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Les metteurs en scène

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The Project Gutenberg eBook of Les metteurs en scène

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Title: Les metteurs en scène

Author: Edith Wharton

Release date: May 19, 2018 [eBook #57182]
Most recently updated: January 24, 2021

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading
Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images
available at The Internet Archive)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES METTEURS EN SCÈNE ***

ÉDITH WHARTON

Les
Metteurs en scène



PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE—6e
Tous droits réservés


LES
METTEURS EN SCÈNE



DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE

Chez les heureux du monde. Traduction de M. Charles du Bos. Préface de M. Paul Bourget, de l’Académie française. 3e édition. Un vol. in-16. 3 fr. 50

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

Published 5 May 1909.

Privilège of copyright in the United States reserved under the Act approved March 3d 1905 by Plon-Nourrit et Cie.

Des huit nouvelles réunies dans ce volume, quatre: «L’Échéance», «Lendemain», «Le Confessionnal», «Le Verdict» ont été traduites de l’anglais par Mme Jeanne Chalençon.

Mme la baronne Jean de Bail a traduit «Les Deux Autres», Mme M. P. B. «la Tragédie de la Muse», et M. Alfred de Saint-André «L’Ermite et la Femme sauvage».

Quant à la première de ces nouvelles: «Les Metteurs en scène», elle a été écrite en français par l’auteur.

Les metteurs en scène
Les deux autres
Échéance
Lendemain
La tragédie de la muse
Le confessionnal
Le verdict
L’Ermite et la femme sauvage

LES METTEURS EN SCÈNE

I

C’était l’heure du thé à l’hôtel Nouveau-Luxe.

Depuis quelques instants, Jean Le Fanois se tenait à l’entrée d’un des petits salons à boiseries Louis XV qui donnent sur le vaste hall central. De taille moyenne, svelte et bien pris dans sa redingote de coupe irréprochable, il avait l’allure narquoise et légèrement impertinente du Parisien de bonne famille qui s’est frotté trop longtemps au monde exotique et bruyant des hôtels élégants et des cabarets ultra-chics. De temps à autre, cependant, sa figure pâle et nerveuse était assombrie par une expression d’inquiétude, qui se dissimulait mal sous le sourire insouciant avec lequel il saluait les personnes de sa connaissance.

Plusieurs fois il jeta un coup d’œil impatient sur sa montre; puis son visage se rasséréna, et il s’avança d’un pas rapide à la rencontre d’une jeune fille qui venait de franchir le seuil du hall. Fine et élancée, dans son costume de ville d’une élégance sobre, elle avait, sur un cou long et gracile, une jolie tête d’éphèbe, aux lèvres d’un rose trop pâle, aux grands yeux clairs et transparents, sous un front intelligent qu’ombrageaient des cheveux d’un blond doux et indécis. Cherchant le jeune homme du regard, elle traversait seule la salle encombrée, avec la mine confiante, le port de tête tranquillement audacieux de la jeune Américaine habituée à se frayer elle-même un chemin à travers la vie. Pourtant, à la regarder de plus près, on remarquait que l’air d’indépendance un peu naïve qui caractérise ses compatriotes était adouci chez elle par une nuance de raffinement parisien, comme si un visage au teint trop éclatant eût été voilé par un tulle léger. Le contact d’une autre civilisation avait produit chez elle un tout autre effet que chez Le Fanois: elle avait gagné, à ce commerce cosmopolite, autant que lui paraissait y avoir perdu.

Le jeune homme l’aborda avec un geste de familiarité fraternelle.

—Vous arrivez seule? Vos amies vous ont fait faux bond? demanda-t-il en lui serrant la main.

Miss Lambart eut un sourire rassurant, tandis que son clair regard fouillait la salle.

—Mais non, je ne pense pas. Je devais retrouver Mrs Smithers et sa fille dans un de ces petits salons là-bas.

Elle indiqua, du bout de son face-à-main d’écaille, l’enfilade de pièces qui donnait sur le hall.

—Si nous les cherchions? continua-t-elle.

Mais Le Fanois la retint.

—Un instant, je vous prie, dit-il, en baissant la voix et en faisant reculer la jeune fille vers une des grandes baies vitrées qui s’ouvraient sur le jardin de l’hôtel. Expliquez-moi ce que vous leur avez dit de moi, et quel est au juste le rôle que je dois jouer.

Il hésita, puis, avec un sourire vaguement ironique:

—Enfin, à quel degré d’ambition sociale vos amies sont-elles parvenues?

Miss Lambart sourit aussi.

—Je les crois bien naïves encore, dit-elle; mais il faut toujours se tenir sur ses gardes. Les plus naïfs sont parfois les plus méfiants.

Elle lui jeta un coup d’œil railleur.

—Souvenez-vous de la jolie veuve de Trouville,—celle de l’année dernière, vous savez? Si vous aviez voulu la présenter à la duchesse de Sestre, le tour eût été joué.

Le jeune homme haussa légèrement les épaules.

—Elle était vraiment trop exigeante, dit-il. Et puis—et puis—était-elle bien veuve, veuve comme on l’entend chez nous, ou bien avait-elle simplement égaré son dernier mari? Votre pays est si grand que ces accidents doivent souvent arriver. Son passé était vraiment trop nébuleux!

La jeune fille eut un petit rire qui découvrait ses jolies dents nacrées et régulières sous le rose pâle des lèvres un peu trop minces.

—Oh! quant à cela, vous savez, je ne vous réponds pas du passé de Mrs Smithers, car je n’ai jamais soulevé les voiles qui l’entourent. Mais je vous assure que sa fille est charmante, et que vous seriez bien difficile de ne pas en convenir.

Le jeune homme lui jeta un regard indéfinissable, où une nuance de sentiment semblait se mêler à sa moquerie habituelle.

—Aussi charmante que vous? demanda-t-il en plaisantant.

Les sourcils foncés de miss Lambart se contractèrent sur ses grands yeux, devenus subitement d’un gris froid et métallique.

—Ah ça! mon cher, vous sortez de votre rôle. Du reste, reprit-elle, en retrouvant sa désinvolture souriante, c’est à moi de vous l’indiquer. Comme je vous le disais, je crois que, pour le moment, les ambitions de Mrs Smithers ne se sont pas précisées. Comme beaucoup d’Américaines trop vite enrichies, elle n’a pas su se faire des relations à New-York, et moitié par dépit, moitié par désir de dépenser son argent, elle s’est jetée sur le premier paquebot avec sa fille, espérant sans doute se faire une situation rapide dans un monde où il suffit que les gens soient riches et viennent d’assez loin pour qu’on les reçoive sans faire une enquête gênante sur leur passé! Comme vous le savez, c’est tout récemment, sur le transatlantique qui me ramenait de là-bas, que j’ai fait connaissance avec Mrs Smithers; et elle m’a avoué avec une noble franchise qu’elle désirait se lier avec l’aristocratie française, ayant elle-même des goûts aristocratiques qui lui rendaient la vie insupportable dans une société plébéienne. Tenez, la voici, ajouta-t-elle avec son sourire finement malicieux.

Le Fanois se retourna et vit une grosse dame, aux traits pâles et bouffis, surmontés d’une coiffure compliquée sur laquelle se balançait un chapeau chargé de la dépouille de toute une volière exotique. Elle s’avançait vers eux, les épaules écrasées sous un superbe manteau de renard argenté, la démarche gênée par les plis d’une robe lourde de broderies, et traînant à la remorque une jeune fille grande et rose. Celle-ci, qui était habillée avec la même élégance exagérée que sa mère, tenait à la main un manchon de zibeline, un porte-monnaie en or serti de pierres précieuses et un face-à-main en brillants; et ses cheveux, d’un blond invraisemblable, étaient couronnés d’une flore aussi variée que la garniture ornithologique du chapeau maternel.

—Voici Mrs Smithers et sa fille Catherine, reprit Blanche Lambart.

Et Le Fanois, s’avançant à sa suite vers les nouvelles arrivées, eut un soupir involontaire:

—Ah! les pauvres gens, les pauvres gens!

II

Depuis bientôt dix ans, Jean Le Fanois menait cette vie assommante et équivoque de lanceur de nouveaux riches dans le monde parisien. Il s’y était laissé aller peu à peu, à la suite de relations accidentellement nouées avec un richissime Américain, au moment où Le Fanois lui-même se trouvait dans la dèche. Comment ce garçon affamé de luxe, habitué depuis sa première jeunesse à l’existence facile et coûteuse du clubman parisien, eût-il résisté à l’aubaine inespérée d’une telle relation? Son nouvel ami, cœur excellent et esprit naïf, ne demandait qu’à jouir de ses millions en compagnie de quelques amis de choix. Collectionneur à ses heures, comme beaucoup de ses compatriotes, il sut apprécier les goûts artistiques de Le Fanois, et le chargea de l’ameublement et des décorations de l’élégant hôtel qu’il venait d’acheter à un rastaquouère en faillite. Jean fut ravi de l’occasion de se produire en amateur éclairé; et, en acquérant de beaux objets d’art pour son ami, il trouva un peu du plaisir qu’il aurait eu à se les offrir lui-même. Puis il apprit que l’on pouvait gagner à ce jeu des récompenses plus durables que ce plaisir altruiste. Il toucha de fortes sommes auprès des brocanteurs ravis du client qu’il leur amenait; et bien que cette transaction le gênât légèrement la première fois qu’elle lui fut proposée, il s’y habitua vite, d’autant plus que de grosses pertes au jeu avaient sérieusement entamé sa modeste fortune.

Il jouissait d’une façon plus désintéressée de la vie d’oisiveté luxueuse à laquelle il se trouvait mêlé. Les compatriotes dont son ami était entouré menaient une existence absolument désœuvrée, sans occupations fixes ni relations suivies, mais avec quel art ils en cachaient le vide profond sous les dehors d’une activité effrénée! Croisières en yacht, voyages en automobile, dîners luxueux aux restaurants à la mode, après-midi de flânerie élégante à Bagatelle ou à Saint-James, visites aux courses, aux expositions artistiques, soirées aux petits théâtres à l’usage des touristes avertis, toutes ces distractions coûteuses et monotones se suivaient et se renouvelaient sans lasser le besoin d’occupation hérité d’une ascendance énergique et tenace, qui avait mis à amasser l’argent la même rage d’activité qu’ils mettaient, eux, à le dissiper. Certes, Le Fanois s’ennuyait souvent dans ce milieu puéril et flottant. Mais il y trouvait de si douces compensations! Non seulement ses transactions avec les antiquaires lui donnaient l’occasion d’acquérir à vil prix quelques-uns de ces charmants objets dont il aimait à être entouré, mais à force de vivre aux crochets des autres, il était parvenu à réaliser quelques économies qui lui avaient enfin permis d’organiser une existence à lui.

Un beau jour son Mécène mourut en léguant toute sa fortune à des parents d’Amérique. Ce fut une grosse déception pour Le Fanois; mais heureusement un successeur se présenta bientôt, et peu à peu il s’habitua à son rôle de metteur en scène—c’est lui qui l’avait ainsi défini—et devint le conseiller attitré des pèlerins d’outremer qu’anime le pieux désir de dépenser leurs millions au profit des oisifs parisiens.

Ses liens de famille, et sa personnalité fine et charmante, lui avaient permis de rester en relation avec le vrai monde, celui qui se tient à l’écart de l’existence cosmopolite; et Le Fanois jouait le rôle d’intermédiaire entre les transfuges de ce milieu, ceux que tourmente la soif du luxe et du mouvement, et les explorateurs du Nouveau Monde qui aspiraient à pénétrer dans leur société fermée.

Cependant sa tâche n’avait pris des proportions sérieuses—il n’était devenu vraiment homme d’affaires—que depuis qu’il avait fait connaissance avec miss Blanche Lambart. Cette jeune fille, rencontrée dans une réunion de la colonie étrangère, l’avait tout de suite frappé par son air d’intelligence fine et exempte de préjugés. Il avait trop pratiqué ses compatriotes pour ne pas s’apercevoir très vite qu’elle avait une origine plus distinguée que la plupart de ceux qui tentaient l’assaut de la société parisienne. Tout en elle décelait une éducation soignée, une facilité mondaine très grande, la fréquentation habituelle d’un milieu raffiné. Cependant, il eut bientôt deviné qu’elle vivait, comme lui, aux dépens de gens qu’elle méprisait.

Lorsqu’ils lièrent connaissance, miss Lambart était la compagne de voyage d’une veuve milliardaire de Chicago, qui rêvait un «beau mariage». Au premier mot, Le Fanois et miss Lambart s’entendirent pour lancer la dame et lui chercher un époux à la hauteur de ses exigences. Mais il faut croire que la veuve fut aussi peu reconnaissante que le patron de Le Fanois, car, le mariage accompli, elle lâcha miss Lambart, qui dut se mettre à la recherche d’une autre bienfaitrice. Elle ne tarda pas à en trouver une, et de nouveau elle demanda secours à Le Fanois pour lancer sa protégée.

Ce pacte tacite durait depuis trois ou quatre ans. Le Fanois ignorait toujours quelle triste nécessité avait poussé la jeune fille à mener une telle existence. Etait-ce le goût du luxe, ou le besoin d’agitation continuelle qui anime si souvent ses compatriotes? Sortait-elle d’une de ces petites villes américaines dont on lui avait décrit l’ambiance triste et monotone, où les femmes se morfondent dans une solitude oisive, tandis que leurs maris s’acharnent à amasser une fortune dont ni les uns ni les autres ne savent jouir? Il croyait plutôt deviner en elle une des épaves de la grande existence mondaine de New-York, trop pauvre pour lutter avec le luxe qui l’environnait, trop fière et trop difficile pour s’astreindre à un mariage médiocre. Mais, quel que fût son passé, elle avait pour Le Fanois un charme singulier et indéfinissable. Jamais il ne lui avait dit un mot d’amour. Malgré ses allures libres, son vocabulaire ultra-moderne, il sentait en elle une droiture presque farouche, qui la défendait, mieux même que son ton d’ironie voulue, contre toute familiarité.

Ils s’entendaient donc tout simplement en bons camarades, toujours heureux de se retrouver, et se défendant contre l’humiliation de leur complicité secrète en s’en moquant avec une franchise cynique.

III

Blanche Lambart avait bien deviné: Mrs Smithers et sa fille étaient des âmes naïves.

La jeune Catherine, surtout, ne demandait qu’à s’amuser, sans viser un bonheur plus stable. Elle voulait aller aux courses, au théâtre, montrer ses jolies toilettes dans les sauteries de la «colonie américaine», et faire connaissance avec le plus grand nombre possible de valseurs. Mrs Smithers, cependant, rêvait déjà pour sa fille l’inévitable mariage ducal. Mais elle comprenait bien qu’elle ne saurait comment s’y prendre toute seule pour réaliser ses aspirations. Tout de suite conquise par le charme de miss Lambart, elle confia à celle-ci le soin de lui organiser une existence en rapport avec ses visées mondaines. La jeune fille s’associa avec Le Fanois pour cette entreprise, et à eux deux ils eurent vite installé Mrs Smithers dans l’hôtel du ci-devant ami de Le Fanois, dont celui-ci avait lui-même aménagé l’intérieur. Puis on organisa une brillante série de dîners et de bals, où les amis de Le Fanois se retrouvèrent avec un plaisir qu’ils oublièrent quelquefois de témoigner à la maîtresse de maison. Cependant, la jeune Catherine fut remarquée. Malgré sa démarche brusque, sa voix nasillarde, son rire assourdissant, il y avait en elle une fraîcheur, un éclat de vie et de jeunesse, qui faisaient excuser son manque d’éducation sociale. C’était une «bonne fille», et on lui savait gré de sa naïveté et de son humeur joviale.

—On en a tant vu, de ces intrigantes souples et adroites que vous nous envoyez de là-bas, dit Le Fanois à Blanche, avec son sourire moqueur. Cette enfant nous repose un peu de ces physionomies-là. Je crois que ses défauts mêmes nous aideront à la caser.

Ils étaient assis auprès de la table à thé du minuscule salon de miss Lambart. Depuis deux ans, elle avait pu s’installer à un cinquième étage, dans un modeste appartement où elle recevait ses visiteurs avec l’indépendance d’une femme mariée.

—Que voulez-vous? disait-elle, je n’ai de quoi me payer ni un mari ni une dame de compagnie; il faut bien que je réunisse toutes ces fonctions dans ma seule personne.

Elle répondit par un sourire à la légère impertinence du jeune homme.

—J’avoue, dit-elle, que les compatriotes que nous vous envoyons ne donnent pas toujours l’exemple de la fierté démocratique. Mais ne valent-elles pas les maris que vous avez si peu de peine à leur trouver?

Il ne répondit pas, et elle reprit:

—Je ne sais pas si nous trouverons si facilement à caser la petite Catherine. Je partage votre avis sur elle, et pour rien au monde je ne voudrais qu’elle fût mal mariée.

Le Fanois réfléchit un instant; puis il dit:

—Que diriez-vous de Jean de Sestre?

Elle sursauta.

—Comment? Le jeune prince? C’est l’aîné de la famille, n’est-ce pas? Il sera duc de Sestre?

—Parfaitement.

—Et vous croyez?...

—Je le crois sincèrement épris de la charmante Catherine, et je ne vois aucune difficulté à obtenir le consentement de ses parents.

Elle le regardait toujours d’un œil ébloui.

—Mais c’est ce qui s’appelle vraiment un grand mariage! dit-elle. Et c’est un brave garçon, n’est-ce pas?

—Ce n’est pas un génie; mais je crois qu’il sera un mari modèle, auquel vous pourrez confier votre protégée sans crainte.

Miss Lambart parut réfléchir profondément; puis elle se leva en soupirant et fit quelques pas dans le petit salon.

—Qu’avez-vous, chère camarade? demanda le jeune homme, en renversant la tête contre le dos de son fauteuil afin de suivre des yeux les mouvements souples et gracieux de la jeune fille.

Elle revint vers lui et s’appuya contre la cheminée.

—J’ai... j’ai que je pense une fois de plus au pouvoir effrayant de l’argent. Réflexion frappante, n’est-ce pas? Mais enfin, quand je songe à cette petite, qui a bon cœur, j’en conviens, mais qui n’a, en somme, ni beauté, ni esprit, ni imagination, ni charme, et qui, malgré cela, n’a qu’à étendre sa main—cette grosse patte rouge et épaisse!—pour cueillir un beau nom, une belle situation et le cœur d’un honnête garçon!

Le Fanois la fixait toujours, avec cette lueur indéfinissable qui lui venait quelquefois aux yeux en la regardant.

—Tandis que vous, ma pauvre amie, qui avez tout cela...

—Ah! taisez-vous! interrompit-elle.

Une vive rougeur lui monta jusqu’aux tempes, et elle alla brusquement reprendre sa place derrière la table à thé.

Le Fanois haussa les épaules.

—Je croyais que nous avions notre franc parler.

Elle eut un sourire plein d’amertume.

—Eh bien, oui, soit! Je suis lasse, lasse. J’ai trop vécu parmi les riches et les heureux, j’ai le besoin de l’argent dans le sang... Et dire qu’il faudra recommencer, lutter encore! Catherine une fois mariée, Mrs Smithers rentrera probablement en Amérique pour faire la conquête de New-York. Sinon, la situation de sa fille lui permettra de se passer de mes services.—Elle éclata d’un rire ironique.—Ah! j’en ai assez, allez!

Le Fanois la regarda un instant avec une nuance de tristesse; puis il reprit d’un ton gouailleur:

—Enfin, cette fois-ci, on vous dotera peut-être, et je vous trouverai un beau parti.

Ils se regardèrent de nouveau; puis elle dit en souriant:

—Ah! la dot... la dot rêvée! Combien me faudrait-il, croyez-vous, pour trouver un parti convenable?

Il semblait réfléchir.

—Un parti convenable? Pour soixante mille francs de rente, je m’engage à vous trouver un homme qui vous adore.

Elle rougit légèrement, avec un petit ricanement incrédule.

—Un homme qui m’adore? En existe-t-il?

Trust me! dit-il en se levant; et en attendant, il est bien convenu, n’est-ce pas, que vous tâterez Mrs Smithers, tandis que moi, je m’occuperai des Sestre? Je crois que l’affaire est bouclée.

IV

Une dizaine de jours plus tard, les deux amis se retrouvèrent; mais cette fois-ci ce fut dans un des salons dorés de l’hôtel Smithers. Mrs Smithers et sa fille étaient parties en automobile pour la journée, et un coup de téléphone de Blanche avait prévenu le jeune homme qu’elle l’attendrait seule chez leurs amies.

—Eh bien, cher collègue, dit-il, en serrant la main de la jeune fille, l’affaire a donc traîné de votre côté? Du mien, c’est allé tout seul; je n’attendais qu’un signe de vous.

D’un geste, miss Lambart lui indiqua un fauteuil en face du sien.

—Ce signe, je n’ai pu vous le faire que ce matin. J’ai eu un rude combat à livrer.

—Un combat? De quoi parlez-vous? On ne veut donc pas de mon prétendant?

—Mrs Smithers en voudrait, vous le devinez bien,—elle eut un pâle sourire—mais il paraît que Catherine a d’autres visées.

—Comment? Cette petite sotte?—il fronça les sourcils—et alors?

Blanche hésitait toujours, jouant d’une main distraite avec les glands de soie qui bordaient les revers de son corsage. Enfin elle dit:

—Et alors, malgré moi, j’ai pris parti pour Catherine, je l’ai défendue contre sa mère!

Le Fanois la regarda d’un œil étonné.

—Mais que veut-elle donc, cette enfant? Je n’y suis plus.

—Mais si, vous y êtes, mon ami, car c’est vous qu’elle veut!

Elle lui lança cette parole sur un rire moqueur, comme si elle lui jetait un défi au visage.

Le jeune homme se leva vivement de son siège. Sa figure avait pâli, et il caressait distraitement sa moustache, comme pour cacher une contraction nerveuse de ses lèvres.

—Comment? Qu’entendez-vous par là? balbutia-t-il.

—C’est comme je vous le dis. Catherine prétend n’épouser que l’homme qu’elle aime, et c’est vous qu’elle aime.

Il restait debout devant elle, appuyant les deux mains sur le petit guéridon surchargé de bronzes qui les séparait.

—C’est moi, c’est moi? répétait-il.

Blanche eut un petit rire moqueur.

—Voyons, cela vous étonne à ce point?

—A ce point et au delà!—Il la regarda brusquement.—Comment, vous croyez?...

—Mais non, mais non! Je sais très bien que vous avez joué cartes sur table. Seulement, ce n’est pas la première fois, n’est-ce pas, que l’on s’éprend de vous sans que vous y soyez pour quelque chose?

Il haussa les épaules avec un geste de mépris; puis il se détourna, arpenta une ou deux fois la pièce, et revint se placer en face de la jeune fille.

—Mais la mère ne consentirait sans doute jamais? demanda-t-il brusquement.

Une vive rougeur baigna le visage de Blanche Lambart, et elle se leva aussi.

—Alors, vous, vous consentez? dit-elle, le regardant bien dans les yeux.

Il rougit aussi et se mit à tordre ses gants entre ses doigts nerveux.

—Moi, moi? Je n’en sais rien, je demande seulement...

—Eh bien, l’affaire est bouclée. J’ai obtenu le consentement de Mrs Smithers.

Il la regarda, ébahi.

—Vous l’avez obtenu? Comment donc? C’est incroyable!

—Mais non. Au fond, c’est une bonne femme. Elle adore sa petite Catherine, pour rien au monde elle ne consentirait à la rendre malheureuse. A nous deux, Catherine et moi, nous avons eu vite fait de vaincre ses résistances. Catherine fera un mariage d’amour, et c’est elle, Mrs Smithers, qui fera le grand mariage.

Le Fanois poussa un dernier cri d’étonnement.

—Comment, elle? C’est elle qui voudrait épouser Sestre?

—Oh! je ne crois pas qu’elle aspire à remplacer sa fille. Mais nous trouverons bien quelqu’un d’un âge plus convenable. Vous vous en chargerez, n’est-ce pas? Vraiment, elle n’est pas trop mal depuis qu’elle a maigri et qu’elle porte des robes foncées.

Blanche s’interrompit vivement.

—J’entends sonner, les voici qui reviennent.

Et, comme Le Fanois regardait autour de lui, cherchant un moyen de s’évader sans être vu, elle reprit en souriant:

—Non, restez. Vous savez que, dans ce milieu, on se dispense de formalités; et j’ai promis à Catherine de vous retenir.

Elle ajouta doucement, en le quittant:

—Elle vous aime follement; soyez bon pour elle, n’est-ce pas?

V

Six semaines plus tard, Jean Le Fanois arpentait de nouveau le salon doré de Mrs Smithers.

Cette fois, il s’y trouvait seul; mais, quand il eut traversé la pièce plusieurs fois en long et en large, et piétiné nerveusement devant la belle pendule en bronze ciselé qui surmontait la cheminée, il entendit derrière lui un léger froissement de jupes, et se retourna pour aller au-devant de miss Lambart.

C’était la première fois qu’ils se voyaient depuis les fiançailles.

Le lendemain même de sa dernière conversation avec Le Fanois, la jeune fille était partie pour Londres, où elle devait rendre visite à des amis. Malgré les supplications de Mrs Smithers, son absence se prolongea bien au delà de la date fixée pour son retour. Elle écrivit qu’elle était fortement grippée, puis elle prétexta une lente convalescence qui lui faisait redouter les fatigues du voyage.

Elle ne se décida à revenir que sur un télégramme lui annonçant que Catherine Smithers était tombée gravement malade, et elle n’était de retour que depuis quelques heures lorsque Le Fanois se présenta.

Dès qu’elle parut, il fut frappé par la pâleur extrême de ses traits maigres et défaits, sur lesquels l’inquiétude qu’elle ressentait pour son amie se confondait avec les traces de son indisposition récente.

—C’est donc bien grave? demanda le jeune homme, après avoir échangé une poignée de main avec elle.

—Je le crains, hélas! La pneumonie a gagné l’autre poumon, et la pauvre petite a une grosse fièvre.

Ils continuèrent à causer à voix basse de la maladie de Catherine. La pneumonie s’était déclarée la veille seulement, à la suite d’un rhume mal soigné. Mrs Smithers, affolée, ne quittait pas le chevet de sa fille. Quatre médecins et trois gardes entouraient la malade de leurs soins, et la mère, au désespoir, parlait d’appeler un spécialiste de New-York. Pour le moment, les symptômes étaient bien graves; cependant, les médecins se déclaraient dans l’impossibilité de se prononcer avant vingt-quatre heures sur l’issue de la maladie.

—La pauvre petite vous demande, mais on craint de l’agiter, et Mrs Smithers m’a priée de lui transmettre quelques mots de votre part.

Le Fanois avait les larmes aux yeux.

—La pauvre enfant! Dites-lui, dites-lui bien que je...

Il hésita et parut subitement gêné par le regard tranquille de miss Lambart.

L’ombre d’un sourire moqueur effleura les lèvres pâlies de la jeune fille.

—Je saurai ce qu’il faut lui dire, reprit-elle avec une légère nuance d’amertume.

Le Fanois la regarda; puis il prit sa main, qu’il baisa.

—Je vous en prie, dit-il.

Et elle le quitta.

Deux jours plus tard, la pauvre fiancée mourut. Sa mère, qui, jusqu’au dernier moment, s’était figurée qu’elle pourrait la sauver à coups d’argent, resta profondément ébranlée par ce désastre qui, pour la première fois, semblait lui démontrer l’impuissance de ses millions. Elle répétait sans cesse à Blanche et à Le Fanois: «Mais qu’est-ce que j’aurais pu dépenser en plus?» Et elle se reprochait de ne pas avoir fait venir le spécialiste de New-York, oubliant que la mort était survenue avant qu’il eût pu arriver. Néanmoins, elle se consola un peu quand elle apprit que toute la haute société parisienne, émue par la mort tragique de la jeune fille, avait tenu à assister aux obsèques; et elle fit chercher une centaine d’exemplaires du Paris Herald, qu’elle expédia à ses amis d’Amérique.

Le Fanois et miss Lambart ne se revirent pas après les funérailles. La jeune fille, reprise par sa grippe, et très attristée par la mort de Catherine, avait dû s’aliter; et le lendemain même Mrs Smithers pria Le Fanois de l’accompagner à Cannes, où elle parlait d’aller cacher son deuil, bien que la saison mondaine y battît son plein. Le jeune homme ne pouvait guère résister à la prière de celle qui avait dû être sa belle-mère, et miss Lambart resta seule dans le somptueux hôtel où elle s’était installée en arrivant de Londres.

Des semaines s’écoulèrent. Mrs Smithers n’écrivait point, et Blanche, sachant que l’orthographe avait pour elle des difficultés insurmontables, finit par demander de ses nouvelles à Le Fanois. La réponse de celui-ci se fit attendre toute une semaine: puis il écrivit de Barcelone, où il était allé en automobile avec Mrs Smithers, qui cherchait à se distraire par un petit voyage en Espagne.

Quelques jours plus tard, Blanche reçut de Saint-Sébastien deux mots griffonnés à la hâte par Mrs Smithers, qui annonçait son prochain retour, et priait la jeune fille de lui faire préparer par les couturiers de la rue de la Paix un choix de toilettes «convenables». Dans un post-scriptum elle lui demandait d’aller prendre chez le bijoutier son sautoir de perles noires, «seule parure qu’elle pût songer à porter». Miss Lambart exécuta ces commissions et retourna s’installer chez elle la veille de l’arrivée de Mrs Smithers.

Le lendemain, à l’heure du thé, elle attendit la visite de Le Fanois, qu’elle avait prié de passer chez elle. Quand le jeune homme se présenta, plus pâle et plus mince que de coutume dans ses vêtements de deuil, elle alla au-devant de lui avec un sourire où une pointe d’attendrissement se mêlait à sa tristesse. Le Fanois fut frappé par le regard doux et lumineux de ses grands yeux gris. On eût dit que, pour la première fois de sa vie, elle osait soulever le masque d’ironie qui voilait habituellement ses jolis traits.

Elle mit la main dans la sienne et le regarda longuement.

—Comme il me tarde de causer avec vous! J’ai tant de choses à vous dire, dit-elle d’une voix douce et caressante.

Et elle lui fit signe de prendre un fauteuil tout près du sien.

Il s’assit silencieusement, et pendant un instant tous deux se turent; puis, d’un ton ému, elle se mit à parler de Catherine.

Le visage de Le Fanois s’assombrit, et il eut un geste presque irrité.

—Mais qu’avez-vous donc? dit-elle, étonnée.

Il balbutia:

—J’ai que... que l’amour de cette enfant me pèse, que j’ai honte de ne pas avoir pu le lui rendre comme je l’aurais voulu, comme elle le méritait. N’en parlons plus, je vous en prie.

Miss Lambart répondit en souriant:

—Elle ne s’en est jamais doutée; elle vous croyait sincèrement amoureux.

Il rougit.

—Vous ne voyez donc pas que j’ai honte de cela aussi?

Elle le regardait toujours avec son sourire attendri.

—Parlons de Mrs Smithers, alors. Je ne l’ai vue qu’un instant ce matin. Elle était tellement prise par ses fournisseurs que je me suis sauvée.

Le Fanois baissa les yeux.

—Elle va mieux, elle cherche à se créer des occupations, dit-il négligemment.

—En effet; et je crois qu’elle y réussira. Elle m’a parlé d’un déjeuner intime qu’elle compte offrir la semaine prochaine à un grand-duc de passage à Paris. Ne commencez-vous pas à être de mon avis? reprit-elle, comme Le Fanois se taisait. Ne croyez-vous pas que Mrs Smithers fera un beau mariage?

—Mais... vraiment... il me semble que ce n’est guère le moment d’y songer.

—Vous croyez? Eh bien, je ne partage pas votre opinion. Il me semble, au contraire, que cette pauvre femme a besoin de se distraire. Elle aimait sincèrement sa fille, mais elle ne sait pas vivre avec sa douleur. Et puis le deuil lui va si bien; ses toilettes noires l’amincissent. Et depuis qu’elle a cessé de teindre ses cheveux, elle a rajeuni de dix ans. Est-ce vous qui lui avez donné cet excellent conseil?

Le Fanois fronça les sourcils avec un petit rire agacé.

—Vraiment, chère amie, si vous croyez que je m’occupe à ce point-là de la toilette de Mrs Smithers!

Miss Lambart sourit.

—Si cela vous ennuie de causer de Mrs Smithers, voulez-vous que nous parlions un peu de moi?

Tout de suite il parut plus à l’aise.

—De vous? Vous savez bien que c’est un sujet dont je ne me lasse jamais.

Elle était assise devant lui, svelte et fine dans sa robe sombre, qui faisait ressortir la transparence pâle de son teint, avivait la rougeur des lèvres, mettait des lueurs dorées sur ses cheveux trop blonds. Le Fanois se dit que jamais elle n’avait été plus jolie, plus séduisante; cependant, comme il sentait son regard grave se poser doucement sur le sien, il détourna les yeux.

—Oui, reprit-elle, je voudrais vous parler de moi. J’ai une nouvelle,—une grosse nouvelle,—à vous annoncer.

Il leva vivement la tête.

—Vous vous mariez?

—Peut-être; c’est possible; je n’en sais rien!

Elle le fixait toujours avec son regard calme et doux, qui semblait éclairé par un rayonnement intérieur.

—Vous m’avez demandé, tantôt, de ne pas vous parler de l’amour de cette pauvre enfant que nous pleurons. Je dois cependant vous dire qu’elle était si heureuse en se croyant aimée de vous, qu’elle a voulu qu’un peu de son bonheur rejaillît sur les autres. Elle savait, la pauvre chérie, que c’était moi qui avais plaidé votre cause auprès de sa mère, que j’avais lutté vaillamment, loyalement pour elle, et le jour même où elle est tombée malade elle m’a appelée chez elle pour m’exprimer sa reconnaissance.

Le Fanois avait reculé son fauteuil. Il se souleva à demi avec un mouvement irréfléchi; puis il se ravisa et se rassit.

—Continuez, dit-il à voix basse.

—Elle était tellement émue, la pauvre chère petite, qu’elle avait de la peine à trouver ses paroles; mais je devinais bien ce qu’elle voulait me dire, et je l’embrassai, en la priant de se taire et de se calmer. Alors elle me répondit qu’il lui serait impossible de jouir de son propre bonheur sans faire ce qu’elle pouvait pour assurer le mien. Elle me savait presque sans ressources, et ne supportait pas l’idée que je continuasse à vivre aux dépens des autres. Elle avait appris qu’en France une jeune fille ne peut guère se marier sans dot, et elle me pria d’accepter une donation qu’elle glissa dans ma main avec ses pauvres doigts brûlés de fièvre. Sa mine m’inquiétait déjà, et j’acceptai son cadeau avec un baiser, mais sans même jeter un coup d’œil sur le papier. Le lendemain la pneumonie se déclara, et trois jours après, elle était morte. J’avais serré le papier dans mon écritoire, et ce n’est que le jour après l’enterrement que je le regardai.

Elle s’arrêta un instant; puis elle glissa sa main sous les dentelles de son corsage, et en retira une feuille pliée qu’elle remit à Le Fanois.

—Tenez, dit-elle d’une voix tremblante.

Machinalement le jeune homme déplia la feuille, et y jeta un coup d’œil étonné.

—Un million... un million... balbutia-t-il.

—Ma foi, oui. La richesse de ces gens est invraisemblable. Ils vous font des donations d’un million comme ils régleraient la note du boulanger.

Elle se tut et leurs yeux se rencontrèrent.

—C’est comme dans les contes de fée, n’est-ce pas? dit-elle avec un petit rire nerveux.

Le Fanois s’était levé, et lui avait remis le papier d’une main qui tremblait légèrement.

De nouveau, il y eut un silence entre eux. Il était allé s’accouder à la cheminée, tandis que la jeune fille demeurait assise, les mains croisées sur les genoux, la tête légèrement inclinée. Ce fut Le Fanois qui parla le premier.

—Comme je suis heureux pour vous! Vous n’en doutez pas, n’est-ce pas? dit-il d’une voix émue, mais sans se rapprocher de Blanche.

Celle-ci leva lentement la tête et le regarda en rougissant.

—Et votre promesse; l’avez-vous oubliée? demanda-t-elle brusquement.

—Ma promesse?

Les joues de Le Fanois s’inondèrent de sang.

Elle continuait à l’envisager avec ses yeux profonds et tendres, qui semblaient chercher à deviner ce qui se passait en lui. Puis, comme il se taisait toujours, et restait appuyé contre la cheminée, sans faire mine de s’approcher d’elle, elle pâlit subitement et se leva.

—Je vois que vous l’avez oubliée en effet; tant pis! dit-elle en s’efforçant de prendre un ton enjoué, que démentaient ses pauvres yeux subitement voilés de larmes.

Le Fanois, au son de sa voix, se retourna brusquement, et s’avançant vers elle, lui saisit les poignets d’un geste violent et passionné.

—Non, non, je ne l’ai pas oubliée, je ne l’ai pas oubliée! s’écria-t-il, en l’attirant vers lui.

Elle eut un petit cri d’effarement joyeux; puis, au moment où elle allait céder à son étreinte, elle le regarda de nouveau et se jeta en arrière en le repoussant de toute la force de ses bras raidis.

—Mais qu’avez-vous, qu’avez-vous donc? dit-elle d’un ton d’épouvante.

Le Fanois lui tenait toujours les poignets serrés entre ses doigts crispés, et ils restèrent ainsi, un instant, les yeux dans les yeux.

—Jean, qu’avez-vous? Parlez, je vous en supplie! répéta-t-elle, haletante.

Il lâcha brusquement ses mains, et se détourna d’elle avec un geste désespéré.

—J’ai... que j’épouse la mère, dit-il en ricanant.

LES DEUX AUTRES

I

Debout devant la cheminée, Waythorn attendait que sa femme descendît pour passer à la salle à manger. C’était leur première soirée sous son propre toit, et son frémissement intérieur, indice d’une agitation juvénile, l’étonnait lui-même. Il n’était assurément pas vieux,—à peine avait-il plus de trente-cinq ans,—mais il s’était cru arrivé à l’âge où les passions se calment. Cependant, il sentait comme un regain de jeunesse se mêler à la satisfaction tranquille que suscitaient en lui l’atmosphère de son salon fleuri et l’attente du dîner en tête à tête avec sa femme.

La maladie de Lily Haskett, fille d’un premier mariage de Mrs Waythorn, avait brusquement rappelé les nouveaux mariés au cours de leur voyage de noces. D’après le désir exprimé par Waythorn, l’enfant avait été installée chez lui le jour même où il épousait sa mère; et aussitôt, le médecin leur annonçait qu’elle était atteinte de la typhoïde, une typhoïde légère, assurait-on, sans aucun symptôme inquiétant. Lily, dans toute la force de la santé et de ses douze ans, triompherait aisément d’une maladie qui promettait d’être bénigne. La garde émit le même avis, et parla sur un ton si rassurant que, le premier moment de frayeur passé, Alice Waythorn en avait pris son parti avec le plus grand sang-froid. Elle aimait tendrement Lily; son affection pour sa fille avait été un de ses plus grands charmes aux yeux de Waythorn; mais son système nerveux parfaitement équilibré, et dont avait hérité l’enfant, défendait à cette femme essentiellement raisonnable de perdre son temps en craintes vagues et chimériques. Aussi Waythorn s’attendait-il à la voir entrer dans le salon, un peu en retard sans doute pour avoir voulu jeter un dernier coup d’œil sur sa fille, mais aussi placide et parée que si ses lèvres se fussent posées sur un front d’enfant bien portant. Sa sérénité constante lui était un repos; elle compensait la nervosité de sa nature, à lui, quelque peu impressionnable; et tandis qu’il se la représentait penchée sur le lit de Lily, il pensait au baume que devait être sa présence auprès d’un malade; sa démarche seule ramènerait à la santé.

La vie de Waythorn avait été terne, plutôt par l’effet de son tempérament que par celui des circonstances, et il s’était laissé attirer vers Alice par sa gaieté imperturbable, qui entretenait la fraîcheur de sa jeunesse et de son entrain à un âge où les énergies féminines prennent le plus souvent un caractère différent, soit que les femmes perdent de leur activité, soit qu’elles deviennent plus agitées.

Il savait ce que l’on disait d’elle; car, malgré son excellente situation mondaine, la délation, quoique faible et timide, ne l’avait pas épargnée plus que d’autres. Lorsqu’elle avait fait son apparition dans le monde de New-York, il y avait quelque neuf ou dix ans, patronnée par Gus Varick, qui devait devenir son second mari et qui l’avait découverte on ne savait trop où,—à Pittsburg ou à Utica,—la société, tout en acceptant la jolie Mrs Haskett, s’était réservé le droit de désavouer au besoin sa propre sanction. Pourtant, les renseignements qu’on obtint sur elle établirent nettement sa parenté avec une famille parfaitement bien posée, et prouvèrent que son premier divorce était la conséquence inévitable d’un mariage imprudemment conclu à dix-sept ans; et comme on ne savait rien de Mr Haskett, il était facile de le charger de tous les péchés d’Israël.

Le mariage d’Alice Haskett avec Gus Varick lui ouvrit les portes d’une société dont elle souhaitait ardemment faire partie, et pendant plusieurs années les Varick furent le ménage en vogue de la capitale. Malheureusement, l’union fut courte et orageuse, et cette fois le mari eut ses partisans, quoique ses défenseurs convinssent eux-mêmes qu’il n’était pas fait pour le mariage.

Les tribunaux de New-York n’accordant le divorce qu’en cas d’adultère, un divorce y est, pour celui qui l’obtient, comme un brevet de vertu, et Mrs Varick, grâce au demi-veuvage de sa seconde séparation, fut admise à confier ses dernières infortunes conjugales aux oreilles les plus prudes de la ville. Mais lorsqu’on apprit son remariage avec Waythorn il se produisit un revirement momentané. Ses meilleurs amis eussent préféré la voir se confiner dans ce rôle de femme offensée qui lui était aussi séant que des voiles de crêpe à une veuve blonde et rose. Il est vrai qu’un temps suffisant s’était écoulé, et que personne n’osa ou n’eut même l’idée d’insinuer que Waythorn avait supplanté son prédécesseur. Mais on hochait la tête en parlant de lui, et un de ses amis,—un envieux sans doute,—à qui il déclarait avoir pris cette décision en toute connaissance de cause et les yeux ouverts, lui répondit sur un ton narquois:

—Oui, les yeux ouverts et les oreilles bouchées!

Waythorn pouvait sourire devant ces allusions qu’il avait escomptées d’avance. Il savait que la société n’est pas encore faite aux conséquences du divorce, et que, jusqu’au moment où l’usage les aura fait admettre, toute femme qui use de la liberté que lui accorde la loi doit justifier socialement de ses actes par sa propre manière d’être. A ce point de vue, Waythorn avait une confiance complète dans l’habileté de sa femme. Son opinion fut pleinement confirmée, et avant même la célébration du mariage, le cercle d’Alice Varick s’était ouvertement rallié pour la défendre contre la malveillance générale. Elle montra en tout son calme habituel, surmontant les obstacles sans paraître même les voir, et Waythorn, étonné de son sang-froid, songeait avec surprise à toutes ces mesquineries de la vie auxquelles il avait attaché tant d’importance. Il éprouvait maintenant le sentiment de s’être réfugié dans le port du salut, en unissant sa nature moins vivante à celle de sa femme, plus riche et plus ardente, et il se laissait aller à une réelle satisfaction en pensant que, tout à l’heure, sa tâche auprès de Lily accomplie, elle ne rougirait pas de témoigner franchement du plaisir que lui causeraient un bon dîner et sa première soirée dans l’hôtel de son mari.

Mais au moment où elle vint le retrouver, la charmante physionomie de Mrs Waythorn n’exprimait certes pas l’attente de ces joies nouvelles; et bien qu’elle eût mis la robe d’intérieur qui lui allait le mieux, elle ne montrait pas le sourire qui aurait dû l’accompagner. Waythorn ne l’avait jamais vue aussi préoccupée.

—Qu’y a-t-il? demanda-t-il. Lily serait-elle moins bien?

—Non; je sors de sa chambre et je l’ai laissée endormie.

Puis, après une seconde d’hésitation:

—Il m’arrive un ennui, ajouta Mrs Waythorn.

Il avait pris ses mains, et les tenant serrées dans les siennes, il sentit que les doigts de sa femme froissaient un papier.

—Cette lettre? demanda-t-il.

—Oui. Mr Haskett a écrit, ou du moins son avocat.

Waythorn, fort gêné, se sentit rougir. Il lâcha les mains d’Alice:

—A propos de quoi?

—A propos de Lily, qu’il veut voir. Vous savez, le tribunal...

—Oui, oui, interrompit Waythorn, nerveux.

On ne savait rien de Haskett à New-York. On le supposait vaguement resté dans cette obscurité dont sa femme avait été tirée, et Waythorn seul savait qu’il avait abandonné ses affaires à Utica pour s’installer à New-York et se rapprocher ainsi de sa fille. Pendant le temps de sa cour, Waythorn avait bien souvent rencontré à la porte la petite Lily, rose et souriante, partant pour «aller voir papa».

—Je suis désolée, murmura Mrs Waythorn.

Il se ressaisit:

—Que demande-t-il?

—Il veut la voir. Vous savez qu’elle va chez lui une fois par semaine.

—Eh bien! il ne suppose pas qu’elle puisse y aller en ce moment, je pense?

—Non; il a appris qu’elle est malade, et il compte venir ici.

Ici?...

Mrs Waythorn rougit devant le regard de son mari. Ils détournèrent les yeux tous les deux.

—Je crains qu’il n’en ait le droit... Vous verrez...

Et elle lui tendit la lettre.

Waythorn fit un geste de refus. Il regardait vaguement dans le salon doucement éclairé qui, un moment auparavant, lui promettait une intimité si tendre.

—Je suis désolée, répéta Mrs Waythorn. Si Lily avait été transportable...

—Il ne peut en être question, répliqua-t-il avec impatience.

—J’en ai peur.

Ses lèvres se mirent à trembler, et Waythorn sentit qu’il avait été trop sec.

—Il faut qu’il vienne, bien entendu, dit-il. Quel jour?

—Je crains... demain...

—Très bien. Envoyez un mot demain matin.

Le maître d’hôtel annonça le dîner. Waythorn se retourna.

—Venez, vous devez être fatiguée. C’est fort désagréable, mais tâchez d’oublier cela, lui dit-il, en attirant la main de sa femme sous son bras.

—Vous êtes si bon, mon ami; oui, je tâcherai, murmura-t-elle.

Sa physionomie s’éclaira, et lorsqu’elle s’assit à table et regarda son mari par-dessus les fleurs, il vit sur ses lèvres un délicieux sourire.

—Comme tout est joli ici! soupira-t-elle, avec une voix qui trahissait un sentiment de bien-être.

Waythorn s’adressa au maître d’hôtel.

—Le Champagne tout de suite, dit-il. Mrs Waythorn est fatiguée.

Un instant après, leurs yeux se rencontrèrent au-dessus des coupes mousseuses; et il comprit à la limpidité du regard d’Alice qu’elle avait obéi à son désir et avait déjà oublié.

II

Le lendemain matin, Waythorn sortit plus tôt que de coutume. Haskett ne viendrait probablement que dans l’après-midi, mais un sentiment d’appréhension lui fit quitter la maison, et il se proposa de rester dehors toute la journée, peut-être même de dîner à son club. Comme il fermait la porte, il pensa qu’avant qu’il la rouvrît, elle aurait donné accès à un autre homme qui avait autant de droits que lui à la franchir, et cette idée lui causa une véritable répugnance physique.

Il prit le chemin de fer aérien à l’heure des employés et se trouva comprimé au milieu de la cohue humaine. En passant à la Huitième Avenue, l’homme en face de lui descendit; un autre monta à sa place, et Waythorn, levant la tête, reconnut Gus Varick. Ils étaient si près l’un de l’autre que Waythorn ne pouvait pas ne pas voir un léger signe de reconnaissance sur le visage de Varick, dont le genre de vie, plus bohème à présent, avait bouffi les traits autrefois si réguliers. Et après tout... pourquoi ne se seraient-ils pas salués? Ils avaient toujours été en bons termes, et Varick était divorcé avant que Waythorn eût remarqué et courtisé sa femme. Tous deux échangèrent un mot banal sur le désagrément de ces trains perpétuellement bondés, et lorsqu’il se trouva une banquette vide à côté d’eux l’horreur instinctive de la foule grossière poussa Waythorn à s’y asseoir avec Varick.

Ce dernier eut un soupir de soulagement.

—Sapristi! je me croyais vraiment passé à l’état de sardine!

Et il s’appuya en arrière, en regardant Waythorn avec insouciance.

—Je regrette que Sellers soit de nouveau malade, dit-il.

—Sellers?

Waythorn sursauta en entendant le nom de son associé sur les lèvres de Varick.

Celui-ci parut étonné.

—Vous ne le saviez pas pris par une crise de goutte? demanda-t-il.

—Non, j’étais absent, je ne suis revenu qu’hier soir.

Et Waythorn se sentit rougir en pressentant le sourire ironique de Varick.

—Ah! oui, c’est vrai; et Sellers a été pris il y a deux jours. Je crains qu’il ne soit fortement pincé. Et c’est très gênant pour moi en ce moment, car il m’assistait dans une affaire assez importante.

—Ah!

Waythorn se demanda depuis quand Varick s’occupait d’«affaires importantes». Jusqu’à présent, il ne s’était guère mêlé que de spéculations trop insignifiantes pour nécessiter l’intervention de la maison Sellers-Waythorn.

Il se dit que Varick parlait peut-être au hasard, afin de diminuer la contrainte que lui causait un voisinage gênant. Cette contrainte pesait de plus en plus sur Waythorn, et lorsque à Cortlandt Street il aperçut un visage connu et se rendit compte du ridicule de sa situation à côté de Varick, il se leva en marmottant une excuse.

—J’espère que vous trouverez Sellers mieux, lui dit poliment Varick.

Waythorn répondit en balbutiant:

—Si je puis vous aider en quoi que ce soit...

Et il se laissa entraîner sur le quai par la foule qui sortait.

En arrivant à son bureau, il apprit que Sellers, en effet, malade d’une crise de goutte, ne pourrait probablement pas quitter la chambre avant plusieurs semaines.

—Je regrette bien ce contretemps, monsieur Waythorn, lui dit le clerc principal avec un sourire significatif. M. Sellers était désolé à l’idée de vous donner un tel surcroît de besogne en ce moment.

—Oh! cela ne fait rien, se hâta de répondre Waythorn.

Il se réjouissait secrètement de ce travail supplémentaire, et était tout soulagé de penser que, sa journée finie, il lui faudrait, en rentrant, s’arrêter chez son associé.

Comme il se trouva en retard pour déjeuner, il entra dans le premier restaurant qu’il rencontra, au lieu d’aller à son club, et le restaurant étant bondé, le maître d’hôtel le poussa dans le fond de la salle où restait une dernière table inoccupée. A travers la fumée épaisse des cigares, Waythorn ne distingua pas tout d’abord ses voisins, mais en regardant autour de lui il finit par reconnaître Varick. Cette fois, heureusement, ils étaient trop loin l’un de l’autre pour pouvoir causer, et Varick, tourné d’un autre côté, ne l’avait probablement pas vu; mais cette proximité répétée paraissait ironique.

Varick passait pour un fin gourmet. Tandis que Waythorn ne faisait qu’une bouchée d’un repas sommaire, il regarda d’un œil d’envie cet homme qui dégustait lentement chacun des plats qui lui étaient présentés. Waythorn remarqua tout d’abord qu’il se servait délicatement un morceau de camembert crémeux et bien à point; maintenant, il versait son «café double» d’une cafetière en terre brune à deux étages. Il le versait lentement, penchant en avant sa face rubiconde, tandis qu’il tenait le couvercle de la cafetière d’une main blanche et chargée de bagues; puis il allongea l’autre main vers le flacon de cognac posé un peu plus loin, remplit un verre à liqueur, le porta d’abord à ses lèvres, et en versa le reste dans sa tasse.

Waythorn l’observait avec une espèce de fascination. A quoi songeait bien Varick? Ne pensait-il qu’à savourer son café et son cognac? Sa rencontre de la matinée n’avait-elle pas laissé plus de traces dans sa mémoire que sur son visage? Avait-il assez complètement oublié sa femme pour que sa rencontre avec l’homme auquel elle était mariée depuis une semaine à peine ne fût pour lui qu’un simple incident de sa journée?

Tandis qu’il méditait ainsi, une autre idée traversa son cerveau: Varick avait-il jamais rencontré Haskett, comme lui, Waythorn, venait de rencontrer Varick? Cette pensée de Haskett le troubla; il se leva et quitta le restaurant en faisant un détour pour éviter la douce ironie du salut de Varick.

Il était sept heures lorsque Waythorn rentra chez lui. Il se figura que le valet de pied qui lui ouvrit la porte le regardait d’un air narquois.

—Comment va miss Lily? demanda-t-il vivement.

—Bien, monsieur... Un monsieur est venu...

—Dites à Barlow de retarder le dîner d’une demi-heure, interrompit brusquement Waythorn en se hâtant de monter.

Il entra dans sa chambre et s’habilla sans être allé voir sa femme. Lorsqu’il descendit au salon elle y était déjà, fraîche et radieuse. Lily avait passé une si bonne journée que le docteur ne reviendrait que le lendemain.

Pendant le dîner, Waythorn lui parla de la maladie de Sellers et des complications qu’elle entraînerait. Elle l’écouta avec une sympathie attentive, le conjurant de ne pas se laisser fatiguer par le travail supplémentaire, et lui posant quelques vagues questions de femme sur l’organisation de son bureau. Puis elle lui énuméra les détails de la journée de Lily, parla du médecin et de la garde, et lui nomma les personnes qui étaient venues prendre des nouvelles. Jamais il ne l’avait vue plus calme et plus sereine. La joie qu’elle lui témoignait d’être avec lui, joie si complète et si enfantine qu’elle lui contait les détails les plus insignifiants de sa journée, l’émut étrangement.

Après le dîner ils passèrent dans la bibliothèque, où le domestique apporta le café et les liqueurs, qu’il posa sur une table basse devant Alice. Elle paraissait tout particulièrement charmante et jeune dans sa robe rose pâle, qui se détachait sur le cuir de son grand fauteuil. Vingt-quatre heures plus tôt le contraste eût charmé Waythorn...

Il se retourna et choisit un cigare avec un soin affecté.

—Haskett est-il venu? demanda-t-il en tournant le dos à sa femme.

—Oui, il est venu.

—Vous ne l’avez pas vu, naturellement?

Elle hésita un instant.

—J’ai envoyé la garde lui parler.

Ce fut tout; il ne restait rien à lui demander. Il revint vers elle et alluma son cigare. Enfin, dans tous les cas, cette visite ne se renouvellerait pas avant huit jours. Il tâcherait de n’y pas penser. Elle leva les yeux vers lui toute souriante, et le teint un peu plus coloré que de coutume.

—Vous voulez votre café, mon ami?

Il s’appuya contre la cheminée et l’observa pendant qu’elle tenait la cafetière. La lumière se jouait sur ses bracelets et donnait des reflets d’or à ses cheveux blonds. Qu’elle était souple et mince, et comme chacun de ses mouvements se fondait dans le mouvement suivant! Tout en elle formait un harmonieux ensemble, et Waythorn, perdant déjà le souvenir de Haskett, n’éprouvait plus en la regardant que la joie de la possession. Oui, elles étaient à lui, ces mains blanches aux gestes gracieux, à lui l’auréole de ces cheveux, à lui ces yeux et ces lèvres...

Elle posa la cafetière, et prenant le flacon de cognac, elle remplit un verre à liqueur, qu’elle versa dans le café de son mari.

Waythorn poussa une exclamation.

—Qu’y a-t-il? demanda-t-elle interloquée.

—Rien... seulement, je ne prends pas mon cognac dans mon café.

—Oh! que je suis bête! s’écria-t-elle.

Leurs yeux se rencontrèrent, et elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.

III

Dix jours plus tard, M. Sellers, toujours retenu à la chambre par la goutte, pria Waythorn de passer chez lui en allant à ses affaires.

Le chef de l’association, assis au coin de la cheminée avec son pied bandé, salua son visiteur d’un air embarrassé.

—Mon cher, je suis désolé d’être obligé de vous demander un service gênant.

Waythorn se tut, et l’autre reprit, après un silence pendant lequel il cherchait visiblement à préparer ses phrases:

—Le fait est que, lorsque je suis tombé malade, j’avais entrepris une affaire assez compliquée pour... Gus Varick.

—Oui... et après? dit Waythorn, en voulant le mettre à l’aise.

—Eh bien! voici ce qui s’est passé. Varick est venu me trouver la veille du jour où j’ai été pris par cette crise de goutte. Il devait avoir eu quelque bon «tuyau», car il avait précisément gagné environ cent mille dollars. Il vint me demander mon avis, et je lui conseillai de s’adresser à Vanderlyn.

—Ah! diable! s’écria Waythorn.

Il comprit en un clin d’œil ce qui s’était passé.

L’affaire était tentante, mais exigeait des négociations. Il écouta avec calme Sellers, qui lui expliquait la situation, et lorsque ce dernier eut terminé, il demanda:

—Vous croyez que je devrais voir Varick?

—Je ne pense pas que je puisse le voir encore moi-même. Le docteur est inflexible sur ce point, et cette affaire ne peut attendre. Il m’en coûte de vous demander ce service, mais au bureau vous êtes le seul à connaître la chose à fond.

Waythorn resta un instant silencieux. Il lui importait fort peu que Varick fît de bons placements, mais il fallait aussi penser à la réputation de la maison Sellers-Waythorn, et il trouvait difficile de refuser à son associé le service qu’il lui demandait.

—Très bien, répondit-il, je le verrai.

Dans l’après-midi de ce même jour, Varick, appelé par téléphone, vint au bureau. Waythorn, l’attendant dans son cabinet, se demandait ce qu’en pensaient les jeunes clercs. Au moment de son mariage les journaux avaient appris au public tous les détails des précédentes mésaventures conjugales de Mrs Waythorn, et il se rendait compte des sourires qu’esquisseraient les visages des jeunes en introduisant Varick dans son cabinet.

Varick se comporta à merveille. Il paraissait à l’aise, sans pour cela manquer de dignité, et Waythorn avait conscience de faire lui-même moins bonne contenance. Varick n’ayant aucune habitude des affaires, l’entretien dura environ une heure, pendant laquelle Waythorn lui expliqua avec une précision scrupuleuse tous les détails de la transaction proposée.

—Je vous suis infiniment reconnaissant, lui dit Varick en se levant. Le fait est que je ne suis guère habitué à manier de grosses sommes d’argent, et je ne veux pas me laisser dindonner.

Il sourit, et Waythorn fut obligé de reconnaître la bonhomie de ce sourire.

—Il me paraît assez singulier et agréable de pouvoir payer comptant ce que je dois, continua Varick. J’aurais vendu mon âme il y a quelques années pour avoir cette chance-là.

Cette allusion fit tressaillir Waythorn.

Il avait bien entendu raconter qu’une des causes principales du divorce des Varick avait été un manque d’argent, mais cependant il ne lui semblait pas que Varick eût prononcé ces paroles avec intention. Il lui paraissait plus naturel d’admettre que le simple désir d’éviter la question délicate l’avait conduit à une phrase ambiguë. Waythorn ne voulut pas se montrer en reste de politesse.

—Nous ferons de notre mieux pour vous aider, dit-il. Je vous crois engagé dans une excellente affaire.

—Oh! j’en suis convaincu. Et je vous remercie infiniment...—Varick s’arrêta embarrassé.—Je pense que la chose est réglée maintenant, mais si...

—S’il arrive quoi que ce soit avant la rentrée de Sellers à son bureau, je vous reverrai moi-même, répondit tranquillement Waythorn.

Il n’était pas fâché, en fin de compte, de paraître le plus à l’aise des deux.

. . . . . . . . . . . . .

La maladie de Lily suivait tranquillement son cours, et à mesure que le temps s’écoulait Waythorn s’habituait à l’idée de la visite hebdomadaire de Haskett. La seconde fois, il était resté dehors très tard, et à son retour il avait questionné sa femme sur cette visite. Elle répondit aussitôt que Haskett s’était borné à voir la garde en bas, le médecin ne permettant à personne de pénétrer dans la chambre de l’enfant avant la fin de la période d’ascension de la fièvre.

La semaine suivante, Waythorn se souvint le matin du jour fixé pour la visite paternelle, mais il n’y pensait plus en rentrant dîner.

L’enfant parvint quelques jours plus tard à la période de déclin; la fièvre diminua sensiblement, et la petite malade fut considérée comme hors de danger et en pleine voie de convalescence. Dans la joie de cette résurrection Waythorn oublia totalement les visites de Haskett, et un après-midi, en rentrant chez lui, il se rendit directement à la bibliothèque sans remarquer dans l’antichambre un parapluie et un chapeau défraîchi.

Il trouva dans la bibliothèque, assis au bord d’une chaise, un petit homme tout à fait quelconque, avec une barbiche grise et rare. L’étranger aurait pu être un accordeur de piano ou quelque employé subalterne préposé à l’entretien de la maison. Il regarda Waythorn à travers ses lunettes d’or et dit doucement:

—Monsieur Waythorn, je pense? Je suis le père de Lily.

Waythorn rougit.

—Oh! balbutia-t-il, fort gêné.

Il s’arrêta, ne voulant pas paraître mal élevé. Intérieurement, il cherchait à faire accorder le Haskett actuel avec l’image qu’il s’était figuré du premier mari de sa femme. Il se l’était représenté, d’après quelques mots d’Alice, comme un homme dur et violent.

—Je regrette de m’imposer ainsi, reprit Haskett, avec une politesse de petit boutiquier.

—Inutile de vous excuser, répondit Waythorn, se ressaisissant. Je suppose que la garde est prévenue.

—Je le pense; je puis attendre, dit Haskett.

Il parlait sur un ton résigné, comme si la vie avait usé sa force de résistance.

Waythorn restait sur le seuil de la pièce, ôtant ses gants nerveusement.

—Je regrette qu’on vous ait fait attendre, répliqua-t-il. Je vais envoyer chercher la garde.

Et comme il ouvrait la porte, il ajouta avec un effort:

—Je suis content que nous puissions vous donner de bonnes nouvelles de Lily.

Il glissa sur le mot «nous» que Haskett ne parut pas remarquer.

—Merci, monsieur Waythorn. Cela a été, en effet, pour moi, une grande préoccupation.

—Enfin, ce cauchemar est passé maintenant, et Lily sera bientôt en état d’aller vous voir.

Waythorn salua et sortit.

En entrant dans sa chambre il se jeta dans un fauteuil en soupirant lourdement. Cette sensibilité presque féminine qui lui était naturelle, et le faisait souffrir profondément des circonstances de la vie, lui était odieuse. Il savait bien en se mariant que les précédents maris de sa femme étaient de ce monde, il savait qu’avec les contacts si fréquents de l’existence moderne il avait cent chances contre une de rencontrer l’un ou l’autre, et cependant ce rapide tête-à-tête avec Haskett le bouleversait autant que si la loi n’avait pas aimablement aplani pour eux tous les embarras d’une rencontre.

Waythorn se leva tout d’un coup de son siège et se mit à arpenter la chambre. Il n’avait certainement pas autant souffert de ses deux rencontres avec Varick. C’était sans doute la présence de Haskett dans sa propre maison qui rendait la situation intolérable. Il s’arrêta, entendant des pas dans le corridor.

—Par ici, monsieur, s’il vous plaît, disait la garde. On conduisait Haskett là-haut! Tous les coins de sa maison lui étaient ouverts! Waythorn s’affaissa dans un autre fauteuil, regardant devant lui dans le vide. Sur sa table de toilette était une photographie d’Alice, faite au moment où il avait commencé à la connaître. Elle s’appelait alors Alice Varick, et comme il voyait en elle une créature fine et exquise! Elle portait au cou les perles de Varick, ces perles que, sur les instances de Waythorn, elle lui avait rendues avant son mariage. Haskett lui avait-il donné des bijoux? et dans ce cas, qu’étaient-ils devenus? se demandait Waythorn. Il ne connaissait rien de la situation passée et présente de cet homme, mais d’après son apparence et sa manière de parler Waythorn pouvait reconstituer avec assez de précision les débuts du premier mariage d’Alice. Et il se rendit compte avec un tressaillement pénible qu’il y avait, à l’arrière-plan de son existence, une page de sa vie toute différente de celle où il l’avait rencontrée pour la première fois. Varick, quels qu’aient été ses torts, était un «monsieur» dans le sens convenu et traditionnel du terme, dans le sens qui, chose curieuse! paraissait à ce moment même avoir une importance capitale aux yeux de Waythorn. Lui et Varick avaient les mêmes habitudes sociales, parlaient le même langage, comprenaient les mêmes allusions. Mais l’autre!... Malgré lui, Waythorn avait remarqué que l’autre portait au cou une cravate toute faite, monté sur élastique. Pourquoi ce détail grotesque symboliserait-il l’individu? Waythorn s’en voulait de cette remarque mesquine de sa part, mais ce détail de la cravate s’imposait à lui comme une clef qui lui ouvrait la porte sur le passé d’Alice. Il la voyait Mrs Haskett, assise dans le «front parlour» bourgeois, avec son meuble de peluche, son piano et un exemplaire de «Ben-Hur» sur la table du milieu. Il se la figurait partant pour le théâtre avec Haskett, ou peut-être même à un «church sociable»: elle, avec un grand chapeau à plumes, Haskett en redingote fripée, et au cou le nœud tout fait monté sur élastique. Au retour, il les voyait s’arrêter devant les magasins brillamment éclairés, ou s’attardant aux photographies des actrices en vogue de New-York. Le dimanche après-midi, Haskett devait emmener sa femme se promener, en poussant devant lui la voiture laquée de l’enfant, et Waythorn se représentait les gens avec lesquels ils devaient flâner et causer. Il se figurait Alice, toujours jolie dans sa robe adroitement confectionnée d’après un journal de modes de New-York, mais irritée contre son existence mesquine, regardant les autres femmes avec mépris, et se sentant faite pour une situation sociale toute différente.

Ce qui le frappait, surtout, c’était la manière dont elle s’y était prise pour dissimuler cette période de sa vie passée avec Haskett. Il lui semblait que toute sa personne, tous ses mouvements, toutes ses allusions, toutes ses paroles fussent la négation voulue de cette phase de sa vie. Si elle avait nié avoir été la femme de Haskett elle n’eût guère été plus convaincue de mensonge que par la dissimulation systématique de cette partie de son existence.

Waythorn se leva, ne voulant pas s’arrêter à cette analyse cruelle. De quel droit se représentait-il Alice sous ce jour fantastique, et la jugeait-il ensuite d’après cette image?

Elle n’avait parlé que vaguement de son premier mariage; elle s’était bornée à dire, et avec des réticences, que son union avait été malheureuse, que Haskett avait fauché ses jeunes illusions... Il était regrettable pour la tranquillité d’esprit de Waythorn que l’apparence inoffensive de Haskett fût venue éclairer d’un jour imprévu la nature de ces illusions. Un homme aime mieux s’imaginer que sa femme a été martyrisée par son premier mari que de croire le contraire.

IV

—Monsieur Waythorn, je n’aime pas cette gouvernante française de Lily.

Haskett, humble et soumis, se tenait debout dans la bibliothèque, tournant et retournant entre ses mains son chapeau défraîchi.

Waythorn, surpris dans son fauteuil, un journal du soir sur les genoux, jeta un regard interloqué sur son visiteur.

—Excusez-moi de vous avoir demandé, continua Haskett; c’est la dernière fois que je viens ici, et j’ai pensé que, si je pouvais vous dire deux mots, cela vaudrait mieux que d’écrire à l’avoué de Mrs Waythorn.

Waythorn se leva, mal à l’aise. Il n’aimait pas non plus la gouvernante française, mais là n’était pas la question.

—Je n’en suis pas aussi sûr, répondit-il sèchement; mais puisque vous me le demandez, j’exprimerai votre désir à ma femme.

Il hésita à employer le pronom possessif en s’adressant à Haskett. Ce dernier soupira.

—Je ne sais si cela servira à grand’chose; elle n’a pas paru s’en soucier quand je lui ai parlé.

Waythorn rougit:

—Quand l’avez-vous vue? demanda-t-il brusquement.

—Pas depuis le premier jour où je suis venu voir Lily, dès qu’elle est tombée malade. J’ai fait observer ce jour-là à Mrs Waythorn que la gouvernante me déplaisait.

Waythorn ne répondit pas. Il se rappela très clairement avoir demandé à sa femme, après la première visite de Haskett, si elle l’avait vu. Elle lui avait donc menti ce jour-là, mais elle avait, depuis, respecté ses volontés, et cet incident jetait une lumière nouvelle sur son caractère. Il était persuadé qu’elle n’aurait pas vu Haskett ce jour-là si elle eût soupçonné la répugnance de son mari pour cette entrevue; mais ce manque de perspicacité de sa part fut aussi désagréable à Waythorn que la découverte du mensonge.

—Je n’aime pas cette personne, répétait Haskett avec une douce insistance. Elle n’est pas franche, monsieur Waythorn, elle apprendra à l’enfant la dissimulation. J’ai déjà remarqué en Lily un changement fâcheux; elle cherche trop à être agréable à tout le monde, et elle ne dit plus toujours la vérité, elle qui était la plus droite au monde, monsieur Waythorn...—Il s’arrêta, la voix un peu étranglée.—Non pas que je veuille l’empêcher de recevoir une éducation soignée, ajouta-t-il.

Waythorn fut touché.

—Je regrette, monsieur Haskett, mais je ne vois franchement pas ce que je peux faire.

Haskett hésita. Puis il posa son chapeau sur la table, et s’avança devant la cheminée où se tenait Waythorn. Il n’y avait rien d’agressif dans son attitude: c’était seulement un homme timide, résolu à prendre une décision nette dans une affaire d’importance.

—Vous pouvez faire une chose, monsieur Waythorn, dit-il. Vous pouvez rappeler à Mrs Waythorn que, par un décret du tribunal, j’ai voix au chapitre en ce qui concerne l’éducation de Lily.

Il s’arrêta et reprit:

—Je ne suis pas de ceux qui mettent toujours leurs droits en avant, monsieur Waythorn; je le trouverais d’ailleurs déplacé de la part d’un homme qui n’a pas su les maintenir. Mais, en ce qui concerne l’enfant, c’est différent. Je n’ai jamais cédé sur ce point, et je ne céderai jamais.

. . . . . . . . . . . . .

Cette scène avait fortement ébranlé Waythorn. Honteusement, et par des voies indirectes, il avait appris sur le passé de Haskett beaucoup de détails qu’il ignorait jusqu’alors; et tout ce qu’il découvrait sur lui lui était favorable. Ce petit homme, pour être près de sa fille, avait vendu sa part dans une affaire des plus prospères à Utica et accepté un modeste emploi de commis dans une fabrique de New-York. Il habitait en meublé une rue pauvre de la ville et ne voyait presque personne. Sa passion pour Lily était l’unique objet de sa vie. Waythorn eut l’impression que ses investigations sur Haskett ressemblaient fort à une inquisition ténébreuse faite à la faveur d’une lanterne sourde dans le passé de sa femme. Mais il voyait maintenant qu’il y restait des profondeurs que sa lanterne n’avait pas explorées. Il ne s’était jamais enquis des circonstances exactes du premier divorce d’Alice. En apparence tout avait été correct et honorable. C’était elle qui avait obtenu le divorce et la garde de l’enfant. Mais Waythorn savait fort bien toutes les restrictions que peut dissimuler un verdict de ce genre; et le simple fait que Haskett conservait un droit sur sa fille impliquait un compromis non avoué. Waythorn était un idéaliste. Il se refusait toujours à croire aux éventualités désagréables jusqu’au moment où il se trouvait en face d’elles, et il en déduisait alors une série de conséquences fantastiques. Les journées qui suivirent sa découverte furent hantées par d’effrayants fantômes, et il résolut, pour les chasser, d’évoquer tous ces spectres en présence de sa femme. Lorsqu’il lui fit part de la requête de Haskett, une flamme de colère éclaira le visage habituellement placide de Mrs Waythorn, mais elle se ressaisit aussitôt, et s’exprima seulement avec un léger frémissement de mère outragée.

—Il n’agit vraiment pas en homme du monde, dit-elle.

Le mot irrita Waythorn.

—Cela n’a rien à y voir. C’est une question de droit.

Elle murmura:

—Ce n’est pas comme s’il pouvait jamais être d’aucune utilité à Lily.

Cette réponse froissa Waythorn plus profondément.

—La question est celle-ci: quelle autorité a-t-il sur elle? répéta-t-il.

Elle baissa les yeux, en se tortillant un peu sur sa chaise.

—Je veux bien le voir; je croyais que vous vous y opposiez, balbutia-t-elle.

En un clin d’œil il comprit qu’elle connaissait l’étendue des droits de Haskett; peut-être n’était-ce pas la première fois qu’elle y résistait.

—Que je m’y oppose ou non, cela n’importe en rien, répondit-il froidement. Si Haskett a voix au chapitre, il faut le consulter.

Elle éclata en sanglots, et il vit qu’elle s’attendait à être considérée par lui comme une victime.

. . . . . . . . . . . . .

Haskett n’abusa pas de ses droits. Dans son for intérieur, Waythorn avait prévu qu’il ne le ferait pas. Mais la gouvernante fut renvoyée, et, de temps en temps, le petit homme demandait à voir Alice. Après la première explosion d’indignation elle accepta la situation avec la facilité d’assimilation qui lui était habituelle. Waythorn avait une fois pris Haskett pour un accordeur de piano, et au bout d’un ou deux mois Mrs Waythorn parut, elle aussi, le considérer comme faisant partie du personnel de la maison. Waythorn ne pouvait s’empêcher de respecter cette ténacité paternelle. Au début il avait cherché à se persuader que Haskett «mijotait un coup», qu’il poursuivait un but déterminé en voulant s’assurer l’entrée de la maison. Mais au fond de son cœur Waythorn était bien convaincu de la sincérité de sentiments de Haskett, et il devinait même, en ce dernier, un mépris profond des avantages que ses relations avec les Waythorn pourraient lui offrir. Sa droiture d’intention rendait cet homme invulnérable, et son successeur dut l’accepter comme une charge attachée à la propriété.

. . . . . . . . . . . . .

Sellers s’embarqua pour l’Europe pour se remettre de sa goutte, et l’affaire de Varick resta aux mains de Waythorn. Les négociations furent longues et compliquées, et nécessitèrent des entretiens fréquents entre les deux hommes; l’intérêt de l’association empêcha Waythorn de conseiller à son client de transférer l’affaire dans une autre maison. Varick fit bonne contenance jusqu’au bout. Pendant les moments de relâche la vulgarité de son naturel reparaissait, et Waythorn redoutait ses éclats de gaieté; mais dans les discussions d’affaires Varick montrait de l’intelligence, de la précision, et faisait preuve d’une déférence flatteuse pour le jugement de Waythorn. Leurs relations étant établies sur un tel pied d’affabilité, il aurait été absurde de la part des deux hommes de s’ignorer dans le monde. La première fois qu’ils se rencontrèrent dans un salon, Varick renoua avec Waythorn avec tant d’aisance que le coup d’œil reconnaissant de la maîtresse de maison obligea celui-ci d’y répondre avec la même bonne grâce. A partir de ce moment, ils se croisèrent fréquemment, et un soir, pendant un bal, Waythorn, errant dans un des salons éloignés, trouva Varick assis à côté d’Alice. Elle rougit un peu et balbutia quelques mots, mais Varick salua Waythorn sans se lever, et ce dernier continua sa promenade.

Au retour, dans la voiture, sa nervosité éclata.

—Je ne savais pas que vous parliez à Varick, dit-il.

Elle répondit, légèrement émue:

—C’est la première fois. Le hasard a voulu qu’il fût à côté de moi; je ne savais que faire. C’est si gênant de se trouver partout ensemble, et il m’a dit que vous aviez été très aimable pour lui dans une question d’affaires.

—Ceci est différent, dit Waythorn.

Elle se tut un instant.

—Je ferai ce qui vous plaira, répondit-elle avec soumission. Je croyais seulement moins gênant de lui parler quand nous nous rencontrons.

Cette docilité commençait à exaspérer Waythorn. N’avait-elle donc aucune volonté? Ne s’était-elle pas tracé une ligne de conduite envers ces deux hommes? Elle avait accepté Haskett, accepterait-elle aussi Varick? C’était «moins gênant», disait-elle, et son instinct la poussait à éviter ou à tourner les difficultés. D’un trait de lumière, Waythorn comprit comment cet instinct s’était développé en elle. Cette élasticité à tout accepter n’était que le résultat de trop de tensions diverses. Alice Haskett, Alice Varick, Alice Waythorn, elle avait été tour à tour ces trois personnes, et elle avait perdu sous chacun de ces noms un peu de son caractère, un peu de sa personnalité, un peu de ce «moi» intime où se cache le dieu inconnu.

—Oui, vous avez raison, il vaut mieux parler à Varick, répondit Waythorn d’un ton las.

V

L’hiver s’avançait, et dans le monde on profitait de la cordialité de Waythorn à l’égard de Varick. Les maîtresses de maison leur étaient reconnaissantes d’aplanir ainsi une difficulté sociale, et l’on tint Mrs Waythorn pour un modèle de tact et de bon goût. Quelques esprits caustiques ne purent résister à la plaisanterie de jeter Varick dans les bras de son ancienne femme; d’autres déclarèrent que tous deux trouvaient du sel à ces nouvelles relations. Mais la conduite de Mrs Waythorn demeurait irréprochable; elle n’évitait ni ne recherchait Varick, et Waythorn lui-même fut obligé de reconnaître qu’elle avait découvert la solution du problème social le plus récent.

Il n’avait d’ailleurs guère songé à ce problème en l’épousant, et s’imaginait naïvement qu’une femme peut, comme un homme, rompre avec son passé. Mais il constatait à présent qu’Alice était liée au sien par des nœuds qui ne se pouvaient défaire, et par les marques ineffaçables que lui avaient imprimées ses deux maris. Avec une ironie amère Waythorn se compara à un membre de syndicat. Il avait plusieurs parts sur la personnalité de sa femme, et ses prédécesseurs étaient ses associés dans l’affaire. Si la passion avait été un des facteurs de cette transaction il ne se serait pas senti aussi amoindri; mais le fait qu’Alice changeait de mari comme on change de domestique donnait à sa situation un cachet de médiocrité humiliante. Il aurait pu lui pardonner des fautes, des folies; il aurait admis qu’elle résistât à Haskett, qu’elle cédât à Varick, mais il ne comprenait pas sa passivité et son tact constant. Elle lui rappelait le jongleur qui jongle avec des lames: seulement, cette fois, les lames étaient émoussées, et elle savait qu’elles ne la blesseraient jamais.

Puis, peu à peu, l’habitude revêtit sa sensibilité d’une enveloppe protectrice: s’il achetait la paix de son ménage par la perte de ses illusions, il attachait chaque jour plus de prix à cette paix et sacrifiait ses illusions avec moins de regrets. Il avait petit à petit accepté sa situation et ne s’indignait plus de ses rapports forcés avec Haskett et Varick, se contentant, comme d’une faible vengeance, de tourner la chose en ridicule. Il en arrivait même à se demander s’il ne valait pas mieux posséder le tiers d’une femme qui a appris par expérience à rendre son mari heureux, qu’une femme entière, forcément moins experte en cet art.

Car il le considérait comme un art, fait, ainsi que tous les autres, de concessions, d’éliminations, d’embellissements, de lumières et d’ombres habilement ménagées. Sa femme était passée maîtresse en cet art, et il savait parfaitement à quelle école elle devait son talent.

Il cherchait même à remonter à la source de ses expériences, et à distinguer les diverses influences qui s’étaient combinées pour créer la joie de son foyer. Il comprenait que la nature commune de Haskett faisait apprécier à Alice la bonne éducation, tandis que le cynisme et les théories libérales de Varick sur le mariage lui avaient appris à aimer les vertus conjugales; de sorte que Waythorn se sentait redevable à ses prédécesseurs des différents avantages qui rendaient sa vie facile, sinon romanesque.

A partir de ce moment il accepta tout, complètement et sans la moindre révolte. Il cessa de se satiriser lui-même, le temps calmant l’ironie de la situation et la plaisanterie perdant sa saveur en même temps que son acuité. La vue du chapeau de Haskett, dans l’antichambre, ne le troublait même plus, et le chapeau s’y voyait fréquemment à présent, car il avait été jugé préférable que le père de Lily vînt rendre visite à sa fille au lieu de recevoir l’enfant chez lui. Waythorn, consulté à ce sujet, avait accepté l’arrangement, et fut même surpris de n’en être pas affecté. Haskett restait toujours d’une discrétion parfaite, et les quelques personnes qui le rencontraient dans l’escalier ignoraient même qui il était. Waythorn ne savait pas si Alice le voyait souvent, mais lui-même se trouvait rarement devant lui.

Pourtant, un après-midi, il apprit, en rentrant, que le père de Lily l’attendait, et il trouva dans la bibliothèque Haskett, comme toujours assis au bord d’une chaise. Waythorn lui était d’ailleurs reconnaissant de son attitude réservée.

—J’espère que vous m’excuserez, monsieur Waythorn, dit Haskett en se levant. Je voulais voir Mrs Waythorn à propos de Lily, et votre domestique m’a prié de l’attendre ici.

—C’est tout naturel, répondit Waythorn, se rappelant que la rupture d’un tuyau, le matin même, avait livré le salon aux ouvriers.

Il ouvrit son étui à cigares et le tendit à Haskett; ce dernier y prit un cigare, et ce simple fait parut resserrer davantage les relations des deux hommes.

La fin de cette journée de printemps ayant ramené un peu de fraîcheur, Waythorn invita Haskett à se rapprocher du feu. Il cherchait une excuse pour se retirer et le laisser seul; mais il était fatigué, il avait froid, et, après tout, le petit personnage insignifiant ne le gênait plus.

Tout en fumant, les deux hommes s’étaient laissé aller à une intimité presque inconsciente, quand la porte s’ouvrit brusquement, et Varick entra.

Waythorn se leva. C’était la première fois que Varick pénétrait dans sa maison, et l’étonnement de le voir, joint à l’inopportunité singulière de sa venue, fit renaître la sensibilité émoussée de Waythorn. Il regarda fixement son interlocuteur sans rien dire.

Varick paraissait trop préoccupé pour remarquer l’embarras du maître de la maison.

—Mon cher ami! s’écria-t-il d’un ton plein d’expansion, je vous fais toutes mes excuses de fondre sur vous de cette manière; mais il était trop tard pour vous joindre à votre bureau et j’ai pensé...

Il aperçut Haskett et s’arrêta en rougissant jusqu’à la racine de ses rares cheveux blonds. En un clin d’œil il eut repris son sang-froid et salua légèrement. Haskett rendit le salut, et Waythorn cherchait encore à retrouver l’usage de la parole, lorsqu’un valet de pied entra, portant la table à thé.

Cette diversion fut d’un heureux effet sur les nerfs de Waythorn.

—Pourquoi diable apportez-vous cela ici? demanda-t-il sèchement.

—Je prie monsieur de m’excuser, mais les plombiers travaillent encore dans le salon, et Mrs Waythorn a donné l’ordre de préparer le thé ici.

Le ton respectueux du domestique rappela Waythorn à la raison.

—Ah! très bien, dit-il.

Et le valet de pied se mit en devoir de déplier la table et d’y poser les accessoires indispensables du thé. Pendant le temps de ces préparatifs, les trois hommes restèrent debout, suivant machinalement des yeux les mouvements du domestique. Waythorn, pour rompre le silence, demanda à Varick:

—Puis-je vous offrir un cigare?

Waythorn chercha une allumette, mais n’en voyant pas, il alluma avec son propre cigare celui du nouveau venu. Haskett, un peu en arrière, restait tranquillement à sa place, regardant de temps en temps le feu de son cigare, et s’approchant quelquefois de la cheminée pour y secouer ses cendres.

Enfin le valet de pied se retira et Varick commença, sans attendre davantage:

—Si je pouvais vous dire deux mots de cette affaire...

—Parfaitement, bégaya Waythorn... dans la salle à manger...

Mais au moment où il mettait la main sur le bouton de la porte, elle s’ouvrit de nouveau, livrant passage à Mrs Waythorn.

Alice s’avançait, fraîche et souriante dans son costume de ville, tandis que de son boa rejeté en arrière s’échappait un parfum subtil.

—Prendrons-nous le thé ici? demanda-t-elle.

Puis elle aperçut Varick, et accentua son sourire, comme pour voiler par là son tressaillement de surprise.

—Tiens! comment allez-vous? dit-elle d’un ton dégagé.

Pendant qu’elle tendait la main à Varick, elle vit Haskett derrière lui. Son sourire se glaça un instant, pour reparaître bien vite, accompagné d’un regard oblique lancé à Waythorn.

—Comment allez-vous, monsieur Haskett? dit-elle, en lui donnant une poignée de main sensiblement moins cordiale.

Les trois hommes, fort gênés, restèrent debout devant elle. Varick, toujours le plus maître de lui, finit par se lancer dans une phrase explicative.

—Nous... j’avais à voir Waythorn un instant au sujet d’une affaire, balbutia-t-il en rougissant.

Haskett s’avança, avec son air habituel de doux entêtement:

—Je suis désolé de vous importuner, mais vous m’aviez fixé vous-même le rendez-vous à cinq heures.

Et il indiquait avec résignation la pendule de la cheminée.

Alice dissipa la gêne générale avec son geste charmant d’aimable maîtresse de maison.

—Je suis navrée, dit-elle, je suis toujours en retard,—mais il faisait si beau dehors!

Elle ôta ses gants, gracieuse, et cherchant à se faire pardonner, répandant autour d’elle une atmosphère d’aise et de bien-être qui fit disparaître le ridicule de la situation.

—Mais avant de parler affaires, ajouta-t-elle gaiement, je suis sûre que vous avez tous besoin d’une tasse de thé.

Elle se laissa choir dans sa chaise basse près de la table à thé, et les deux visiteurs, attirés par son sourire, s’avancèrent pour prendre de ses mains les tasses qu’elle leur offrait.

Elle regarda Waythorn, qui s’approcha aussi, et prit la troisième tasse en riant.

ÉCHÉANCE

I

—La loi qui régira le mariage de l’avenir sera: «Ne sois pas infidèle envers toi-même.»

On entendit dans l’atelier un discret murmure d’approbation, et à travers la fumée des cigarettes Mrs Clément Westall put entrevoir son mari, descendant de son estrade improvisée, et entouré par un groupe de femmes qui l’accablaient de compliments. Les conférences très originales que faisait Westall sur «La nouvelle morale» avaient attiré autour de lui un curieux assemblage de ces gens mentalement inoccupés qui, selon sa propre expression, aiment à trouver leur nourriture intellectuelle toute préparée. Ces conférences avaient eu une origine toute fortuite. On savait les idées de Westall «avancées», mais ces idées n’étaient pas destinées à la publicité. De l’avis de sa femme, il avait même poussé jusqu’à la pusillanimité sa crainte que ses idées personnelles ne nuisissent à sa situation; et voilà que tout récemment il se manifestait chez lui une curieuse tendance à dogmatiser, à jeter le gant, à faire étalage de son code particulier à la face du monde. Comme on est sûr d’avoir un nombreux auditoire dès que l’on choisit pour sujet «Les relations des deux sexes», quelques amis enthousiastes lui avaient persuadé de divulguer des opinions qui n’avaient été encore discutées que dans les salons, en les résumant dans une série de conférences à l’atelier Van Sideren.

Le ménage Herbert Van Sideren n’avait, socialement parlant, sa raison d’être que par son atelier. La principale valeur des œuvres de Van Sideren, en effet, était de servir d’accessoires à une mise en scène qui distinguait les réceptions de sa femme des corvées mondaines du tout New-York élégant, et lui permettait d’offrir à ses amis du «whiskey-and-soda» au lieu de thé.

Mrs Van Sideren, pour sa part, était passée maître dans l’art de tirer parti de cette atmosphère toute spéciale que créent un mannequin et un chevalet. Si parfois l’illusion lui paraissait difficile à maintenir, et si elle perdait courage au point de désirer qu’Herbert fût réellement un artiste, elle dominait vite cette faiblesse en appelant à la rescousse quelque nouveau talent, quelque secours étranger qui vînt renforcer l’impression «artistique» dont il fallait que son atelier fût imprégné. C’est en cherchant ce secours qu’elle avait mis le grappin sur Westall, à la grande surprise de sa femme.

Il était implicitement admis dans le cercle des Van Sideren que toutes les audaces artistiques étaient permises, aussi bien celles d’un moraliste qui proclamait le mariage immoral que celles du peintre dont les ciels eussent été verts et les prairies violettes. Le clan des Van Sideren était las du convenu dans l’art comme dans la conduite.

Julia Westall avait depuis longtemps des idées toutes personnelles sur l’immoralité du mariage, et pouvait, à juste titre, revendiquer son mari comme disciple. Dès le début de leur union elle lui en avait secrètement voulu de ne pas se rallier à sa nouvelle foi, et l’aurait volontiers accusé de lâcheté morale pour ne s’être pas fait aux convictions dont leur mariage devait être la preuve. C’était dans tout le feu de la propagande, alors que—sentiment bien féminin!—elle voulait faire une loi de sa désobéissance même. Aujourd’hui, sans savoir pourquoi, ses idées avaient changé; mais comme c’était une femme qui, avant de céder à ses impulsions, tenait à se les expliquer, elle se donna pour excuse qu’elle ne voulait pas que le vulgaire interprétât mal son credo. A ce point de vue, elle était forcée de reconnaître que la masse faisait partie de ce vulgaire, et qu’à un très petit nombre d’élus seulement elle pourrait confier la défense d’une doctrine aussi occulte. Et c’est juste à ce même moment que Westall, dévoilant des principes qu’il avait jadis tenus secrets, avait jugé à propos de rompre les barrières les plus fermées et de colporter lesdits principes à tous les coins de rue!

Ce fut sur Una Van Sideren que se concentra tout le ressentiment de Mrs Westall.

Pourquoi donc assisterait-elle à ces conférences? Ce n’était vraiment pas convenable pour une jeune fille. (Mrs Westall retombait ainsi, malgré elle, dans le vocabulaire conventionnel de son monde.) Oui, il était par trop choquant qu’une jeune fille entendît une semblable doctrine...

Bien qu’Una fumât des cigarettes et se risquât de temps à autre à siroter un cocktail, elle n’en gardait pas moins une auréole de radieuse innocence qui la faisait paraître plutôt la victime que la complice des vulgarités de ses parents.

Au moment même où Julia se disait vaguement que la mère devrait être avertie, Una se glissa vers elle et, la fixant de ses grands yeux limpides, s’écria avec un enthousiasme non dissimulé:

—Oh! mistress Westall, que c’est beau! Vous y croyez, n’est-ce pas? ajouta-t-elle sur un ton d’une gravité angélique.

—Croire à quoi, ma chère enfant?

Le regard de la jeune fille s’illumina:

—A une vie plus élevée, à l’affranchissement de l’individu, à la loi de fidélité envers soi-même! s’écria-t-elle vivement.

Mrs Westall fut elle-même étonnée de se sentir rougir.

—Ma chère Una, dit-elle, vous ne comprenez pas le moins du monde de quoi il s’agit.

Miss Van Sideren la regarda fixement en rougissant à son tour:

—Ne comprenez-vous pas non plus? murmura-t-elle.

Mrs Westall partit d’un éclat de rire:

—Pas toujours... ni complètement! Mais donnez-moi donc un peu de thé.

Una la conduisit dans le coin où l’on servait les breuvages inoffensifs, et Julia, en prenant la tasse de la main de la jeune fille, scruta plus attentivement son visage, moins jeune qu’elle ne l’avait cru. Sur ce teint frais et rose les lignes commençaient déjà à s’accentuer; Una devait bien avoir vingt-six ans. Pourquoi donc ne s’était-elle pas mariée? Elle apporterait du reste comme dot un assez joli stock d’idées!... Si c’était là le complément de trousseau de la jeune fille moderne... Mrs Westall se ressaisit en tressaillant. Elle crut avoir entendu parler un étranger qui aurait emprunté sa propre voix. Puis, s’apercevant tout à coup que l’atmosphère était étouffante et le thé d’Una trop sucré, elle posa sa tasse et chercha le regard de Westall, comme elle avait coutume de le faire dans ses moments d’indécision. Elle le croisa une seconde, et remarqua qu’il se dirigeait vers un point plus éloigné. En effet, il s’était fixé sur le coin de l’atelier où Una était allée s’asseoir, un de ces coins fleuris, prédisposant au flirt, et qui faisaient tout le succès des samedis de Mrs Van Sideren.

Westall ne tarda pas à suivre le chemin parcouru par son regard, et Julia le vit s’asseoir à côté de la jeune fille.

Una, penchée en avant, parlait avec animation; lui, rejeté en arrière, l’écoutait avec ce sourire légèrement moqueur qui seul pouvait lui permettre de supporter la flatterie à haute dose sans paraître par trop fat. Julia eut un peu honte d’interpréter ainsi son sourire.

Comme ils rentraient tous deux à la brune, à travers les rues désertes par ce soir d’hiver, Westall serra tout à coup, gaiement, le bras de sa femme.

—Leur ai-je un peu ouvert les yeux? Leur ai-je bien dit ce que vous vouliez? demanda-t-il d’un ton enjoué.

Presque inconsciemment elle détacha son bras du sien.

—Ce que je voulais?...

—Comment! ce n’était donc pas là de tout temps votre désir? (Elle remarqua combien il avait l’air franchement surpris.) Je pensais que vous m’en vouliez de n’avoir pas déjà parlé plus ouvertement. Ne m’avez-vous pas fait parfois sentir que j’avais sacrifié mes principes à l’opportunité?

Elle réfléchit avant de répondre, puis demanda avec calme:

—Qu’est-ce qui vous a décidé à rompre ce silence?

Et elle sentit encore une légère surprise dans la voix de Westall.

—Mais, tout simplement le désir de vous être agréable, répondit-il avec une franchise trop voulue.

—Alors, il ne faut pas continuer, dit-elle brusquement.

Il s’arrêta net et, malgré l’obscurité, Julia sentit que son regard cherchait à la pénétrer.

—Ne pas continuer?

—Hélez un hansom, je vous prie, je me sens lasse, dit-elle, brusquement dominée par la fatigue physique.

Aussitôt, plein de sollicitude, il sembla n’être occupé que d’elle. Il dit qu’en effet la minuscule salle avait été horriblement chaude, et puis cette diable de fumée de cigarette... il s’était bien aperçu une ou deux fois qu’elle était pâle; non, il fallait qu’elle s’abstînt désormais de ces samedis... Et elle, déjà, se sentait prête à céder, subissant une fois de plus l’influence si pénétrante de l’amour de son mari pour elle, cherchant en l’homme qu’il était un appui et un soutien à sa propre faiblesse, avec la pleine conscience de ce complet abandon. Ils montèrent dans un hansom, et Julia glissa sa main dans celle de son mari; quelques larmes lui vinrent aux yeux et elle les laissa couler. C’était tellement doux de pleurer sur des chagrins imaginaires!

Ce soir-là, après le dîner, elle fut surprise qu’il reparlât de sa conférence. Comme tous les hommes, il détestait s’appesantir sur les questions ennuyeuses, et savait les éluder avec une habileté toute féminine; si donc il revenait sur ce sujet, c’est qu’il avait quelque raison spéciale de le faire.

—Vous ne semblez pas satisfaite de ce que j’ai dit cet après-midi. Ai-je mal exposé le sujet?

—Non, vous l’avez très bien exposé.

—Alors pourquoi me demander de cesser ces conférences?

Elle le regarda nerveusement, l’ignorance où elle était des intentions de son mari rendant plus profond encore le sentiment de sa propre faiblesse.

—Je n’aime pas beaucoup que ces choses soient discutées en public.

—Je ne saisis pas, s’écria-t-il.

Elle eut cette fois encore conscience que la surprise de Westall était réelle, et sa propre attitude ne lui en parut que plus gauche. Elle n’était plus bien sûre de se comprendre elle-même.

—Ne voulez-vous donc pas vous expliquer? dit-il avec une nuance d’impatience.

Le regard de Julia erra vaguement dans ce salon, témoin de leur intimité, de leurs confidences, et où le moindre détail lui était familier. La lumière des lampes tamisée par les abat-jour, les tentures aux tons effacés, les pâles fleurs de printemps, éparses çà et là dans les verres de Venise et les coupes de vieux Sèvres, évoquaient en elle par contraste, et sans qu’elle pût s’en expliquer la raison, le souvenir de la pièce où elle avait passé tant de soirées au début de son premier mariage. Dans celle-ci c’était une débauche de meubles de palissandre et de fauteuils capitonnés. Au-dessus de la cheminée, un tableau représentant une paysanne romaine, et entre les portes qui ouvraient à deux battants sur le salon du fond, une statue d’esclave grecque. C’était une pièce dans laquelle Julia s’était toujours sentie de passage, comme un voyageur dans une gare de chemin de fer, et voici que subitement, dans ce cadre même qui répondait si bien à ses plus profondes affinités, dans ce cher salon pour lequel elle avait quitté l’autre, elle se sentit tout aussi dépaysée et étrangère. Les étoffes, les fleurs, les tons adoucis des vieilles porcelaines, semblaient ne représenter qu’un raffinement superficiel et absolument en dehors des choses réelles et profondes de la vie.

Tout à coup, elle entendit son mari répéter sa question.

—Je ne crois pas pouvoir expliquer, dit-elle, troublée.

Westall avança son fauteuil vers la cheminée de manière à faire face à Julia; et, à la lueur de la lampe, son fin visage semblait empreint de la même grâce factice que les bibelots qui l’entouraient.

—C’est donc que vous ne croyez plus à nos idées? dit-il.

—A nos idées?

—Les idées que je cherche à propager, les idées dont vous et moi sommes censés être les champions... (Il hésita un instant.) Les idées sur lesquelles a été fondé notre mariage, ajouta-t-il.

Le sang afflua au visage de Julia. Donc il y avait une raison; oui, elle en était sûre maintenant. Dans ces dix années de mariage, combien de fois avait-il songé aux idées sur lesquelles reposait leur union? Un homme creuse-t-il le soubassement de sa maison pour s’assurer que les fondations sont solides? Elles existent, ces fondations, bien entendu, et c’est sur elles qu’est construite la maison; mais on habite au-dessus et non dans le souterrain. C’était elle, à vrai dire, qui dans les débuts avait parfois insisté pour étudier la situation, récapitulant les raisons qui justifiaient sa propre conduite et proclamant parfois son attachement à la religion d’indépendance personnelle; mais elle avait depuis longtemps cessé de sentir le besoin d’un point de vue aussi abstrait: elle avait accepté le fait de son mariage aussi franchement et aussi naturellement que si elle avait cru à la nécessité de cet acte traditionnel.

—Naturellement, j’ai toujours foi en nos idées, s’écria-t-elle.

—Alors, je vous le répète, je ne comprends plus. Notre opinion sur le mariage devait, selon vous, être hautement proclamée. Avez-vous changé d’avis à ce sujet?

Elle hésita:

—Cela dépend des circonstances... du public auquel on s’adresse. Dans le milieu des Van Sideren, peu importe que la doctrine soit vraie ou fausse; c’est la nouveauté qui attire.

—Et cependant c’est dans ce milieu-là que nous nous sommes rencontrés, vous et moi, et que nous avons appris l’un de l’autre la vérité.

—C’était tout différent.

—Dans quel sens?

—D’abord je n’étais pas une jeune fille. Il est tout à fait inconvenant que des jeunes personnes soient présentes à... ces moments-là, et entendent discuter de telles questions.

—Vous considériez pourtant comme une des plus grandes injustices sociales que précisément ces questions-là ne fussent jamais discutées devant des jeunes filles; mais nous nous écartons du sujet, car je ne me souviens pas en avoir vu une seule dans mon auditoire, aujourd’hui...

—Excepté Una Van Sideren!

Il se retourna légèrement et repoussa un peu la lampe près de laquelle s’appuyait son coude.

—Oh! miss Van Sideren—naturellement.

—Pourquoi naturellement?

—La fille de la maison? Vous auriez voulu qu’on l’envoyât faire une promenade avec sa gouvernante?

—Si j’avais une fille, je n’autoriserais pas de semblables choses chez moi!

Westall caressa sa moustache en souriant un peu et se pencha en arrière.

—Je m’imagine, dit-il, que miss Van Sideren est parfaitement capable de se garder.

—Aucune jeune fille ne sait se garder, ou, lorsqu’elle le sait, il est trop tard...

—Et cependant vous lui refusez délibérément le meilleur moyen de savoir se défendre.

—Qu’appelez-vous le meilleur moyen de savoir se défendre?

—Quelques notions préliminaires sur la nature humaine dans ce qui a rapport aux liens du mariage.

Elle eut un geste d’impatience.

—Aimeriez-vous à épouser une jeune fille de ce genre?

—Oui, beaucoup, si elle me convenait sur d’autres points.

Julia reprit l’argument sous une autre face.

—Vous vous trompez étrangement en supposant que de telles conversations n’ont pas d’influence sur les jeunes filles. Una était dans un état d’exaltation absurde...

Elle s’arrêta, se demandant pourquoi elle avait parlé.

Westall rouvrit une revue qu’il avait mise de côté au début de leur discussion.

—Ce que vous me dites là est extrêmement flatteur pour mon talent oratoire, mais je crains que vous n’exagériez son effet. Je vous assure que miss Van Sideren n’a pas besoin que l’on pense pour elle. Je la crois très capable de penser toute seule.

—Vous me semblez connaître bien à fond sa mentalité, laissa imprudemment échapper sa femme.

Westall leva tranquillement les yeux:

—Je le voudrais bien, répondit-il; elle m’intéresse.

II

S’il y a une distinction morale à être incompris du vulgaire, cette distinction fut refusée à Julia Westall lorsqu’elle quitta son premier mari. Tout le monde se montra prêt à l’excuser et même à la défendre. Le monde dont elle faisait l’ornement fut d’avis que John Arment était «impossible», et les maîtresses de maison poussèrent un soupir de satisfaction à la pensée qu’elles ne seraient plus condamnées à l’inviter à dîner.

Le divorce n’avait été motivé par aucun scandale: aucune des parties n’avait accusé l’autre de griefs sérieux. De fait, les Arment avaient été forcés de porter leur cause dans un Etat qui reconnaissait la désertion comme un cas de divorce, et qui en interprétait les conditions d’une manière si large qu’aucune union ne résistait à l’examen. Même en se remariant, Mrs Arment ne semblait pas avoir porté la moindre atteinte à la morale traditionnelle. On savait qu’elle n’avait rencontré son second mari qu’après avoir été séparée du premier, et elle avait de plus échangé un homme riche contre un homme pauvre.

Bien que Clément Westall fût en passe de faire son chemin comme avocat, sa fortune ne croissait pas aussi rapidement que sa réputation. Il était à prévoir que les Westall seraient toujours condamnés à une existence plutôt modeste et à prendre des fiacres pour dîner en ville. Quelle meilleure preuve aurait-on pu donner du parfait désintéressement de Mrs Arment?

Le raisonnement par lequel ses amis justifiaient sa conduite était peut-être plus simple et moins complexe que le sien propre, mais toutes les explications aboutissaient à la même conclusion: John Arment était «impossible». Et s’il était, au point de vue mondain, classé parmi les gens ennuyeux, combien plus profondément devait-il l’être pour elle!

Pour s’excuser de son mariage par une plaisanterie, elle avait dit un jour qu’au moins en l’épousant elle avait été débarrassée de son voisinage forcé dans les dîners...

Elle ne se rendait pas compte à ce moment-là du prix auquel elle payait cette immunité.

John Arment était «impossible», parce qu’autour de lui tout devait descendre à son niveau. Par un inconscient procédé d’élimination, il avait exclu du monde ce dont il ne sentait pas personnellement le besoin. Il était devenu pour ainsi dire une atmosphère dans laquelle ne survivaient que ses propres exigences. Ceci aurait pu impliquer un égoïsme voulu, mais il n’y avait rien de tel chez Arment, être aussi instinctif qu’un animal ou un enfant, et cette inconscience presque enfantine empêchait qu’on ne se fît toujours sur lui une opinion juste. N’était-il pas tout simplement retardé dans son développement intellectuel? Il avait, en tout cas, cette finesse inattendue qui fait dire d’un homme un peu court que ce n’est pourtant pas un imbécile, et c’était précisément cette qualité qui portait le plus sur les nerfs de sa femme.

Même pour le naturaliste, il est ennuyeux de voir ses déductions troublées par quelque déviation de forme ou de fonction; combien plus pour la femme dont l’opinion qu’elle a d’elle-même est si inévitablement liée au jugement qu’elle porte sur son mari!

La finesse d’Arment n’impliquait en effet aucune faculté intellectuelle latente, mais plutôt des virtualités de sentir, de souffrir même, d’une manière aveugle et rudimentaire, auxquelles Julia préférait ne pas songer.

Elle était absolument pénétrée des raisons qui lui faisaient abandonner son mari, et pas un instant elle ne pensa que ces raisons pouvaient bien ne pas être aussi compréhensibles pour lui que pour elle. Et pourtant, lorsqu’elle réfléchissait au passé, elle revoyait toujours le regard, plein d’une perplexité qu’il eût été incapable d’exprimer, par lequel il avait acquiescé à ses justifications. Mais, il faut l’avouer, ces moments étaient rares. Son mariage avait été trop malheureux pour être examiné à un point de vue philosophique.

Et son infortune, bien que causée par un ensemble de raisons complexes, était aussi réelle que si les raisons en eussent été simples. L’âme est plus facile à meurtrir que la chair, et Julia était blessée dans toutes les fibres de son être moral. La nullité écrasante de son mari l’anéantissait de plus en plus, obscurcissant son horizon, raréfiant son atmosphère; ses rêves, morts faute d’aliment, ressemblaient à un amas de corps en décomposition parmi lesquels on l’aurait emprisonnée! Elle se sentait victime d’un guet-apens vieux comme le monde, et dans lequel son corps et son âme seraient tombés pour être impitoyablement asservis. Si le mariage était réellement la rançon d’une dette contractée dans l’ignorance, et si cette rançon devait durer autant que la vie, alors le mariage était un crime contre la nature humaine.

Quant à elle, jamais elle ne participerait au maintien d’une erreur dont elle avait été la victime, cette erreur qui contraint un homme et une femme aux relations les plus intimes jusqu’à la fin de leur vie, bien qu’ils se sentent, l’un et l’autre, comprimés comme l’arbre croissant dans le cercle de fer qui soutenait l’arbrisseau.

C’était dans le premier élan de son indignation qu’elle avait rencontré Clément Westall. Elle s’était bien vite aperçue qu’elle l’intéressait et s’était débattue contre les conséquences de cette découverte, craignant de se laisser prendre de nouveau dans les lacs des relations convenues. Pour éviter ce danger, elle avait exposé ses opinions à Westall avec une précipitation presque indiscrète, et avait vu avec surprise qu’il les partageait. La franchise d’un prétendant qui, tout en faisant sa cour, avouait ne pas croire au mariage, était pour elle un attrait de plus. Quant à Westall, les pires audaces de Julia ne le surprenaient pas, tant il avait réfléchi à tout ce qu’elle sentait; tous deux en étaient donc arrivés aux mêmes conclusions. En effet, comme disait Westall, la croissance n’étant pas égale pour tous, tel joug trop large pour l’un devient vite trop étroit pour l’autre. Le divorce n’a pas d’autre but que de réajuster les relations personnelles, et dès que l’on aura reconnu que ces relations doivent forcément être transitoires, elles gagneront en dignité aussi bien qu’en harmonie. On n’aura plus besoin de recourir à ces ignobles connivences, à ces perpétuels sacrifices de sensibilité personnelle et de fierté morale sur lesquels on étaie les mariages boiteux. Chaque partenaire du contrat mettra son point d’honneur à être le plus parfait modèle de développement individuel, sous peine de perdre le respect et l’affection de l’autre. La nature inférieure, ne pouvant plus abaisser vers elle celle qui lui est supérieure, sera forcée de s’élever, à moins de rester isolée à son niveau inférieur. La seule condition nécessaire pour rendre un mariage harmonieux est donc de reconnaître franchement cette vérité, et d’exiger des parties contractantes le solennel engagement d’être fidèles à leur promesse, et de se séparer dès que l’accord le plus complet aura cessé d’exister. C’est un adultère d’un nouveau genre que d’être infidèle à soi-même.

Or Westall venait de rappeler à Julia que leur mariage avait été contracté sur cette base, la cérémonie en elle-même n’ayant été qu’une concession sans importance à des préjugés sociaux. Maintenant que le divorce existait, le mariage n’était plus une impasse, et l’engagement que l’on prenait n’amoindrissait en aucune façon le respect de soi-même.

La nature de leur attachement plaçait Westall et Julia tellement au-dessus de semblables éventualités qu’il leur était facile d’en discuter librement. Ils avaient même à tel point le sentiment de leur parfaite sécurité que Julia avait pris l’habitude d’insister tendrement sur la promesse que lui avait faite Westall de réclamer son dégagement quand il cesserait de l’aimer. L’échange de ces vœux semblait les rendre, dans un sens, les champions de la nouvelle loi, les pionniers dans le pays encore inexploré de la liberté individuelle: ils sentaient qu’ils avaient en quelque sorte atteint la félicité sans avoir passé par le martyre.

A cet instant où elle se remémorait son passé, Julia voyait nettement que telle avait été son attitude théorique vis-à-vis du mariage. C’était inconsciemment, insidieusement, que ses dix ans de bonheur avec Westall avaient produit une autre conception de ces liens, et comme un retour au vieil instinct de possession et de dépendance passionnée qui, aujourd’hui, la faisait bondir à la seule pensée de changement.

Changement? Renouvellement? Etaient-ce bien les mots qu’ils avaient employés dans leur absurde jargon? C’eût été bien plutôt destruction, extermination qu’il eût fallu nommer le fait de rompre les myriades de liens qui relient un être à un autre. Un autre? Mais non! Lui et elle ne faisaient qu’un, dans ce sens mystique qui seul peut donner au mariage sa raison d’être. La nouvelle loi n’était pas faite pour eux, mais pour les êtres séparés, condamnés à une union dérisoire. L’évangile qu’elle s’était crue appelée à propager n’avait aucun rapport avec son propre cas...

Un peu honteuse de son exaltation croissante, inexplicable, elle fit appeler un médecin et lui demanda un calmant pour les nerfs.

Elle s’empressa de le prendre... mais il ne calma pas ses appréhensions. Elle ne savait pas au juste ce qu’elle redoutait, et cela rendait son anxiété de plus en plus envahissante.

Son mari n’avait plus fait allusion à ses conférences du dimanche. Moins nerveux et plus maître de lui que d’habitude, il se montrait particulièrement bon et attentif; mais ses égards avaient une nuance de timidité qui suscitait en Julia de nouvelles terreurs. Elle avait beau se dire que c’était sans doute à cause de la visite du médecin et de la potion calmante que son mari montrait tant de déférence pour ses moindres fantaisies, mais cette explication devenait une source de nouvelles appréhensions.

La semaine passa lentement, sans rien d’anormal. Le samedi, le courrier du matin apporta un mot de Mrs Van Sideren. La chère Julia serait-elle assez aimable pour prier M. Westall de venir le lendemain une demi-heure plus tôt, parce qu’il devait y avoir de la musique après sa «conférence»? Westall partait justement pour son étude au moment où sa femme venait de lire ce billet. Elle ouvrit la porte du salon et le rappela pour lui transmettre le message. Westall jeta un coup d’œil sur la lettre et la rendit à sa femme:

—Quel ennui! Il me faudra abréger mon jeu de paume. Enfin je suppose qu’il est impossible de faire autrement. Voulez-vous répondre que c’est entendu?

Julia hésita un instant, sa main se crispant sur le dossier de la chaise contre lequel elle s’appuyait.

—Vous avez l’intention de continuer ces conférences? demanda-t-elle.

—Moi? pourquoi pas? répondit-il.

Cette fois, il sembla à sa femme que sa surprise n’était pas tout à fait sincère, et cette constatation lui donna la force de parler.

—Vous aviez dit que vous les aviez commencées dans l’intention de m’être agréable...

—Eh bien?

—Je vous ai dit la semaine dernière qu’elles ne me plaisaient pas.

—La semaine dernière. Oh! (Il sembla faire un effort de mémoire.) J’ai cru que vous étiez nerveuse, alors; n’avez-vous pas, dès le lendemain, fait venir le médecin?

—Ce n’était pas le médecin dont j’avais besoin; c’était de votre assurance...

—Mon assurance?

Elle sentit tout à coup le sol lui manquer, et s’effondra dans le fauteuil, la gorge serrée. Les mots qu’elle voulait prononcer, les idées qu’elle cherchait à exprimer, lui échappaient comme des fétus de paille qu’un torrent eût entraînés.

—Clément, s’écria-t-elle, ne vous suffit-il pas de savoir que je déteste la chose?

Il fit un pas en arrière pour fermer la porte, puis il s’approcha d’elle et s’assit.

—Que détestez-vous donc tellement? demanda-t-il avec douceur.

Elle faisait un effort désespéré pour rallier les raisonnements qu’elle avait préparés.

—Je ne puis supporter de vous entendre parler comme si... comme si... notre mariage était de l’autre espèce, de la fausse espèce. Quand je vous ai entendu, l’autre jour, proclamer devant tous ces gens curieux et bavards que les maris et les femmes ont le droit de se quitter quand ils sont las l’un de l’autre ou quand ils ont vu une autre personne leur plaisant...

Westall demeurait immobile, les yeux fixés sur une rosace du tapis.

—Alors vous avez changé d’opinion? dit-il. Vous ne croyez plus que des maris et des femmes ont le droit de se séparer dans ces conditions?

—Dans ces conditions? balbutia-t-elle. Oui, je le crois encore; mais comment pouvons-nous juger pour les autres? Que pouvons-nous savoir des circonstances?

Il l’interrompit:

—Notre credo n’a-t-il pas pour article fondamental que les circonstances pouvant résulter d’un tel mariage n’entraveront pas la complète affirmation de la liberté individuelle? (Il s’arrêta un instant.) Je croyais que c’était cette raison qui vous avait fait quitter Arment, ajouta-t-il.

Elle rougit jusqu’à la racine des cheveux. Cela ne ressemblait guère à Westall de renforcer l’argument par une allusion personnelle...

—J’avais mes raisons, dit-elle simplement.

—Eh bien! pourquoi vous refusez-vous aujourd’hui à reconnaître leur validité?

—Je ne refuse pas... non... je dis seulement qu’on ne peut pas juger pour les autres.

Il fit un geste d’impatience.

—C’est un casse-tête. Vous voulez dire, je pense, que, la doctrine ayant servi vos vues, vous la répudiez maintenant.

—Soit! s’écria-t-elle, en rougissant de nouveau, admettons que oui. Que vous importe?

Westall se leva. Il était excessivement pâle et avait, vis-à-vis de sa femme, la réserve un peu gênée d’un étranger.

—Il m’importe à moi, dit-il à mi-voix, étant donné que je ne la répudie pas.

—Eh bien?

—Et aussi parce que j’avais eu l’intention de l’invoquer...

Il s’arrêta un instant pour reprendre haleine, tandis qu’elle se taisait, presque assourdie par les battements de son cœur.

Il continua:

...Comme une complète justification du parti que je vais prendre.

Julia demeurait immobile:

—Quel est ce parti? demanda-t-elle.

Il raffermit sa voix:

—J’ai l’intention de réclamer l’exécution de votre promesse.

A cet instant, un voile passa sur les yeux de Julia, et autour d’elle les objets se confondirent; puis elle retrouva subitement une netteté de vision telle que tous les détails qui l’environnaient lui infligeaient chacun un genre de torture particulier, depuis le tic tac de la pendule et le rayon de soleil sur le mur, jusqu’au bras du fauteuil auquel elle se cramponnait.

—Ma promesse? bégaya-t-elle.

—Votre part dans la convention mutuelle que nous avons faite de nous rendre la liberté dès que l’un des deux la désirerait.

Elle redevint silencieuse. Lui, attendit un instant, changea nerveusement de position, puis ajouta avec un peu d’irritabilité:

—Je pense que vous reconnaissez avoir pris cet engagement?

Ces paroles lui portèrent le coup fatal. Elle releva fièrement la tête:

—Oui, je reconnais avoir pris cet engagement.

—Et vous ne comptez pas le répudier?

Une bûche tomba sur le devant du foyer: il la repoussa machinalement du pied.

—Non, répondit Julia lentement, je ne compte pas le répudier.

Il se fit un silence pendant lequel Westall resta près du feu, le coude sur le manteau de la cheminée. Sous sa main se trouvait une petite coupe de jade qu’il lui avait donnée à un de leurs anniversaires de mariage. Elle se demanda vaguement s’il l’avait remarquée...

—Alors, vous avez l’intention de me quitter? dit-elle enfin.

Par un geste involontaire, il sembla vouloir se défendre contre une accusation aussi directe.

—Pour épouser quelqu’un d’autre? poursuivit-elle.

Et cette fois encore Westall protesta du regard et du geste. Julia se leva et alla se placer devant lui.

—Pourquoi craignez-vous de me le dire? Serait-ce Una Van Sideren?

Il garda le silence.

—Je vous souhaite bonne chance, dit-elle simplement.

III

Julia leva les yeux et se trouva seule. Elle ne se rappelait ni quand ni comment son mari avait quitté le salon, ni depuis combien de temps elle y était. Le feu couvait encore dans le foyer, mais le rayon de soleil avait disparu du mur. La première pensée qu’elle put ressaisir fut qu’elle n’avait pas manqué à sa parole, qu’elle avait rempli leur engagement à la lettre. Elle ne s’était pas récriée, n’avait pas récriminé sur le passé et n’avait tenté ni de temporiser, ni de reculer le dénouement; elle avait courageusement marché au-devant de l’ennemi.

Mais maintenant qu’elle se trouvait seule, elle eût voulu en finir... Elle regardait autour d’elle, cherchant à réaliser le présent. Son identité semblait lui échapper comme dans une syncope physique. «Ceci est mon salon,—ceci est ma maison,» disait une voix en elle. Son salon? sa maison? Elle entendait presque les murs lui répondre ironiquement.

Elle se leva, lasse jusque dans la moelle des os. Le silence de la pièce l’impressionna. Elle se rappela alors comme un vague écho avoir longtemps auparavant entendu la grande porte se fermer. Son mari devait avoir quitté la maison, alors... Son «mari»? Elle ne savait plus comment exprimer sa pensée. Les phrases les plus simples étaient pleines d’amertume! Elle retomba exténuée sur sa chaise. La pendule sonna dix heures. Il n’était que dix heures! Tout à coup elle se souvint qu’elle n’avait pas commandé le dîner... ou bien dînaient-ils dehors ce soir-là?... Dîner? dîner dehors? La vieille phraséologie la poursuivait donc? Il lui fallait pourtant penser à elle comme elle penserait à quelqu’un d’autre, à quelqu’un qui n’aurait plus aucun lien avec la routine familière du passé et dont il faudrait étudier peu à peu les besoins et les habitudes, tel un animal inconnu.

La pendule sonna de nouveau; il était onze heures cette fois. Julia se leva et se dirigea vers la porte pour aller dans sa chambre. «Sa» chambre? Une fois de plus ce mot lui parut une dérision. Elle ouvrit pourtant la porte, traversa l’antichambre et monta l’escalier. Elle remarqua en passant les cannes et les parapluies de Westall, puis une paire de ses gants oubliée sur la table. C’était bien toujours le même tapis qui couvrait les marches de l’escalier; c’était la même vieille gravure française dans son étroit cadre noir qui lui faisait face sur le palier.

L’obstination avec laquelle ces objets s’imposaient à elle devint intolérable. Au fond d’elle-même: un abîme béant; autour d’elle: la même apparence calme et familière. Elle sentit qu’il lui faudrait s’éloigner pour ressaisir ses pensées; mais une fois dans sa chambre, elle s’assit sur la chaise longue et se laissa envahir par une espèce de torpeur. Puis, graduellement, sa vision s’éclaircit. Il s’était passé beaucoup de choses dans l’intervalle. Il y avait eu en Julia un vrai conflit d’émotions, d’arguments, d’idées s’entre-choquant, d’impulsions violentes qui s’émoussaient d’elles-mêmes. Elle avait bien essayé de rallier, d’organiser ses forces désordonnées;—qu’elle pût seulement dompter ses révoltes intérieures et elle entreverrait sans doute la délivrance! Sa vie ne pouvait être ainsi brisée pour un caprice, une lubie; la loi elle-même serait pour elle, la défendrait. La loi? Mais quel droit y avait-elle? N’était-elle pas fatalement prisonnière d’une loi dont elle avait été le propre auteur? Ne devenait-elle pas aujourd’hui la victime prédestinée du code qu’elle avait inventé? Mais non, tout ceci n’était qu’une fantasmagorie grotesque, intolérable, une folle erreur dont elle ne pouvait être rendue responsable! La loi qu’elle avait méprisée existait toujours et pouvait encore être invoquée... Invoquée? Dans quel dessein? Pouvait-elle lui demander d’enchaîner Westall à elle? N’avait-il pas été permis à Julia de se rendre libre quand elle avait réclamé sa liberté?... Montrerait-elle moins de magnanimité qu’elle n’en avait exigé? Ce mot de magnanimité la cingla de son ironie. On ne prend pas une attitude quand on lutte pour la vie... Et Julia prévoyait déjà que pour garder son mari elle consentirait aux pires compromis, cédant sur tout pour conserver son bonheur passé. Ah! mais c’était plus difficile qu’elle ne le pensait! La loi ne pouvait plus lui servir. Sa propre apostasie deviendrait inutile! Julia était la victime des théories qu’elle reniait. Elle se sentait déjà prise dans l’engrenage d’une machine gigantesque qu’elle aurait fabriquée elle-même...

L’après-midi elle sortit et marcha vite, sans but, redoutant de rencontrer des visages connus. La journée était radieuse, le ciel bleu d’acier: c’était une de ces journées américaines toutes vibrantes de lumière, par lesquelles on aime à se sentir vivre. Mais les rues lui parurent vides, affreuses; et sous ce ciel éclatant tout lui sembla prendre des proportions exagérées. Elle héla un hansom qui passait devant elle et donna au cocher l’adresse de Mrs Van Sideren. Elle ne s’expliquait pas bien ce qui lui avait inspiré cet acte, mais elle se sentait tout à coup décidée à parler, à avertir la jeune fille. Il était trop tard pour se sauver elle-même, mais il était encore temps de parler à Una.

Le hansom roula vers la Cinquième Avenue, tandis qu’assise, les yeux fixes, elle cherchait à éviter les regards des gens qu’elle connaissait. Arrivée chez les Van Sideren, elle sauta de la voiture et sonna; la clarté s’était faite dans son cerveau à mesure qu’elle agissait, et elle se sentait maintenant calme et maîtresse d’elle-même; elle savait exactement ce qu’elle allait dire!

Ces dames étaient sorties toutes deux... la parlour-maid étendit la main pour recevoir la carte de Julia. Mais elle balbutia quelques mots vagues, tourna le dos à la porte et s’attarda un instant sur le trottoir. Puis elle se rappela qu’elle n’avait pas payé le cocher et, tirant un dollar de son porte-monnaie, elle le lui tendit. Le cocher porta la main à son chapeau et repartit, la laissant seule dans la rue déserte. Elle erra vers l’ouest, vers des rues peu fréquentées où elle n’aurait aucune chance de rencontrer des gens de connaissance, sans aucun but et n’en voulant pas avoir. Un moment, elle se trouva perdue dans la foule qui, l’après-midi, se presse dans Broadway; elle passa vite devant les boutiques, les étalages voyants, les affiches de théâtre, ne regardant même pas les physionomies banales des gens qui la croisaient.

Elle se rappela soudain qu’elle n’avait pas déjeuné. Dans une rue aux maisons délabrées, elle vit sur une fenêtre de sous-sol l’enseigne: «Restaurant de Dames» et à l’étalage une tarte à côté d’un plat de dough-nuts desséchés.

Elle entra dans la salle, où une jeune fille à la bouche insignifiante et aux yeux hardis se hâta de lui débarrasser une table près de la fenêtre.

Cette table était recouverte d’une nappe rouge et blanche, sur laquelle on avait placé, près de la salière remplie de sel grisâtre, un verre grossier d’où sortait une branche de céleri.

Julia se commanda du thé et l’attendit longtemps. Elle était heureuse de se sentir loin du brouhaha des rues, dans cette salle vide. Seules, deux ou trois jeunes filles aux visages pâles et impertinents flânaient dans le fond et bavardaient à voix basse, tout en lui jetant parfois un coup d’œil. Enfin on lui servit le thé dans une théière de métal désargenté. Elle s’en versa une tasse qu’elle but hâtivement. Le thé était noir et amer, mais il agit sur elle comme un réconfortant; et bientôt Julia s’exalta jusqu’à en avoir le vertige. Mais ce ne fut que pour retomber ensuite dans l’abattement le plus complet.

Elle but une seconde tasse de thé, plus noir et plus amer encore, et de nouveau la lucidité lui revint; elle se sentit aussi énergique, aussi décidée que sur le seuil de la maison Van Sideren; mais elle n’avait aucune envie d’y retourner, voyant bien l’inutilité d’une telle tentative et l’humiliation à laquelle elle s’exposait...

Et maintenant elle ne savait plus à quoi se résoudre. La courte journée d’hiver touchait à sa fin... elle ne pouvait, sans attirer l’attention, s’attarder davantage dans le restaurant.

Elle paya donc son thé et sortit. Les réverbères étaient déjà allumés, et çà et là, du soubassement d’une boutique, jaillissait une lueur oblongue qui se reflétait sur le pavé. Ainsi vue à la nuit, la rue avait un aspect sinistre, et Julia se hâta de revenir vers la Cinquième Avenue. Elle n’était pas habituée à être dehors seule à cette heure-là.

Au coin de la Cinquième Avenue, elle s’arrêta pour regarder passer les voitures. A la fin, un sergent de ville l’aperçut et lui fit signe qu’il la ferait traverser. Elle n’avait pas eu l’intention de traverser, mais elle obéit automatiquement et se trouva tout à coup au coin opposé. Là, elle s’arrêta encore un instant; mais, s’imaginant que le sergent de ville la regardait, elle se décida à tourner dans la rue la plus proche... et elle marcha ensuite longtemps et sans but...

La nuit était tombée et elle apercevait parfois à travers les vitres des voitures qui passaient un coin de gilet blanc qui se détachait dans l’obscurité, ou le reflet d’une sortie de bal pailletée.

Tout à coup elle se trouva dans une rue connue et s’arrêta brusquement, ayant tourné le coin sans remarquer où cela la menait. A quelques mètres devant elle, se trouvait la maison dans laquelle elle avait vécu autrefois... la maison de son premier mari. Les volets en étaient fermés, et une faible lueur seulement indiquait les vitres de l’imposte au-dessus de la porte. Et tandis qu’elle était là debout, immobile, elle entendit un pas et vit passer à côté d’elle un homme qui se dirigeait vers la maison. Il avançait lentement, avec la démarche alourdie d’un homme entre deux âges, la tête un peu enfoncée entre les épaules, le pli rouge de sa nuque bien marqué au-dessus du col de fourrure de son pardessus. Il traversa la rue, monta les marches, tira de sa poche un passe-partout et entra...

La rue était déserte; Julia s’attarda un instant au coin, les yeux fixés sur la façade de la maison. Une faiblesse physique l’envahissait de nouveau, mais la vigueur factice que lui avaient donnée ses deux tasses de thé rendait encore ses idées d’une lucidité extraordinaire. Tout à coup, elle entendit un bruit de pas qui se rapprochait, et aussitôt elle traversa la rue et monta les marches de la maison. Le mouvement impulsif qui l’avait menée ici se prolongea jusque dans le geste par lequel elle pressa le bouton électrique,—puis elle se sentit subitement faible et tremblante, et saisit la balustrade pour se soutenir. La porte s’ouvrit et un jeune valet de pied avec une figure fraîche et inexpérimentée se présenta. Julia vit aussitôt qu’il la laisserait entrer.

—J’ai vu passer M. Arment tout à l’heure, dit-elle. Voulez-vous lui demander de me recevoir un instant?

Le valet de pied hésita.

—Je crois que M. Arment est monté s’habiller pour le dîner, madame.

Julia s’avança dans le vestibule.

—Je suis sûre qu’il me recevra... Je ne le retiendrai pas longtemps.

Elle parlait avec calme, en prenant ce ton auquel un domestique stylé ne se méprend pas. Le valet de pied avait déjà la main sur la porte du salon.

—Je le lui dirai, madame. Qui aurai-je l’honneur d’annoncer?

Julia trembla. Elle n’y avait pas pensé.

—Dites simplement: «une dame», répondit-elle.

Le valet de pied hésita de nouveau et elle se crut perdue; mais au même instant la porte du salon s’ouvrit et John Arment parut. Il se retira brusquement en la voyant, sa figure colorée devenue toute pâle d’émotion; puis le sang lui remonta au visage, faisant enfler les veines de ses tempes et rougissant les lobes de ses oreilles épaisses.

Il y avait longtemps que Julia ne l’avait pas vu et elle fut frappée de son changement. Devenu encore plus vulgaire, il était complètement envahi par la graisse. Mais elle ne s’en aperçut que petit à petit, car son unique préoccupation était, maintenant qu’elle le tenait en face d’elle, de ne pas le laisser échapper avant qu’il ne l’eût entendue. Toutes les facultés de son être semblaient concentrées sur cette unique idée.

—Il faut que je vous parle, dit-elle, en s’avançant vers lui, tandis qu’il reculait.

Arment hésita, rouge et balbutiant. Julia jeta un coup d’œil sur le domestique et son regard agit sur Arment comme un avertissement. L’horreur instinctive d’une scène domina chez lui tout autre sentiment, et il dit avec lenteur:

—Voulez-vous venir par ici?

Il la suivit dans le salon et ferma la porte. Julia, en avançant, se rendit vaguement compte que la pièce n’avait pas été changée. Le temps n’avait rien diminué de l’horreur qu’elle lui avait inspirée. La «contadina» souriait toujours sur la cheminée, et l’esclave grecque obstruait le seuil du salon du fond. Tout était vivant de souvenirs: elle les retrouvait dans chaque pli des rideaux de satin jaune, dans chaque coin du mobilier de palissandre. Mais tandis que quelque obscur intermédiaire lui transmettait ces impressions, tous les efforts de sa volonté se concentraient dans le seul acte de dominer Arment. La crainte qu’il ne refusât de l’écouter montait comme une fièvre à son cerveau. Elle sentait son but même lui échapper; et dans son désir aveugle, intense, les mots et les arguments se heurtaient confusément.

Un instant, la parole lui manqua, et elle s’imagina être rebutée avant de pouvoir parler; mais comme elle cherchait ses mots, Arment lui poussa une chaise et dit tranquillement:

—Vous n’êtes pas bien?

Le son de sa voix rendit à Julia un peu d’aplomb. Cette voix n’était ni douce, ni sévère: c’était la voix d’un homme qui suspendait son jugement, en attendant des explications ultérieures. Elle s’appuya contre le dossier de la chaise et soupira profondément.

—Faut-il envoyer chercher un remède? continua-t-il, avec une politesse froide et embarrassée.

Julia leva la main pour l’implorer:

—Non... non... merci. Je vais très bien.

Il s’arrêta à mi-chemin de la sonnette et se retourna vers elle.

—Alors?

Elle reprit:

—Il y a une chose qu’il faut que je vous dise.

Arment continua à la scruter.

—J’aurais pensé, répondit-il, que toute communication de vous à moi aurait pu être faite par nos hommes d’affaires.

—Nos hommes d’affaires! (Elle rit nerveusement.) Je ne pense pas qu’ils puissent être pour moi d’aucun secours.

La figure d’Arment prit l’expression de quelqu’un qui est décidé à ne pas se laisser attendrir.

—S’il est question de secours, bien entendu...

Elle se rappela avoir vu cette même expression sur son visage quand quelque miséreux venait frapper à sa porte avec un livre de quête. S’imaginait-il par hasard qu’elle venait mendier un peu de sympathie comme on vient mendier une aumône? Cette pensée la fit encore sourire. Elle vit le regard d’Arment devenir de plus en plus perplexe. Toutes les transformations qui se faisaient sur son visage étaient lentes, et elle se rappela subitement comme cela l’avait divertie autrefois de changer d’un mot cette pénible mise en scène. Elle se rendit compte pour la première fois qu’elle avait été cruelle.

—Oui, il s’agit de secourir, dit-elle sur un ton plus doux, et vous pouvez le faire en m’écoutant... J’ai une chose à vous dire...

Arment ne cédait pas encore.

—Ne serait-il pas plus facile d’écrire? suggéra-t-il.

Elle secoua la tête:

—Il n’y a pas le temps d’écrire... et ce ne sera pas long.

Elle leva la tête et leurs yeux se rencontrèrent.

—Mon mari m’a quittée, dit-elle.

—Westall? balbutia-t-il en rougissant encore.

—Oui... Ce matin... exactement comme je vous ai laissé, parce qu’il était fatigué de moi.

Ces mots, prononcés à voix basse, semblèrent porter jusqu’au fond de la pièce. Arment regarda du côté de l’antichambre, puis son regard embarrassé se fixa de nouveau sur Julia.

—J’en suis très fâché, dit-il gauchement.

—Merci, murmura-t-elle.

—Mais je ne saisis pas...

—Non... mais vous saisirez... dans un instant. Ne voulez-vous pas m’écouter? Je vous en prie!

Instinctivement elle avait changé de position, se plaçant entre la porte et lui.

—Cela s’est passé ce matin, continua-t-elle, s’exprimant en phrases courtes, haletantes. Je ne soupçonnais rien... Je croyais que nous étions... parfaitement heureux... Tout à coup, il m’a dit qu’il était fatigué de moi... il me préfère une jeune fille... Il est allé la rejoindre...

Comme elle parlait, une angoisse latente l’envahit, la dominant à l’exclusion de toute autre émotion. Ses yeux brûlaient, sa gorge se gonflait et deux larmes douloureuses coulèrent sur ses joues.

La contrainte d’Arment augmentait visiblement.

—C’est... c’est très malheureux, dit-il. Mais il me semble que la loi...

—La loi? répondit-elle ironiquement. Quand il demande sa liberté?

—Vous n’êtes pas forcée de la lui rendre, répondit Arment.

—Vous non plus, vous n’étiez pas forcé de me rendre la mienne, et pourtant vous l’avez fait.

Il eut un geste de protestation.

—Vous avez vu que la loi ne pouvait vous servir, n’est-ce pas? continua-t-elle. C’est ce que moi je vois aussi maintenant. La loi représente des droits matériels: son effet ne s’étend pas au delà. Si nous ne reconnaissons pas une loi intérieure... si nous ne reconnaissons pas les obligations que crée l’amour...—et le fait d’être aimé tout autant que d’aimer—nous entassons fatalement des ruines autour de nous... N’est-ce pas?

Elle releva la tête avec le regard plaintif d’un enfant égaré.

—C’est ce que je vois aujourd’hui... ce que je voulais vous dire. Il me quitte parce qu’il est fatigué de moi... mais moi, je n’étais pas fatiguée de lui; et je ne comprends pas pourquoi il l’est. C’est ce qu’il y a de plus affreux... ne pas comprendre. Je n’en avais pas saisi l’horreur. Mais j’y ai pensé toute la journée, et il m’est revenu à la mémoire des choses que je n’avais pas remarquées... quand vous et moi...

Elle se rapprocha de lui et le fixa avec ce regard qui cherche à pénétrer plus profondément que les paroles:

—Je vois maintenant que vous non plus, vous n’avez pas compris... n’est-ce pas?

De leur regard jaillit tout à coup la lumière; le voile qui les séparait sembla se lever; les lèvres d’Arment tremblèrent.

—Non, dit-il, je n’ai pas compris.

Elle poussa presque un cri de triomphe:

—Je le savais, je le savais bien! Vous étiez étonné... vous avez essayé de me le dire... mais aucun mot n’est venu... vous avez vu votre vie brisée... tout ce qui vous entourait en ruines... et vous ne pouviez ni parler, ni bouger!

Elle se laissa tomber sur la chaise contre laquelle elle s’était appuyée.

—Maintenant, je sais... oui, je sais, répétait-elle.

—Je suis désolé pour vous, entendit-elle balbutier à Arment.

Elle lui jeta un coup d’œil triste.

—Je ne suis pas venue pour cela. Je ne vous demande pas d’être désolé. Je suis venue vous demander de me pardonner... de n’avoir pas compris que vous ne me compreniez pas... C’est tout ce que j’avais à vous dire.

Elle se leva avec le vague sentiment que c’était fini et elle tendit la main vers la porte.

Arment restait là, immobile. Elle se retourna vers lui, s’efforçant à sourire.

—Vous me pardonnez? dit-elle.

—Il n’y a rien à pardonner...

—Alors vous me donnerez une poignée de main avant que je ne vous quitte?

La main qu’Arment mit dans la sienne était une main inerte, sans volonté.

—Au revoir! dit-elle. Je comprends maintenant.

Elle passa dans le vestibule. Arment fit un pas en avant; mais, juste au même moment, le valet de pied, qui connaissait son service, s’avança. Julia entendit Arment qui se retirait.

Le valet de pied ouvrit la porte toute grande, et elle se trouva dehors dans la nuit...

LENDEMAIN

I

Au départ de Bologne, leur compartiment était complet; mais à la première station après Milan leur dernier compagnon les quitta;—c’était un voyageur modeste et courtois, qui avait tiré un déjeuner frugal d’un sac en tapisserie, et les avait salués en se levant du coussin jonché de miettes.

L’œil de Lydia suivit avec regret son paletot luisant jusqu’à ce qu’il eût disparu dans la foule des cochers de fiacre qui se tenaient aux abords de la gare; puis elle regarda Gannett et saisit le même regret dans ses yeux. Tous les deux, ils étaient fâchés d’être seuls.

Partenza! criait l’employé.

Le train vibrait sous la secousse des portières fermées brusquement; un garçon de buffet courut le long du quai avec un plateau de sandwichs desséchés; un porteur en retard jeta dans une voiture de troisième classe un paquet de châles et de cartons; l’employé répéta un Partenza! très bref, d’où l’on pouvait conclure que le premier appel avait été purement de parade,—et le train roula hors de la gare.

La direction de la voie avait changé: un rayon de soleil, par-dessus les poussiéreux coussins de velours rouge, atteignit le coin de Lydia. Gannett n’y prit point garde. Il s’était replongé dans sa Revue de Paris, et Lydia dut se lever pour baisser le store. Sur le vaste horizon de leur existence inoccupée, de tels incidents se dessinaient nettement.

Après avoir baissé le store, Lydia se rassit, laissant toute la longueur du compartiment entre elle et Gannett. A la fin, il s’aperçut qu’elle n’était plus en face de lui et leva la tête.

—J’ai fui le soleil, expliqua-t-elle.

Il la regarda curieusement: à travers le store, le soleil frappait encore son visage.

—Très bien, dit-il tranquillement.

Et, tirant de sa poche un étui à cigarettes, il reprit:

—Vous permettez?...

Ce fut pour elle un repos, un relâche à la tension de son esprit, cette idée qu’après tout, il pouvait fumer!... Mais ce relâche ne fut que d’un moment. Elle n’avait pas grande expérience des fumeurs,—son mari ayant réprouvé l’usage du tabac,—mais elle croyait savoir que dans certains cas les hommes fumaient pour s’étourdir...

Gannett, après une ou deux bouffées, reprit sa lecture.

C’était bien ce qu’elle avait prévu: il craignait de parler tout autant qu’elle. C’était une des misères de leur situation qu’ils ne fussent jamais assez occupés pour que cela nécessitât ou même excusât l’ajournement des discussions pénibles. S’ils évitaient un sujet, c’était évidemment parce que le sujet était désagréable. Ils avaient des loisirs illimités, et toute une accumulation d’énergie mentale à consacrer à la première question qui se présentait; pour eux, tout ce qui était nouveau faisait prime. Lydia avait parfois comme des pressentiments qu’ils en arriveraient à une période de disette où il ne resterait plus rien de quoi parler, et elle s’était plus d’une fois surprise à distiller goutte à goutte ce que, dans la prodigalité de leurs premières confidences, elle aurait débité d’une haleine. Leur silence pouvait donc s’expliquer par le fait qu’ils n’avaient rien à se dire; mais un autre désavantage de leur position, c’était les occasions multiples qui s’offraient à eux de classer les moindres nuances. Lydia avait appris à distinguer entre les silences réels et les silences factices; et à cet instant, sous celui de Gannett, elle découvrait un bourdonnement de paroles auquel ses propres pensées répondaient non moins impétueusement.

Pouvait-il en être autrement, avec cette chose entre eux?... Lydia leva les yeux vers le filet au-dessus d’elle: oui, la chose était là, dans son sac de voyage, symboliquement suspendue sur leurs deux têtes. Il y pensait, à ce moment, tout comme elle; ils y avaient pensé, à l’unisson, depuis qu’ils étaient montés dans le train. Tant que le compartiment avait contenu d’autres voyageurs, ceux-ci avaient mis entre elle et lui comme un écran; maintenant qu’ils étaient seuls, Lydia savait exactement ce qui se passait dans l’esprit de Gannett; elle l’entendait se demander ce qu’il devait lui dire...

 

C’était le matin même à Bologne, lorsqu’ils se préparaient à quitter l’hôtel, que la chose était parvenue à Lydia sous l’aspect innocent d’une enveloppe banale, avec le reste de leur courrier. En décachetant la lettre, elle avait continué à rire avec Gannett de quelque ineptie du guide local:—ils en étaient réduits, depuis quelque temps, à tirer le meilleur parti possible des incidents humoristiques du voyage.—Même lorsqu’elle eut déplié la feuille, elle s’imagina que c’était un papier d’affaires insignifiant qu’on lui envoyait à signer; ses yeux parcoururent distraitement les «attendu» tourbillonnants du préambule, jusqu’à ce mot qui l’arrêta: «divorce». Oui, il était bien là, ce mot, dressant une barrière infranchissable entre le nom de son mari et le sien.

Elle y avait été préparée, bien entendu, comme les gens bien portants sont préparés à la mort: ils savent qu’elle doit venir, sans s’attendre le moins du monde à ce qu’elle vienne. Elle avait su dès le début que Tillotson comptait demander le divorce contre elle; mais que lui importait? Rien ne lui importait, dans ces premiers jours de suprême délivrance, hormis le fait qu’elle était libre; et pas tant—elle commençait à s’en apercevoir—le fait d’être ainsi délivrée de Tillotson que celui d’appartenir maintenant à Gannett. Cette découverte l’avait choquée dans l’estime qu’elle avait d’elle-même. Elle aurait mieux aimé croire que Tillotson incarnait à lui seul toutes les raisons qu’elle avait eues de le quitter; et ces raisons lui avaient paru assez puissantes pour n’avoir pas besoin de renfort. Et pourtant elle ne l’avait quitté qu’après avoir rencontré Gannett. C’était son amour pour Gannett qui avait fait de la vie avec Tillotson une si pauvre et médiocre affaire. Si, dès le principe, elle n’avait pas regardé son mariage comme un plein abandon de ses droits sur la vie, elle l’avait tout au moins accepté, pour un certain nombre d’années, comme une compensation provisoire; elle en avait pris son parti.

L’existence, chez les Tillotson, dans leur spacieuse maison de la Cinquième Avenue,—avec Mrs Tillotson mère commandant les abords par ses fenêtres du second étage,—l’existence avait été réduite à une série d’actes purement automatiques. Le moral de l’intérieur Tillotson était aussi soigneusement protégé, aussi pourvu de paravents et de rideaux que la maison elle-même: Mrs Tillotson mère craignait tout autant les idées que les courants d’air. Ces gens prudents aimaient une température égale; pour eux, faire quelque chose d’inattendu était aussi absurde que de sortir sous la pluie. Un des principaux avantages de la richesse était de supprimer les éventualités imprévues: avec une fermeté ordinaire et un peu de bon sens, on pouvait être sûr de faire exactement la même chose tous les jours, à la même heure. Ces doctrines, révérencieusement sucées avec le lait de sa mère, Tillotson, le fils modèle qui n’avait jamais donné à ses parents une heure de souci, les exposait complaisamment à sa femme, et citait comme preuves de l’importance qu’il y attachait la régularité avec laquelle il mettait ses caoutchoucs les jours de pluie, sa ponctualité aux repas et ses précautions compliquées contre les cambrioleurs et les maladies contagieuses. Lydia, élevée dans une ville de province et entrant dans le monde de New-York par le portail de la maison Tillotson, avait accepté machinalement cette manière d’envisager les choses comme inséparable du banc qu’on avait dans les premiers rangs au temple, et de la loge qu’on avait à l’Opéra. Tous les gens qui venaient chez eux évoluaient dans ce même cercle étroit de préjugés. C’était la société où, après dîner, les femmes comparent les prix exorbitants que leur coûte l’éducation de leurs enfants, et conviennent que, malgré les nouveaux droits sur les toilettes importées de France, au bout du compte il est meilleur marché de tout prendre chez Worth,—tandis que les maris, en fumant leurs cigares, se lamentent sur la corruption municipale et décident que, pour faire des réformes, il faut des hommes qui n’aient pas d’intérêts personnels en jeu.

Cette façon de considérer la vie était devenue pour Lydia une chose toute naturelle, de même que le majestueux landau de sa belle-mère lui semblait le seul moyen de locomotion possible et que le sermon d’un pasteur à la mode, chaque dimanche, était l’inévitable expiation à subir pour s’être ennuyée pendant les six jours de la semaine. Avant qu’elle eût fait la connaissance de Gannett, sa vie lui avait paru simplement monotone; mais, depuis lors, elle ressemblait, cette vie, à une de ces tristes gravures de Cruikshank où tout le monde est laid et se livre à des occupations vulgaires ou stupides.

Il était naturel que Tillotson fût le premier à pâtir de cette optique nouvelle. Le voisinage de Gannett avait rendu Tillotson ridicule; une part de ce ridicule retombait sur sa femme. Qu’elle y parût indifférente, et Gannett soupçonnerait chez elle un manque de sensibilité dont elle devait, coûte que coûte, se justifier à ses yeux.

Mais cela, elle ne le comprit que plus tard. Sur le moment, elle s’imagina tout simplement avoir atteint les limites de l’endurance. Dans la magnifique liberté que semblait lui conférer le seul acte de quitter Tillotson, la petite question de divorcer ou de ne pas divorcer ne comptait pas. Mais quand elle s’aperçut qu’elle n’avait quitté son mari que pour vivre avec Gannett, elle vit clairement le sens de tout ce qui touchait à leurs relations. Son mari, en la rejetant, l’avait pour ainsi dire poussée dans les bras de Gannett: c’était ainsi que le monde envisageait la chose. Le degré d’empressement avec lequel Gannett la recevrait allait devenir le sujet d’intéressantes controverses autour des tables à thé et dans les cercles. Elle savait ce qu’on dirait d’elle: elle l’avait entendu si souvent à propos d’autres! Ce souvenir la consterna. Les hommes parieraient probablement que Gannett ferait «ce qu’il était convenable de faire»; mais les sourires des femmes indiqueraient à quel point cette fidélité forcée leur paraîtrait sans valeur; et, après tout, elles auraient raison. Lydia s’était placée dans une situation où Gannett lui «devait» quelque chose, ou, en galant homme, il était tenu de «réparer». L’idée d’accepter une telle compensation ne lui avait jamais traversé l’esprit; la prétendue réhabilitation que serait un tel mariage, voilà, pour elle, la seule véritable honte. Ce qu’elle redoutait surtout, c’était d’avoir à s’expliquer avec Gannett, d’avoir à combattre ses arguments, à calculer, malgré elle, l’exacte mesure d’insistance par laquelle il chercherait à les lui imposer. Elle ne savait pas ce qui lui faisait plus horreur: qu’il insistât trop ou trop peu. Dans un cas pareil le sens des proportions même le plus fin pouvait se trouver en défaut: combien facilement il pouvait commettre l’erreur de prendre sa résistance, à elle, pour une épreuve de sa sincérité, à lui! De quelque côté qu’elle se tournât, elle se heurtait à l’ironie des circonstances: elle avait le sentiment exaspéré de s’être prise au piège de quelque mauvaise plaisanterie.

Au fond de toutes ces préoccupations il y avait la crainte de ce que Gannett pouvait penser. Tôt ou tard, naturellement, il faudrait qu’il parlât; mais qu’il pût penser, un moment, que ses paroles auraient le moindre effet, Lydia, en attendant, trouvait cela simplement insupportable. Sa sensibilité, à ce propos, s’aggravait d’une autre crainte à peine consciente jusque-là: celle d’entraver involontairement la liberté de Gannett. Le regarder comme l’instrument de sa libération, résister en elle-même à toute velléité de mainmise conjugale sur son avenir, à lui,—elle avait jugé que tel était le seul moyen de maintenir la dignité de leurs relations. Ses idées n’avaient pas changé, mais elle se sentait de plus en plus incapable de fixer son esprit sur le point essentiel: la rupture avec Gannett. Sans doute, il était facile de l’admettre, tant qu’elle en reculait assez l’échéance; mais par le fait même qu’elle l’ajournait ainsi mentalement, est-ce qu’elle n’empiétait pas un peu sur l’avenir de Gannett? Il faudrait qu’elle eût le courage de discerner le moment où, par un mot ou un regard, leur association volontaire se transformerait en un esclavage d’autant plus dur qu’il ne serait fondé sur aucune de ces obligations communes qui assurent l’équilibre du mariage le plus défectueux.

 

Lorsque à la station suivante un facteur ouvrit la portière, Lydia se recula pour faire place à l’intrus qu’elle espérait; mais personne ne monta, et le train continua de rouler paresseusement à travers les blés printaniers et les taillis en bourgeons. Elle commençait à espérer que Gannett parlerait avant le prochain arrêt: elle le guettait furtivement, songeant à revenir s’asseoir en face de lui. Mais la manière dont Gannett s’absorbait dans sa lecture était vraiment trop voulue: Lydia ne bougea pas. Elle ne l’avait jamais vu lire avec un air si évident de repousser toute interruption. A quoi pouvait-il bien penser? Pourquoi avait-il peur de parler? Ou bien redoutait-il la réponse qu’elle lui ferait?

Le train s’arrêta pour laisser passer un express: Gannett posa son livre et regarda par la fenêtre. Tout à coup il se tourna vers Lydia en souriant:

—Voici une charmante vieille villa, fit-il.

Ce ton aisé fut un soulagement pour elle: elle répondit à son sourire, en changeant de place pour se mettre auprès de lui.

Au delà du talus, par la brèche ouverte dans un mur couvert de mousse, elle aperçut la villa, avec ses balustrades effritées, ses fontaines endormies et le satyre de pierre achevant la perspective du tapis vert.

—Vous plairiez-vous là? demanda-t-il, au moment où le train se remettait en marche.

—Là?

—Dans un endroit de ce genre, enfin... Il y a au moins deux siècles de solitude sous ces ifs. Cela ne vous plairait pas?

—Je... je ne sais pas, balbutia-t-elle.

Elle comprenait maintenant qu’il voulait parler.

Il alluma une autre cigarette.

—Il faudra bien pourtant nous établir quelque part! dit-il en se penchant sur l’allumette.

Lydia répondit, en s’efforçant à l’insouciance:

—Je n’en vois pas la nécessité! Pourquoi ne pas vivre un peu partout, comme nous l’avons fait jusqu’ici?

—Mais nous ne pouvons pas voyager toujours, n’est-ce pas?

—Oh! «toujours» est un bien grand mot! répliqua-t-elle en ramassant la revue qu’il avait jetée de côté.

—Je veux dire: tout le reste de notre vie! fit-il en se rapprochant.

Mais Lydia, par un léger mouvement, esquiva la main qu’il étendait vers la sienne.

—Pourquoi donc faire des plans? Ne trouvez-vous pas, comme moi, plus agréable de se laisser aller au fil de l’eau?

Il la regarda avec hésitation.

—Agréable, oui, pour un temps, c’est certain; mais ne faudra-t-il pas que je me remette au travail, un de ces jours? Vous savez que je n’ai pas écrit une ligne depuis... tous ces temps-ci, corrigea-t-il vivement.

Elle tourna vers lui un visage rayonnant de sympathie et de remords:

—Oh! si c’est là ce que vous voulez dire, si vous désirez écrire, il faut, bien entendu, que nous nous arrêtions quelque part. Comme je suis sotte de n’y avoir pas pensé plus tôt! Où irons-nous? Où pensez-vous pouvoir le mieux travailler? Il ne faut plus perdre de temps.

Il hésita encore.

—J’avais pensé à une villa dans ces parages; personne ne nous ennuierait. On s’arrangerait une vie calme et paisible. Cela vous irait-il?

—Mais oui... (Elle se tut et regarda d’un autre côté.) Cependant je croyais... ne m’avez-vous pas dit, une fois, que votre meilleur travail, vous l’aviez fait au milieu de la foule, dans les grandes villes?... Pourquoi nous enfermer dans un désert?

Gannett ne répondit pas tout de suite. A la fin, tout en évitant son regard aussi soigneusement qu’elle évitait le sien:

—Ce ne serait peut-être plus la même chose, à présent, fit-il; je ne peux rien dire, naturellement, avant d’avoir essayé. Un écrivain ne devrait pas être dépendant de son «milieu»; c’est une erreur de se laisser aller à de telles complaisances envers soi-même, et je pensais que, pour les premiers temps au moins, vous préféreriez être...

Elle le regarda en face:

—Etre quoi?

—Eh bien, mais... être tranquille. Je veux dire...

—Que voulez-vous dire par «les premiers temps»? interrompit-elle.

Il se tut de nouveau. Puis:

—Je veux dire après notre mariage.

Elle eut un haut-le-corps et se tourna vers la fenêtre:

—Merci, répliqua-t-elle sèchement.

—Lydia! s’écria-t-il, décontenancé.

Et Lydia eut jusqu’au plus profond de son être la sensation qu’il avait commis l’inconcevable, l’impardonnable erreur d’anticiper son consentement.

Le train continuait son vacarme tandis que Gannett prenait une troisième cigarette. Lydia se taisait toujours.

—Je ne vous ai pas fâchée? risqua-t-il enfin, sur le ton hésitant d’un homme qui cherche sa voie.

Elle secoua la tête avec un soupir:

—Je croyais que vous compreniez, gémit-elle.

Leurs yeux se rencontrèrent, et elle revint se blottir auprès de lui.

—Voulez-vous savoir comment ne pas me fâcher?... En tenant pour acquis, une fois pour toutes, que vous m’avez dit ce que vous aviez à me dire sur cette odieuse question; que j’ai fait de même, et qu’ainsi nous nous retrouvons juste au point où nous en étions, ce matin, avant que... que cet exécrable papier vînt tout gâter entre nous!

—Tout gâter entre nous? Que diable voulez-vous dire? N’êtes-vous pas heureuse d’être libre?

—J’étais libre avant.

—Pas de m’épouser.

—Mais je ne veux pas vous épouser! s’écria-t-elle.

Elle le vit pâlir.

—Pardonnez mon manque de perspicacité, dit-il lentement. J’avoue que je ne vois pas où vous voulez en venir. En avez-vous assez? Ou bien ai-je été simplement un... un prétexte à votre départ? Peut-être aviez-vous peur de voyager seule? Est-ce cela? Et maintenant vous voulez me lâcher? (Sa voix était devenue rauque.) Vous me devez une réponse franche, vous savez. Pas de pitié, je vous en prie!

Les yeux de Lydia se remplirent de larmes tandis qu’elle s’inclinait vers lui:

—Ne voyez-vous pas, dit-elle, que c’est parce que je vous aime?... parce que je vous aime tant!... Oh! Ralph! ne comprenez-vous donc pas combien cela m’humilierait? Tâchez de vous mettre à ma place. Voyez quelle misère, de devenir votre femme dans de pareilles conditions! Si je vous avais connu quand j’étais jeune fille... c’eût été un vrai mariage! Mais maintenant... cette fraude vulgaire à l’égard de la société... d’une société que nous méprisions et dont nous nous moquions... pour rentrer subrepticement dans une situation que nous avons volontairement quittée... ne voyez-vous pas que c’est un compromis indigne de nous? Ni vous ni moi ne croyons à l’abstraite «sainteté» du mariage; nous savons tous les deux que point n’est besoin d’une cérémonie pour consacrer notre mutuel amour: quel serait donc notre raison de nous marier, sinon la crainte secrète de chacun que l’autre n’échappe, ou bien le secret désir de regagner tout doucement, oh! tout doucement, l’estime des gens dont nous avons toujours haï et bafoué la moralité conventionnelle? Le seul fait que ces gens-là pourraient, après un intervalle convenable, venir dîner avec nous... oui, ces femmes qui pérorent sur l’indissolubilité du mariage et qui me laisseraient aujourd’hui mourir dans le ruisseau parce que je vis «dans le péché»... est-ce que cela ne vous dégoûte pas plus que de les voir nous tourner le dos maintenant?

Elle s’arrêta. Gannett gardait un silence perplexe.

—Vous jugez les choses trop théoriquement, dit-il enfin d’une voix lente. La vie n’est faite que de compromis.

—La vie d’où nous nous sommes évadés... oui! Si nous avions consenti à les accepter, ces compromis (elle rougit), nous aurions pu continuer de nous rencontrer aux dîners de Mrs Tillotson.

Il sourit légèrement:

—Je ne pensais pas que nous étions partis pour fonder un nouveau système de morale. Je croyais que c’était parce que nous nous aimions.

—La vie est complexe, oui, sûrement, et n’est-ce pas le fait même de la voir ainsi qui nous sépare des gens qui la voient tout d’une pièce? S’ils ont raison, eux, si le mariage en lui-même est sacré, et s’il faut que l’individu soit toujours sacrifié à la famille, alors il ne peut y avoir de vrai mariage entre vous et moi, puisque notre vie commune est une protestation contre le sacrifice de l’individu à la famille.

Elle s’interrompit en riant:

—Vous allez dire maintenant que je vous fais une conférence de sociologie. Chacun agit, bien entendu, comme il peut, tiraillé par toute espèce de fils invisibles; mais au moins rien ne nous force à faire semblant, pour des avantages mondains, de souscrire à un credo qui méconnaît la complexité des motifs humains, classe les gens par des signes arbitraires, et met à la portée de tous l’honneur de figurer sur la liste de Mrs Tillotson. Il peut être nécessaire que le monde soit régi par des conventions; mais si nous y croyions, pourquoi nous en sommes-nous affranchis? Et si nous n’y croyons pas, est-il honnête de profiter de la protection qu’elles assurent?

Gannett hésita.

—On peut y croire ou n’y pas croire, dit-il; mais, tant qu’elles gouvernent le monde, ce n’est qu’en profitant de leur protection que l’on peut trouver un modus vivendi.

—Est-ce que les gens hors la loi ont besoin de modus vivendi?

Il la regarda, découragé. Il n’y a, en effet, rien de plus déconcertant pour un homme que le procédé mental d’une femme qui raisonne ses émotions.

Lydia crut avoir marqué un point et poursuivit passionnément son avantage:

—Vous comprenez, n’est-ce pas? vous voyez à quel point une telle idée m’humilie? Si nous sommes ensemble aujourd’hui, c’est parce que nous l’avons voulu: ne cherchons pas plus loin!

Elle lui prit les mains:

Promettez-moi que vous ne me parlerez jamais plus de cela; promettez-moi que vous n’y penserez même plus! implora-t-elle, en accentuant les mots avec émotion.

A travers tout ce qui suivit,—les protestations, les arguments de Gannett, et sa soumission finale, mais sans conviction,—Lydia eut le sentiment qu’il ne discernait qu’à moitié tout ce qui, pour elle, avait rendu ce moment si pénible. Ils avaient atteint ce point mémorable dans toutes les histoires de cœur où, pour la première fois, l’homme paraît inintelligent et la femme déraisonnable. A la réflexion, ce fut l’empressement un peu maladroit de Gannett qui consola Lydia de son manque de finesse. Après tout, n’eût-ce pas été pire, incalculablement pire, s’il s’était montré trop prompt à la comprendre?

II

Quand, à la tombée de la nuit, le train les déposa enfin au bord d’un des lacs, Lydia fut bien aise de n’avoir pas, comme d’habitude, à passer d’une solitude dans une autre. Leur perpétuel voyage, depuis un an, avait ressemblé à une fuite de proscrits: à travers la Sicile, la Dalmatie, la Transylvanie et l’Italie méridionale, ils avaient tacitement persisté à éviter leur prochain. L’isolement, d’abord, avait donné une saveur plus profonde à leur bonheur, comme la nuit donne plus d’intensité au parfum de certaines fleurs; mais, dans la nouvelle phase où ils entraient, le plus vif désir de Lydia était qu’ils ne fussent plus exposés de cette façon anormale à l’action mutuelle de leurs pensées.

Elle frémit pourtant lorsque la masse illuminée de l’élégant hôtel anglo-américain dressa sur la rive, devant le bateau qui avançait, tout ce qu’il représentait d’ordre social,—liste des voyageurs, services religieux, et douce inquisition de la table d’hôte. Le fait seul que dans quelques minutes, elle figurerait sur le registre de l’hôtel sous le nom de Mrs Gannett semblait affaiblir le ressort de sa résistance.

Ils avaient eu l’intention de ne passer là qu’une seule nuit, en route pour un village perché parmi les glaciers du mont Rose; mais, dès son premier pas dans la lumière éclatante de la salle à manger, Lydia éprouva le soulagement d’être perdue dans une foule, de ne plus être, pour un moment du moins, le point de mire de Gannett; et sur le visage de celui-ci elle saisit le reflet de son propre sentiment.

Après le dîner, lorsqu’elle remonta chez elle, Gannett entra par hasard dans le fumoir; une ou deux heures plus tard, assise dans l’obscurité de la fenêtre, elle entendit en bas le son de sa voix et le vit arpenter la terrasse avec un autre fumeur à son côté. Quand il remonta, il lui dit qu’il avait causé avec le chapelain de l’hôtel,—un très brave homme.

—Quel monde en miniature que ces hôtels! La plupart des gens vivent là tout l’été, puis ils émigrent en Italie ou sur la Riviera. Les Anglais sont les seuls qui sachent mener avec dignité ce genre de vie. Ces vieilles dames à voix douce, drapées dans leurs châles du Shetland, emportent dans leurs valises, pour ainsi dire, l’Empire britannique. Civis Romanus sum. Ce serait une curieuse étude... il y aurait peut-être là de bons éléments pour moi.

Il se tenait debout devant elle, avec ce regard vif et préoccupé du romancier sur la piste d’un sujet. Et ce fut pour elle un nouveau soulagement, mêlé de quelque chagrin, de constater que, pour la première fois depuis qu’ils étaient ensemble, il s’apercevait à peine de sa présence.

—Pensez-vous pouvoir écrire ici?

—Ici? Je n’en sais rien, dit-il en baissant les yeux. Après être resté si longtemps loin de tout, les premières impressions sont nécessairement très fortes. Je vois déjà une douzaine de filons à suivre...

Il s’arrêta, un peu embarrassé.

—Alors il faut les suivre. Nous resterons, dit-elle avec une résolution subite.

—Rester ici?

Il la regarda, tout étonné; puis il marcha vers la fenêtre et ses yeux plongèrent dans la nuit paisible du jardin.

—Pourquoi pas? fit-elle, sur un ton d’irritation voilée.

—Cet endroit est plein de vieilles filles qui potinent avec le chapelain. Seriez-vous à votre aise?... Naturellement, ce serait autre chose, si...

Elle flamba:

—Que voulez-vous que cela me fasse? Cela ne les regarde pas.

—Non, bien entendu; mais vous n’arriverez pas à le leur faire admettre!

—Elles peuvent penser ce qu’elles voudront.

Gannett la regarda, hésitant:

—C’est à vous de décider.

—Nous resterons, dit-elle vivement.

Gannett, avant qu’ils se fussent rencontrés, s’était fait un nom comme auteur de nouvelles et d’un roman qui avait eu l’honneur d’être largement discuté. Les critiques avaient déclaré qu’il «promettait» beaucoup, et Lydia s’accusait maintenant d’avoir trop longtemps interrompu l’accomplissement de ces promesses. Au début,—et n’y avait-il pas là une particulière ironie?—il lui avait maintes fois juré que ses facultés latentes n’atteindraient leur plein développement qu’auprès d’elle; et cette assurance avait presque donné à la conduite de Lydia la dignité d’une vocation. Il y avait eu des moments où elle s’était sentie incapable d’assumer devant la postérité la responsabilité de borner sa carrière. Et cependant il n’avait pas écrit une ligne depuis qu’ils étaient ensemble: son premier désir d’écrire avait jailli au contact repris avec le monde. S’était-il donc trompé? Le choix le plus intelligent a-t-il des effets plus désastreux que les aveugles combinaisons du hasard? Ou bien y avait-il, pour elle, une réponse encore plus humiliante à ses perplexités? Cette soudaine impulsion d’activité coïncidait trop exactement avec le désir qu’elle-même éprouvait de se soustraire à l’observation de Gannett: elle se demandait s’il ne recherchait pas, lui aussi, un refuge contre d’intolérables problèmes.

—Il faut vous mettre au travail demain! s’écria-t-elle.

Et elle dissimula le tremblement de sa voix dans un rire, en ajoutant:

—Je me demande s’il y a de l’encre dans l’encrier?

*
*    *

Sans compter le reste, à l’hôtel Bellosguardo, comme disait la vieille miss Pinsent, on avait «un certain ton». C’est à lady Susan Condit qu’on devait cet inestimable bienfait: dans l’opinion de miss Pinsent il venait même avant les terrains de tennis et le chapelain attaché à l’établissement. La visite annuelle de lady Susan faisait de l’hôtel ce qu’il était. Miss Pinsent aurait été la dernière personne à déprécier un tel privilège:

—C’est si important, ma chère, disait-elle à Lydia, qu’il y ait quelqu’un pour donner le ton à la petite famille que nous formons ici. Et personne n’est plus à même de le donner que lady Susan, fille d’un grand seigneur, et douée d’un caractère si résolu! Tenez, la chère Mrs Ainger, qui devrait remplir ce rôle en l’absence de lady Susan, refuse absolument de se déclarer. (Miss Pinsent eut un reniflement de dérision.) C’est la nièce d’un évêque, ma chère: eh bien! je l’ai vue, de mes yeux vue, céder sa place à table à je ne sais quels Américains du Sud, pour leur faire plaisir, et devant nous tous... Un tel manque de dignité! Lady Susan lui a dit son fait, du reste.

Miss Pinsent jeta un coup d’œil sur le lac et rajusta ses frisons dorés.

—Mais je ne nie pas, bien entendu, continua-t-elle, que l’attitude de lady Susan ne soit parfois difficile à imiter pour nous autres. M. Grossart, notre excellent propriétaire, en souffre de temps en temps: il nous l’a dit en confidence, à Mrs Ainger et à moi. Il est naturel, après tout, que le pauvre homme veuille remplir son hôtel, n’est-ce pas? Et lady Susan est tellement difficile pour les nouveaux venus! On pourrait même dire qu’elle les condamne d’avance, par principe. Et cependant elle a eu des avertissements: elle a failli commettre une effroyable erreur avec la duchesse de Levens, qui se teignait les cheveux, jurait et fumait.

Miss Pinsent reprit son tricot en soupirant:

—Il y a, bien entendu, des exceptions. Elle a eu tout de suite de la sympathie pour vous et pour M. Gannett: ç’a été remarquable, oui vraiment... Oh! je ne veux pas dire que l’un ou l’autre... non, bien entendu! C’était parfaitement naturel: tout le monde vous a trouvés si charmants, si intéressants, dès le premier jour!... Nous savions, d’abord, que M. Gannett était un lettré, par les revues que vous receviez; mais vous comprenez ce que je veux dire: lady Susan... je ne veux pas dire, comme Mrs Ainger, qu’elle est hostile à tous les nouveaux venus, mais elle est tellement disposée à ne pas les aimer que nous avons tous été surpris de la voir vous accueillir ainsi.

Miss Pinsent lança un coup d’œil significatif par la longue allée de lauriers-tins. De l’autre bout, un homme et une femme venaient vers Lydia et vers elle.

—Dans le cas de ce couple-ci, c’est tout différent, j’en conviens. Ces gens-là ont contre eux les apparences; mais, comme dit Mrs Ainger, on ne peut rien affirmer de positif.

—Elle est très belle, hasarda Lydia, en tournant les yeux vers la femme qui, sous le dôme d’une ombrelle éclatante, montrait la taille trop svelte et le teint invraisemblable d’une chromo de magazine illustré.

—C’est le pis de son affaire: elle est trop belle.

—Après tout, ce n’est pas sa faute.

—Il y a des femmes qui s’arrangent pour ne pas l’être! fit miss Pinsent d’un ton sceptique.

—Mais ne trouvez-vous pas lady Susan un peu injuste, étant donné que l’on ne sait rien d’exact sur eux?

—Mais, ma chère, c’est justement ce qu’il y a contre eux: c’est infiniment plus fâcheux que n’importe quel renseignement précis.

Lydia songea qu’en effet, dans le cas de la belle Mrs Linton, cela pourrait bien être vrai.

—Je me demande pourquoi ils sont venus ici, dit-elle d’un ton rêveur.

—Cela aussi est contre eux. C’est toujours mauvais signe quand des gens voyants viennent dans un endroit tranquille. Et ils ont amené des fourgons entiers de caisses: sa femme de chambre a dit à Mrs Ainger qu’ils avaient l’intention de rester un temps indéfini.

—Et lady Susan lui a vraiment tourné le dos dans le hall?

—Ma chère, elle a dit qu’elle le faisait pour le salut commun: à cela il n’y a pas de réplique! Mais ce pauvre Grossart est sens dessus dessous. Les Linton ont pris, vous le savez, l’appartement le plus cher, le salon en damas jaune qui est au-dessus de la voûte, et ils boivent du champagne à tous les repas.

Elles se turent tandis que passaient près d’elles M. et Mrs Linton, celle-ci avec un front orageux et le menton menaçant, celui-là jeune, blond, avec la tête basse de l’enfant qui résiste et que sa bonne tire derrière elle.

—Qu’est-ce que votre mari pense d’eux, ma chère? murmura miss Pinsent.

Lydia se baissa pour cueillir une violette dans la bordure.

—Il ne me l’a pas dit.

—Trouverait-il bon que vous leur adressiez la parole? Je sais combien les Américaines comme il faut sont difficiles. Je suis persuadée que votre façon d’agir aurait de l’importance, et même du poids, auprès de lady Susan.

—Chère miss Pinsent, vous me flattez!

Lydia se leva en ramassant son livre et son ombrelle.

—Enfin, si l’on vous demande votre opinion, si lady Susan vous la demande, il me semble que vous ferez bien de préparer votre réponse! lui jeta miss Pinsent comme elle s’éloignait.

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