiales jusqu'au bout ; sa préférence pour moi ne s'est pas démentie un seul jour, quoiqu'il eût des agitations, des désespoirs et des colères terribles. Les procès se succédaient sans interruption ; il pleuvait du papier timbré sur le château ; mon père allait trois et quatre fois par semaine à la ville, chez l'avoué, chez l'avocat, chez les juges ; il ne chassait presque plus. Pauvre homme! c'était lui qui était le gibier. Je le suppliais quelquefois d'en finir avec les affaires et de payer sans discussion, dans l'intérêt de sa santé, tout l'argent qu'on lui réclamait : « Non, répondait-il, c'est ton bien que je défends, et j'irai tant que les forces ne me trahiront pas. » Malgré sa belle résistance, je me ruinais grand train. On eut vent de la chose dans mon ancienne famille, à Paris. M. de Cayolles m'écrivit une lettre très-paternelle et très-sensée pour me dire que cette liquidation était un gouffre, que j'y jetterais toute ma fortune sans le combler, que je me devais à moi-même de conserver un peu de bien, car, si je me ruinais, mon nom, ma jeunesse et ma figure deviendraient autant d'obstacles au dévouement de mes meilleurs amis. Je fis part de cet avis à mon père ; il y donna les mains. « Ton oncle a mille fois raison, me dit-il ; tu dois garder une poire pour la soif, quoique j'aie assuré ton avenir par une combinaison infaillible. Je ne veux pas que tu m'avances un centime au-delà de ta dot. Je te l'ai donnée, tu me la prêtes, je te la rendrai sous une autre forme, et j'espère que tu ne perdras rien. L'important est de protéger Vaulignon contre toute hypothèque judiciaire. Si les huissiers mettaient leurs sales mains dessus, je les tuerais ou je me ferais sauter ; mais le douaire que tu as trop bien gagné, ma pauvre enfant, conserve-le. » Cher père! lorsqu'il parlait ainsi, mon douaire lui-même était déjà fort entamé. Je n'eus garde de le lui dire, et je fis ma principale étude de tous les dangers d'hypothèque qui pouvaient menacer Vaulignon. Je restais au château quand mon père en sortait pour ses plaisirs ou ses affaires ; j'apprenais la procédure, je m'exerçais à déchiffrer l'odieux griffonnage des officiers ministériels. Et, lorsqu'il arrivait un commandement de payer, je payais.

« L'huissier se présenta par malheur un jour que mon père était présent et moi sortie. Il s'agissait d'une somme importante qui n'est pas encore réglée aujourd'hui : cent mille écus! C'était la dernière créance exigible ; entre mon père et moi, nous avions liquidé tout le reste. Si je m'étais rencontrée là, j'aurais inventé dix arrangements pour un. Je n'avais pourtant pas trois cent mille francs : il s'en fallait plus de moitié ; mais j'aurais fait opposition, ou bien j'aurais prouvé que le revenu de nos coupes pouvait tout payer en un an : la procédure des saisies immobilières abonde en détours et en échappatoires, Dieu sait! Le pauvre homme était seul ; il sortait de table, son régime n'était pas très-ordonné depuis qu'il éprouvait le besoin de s'étourdir : ce commandement le frappa comme un coup de massue, et lorsque je rentrai de ma promenade, je ne trouvai plus qu'un enfant à soigner.

« Si j'ai fait mon devoir jusqu'au bout, c'est chose inutile à dire. Ni Gérard ni sa femme ne sont venus me disputer la garde du malade. Ils le croyaient ruiné à fond ; j'en ai la preuve dans cet acte où le comte accepte la succession sous bénéfice d'inventaire. Lorsqu'ils ont su la vérité, ils se sont fait envoyer en possession du château. J'ai plaidé la nullité du testament ; j'ai perdu en instance, en appel et en cassation. Reste à savoir si je dois rapporter les misérables débris de ma fortune passée. La partie adverse prétend qu'il faut déduire les dettes de ce qui reste dans la succession, ajouter au montant net les sommes que mon frère et moi nous avons reçues en avancement d'hoirie, et diviser cette masse en trois parts égales dont deux reviendraient à Gérard et la troisième à moi. Or, ce qui reste dans la succession, c'est Vaulignon, grevé de trois cent mille francs de dettes et estimé sept cent mille francs net. A cette somme, on ajoute le million des Trois-Laux rapporté fictivement par mon frère et le million de ma dot, soit deux millions sept cent mille francs d'actif. Et comme le premier testament, seul valable, dispose formellement en faveur de Gérard de la quotité permise par la loi, vous voyez que j'ai reçu cent mille francs de trop, puisque le tiers de vingt-sept est neuf et non pas dix. Donc le tribunal me condamne à rendre cent mille francs sur les quatre-vingt mille qui me restent, attendu que le vœu des mourants est sacré, et que le marquis de Vaulignon, au moment de paraître devant Dieu, a voulu que son fils ingrat fût cinq ou six fois millionnaire, et que sa fille dévouée mourût de faim. Qu'en dites-vous, monsieur Mainfroi? Est-ce ainsi que vos pères, ces magistrats illustres et vénérés, entendaient la justice? Est-ce ainsi que vous la comprendrez vous-même, lorsque vous disposerez à votre tour de la fortune et de l'honneur des gens? »

Mainfroi s'était promis d'écouter en vieillard cette plaidoirie féminine ; mais sa résolution ne tint pas contre le charme agressif et saisissant de Marguerite. Sa voix, admirablement timbrée, tantôt douce, tantôt forte, toujours juste, s'élevait en fusée, et tout à coup descendait par une transition insensible à des profondeurs inconnues ; après avoir ébranlé le cerveau de l'auditeur dans ses moindres tubes, elle se rabattait sur le cœur et le saisissait fibre à fibre. Le caractère du geste, la noblesse du visage, l'éclat des yeux accompagnaient cette voix prodigieuse et en doublaient l'autorité. Mille contrastes bizarres et charmants envahissaient l'esprit de Mainfroi : cette amazone à pied, cette Diane chasseresse en garni, cette veuve aux grâces virginales, avec son âme passionnée, son esprit viril, ses naïvetés enfantines et son érudition de procureur ; ce grand corps onduleux sur deux tout petits souliers, quelques mots de basoche égarés entre ces dents mignonnes qui avaient l'air de casser des noisettes en citant les articles du code, tout cela colorait le discours d'un reflet inusité. Mais ce qui par moments l'illuminait d'une splendeur incomparable, c'était la beauté morale d'une âme droite, le tableau d'une vie pure, d'un dévouement continu, de sacrifices accomplis dans l'ombre et d'une longue solitude fièrement traversée. Un juge de cent ans aurait été prévenu en faveur d'une telle femme et de la cause qui se personnifiait en elle. Ajoutez qu'au cours du récit les souvenirs s'éveillaient en foule chez Mainfroi, et que chacun de ces souvenirs avait force de témoignage. Il se rappelait la première visite du marquis et du fanatisme de cet homme qui préférait sa terre à sa fille ; le dîner chez Foucou, la physionomie ingrate de Gérard, la combinaison Roquevert, inaugurée au profit de la Bavaroise et liquidée aux dépens de Marguerite. Tous les personnages du drame développaient jusqu'au dénoûment les caractères qu'il avait devinés au premier acte. Il était donc obligé de donner gain de cause à la veuve pour l'honneur de son diagnostic et peut-être aussi pour l'acquit de sa conscience ; car enfin il avait trempé, sinon les mains, du moins le bout du doigt, dans ce testament jadis arbitraire, et que les circonstances rendaient criminel.

Or Mainfroi n'était pas de ceux qui font les choses à demi. S'il était arrivé à l'âge de trente-sept ans sans jamais brûler ses vaisseaux, c'est que, vivant en terre ferme, il n'avait jamais eu de vaisseaux à brûler. Une résolution extrême ne lui coûtait pas plus qu'une demi-mesure à la plupart des hommes de ce siècle mou. En moins de deux minutes, il pesa le pour et le contre, prit son parti, tendit la main à Marguerite et lui dit :

« Écoutez bien, madame, et gravez ma parole au plus profond de votre mémoire, qui est fidèle et qui me l'a prouvé : ou j'obtiendrai qu'on vous rende intégralement les biens dont on vous a dépouillée, ou je veux perdre ma fortune et mon nom. »

La belle veuve, un peu troublée par cette déclaration solennelle, balbutia quelque remercîment confus, et protesta qu'elle était loin d'en demander autant.

« Et pourquoi donc m'arrêterais-je à moitié chemin, si le but est à ma portée? Votre droit est entier, et je n'en revendiquerais que la moitié, le quart, le quatorzième? Quel motif avons-nous de faire des présents à qui nous vole le nécessaire? Je ne m'explique pas votre premier procès, ni surtout l'obstination des avoués qui vous l'ont fait poursuivre jusqu'en cour de cassation. Il s'agissait bien d'ergoter sur la validité du second testament! La question n'a jamais été là, quoique le titre en lui-même me paraisse très-défendable. Mais vous êtes créancière de la succession, madame ; mais on vous doit les quatorze cent mille francs que vous avez engloutis par bonté dans la liquidation des plâtrières! Je trouverai l'agent de change qui a vendu vos titres un à un, j'établirai la concordance des dates, je montrerai que chacun de vos sacrifices a libéré une partie de ce domaine que le couple Gérard s'arroge impudemment! Je ferai comparaître les huissiers à qui vous avez donné votre argent, de vos propres mains. J'établirai le compte de vos biens à la mort de M. de Montbriand ; on saura quelle vie modeste vous meniez à Vaulignon ; la cour dira s'il est possible que vous ayez gaspillé en cinq ans de villégiature un million et demi. Ce n'est pas tout ; nous ferons la contre-épreuve sur les recettes et les dépenses de votre injuste et malheureux père. On sait ce qu'il avait, on sait ce qu'il devait le premier jour du mois où les actions de cinq cents francs sont tombées à deux cent cinquante. Nous ferons le total des sommes que M. de Vaulignon a payées jusqu'à sa maladie, et je demanderai dans quelle bourse il a puisé tout ce qui lui manquait. Comptez sur moi, madame, ou plutôt sur l'éclatante justice de votre cause. Plus j'y pense, plus je m'étonne que ni vos avoués ni vos avocats ne l'aient comprise, et qu'elle ait pu arriver toujours perdue, mais toujours intacte, jusqu'à moi. »

Marguerite répondit avec une candeur adorable : « C'est sans doute que je l'ai mal expliquée à ces messieurs. Pensez donc! des secrets de famille! Quel que soit l'intérêt qui vous pousse, on ne peut pas les raconter au premier venu. »

Ainsi donc, pensa Mainfroi, je ne suis pas le premier venu pour elle! Il prit avantage de l'aveu pour se détendre et se familiariser. Il se prévalut même des alliances quasi légendaires qui unissaient les Vaulignon aux Mainfroi. « Mais alors, dit-elle en riant, nous serions cousin et cousine, si nous étions venus au monde quinze générations plus tôt?

— Nous le sommes, madame ; ce n'est qu'une question de degré.

— Vous me le jurez, mon cousin?

— Foi d'avocat, ma cousine. Et puisque nous voici presque en famille, permettez-moi de vous demander si la devise de votre papier à lettres appartient aux Vaulignon ou aux Montbriand?

— Elle n'appartient qu'à moi seule. Pourquoi me demandez-vous cela?

— Parce que, si la devise est à vous, je compte vous l'emprunter, ma cousine, jusqu'au prononcé de l'arrêt. Tout ou rien! Oui, je veux vaincre ou mourir, et je vaincrai, car la vie est bonne.

— On le dit. »

Sur ce mot, qui ne manquait pas de profondeur, elle congédia Mainfroi. Le jeune bâtonnier descendit du second étage sans effleurer les marches de l'escalier. Il avait des ailes ; celui qui aurait pu le suivre par les rues l'aurait entendu dire à chaque pas : Quelle femme! quelle cause! Peut-être ne savait-il pas lui-même si c'était la femme ou la cause qui faisait battre son cœur ; mais, comme il éprouvait le besoin très-naturel de babiller un peu sur l'une et l'autre, il s'en alla tout droit chez le premier président.

V

A sa grande surprise, il trouva le vieillard plus agité que lui-même. M. de Mondreville se leva, vint à lui, lui prit la tête et lui donna l'accolade en larmoyant : « Oui, cher enfant, j'étais sûr de vous voir aujourd'hui, et je vous remercie de partager ma joie. Ce jour est donc venu! Je puis chanter le cantique de Siméon. Nunc dimittis! »

Mainfroi craignit d'abord que cette expansion ne fût un symptôme de décadence sénile. « Mais vous ne savez donc pas? reprit le président. Il est garde des sceaux! »

— Qui?

— Mon copain! Le nouveau ministère est tout au long dans l'Indépendance ; il sera dimanche au Moniteur.

— Hum! Entre la coupe et les lèvres…

— Mais il me l'a écrit lui-même, ce cher ami ; voici la lettre.

— Ceci change la thèse. Alors, monsieur, veuillez agréer mes compliments sincères et mes regrets, car le premier mouvement de l'illustre copain sera de vous confisquer au profit de la cour suprême.

— Pas si vite! Il faut attendre une vacance. Et qui sait s'ils voudront de mes vieilles lumières à Paris? Quant à vous, mon enfant, votre affaire est hors de doute. Aussitôt pris, aussitôt procureur général.

— Oh! mais non ; je refuse.

— Il a votre parole.

— Je la reprends. Ah! monsieur, si vous saviez quelle admirable affaire! Vous verrez! vous entendrez, car je me fais une fête de la plaider bientôt devant vous! Un droit évident qu'on a méconnu et nié quatre fois de suite! la femme la plus intéressante, la plus digne, la plus admirable, effrontément dépouillée par des collatéraux sans cœur! Je veux que la réparation soit aussi éclatante que l'iniquité fut énorme ; je flagellerai l'odieuse belle-sœur ; je souffletterai moralement l'indigne frère. Ah! tenez! à la veille d'un combat si légitime et si glorieux, je n'échangerais point ma toque d'avocat contre une couronne royale!

— Soit ; mais contre un mortier de président?

— Pas même! Rien ne vaut le plaisir de demander justice.

— Vous oubliez le plaisir de la rendre, mon enfant. L'avocat propose, et le juge dispose.

— Et le parquet?

— Il impose. Si je m'intéressais à quelque victime des iniquités sociales, je demanderais au bon Dieu, primo de présider l'affaire, secundo d'y remplir les fonctions du ministère public, tertio d'y plaider comme Démosthène ou comme vous, mon cher maître. Ce n'est pas moi qui parle, c'est l'expérience d'un vieux mentor. Mais quel est donc l'appel qui vous tient tant au cœur? Vient-il à la première chambre?

— Oui, monsieur. Vaulignon contre Vaulignon. C'est Picardat qui occupe pour Mme de Montbriand.

— Diable! diable! Litige épineux, mon fils. Je connais la question sur le bout du doigt ; le maudit testament du marquis nous a donné bien de la tablature. En équité, je crois que votre cliente n'aurait pas tort, l'intimé m'a tout l'air d'un médiocre sire ; mais ses mesures sont admirablement prises, la forme est pour lui. Si ma mémoire ne me trompe pas, le gain de la cause a tenu trois ou quatre fois à un cheveu ; malheureusement quand la balance s'entête à pencher du même côté, c'est que décidément il y a un plateau plus lourd que l'autre. Vous me direz que ce nouveau marquis de Vaulignon et sa femme ont fait flèche de tout bois : j'en conviens ; la brigue est forte, mais on s'est démené des deux parts. Il paraît que la marquise est en crédit à Munich ; elle fait agir la légation de Bavière ; notre garde des sceaux, celui qui part dimanche, a été sollicité diplomatiquement. De son côté, Mme de Montbriand est protégée par un gros sénateur, légitimiste rallié, et d'autant plus influent qu'il ne s'est pas vendu, mais donné. Vous savez que l'empire a des tendresses de parvenu pour ces messieurs de l'ancien régime, sitôt qu'ils daignent s'humaniser un peu. On combat les républicains à coups de trique et les royalistes à coups d'encensoir. Le ministre de l'intérieur a pris parti pour M. de Cayolles, qui adore Mme de Montbriand, quoique honnête femme ou plutôt parce que, un paradoxe de vieux beau! On a donc opposé ministre à ministre, comme on pousse pion contre pion au début d'une partie d'échecs ; puis on a fait marcher les grosses pièces : le fou d'ici, la tour de là, enfin la dame et le roi lui-même… Que voulez-vous? les suprêmes conséquences du gouvernement personnel! Il s'ensuit que l'affaire Vaulignon est tendue à un point que je ne saurais dire. Il n'y a pas huit jours que Mme de Montbriand a signifié son acte d'appel, et déjà le garde des sceaux a fait savoir au procureur général qu'il eût à prendre la parole en personne et non par substitut. On compte sur lui pour enlever l'affaire, et on n'a peut être pas tort ; il tient pour les Bavarois, c'est connu ; vous aurez affaire à forte partie. Moi, je n'ai pas d'opinion préconçue, et vous pouvez compter sur mon attention la plus bienveillante, comme toujours. Trouvez l'argument décisif, mon jeune ami ; jetez un poids nouveau dans la balance, et je serai heureux de consacrer par un arrêt le plus étonnant de vos triomphes ; mais, puisque vous portez un intérêt si vif à Mme de Montbriand, dites-lui qu'elle ferait sagement de produire un mémoire à l'appui de sa demande : il faut préparer le terrain, ramener quelques esprits, et détruire les préventions que les succès constants de la partie adverse ont pu enraciner. »

Mainfroi n'eut garde de négliger un avis si paternel, et, soit que la publication de ce mémoire lui parût pressante, soit qu'il craignît de laisser refroidir l'éloquence qui bouillait en lui, soit qu'il trouvât charmant de se cloîtrer dans une pensée de plus en plus chère, il rentra, défendit sa porte et travailla d'arrache-pied jusqu'à minuit. Il fallut que la vieille Fleuron fît acte d'autorité en venant éteindre la lampe.

Le lendemain, au petit jour, il écrivit à Marguerite pour réclamer d'urgence un nouveau rendez-vous, et jusqu'au moment de la revoir il se tint occupé d'elle. Elle le reçut à midi, et il put déjà lui soumettre le canevas d'un travail net, logique, parfaitement ordonné, où les faits, serrés l'un contre l'autre, avaient l'air de soldats qui courent à la victoire. La jeune femme en fut ravie ; elle croyait déjà l'affaire terminée.

« Patience! dit-il ; ceci n'est que le plan d'un travail préparatoire ; il vous faudra me fournir tout un monde de documents et de matériaux qui me manquent. C'est une collaboration longue et pénible que je viens solliciter ; me l'accorderez-vous?

— Eh! grand Dieu! répondit-elle, quand tous mes intérêts ne seraient pas en jeu, je le ferais par plaisir, car votre compagnie est la plus adorable du monde. »

Elle avait quelquefois de ces boutades où le cœur part comme une arme à feu dans la main d'un enfant. Sa reconnaissance, son admiration, son amitié, éclataient à brûle-pourpoint, si brusquement que Mainfroi, ahuri, ne savait que répondre. Toute son expérience des femmes était désarçonnée par ces soubresauts. Marguerite ne ressemblait à rien de ce qu'il connaissait ; ce n'était pas l'être faible, averti, cauteleux, provoquant et fuyard, qu'il avait maintes fois couru et forcé dans ses chasses à travers le monde, mais une nature droite et cavalière. Ses moindres politesses affectaient un air agressif, sans toutefois qu'un fat eût osé les interpréter en mal. C'était l'effusion d'un cœur chaud qui s'emporte ; on y sentait peu de tendresse et surtout point de faiblesse.

La rédaction du mémoire prit une semaine, et, sauf quelques heures consacrées aux devoirs du palais, ils passèrent tous ces jours en tête-à-tête. Marguerite avait fourni sa bonne part de travail ; elle écrivait d'un style net et tranchant, un peu âpre parfois, mais toujours digne et contenu. Quand la première épreuve sortit de l'imprimerie Maisonville, Mainfroi l'apporta tout humide et la lut à haute voix de bout en bout. Marguerite en fut transportée ; elle sauta au cou de son cher avocat et l'embrassa sur les deux joues, puis elle lui tourna le dos, s'installa devant la table, et, comme refroidie par cette explosion, elle se mit à feuilleter l'épreuve et à revoir les passages importants sans remarquer le trouble de Mainfroi. Quant à lui, il avait la tête un peu perdue ; la joie et l'étonnement le faisaient vaciller sur ses jambes ; son esprit courait à mille lieues du procès ; il commençait à se demander s'il ne jouait pas le rôle d'un séminariste et d'un sot. Au fort de ses perplexités, il aperçut le cou de Marguerite, très-allongé, très-souple et d'une blancheur éclatante, où tranchaient cinq ou six boucles de petits cheveux noirs. La nuque d'une jolie femme a des séductions que le vulgaire ne soupçonne pas, mais qui ravissent en extase les dilettanti de l'amour. Mainfroi s'approcha lentement, comme attiré par une fascination irrésistible, et sa bouche contre-signa l'hommage de ses yeux.

Mme de Montbriand bondit et se retourna vers lui tout d'une pièce, le visage en feu, le regard flamboyant, la lèvre frémissante : « Oh! dit-elle.

— Chère madame, répondit-il avec un sourire avantageux, je ne vous rends que la moitié de ce que vous m'avez donné tout à l'heure. »

Elle ne comprit pas d'abord, et tandis que son esprit cherchait, ses yeux fixes gardaient leur expression hagarde. Lorsqu'elle eut trouvé le mot de l'énigme, elle reprit vivement :

« Non! cela n'est pas la même chose. Ce que j'ai fait, je l'aurais fait devant mille personnes, et vous, m'auriez-vous traitée de la sorte, si seulement Polyxénie avait été là? »

Il protesta de son respect et de son obéissance, se confondit en humbles excuses, et revint, par un détour habile, mais connu, à réclamer du bon vouloir de Marguerite ce qu'il avait obtenu par surprise.

La belle veuve (de sa vie elle n'avait été si belle), se recueillit une minute et répondit :

« Monsieur Mainfroi, si vous me demandiez la permission de m'embrasser, je n'aurais peut-être pas le courage de vous répondre non ; mais j'estime que vous feriez mieux de ne me demander rien. »

Mainfroi mit un genou en terre et dit : « Revoyons notre épreuve. »

Ils travaillèrent ce jour-là comme deux hommes, et se quittèrent sans avoir parlé d'autre chose que du procès. Seulement, à la dernière minute, Mme de Montbriand prit la brochure et dit : « Nous avons oublié l'épigraphe.

— Que mettrez-vous?

— Ma devise, qui est aussi la vôtre. »

Rien ne fut changé dans leurs habitudes ; ils se revirent le lendemain et tous les jours suivants aux mêmes heures et dans la même intimité ; mais le laisser-aller des premiers jours ne se retrouva plus, chacun d'eux s'observait davantage : une révolution irréparable était accomplie ; la gêne se glissa dans leurs rapports et la froideur se répandit peu à peu sur leurs entretiens. Cette gêne toutefois abondait en jouissances secrètes, et cette froideur cachait un feu tout nouveau. Un seul geste de Mainfroi avait tué le bon garçon chez Marguerite et réveillé ou éveillé la femme.

Cependant le mémoire était lancé ; on ne parlait pas d'autre chose au palais et dans la ville. Le succès littéraire fut très-vif ; on admira partout cette argumentation suivie, serrée, poignante, qui égorgeait l'adversaire sans sortir un moment du ton modéré et sans choquer aucune convenance. L'opinion publique se retourna ; le parti pris de certains magistrats fut ébranlé. Le défenseur des Vaulignon, qui était un homme éminent, s'empressa de rédiger un factum énergique ; mais il commençait à douter de la victoire, et il poussait ses clients à une transaction. Quelques officieux s'entremirent ; on offrit à Mme de Montbriand de lui laisser le peu qu'elle avait, et de lui parfaire en viager dix mille francs de rente. Le procureur général appuya sous main ces tentatives ; il fit entendre à Mainfroi que sa cause, excellente en équité, mauvaise en droit, devait s'accommoder de la demi-satisfaction qui était offerte ; mais l'avocat et la plaideuse maintinrent résolûment leur « tout ou rien. » Plus ils voyaient l'ennemi se démoraliser, plus ils s'affermissaient en courage.

La curiosité publique avait d'abord respecté le deuil et la misère de Marguerite ; peu de gens la connaissaient en ville ; les maisons qui s'étaient trouvées en relation avec son père ne jugèrent ni utile ni prudent de renouer avec elle. D'ailleurs le marquis Gérard et la petite Bavaroise avaient pris les devants en visitant à tort et à travers tout ce qui faisait un semblant de figure.

Mais lorsqu'on vit un personnage comme M. Mainfroi épouser publiquement les intérêts de la jeune veuve, lorsque le gain de sa cause parut assuré, lorsqu'enfin la malice ou le dépit des mères de famille insinua que le bâtonnier de l'ordre, en défendant Mme de Montbriand, combattait pour ses propres foyers, le monde avisé de Grenoble prit ses mesures en conséquence. On se dit que Mainfroi, célèbre comme il l'était, protégé par le nouveau ministre et de plus en plus prédestiné aux hautes fonctions de la magistrature, n'irait jamais s'enterrer à Vaulignon ; il resterait en ville, et il y resterait très-riche, marié à une jeune femme, en position de recevoir souvent et bien. Cette maison, qui joindrait l'utile à l'agréable, serait peut-être difficile à forcer l'an prochain ; pour l'instant, elle était ouverte à quiconque saurait prendre date et devancer la victoire. Il n'y avait pas à lanterner, si l'on voulait plaindre Mme de Montbriand en temps utile ; aussi la foule envahit-elle en hâte ce pauvre logement où la veuve s'était morfondue à loisir. « Çà, madame, disait Polyxénie, avec une pointe d'humeur villageoise, il paraît que nous sommes devenues bien aimables depuis que le procès est à moitié gagné? » Marguerite, qui n'avait jamais su faire ni écouter un mensonge, éprouvait mille démangeaisons de rompre en visière à ces amis du bon moment ; il fallut toute l'éloquence de Mainfroi pour dompter son honnête orgueil et l'amener à rendre une visite sur dix. Les maisons qu'elle honora de sa présence se transformèrent en foyers de propagande, en bureaux d'enrôlement, et comme l'avocat les avait choisies une à une avec son tact infaillible, l'élite de la ville fut bientôt rangée sous les bannières de Mme de Montbriand.

L'affaire était inscrite au rôle du mardi 23 janvier ; les plaidoiries, les répliques, les conclusions du procureur général et le prononcé de l'arrêt devaient prendre vraisemblablement deux audiences. Le mardi matin, à neuf heures, l'avoué Picardat força la porte de sa cliente et vint lui dire que Bénaud, l'avoué des Vaulignon, offrait six cent mille francs sur table. Marguerite répondit : « Je n'en demandais pas autant et c'est plus d'argent qu'il ne m'en faut pour vivre selon mes goûts ; mais si je transigeais une heure avant l'audience, j'aurais l'air de mettre en doute le succès de M. Mainfroi. L'affaire suivra son cours. »

Ce n'était ni l'amour de la paix ni la peur du scandale qui avait conseillé un si grand sacrifice à la marquise Augusta de Vaulignon. Elle jetait une partie de sa cargaison parce qu'elle voyait le navire à la côte. La veille au soir, dans tous les cercles de Grenoble, on avait fait des paris de proportion à neuf et dix contre un.

Les débats s'ouvrirent au milieu d'un silence avide. Le prétoire était gorgé de monde comme aux plus grandes fêtes de la Cour d'assises. On y remarquait la magistrature et le barreau, la haute bourgeoisie de la ville et la noblesse des environs, les officiers généraux de la garnison, les femmes du monde, cent cinquante ou deux cents amateurs d'éloquence judiciaire, députés par les doctes cités de Vienne, d'Aix et de Lyon, enfin la population rustique de Vaulignon et des Trois-Laux, qui ne paraissait pas tenir la balance égale entre la bonne demoiselle et l'étrangère. Le marquis Gérard et sa femme étaient présents ; ce fut pour eux une rude journée. Polyxénie, rendant compte de la séance à sa maîtresse, les comparait à deux écrevisses dans l'eau qui chauffe. Non-seulement ils se virent malmenés par Mainfroi, mais ils connurent à des signes certains que l'assemblée, vassaux compris, les tenait en médiocre estime.

Mainfroi remplit la première audience à lui seul. Jamais il n'avait parlé si longtemps, avec cette abondance et cette ampleur. Les fanatiques de son talent se disaient à l'oreille : « C'est bien lui, et pourtant c'est un autre homme ; Démosthène tourne au Cicéron ; le courant de son éloquence s'enfle et déborde ; c'est un ruisseau qui devient fleuve. » Les célébrités de province ont ainsi leurs enthousiastes, qui sont de fins critiques malgré tout, gourmets passionnément épris d'un certain crû, mais d'autant plus aptes à préférer le vin des bonnes années. Personne ne douta que cette transformation de Mainfroi ne fût un miracle de l'amour ; les quelques sceptiques qui niaient sa passion pour Mme de Montbriand durent se rendre à l'évidence. L'auditoire ne lui sut pas mauvais gré de cette concession aux faiblesses humaines ; on lui avait déjà reproché la froideur de ses plaidoiries, et certaine rigidité métallique qui rappelait un peu trop le style impassible de la loi. La foule prit plaisir à s'échauffer avec lui ; la sympathie publique éclata plus de vingt fois en applaudissements que les audienciers réprimèrent par habitude, mais sans conviction et sans autorité. Le président, ému lui-même jusqu'aux larmes, oubliait de réclamer le silence.

Au sortir de l'audience, Mainfroi s'enfuit au grand trot de ses chevaux ; il était temps : les braves gens de Vaulignon et des Laux le cherchaient pour le porter en triomphe. Il courut chez Mme de Montbriand et lui dit : « Ma belle cousine, voulez-vous me donner à dîner? Ou je me trompe fort, ou je vous apporte le pain. »

Le lendemain, même affluence au palais. L'avocat du marquis Gérard parla longtemps et parla bien, sans espoir de gagner la cause. Il maintint ses conclusions pour la forme, mais en homme qui serait content de s'en voir adjuger le demi-quart. Mainfroi répliqua en peu de mots, la duplique de l'adversaire fut traînante et mal écoutée. L'intérêt se portait de plus en plus sur le procureur-général, M. Sébert. On savait qu'il s'était montré favorable au fils Vaulignon ; on ne supposait pas que l'éloquence de Mainfroi eût glissé sur ses préventions sans les entamer ; on le savait honnête et consciencieux, mais d'une impartialité qui frisait parfois l'irrésolution.

A quatre heures moins quelques minutes, M. Sébert déclara qu'attendu l'heure avancée et l'importance de l'affaire, il demandait remise à huitaine pour les conclusions du ministère public. Le président leva la séance, et la foule s'écoula en murmurant un peu.

Lorsque Mainfroi rentra chez lui, il trouva sur sa table un pli du télégraphe. La dépêche, transcrite sur grand papier, se formulait comme il suit :

« Le ministre de la justice à M. le comte Mainfroi de Gartières.

« Je suis heureux de vous annoncer qu'un décret rendu sur ma proposition, en date de ce jour, vous nomme procureur-général près la cour de Grenoble. »

Décidément le copain de M. de Mondreville avait bonne mémoire. Il se rappelait même un point négligé depuis deux générations par la famille Mainfroi. L'aïeul paternel de Jacques était comte de l'empire, et il n'avait tenu qu'à lui de rendre son titre héréditaire en érigeant en majorat une terre de dix mille francs de rente ; mais pour substituer perpétuellement un grand tiers de sa fortune, cet honnête homme aurait dû dépouiller en partie quatre enfants, sur cinq qu'il avait. Voilà pourquoi Jacques et son père étaient restés Mainfroi tout court. Or depuis quelque temps le conseil du sceau des titres adopte une jurisprudence qui abolit rétroactivement la cause du majorat : il est naturel que le second empire ne marchande pas trop la noblesse du premier.

Gartières était le nom d'un petit bien de campagne conservé depuis longtemps dans la famille et qui restait à Jacques. Trois ou quatre Mainfroi, entre le XVe et le XVIIIe siècle, ont cousu Gartières à leur nom pour se distinguer des Mainfroi de Bois-Vizille et des Mainfroi de Jaubeuf, éteints aujourd'hui.

Le ministre n'avait pu être si bien renseigné que par M. de Mondreville ; ce bon vieillard, un peu trop entiché lui-même de sa noblesse, s'indignait par moments qu'on ne fût pas titré lorsqu'on prouvait trente-deux quartiers et le reste.

« Bah! répondait Mainfroi, je ne pourrais jamais être aussi vain de mon titre que je suis orgueilleux de mon nom. »

Vingt fois peut-être il avait tenu ce langage, et toujours dans la sincérité de son âme ; mais maintenant qu'il avait le titre et le nom devant lui, maintenant qu'il lisait et relisait sur la dépêche ministérielle ces cinq mots parfaitement assortis : le comte Mainfroi de Gartières, il lui semblait que le tout formait naturellement une harmonie majestueuse, et qu'en retrancher la moindre syllabe serait un crime de lèse-grandeur. Cette contemplation l'enflait à ses propres yeux ; l'idée d'un avantage superficiel, extérieur, dû aux services d'un mort et à la bienveillance d'un homme en place, lui fit oublier un instant son vrai mérite et ce succès tout chaud qu'il ne devait qu'à lui-même. Toutefois, comme il n'avait rien d'un sot, cette ivresse fut bientôt cuvée ; il arriva promptement à se la reprocher et voulut en sonder la cause. Il descendit au fond de son cœur et trouva, quoi? Le vague sentiment de l'attraction qu'un titre exerce sur les femmes, l'idée d'une plus value matrimoniale, le regret de n'avoir pas été comte de Gartières à trente ans : c'était penser à Marguerite. Il ne se dit pas : « Maintenant je suis à même de lui offrir un nom aussi brillant que celui de son père ou de son premier mari. » Tout occupé qu'il était de la belle veuve, il ne s'avouait pas qu'il en fût amoureux, ou, s'il se l'avouait parfois, c'était avec le ferme propos de se vaincre et de respecter une loyale créature qui ne pouvait être sa femme. Il n'admettait pas l'hypothèse d'un mariage avec cette cliente qui lui devrait tout : sa délicatesse et sa dignité lui fermaient les perspectives de l'avenir ; mais il prenait un plaisir amer à bâtir mille châteaux en Espagne dans l'irréparable passé.

Sa rêverie fut coupée au plus bel endroit par un billet de Marguerite. « Mon cher cousin, écrivait-elle, n'aurai-je pas le plaisir de vous remercier aujourd'hui? » Il réfléchit qu'il aurait mauvaise grâce à dédaigner des éloges qui devaient être ses seuls honoraires, et il courut chercher le denier de la veuve avec un empressement qu'il se déguisait à lui-même. « Polyxénie, dit-il en entrant, annoncez M. le procureur général.

— Une farce, monsieur?

— La vérité, ma fille.

— Mais vous n'avez rien de changé! Enfin, puisque ça vous amuse… Monsieur le procureur général! »

A ces mots, il se fit un brouhaha dans le petit salon, puis un grand bruit de chaises suivi d'un profond silence. Mainfroi tombait au milieu d'un encombrement de visites, et le procureur général annoncé à brûle-pourpoint chez une plaideuse, c'était un coup de théâtre comme Grenoble n'en avait jamais vu. « Comment! s'écria Marguerite, c'est vous! La folle!

— Elle n'a pas menti. J'ai reçu ma nomination en sortant de l'audience. »

On s'empressa autour de lui pour le complimenter à la ronde. Un des assistants remarqua qu'il avait commencé sa carrière d'avocat par un Marengo et qu'il la terminait par un Austerlitz.

« Ainsi donc, demanda Mme de Montbriand, vous ne plaiderez plus!

— Jamais, madame.

— Et si cette nouvelle était arrivée hier matin, vous n'auriez pas pu me défendre?

— Comme avocat, certes non.

— Alors béni soit Dieu d'avoir retardé l'aventure!

— Dieu, ou le ministre, on ne sait.

— Mais, j'y pense, si vous êtes procureur général, M. Sébert ne l'est plus. Moi qui avais si grand'peur de lui, je n'ai plus rien à craindre! C'est vous qui prendrez la parole au nom du ministère public, et vous n'aurez qu'à dire : Messieurs, je vous renvoie à la plaidoirie de Me Mainfroi, elle exprime mon opinion tout entière.

— Ah! pardon. Ce procédé simplifierait les choses, mais je doute qu'il soit permis.

— Si la loi le défend…

— Non ; la loi qui pense à tout, n'a point prévu le cas, que je sache. Elle interdit au juge de siéger dans une affaire où il aurait plaidé, elle semble ignorer qu'un simple avocat, par un coup de fortune, peut devenir de but en blanc chef du parquet ; mais où le code ne dit rien, les convenances décident. Je céderai la place à un avocat général ou à un substitut.

— En avez-vous le droit? Est-ce que le garde des sceaux n'a pas formellement demandé que le procureur général parlât en personne?

— C'est, ma foi, vrai! je l'avais oublié ; mais le ministre qui a donné cet ordre est remisé sous la coupole du Sénat ; son successeur, que je verrai sans doute avant trois jours, est le plus galant homme du monde, et je suis sûr de m'entendre avec lui. »

Les nominations parurent au Moniteur le jeudi 25 et arrivèrent à Grenoble le vendredi. M. Sébert était nommé président de chambre à la cour de Bordeaux, pas un mot sur le sort de M. de Mondreville. Mainfroi partit pour Paris le soir même, et courut s'inscrire chez le copain, qui était au conseil. Dans la journée du samedi, il reçut un billet très-cordial qui l'invitait à déjeuner le lendemain au ministère.

L'homme d'État l'accueillit à bras ouverts et s'excusa de lui rendre un déjeûner d'auberge en échange du bon dîner de Fleuron. Aux premiers mots de remercîments, il interrompit son convive et lui dit : « Vous ne me devez rien ; c'est mon vieil ami Mondreville qui a tout fait. Il a même retardé votre nomination pour vous laisser le temps de plaider la grande affaire. On dit que vous avez été admirable ; l'Impartial et le Courrier célèbrent votre éloquence ; bravo! J'ai fait vœu d'écrémer l'ordre des avocats au profit de mes parquets. Sébert était insuffisant, je l'ai envoyé s'asseoir. Il est cause que l'arrêt n'est pas rendu, et que le public et les plaideurs sont encore dans l'anxiété.

— Le pauvre homme était d'autant plus embarrassé qu'il avait reçu l'ordre de prendre parti dans l'affaire. J'aime à croire, monsieur, que vous n'entendez pas me faire hériter de cette obligation?

— Je n'ai rien à vous dire, je ne sais rien, je ne veux pas connaître du procès Vaulignon, ni d'aucun autre. L'intervention du pouvoir exécutif dans les affaires civiles est un abus contre lequel je réagirai de toutes mes forces. Ne prenez conseil que de vous-même, ne suivez que les impulsions de votre conscience, ne faites que le bien, et soyez sûr a priori que je suis d'accord avec vous.

— Ce n'est pas tout d'avoir raison, il faut encore y mettre les formes, et si je montais au parquet mercredi prochain pour appuyer ma plaidoirie de mercredi dernier, on trouverait assurément que j'abuse.

— L'affaire revient donc mercredi? Eh bien! pour vous mettre à votre aise, je vais tâcher qu'on fixe à mercredi votre audience de serment. Il faudra, bon gré, mal gré, que la cour s'arrange sans vous, et vous trouverez l'arrêt rendu en revenant à Grenoble. »

Mainfroi ne demandait rien de plus. Au dessert, il risqua une allusion délicate à ce titre de comte dont on l'avait gratifié sans son aveu. Selon lui, M. le premier avait poussé la bienveillance un peu trop loin dans cette affaire. « Ne vous en prenez qu'à moi seul, dit le ministre. Mondreville m'a fourni les renseignements, mais sur mon initiative. Notre devoir n'est pas seulement d'empêcher l'usurpation des titres par nos jeunes ambitieux en robe ; je ne dois pas tolérer qu'un homme de votre naissance commette par modestie une usurpation de roture. Si le respect de la justice est ébranlé par la fausse noblesse, son prestige est doublé par la vraie. Habituez-vous donc à signer le nom de vos aïeux tout au long ; cela vous paraîtra d'abord compliqué, mais cette nouveauté ne déplaira pas à Mme la comtesse Mainfroi de Gartières. Vous voyez que je suis au courant. »

Jacques bondit sur sa chaise. « Ah! monsieur, s'écria-t-il, je vous jure qu'on vous a mal informé.

— Tant pis! Vous êtes d'une race qu'il ne faut pas laisser éteindre, et le mariage qu'on annonçait publiquement à Grenoble me semblait fort bien assorti.

— Il est certain que la personne dont on vous a parlé mérite tout le respect et tout l'attachement d'un homme ; il est vrai que je l'ai recherchée avant son mariage et que je ne me suis pas vu devancé par un autre sans éprouver quelque regret ; mais depuis qu'elle a bien voulu m'appeler à son secours, pas un mot, pas un signe ne m'a donné lieu de penser qu'elle m'honorât de la moindre préférence. Et d'ailleurs, fût-il vrai qu'elle m'aime autant que je l'estime, il n'en résulterait qu'un éternel chagrin pour elle et pour moi, car je ne puis l'épouser sans encourir le mépris du monde et le mien.

— M'est avis qu'en ce moment le ministère public pousse les choses au noir. Je vous assure, monsieur, que mes amis, qui sont un peu les vôtres, envisagent cette union d'un fort bon œil et ne la trouvent en rien méprisable.

— C'est qu'ils ne sont pas à ma place, monsieur, et vous m'accorderez, sans doute, que je suis le meilleur juge de mon honneur. Lorsque Mme de Montbriand (j'ose la nommer) m'a prié de défendre son appel, la cause était plus que perdue. La pauvre femme se trouvait exactement dans la position de ces plaideurs désespérés qui se livrent pieds et poings liés à un petit maquignon d'affaires. On lui dit : « Sauvez ma fortune, et je vous en abandonne la moitié! » Ma cliente est venue à moi par un autre chemin ; elle m'a dit : « Sauvez-moi, et je promets de ne vous rien donner en échange. » Si maintenant je demandais ou j'acceptais sa main, qui ne va pas sans sa fortune, quelle différence y aurait-il entre le comte Mainfroi de Gartières et les petits avocats véreux?

— Il y en aurait une immense, à mon avis ; mais j'avoue que les envieux ne manqueraient pas de gloser. Nous sommes loin du bon vieux temps où le moindre chevalier qui avait sauvé la princesse l'épousait sans scrupule aux applaudissements des peuples. J'ai encore vu l'époque où le premier médecin venu, ni riche, ni beau, ni très-jeune, arrachait une malade à la mort et la conduisait à l'autel sans trop scandaliser les gens. On disait dans le public : « Tant mieux pour lui, et sa femme n'est pas à plaindre ; mieux vaut encore épouser son médecin que de mourir. » Aujourd'hui, pour quelques malheureuses pièces de cent sous que vous aurez rendues à une jeune et jolie femme qui vous aime et que vous aimez, la délicatesse vous interdit de faire son bonheur et le vôtre. Ah! le monde a des raffinements d'honneur, de susceptibilités maladives que j'admire, d'autant plus que nous savons, vous et moi, si les voleurs, les mendiants et les mouchards y forment une imposante minorité… Mais je n'insiste pas, n'écoutez que vos sentiments, et, si la conscience vous défend d'épouser une ancienne cliente enrichie par vous, mariez-vous à la Magistrature!

— Ainsi ferai-je, » répondit Mainfroi.

Son absence ne dépassa point le terme convenu ; toutefois, il s'ennuya fort au pays des plaisirs faciles. En dépit du préjugé qui veut que les journées de Paris soient particulièrement courtes, il eut beaucoup de mal à tuer le temps, surtout aux heures qu'il avait coutume de perdre chez Mme de Montbriand. Un silence se faisait en lui ; il se sentait désœuvré, inutile, incapable ; et s'il essayait de se secouer, le cerveau restait silencieux comme un grelot vide. Il monta en wagon le vendredi soir, plus joyeux qu'un lycéen qui part en vacances. Aussitôt débarqué et baigné, il courut chez M. de Mondreville sous prétexte de lui porter les amitiés du ministre, mais surtout pour apprendre une nouvelle que ni Fleuron ni Dominique n'avaient su lui donner.

Le premier président lui parla de tout, excepté de l'arrêt, et la visite commençait à traîner en longueur, lorsque Mainfroi, prenant son grand courage, demanda d'un air détaché ce qui s'était passé la veille à l'audience.

« Mais peu de chose, répondit le vieillard. Nous avons confirmé deux jugements, je crois. Verdon contre Minguy et Lefranc contre Bonnard.

— Eh bien! et Vaulignon?

— Nous vous avons attendu.

— Là!… mais pourquoi? Dans quel intérêt? Mon bon monsieur de Mondreville, je vous le demande au nom du ciel : avait-on besoin de moi pour rendre un arrêt qui est peut-être ici tout rédigé sur le coin de votre bureau?

— En effet, j'ai tracé une légère esquisse, et je ne crains pas de vous dire entre nous que vos conclusions seront adjugées. La cause, en droit, n'a jamais été qu'à moitié bonne ; il n'était pas en votre pouvoir de la rendre excellente. Je ne sais ce qu'on pensera de nous en cassation, mais n'importe : vous avez enlevé la cour et le public, et la cause, bonne ou mauvaise, est gagnée. Vous avez procédé par voie sentimentale ; la pitié, l'indignation, le mépris ont plus de part à la victoire que le raisonnement ; bref, s'il faut vous dire toute ma pensée, c'est un succès d'assises que vous remportez là. Or le parquet, vous le savez, se pique de réagir contre ces entraînements de la faiblesse humaine. Nos avocats généraux, nos substituts eux-mêmes, sont d'avis que la cour s'est laissé attendrir comme un simple jury. S'ils n'étaient retenus par de hautes convenances, j'en connais au moins deux qui discuteraient sévèrement votre plaidoirie ; mais le moyen, je vous le demande, maintenant que vous planez sur eux? Devant la résistance des uns et l'abstention systématique des autres, je me suis arrêté à un parti qui ne compromettra personne. Après tout, il n'est pas indispensable que le parquet ait des lumières à lui dans chaque affaire civile ; sept fois sur dix, ces messieurs s'en remettent à la sagesse de la cour ou du tribunal. Vous pourriez donc, si je ne me trompe, occuper le siége du ministère public ; vous diriez qu'un avis du garde des sceaux, antérieur à votre nomination, invite le procureur général à conclure en personne dans cette affaire ; mais que, pour des raisons faciles à comprendre, vous vous en rapportez au sentiment de la cour. Qu'en pensez-vous?

— Je pense, répondit Mainfroi, que la cause me semblait absolument bonne, et je me demande si la force de mes raisons a pu s'éventer en huit jours comme le vin d'une bouteille débouchée.

— Pas d'exagération, mon enfant! Après tout, vous gagnez.

— J'entends bien ; mais si le gain de la cause suffit à l'avocat, ce n'est peut-être pas assez pour un procureur général et pour…

— Et pour un Mainfroi? Bien, mon fils! Ce sentiment vous fait honneur, mais ne vous mettez pas en peine. Les questions de forme, quelque importantes qu'elles soient, sont et seront toujours secondaires. Le premier devoir du magistrat est de faire justice, c'est-à-dire de protéger les honnêtes gens contre les coquins. Les époux Vaulignon sont de vilains personnages, malgré tout le soin qu'ils ont pris de se mettre en règle avec la loi ; Mme de Montbriand est une femme de bien qui réclame son patrimoine et que nous ne devons pas réduire à la misère, quelque imprudence qu'elle ait mise à se dessaisir. Voici la minute en question ; je ne crois pas violer le secret des délibérations en la communiquant au premier magistrat du parquet. Les attendu vous paraîtront assez concluants, je m'en flatte, et l'arrêt suffisamment motivé. »

L'exposé des motifs et l'arrêt emplissaient quatre pages de petit texte ; Mainfroi n'en fit qu'une bouchée, puis il remercia M. de Mondreville, et prit congé de lui en dissimulant comme il put le trouble et l'oppression qui lui restaient de sa lecture.

« Ce pauvre premier, pensait-il, est le meilleur et le plus digne des hommes, mais ses facultés baissent : voilà un arrêt motivé en dépit du sens commun. »

Dans cette affligeante pensée, il s'en alla, comme à son ordinaire, chez Mme de Montbriand. Marguerite l'attendait ; elle le reçut avec une expansion de bonheur qui la rendait tout à fait belle ; mais il resta rêveur, inquiet et morose, moins heureux d'être là que désireux de se retrouver seul avec l'idée qui l'absorbait. Rentré chez lui, il s'escrima toute la soirée et toute la nuit à défaire et à refaire les malheureux attendu de M. de Mondreville, sans pouvoir se contenter lui-même. Le labeur et l'anxiété de cette longue veille au lendemain d'un voyage le mirent sur les dents ; il avait une fièvre de fatigue, de doute et de dépit.

« Est-ce donc moi qui suis en décadence? disait-il, ou faut-il croire que la rédaction d'un arrêt comporte un talent qui me manque? C'est une littérature de précision, j'en conviens, tandis que l'éloquence judiciaire se borne à présenter artistement des à peu près… Mais la cause était bonne, morbleu! quand je l'ai plaidée, et maintenant qu'elle est gagnée, il me semble à moi-même qu'elle ne vaut plus rien. Pourquoi? Sans doute parce que je ne suis plus avocat, et qu'ayant changé de point de vue j'envisage une autre face des mêmes objets. Il n'y a pourtant pas deux justices, pas plus qu'il n'y a deux morales ou deux vérités. Travaillons! travaillons encore, et battons le caillou jusqu'à ce que l'étincelle jaillisse! »

Il débitait son monologue en marchant à grandes enjambées d'un bout à l'autre de l'appartement, et cette promenade fébrile le ramenait toutes les cinq minutes à la salle de réception où les Mainfroi du vieux temps formaient la haie sur son passage. Ces portraits n'étaient pas tous des œuvres de maîtres : à part un Philippe de Champaigne, un Rigaud et un Largillière, la galerie n'avait d'autre mérite que l'authenticité ; mais tous les visages, sans exception, étaient empreints d'une noblesse et d'une sérénité grandioses. Le calme imposant des ancêtres contrastait sévèrement avec l'agitation maladive de leur héritier. Jacques voyait les regards austères de ces grands magistrats s'abaisser avec compassion sur sa personne nerveuse et frémissante.

« Eh bien! quoi? leur dit-il ; que me reprochez-vous? Je suis un fils dégénéré peut-être? Non! je suis un peu jeune, voilà tout. Je ne suis encore qu'un homme, et je commence à comprendre aujourd'hui que, pour disposer de la vie, de la fortune et de l'honneur d'autrui, pour devenir un vrai magistrat, il faut s'élever au-dessus de l'homme. Vous avez tous monté cet échelon invisible ; moi, je m'y heurte au premier pas, et je me fais mal. Qui sait si vous n'avez pas éprouvé le même accident à mon âge? Vos fronts n'ont pas toujours été si impassibles ni vos regards si majestueux. Attendez, et comptez sur moi! »

Il ramassa tous les papiers qu'il avait noircis depuis la veille, et courut chez le premier président. Ses traits étaient si visiblement altérés que le vieillard lui demanda s'il était malade.

« Je suis bien pis que malade, répondit-il ; depuis tantôt vingt-quatre heures, j'ai l'esprit à l'envers. Vous m'avez dit hier que la cause n'était qu'à moitié bonne, et vous savez si j'ai protesté. Maintenant, cher monsieur, je vous supplie de me prouver qu'elle est à moitié bonne, car plus je l'examine, plus elle me paraît mauvaise, et moins l'arrêt qui adjuge les conclusions de Mme de Montbriand me semble motivé. Vous dites : « Attendu qu'il est inadmissible que la veuve de Montbriand se soit dépossédée de la presque totalité de ses biens autrement qu'à titre de prêt, et se soit volontairement réduite à la misère ; » cette assertion que j'ai plaidée, est contredite par tous les faits de la cause. Non, Mme de Montbriand n'a pas prêté sa fortune à son père, elle la lui a donnée ; elle a refusé non-seulement toute garantie, mais jusqu'aux simples reçus ; elle n'a accepté que des actions de grâces en échange d'un don pur et simple. Elle comptait si peu sur un remboursement ultérieur qu'elle a même caché au marquis une notable partie de ses sacrifices, payant les huissiers de la main à la main et leur recommandant le silence. On dit qu'elle ignorait le testament qui l'exclut de l'héritage paternel et donne Vaulignon à son frère : j'en conviens ; mais l'eût-elle connu, elle n'aurait pas moins accompli son sacrifice. Il appert de tous ses actes que la noble créature n'avait qu'un but, et que ce but était d'assurer le repos du marquis, d'empêcher que ce propriétaire monomane n'attentât à sa propre vie, comme il l'avait annoncé, le jour où l'hypothèque judiciaire frapperait son cher domaine. Vous dites : « Attendu que le marquis, vivant avec sa fille dans les termes les plus affectueux et légitimement indigné de l'ingratitude de son fils, ne pouvait accepter une libéralité dont l'effet facile à prévoir, au moins pour lui, devait être de réduire celle-là à la mendicité en laissant celui-ci dans l'opulence. » Erreur! monsieur le président. Je vous accorde que le vieillard ne haïssait point sa fille ; grâce à Dieu, il n'était pas encore dénaturé à ce point. Nous dirons même qu'il l'aimait, si vous voulez, mais il l'aimait comme on aime les filles dans la famille Vaulignon et dans beaucoup d'autres de notre caste. On se ferait un crime de les envoyer mendier leur pain ; on trouve juste et naturel de les emprisonner dans un couvent pour la vie. Tel est le sort que le marquis a rêvé de tout temps pour sa fille, et je jurerais qu'en exploitant la facile bonté de Marguerite, en ruinant cette infortunée au profit du château et des bois de Vaulignon, il parodiait le mot de Mme de Pompadour et disait : « Après moi, le couvent! » La conduite de son fils l'indignait, je l'avoue, et certes il y avait de quoi ; mais comptez-vous pour rien la manie du propriétaire et l'insurmontable orgueil du nom? Ce fils ingrat, indigne, détestable et même détesté par boutades était un Vaulignon, et le seul de sa génération. Lui seul pouvait perpétuer cette union du nom et de la terre, que le vieillard avait tant à cœur dans son orgueil de gentilhomme et de propriétaire foncier. Et tenez, monsieur le président, lorsque je reste à ce point de vue et que j'examine le second testament du marquis, cette pièce dont j'ai tiré parti la semaine dernière se dresse victorieusement contre nous. D'abord ce n'est qu'un projet, ou mieux l'ébauche d'un projet, jetée ab irato, dans un mouvement de dépit, sur un lambeau de registre, au verso d'une feuille où je lis : « Chiens d'ordre, Ravageot, Fido, Mazaniello, Ravaud, Ronflot, Castillo, etc. » Ce brouillon, jeté au hasard, exprime-t-il la volonté de l'homme ferme et résolu qui vint la nuit, par un froid rigoureux, déposer chez Foucou son testament en forme authentique? « Moi soussigné, » dit-il. Il a donc l'intention de signer. Or, il ne signe pas, et pourquoi? Parce qu'au moment d'aliéner le domaine qu'il adore, au moment de donner Vaulignon à une fille très-méritante et très-digne, mais qui ne porte et ne peut pas porter son nom, le cœur lui manque, la plume lui tombe des mains. Ce mot interrompu résume tout le procès, monsieur le président. Il nous montre la faiblesse, l'égoïsme et l'ingratitude du père, et l'imprudence désormais irréparable de la fille. Mme de Montbriand a donné, donné tout son bien, sans condition, à un homme qui n'avait pas mérité et qui n'a pas reconnu ce sacrifice. Elle a dilapidé noblement, héroïquement sa dot et son douaire. Que vient-elle réclamer aujourd'hui? Sa légitime? Elle l'a reçue en mariage. Une créance? On n'est pas créancier lorsqu'on est donateur! »

M. de Mondreville avait écouté cette tirade avec une stupéfaction croissante. Quand l'orateur s'arrêta pour reprendre haleine, il lui dit :

« Eh! mon enfant, où courez-vous? Vous voilà maintenant plus royaliste que le roi. O jeunesse! D'un extrême à l'autre, en un seul bond! L'arrêt n'est pas aussi mal fondé que vous dites ; si je l'ai rédigé sans enthousiasme, je ne suis cependant pas homme à le déchirer sans discussion. Rappelez-vous mon premier mot quand vous m'avez parlé de cette affaire : litige épineux, vous ai-je dit. En effet, le pour et le contre me semblaient presque également soutenables, et je voyais la cour à peu près partagée, sauf une légère tendance à confirmer le jugement. Vous vous êtes jeté tout entier dans la balance, à corps perdu, et je sais que depuis huit jours, grâce à vous, la majorité est déplacée. Vous n'avez pourtant pas convaincu tout le monde, et cette opinion qui vient d'éclore dans votre esprit a toujours conservé des adhérents. S'ils ne sont pas en nombre, tant mieux pour vous, car enfin vous n'êtes pas devenu subitement l'ennemi de cette belle cliente. Laissez-nous faire, pratiquez la maxime des plus illustres sages de l'antiquité : contiens-toi et abstiens-toi!

— Ai-je le droit de m'abstenir? S'il est vrai, comme vous le croyez, que ma parole ait fait pencher la balance, je suis la cause déterminante de l'arrêt ; la vraie responsabilité retombe sur ma tête, et c'est sous de tels auspices, monsieur, que je ferais mon pas dans la magistrature!

— Mais quand on vous dit que l'affaire a deux faces!

— Et si je n'en vois plus qu'une! Et si, juste au moment où la cause m'apparaît sous son mauvais côté, je suis appelé à me prononcer publiquement, non plus en mon nom personnel, mais au nom de la société, au nom de la loi et des principes de l'éternelle justice?

— Parlez-vous sérieusement? Seriez-vous homme à vous élever contre vous-même et à ruiner l'effet de votre plaidoirie?

— Pourquoi pas? Les entraînements de l'avocat passionné sont excusables ; la complicité, même tacite, du magistrat serait criminelle.

— Ah! les grands mots!

— Cherchez dessous, mon bon et vénérable ami ; vous trouverez un grand courage et un grand sacrifice.

— Tu n'es qu'un grand enfant, mais il faut que je t'embrasse. Si ton pauvre père était encore de ce monde, il serait fier de toi. »

VI

Ni ce jour-là, ni le lendemain, Jacques ne se présenta chez Marguerite. Il se calfeutra dans son cabinet, travailla dix-huit heures sur vingt-quatre, et reprit le dossier d'un bout à l'autre sans pouvoir retrouver cette belle conviction qui avait inspiré sa plaidoirie. Tout au contraire : plus il creusait, plus il s'affermissait dans la négative.

Mme de Montbriand lui écrivit le premier soir un billet où le badinage mondain cachait mal une secrète inquiétude. Elle l'avait trouvé froid et gêné la veille ; or, il arrivait de Paris, il venait de côtoyer un monde où elle comptait des amis chauds et des ennemis dangereux ; l'esprit de Mme Augusta de Vaulignon était fertile en calomnies ; il se pouvait qu'on eût noirci le dévouement si désintéressé du pauvre M. de Cayolles ; bref, la pauvre femme craignait tout, hors son véritable danger. Il répondit sur un ton amical et triste, alléguant un travail qui n'avait rien d'attrayant. Le lendemain, Polyxénie apporta une lettre longue et pressante ; on s'étonnait qu'il pût avoir des occupations si tyranniques ; les femmes ne croient pas au travail ; de toutes les excuses, c'est la seule qu'elles n'aient admis dans aucun temps. On lui rappelait qu'avant la grande bataille, au plus fort des armements, dans le coup de feu de son éloquence, il trouvait tous les jours quelques minutes à perdre en compagnie de sa cousine. « La désertion d'hier et d'aujourd'hui est d'autant plus impardonnable, disait-elle, que bien certainement vous ne travaillez pas pour moi. »

Il écrivit :

« Hélas! non, ma belle, chère et touchante cousine, je ne travaille pas pour vous. Non, non! Dieu seul peut prévoir aujourd'hui le jugement que vous porterez sur ma douloureuse élucubration. Quoi qu'il arrive, ne me détestez pas : c'est la seule grâce que j'implore dans le présent et dans l'avenir.

« A vos pieds,

« Jacques Mainfroi. »

Quelque peu soulagé par cette demi-confidence, où Marguerite ne comprit rien, il se replongea dans l'étude et travailla encore le jour suivant sans égard à la loi du repos dominical. Mme de Montbriand, piquée au vif, ne le dérangea plus.

Le lundi matin, vers neuf heures, il reçut la visite du premier avocat général, M. Boutan. La porte étant toujours condamnée, M. Boutan avait forcé la consigne. C'était un homme d'âge et d'expérience, mais d'une verdeur extrême, et réputé pour sa franchise autant que pour son savoir. Il venait en son nom personnel, mais à l'instigation de M. de Mondreville, qui lui avait annoncé le revirement de Mainfroi. Avec un tact parfait, il aborda l'affaire en homme qui s'incline devant son supérieur actuel sans oublier qu'un mois plus tôt il s'intéressait encore à ce jeune avocat. « Monsieur, dit-il, le bruit court au palais que l'affaire Vaulignon vous est apparue sous un nouveau jour.

— En effet, monsieur, répondit Jacques.

— Permettez-moi de m'en féliciter au nom de tout votre parquet, qui a partagé vos sentiments en mille occasions, et qui est heureux de se retrouver d'accord avec vous après une divergence passagère.

— Pensez-vous que le parquet soit unanime sur cet appel?

— Je suis en mesure de l'affirmer. La sympathie, l'équité même a beau parler en faveur de Mme de Montbriand, le droit n'est pas pour elle, et tous, sans exception, si nous avions la parole, nous supplierions la cour d'oublier l'admirable plaidoirie qui l'a émue, et de confirmer simplement la sentence des premiers juges.

— Cela étant, monsieur, je m'étonne que toute la magistrature debout se soit abstenue quand mon éloignement lui faisait si beau jeu.

— Votre absence n'était pas officiellement annoncée. L'eût-elle été, nous aurions craint d'encourir le reproche de discourtoisie et de quasi-trahison. Ajoutez qu'on ne se résigne point de gaieté de cœur à jeter dans l'indigence une personne intéressante, loyale, chevaleresque jusqu'à la folie, puisque non-seulement elle s'est ruinée par amour filial, mais encore qu'elle a refusé, par délicatesse, une transaction qui lui laissait trente mille francs de rente.

— A quelle époque, s'il vous plaît?

— Le matin même de l'audience, une heure avant votre plaidoirie.

— Impossible! De qui tenez-vous cette histoire?

— Des deux avoués, de Béraud et de Picardat.

— Et pourquoi n'en ai-je rien su?

— Je l'ignore.

— Par quels motifs a-t-elle pu, la malheureuse femme, repousser un arrangement si honorable et si avantageux!

— Elle a dit que, sa cause étant remise entre vos mains, elle ne pouvait plus transiger sans vous faire injure.

— Elle pouvait au moins me demander avis ; mais n'importe. Quelles sont vos intentions, monsieur? car je suppose que vous avez quelque combinaison à me proposer.

— La plus naturelle de toutes. Je vous demande la permission d'occuper le siége du ministère public et de conclure, avec tous les égards qui vous sont dus, mais avec toute la fermeté que je dois aux principes, contre l'appel de Mme de Montbriand. »

Mainfroi se recueillit un moment, s'arma de tout son courage et répondit : « Décidément, monsieur, j'aime mieux me fustiger moi-même. L'autorité du procureur général restera plus intacte, et l'exemple sera plus grand. »

Et comme M. Boutan objectait que la chose était sans précédents, il répliqua : « Tous les actes un peu mémorables se sont produits sans précédents, et c'est à cette circonstance qu'ils ont dû de rester dans la mémoire des hommes. Je vous autorise à publier cette nouvelle : si j'ai changé de point de vue, je ne changerai pas de résolution. »

Là-dessus, il se remit à l'ouvrage ; mais au milieu de la journée il se rappela tout à coup un devoir plus urgent. Il ne voulait pas que Mme de Montbriand apprît par la rumeur publique la volte-face de son ancien défenseur : il devait à sa cliente et à lui-même de l'informer directement, de lui porter à domicile ses explications et ses excuses, dût-elle les prendre mal. La démarche était non-seulement embarrassante, mais hasardeuse. Mainfroi s'attendait aux violences d'un caractère indompté ; cependant, ce n'était pas là ce qui l'inquiétait le plus : il craignait que la colère ne mît à nu quelque côté moins noble de cette âme. Dans le monde moral, comme dans le monde physique, les ouragans sont d'admirables et terribles révélateurs, qui découvrent tantôt des filons d'or, tantôt des fleuves de boue.

« Madame est chez elle? »

La chambrière répondit rudement : « Si elle y est? je crois bien! Il ne manquerait plus que ça qu'elle fût sortie, quand monsieur nous fait l'honneur et la grâce d'une visite. On se tient à vos ordres, et quand par hasard le temps dure trop, on se divertit à pleurer. »

Il n'avait pas franchi le seuil du petit salon que Marguerite lisait la gêne et la tristesse sur son visage. Elle courut à lui, lui appuya deux doigts sur la bouche et lui dit d'un ton suppliant : « Ne parlez pas, je vous le demande en grâce. J'ai des pressentiments infaillibles, mon pauvre ami. Je m'attendais à vous voir aujourd'hui ; je sens, à n'en pas douter, que nous nous retrouvons pour la dernière fois. Vous venez m'apporter une mauvaise nouvelle, me chercher une querelle d'Allemand, que sais-je? Je ne veux rien entendre de tout cela. Quoi qu'on ait pu dire, inventer, machiner contre moi, taisez-vous ; cachez-moi toutes ces infamies, je ne me défendrai pas. Grâce à Dieu, je n'ai point d'amour pour vous ; je n'en aurai jamais pour personne ; je quitterai bientôt Grenoble, j'irai cacher ma vie à Vaulignon ; vous n'entendrez plus parler de moi. Restons donc comme nous sommes, amis, vieux et tendres amis ; ne gâtons pas le souvenir de tant d'heures charmantes. Séparons-nous comme il convient à deux âmes de condition dont l'une sera toujours la très-fidèle vassale de l'autre. Vous êtes le bienfaiteur et je suis l'obligée ; ne me défendez pas d'aimer ma reconnaissance et de la choyer toute la vie au plus profond de mon cœur!

— O femmes! répondit tristement Mainfroi, toutes les mêmes! Infaillibles dans l'erreur et douées d'une perspicacité admirable pour voir le contraire du vrai! Il s'agit bien de services et de reconnaissance! Votre procès est perdu, et c'est moi qui vous le ferai perdre mercredi prochain, sans remise, en prouvant que vous avez tort. Voilà l'objet de mon travail et la cause unique de ma tristesse. Quant au reste, je vous jure que personne ne vous a calomniée devant moi, que je ne l'aurais pas souffert, et que tout l'univers, à commencer par moi, vous honore comme la plus admirable et la plus sainte des créatures, entendez-vous?

— Pourquoi donc mon procès est-il perdu?

— Parce que vous devez le perdre en droit.

— Et qui est-ce qui a fait cette belle découverte?

— Moi et beaucoup d'autres.

— Quels autres? Des femmes, n'est-ce pas? Une, au moins? Oh! la piteuse et vilaine nouvelle! Je ne vous accuse pas, monsieur Mainfroi ; ce n'est pas vous qui avez conçu ce projet misérable. Vous êtes, sans le savoir, l'instrument de leur intrigue. On commence par séduire un honnête homme, et dès qu'on tient son cœur on a prise sur sa raison. Cette Bavaroise est hideuse… ce n'est pas elle, c'est donc quelqu'un des siens… avouez!

— Mais je n'avoue rien du tout! Mon cœur est aussi libre que le vôtre, et je proteste qu'il n'a pas même eu le mérite de la résistance! Votre cause me paraissait bonne il y a quinze jours ; je l'ai plaidée avec conviction et je l'ai presque gagnée. Je reviens de Paris, je l'étudie sur nouveaux frais, je m'aperçois que nous nous sommes trompés, et je me mets en mesure de réparer mon erreur, quoi qu'il m'en coûte.

— En vérité? cela vous coûte tant? Eh! monsieur, si vous étiez seulement mon ami, vous n'examineriez pas si ma cause est plus ou moins juste. C'est le premier principe de l'amitié, cela, donner raison à ceux qu'on aime, quand même ils auraient mille torts! J'ai raison, vous me l'avez dit et prouvé, vous m'avez répondu de tout, vous m'avez mis le cœur en joie et l'imagination en campagne. Tout à coup le vent tourne, et, non content de me laisser sans défense, voici que vous armez contre moi?

— C'est mon devoir de magistrat.

— Une arme à deux tranchants, votre magistrature! Elle vous défendait naguère de m'appuyer, elle vous commande maintenant de me porter bas. Un magistrat, répéter aujourd'hui ce qu'il a dit hier, se donner raison à lui-même! jamais! les convenances s'y opposent ; mais s'il lui prend fantaisie de se déjuger, de se contredire, de briser ses idoles, de réduire au désespoir ceux qu'il avait enivrés d'espérance, c'est une originalité qui n'a rien d'inconvenant et que certains badauds applaudiront peut-être! Je veux vous applaudir aussi, monsieur Mainfroi. On ne me refusera pas une stalle au théâtre lorsque je paye les frais de la comédie. Je verrai de quel front vous abjurez vos principes et reniez vos amis. Peut-être aussi saurai-je reconnaître à son air de triomphe celle qui, depuis quatre jours, se glorifie de votre conversion. Malheur à elle!

— Malheur à nous tous, madame, si vous persistez à voir ce qui n'est pas, à méconnaître l'évidence et à vous gendarmer contre des fantômes! Que peut-on dire à qui ne veut rien entendre? Quelles preuves fournir à qui ferme obstinément les yeux? Me croirez-vous, si je vous dis que vos intérêts me sont plus chers que les miens, que votre liberté, votre repos et votre bonheur sont le principal objet de ma vie, que je vous aime enfin malgré vous, malgré moi, malgré le mot décourageant dont vous m'avez écrasé tout à l'heure! »

La vicomtesse de Montbriand se leva, prit un air de superbe dédain et répondit :

« Monsieur Mainfroi, il me reste peu de temps à vivre de la vie de ce monde, puisqu'à la fin de la semaine, grâce à vous, je rentrerai sans doute au couvent. Je désire employer ces derniers jours à ma guise et ne voir que des visages absolument agréables, s'il vous plaît. »

Elle accompagna ce congé d'une ample révérence et passa dans sa chambre, laissant Mainfroi maître du terrain, mais éconduit.

Il hésita un moment, et quoiqu'il entendît à travers la porte comme un bruit de sanglots étouffés, il prit son chapeau et se retira.

« Tout va mal, pensait-il ; mais ce n'est pas l'instant de ramer sur le fleuve de Tendre. Il s'agit de combattre l'appel de cette pauvre femme aussi victorieusement que je l'ai défendu, après quoi nous nous occuperons d'elle. »

Le soin qu'il mit à préparer ses conclusions était fort inutile, un seul mot de sa bouche suffisait. Mme de Montbriand, condamnée par son propre avocat, ne pouvait plus trouver grâce devant un seul conseiller de la cour. S'il expédia sommairement son discours d'installation pour donner plus de temps et de travail à la grande affaire, ce fut surtout à l'intention du public. Il comptait sur un auditoire prévenu, pour ne pas dire hostile ; l'événement justifia sa crainte et la dépassa même un peu.

Dès les premiers mots, il fut interrompu par un murmure sourd qui s'éleva peu à peu jusqu'au tumulte. Les cris et les sifflets lui ôtaient décidément la parole, si M. de Mondreville n'eût imposé silence aux tapageurs en déclarant qu'il ferait évacuer la salle au premier signe d'improbation.

Cinq minutes plus tard, tandis que Mainfroi, pâle et crispé, mais résolu, poursuivait énergiquement son exorde, une tempête d'applaudissements ébranla le palais. La foule se consolait de ne pouvoir huer le magistrat en acclamant l'entrée de sa victime. Mme de Montbriand, en grand deuil, précédée et suivie de quelques fanatiques, s'avança le front haut, l'œil brillant, jusqu'au siége que ses amis lui avaient secrètement réservé. Tous les assistants se levèrent, les uns pour la mieux voir, les autres pour lui rendre hommage. Elle salua ce peuple avec la majesté d'une reine et apaisa d'un geste charmant ses fidèles vassaux de Vaulignon. L'audience fut interrompue ; le président lança du haut de son fauteuil une remontrance plus sévère et un suprême avertissement, puis il rendit la parole à Mainfroi.

Celui-ci, par une inspiration soudaine, changea son plan…

« Messieurs, dit-il, le ministère public s'associe hautement à la sympathie, au respect, à la tendre pitié que le malheur d'une personne aussi vaillante que vertueuse éveille ici dans tous les cœurs. »

Il poursuivit quelque temps sur ce ton, exalta les mérites personnels de Mme de Montbriand, et revint par un détour habile à la discussion du point de droit.

« La loi est dure, dit-il, mais c'est la loi. Je suis ici pour la défendre, la cour pour l'appliquer, Mme de Montbriand pour la subir, et vous tous pour la respecter. Que chacun fasse son devoir comme je fais le mien! »

Un léger frémissement lui fit comprendre qu'il n'avait point parlé à des sourds. Le propre des Français est de vivre exclusivement dans l'heure présente. L'actualité les saisit si bien qu'elle leur ôte la mémoire du passé ; c'est ce qui les rend peu aptes à juger une vie ou un caractère dans son ensemble. Qu'un homme ait travaillé soixante ans à se rendre impopulaire, s'il trouve un joint, s'il saisit le bon moment pour dire ou faire la chose agréable aux masses, il deviendra plus sympathique en un jour que tous les bienfaiteurs de l'humanité : les journaux le portent aux nues, et la jeunesse des écoles lui décerne des couronnes. Le phénomène inverse se produit aussi vite et par des causes aussi futiles. Si la race de Clovis n'est plus sur le trône, elle est encore dans la rue ; nous aimons tous à brûler ce que nous avons adoré. La popularité française ressemble à ces immenses végétations sous-marines qui grandissent en peu de jours, mais qui n'ont pas de racines, et qui meurent, si leur caillou natal est seulement déplacé.

Le discours de Mainfroi s'acheva au milieu d'une attention respectueuse et presque bienveillante. On vit bien qu'il ne passait pas à l'ennemi par caprice ou par séduction ; on comprit qu'il souffrait d'avoir à conclure contre Mme de Montbriand ; son mépris pour Gérard de Vaulignon éclatait au grand jour, alors même qu'il ruinait Marguerite au profit de cet homme. Il termina par une courte allocution aux jeunes avocats qui l'entendaient :

« Mettez à profit, leur dit-il, la douloureuse expérience d'autrui, et, avant de plaider une cause, demandez-vous comment vous la jugeriez, si Dieu, d'un jour à l'autre, vous infligeait la lourde responsabilité du magistrat. »

La cour, adoptant les motifs des premiers juges, confirma le jugement qui condamnait Mme de Montbriand à rapporter cent mille francs à la succession paternelle.

Marguerite se dépouilla du peu qui lui restait. Le marquis Gérard de Vaulignon lui fit savoir que sa dot était payée au Sacré-Cœur de Grenoble et qu'elle y pouvait commencer son noviciat le jour même. Elle entra au couvent ; Gérard et sa famille commirent un régisseur au soin de leurs intérêts et s'en furent cacher leur gloire en Bavière. Mainfroi prit un congé de quinze jours et s'éclipsa ; le bruit courut qu'il était à Paris.

Dès son retour, il fit venir l'ancien avoué de la recluse.

« Maître Picardat, lui dit-il, nous avions mal jugé M. et Mme de Vaulignon, qui sont les plus honnêtes gens et les meilleurs parents de la terre. S'ils ont paru s'acharner à ce triste procès, c'était par un bon sentiment, pour procurer l'entière exécution des volontés paternelles. Au fond du cœur, ils estiment Mme de Montbriand et ils seront heureux de la revoir, dans quelques années, lorsque le temps aura guéri leurs blessures réciproques. En attendant, ils reviennent d'eux-mêmes à cette transaction, vous savez? qui a échoué par ma faute. Connaissez-vous beaucoup de plaideurs assez grands pour transiger après la victoire? Voici la somme en bon papier ; vous la porterez aujourd'hui à Mme de Montbriand. C'est M. de Vaulignon qui vous la fait parvenir ; que mon nom ne soit pas prononcé, je vous prie. »

Resté seul, il employa presque toute la journée à des réformes d'économie privée, interrogeant Dominique, comptant avec Fleuron, supprimant telle dépense et réduisant telle autre, donnant ses ordres au maquignon qui devait vendre les chevaux neufs, et prenant toutes ses mesures pour conformer son train de maison au revenu d'un procureur général sans fortune.

« Merci de moi! disait Fleuron ; tu deviens donc avare, mon enfant?

— Je deviens vieux, » répondait-il en montrant ses dents blanches.

Jamais il n'avait eu le cœur si léger ; il commençait à comprendre cette gaieté des gueux, qui sera l'éternel étonnement des riches. En traversant le salon de ses ancêtres, il s'écria :

« Eh bien! bonnes gens, que pensez-vous de moi? Votre héritage est à vau-l'eau et votre nom s'éteindra probablement avec ma vie, mais j'ai tenu la conduite d'un digne magistrat, pas vrai? »

Le temps passait, la nuit tomba ; on vint lui annoncer que le dîner était servi. Il prit sa place accoutumée devant la vieille table aux jambes torses, et dîna d'un bel appétit sur la nappe de guipure, dans la porcelaine du Japon, en face du grand miroir de Venise qui reflétait sa bonne mine et son air de contentement. La cheminée flambait d'autant mieux que le temps était à la gelée ; le talon des passants sur le pavé de la rue rendait un bruit sec. L'antique horloge sonna sept heures ; les tambours de la garnison commencèrent à battre la retraite. Tout à coup une voiture s'arrêta devant la porte, et le marteau retentit. Un souvenir des temps lointains s'éveilla dans l'esprit de Mainfroi, et machinalement il tourna la tête vers la portière pour demander si l'ombre du marquis de Vaulignon n'était pas sous le vestibule.

La portière s'écarta, et Mme de Montbriand apparut, toujours fière, mais émue et frémissante.

« Monsieur Mainfroi, dit-elle, je viens savoir si vous êtes tout à fait un honnête homme, ou si vous ne payez vos dettes qu'à moitié. »

Il balbutia :

« Mais, madame,… expliquez-vous, de grâce!

— Vous avez dit : « Je gage ma fortune et mon nom que vous rentrerez dans votre héritage. » Vous ne m'avez donné que votre fortune.

— Qui vous fait croire?…

— Personne ne vous a trahi ; je ne me suis pas même informée ; je connais la générosité de mon frère ; mais ma devise est : tout ou rien, et je vous somme de dire si vous m'abandonnez votre nom? »

Il répondit étourdiment :

« Pourquoi faire?

— Pour le porter toute ma vie avec honneur, avec joie, avec amour, et pour le transmettre à nos enfants, s'il plaît à Dieu!

— Marguerite!

— Jacques! »

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