Les metteurs en scène
III
Lady Susan ne modifia pas sa manière d’être. Elle ignora les Linton, et sa petite famille, comme disait miss Pinsent, suivit son exemple. Mrs Ainger elle-même convint que c’était obligatoire: si lady Susan devait aux autres de ne pas adresser la parole aux Linton, les autres devaient à lady Susan de la soutenir. On trouva généralement commode, à l’hôtel Bellosguardo, d’adopter ce raisonnement.
Quel que fût l’effet de cette action combinée sur les Linton, ce ne fut pas du moins de les chasser.
M. Grossart, après quelques jours d’incertitude, eut la joie de les voir installer dans son appartement de gala un décor de palmiers et de bibelots qui annonçait un long séjour; et ils continuèrent à faire une forte consommation de champagne. Mrs Linton promenait ses toilettes de Doucet à travers le jardin avec le même air de défi, et son mari, fumant d’innombrables cigarettes, se traînait, d’un air abattu, dans son sillage; mais ni l’un ni l’autre, après leur première rencontre avec lady Susan, n’avait tenté de faire des connaissances. Ils ignoraient simplement ceux qui les ignoraient. Miss Pinsent le faisait observer avec un peu de rancune: ils se comportaient exactement comme si l’hôtel eût été vide.
Lydia fut donc désagréablement surprise quand, un jour qu’elle était assise dans le jardin, elle découvrit que l’ombre soudain projetée sur son livre était celle de l’énigmatique Mrs Linton.
—J’ai à vous parler, dit celle-ci de la belle voix chaude, mais un peu brusque, qui s’accordait si bien avec sa toilette et son teint.
Lydia tressaillit. Elle, certainement, n’éprouvait pas le besoin de parler à Mrs Linton.
—Puis-je m’asseoir là? continua l’autre, fixant ses yeux peints sur le visage de Lydia, ou bien avez-vous peur d’être vue avec moi?
—Peur? (Lydia rougit.) Asseyez-vous, je vous en prie. Qu’avez-vous à me dire?
Mrs Linton, avec un sourire, approcha une chaise, et croisa l’une sur l’autre ses chevilles chaussées de bas à jour.
—Je désirerais savoir ce que mon mari a dit au vôtre hier soir.
Lydia devint pâle.
—Mon mari... au vôtre? reprit-elle avec hésitation.
—Ne savez-vous pas qu’ils se sont enfermés ensemble, pendant des heures, dans le fumoir, après que vous êtes remontée? Mon mari ne s’est couché qu’à deux heures, et même alors je n’ai pas pu tirer de lui un seul mot. Quand il veut être insupportable, il n’a pas son pareil. (Mrs Linton jeta sur Lydia l’éclair persuasif de son sourire.) Dites-moi, je vous en prie, ce qu’ils se sont raconté? Je sens que je peux avoir confiance en vous: vous avez l’air si aimable!... Ce que j’en fais, du reste, c’est pour son bien. Le pauvre garçon est si bêta!... j’ai peur qu’il ne se soit fourré dans quelque pétrin! Si seulement il voulait écouter sa bonne vieille femme!... Mais ils lui écrivent sans cesse et l’excitent contre moi. Et je n’ai personne autre à qui m’adresser. (Elle posa la main sur la main de Lydia, avec tout un cliquetis de bracelets.) Vous m’aiderez, n’est-ce pas?
Lydia se recula, intimidée par cette vivacité souriante.
—Je suis désolée, mais je crains de ne pas comprendre... Mon mari ne m’a pas parlé de... du vôtre.
Les noirs sourcils de Mrs Linton se froncèrent:
—Est-ce bien vrai?
Lydia se leva vivement.
—Oh! pardon, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... s’écria Mrs Linton. Il ne faut pas me ramasser comme ça... Ne voyez-vous pas que je suis toute bouleversée?
Lydia s’aperçut qu’en effet, au-dessous de ses yeux radoucis, sa jolie bouche tremblait.
—Je n’ai plus ma tête, gémit la belle créature en s’écroulant sur son siège.
—Je suis désolée, répéta Lydia, s’efforçant de prendre un ton aimable; mais comment puis-je vous aider?
Mrs Linton releva le front brusquement:
—En découvrant... allons, soyez bonne!...
—Ce que Trevenna lui a dit.
—Trevenna? répéta Lydia, effarée.
Mrs Linton mit sa main sur sa bouche:
—Oh! Seigneur! voilà que j’ai lâché le nom! Que je suis bête! Mais je croyais que vous saviez; je croyais que tout le monde savait. (Elle essuya ses yeux et se redressa fièrement.) Ne saviez-vous pas que c’est lord Trevenna? Moi, je suis Mrs Cope.
Lydia reconnut les noms. Ils avaient figuré dans un enlèvement sensationnel qui avait ému le tout-Londres élégant six mois auparavant.
—Maintenant que vous voyez ce qu’il en est... vous comprenez, n’est-ce pas? continua Mrs Cope sur un ton suppliant. Oui, je savais bien que vous comprendriez; c’est pourquoi je suis venue à vous... Je suppose que lui, il a eu le même sentiment à l’égard de votre mari: il n’a parlé à personne autre, ici. (Son visage redevint anxieux.) Il est horriblement timide, en général: il dit qu’il souffre de notre situation... comme si ce n’était pas à moi d’en souffrir!... Mais quand il est en veine de bavardage on ne peut pas savoir ce qu’il racontera. Je sens qu’il a ruminé quelque chose, ces jours-ci, et il faut que je découvre quoi... il le faut, dans son intérêt. Je lui dis toujours que je ne pense qu’à son intérêt; si seulement il avait confiance en moi!... Mais il a été si drôle, ces jours-ci!... vous m’aiderez, n’est-ce pas, ma chère?
Lydia, qui était restée debout, se détourna, mal à son aise:
—Si vous prétendez que je découvre ce que lord Trevenna a dit à mon mari, je crains fort que ce ne soit impossible.
—Pourquoi impossible?
—Parce que je présume qu’il l’aura dit en confidence.
Mrs Cope la regarda, incrédule:
—Eh bien! qu’est-ce que cela fait? Votre mari a l’air si gentil!... il est clair pour tout le monde qu’il est très épris de vous. Qu’est-ce qui vous empêche de lui tirer les vers du nez?
Lydia rougit jusqu’aux oreilles.
—Je ne suis pas une espionne! s’écria-t-elle.
Mrs Cope sursauta:
—Une espionne! une espionne!... comment osez-vous employer un mot pareil?... Mais non, ce n’est pas ce que je voulais dire! Ne vous fâchez pas, je suis si malheureuse! (Elle essaya d’inflexions plus douces.) Appelez-vous une espionne la femme qui en aide une autre? J’ai tant besoin d’aide! Je suis au bout de mon rouleau avec Trevenna. C’est un tel enfant!... vous savez, il n’a que vingt-deux ans. (Elle baissa ses paupières soulignées.) Il est plus jeune que moi, pensez donc! de quelques mois seulement. Je lui répète qu’il devrait m’écouter comme si j’étais sa mère: n’est-ce pas vrai? Mais il ne veut pas, il ne veut pas! Il a toute sa famille sur le dos, voyez-vous: oh! je vois bien leur jeu! Ils tâchent de nous séparer avant que j’aie obtenu mon divorce: voilà où ils veulent en venir. Au début, il ne voulait pas les écouter: il me jetait leurs lettres pour que je les lise; mais maintenant il les lit lui-même, et j’ai idée qu’il y répond: il est toujours enfermé dans sa chambre, à écrire. Si je connaissais seulement son plan, je pourrais l’arrêter court: c’est un tel nigaud! Mais il est aussi très dissimulé: il y a des moments où je ne le comprends plus... Mais je sais qu’il a tout dit à votre mari: je l’ai vu hier soir, au premier coup d’œil. Et il faut que je découvre... il faut que vous m’aidiez. Je n’ai personne autre à qui m’adresser!
Elle saisit la main de Lydia et la pressa frénétiquement:
—Dites que vous m’aiderez, vous et votre mari, dites-le!
Lydia tâcha de se dégager.
—Ce que vous demandez est impossible; vous devez bien le voir. Personne ne peut s’immiscer dans cette affaire-là.
L’étreinte de Mrs Cope se resserra encore:
—Vous ne voulez pas? Vous ne voulez pas?
—Certainement non. Lâchez-moi, je vous prie.
Mrs Cope la lâcha, en éclatant de rire.
—Oh! vous pouvez aller, parbleu! je ne vous retiendrai pas de force!... Irez-vous de ce pas dire à lady Susan Condit que nous faisons la paire, vous et moi?... ou bien voulez-vous que je me charge de l’éclairer?
Lydia restait immobile, au milieu de l’allée, ne voyant plus son adversaire qu’à travers une brume d’épouvante. Mrs Cope riait toujours:
—Vous savez, ma chère, je ne suis pas méchante; mais vous en exigez un peu plus qu’il ne faut en demander!... C’est impossible, vous dites que c’est impossible?... Il faut que je vous lâche, oui!... Vous êtes trop comme il faut pour vous mêler de mes affaires, n’est-ce pas? Mais, petite bête, la première fois que je vous ai vue, j’ai compris que vous et moi nous étions toutes les deux à fourrer dans le même sac: voilà pourquoi je me suis adressée à vous.
Elle s’approcha de Lydia et son sourire se dilata comme une lampe à travers le brouillard.
—Vous avez le choix, vous savez: je joue toujours franc jeu. Si vous le dites vous-même, je promets de me taire... Eh bien! qu’est-ce que vous décidez?
Lydia, machinalement, avait commencé de s’éloigner, pour échapper à cette furieuse rafale de paroles. Mais, à cette sommation, elle se retourna et vint se rasseoir:
—Allez, dit-elle simplement, je reste ici.
IV
Elle demeura là longtemps, comme hypnotisée, à contempler, non le présent de Mrs Cope, mais son propre passé. Gannett, de bonne heure, ce matin-là, était parti pour une longue promenade. Il avait pris l’habitude de vagabonder ainsi dans la montagne avec divers compagnons d’hôtels; mais eût-il été à sa portée, Lydia ne serait pas allée le trouver maintenant: elle avait trop à faire avec elle-même, d’abord. Elle reconnaissait avec surprise à quel point, dans ces derniers mois, elle avait perdu l’habitude de l’examen de conscience. Depuis leur arrivée à l’hôtel Bellosguardo, elle et Gannett s’étaient tacitement évités eux-mêmes comme ils s’évitaient l’un l’autre.
Elle fut rappelée à elle-même par le sifflet du bateau de trois heures qui approchait du débarcadère à deux pas de la grille.—Trois heures! Gannett serait bientôt de retour: il lui avait dit de l’attendre avant quatre heures. Elle se leva brusquement, se détourna de l’hôtel, de cette façade inquisitive. Elle n’avait pas encore le courage de voir Gannett, de rentrer. Elle se glissa dans une des allées couvertes, puis s’engagea dans un sentier qui menait à la montagne...
Il faisait nuit quand elle ouvrit la porte de leur salon. Gannett était assis sur le rebord de la fenêtre, fumant une cigarette. La cigarette, maintenant, était sa grande ressource: il n’avait pas écrit une ligne durant les deux mois qu’ils venaient de passer à l’hôtel Bellosguardo. Sous ce rapport, ce n’était décidément pas le milieu rêvé!
A l’entrée de Lydia, il se leva:
—Où étiez-vous donc? Je commençais à m’inquiéter.
Elle s’assit sur une chaise, près de la porte.
—Dans la montagne, dit-elle sur un ton de lassitude.
—Seule?
Il jeta sa cigarette: la voix avait sonné de telle sorte qu’il éprouvait le besoin de voir la figure.
—Allumons-nous? suggéra-t-il.
Comme Lydia ne répondait pas, il souleva le globe de la lampe et mit une allumette contre la mèche. Puis il la regarda:
—Qu’y a-t-il? Vous semblez éreintée.
Elle s’assit et parcourut d’un œil vague le petit salon où la pâle lueur de la lampe permettait à peine de deviner les lignes du mobilier, le bureau couvert de livres et de papiers, les gerbes de jasmin et de roses thé qui se fanaient sur la cheminée. «Comme tout cela est devenu cher et familier!» pensa-t-elle.
—Lydia, qu’y a-t-il? répéta Gannett.
Elle s’éloigna de lui, tâta les épingles de son chapeau, et s’écarta pour poser sur la table chapeau et ombrelle. Tout à coup elle dit:
—Cette femme m’a parlé.
—Cette femme?... Quelle femme?
—Mrs Linton... ou plutôt Mrs Cope.
Gannett eut un geste d’ennui, mais elle vit clairement qu’il ne saisissait pas toute l’importance de ses paroles.
—Diable! Elle vous a dit?...
—Elle m’a tout dit!
Gannett la regarda anxieusement:
—Quelle impudence! Je suis navré, ma chérie, que vous ayez été exposée à pareille chose.
—Exposée!
Lydia se mit à rire.
Le front de Gannett se rembrunit et ils détournèrent les yeux l’un de l’autre.
—Savez-vous pourquoi elle m’a tout raconté? Pour la meilleure des raisons. Parce qu’à première vue elle a deviné que nous étions toutes les deux à fourrer dans le même sac.
—Lydia!
—Il était donc tout naturel que, dans son embarras, elle eût recours à moi.
—Quel embarras?
—Elle a lieu de croire, paraît-il, que la famille de lord Trevenna cherche à le faire rompre avant qu’elle ait obtenu son divorce...
—Alors?
—Elle s’est imaginée qu’il vous avait consulté hier soir sur le meilleur moyen de se débarrasser d’elle.
Gannett se leva, furieux:
—Eh bien! en quoi toute cette sale affaire vous regarde-t-elle? Pourquoi cette femme est-elle allée vous trouver?
—Vous ne le voyez pas? C’est pourtant bien simple: je devais vous soutirer le secret de lord Trevenna.
—Pour l’obliger, elle?
—Oui; ou bien, si je ne voulais pas l’obliger, pour me préserver, moi.
—Pour vous préserver, vous? Et de qui?
—D’elle, qui pourrait dire à tout le monde, dans l’hôtel, que nous sommes toutes les deux à fourrer dans le même sac.
—Elle vous en a menacée?
—Elle m’a laissé le choix de le dire moi-même ou de le laisser dire par elle.
—La gueuse!
Il y eut un long silence. Lydia s’était assise sur le canapé, hors du cercle de la lampe; Gannett s’appuyait contre la fenêtre.
—Quand cela s’est-il passé? Je veux dire: à quelle heure?
Elle lui jeta un regard vague:
—Je ne sais pas... après le déjeuner, je crois. Oui, je me rappelle, c’était vers trois heures.
Gannett revint au milieu de la pièce, et, comme il approchait de la lumière, Lydia vit que son front s’était éclairci.
—Pourquoi me demandez-vous cela? dit-elle.
—Parce qu’au moment où je suis rentré, vers trois heures et demie, on distribuait le courrier, et Mrs Cope attendait, comme d’habitude, pour fondre sur ses lettres: vous savez qu’elle guette toujours le facteur. Comme elle était tout près de moi, je n’ai pu m’empêcher de voir une dépêche qu’on lui remettait. Elle la déchira, jeta un coup d’œil sur le contenu, et fila en coup de vent pour remonter chez elle, tandis que le gérant lui criait qu’elle avait oublié toutes ses autres lettres. Je ne crois pas qu’elle ait un moment repensé à vous après que cette dépêche fut dans ses mains.
—Pourquoi?
—Parce qu’elle était trop affairée. J’étais à la fenêtre, vous guettant, lorsque le bateau de cinq heures est parti; et devinez qui j’ai vu monter à bord, avec armes et bagages, domestique, femme de chambre, sacs de voyage et caniche? Mrs Cope et Trevenna! Juste une heure et demie pour tout emballer!... Et il fallait la voir quand ils sont partis! Elle était radieuse, serrant la main à tout le monde, agitant son mouchoir du haut du pont, distribuant des saluts et des sourires comme une impératrice... Si jamais femme a reçu à point nommé ce qu’elle désirait, c’est bien celle-là. Je parie qu’avant une semaine elle sera lady Trevenna.
—Vous croyez qu’elle a son divorce?
—J’en suis sûr. Et elle doit en avoir reçu précisément la nouvelle après sa conversation avec vous.
Lydia garda le silence.
A la fin, elle dit avec une espèce de gêne:
—Elle était furieuse quand elle m’a quittée. Il ne fallait pas beaucoup de temps pour parler à lady Susan Condit.
—Elle n’a pas parlé à lady Susan Condit.
—Comment le savez-vous?
—Parce qu’en descendant, il y a une demi-heure, j’ai rencontré lady Susan...
Il se tut, avec un demi-sourire.
—Eh bien?...
—Et elle s’est arrêtée pour me demander si je pensais que vous consentiriez à être patronnesse d’un concert de charité qu’elle organise.
Malgré eux, ils éclatèrent de rire. Le rire de Lydia finit par des sanglots et elle tomba sur un fauteuil, la figure cachée dans ses mains. Gannett se pencha sur elle et s’efforça de dégager son visage.
—La vilaine femme! dit-il. J’aurais dû vous prévenir de vous tenir à distance; je ne me pardonne pas d’y avoir manqué!... Il m’avait parlé sous le sceau du secret; et je n’aurais jamais imaginé... Enfin, tout cela est fini.
Lydia leva la tête:
—Pas pour moi; ce n’est que le commencement.
Elle l’écarta doucement et se dirigea vers la fenêtre. Là, tournée vers l’obscurité du lac, elle continua:
—C’est que, voyez-vous, cela pourrait arriver encore, à tout moment.
—Quoi?
—Cela... ce risque d’être découverts. Et nous pourrions difficilement compter, une autre fois, sur une aussi heureuse combinaison de hasards.
Il s’assit en gémissant.
Elle, obstinément tournée vers la nuit, reprit alors:
—Je désire que vous alliez tout dire à lady Susan... et aux autres...
Gannett, qui marchait vers elle, s’arrêta:
—Pourquoi? dit-il, avec moins de surprise dans la voix qu’elle ne s’y attendait.
—Parce que je me suis conduite bassement, abominablement, depuis que nous sommes ici, laissant croire à ces gens que nous étions mariés... mentant, pour ainsi dire, chaque fois que je respirais...
—Oui, c’est ce que j’ai senti aussi! s’écria Gannett avec une énergie soudaine.
Ces mots secouèrent Lydia comme une tempête: il lui sembla que toutes ses pensées tombaient autour d’elle en ruines.
—Vous aussi, vous avez senti cela?
—Oui, certes! répondit-il, d’une voix basse et véhémente. Me croyez-vous donc mieux fait que vous pour le rôle de lâche que nous jouons?
Il retomba sur le bras d’un fauteuil et tous deux se regardèrent comme des aveugles qui tout à coup voient clair.
—Mais cependant vous vous êtes plu ici? dit-elle avec hésitation.
—Oh! oui, je me suis plu, ici. (Il se mit à marcher avec impatience.) Vous aussi, n’est-ce pas?
—Oui,—s’écria-t-elle,—c’est ce qu’il y a de pis... c’est ce que je ne puis supporter. Je croyais rester pour vous... parce que vous pensiez pouvoir écrire ici, et peut-être, au début, était-ce vraiment la raison. Mais ensuite, c’est pour moi que j’ai voulu rester ici: je m’y suis plu. (Elle éclata de rire.) Oh! voyez-vous l’amère dérision de la chose? Ces gens, les prototypes mêmes des gens assommants dont vous m’aviez éloignée, avec les mêmes œillères, la même moralité qui consiste à ne pas marcher sur les gazons, les mêmes petites vertus circonspectes et les mêmes petits vices poltrons, eh bien! je me suis cramponnée à eux, j’en ai fait mes délices, j’ai fait de mon mieux pour leur plaire. J’ai flagorné Lady Susan, j’ai potiné avec miss Pinsent, j’ai été bégueule avec Mrs Ainger. La respectabilité! C’était la chose du monde qui, j’en étais persuadée, m’était la plus indifférente... et voilà qu’elle m’est devenue si précieuse que je l’ai volée parce que je ne pouvais plus l’avoir autrement!
Elle traversa la pièce, revint près de Gannett et se mit à rire de nouveau:
—Moi qui me croyais si ennemie du convenu! On dirait que je suis née un porte-cartes à la main. Il fallait me voir avec cette pauvre femme dans le jardin. Elle est venue, la malheureuse, me demander aide parce que, d’après elle, ayant «péché», comme ils disent, je devais avoir quelque pitié de celles qui ont succombé aux mêmes tentations. Eh bien, non! Elle ne me connaissait pas. Lady Susan aurait été plus compatissante, parce que Lady Susan n’aurait pas eu peur. J’ai détesté cette femme; je n’ai eu qu’une seule idée: ne pas être vue avec elle. Je l’aurais tuée, pour avoir deviné mon secret! La seule chose qui m’importait, à ce moment, c’était ma position auprès de Lady Susan.
Gannett ne disait rien.
—Et vous?... vous l’avez senti aussi!—continua-t-elle d’un ton amer.—Vous avez été tout aussi heureux que moi de vous trouver avec ces gens-là; vous avez laissé le chapelain vous parler pendant des heures religion et morale. Lorsqu’on vous a prié de faire la quête au temple, je vous guettais: vous aviez envie d’accepter.
Elle vint tout contre lui, appuya la main sur son bras:
—Savez-vous que je commence à voir à quoi sert le mariage? A tenir les gens à l’écart l’un de l’autre. Je me dis quelquefois que deux êtres qui s’aiment ne peuvent être sauvés de la folie que par tout ce qui vient se mettre entre eux, enfants, devoirs, visites, corvées, relations, tout ce qui protège l’un contre l’autre les gens mariés. Nous avons vécu dans une intimité trop étroite: voilà notre péché. Nous avons vu nos âmes à nu.
Elle retomba sur le canapé, la tête dans ses mains.
Gannett restait debout devant elle, perplexe: il lui semblait qu’elle était entraînée par quelque implacable courant, tandis qu’il demeurait inutile sur la rive.
Enfin il parla:
—Lydia, ne me dites pas que je suis stupide... mais ne voyez-vous pas vous-même que cela ne peut continuer ainsi?
—Oui, je le vois bien, fit-elle sans lever la tête.
Le visage de Gannett s’éclaira.
—Alors nous partirons demain.
—Nous partirons?... pour aller où?
—A Paris, nous marier.
Elle resta longtemps sans répondre; puis elle dit lentement:
—Consentirait-on à nous recevoir ici, si nous étions mariés?
—Nous recevoir ici?
—Je veux dire lady Susan... et les autres.
—Nous recevoir?... Mais oui, naturellement!
—Pas s’ils savaient... à moins qu’ils ne fissent semblant de ne pas savoir.
Il eut un geste d’impatience.
—Nous ne reviendrons pas ici, et les autres n’ont pas besoin de savoir... personne n’a besoin de savoir.
Elle soupira.
—Alors, ce n’est qu’une autre forme de tromperie, et plus misérable encore. Ne le voyez-vous donc pas?
—Je vois que nous ne devons pas de comptes à lady Susan ni à ses pareilles!
—Alors, pourquoi avez-vous honte de ce que nous faisons ici?
—Parce que j’en ai assez de faire comme si vous étiez ma femme quand vous ne l’êtes pas... quand vous ne voulez pas l’être.
Elle le regarda tristement:
—Si j’étais votre femme, il vous faudrait continuer... Il vous faudrait faire comme si je n’avais jamais été... autre chose. Et nos amis seraient forcés de faire comme s’ils vous croyaient.
Gannett arracha le gland du canapé, le jeta violemment par terre.
—Vous êtes impossible, gémit-il.
—Ce n’est pas moi... c’est de vivre ensemble qui est impossible pour nous. Je veux seulement vous montrer que le mariage n’y ferait rien.
—Qu’est-ce qui pourrait y faire quelque chose, alors?
Elle releva la tête:
—Que je vous quitte.
—Que vous me quittiez?
Il restait là, sur le canapé, immobile, regardant le gland qui gisait à l’autre bout de la pièce. Enfin, poussé par quelque instinct de lui rendre la douleur qu’elle lui infligeait, il dit lentement:
—Et où iriez-vous, si vous me quittiez?
—Oh! s’écria-t-elle.
Aussitôt il fut à son côté:
—Lydia!... Lydia!... vous savez bien que ce n’est pas là ce que je voulais dire! Mais vous m’avez mis hors de moi. Je ne sais plus ce que je dis. Ne pouvez-vous donc cesser de vous torturer ainsi vous-même? C’est nous détruire tous les deux.
—C’est pourquoi il faut que je vous quitte.
—Comme vous dites cela facilement! (Il abaissa les mains de Lydia et la contraignit de le regarder en face.) Vous êtes très scrupuleuse pour vous... et pour les autres. Mais avez-vous pensé à moi? Vous n’avez pas le droit de me quitter, à moins que vous n’ayez cessé de m’aimer...
—C’est parce que je vous aime...
—Alors j’ai le droit d’être écouté. Si vous m’aimez, vous ne pouvez pas me quitter.
Les yeux de Lydia le défièrent:
—Pourquoi pas?
Il lâcha ses mains et se leva.
—Vous le pourriez? dit-il tristement.
Il était tard, la lueur de la lampe vacilla et s’éteignit. Lydia se mit debout avec un frisson et se dirigea vers sa chambre.
V
Au petit jour, un bruit qui se faisait dans la chambre de Lydia réveilla Gannett d’un sommeil inquiet. Il se mit sur son séant, il écouta: elle remuait doucement, comme si elle eût craint de le déranger. Il l’entendit repousser une des persiennes, qui grinça; puis il y eut un moment de silence: il pensa qu’elle attendait de savoir si le bruit l’avait réveillé.
Bientôt elle recommença de remuer. Elle avait eu, sans doute, une nuit d’insomnie, et s’habillait pour aller respirer au jardin. Gannett se leva aussi; mais, par un indéfinissable instinct, ses mouvements étaient aussi prudents que ceux de Lydia. Il se glissa vers la fenêtre, à pas de loup, et regarda par les lames de la persienne.
Il avait plu pendant la nuit; l’aube était grise et triste. Les montagnes, de l’autre côté du lac, emmitouflées de nuages, se réfléchissaient à sa surface comme dans un miroir terni. Dans le jardin, les oiseaux commençaient à secouer les gouttes de rosée qui pendaient aux branches des lauriers-tins immobiles.
Gannett se sentit pris d’une immense pitié. L’apparente indépendance intellectuelle de Lydia l’avait aveuglé, lui, pour un temps, sur le caractère féminin de son esprit. Il n’avait jamais songé qu’elle pût, tout comme les autres femmes, pleurer et chercher un appui: ses intuitions étaient d’une telle lucidité qu’on les prenait pour le résultat d’un raisonnement. Il voyait maintenant la cruauté qu’il avait commise en la détachant des conditions normales de la vie; il constatait la profondeur avec laquelle Lydia avait pénétré jusqu’à la véritable cause de leur souffrance. Leur vie était impossible, comme elle avait dit; et son pire châtiment, c’était qu’elle avait rendu toute autre vie impossible pour eux. Même si son amour, à lui, avait diminué, il était lié à Lydia maintenant par tous les liens de la pitié et du remords; et elle, la pauvre enfant, était forcée de revenir à lui comme Latude à son cachot...
Un nouveau bruit le fit tressaillir: c’était la porte de Lydia qui se fermait avec précaution. Il s’approcha de la sienne, sur la pointe des pieds; il entendit les pas de Lydia s’éloigner dans le couloir. Alors il retourna à sa fenêtre et regarda dehors.
Une ou deux minutes après, il la vit descendre les marches du porche et entrer dans le jardin. Il ne pouvait distinguer sa figure, mais il y avait dans son extérieur quelque chose qui le frappa. Elle portait un long manteau de voyage sous les plis duquel il reconnut le relief d’un sac ou d’un paquet. Il poussa un grand soupir et continua de l’observer.
Elle descendit rapidement l’allée de lauriers-tins qui menait à la grille; puis elle s’arrêta un moment et parcourut des yeux la petite place ombragée. Sous les arbres, les bancs de pierre étaient vides; elle parut puiser du courage dans la solitude qui l’entourait, car elle traversa la petite place, vers l’embarcadère du vapeur, et fit une pause devant le guichet, au bout du quai. Maintenant elle prenait son billet. Gannett se retourna pour regarder l’heure à la pendule: le bateau serait là dans cinq minutes. Il n’avait que le temps de sauter dans ses habits et de la rejoindre...
Il ne bougea pas; une force obscure le retint. Si, dans le tumulte de ses sentiments, une pensée surnageait, c’était qu’il devait la laisser aller si tel était son désir, à elle. La veille au soir, il avait parlé de ses droits, à lui:—de quels droits?... En fin de compte, ils étaient, lui et elle, deux êtres séparés, qui n’étaient pas fondus en un seul par le miracle de corvées, d’obligations, d’abnégations communes, mais se trouvaient liés ensemble dans une noyade de passion, où ils résistaient tout à la fois et se cramponnaient l’un à l’autre, en coulant...
Après avoir pris son billet, Lydia était restée là un moment, les yeux errant à travers le lac; puis il la vit s’asseoir sur un des bancs près de l’embarcadère. Lui et elle, à cette minute, guettaient le même son: le sifflet du vapeur qui doublerait le promontoire voisin. Gannett se retourna pour regarder encore la pendule: c’était l’heure du bateau maintenant.
Où irait-elle? Que serait sa vie après qu’elle l’aurait quitté? Elle n’avait pas de proches parents, elle avait peu d’amis. De l’argent, elle en avait assez; mais elle demandait tant de choses à la vie, et si complexes et tellement immatérielles! Il se la figura marchant nu-pieds à travers un désert pierreux. Personne ne la comprendrait, personne ne la plaindrait... et lui qui la comprenait et qui la plaignait, il était impuissant à lui venir en aide...
Il vit qu’elle s’était levée de son banc et qu’elle s’était avancée vers le bord du lac. Elle resta là, regardant du côté d’où devait venir le vapeur; puis elle retourna au guichet, sans doute pour demander la cause du retard. Ensuite elle revint vers le banc et s’y assit, la tête penchée. A quoi pensait-elle?
Le sifflet retentit soudain: Lydia tressaillit, et Gannett fit un mouvement involontaire vers la porte. Puis il revint à son poste et continua de l’observer: elle restait là, immobile, les yeux fixés sur la traînée de fumée qui précédait l’apparition du bateau. Enfin le petit bâtiment contourna la pointe,—un cadavre blanc sur l’eau couleur de plomb—: une minute après, haletant, il faisait machine en arrière contre le quai.
Les quelques voyageurs qui l’attendaient—deux ou trois paysans et un prêtre—étaient groupés auprès du guichet. Lydia demeurait à part, sous les arbres.
Le vapeur était maintenant à quai; on jeta la passerelle, et les paysans montèrent avec leurs paniers de légumes, suivis du prêtre. Cependant Lydia ne bougeait toujours pas. Une cloche tinta, plaintivement; puis ce fut un rugissement de vapeur; quelqu’un, apparemment, avait crié à la voyageuse qu’elle serait en retard: elle s’élança, comme pour répondre à un appel. Elle s’avança d’un pas indécis; puis, au bord du quai, elle s’arrêta. Gannett vit un matelot lui faire signe; la cloche sonna encore et Lydia mit le pied sur la passerelle.
A mi-chemin de la courte pente qui menait au pont, elle s’arrêta de nouveau, puis se retourna et revint en courant au bord. On retira la passerelle, la cloche cessa de tinter et le bateau se remit en marche. Lydia, lentement, revenait vers le jardin...
En approchant de l’hôtel, elle leva furtivement les yeux: Gannett disparut de la fenêtre. Il s’assit auprès de la table: un indicateur était là, sous sa main, et, machinalement, sans savoir ce qu’il faisait, il se mit à chercher les heures des trains pour Paris...
LA TRAGÉDIE DE LA MUSE
I
Plus tard Danyers se complut à se figurer qu’il avait reconnu Mrs Anerton du premier coup; mais cette imagination était naturellement absurde, n’ayant vu d’elle auparavant aucun portrait. Elle affectait de garder un anonymat strict, et refusait sa photographie même aux plus privilégiés. Il n’avait en outre jamais obtenu de Mrs Memorall, en qui il vénérait et cultivait l’amie de cette femme, qu’une phrase de vague impressionnisme: «Elle est comme ces anciennes estampes où les traits ont la valeur d’un coloris...»
Cependant, le jeune homme était presque certain d’avoir pensé à Mrs Anerton tandis qu’il déjeunait dans le restaurant désert de l’hôtel. Il s’était aussitôt dit à lui-même, ayant levé la tête à l’approche d’une dame qui s’était placée à une table près de la fenêtre: «Il se pourrait bien que ce fût elle...»
Dès ses années d’étudiant à Harvard[A],—il était encore assez jeune pour penser à ce temps comme à une époque infiniment éloignée,—Danyers avait rêvé de Mrs Anerton, la Silvia de l’immortel cycle de sonnets de Vincent Rendle, la Mrs A... de la Vie et les Lettres du même Vincent Rendle. Ce nom avait pour tabernacle quelques-uns des plus nobles vers anglais du dix-neuvième siècle,—et de tous les siècles passés ou futurs, comme Danyers, avec un jugement mûri, continuait à le croire. La première lecture de certains poèmes de Rendle: l’Antinoüs, la Pia Tolomei, les Sonnets à Silvia, avait fait époque dans le développement de Danyers, et l’exquise harmonie, l’ampleur, la signification de ces vers semblaient croître à mesure qu’on apportait à leur interprétation plus d’expérience de la vie, une sensibilité plus affinée. Alors que, dans son adolescence, Danyers n’avait perçu que la parfaite et presque austère beauté de la forme, la subtile alternance des voyelles, l’élan et la plénitude de l’émotion lyrique, il vibrait maintenant au sens serré de chaque ligne, à l’allusion de chaque mot. Son imagination était sans cesse entraînée sur de nouvelles traces, sans cesse stimulée par le sentiment qu’au delà de ce qu’il avait découvert, d’autres régions, plus merveilleuses encore, attendaient qu’on les explorât. A l’époque de la mort du grand homme, Danyers, encore à l’Université, avait écrit sur la poésie de Rendle l’essai qui remporta le prix. Il avait coulé les poèmes éphémères de sa propre période de romantisme dans le moule que Rendle avait le premier donné au mètre anglais. Et quand apparurent, deux ans plus tard, la Vie et les Lettres, quand la Silvia des sonnets prit corps et devint Mrs A..., le jeune homme engloba dans son culte pour Rendle la femme qui avait inspiré, non seulement des vers aussi divins, mais encore une prose si facile, si tendre, incomparable. Danyers ne devait jamais oublier le jour où Mrs Memorall mentionna ses relations avec Mrs Anerton. Il fréquentait cette Mrs Memorall depuis un peu plus d’un an, et il l’avait, jusqu’alors, assez dédaigneusement classée parmi les coureuses de célébrités. Un après-midi, et tout en lui mettant un morceau de sucre dans son thé, elle lui dit, à brûle-pourpoint:
—Est-ce bien, cette fois? Vous êtes presque aussi difficile que Mary Anerton.
—Que Mary Anerton?...
—Oui, je ne peux jamais me rappeler comment elle aime son thé. C’est ou bien du citron avec du sucre, ou sans sucre, ou de la crème sans ni l’un ni l’autre, et de toute façon le thé ne doit être versé dans la tasse qu’en dernier lieu. Et si l’on ne s’est pas bien souvenu, il faut tout recommencer. Je suppose que Vincent Rendle prenait son thé comme cela et que c’est devenu un rite...
—Comment! vous connaissez Mrs Anerton?...
—Et ai-je vu une fois Shelley lui-même[B]?... Miséricorde! Mais oui!... Elle et moi nous avons été à l’école ensemble. Vous savez qu’elle est Américaine? Nous avons passé presque un an dans un pensionnat des environs de Tours. Après quoi, elle retourna à New-York et je la perdis de vue jusqu’après son mariage. Elle et Anerton ont séjourné un hiver à Rome, pendant que mon mari y était attaché à notre Légation, et nous l’y voyions beaucoup, fit Mrs Memorall, avec un sourire de réminiscence. C’était le fameux hiver...
—L’hiver où ils se sont connus?...
—Précisément. Par malheur, j’ai quitté Rome peu avant que la rencontre n’eût lieu. N’est-ce pas de la guigne? J’aurais pu figurer dans la Vie et les Lettres. Vous savez qu’il mentionne même cette stupide Mme Vodki chez laquelle la présentation eut lieu...
—Et elle, l’avez-vous vue beaucoup par la suite?
—Pas du vivant de Rendle. Elle vivait presque exclusivement en Europe. Je la voyais bien de temps en temps, quand j’étais sur le continent, mais elle était si absorbée, si préoccupée, qu’on se sentait toujours de trop. En réalité, elle ne tenait qu’à ses amis à lui, et s’était peu à peu séparée de tous les siens à elle. Maintenant, c’est très différent. Elle est affreusement seule. Elle s’est remise à m’écrire quelquefois, et, l’année dernière, ayant su que j’allais en Europe, elle me demanda de la rejoindre à Venise. J’y ai passé une semaine avec elle.
—Et Rendle?
Mrs Memorall sourit et secoua la tête:
—On ne m’a jamais laissé jeter même un simple coup d’œil sur le dieu. Aucun de ses anciens amis à elle ne l’a jamais rencontré, sinon par hasard. Les mauvaises langues disent que c’est pour cela qu’elle l’a gardé si longtemps. Si quelqu’un arrivait pendant qu’il était là, aussitôt le dieu était mis à l’abri dans le cabinet d’Anerton, et le mari montait la garde jusqu’au départ du malencontreux visiteur. Anerton était d’ailleurs bien plus ridicule que sa femme. Mary était trop fine pour perdre la tête, ou du moins pour laisser voir qu’elle l’avait perdue, mais Anerton était incapable de cacher combien il était fier de cette conquête. J’ai vu Mary sur des épingles, quand il appelait Rendle «notre poète». Il fallait toujours au grand homme une certaine place à table, hors du courant d’air et pas trop loin du feu. Il lui fallait sa boîte de cigares à laquelle personne n’avait le droit de toucher, sa table à écrire dans le salon de Mary, et Anerton ne se lassait pas de raconter les idiosyncrasies de l’idole: Comment Rendle ne coupait jamais les bouts de ses cigares, quoique lui-même, Anerton, il lui eût donné un coupe-cigares en or, incrusté d’un saphir étoilé, comment la table du maître était toujours encombrée, comment la domestique avait l’ordre de toujours porter à sa maîtresse le panier à papier, avant de le vider, de peur qu’une strophe immortelle ne tombât dans les balayures.
—Les Anerton ne se sont donc jamais séparés?
—Se séparer? Dieu garde! Anerton n’aurait pas voulu quitter Rendle. Et d’ailleurs, il aimait beaucoup sa femme.
—Et elle?
—Elle avait compris qu’il était de ces époux prédestinés au ridicule, et elle n’essayait jamais de lutter là contre.
Danyers apprit encore par Mrs Memorall que Mrs Anerton, dont le mari était mort quelques années avant leur poète, partageait maintenant son existence entre Rome, où elle avait un petit appartement, et l’Angleterre, où elle allait parfois rendre visite à ceux de ses amis qui avaient connu Rendle. Après l’avoir perdu, elle s’était consacrée à la publication de quelques œuvres de jeunesse dont il lui avait laissé le soin. Une fois cette tâche accomplie, elle n’avait guère eu d’occupation bien définie. A leur dernière rencontre, Mrs Memorall l’avait trouvée désemparée et découragée.
—Rendle lui manque trop. Elle a une vie trop vide maintenant. Je le lui ai dit. Je lui ai dit qu’elle devrait se remarier...
—Elle! se remarier!
—Et pourquoi pas, je vous prie? Elle est encore une jeune femme,—ce que beaucoup de gens appelleraient jeune, interrompit Mrs Memorall, comme par parenthèse, et avec un regard vers le miroir. Pourquoi ne pas accepter l’inévitable et recommencer la vie? Tous les chevaux du Roi et tous les hommes du Roi[C] ne ramèneraient pas Rendle, et d’ailleurs elle ne l’a pas épousé, lui, quand elle le pouvait...
Danyers, voyant manier son idole si indélicatement, eut comme un léger frisson. Mrs Memorall ne comprenait-elle donc pas quelle faute d’orthographe c’eût été que ce mariage? Se figure-t-on Rendle «régularisant sa situation» avec Silvia, car c’est ainsi que le monde eût envisagé les choses? Comme une telle réparation eût vulgarisé leur passé! C’eût été restaurer un chef-d’œuvre. Et combien exquise et rare devait être la sensibilité d’une femme qui, au mépris des convenances, malgré sa propre inclination, peut-être, avait préféré arriver à la postérité comme Silvia plutôt que comme Mrs Vincent Rendle!
A dater de ce jour, Mrs Memorall devint intéressante aux yeux de Danyers. Elle était comme un tome de mémoires incohérents et sans table, dans lequel il se plongeait patiemment, avec l’espoir de trouver çà et là, enfouie sous des couches de poudreuses fadaises, une précieuse allusion à l’objet de ses pensées. Quelques mois plus tard, ayant publié son mince premier volume, où le juvénile essai sur Rendle, très retouché, figurait auprès d’une douzaine «d’appréciations» quelque peu soulignées, il en offrit un exemplaire à Mrs Memorall qui, à sa surprise, lui annonça, peu après, qu’elle avait envoyé le livre à Mrs Anerton.
Après un délai convenable, Mrs Anerton adressa ses remerciements à son amie. Danyers fut admis au privilège de lire les quelques lignes par lesquelles, et en termes qui trahissaient l’habitude de «reconnaître» des hommages semblables, elle parlait de «l’intuition et de la sensibilité» de l’auteur, et se disait «charmée de cette occasion...», etc. Il partit désappointé, sans bien se rendre compte de ce qu’il avait espéré.
Au printemps d’après, quand il alla en Europe, Mrs Memorall lui offrit des lettres d’introduction pour tout le monde, depuis l’archevêque de Cantorbéry jusqu’à Louise Michel, sans toutefois lui en donner pour Mrs Anerton. Danyers savait, par une conversation antérieure, que Silvia nourrissait des préventions contre les gens qui se présentaient avec des lettres. Il savait aussi qu’elle voyageait l’été. Elle ne devait guère retourner à Rome avant l’expiration de son congé à lui. L’espoir de la rencontrer n’était donc pas compris dans son itinéraire.
La dame, dont l’entrée interrompit son solitaire repas dans le restaurant désert de l’Hôtel Villa d’Este, s’était assise. Son profil se découpait sur la vitre, et son front bombé, son nez aquilin et délicat, sa lèvre un peu dédaigneuse, rappelaient vaguement la silhouette de Marie-Antoinette. Dans la toilette et les mouvements de cette femme, jusque dans la courbe des poignets, tandis qu’elle se versait son café, Danyers crut distinguer un je ne sais quoi qui excluait à la fois toute idée de banalité et d’excentricité. C’était évidemment une femme qui avait été très excédée et passionnément intéressée. Le garçon lui apporta un Secolo, et comme elle se penchait sur le journal, Danyers observa que les cheveux enroulés au-dessus de son front commençaient à grisonner. Mais sa taille était droite et svelte et elle avait le dos élancé d’une jeune fille.
La vague du touriste anglo-saxon n’avait pas encore déferlé vers les lacs. A l’exception d’une ou deux familles italiennes et d’un jeune homme bossu accompagné d’un abbé, Danyers et la dame étaient seuls dans les salles de marbre de la Villa d’Este.
Comme il rentrait d’une course matinale dans la montagne il la vit assise à une des petites tables au bord du lac. Elle écrivait, et auprès d’elle s’amoncelaient livres et journaux. Ce soir-là ils se rencontrèrent de nouveau dans le jardin. Il avait fait quelques pas au dehors pour fumer une dernière cigarette avant le dîner et il la trouva assise sous la voûte obscure des chênes-lièges, près des marches qui descendent à l’embarcadère. Elle était penchée sur la balustrade et regardait l’eau, et elle se retourna au bruit de son approche. Elle avait noué une écharpe de dentelle noire autour de sa tête, et ce fond sombre donnait à son visage amaigri un aspect malheureux. Plus tard, il se rappela que ses yeux, en rencontrant son regard à lui, exprimaient moins une douleur qu’un profond mécontentement.
A sa grande surprise, elle vint droit à lui et le retint d’un geste:
—Monsieur Lewis Danyers, je crois?...
Il s’inclina.
—Je suis Mrs Anerton. J’ai vu votre nom sur la liste des étrangers et je désire vous remercier d’un essai sur la poésie de M. Rendle, ou plutôt vous dire combien je l’ai apprécié. Le livre m’a été envoyé par Mrs Memorall l’hiver dernier...
Ses paroles avaient un son égal et monotone, comme si l’habitude d’un débit conventionnel eût enlevé à sa voix des accents plus spontanés, mais son sourire était charmant.
Ils s’assirent sur un banc de pierre sous les chênes verts et elle dit à Danyers tout le plaisir que lui avait procuré son essai. Elle trouvait que c’était le meilleur morceau du livre. Il y avait certainement mis plus de sa propre personnalité que dans le reste. N’avait-elle pas raison d’en conclure qu’il avait été très profondément influencé par l’art de M. Rendle? Pour comprendre, il faut aimer, et il semblait, à elle, qu’il avait parfois pénétré plus avant qu’aucun autre critique la pensée intime du poète. Il y avait naturellement certains problèmes auxquels il n’avait pas touché, certains aspects de cet esprit si complexe qu’il n’avait peut-être pas saisis...
—Mais aussi, vous êtes bien jeune, conclut-elle doucement, et l’on ne peut pas vous souhaiter encore l’expérience qu’impliquerait une compréhension plus complète.
II
Elle resta un mois à la Villa d’Este, et Danyers la vit tous les jours. Elle montrait un plaisir très franc à sa société, mais ce plaisir était si évidemment fondé sur leur commune vénération pour Rendle, que le jeune homme pouvait en jouir sans arrière-pensée de fatuité. Au début, il n’était pour la jeune femme qu’un grain d’encens de plus sur l’autel de sa Divinité; puis, insensiblement, une note plus personnelle s’introduisit dans leurs rapports. S’il continuait à lui plaire uniquement parce qu’il appréciait Rendle, elle le distinguait du moins d’une manière absolue dans le troupeau des autres admirateurs du poète.
Danyers fut frappé de cette attitude si parfaite envers la mémoire du grand homme. Mrs Anerton ne proclamait ni ne désavouait son identité littéraire. Pour ceux qui savaient le secret et que cela intéressait, elle était franchement Silvia. Pourtant il n’y avait pas de trace de l’Egérie dans sa manière d’être. Elle parlait souvent des livres de Rendle, rarement de lui-même, et il n’y avait aucune conjugalité posthume, aucun usage du prénom possessif dans ses abondantes réminiscences. Elle ne se lassait jamais de décrire la vie intellectuelle du maître, ses habitudes de pensée et de travail. Elle connaissait l’histoire de chaque poème, par quelle scène ou quel épisode chaque image avait été évoquée; combien de fois, dans une certaine strophe, les mots avaient été déplacés; le temps qu’il avait mis à chercher telle métaphore; elle avait même une explication pour ce vers impénétrable qui faisait le tourment des critiques, la joie des détracteurs, le dernier vers du poème: le Vieil Odysseus.
Danyers sentait qu’en parlant de toutes ces choses, elle n’était pas un simple écho de l’esprit de Rendle. Si sa personnalité avait paru absorbée par celle du maître, c’est simplement qu’ils pensaient de même, et non point parce qu’il pensait, lui, pour elle. La postérité incline à considérer les femmes chantées par les poètes comme des clous auxquels le hasard leur a fait suspendre leurs guirlandes; mais l’esprit de Mrs Anerton était comme un jardin fertile où l’imagination de Rendle avait nécessairement pris racine et fleuri. Danyers s’en aperçut bientôt: le poète avait dû à l’union de cette nature avec la sienne plus d’un fil, et des plus précieux, de son complexe tissu mental. En un certain sens, Silvia avait elle-même créé les Sonnets à Silvia.
Au fur et à mesure que son intimité avec Mrs Anerton grandissait, Danyers avait l’impression d’arriver en intrus dans cette vie déjà si remplie.
Etre la gardienne de la personnalité intime de Rendle, la porte, si l’on peut dire, du sanctuaire, avait semblé au jeune homme un privilège si complet! Quelle place y restait-il parmi des souvenirs aussi envahissants pour une actualité aussi infime que la sienne? Puis, soudain, il découvrit que Mrs Memorall y avait vu plus juste: son heureuse amie était ennuyée aussi bien que solitaire!
—Vous avez eu en partage plus qu’aucune autre femme... s’était-il écrié un jour.
Et un sourire éclaira sa méprise d’une lueur ironique. Insensé qu’il était de n’avoir pas vu qu’elle n’avait pas eu assez, qu’elle était jeune encore,—est-ce que les années comptent?—qu’elle était tendre, humaine, femme enfin,—que les vivants ont besoin des vivants!
A dater de là, quand ils gravirent les allées en pente du parc, se reposant dans un des petits temples ruinés, ou contemplant, à travers un rideau de feuillage, le lointain éclair azuré du lac, ils ne parlèrent plus exclusivement de Rendle ou de littérature. Elle encourageait Danyers à se raconter lui-même, à lui confier ses ambitions. Elle lui posait de ces questions qui sont chez une femme fine l’équivalent d’un conseil:
—Vous devriez écrire, disait-elle, en formulant la plus exquise flatterie que peuvent exprimer des lèvres humaines.
Naturellement il écrirait. Pourquoi ne pas entreprendre à son tour quelque chose de grand? Il ferait du moins de son mieux, avec la résolution que son mieux serait le mieux. Rien d’autre n’eût paru suffisant au jeune homme avec un tel mandat dans les oreilles. Comme elle l’avait deviné!—Comme elle avait soulevé et démêlé ses ambitions éparses, mis en éveil son esprit, avec ce Fiat lux!
C’était leur dernier jour ensemble, et il se sentait heureux sans avoir d’espoir défini.
—Oui, vous devriez écrire, et un livre sur Lui, reprit-elle doucement.
Danyers eut un sursaut; il commençait à ne plus aimer cette façon avec laquelle Rendle apparaissait sans se faire annoncer.
—Vous le devriez, insista-t-elle. Il faudrait donner une interprétation complète, un résumé de son style, de ses intentions, montrer sa théorie de la vie et de l’art. Personne ne pourrait le faire aussi bien...
—Comment mener à bien cette œuvre, sans vous?... murmura-t-il.
—Je pourrais vous aider, je vous aiderais naturellement.
Tous deux demeurèrent silencieux, regardant le lac...
. . . . . . . . . . . . .
Il fut convenu qu’il la rejoindrait six semaines plus tard, à Venise. Là ils parleraient du livre.
III
Lago d’Iseo, 14 août.
«En vous disant au revoir, hier, je vous ai promis de revenir à Venise, dans une semaine, et de vous y donner une réponse. Je n’ai pas été honnête avec vous, Danyers, je n’avais ni l’intention de revenir à Venise, ni celle de vous revoir. Je vous fuyais et je veux continuer à vous fuir. Si vous ne le voulez pas, moi je le dois. Il faut que quelqu’un vous empêche d’épouser une femme désenchantée, et qui a... Mais vous dites que les années ne comptent pas. Pourquoi compteraient-elles, après tout, puisque vous ne devez pas m’épouser?...
«C’est là ce que je n’ose pas retourner vous dire: «Vous ne devez pas m’épouser.» Nous avons eu notre mois ensemble à Venise (quel bon mois, n’est-il pas vrai?), et maintenant vous allez rentrer chez vous et écrire un livre, n’importe lequel, sauf celui dont nous n’avons pas parlé! Et moi je resterai ici condamnée à l’attitude de mes souvenirs, comme une espèce de Tithon femelle! Ah! quelle monotonie dans cette immortalité obligatoire!
«Mais vous saurez du moins la vérité. Je vous aime assez, vous, ou, sinon vous, votre amour, pour vous la devoir, cette vérité.
«Vous avez cru que c’était parce que Vincent Rendle m’avait aimée qu’il y avait si peu d’espoir pour vous. J’avais eu tout ce que je pouvais désirer, jusqu’à la satiété, disiez-vous, n’est-ce pas? C’est précisément quand un homme commence à s’imaginer qu’il comprend une femme, qu’il ne la comprend pas. C’est au contraire parce que Vincent Rendle ne m’a pas aimée, qu’il n’y a pas d’espoir pour vous. Je n’ai pas eu ce que je désirais, et jamais, jamais, je ne m’abaisserai jusqu’à me contenter d’autre chose.
«Commencez-vous à comprendre? Tout était donc une duperie, direz-vous?—Non, tout—si du moins il y a eu quelque chose—tout était vrai. Vous êtes jeune, vous n’avez pas encore appris à connaître les mille indices imperceptibles grâce auxquels on se fraye, à tâtons, un chemin à travers le labyrinthe de la nature humaine. Mais n’avez-vous pas été quelquefois frappé que je ne vous aie jamais raconté la moindre petite anecdote sur Rendle? Le geste, par exemple, avec lequel il faisait tournoyer un coupe-papier entre son pouce et son index pendant qu’il parlait; sa manie de garder l’envers blanc des lettres; combien il était gourmand des fraises des bois,—celles des Alpes,—toutes petites et savoureuses; son goût enfantin pour les acrobates et les jongleurs; sa manière de m’appeler «Vous, chère Vous», en tête de chaque lettre... Je ne vous ai jamais, n’est-ce pas, dit un mot de tout cela? Croyez-vous que j’eusse pu me retenir de vous en parler, s’il m’avait aimée? Ces petites choses eussent été à moi; elles eussent fait partie de ma vie, de notre vie; elles m’auraient échappé, malgré moi (il n’y a que les femmes malheureuses pour rester éternellement réservées et dignes). Mais il n’y a jamais eu de notre vie, jusqu’au bout il y a eu sa vie et ma vie...
«Si vous saviez quel soulagement c’est pour moi de dire enfin tout ceci à quelqu’un, vous supporteriez que je vous fasse mal! Je ne serai jamais plus aussi isolée, maintenant que quelqu’un d’autre sait ce qui en est.
«Laissez-moi commencer par le commencement. Quand je rencontrai Vincent Rendle pour la première fois, il y a vingt ans, je n’avais pas vingt-cinq ans. De ce jour-là, jusqu’à sa mort, nous avons été d’excellents amis l’un pour l’autre. Il m’a donné quinze années, les meilleures peut-être de sa vie. Le monde entier, vous le savez, trouve que ses plus beaux poèmes furent écrits pendant cette période-là. Je suis censée les avoir «inspirés» et, jusqu’à un certain point, c’est vrai. Dès le début, la sympathie intellectuelle entre nous fut presque complète. Il me semble que mon esprit a dû être pour lui comme un instrument parfaitement harmonieux sur lequel il n’était jamais las de jouer. Quelqu’un me répéta depuis qu’il avait dit une fois que «je comprenais toujours». C’est le seul éloge que je sache qu’il m’ait décerné. J’ignore même s’il me trouvait jolie, quoique je ne suppose pas que ma figure lui déplût, car il avait horreur des gens laids. En tout cas il s’accoutuma bientôt à passer tout son temps avec moi. Il aimait notre maison; notre manière de vivre lui convenait. Il était nerveux et assez irritable. Le monde l’ennuyait et cependant il n’aimait pas la solitude. Il prit donc ses habitudes chez nous. Quand nous voyagions, il nous accompagnait; en hiver, il louait un logement près du nôtre à Rome. En Angleterre, sur le continent, il était toujours avec nous pendant une bonne partie de l’année. Je pouvais lui rendre de petits services pour son travail, je lui devins nécessaire. Lorsque nous étions séparés, il m’écrivait sans cesse; il aimait à me faire part de tout ce qu’il faisait ou pensait, il avait hâte de connaître mon jugement sur chaque livre nouveau qui l’intéressait. Je faisais partie de sa vie intellectuelle. Mon malheur était de désirer être quelque chose de plus. J’étais jeune et je l’aimais, pas parce qu’il était Vincent Rendle, mais parce qu’il était lui-même!
«La société commença tout naturellement à jaser; j’étais la Mrs Anerton de Vincent Rendle! Quand parurent les Sonnets à Silvia, on dit tout bas que j’étais Silvia. Partout où il allait, j’étais invitée. Les gens me recherchaient dans l’espoir d’arriver à le connaître. Pendant mon séjour à Londres, tout le monde était pendu à ma sonnette. Pairesses, douairières, maîtresses de maison ambitieuses, jeunes filles sentimentales, auteurs intrigants, m’accablaient de leurs assiduités. Je jouissais de mon succès, car je savais ce que tout cela signifiait: l’on croyait Rendle amoureux de moi. Et par moments j’arrivais à le croire aussi. Ah! il n’y a pas de phase de folie que je n’aie traversée. Vous n’imagineriez jamais les excuses qu’une femme peut trouver à un homme qui ne lui dit pas qu’il l’aime: arguments pitoyables qu’elle percerait à jour du premier regard, si une autre s’en servait! Mais tout ce temps-là, et au fond, bien au fond de moi, je savais parfaitement qu’il ne m’avait jamais aimée. Je l’aurais su, même s’il avait passé sa vie à me faire des déclarations. Au contraire, je n’ai jamais pu deviner s’il savait ce qu’on disait de nous; il écoutait si rarement, et se souciait si peu des racontars! Il a toujours été honnête et absolument droit avec moi, me traitant comme un homme en traite un autre, et cependant il me semblait quelquefois qu’il devait savoir que je sentais autrement. Il n’en a jamais rien montré. Peut-être n’avait-il rien remarqué, car je suis bien certaine qu’il n’a aucunement voulu être cruel. Il ne m’avait jamais fait la cour. Ce n’était pas sa faute si je désirais plus qu’il ne pouvait me donner. Les Sonnets à Silvia, dites-vous? Mais que sont-ils? Une philosophie cosmique et pas un poème d’amour. Ils sont adressés à La Femme et non à une femme!
«Mais alors les lettres? Ah! les lettres! Eh bien, je me confesserai. Vous avez certainement remarqué çà et là des interruptions, précisément lorsque ces lettres semblaient sur le point de devenir tendres? Tous les critiques, vous vous le rappellerez, louèrent l’éditeur pour sa délicatesse et son bon goût (si rares de nos jours!). Ils le félicitèrent d’avoir omis de la correspondance toute référence personnelle, tous ces détails intimes, qui doivent être tenus sacrés, loin des yeux du public. L’on faisait naturellement allusion aux astérisques dans les lettres à Mrs A... Ces lettres, c’est moi-même qui les ai préparées, c’est-à-dire, que je les ai copiées pour l’éditeur, et que de temps à autre j’y ai glissé une ligne d’astérisques pour donner l’apparence d’une chose supprimée... Vous comprenez? Ces astérisques étaient une supercherie. Il n’y avait rien à supprimer, entendez-vous, rien...
«Il n’y a qu’une femme qui puisse se rendre compte de ce que j’ai traversé pendant ces années; les moments de révolte, où il me semblait que je devais me libérer de tout, jeter à Rendle la vérité au visage et ne jamais plus le revoir. Puis, l’inévitable réaction se produisait: ne pas le revoir semblait la seule chose vraiment intolérable, et je tremblais à l’idée qu’un regard, une parole de moi détruisît l’harmonie de notre amitié. Ah! les heures absurdes où je caressais la chimère qu’il «devait» m’aimer, puisque tout le monde le croyait! Les longues périodes d’accablement où je me figurais ne pas tenir à ce qu’il m’aimât ou non. A ces jours de misère en succédaient d’autres, où notre accord intellectuel était si parfait que j’oubliais tout le reste, dans la joie de me sentir soulevée sur les ailes de sa pensée. Parfois, alors, les cieux paraissaient s’ouvrir...
«Et à travers tout cela, il était un si bon ami! Il avait le génie de l’amitié. Il me prodiguait les marques d’attachement. Oui, vous aviez raison de dire que j’ai eu plus qu’aucune autre femme. Il faut de l’adresse pour aimer[D], dit Pascal, et j’avais tant de sérénité, de gaieté, j’étais si franchement affectueuse avec lui, que je suis presque certaine de ne l’avoir jamais ennuyé, durant toutes ces années. Eussé-je pu en espérer autant, s’il m’avait aimée?
«Il ne faut pas d’ailleurs que vous vous le figuriez perpétuellement attaché à mes jupes. Il allait et venait comme il voulait, et ses caprices étaient tout aussi libres. Il y eut, à un moment, une jeune fille (je vous dis tout), une ravissante créature qui appelait sa poésie «profonde». Elle lui donna Lucile[E] pour son jour de naissance! Il la suivit en Suisse pendant un été entier, et durant tout ce temps où il tournait autour d’elle,—un peu trop ouvertement, d’après moi, pour un grand homme,—il m’écrivait sur sa théorie de la combinaison des voyelles, ou sur ses essais de rénovation de l’hexamètre anglais! Ses lettres étaient datées des endroits mêmes où je savais qu’ils allaient s’asseoir ensemble auprès des cascades, tandis qu’il s’ingéniait à trouver des adjectifs pour la nuance de ses cheveux. Il m’en parla plus tard en toute franchise. Elle était d’une beauté parfaite, et il avait éprouvé une joie très pure à la contempler, mais elle tenait absolument à parler, et son esprit, disait-il, était «tout en coudes». Pourtant, l’année suivante, quand il apprit son mariage, il partit subitement tout seul... C’est précisément alors qu’il publia son Viatique d’amour... Que les hommes sont bizarres!...
«Après la mort de mon mari,—vous voyez que je formule les choses crûment,—j’eus un renouveau d’espoir. C’était parce qu’il m’aimait, me représentai-je, qu’il n’avait jamais parlé, parce qu’il avait toujours espéré faire de moi sa femme, quelque jour, parce qu’il avait voulu m’épargner «la faute». Quelle illusion! Je savais trop bien, dans le cœur de mon cœur, que ma seule chance était dans la force de l’habitude. Il s’était accoutumé à moi, il n’était plus jeune, il redoutait les visages nouveaux et les nouvelles manières d’être, il avait pris son pli. Ne lui serait-il pas plus commode de m’épouser?
«Je ne crois pas maintenant qu’il y ait jamais pensé. Il m’écrivit ce qu’on appelle «une magnifique lettre». Il fut bon, plein d’égards, avec une commisération très correcte... Puis, au bout de quelques semaines, il reprit son ancienne habitude de venir chaque jour, et nos interminables conversations se renouèrent juste où elles avaient été interrompues. J’ai su plus tard que le monde avait trouvé que j’avais fait preuve de «tant de tact», en ne l’épousant pas.
«Nous continuâmes ce petit train pendant environ cinq ans. Peut-être cette période-là fut-elle la meilleure, car j’avais abandonné tout espoir. Et il mourut.
«Après sa mort,—n’est-ce pas curieux?—il me vint comme un mirage d’amour. Tous les livres et les articles qu’on écrivit sur lui, tous les comptes rendus, toutes les «vies», étaient remplis de discrètes allusions à Silvia. Je redevins à nouveau la Mrs Anerton des jours de gloire. Les femmes romanesques et les chers jeunes gens comme vous devenaient tout roses quand quelqu’un murmurait: «C’était à Silvia que vous parliez.» Les imbéciles me demandèrent des autographes, les éditeurs me pressaient d’écrire mes souvenirs sur lui, les critiques me consultaient sur l’interprétation des vers douteux. Et je savais que, pour tous ces gens, j’étais la femme que Vincent Rendle avait aimée.
«Au bout d’un certain temps, ce feu-là s’éteignit aussi, et je demeurai seule avec mon passé, ou même toute seule, car Vincent n’avait jamais été réellement auprès de moi. L’union intellectuelle ne comptait plus pour rien. Ç’avait toujours été l’âme dans l’âme, jamais la main dans la main, et il n’y avait pas de petits détails auxquels se rattacher.
«Alors commença une sorte d’hiver arctique. Je m’enterrai en moi-même comme dans une hutte contre la neige. Je haïssais ma solitude et je redoutais pourtant tout ce qui eût pu la troubler. Cette phase-là passa naturellement, comme les autres. Je repris à la vie. Je commençai à lire les journaux et à me préoccuper de la coupe de mes robes. Mais il y avait une question que je ne pouvais écarter et qui me hantait jour et nuit. Pourquoi ne m’avait-il jamais aimée? Pourquoi lui avais-je tant représenté et pas davantage? Etais-je si laide, si essentiellement peu aimable qu’un homme pût bien me chérir comme compagnon de son esprit, mais qu’il ne pût m’aimer comme femme? Je ne puis vous exprimer à quel point cette question me tortura. Cela alla jusqu’à l’obsession...
«Commencez-vous à voir, mon pauvre ami? Il fallait que je découvrisse ce qu’un autre homme pensait de moi! Ne me jugez pas trop sévèrement. Ecoutez d’abord, considérez bien tout. Quand je rencontrai Vincent Rendle, au début, j’étais une toute jeune femme, mariée trop tôt, et qui avait mené la plus paisible des existences. Je n’avais pas eu «d’expériences». Depuis notre première entrevue jusqu’au jour de sa mort, je n’ai jamais regardé aucun autre homme, ni remarqué si aucun autre homme me regardait. Quand je le perdis, il y a de cela cinq ans, je ne connaissais pas plus les limites de mon pouvoir qu’un enfant. Etait-il trop tard pour savoir? Ne saurais-je jamais ce pourquoi?
«Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Vous êtes si jeune! Cette aventure ne deviendra que trop tôt un épisode, un simple «document», pour vous. Et d’ailleurs tout ceci n’a pas été aussi prémédité, aussi arrangé de sang-froid que ces lignes incohérentes ne le feraient croire. Je n’ai pas combiné les choses comme une femme dans un livre. La vie est tellement plus complexe que toutes ses représentations. Vous m’avez plu dès le commencement. J’ai été attirée vers vous (vous avez dû le voir), je voulais que vous m’aimiez, et ce n’était pas une simple expérience psychologique. Et pourtant, jusqu’à un certain point c’était cela aussi, je vous dois d’être honnête. Il me fallait une réponse à cette question: pourquoi Rendle ne m’a-t-il pas aimée? Ce fantôme devait être enseveli.
«Au début, je craignais, ah! combien je l’ai craint! que vous m’aimiez uniquement parce que j’étais Silvia, que vous ne m’aimiez que parce que vous pensiez que Rendle m’avait aimée. Je commençai à croire qu’il m’était impossible d’échapper à ma destinée.
«Ah! que je fus heureuse en découvrant que vous deveniez jaloux de mon passé, que vous étiez près de détester Rendle! Mon cœur battit comme celui d’une jeune fille quand vous m’avez dit que vous vouliez me suivre à Venise.
«Après notre séparation à la Villa d’Este, mes anciens doutes reparurent à nouveau. Que savais-je vraiment de votre sentiment pour moi? Etiez-vous seulement capable vous-même de l’analyser? Il était probablement fait aux deux tiers de curiosité et au troisième de sentimentalisme littéraire. Vous pouviez parfaitement vous croire amoureux de Mrs Anerton, et n’être en réalité qu’épris de Silvia. Le cœur est de si mauvaise foi! Ou même vous pouviez être plus calculateur que je ne le supposais. Peut-être était-ce vous qui aviez profité de ma vanité, avec l’espoir (bien excusable!) de faire de moi, après un intervalle décent, un joli petit essai, avec annotations.
«Quand vous êtes arrivé à Venise, et que nous nous sommes retrouvés, vous rappelez-vous la musique sur la lagune, ce soir-là, de mon balcon? J’avais une peur affreuse que vous ne commenciez aussitôt à me parler de lui, car le livre sur lui était ma raison officielle d’être venue. Vous n’en avez jamais dit un mot, et je vis bientôt que votre seule appréhension était que j’en parlasse, moi, que je ne vous rappelasse le prétexte de votre présence auprès de moi. C’est alors que j’ai su que vous m’aimiez vraiment. Nous n’avons pas fait allusion au livre une seule fois, n’est-ce pas, durant tout ce mois à Venise?
«Maintenant que je viens de relire ma lettre, je voudrais vous avoir dit tout ceci, au lieu de vous l’écrire. J’aurais pu chercher ma voie, en lisant sur votre visage, et en examinant si vous compreniez. Mais non. Je n’aurais pas pu retourner à Venise et je n’ai pas davantage pu vous y parler (car j’ai essayé). Je ne pouvais pas gâter ce mois, mon seul mois. Il m’était si doux, pour une fois dans ma vie, d’échapper à la littérature...
«Vous m’en voudrez au commencement, mais pas bien longtemps, hélas! Ce que j’ai fait eût été cruel de la part d’une jeune femme. Au point où nous en sommes, l’expérience ne fera vraiment de mal qu’à moi-même. Et elle m’en fera horriblement, autant que vous le souhaiterez peut-être dans votre premier mouvement de colère, parce qu’elle m’a montré, pour la première fois, tout ce que j’ai perdu...»
LE CONFESSIONNAL
I
Dans ma jeunesse, j’avais un goût très vif pour ce qu’on appelle «la couleur locale». Cela avait, à cette époque-là, la saveur de la nouveauté, et passait pour stimuler l’imagination d’une manière toute particulière. Comme aliment de l’imagination, l’utilité de ce goût est peut-être contestable, mais il fournit assurément un but aux recherches de la fantaisie vagabonde. Je ne connais pas de chasse plus passionnante, surtout pour le jeune homme accablé de travail et privé de congés, qui s’imagine qu’il lui suffirait de se mettre en quête pour en découvrir les traces partout.
Même la grande ville industrielle où, pendant quelques années, ma jeunesse se trouva rivée à un bureau de comptable, n’était pas dépourvue de pittoresque. Beaucoup d’ouvriers des manufactures de Dunstable étaient Italiens, et s’étaient établis dans ce quartier peu agréable et malsain de la ville appelé la «Marine». La «Marine», tout comme les petites villes plus aristocratiques, avait son quartier commerçant et son quartier bien habité, son église, son théâtre et son restaurant. Quand j’étais pris de la maladie de la couleur locale, je me mettais à fréquenter le restaurant, baraque en planches, basse de plafond et aux vitres ternies, où le fait de consommer du macaroni gluant ou une friture graisseuse suffisait pour me transporter à Venise, au restaurant du Cappello d’Oro, tandis qu’une simple tasse de café et un cigare effilé transformaient la nappe maculée en un de ces dessus de marbre des petites tables du café Pedrotti à Padoue. Ce jeu d’imagination était complété par Agostino, le garçon aux yeux cernés et au col las, qui maniait avec une élégance toute classique sa serviette d’un blanc douteux, et dont le zèle allait pour moi jusqu’à s’assurer du degré de chaleur de mon potage en y trempant son doigt. Par Agostino j’appris l’histoire de la colonie ouvrière, avec tous les détails de ses querelles et de ses vengeances, et je connus, de vue au moins, les principales figures de ces drames domestiques. Le restaurant était fréquenté par les principaux personnages de la Marine: le surveillant des ouvriers italiens à l’usine Meriton, le docteur, son épouse la sage-femme, une Napolitaine plantureuse aux boucles huileuses, au grand chapeau de peluche, au cou gras entouré d’un collier de corail, et enfin Don Egidio, le curé de la petite église italienne. Le docteur et sa femme ne venaient que les jours de fête, mais le surveillant et Don Egidio étaient des clients réguliers. Le premier était un homme affable mais silencieux, et je comptais surtout pour me distraire sur Don Egidio, dont les grosses lèvres étaient toujours prêtes à s’ouvrir quand il s’agissait de causer. Les paroles qu’elles émettaient avaient les sons gutturaux du dialecte bergamasque, et l’on devinait aisément le paysan du nord sous la soutane usée du prêtre. Par le fait, Don Egidio lui-même me raconta qu’il venait d’un village du val Camonica, la radieuse vallée qui s’étend vers le nord du lac Iseo jusqu’aux glaciers de l’Adamello. Son beau-père avait été journalier dans l’un des jardins fruitiers que louait un comte milanais, propriétaire de grands domaines dans le val Camonica: et ce gentilhomme s’était intéressé au jeune garçon, qu’il avait vu travailler dans un de ses vergers, l’avait pris chez lui, dans sa villa sur le lac d’Iseo, et l’avait ensuite préparé à entrer dans les ordres.
C’était sans doute à cet incident que Don Egidio était redevable du mélange d’aisance et de simplicité qui donnait un charme imprévu à sa personne lourde et négligée. On pouvait le comparer à un fruit sauvage qui aurait été transplanté dans les vergers du comte, et que la culture aurait rendu plus moelleux sans lui faire perdre sa saveur. Je n’ai jamais vu pratiquer avec un art aussi naturel les rapports sociaux. Et ce qui prouvait combien cette sociabilité était instinctive, c’est qu’elle s’exerçait surtout vis-à-vis des ouvriers qui formaient sa paroisse.
Il régnait sur ses ouailles avec l’autorité indulgente du bon prêtre. Sur les points importants il demeurait inflexible; mais sur des questions plus insignifiantes il avait cette élasticité de jugement qui permet à la discipline catholique de s’adapter à toutes les inégalités de la conscience humaine. Lorsqu’il avait prononcé son jugement, c’était en dernier ressort et sans appel; mais avant de juger il ne manquait pas d’envisager la question sous des angles divers. Son influence était reconnue non seulement par les fidèles de sa paroisse, mais par le sergent de ville du coin, le propriétaire du cabaret, et l’épicier ambitieux qui dirigeait la politique du quartier. L’opinion générale, à Dunstable, était que la Marine eût été un véritable enfer sans le prêtre; non pas que ce fût avec lui précisément le paradis; mais Don Egidio reflétait dans sa personne le peu de ciel bleu visible à travers la fumée des usines. On n’exerce pas une telle influence sans en jouir, et, somme toute, le prêtre était probablement un homme satisfait; mais il ne s’ensuit pas que ce fût un homme heureux. Ce point demeura obscur pour moi dans les débuts. A première vue, Don Egidio semblait la bonhomie même. Son extérieur indiquait l’absence de tout souci. Il marchait avec lenteur et en se dandinant, il avait le rire prompt, et ce regard amical dont la sympathie est toujours en éveil. Il me fallut longtemps pour découvrir sous sa parole facile la réticence inhérente à sa profession, et sous cette gaieté presque enfantine un fonds de mélancolie cachée. L’aspect et la conversation de Don Egidio étaient si loin d’évoquer l’idée des moindres complexités psychologiques que j’attribuais cette tristesse à sa pauvreté ou au mal du pays. Il n’y a pas d’homme plus frugal dans ses goûts et ses habitudes que le prêtre de campagne en Italie; mais je savais que Don Egidio avait connu, à un âge où les impressions sont encore fraîches, tous les raffinements d’une vie luxueuse. Quelles qu’aient pu être les privations auxquelles son apostolat l’avait condamné depuis, on sentait trop, dans sa conversation, l’influence de cette vie antérieure pour ne pas voir qu’elle avait fait une profonde impression sur ses goûts; et, malgré sa simplicité évangélique, il était le type de l’aumônier qui a son couvert mis à la table du châtelain.
Il se trouvait que j’avais profité d’un de mes congés en Europe pour explorer les vallées romantiques reliant la Valteline au lac Iseo, et le souvenir que j’en gardais était tel qu’il me parut impossible que Don Egidio pût, sans un serrement de cœur, s’habituer aux rues boueuses de la Marine. Le contraste était trop complet entre ces paysages du Titien et les bicoques de briques qui bordaient les trottoirs malpropres de la Marine.
Cette impression s’accentua encore lorsque Don Egidio me fit sa première visite. Il vint un soir d’hiver, au moment où un bon feu éclairait joyeusement mes rayons de bibliothèque, mes vieilles gravures et les quelques potiches chinoises achetées sur mes modestes économies.
«Ah! dit-il avec un soupir de bien-être, en déposant son chapeau luisant et son parapluie mal plié, il y a bien longtemps que je ne suis entré dans une casa signorile.»
Le souvenir que j’avais gardé de son pauvre appartement—il logeait avec le docteur et la sage-femme—enlevait à ce compliment toute teinte d’ironie, et je gardai le silence tandis qu’il s’effondrait avec volupté dans mon fauteuil.
«C’est bien, répéta-t-il en regardant autour de lui: des livres, des porcelaines, des bibelots. Je me réjouis de voir qu’il existe encore de tels objets!» Et il jeta un coup d’œil satisfait sur le verre de Marsala que je lui avais versé.
Don Egidio était l’homme le plus tempérant du monde et ne buvait jamais plus d’un verre de vin, mais il aimait à savourer lentement mes cigares de la Havane. Sous l’influence de mon tabac, il devint encore plus aimablement bavard, et je me figurai parfois que de tous les devoirs imposés par son ministère, aucun ne devait lui être plus pénible que le secret de la confession. Il parlait souvent de sa jeunesse dans la villa du comte, où il avait été élevé avec les deux fils de son protecteur, et je voyais bien que les années passées dans l’intimité de ses bienfaiteurs étaient encore le souvenir le plus vivant de son existence. L’amour pour la beauté de son pays natal, qui existe à l’état latent chez presque tous les paysans italiens, s’était spécialisé en lui au contact de goûts plus raffinés. Non seulement il pouvait me dire en connaisseur que le comte avait une merveilleuse collection de tableaux, mais encore que la chapelle de la villa contenait un monument funéraire de Bambaja, et que les critiques n’étaient pas d’accord quant à l’authenticité du Léonard de Vinci du palais de la famille à Milan.
Sur tous ces sujets il était inépuisable; il n’y en avait qu’un seul qu’il n’abordait jamais: c’était celui de son séjour en Amérique. Je me rappelle encore la façon dont il me coupa la parole lorsque je le questionnai là-dessus.
«Un prêtre, me dit-il, est un soldat, et doit obéir aveuglément aux ordres qu’il reçoit.» Puis il posa son verre de Marsala et traversa lentement la pièce.
«Je n’avais pas remarqué, ajouta-t-il aussitôt, que vous aviez ici une photographie du «Sposalizio» de la Brera. Quel tableau! E stupendo!»
Puis il revint s’asseoir et alluma en souriant un autre cigare.
Je vis aussitôt que j’avais touché à un sujet que la discipline ecclésiastique protégeait contre le bavardage. Je respectais trop mon ami pour insister, et plus d’une fois je crus comprendre qu’il m’était reconnaissant de ne pas mettre sa réserve à l’épreuve.
Bien que Don Egidio eût soixante ans passés quand je fis connaissance avec lui, ce ne fut qu’à la fin d’un hiver très rigoureux, et cinq ou six ans plus tard, que je commençai à le considérer comme un vieillard. On aurait dit que le froid persistant de notre climat l’avait flétri. Il s’était courbé, sa poitrine s’était creusée, et sa lèvre inférieure tremblotait continuellement. La chaleur de l’été ne sembla pas le remonter, et en septembre, quand je rentrai de mon congé, je le trouvai relevant à peine d’une pneumonie. Durant l’automne il n’osa affronter l’air froid du soir, et de temps à autre j’allai lui tenir compagnie dans sa petite chambre, où j’avais introduit un luxe inusité sous forme d’un fauteuil et d’un poêle à gaz.
Mes occupations rendaient pourtant ces visites assez rares, et j’avais passé plusieurs semaines sans voir le curé, lorsqu’un matin de novembre, par la neige, je le rencontrai à la gare. J’allais passer la journée à New-York, et je n’eus que le temps de lui faire un signe amical, avant de monter dans mon wagon; mais quelques instants après je le vis grimper péniblement dans le même train. Je le trouvai assis dans le wagon ordinaire, son parapluie entre les jambes; à côté de lui, sur le siège, il avait posé un petit ballot enveloppé d’un mouchoir de coton rouge. La précaution avec laquelle, à mon approche, il s’empara du paquet, attira mon regard, et il répondit à mon coup d’œil par un sourire:
«Ce sont, me dit-il, des fleurs pour les morts, les fleurs les plus belles des serres de M. Meriton—si figuri! Un de mes jeunes paroissiens, qui est employé par le jardinier, m’apporte tous les ans, pour cet anniversaire, une superbe gerbe de fleurs—dans des cas comme celui-ci ce n’est pas un péché, ajouta-t-il, avec cette souplesse de jugement qui est un des grands charmes du caractère italien. Une quinte de toux l’arrêta.
—Et pourquoi voyagez-vous par ce temps de neige, monsieur le curé? lui dis-je.
De son œil naïf, il me fixa gravement.
—Parce que c’est le jour des morts, mon fils, dit-il, et que je vais porter ces fleurs au cimetière pour honorer la mémoire du plus noble cœur qui ait jamais existé.
—Vous allez à New-York?
—A Brooklyn, répondit-il.
J’hésitai un instant. J’aurais bien voulu l’interroger, et je me demandais si c’était à cause de sa toux, ou parce qu’il ne tenait pas à être questionné, qu’il me faisait des réponses aussi brèves.
—Avec un tel rhume, vous avez tort de circuler par un temps comme celui-ci.
Il fit un geste d’indifférence.
—Je n’ai jamais manqué cet anniversaire, pas une seule fois en dix-huit ans. Sans moi, il n’aurait personne!
Il croisa les mains sur son parapluie et détourna la tête pour cacher le tremblement de sa lèvre.
Je me décidai subitement à pénétrer malgré lui son secret.
—Votre ami est enterré au cimetière du Mont-Calvaire?
Il fit un signe d’assentiment.
—C’est une longue route à faire seul, monsieur le curé. Les rues seront sûrement glissantes, et il souffle un vent glacial. Donnez-moi vos fleurs, et je les enverrai par un commissionnaire. Je vous donne ma parole qu’elles arriveront sûrement à destination.
Il eut un regard de doux entêtement.
—Mon fils, vous êtes jeune, dit-il, et vous ne savez pas combien les morts ont besoin de nous.
Il tira son bréviaire de sa poche et l’ouvrit en souriant: Mi scusi? murmura-t-il.
L’affaire qui m’appelait en ville m’obligea à me séparer de lui dès que le train fut en gare, et, pressé par l’heure, je le laissai loin derrière moi, cherchant à se frayer un passage à travers la foule compacte qui encombrait le quai. Avant de nous séparer j’avais appris toutefois qu’il retournerait à Dunstable par le train de quatre heures, et j’étais décidé à terminer mon affaire à temps pour rentrer avec lui. En arrivant à Wall Street, j’appris que la personne avec laquelle j’avais rendez-vous était malade et retenue à la campagne. J’avais donc ma journée devant moi et je ne me sentais guère embarrassé de son emploi, étant à l’âge où les distractions ne manquent pas; mais, en route pour aller demander à déjeuner dans une maison amie, je me jetai tout à coup dans un fiacre et me fis conduire rapidement à la gare de Brooklyn. J’avais déjà pris mon billet, et j’étais installé sur le bac, lorsque je me rendis nettement compte que j’avais été distrait de mon projet par un sentiment de réelle inquiétude au sujet de Don Egidio. Je calculai qu’il n’avait guère plus d’une heure d’avance, et qu’étant donnés ma plus grande agilité, et le fiacre que j’avais à ma disposition, j’arriverais à temps au cimetière pour le faire mettre à l’abri avant que les rafales de grésil, qui déjà balayaient l’estuaire, ne se fussent transformées en neige.
A la grille du cimetière je perdis un peu de ma confiance. Par ce triste anniversaire les avenues étaient pleines de pieux visiteurs, et le gardien ne se souvint pas d’avoir vu entrer un gros prêtre italien, très enrhumé, portant dans un mouchoir rouge une gerbe de fleurs. Il me donna bien quelques indications vagues, mais je me gardai de les suivre, et, grâce à cette précaution, au bout d’une demi-heure de recherches, je découvris mon pauvre curé, agenouillé sur la terre gelée dans une des allées les plus écartées de la grande nécropole. La tombe sur laquelle il priait était jonchée de fleurs prises en cachette dans les serres de M. Meriton, et sur la pierre tombale je lus l’inscription suivante:
Il Conte Siviano
da Milano
Super flumina Babylonis, illic sedimus et
flevimus.
Je restai là quelques instants sans que Don Egidio me vît, et lorsqu’il se leva il était si absorbé par la douleur qu’il me regarda presque sans surprise.
—Monsieur le curé, dis-je, j’ai une voiture qui attend à la grille. Il faut que vous rentriez avec moi.
Il fit un signe d’assentiment et je passai sa main sous mon bras.
Il voulut retourner sur la tombe.
—Encore un instant, mon fils, dit-il; c’est peut-être pour la dernière fois!
Il restait là, immobile, les yeux fixés sur les fleurs amoncelées, qui étaient déjà meurtries et noircies par le froid.
—Le laisser seul ainsi—après soixante ans! Mais Dieu est partout, murmura-t-il au moment où je l’emmenais.
Il me sembla peu disposé à parler en revenant, et j’étais surtout préoccupé de le tenir enveloppé dans mon gros manteau, et de lui faire faire son lit dès que je l’eus ramené chez lui. La sage-femme alla chercher dans sa chambre un couvre-pieds capitonné, et le dorlota comme s’il eût appartenu au sexe qui avait d’habitude recours à ses services; tandis qu’Agostino, sur mon ordre, apportait un bol de soupe chaude, qui s’annonça de loin par un réconfortant parfum d’ail. Je laissai le curé aux mains expertes de la garde-malade, comptant passer le lendemain soir pour prendre des nouvelles; mais un surcroît de travail me retint très tard à l’usine, et, le jour suivant, il se présenta encore un autre empêchement. Le troisième jour, au moment où je quittais mon bureau, un petit gamin de la Marine vint me dire que le curé était plus mal, et demandait à me voir. Je sautai dans le tramway le plus rapproché, et dix minutes plus tard je montais quatre à quatre l’escalier du docteur.
Je fus tout étonné de trouver la chambre de Don Egidio froide et inoccupée. Mais la sage-femme vint aussitôt me rassurer, en m’annonçant qu’elle avait transporté le malade dans son appartement à elle, où il aurait au moins un bon lit et quelques rayons de soleil pour l’égayer. Il était là, en effet, faible mais souriant, dans un milieu qui contrastait singulièrement avec la simplicité monastique de celui auquel il était habitué. La chambre de la sage-femme était gaie, sinon soignée, et le bon curé se trouvait entouré de chromos anecdotiques, de photographies de jeunes accouchées présentant fièrement leur rejeton à l’objectif, et d’innombrables santolini napolitains enguirlandés de feuilles de palmiers.
La sage-femme me dit tout bas que le pauvre homme avait une pleurésie et qu’il devait être près de la dernière étape. Je constatai, en effet, qu’il était bien bas, mais rien n’indiquait un danger immédiat, et j’avais le pressentiment qu’il lutterait encore quelque temps. Il était clair qu’il prévoyait d’avance l’issue du conflit, et la solennité avec laquelle il me reçut me prouva qu’il se préparait à la suprême épreuve.
—Mon fils, dit-il, lorsque la sage-femme se fut retirée, j’ai une faveur à vous demander. Vous m’avez trouvé hier faisant mes adieux à mon meilleur ami. (Une quinte de toux interrompit sa phrase.) Je ne vous ai jamais dit, continua-t-il, le nom de la famille avec laquelle j’ai été élevé. Ce nom est Siviano, et la tombe sur laquelle je priais était celle du fils aîné du comte, avec lequel j’étais lié comme un frère. Il repose depuis dix-huit ans sur cette terre étrangère—in terrâ alienâ—et lorsque je mourrai, il n’y aura plus personne pour soigner sa tombe.
Je vis ce qu’il attendait de moi.
—J’en aurai soin, monsieur le curé.
—Je savais bien pouvoir compter sur votre promesse, mon enfant, et vous êtes toujours de parole. Mais mon ami est un étranger pour vous—vous êtes jeune, et à votre âge la vie est une maîtresse qui efface vite les douloureux souvenirs. A quel titre vous chargeriez-vous de soigner la tombe d’un étranger? Je ne puis l’exiger, mais je vous raconterai son histoire—et je crois qu’alors, dans la joie comme dans la douleur, vous penserez à lui; car dans la joie vous vous rappellerez combien il fut malheureux, et dans la douleur son souvenir sera comme la main d’un ami dans la vôtre.
II
Vous me dites (commença Don Egidio) que vous connaissez notre petit lac, et, si vous l’avez vu, vous comprendrez pourquoi il me rappelait toujours le hortus inclusus du Cantique des Cantiques.
Colomba mea in foraminibus petræ! ces mots me revenaient chaque fois que, rentrant d’un petit voyage dans les hauteurs, j’apercevais, bien loin en dessous, le lac bleu caché dans ses montagnes. Nous ne jalousions nullement la beauté des grands lacs. Ils ressemblent aux tableaux d’apparat que le grand seigneur accroche dans sa galerie, mais notre lac d’Iseo est le petit chef-d’œuvre qu’il cache dans sa propre chambre.
Vous m’avez dit l’avoir vu en été, lorsqu’il reflète le ciel bleu, et c’est à cette époque aussi que je le connus pour la première fois. Le vieux comte m’avait trouvé travaillant sur un de ses vergers dans la vallée, et, apprenant que j’étais maltraité par mon beau-père,—un colporteur ivrogne du Val Mastellone que ma pauvre mère avait rencontré à la foire de Lovere, une ou deux années auparavant,—il m’avait ramené chez lui à Iseo. Je servais la messe dans notre village montagnard de Cerveno, et les enfants m’appelaient le «petit prêtre», parce que, mon travail achevé, je me faufilais dans l’église pour échapper aux coups et aux jurons de mon beau-père. «Je ferai de lui un vrai prêtre», déclara le comte, et cet après-midi-là, perché sur le siège de sa berline de voyage, je fus arraché aux terribles scènes qui avaient attristé mon enfance, pour entrer dans une autre vie, où il me sembla que tout le monde était heureux comme un ange sur un presepio.
Vous rappelez-vous la villa du comte? Située sur le bord du lac, en face du mont Isola, elle est dominée par le village de Siviano et par la vieille église paroissiale où j’ai dit la messe pendant quinze heureuses années. Le village s’échelonne sur le penchant de la montagne, mais la villa surplombe le lac, souriant à sa propre image comme le baigneur sur les bords de l’eau. Quelle vision du paradis j’eus ce jour-là! Dans notre église, au fond de la vallée, se trouvait un vieux tableau sombre de saint Sébastien: dans le fond on voyait le palais le plus magnifique, avec des jardins en terrasse, ornés de statues et de fontaines, et dans lesquels des gens richement vêtus se promenaient de long en large sans se préoccuper du martyr. La villa du comte, avec ses terrasses, ses roses, ses escaliers de marbre descendant jusqu’au lac, me rappelait ce palais; seulement, au lieu d’être habitée par des oisifs cruels et malfaisants comme ceux du tableau, c’était la demeure de gens qui furent, pour le pauvre gars recueilli par eux, les meilleurs des amis.
Le vieux comte était veuf lorsque je le connus. Il s’était marié deux fois et sa première femme lui avait laissé deux enfants: une fille et un fils. L’aînée, Donna Marianna, avait alors vingt ans; elle tenait la maison de son père et était véritablement la mère des deux garçons. Ni belle ni savante, elle n’aimait guère le monde, mais elle était comme le pied de lavande que le pauvre cultive sur sa fenêtre, une petite fleur incolore dont l’odeur se répand dans toute la maison. Son frère, le comte, studieux, mais d’une constitution délicate, portait sur son visage cette empreinte de mélancolie que l’on voit dans certains portraits de jeunes gens du Titien. Il ressemblait à un prince exilé et en deuil. De sa seconde femme le comte avait un enfant de mon âge, le comte Andrea, beau comme un saint Georges, mais moins bon que les autres. A cause de son plus jeune âge, il n’était sans doute pas à même de comprendre aussi bien que son frère et sa sœur pourquoi un fils de paysan, sans aucune éducation, avait été amené à la table de son père, et les deux aînés avaient si peur de me blesser que, sans les taquineries d’Andrea, je n’aurais jamais corrigé mes manières vulgaires, ou appris à me tenir en présence de mes supérieurs. Le comte Andrea ne me ménageait pas ses agaceries, et le comte Roberto, malgré sa faiblesse native, savait châtier sévèrement son frère lorsqu’il pensait que la leçon avait été trop rude; mais il me semblait pour ma part assez naturel qu’un être tellement supérieur jouât le maître vis-à-vis d’un ver de terre comme moi.
Je ne m’attarderai pas sur les débuts de cette nouvelle existence, car c’est plutôt à sa fin qu’a trait mon récit. Je voudrais cependant que vous vous rendissiez compte de ce que ce changement de vie put être pour moi. Pensez donc ce que dut ressentir le jeune paysan que j’étais, en quittant un travail pénible, agrémenté de coups, et abandonnant une cabane délabrée de montagne, pour entrer dans une belle maison, pleine d’objets rares et magnifiques, et d’êtres qui me parurent encore plus rares et plus beaux. Serez-vous surpris si je vous dis que je me sentais prêt à baiser la trace de leurs pas et à donner la dernière goutte de mon sang pour les servir?
A l’âge requis, je fus envoyé au séminaire de Lodi; et pendant les congés je revenais dans la famille, à Milan. Le comte Andrea était devenu un des plus beaux jeunes hommes qui fussent au monde, mais il aimait un peu trop le plaisir, et le vieux comte le maria au plus vite à la fille d’un grand seigneur vénitien, qui lui apporta en dot un magnifique domaine en Istrie. La comtesse Gemma, c’est ainsi que s’appelait cette dame, était une tête de linotte, à l’air ingénu; mais, sous ses dehors enjoués, elle cachait un caractère souple et rusé. Le vieux comte n’avait pas assez de finesse pour suivre ses manœuvres, et la petite comtesse cachait ses desseins sous un bavardage innocent. Son beau-père disait qu’elle n’avait qu’un défaut: c’était qu’une de ses tantes avait épousé un Autrichien; et cet événement s’étant accompli avant la naissance de la nièce, il l’absolvait en souriant de la part qu’elle avait pu y prendre. Elle confirma la bonne opinion qu’il avait d’elle en donnant deux fils à son mari, et Roberto ne se montrant guère disposé au mariage, ces garçons furent regardés comme les héritiers de la maison.
J’avais, pendant ce temps, terminé le cours de mes études, et le vieux comte, à la sortie du séminaire, m’avait fait nommer curé de Siviano. C’était l’année du mariage du comte Andrea, et il y eut de grandes réjouissances à la villa. Trois ans plus tard, le vieux comte mourut, au grand chagrin de ses deux enfants aînés, Donna Marianna et le comte Roberto. Le frère et la sœur fermèrent les appartements qu’ils occupaient dans leur palais de Milan et se retirèrent à Siviano pendant une année. Ce fut alors que j’appris à connaître mon ami. Je l’avais aimé auparavant, mais sans le comprendre; maintenant je sus de quel métal il était. Son goût pour la lecture le portait à mener une vie retirée, et son frère cadet s’imagina qu’il ne tiendrait pas à assumer la charge du domaine. Mais si telle avait été la pensée d’Andrea, il fut déçu. Roberto envisagea résolument ses nouveaux devoirs et, conscient de son manque de savoir-faire vis-à-vis des paysans, il tâcha d’y remédier par un plus grand zèle pour leur bien-être. Je l’ai vu travailler des jours entiers pour réconcilier deux ennemis que son père eût mis d’accord par un mot, tel le saint évêque auquel un pauvre demandait deux sous et qui s’écria: «Hélas! mon frère, je n’ai pas deux sous dans ma bourse, mais voici à leur place deux pièces d’or, si elles peuvent vous être utiles.» Nous eûmes de longues conférences sur la condition de ses gens, et il m’envoya souvent au fond de la vallée pour examiner de près les besoins de la population qui se trouvait sur ses terres. Aucun grief ne passait pour lui inaperçu, aucun abus ne lui semblait indéracinable, et les heures que des gens de son rang auraient données à la lecture ou au plaisir, il les consacrait à régler une querelle de bornage ou à examiner la valeur d’une plainte au percepteur. J’ai souvent dit qu’il pratiquait l’apostolat autant que moi; cela le faisait sourire, et il me répondait que tout propriétaire rural était un roi et que, dans l’antiquité, le roi était toujours le prêtre.
Donna Maria insistait pour qu’il se mariât, mais il déclarait que ses fermiers lui tenaient lieu de famille et que, grâce à l’intérieur qu’elle lui faisait, il ne sentait pas le besoin de prendre une femme. Il passait plutôt pour un caractère froid, alors qu’il était tout simplement réfléchi, et peut-être capable d’une explosion de passion d’autant plus forte qu’elle aurait été plus contenue. Mais il me confia quelles étaient ses vraies raisons pour ne pas se marier. «Un homme, me dit-il, ne prend pas de femme et ne se réjouit pas tandis que sa mère agonise.» Or, l’Italie, sa mère, était à la mort, environnée de vautours étrangers.
Vous êtes trop jeune, mon fils, pour savoir ce qu’ont été ces jours; et, ceux-là seuls qui les ont traversés peuvent le comprendre. L’Italie se mourait, en effet, mais la Lombardie, c’était son cœur, et ce cœur battait encore, refluant vers ses extrémités, déjà sans vie, le peu de sang qui lui restait. Ses bourreaux, las de leur œuvre, l’avaient abandonnée à une morne torpeur, mais, au moment où elle s’endormait dans la mort, le ciel lui envoya Radetsky pour la ramener brutalement à la vie, et au premier coup de verge qu’il lui donna elle se redressa sur ses pieds, mutilée mais debout.
Ah! les tristes temps, mon fils! Le nom de l’Italie était sur nos lèvres, tandis qu’au fond de notre cœur, c’était surtout à l’Autriche que nous pensions. Nous appelions à grands cris la liberté, l’unité, le droit de vote; mais en vérité, nous ne rêvions que de chasser l’Autrichien.
Nous autres prêtres du Nord, nous étions tous des libéraux et nous partagions les idées politiques des nobles et des gens de lettres. Le livre de Gioberti était notre bréviaire, et Sa Sainteté, le nouveau pape, devait se mettre à la tête de notre croisade. Mais en attendant, tout ce travail souterrain se faisait en secret, tandis que la Lombardie dansait, donnait des fêtes, mariait ses enfants et remplissait les fonctions civiles et militaires de l’empire. Pendant que cette vie continuait, Roberto demeurait enseveli dans ses projets, tels les mineurs de notre vallée qui passaient des mois entiers sous terre. Quoique je ne fusse pas son confident, je savais bien quelles étaient ses pensées, car elles se lisaient dans son œil illuminé. Il avait parfois le regard du visionnaire qui entend une voix secrète. Certes, nous l’entendions tous, cette voix, mais à nos oreilles elle se mêlait aux autres bruits, tandis que pour Roberto c’était un appel qui dominait les autres.
Tout était calme en apparence. Un cardinal autrichien régnait à Milan, et un pape autrichien de cœur siégeait à Rome. En Lombardie, l’Autriche demeurait en arrêt comme une bête de proie prête à nous bondir à la gorge si nous faisions un mouvement pour nous débattre. Les modérés, au parti desquels appartenait le comte Roberto, parlaient de prudence, de compromis, de l’éducation du peuple: mais si leur parole était prudente, elle cachait des desseins violents. Pendant plusieurs années, les Milanais avaient gardé vis-à-vis de leurs maîtres un extérieur de bienveillance. Les nobles s’étaient engagés sous les ordres du vice-roi, et dans le passé les deux aristocraties s’étaient alliées par de fréquents mariages. Mais maintenant, une à une, les grandes familles avaient fermé leur porte au monde officiel. Bien que quelques-uns, parmi les plus jeunes et les plus indifférents, ceux-là qui veulent danser et dîner à tout prix, persistassent à aller au palais et à se montrer à l’Opéra, côte à côte avec l’ennemi, la mode avait changé, et ceux qui n’avaient jamais voulu frayer avec les Autrichiens étaient maintenant applaudis comme des patriotes. Parmi ceux-ci, naturellement, se trouvait le comte Roberto, qui, pendant plusieurs années, s’était tenu à l’écart de la société autrichienne et en avait silencieusement voulu à son frère de n’en pas faire autant. Andrea et Gemma étaient comme ces papillons de nuit que la lumière attire. Les terres qu’avait Gemma en Istrie, et les relations de sa famille avec la noblesse autrichienne, leur donnaient un prétexte de faire leur cour au vice-roi. Roberto les laissait libres, bien que son attitude fût une protestation muette contre leur conduite. Ils étaient toujours les bienvenus au palais Siviano; mais Donna Marianna et son frère aîné avaient renoncé à sortir pour n’avoir pas à se montrer aux soirées de la comtesse Gemma. Si Andrea ou Gemma se rendaient compte de la désapprobation de leurs aînés, ils avaient au moins l’habileté de feindre l’ignorer, car Roberto, riche et généreux, toujours prêt à payer leurs dettes, et qui paraissait être un célibataire endurci, était un personnage trop important pour qu’on le froissât ouvertement par des discussions politiques. Ils étaient persuadés que, si leur frère se mariait jamais, ce serait par dépit, et que leur avenir était assuré s’ils ne lui causaient aucun mécontentement. Je ne serai jamais qu’un simple paysan et je ne prétends pas avoir le don de discerner les mobiles secrets du cœur; mais l’habitude de confesser donne à tout prêtre une certaine connaissance de l’âme humaine, et j’ai été surpris que la sagesse mondaine d’Andrea et de Gemma ne leur fît pas mieux comprendre le caractère de leur frère. Je savais pour ma part qu’aucune des passions de Roberto ne pouvait partir d’une impulsion mesquine, et j’étais persuadé que s’il aimait jamais une femme comme il aimait l’Italie, c’est de la patrie qu’il recevrait sa fiancée.
Vous avez vu, n’est-ce pas, par ces grands calmes qui, en automne, précèdent les orages, se détacher de temps en temps une feuille jaunie qui tourbillonne seule dans l’air? Ainsi dans l’atmosphère lourde de la Lombardie, un mot, un regard, un incident insignifiant devenait comme un présage de tempête. C’était en 45. Un an auparavant, la mort glorieuse des frères Bandiera avait secoué l’Italie d’un long frémissement. Dans la Romagne, Renzi et ses compagnons avaient tenté d’agir à la suite de la protestation exposée dans le «Manifeste de Rimini», et, malgré leur échec, ils avaient semé le germe recueilli plus tard par d’Azeglio et Cavour. Partout s’accomplissait ce travail profond et silencieux, et nulle part le silence n’était plus profond ni plus vibrant que dans les rues de Milan.
Le comte Roberto avait l’habitude d’entendre chaque jour la messe à la cathédrale, et un matin qu’il se tenait dans un des bas-côtés de l’église une jeune fille, accompagnée de son père, passa près de lui. Roberto connaissait le père: c’était un Milanais sans fortune, de la grande maison des Intelvi, qui s’était volontairement séparé de la société en acceptant un poste dans une administration du gouvernement. Roberto remarqua que des officiers autrichiens, groupés près de là, suivaient des yeux la jeune fille, et il entendit dire à l’un d’eux: «C’est un morceau de choix trop fin pour des vaincus», et un autre répondre en riant: «Oui, c’est un mets digne d’être servi à la table des vainqueurs.»
La jeune fille avait entendu. Elle était devenue blanche comme l’anémone des bois, puis rouge comme si les mots l’eussent souffletée. Elle murmura quelques mots à l’oreille de son père, qui se contenta de secouer la tête et de l’emmener, sans même regarder les Autrichiens. Roberto entendit la messe, puis se hâta d’aller se poster sous le porche de la cathédrale. Un instant plus tard, les officiers passèrent et se placèrent aussi sur le seuil de la porte. La jeune fille ne tarda pas à sortir au bras de son père. Ses admirateurs s’avancèrent pour saluer Intelvi, et celui-ci, avec sa servilité habituelle, échangea avec eux des formules de politesse, tandis que leurs regards insolents détaillaient la beauté de la jeune fille.
La pauvre enfant tremblait comme une feuille, et ses yeux, en fuyant ceux des Autrichiens, rencontrèrent ceux de Roberto. Son regard s’envola vers lui, tel l’oiseau blessé qui cherche un refuge, et Roberto l’accueillit dans son cœur. Il lui sembla que c’étaient les yeux de l’Italie qui le regardaient à travers ceux de la jeune fille, car l’amour, habile comédien, sait se déguiser de mille façons.
Un mois plus tard, Faustina Intelvi était la femme de Roberto. Donna Marianna se réjouit avec moi, car nous savions que Roberto l’avait épousée par amour et elle semblait digne de son choix. Quant au comte Andrea et à sa femme, je vous laisse deviner de quelle amertume était mélangé le baiser avec lequel ils accueillirent la fiancée. Ils étaient tout souriants le jour du mariage de Roberto et firent de tels compliments à sa femme que Donna Marianna crut y voir une preuve de leur grandeur d’âme; mais, pour ma part, j’aurais préféré les voir moins aimables. Cependant toutes mes craintes s’évanouirent devant le bonheur rayonnant de mon ami. Chez certaines natures, l’amour croît graduellement comme la lumière du soleil levant qui pénètre peu à peu dans la vallée; mais chez Roberto c’était l’éclat soudain de l’astre illuminant la cime de la montagne. Il marchait dans la vie avec le pas mal assuré de l’aveugle qui a recouvré la vue, et un jour il me dit en riant: «L’amour nous fait découvrir des mondes nouveaux.»
Hélas! mon fils, la comtesse n’avait que dix-huit ans et son mari en avait quarante. Le comte Roberto avait l’âme d’un poète mais les traits fatigués, et il boitait légèrement. En Italie, on marie les jeunes filles comme on vendrait une terre. Là où deux domaines se touchent, on unit deux êtres. Quant à la jeune fille sans dot, c’est un bibelot que l’on donne au plus offrant. Faustina fut donnée à son acquéreur comme si elle eût été un tableau pour sa galerie; et la transaction lui parut sans doute aussi naturelle qu’à ses parents. Elle marcha à l’autel comme une Iphigénie, mais la pâleur sied à une mariée, et une fille bien élevée doit pleurer en quittant sa mère. Il en aurait peut-être été autrement si elle avait deviné quel amour la guettait au seuil de sa nouvelle demeure et quelle tendresse était prête à l’envelopper; mais son mari était un homme silencieux, qui ne savait pas exprimer ce qu’il sentait.
Le grand palais Siviano était une demeure sévère pour une jeune fille. Roberto et sa sœur l’avaient habité comme s’il eût été un monastère, ne sortant jamais et ne recevant que ceux qui travaillaient pour la «cause». Pour Faustina, habituée à la société autrichienne, facile et accueillante, les réceptions du dimanche soir, au palais Siviano, durent sembler aussi tristes qu’un congrès scientifique. Roberto se complaisait à la regarder comme la victime de l’insolence des barbares, une personnification de son pays profanée par la convoitise de l’ennemi; mais bien que Faustina eût, comme toute fille belle et pauvre, plus d’une fois baissé les yeux devant un regard trop hardi ou une parole trop familière, je doute qu’elle rattachât de tels incidents à la situation politique de l’Italie. Elle savait, bien entendu, qu’en épousant Siviano elle entrait dans une maison fermée aux Autrichiens; un des premiers soins de Siviano avait été de faire une pension à son beau-père à la condition qu’Intelvi renonçât à sa situation et cessât toutes relations avec le gouvernement. Le vieil hypocrite, trop heureux de vivre à ce prix sans rien faire, embrassa la cause libérale avec un zèle qui ne semblait plus permettre aucune tiédeur à sa fille. Mais il eut plus de peine qu’il n’aurait cru à reprendre sa place parmi ses anciens amis. Malgré son zèle patriotique, les Milanais se méfiaient de lui, et comme il était de ces gens qui aiment à bavarder à une table de café, il retourna graduellement à son ancienne coterie. Il était impossible de défendre à Faustina de voir ses parents, et elle respira chez eux un air plein de tolérance pour les Autrichiens.
Mais n’allez pas croire que la jeune comtesse parût ingrate ou malheureuse. Elle était timide et silencieuse, et il aurait fallu un caractère plus audacieux que celui de Roberto pour briser la barrière qui subsistait entre eux. Ils semblaient causer plutôt à travers une grille de couvent qu’autour de l’âtre; mais si Roberto avait demandé à Faustina plus qu’elle ne pouvait donner, extérieurement au moins c’était une épouse modèle. Elle me choisit aussitôt pour confesseur et je veillai sur ses premiers pas dans la vie. Jamais sœur cadette ne fut plus tendre pour son aînée qu’elle pour Donna Marianna; jamais jeune femme ne fut plus fidèle à ses devoirs religieux, meilleure pour ses inférieurs, plus charitable pour les pauvres; et cependant vivre auprès d’elle, c’était vivre dans une pièce aux volets clos. Malgré toute la tendresse de Roberto, c’était toujours l’oiseau en cage, la fleur transplantée. Donna Marianna fut la première à s’en apercevoir.
—Cette enfant a besoin de plus de soleil et de plus d’air, dit-elle.
—Du soleil? De l’air? répéta Roberto. Ne sort-elle pas chaque matin pour aller à l’église? Ne fait-elle pas chaque après-midi sa promenade en voiture au Corso?
Donna Marianna n’était sûrement pas d’une intelligence transcendante, mais il y avait dans son cœur plus de sagesse que dans la tête de bien des femmes.
—A notre âge, mon frère, la vie est comme une pièce située au nord et dont les fenêtres donnent sur un paysage où déjà les ombres s’allongent. Faustina a besoin d’une vie plus gaie. Elle est blanche comme une jacinthe qui pousserait dans une cave.
Roberto pâlit, et je vis que sa sœur avait exprimé ce qu’il pensait lui-même. Il répondit:
—Vous voulez que je la laisse aller chez Gemma?
—Laissez-la aller partout où il y a un peu de gaieté.
—De la gaieté maintenant? s’écria-t-il avec un geste pour désigner la sombre ligne de portraits qui s’allongeait au-dessus de sa tête.
—Qu’elle s’amuse donc quand elle le peut, mon frère.
Ce soir-là, après le dîner, Roberto appela sa femme auprès de lui. «Mon enfant, dit-il, allez mettre vos bijoux. Votre sœur Gemma donne un bal et la voiture vous attend. Je suis trop sauvage pour me sentir à l’aise au milieu de ces divertissements, mais j’ai prié votre père de vous accompagner.»
Andrea et Gemma accueillirent leur jeune belle-sœur avec effusion, et, à partir de ce moment, elle fut souvent avec eux. Gemma ne permettait pas que l’on parlât politique chez elle; il était donc bien naturel que Faustina, habituée aux réunions solennelles du palais Siviano, se plût dans un salon où les causeries étaient aussi animées que celles de la villa florentine où s’abritaient contre la peste les joyeux conteurs de Boccace. Mais le mécontentement politique s’accentuait et, malgré les affinités autrichiennes de Gemma, il ne lui était plus possible de recevoir ouvertement l’ennemi. Toutefois on murmurait tout bas que sa porte restait toujours entre-bâillée pour les vieux amis; et ces bruits venaient peut-être de ce que l’un d’eux, officier de cavalerie autrichienne, était son propre cousin,—le fils de cette tante dont la mésalliance avait si souvent fait le sujet des railleries de son beau-père. On ne pouvait blâmer la comtesse Gemma de ne pas fermer son salon à quelqu’un de son sang, et l’ostracisme dont les officiers de la garnison étaient l’objet rendait naturel que le jeune Welkenstern se prévalût de sa parenté pour fréquenter la maison. Toutes ces choses avaient dû parvenir aux oreilles de Roberto; mais il n’y parut pas, et sa femme continua à aller et venir comme bon lui semblait. Lorsqu’ils retournèrent, l’été suivant, dans la villa ombreuse de Siviano, on aurait pu comparer sa voix au clair ruisseau qui met sa note joyeuse dans le silence des bois et sa fraîcheur à celle du printemps. Il n’en était pas de même de Roberto. Je le trouvai vieilli, préoccupé et encore plus silencieux que de coutume. Mais je ne doutai pas que ses préoccupations ne fussent toutes politiques, car lorsque son œil se reposait sur Faustina il devenait limpide comme le lac.
Le comte Andrea et sa femme habitaient une villa contiguë et, durant leur villégiature, les deux ménages n’en faisaient pour ainsi dire qu’un. Roberto allait souvent à Milan pour des affaires dont on devinait facilement la nature. Il ramenait parfois des hôtes chez lui, et dans ces cas-là, Faustina et Donna Marianna allaient passer la journée chez le comte Andrea. J’ai déjà dit que je n’étais pas dans les secrets de Roberto, mais il connaissait mes tendances libérales, et à quelques-unes de ses paroles je devinai facilement le travail qui se faisait en dessous. En attendant, le nouveau pape avait été élu et, du Piémont à la Calabre, nous saluâmes en sa personne le drapeau sous lequel nos hôtes devaient se battre.
Le temps marchait, et nous avions atteint les derniers mois de 1847. La villa d’Iseo était fermée depuis la fin d’août. Roberto n’aimait pas beaucoup son triste palais de Milan, et il avait toujours été dans ses habitudes de passer neuf mois de l’année à Siviano. Mais il était pour l’instant trop absorbé par son travail pour s’éloigner de Milan, et sa femme et sa sœur l’y avaient rejoint après les chaleurs du mois d’août. Durant l’automne, il m’avait fait venir une fois ou deux pour me consulter sur des affaires qui concernaient ses vergers et, au cours de nos conversations, il avait parfois fait allusion à des choses plus graves. Ce fut au mois de juillet de cette année qu’une troupe de Croates avait marché sur Ferrare avec des fusils et des canons chargés. La vue des canons avait réveillé la haine pour l’Autriche, et maintenant le pays tout entier répétait le cri de la Lombardie: «Repoussons le barbare!» Dans ces cœurs brûlant de patriotisme il ne pouvait entrer aucune idée d’accommodement, de compromis, de réorganisation: l’Italie aux Italiens d’abord; monarchie, fédération, république ensuite, qu’importe?
La griffe de l’oppresseur nous étranglait, et les plus clairvoyants devinaient bien que l’intention secrète de Metternich était de provoquer une rébellion qu’il ferait écraser ensuite par ses Croates. Mais c’était trop tard pour rappeler la Lombardie à la prudence. Dans les premiers jours de la nouvelle année, au cours des émeutes du tabac, le sang avait coulé dans Milan. Peu après, le club du Lion avait été fermé et on avait publié des édits défendant le chant de l’hymne de Pio Nono, le port du blanc et du bleu, la collecte de souscriptions pour les victimes des émeutes. Milan répondit à chaque défense par un nouveau défi. Les grandes dames prirent le deuil pour les émeutiers tués par les soldats. La moitié des gardes nobles donnèrent leur démission, et le comte Borromeo renvoya la Toison d’or à l’empereur. De nouveaux régiments ne cessaient d’entrer dans la ville et ce n’était un secret pour personne que Radetsky remettait en état les fortifications. A la fin de janvier quelques-uns des libéraux les plus en vue furent arrêtés et envoyés en exil; et deux mois plus tard l’état de siège fut proclamé à Milan. Aux premières arrestations quelques membres du parti libéral avaient précipitamment quitté la ville, et je ne fus pas surpris d’apprendre quelques jours plus tard que des ordres avaient été donnés pour ouvrir la villa de Siviano. Le comte et la comtesse y arrivèrent au commencement de février.
Je n’avais pas vu la comtesse depuis sept mois et je fus surpris de son changement. Elle était plus pâle que jamais et sa démarche s’était alourdie. Elle ne semblait pourtant pas partager les angoisses politiques de son mari; on aurait dit même qu’elle les soupçonnait à peine. Un voile de tristesse semblait envelopper toute sa personne et nous la dissimuler, tel le brouillard sur notre lac. J’eus l’impression que son âme m’avait échappé et il me tardait de la reprendre sous ma direction. Mais elle prétexta son mauvais état de santé pour ne pas se confesser, et je dus me résoudre à attendre et à prier pour elle au pied de l’autel. Je remarquai pourtant qu’elle secouait de temps à autre cette langueur. Sa mélancolie se dissipait alors et la vie souriait dans ses yeux; mais l’instant d’après le nuage se reformait et ses pensées nous fuyaient une fois de plus. Elle ressemblait au lac par un de ces jours de rafales où un nouveau coup de vent se cache derrière chaque promontoire.
Pendant ce temps il y avait un va-et-vient continuel de messagers entre Siviano et la ville. Ils venaient surtout la nuit, lorsque tout dormait, et disparaissaient avant le jour; mais, malgré leurs précautions, les nouvelles qu’ils apportaient se répandaient par tout le pays. La Lombardie était sur pied. De Pavie à Mantoue, de Côme à Brescia, les rues ruisselaient de sang. A Pavie et à Padoue les Universités se fermèrent.
Le vice-roi, effrayé, se préparait à quitter Milan pour se retirer à Vérone, et Radetsky continuait à lancer ses hommes à travers les Alpes, jusqu’à ce qu’il y en eût cent mille massés entre le Piave et le Ticino. Et maintenant tous les yeux étaient tournés vers Turin. Ah! comme nous guettions sur les montagnes l’étendard bleu du Piémont! Charles-Albert nous paraissait acquis; tout son peuple était armé pour nous sauver, les rues retentissaient du cri: «Avanti, Savoia!» Cependant la Savoie demeurait silencieuse et hésitante. La tension des nerfs était telle que chaque jour rempli d’espoirs et de désappointements semblait long comme un siècle. Nous comptions les heures par les nouvelles qu’elles apportaient, et à chaque minute il se produisait une autre alerte.
Puis, tout à coup, on apprit que Vienne s’était soulevé. C’était au Nord que le soleil de la liberté luisait pour nous. Je n’oublierai jamais ce jour-là. Roberto me fit appeler de bonne heure et je le trouvai souriant et résolu comme un soldat à la veille du combat. Il avait fait tous ses préparatifs pour quitter Milan, et attendait une convocation. Chacun dans la maison sentait qu’on était à la veille d’un grand événement, et Donna Marianna, émue et agitée, avait demandé à son frère que tous ensemble s’agenouillassent à la table sainte le lendemain. Roberto et sa sœur s’étaient confessés la veille: la comtesse Faustina avait encore trouvé un prétexte pour n’en pas faire autant. Je ne l’avais pas vue chez le comte, mais en quittant la maison je la rencontrai dans l’allée de lauriers. Par cette matinée froide et humide elle avait mis un voile noir sur sa tête, et elle marchait d’un pas nonchalant. A mon approche, elle leva vivement la tête et me fit signe de la suivre dans un des bosquets de lauriers taillés qui bordaient l’allée.
—Don Egidio, dit-elle, vous avez appris la nouvelle?
—Je fis un signe d’assentiment.
—Le comte part demain pour Milan, continua-t-elle.
—Cela paraît probable, Excellence; on se battra demain,—je veux dire que nous sommes à la veille de la guerre. Nous sommes entre les mains de Dieu, Excellence.
—Entre les mains de Dieu? murmura-t-elle.
Ses yeux errèrent dans le vague, et nous demeurâmes tous deux silencieux; puis elle tira une bourse de sa poche.
—J’oubliais, s’écria-t-elle. Ceci est pour cette pauvre fille dont vous m’avez parlé l’autre jour... Comment s’appelait-elle donc—cette jeune fille qui fut séduite par un soldat autrichien à la foire de Peschiera?
—Ah! Vannina, dis-je; hélas! Excellence, elle est morte!
—Morte!
La comtesse devint pâle et laissa tomber sa bourse. Je la ramassai et la lui tendit, mais elle la replaça dans ma main.
—Gardez-la, murmura-t-elle, et dites des messes pour Vannina.
Puis elle se dirigea lentement vers la maison.
Je poursuivis mon chemin vers la grille; avant que je ne l’atteignisse, j’entendis de nouveau la voix de la comtesse:
—Don Egidio, appela-t-elle.
Et je me retournai.
—Vous venez dire la messe à la chapelle demain matin?
—Le comte l’a désiré, Excellence.
Elle hésita un instant.
—Je ne suis pas assez bien pour aller jusqu’au village cet après-midi, dit-elle enfin. Voulez-vous venir plus tard et me confesser ici?
—Volontiers, Excellence.
—Alors, venez au coucher du soleil.
Elle me regarda gravement.
—Il y a longtemps que je ne me suis confessée, ajouta-t-elle.
—Mon enfant, la porte du ciel est toujours prête à s’ouvrir.
Elle ne répondit pas et je continuai ma route. Je retournai à la villa un peu avant le coucher du soleil, dans l’espoir de causer avec Roberto. Comme Faustina, je sentais que nous étions à la veille d’avoir la guerre, et l’incertitude de l’avenir me rendait plus précieux chacun des instants que mon ami pouvait me consacrer. Je savais qu’il avait été occupé toute la journée, mais j’espérais le trouver prêt pour le départ et disposé à me donner une demi-heure. J’avais raison: le domestique qui me reçut me pria de le suivre dans l’appartement du comte. Roberto seul, le dos tourné à la porte, était assis devant une table couverte de cartes et de papiers. Il se leva et je vis que son visage était blême.
—Roberto! m’écriai-je, tout ému, en l’appelant de son nom de baptême, comme au temps de notre enfance.
Il me fit signe de m’asseoir.
—Egidio, dit-il tout à coup, ma femme vous a envoyé chercher pour la confesser?
—J’ai rencontré la comtesse en rentrant ce matin, répondis-je; elle a exprimé le désir de communier demain matin avec vous et Donna Marianna, et j’ai promis de revenir ce soir pour entendre sa confession.
Roberto se tut, regardant fixement devant lui, comme s’il eût été inconscient de ma réponse. Enfin il leva la tête.
—Vous êtes-vous aperçu, demanda-t-il, que ma femme est souffrante depuis quelque temps?
—On voit bien que la comtesse n’est pas dans son état normal. Elle paraît triste et nerveuse, et je pense qu’elle se tourmente au sujet de Votre Excellence.
Le comte se pencha vers moi et posa sa main amaigrie sur la mienne.
—Appelez-moi Roberto, dit-il.
Il y eut encore un silence; puis il reprit:
—Depuis que je vous ai vu ce matin, il s’est passé une chose terrible. Après votre départ j’ai envoyé chercher Andrea et Gemma, pour leur dire les nouvelles de Vienne et les prévenir que je serais sans doute appelé avant la nuit. Vous savez comme moi que nous touchons à une crise. On se battra avant vingt-quatre heures, ou je ne connais pas mon pays; et la guerre éclatera plus tôt que nous ne le croyons. Il était de mon devoir de mettre mes affaires entre les mains d’Andrea et de lui confier ma femme. Ne vous inquiétez pas, ajouta-t-il en souriant, un homme prudent ne part pas pour un long voyage sans mettre sa maison en ordre, et, si les choses prennent la tournure que je suppose, il peut se passer plusieurs mois avant que je revienne à Siviano. Mais ce n’est pas pour vous raconter tout ceci que je vous ai fait venir.
Il repoussa sa chaise et se mit à marcher de long en large, de son pas traînard.
—Mon Dieu! s’écria-t-il, comment m’exprimer? Quand Andrea m’eut écouté, je le vis échanger un coup d’œil avec sa femme, qui dit avec sa voix doucereuse:
«—Oui, Andrea, c’est votre devoir.
«—Votre devoir? demandai-je. Qu’est-ce qui est votre devoir?
Andrea passa la langue sur ses lèvres sèches et regarda de nouveau son épouse pour se donner du courage.
«—Votre femme a un amant, dit-il.
Gemma saisit mon bras au moment où je me jetais sur son mari. Il est dix fois plus fort que moi, mais vous vous souvenez comme je le forçais à vous demander grâce autrefois, lorsqu’il vous maltraitait.
«—Lâchez-moi, dis-je à sa femme. Il faut qu’il rétracte ses paroles.
Andrea se mit à pleurnicher.
«—Oh! mon pauvre frère, je donnerais ma vie pour pouvoir les rétracter.
«—Ce secret nous a fait mourir de chagrin, ajouta Gemma.
«—Ce secret? Le secret de quoi? Comment osez-vous?...
Gemma tomba à genoux comme une tragédienne.
«—Frappez-moi, tuez-moi, c’est moi qui suis la coupable. C’est chez moi qu’elle a rencontré celui...
«—Qui?
«—Frantz Welkenstern, mon cousin,» gémit-elle.
Je suppose que je restai devant eux frappé de stupeur, et ils répétèrent le nom plusieurs fois, comme s’ils n’étaient pas sûrs que je l’eusse entendu.—Pas entendu! s’écria-t-il tout à coup, s’effondrant sur une chaise et cachant sa figure dans ses mains. Entendrai-je maintenant jamais autre chose?
Il resta très longtemps assis, la tête dans les mains.
Puis, avec un grand effort, il reprit son récit d’une voix basse mais résolue, comme s’il se débattait contre un accès de folie. Il répéta en détail, avec un calme étrange, chacune des accusations de son frère: la rencontre dans le salon de la comtesse Gemma, l’innocente amitié des deux jeunes gens, les racontars sur de mystérieuses visites à une villa de la porte Ticinese, la manière dont le scandale associé à leur nom était allé en augmentant. Andrea prétendit qu’au début sa femme et lui avaient refusé d’écouter ces récits. Puis, lorsque les bruits eurent pris trop de consistance, ils avaient envoyé chercher Welkenstern, lui avaient adressé des remontrances et l’avaient, mais en vain, supplié de changer de régiment. Le jeune officier avait nié avec indignation et déclaré que quitter son poste à un tel moment équivaudrait à une désertion.
Roberto continua à détailler avec une pénible exactitude chaque incident de ce triste récit jusqu’à ce qu’il s’écriât:
—Et dire qu’il faut la quitter sans pouvoir étouffer ce mensonge!
Ce cri me soulagea d’un poids immense.
—Il ne faut pas la quitter! m’écriai-je.
Il secoua la tête.
—Je suis engagé.
—Ceci est votre premier devoir, repris-je.
—Ce serait le devoir de tout autre homme, mais ce ne peut être celui d’un Italien!
Je me tus: à cette époque-là, l’argument était sans réplique.
Enfin je lui dis:
—Il ne peut arriver aucun mal à la comtesse pendant votre absence. Donna Marianna et moi, nous veillerons sur elle. Et quand vous reviendrez...
Il me regarda gravement:
—Si je reviens.
—Roberto!
—Nous sommes des hommes, Egidio, nous savons tous deux ce qui va se passer. Milan est déjà cerné et on dit que Charles-Albert se met en marche. Cette année, en Italie, les pluies du printemps seront des pluies de sang!
—En votre absence, répondis-je, pas un souffle ne l’effleurera!
—Et si je ne reviens jamais pour la défendre? Andrea et Gemma ont pour elle une haine implacable, Egidio! Ils ne cessaient de répéter: «Il est de son âge, et la jeunesse appelle la jeunesse.» Elle est sur leur chemin, Egidio!
—Réfléchissez, mon fils. Ils ne l’aiment pas, peut-être, mais pourquoi la haïraient-ils à ce point? Elle ne vous a pas donné d’enfant.
—Pas d’enfant!
Il se tut.
—Mais si. Elle a été souffrante ces temps-ci, s’écria-t-il, frappé d’une idée soudaine.
—Roberto! Roberto! suppliai-je.
Il se leva et saisit mon bras.
—Egidio, vous avez foi en elle?
—Elle est pure comme le lis sur l’autel!
Roberto sembla réfléchir.
—Ses yeux sont des puits de vérité, et elle a été une vraie fille pour ma sœur. Egidio, reprit-il subitement, ai-je l’air d’un vieillard?
—Calmez-vous, Roberto, suppliai-je.
—Me calmer! Avec ce poison dans le sang! Un amant—et un amant autrichien!
—Je répondrais de son innocence sur ma vie! m’écriai-je, et qui la connaît mieux que moi? N’ai-je pas lu dans son âme comme dans une eau limpide?
—Et si ce que vous y avez lu n’était que le reflet de votre foi en elle?
—Mon fils, je suis prêtre, et le prêtre pénètre dans l’âme comme l’ange pénétra dans la prison de Pierre. Je vois la vérité dans son cœur comme je vois le Christ dans l’hostie.
—Non, non; elle est coupable! s’écria Roberto.
Je me redressai, terrifié.
—Roberto, taisez-vous.
Il me regarda avec un sourire incrédule.
—Pauvre simple homme de Dieu! dit-il.
—Je n’échangerais pas ma simplicité contre la vôtre, vous qui êtes dupe de la première insinuation de l’envie!
—L’envie—vous le croyez?
—Vous en répondriez sur votre vie?
—Sur ma vie.
—Sur votre foi?
—Sur ma foi.
—Sur vos vœux de prêtre.
—Mes vœux?
Je m’arrêtai et le regardai.
Il s’était levé et avait posé sa main sur mon épaule.
—Vous voyez maintenant où j’en veux venir, dit-il avec calme. Il faut que tout à l’heure je prenne votre place.
—Ma place?
—Lorsque ma femme descendra. Vous me comprenez?
—Ah! vous êtes fou! m’écriai-je en m’éloignant de lui.
—Le suis-je vraiment? répliqua-t-il avec un étrange sang-froid. Réfléchissez donc; elle ne s’est pas confessée depuis notre retour de Milan...
—Mais sa mauvaise santé en est cause, interrompis-je.
—Et cependant aujourd’hui elle vous envoie chercher.
—Afin de pouvoir communier avec vous à la veille de votre départ.
—Si c’est là sa véritable raison, ses premiers mots la disculperont. Il faut que je les entende, ces mots!
—Vous êtes complètement fou, répétai-je.
—C’est étrange, dit-il lentement. Vous répondiez sur votre vie de l’innocence de ma femme, et cependant vous me refusez le seul moyen de le prouver.
—Je donnerais ma vie pour chacun de vous, mais ce que vous me demandez ne m’appartient pas.
—Le prêtre d’abord, l’homme ensuite, ricana-t-il.
—Oui, bien après.
Il me jeta un long regard de mépris.
—Nous autres, laïques, nous sommes prêts à donner jusqu’au dernier lambeau de chair; mais vous autres, prêtres, vous voulez garder votre soutane entière.
—Je vous le répète, ma soutane ne m’appartient pas.
—Eh! grand Dieu! s’écria-t-il, vous avez, ma foi, raison: elle m’appartient. Qui vous en a revêtu, si ce n’est mon père? Qui vous a aidé à la garder, si ce ne sont mes aumônes? Paysan! mendiant! Entendez pontifier sa sainteté!
—Oui, répliquai-je, j’étais en effet un paysan et un malheureux laïque lorsque votre père m’a recueilli, et s’il m’avait laissé ce que j’étais, j’aurais pu avoir une excuse de me prêter à n’importe quelle sale besogne que mes supérieurs auraient exigée de moi; mais il a fait de moi un prêtre, et m’a placé au-dessus de vous tous en me confiant le soin de vos âmes comme de la mienne.
Il s’assit, secoué par des sanglots.
—Ah! s’écria-t-il, m’auriez-vous répondu ainsi lorsque nous étions enfants et que je me mettais entre Andrea et vous?
—Si Dieu m’en avait donné la force.
—Vous appelez force vouloir sacrifier une femme pour assurer votre salut?
—Son âme est confiée à mes soins, non aux vôtres, mon fils. Elle est en sûreté avec moi.
—Elle? mais moi? Je vais au-devant de la mort et je laisse derrière moi une chose qui est pire que la mort!
Il se pencha et saisit mon bras.
—Ce n’est pas pour moi que je plaide, mais pour elle, pour elle, Egidio! Ne voyez-vous pas à quel enfer vous la condamnerez, si je ne reviens pas? Quelle arme a-t-elle contre cette haine toujours en éveil? Leurs mensonges s’attacheront à elle et lui suceront peu à peu la vie. Vous et Marianna êtes sans défense contre de tels ennemis.
—Laissez-la entre les mains de Dieu, mon fils!
—C’est facile à dire, mais, ah! l’abbé, si vous étiez homme! Que deviendrai-je si ce poison se répand en moi et si je vais me battre avec la pensée que chaque balle autrichienne peut être envoyée par la main de son amant? Et si je meurs pour rendre la liberté, non seulement à l’Italie, mais encore pour rendre la liberté à ma femme?
Je posai la main sur son épaule:
—Mon fils, je réponds d’elle. Remettez-vous-en à moi.
Il me fixa étrangement.
—Et si vous vous trompez?
—Je ne me trompe pas; j’en prends tous les saints à témoin.
—Et pourtant, vous me tendez un piège, dit-il; vous savez tout, et vous vous faites parjure pour m’épargner.
Ces mots pénétrèrent en moi comme un glaive. Effaré, je le fixai, et je vis que son regard avait la dureté de l’acier. Le mien ne put le soutenir.
—Vous savez tout, répétait-il, et c’est pour cela que vous n’osez pas me céder votre place.
—Dites plutôt que je n’ose pas faillir à mon devoir de prêtre.
Il n’écouta pas ma réponse.
—Est-ce le moment de discuter votre devoir de prêtre? Puisque vous avez confiance en elle, sauvez-la à tout prix!
Je me dis: «L’éternité ne me réserve rien de plus affreux que ceci.» Et cependant je demeurai ferme!
A ce moment, la porte s’ouvrit et nous vîmes paraître Donna Marianna.
—Faustina m’envoie demander si M. le curé est ici, dit-elle.
—Oui, il est ici. Priez-la d’aller à la chapelle, répondit avec calme Roberto, en fermant la porte sur elle afin qu’elle ne vît pas son visage.
Nous l’entendîmes traverser en trottinant la grande salle.
Roberto se tourna vers moi:
—Egidio!
Et à partir de ce moment, je ne fus plus qu’un fétu de paille entre ses mains.
La chapelle touchait à la pièce dans laquelle nous nous trouvions. Il ouvrit la porte et, dans le crépuscule, j’aperçus la petite lampe qui brillait devant l’image de la Vierge et, dans un des coins, le vieux confessionnal en bois sculpté. Mais je vis tout cela comme dans un rêve, car il n’y avait de réel pour moi que la main de fer qui s’abattit au même instant sur mon épaule.
—Vite, dit-il.
Et il me repoussa. Avant que j’aie eu le temps de me rendre compte de ce qui s’était passé, la porte-fenêtre s’était fermée à clef derrière moi et j’étais seul dehors. Le soleil s’était couché et je me sentis envahi par le froid du crépuscule printanier. De loin en loin, une fenêtre s’éclairait sur la longue façade de la villa; les statues mettaient des taches pâles dans l’ombre des bosquets. A travers les vitraux de la chapelle je vis briller la lampe rouge du sanctuaire, et je me mis à errer comme un fou dans le jardin.
Toute la nuit, sur mon lit, je me tordis de désespoir. Avant le jour, on me fit savoir que le comte avait reçu un dernier ordre de Milan et qu’il devait partir dans une heure. Je pris en courant le chemin trempé de rosée qui descend au lac. Tout me semblait nouveau, silencieux et étrange, et dans la pâleur de l’aube naissante les statues paraissaient des morts dans leur linceul.
Je trouvai la famille dans la grande salle sous le portrait du vieux comte: Andrea et Gemma, assis ensemble, avaient les traits tirés, mais paraissaient convenables et maîtres d’eux-mêmes, comme le seraient des parents qui s’attendent à hériter. Donna Marianna, un voile noir sur la tête et le visage abîmé par les larmes, alla s’effondrer près d’eux; Roberto me reçut avec calme, puis se tourna vers sa sœur.
—Allez chercher ma femme, dit-il.
Pendant son absence personne ne parla, et nous entendîmes distinctement le frais murmure de l’eau dans la fontaine du jardin, et le bruit des rats dans le mur. Andrea et sa femme regardèrent par la fenêtre, et Roberto s’assit dans le fauteuil sculpté de son père. Puis la porte s’ouvrit et livra passage à Faustina.
J’eus le cœur serré en la voyant. Ce n’était plus que l’ombre d’elle-même et elle nous regardait sans nous voir. Conduite à une chaise par Marianna, elle croisa les mains et fixa ses yeux mornes sur son mari. Je les observais alternativement, éclairés par cette lumière spectrale du jour naissant, et il me semblait que nous étions autant d’âmes dépouillées de notre enveloppe et réunies devant Dieu comme pour un suprême jugement. Quant à l’acte auquel j’avais été contraint par la force, j’en étais à peine conscient. J’éprouvais seulement un sentiment de peur qui m’étouffait à un tel point que j’avais la sensation physique d’un homme qui se noie.
Tout à coup Roberto rompit le silence; sa voix claire et ferme me donna un peu de courage pour secouer cette terreur envahissante. Il parla de l’accusation portée contre sa femme, des bruits calomnieux répandus sur elle à la veille de leur première séparation. Le devoir, dit-il, exigeait de lui qu’il allât se battre pour son pays et qu’il défendît l’honneur de sa femme. Pour être digne de mettre son épée au service de l’Italie, il fallait qu’avant de partir il détruisît cette odieuse calomnie. Le temps lui manquait pour faire une enquête prolongée; il lui fallait prendre le plus court chemin. Il me regarda et je me mis à trembler. Puis il se tourna vers Andrea et Gemma.
—Lorsque vous êtes venus me répéter ces bruits calomnieux, dit-il avec sang-froid, vous vous rappelez ce qui a été convenu entre nous: l’honneur de la famille devait être sauf si, après m’être substitué à Don Egidio pour entendre la confession de ma femme, cette confession me convainquait de son innocence. C’est bien ce que nous avions décidé, n’est-ce pas?
Andrea murmura quelques mots et Gemma frappa nerveusement la dalle avec son pied.
—Après votre départ, hier soir, continua Roberto, je confiai ce que vous m’aviez dit à Don Egidio, qui se porta garant de l’innocence de ma femme, mais refusa de se prêter à notre stratagème; je l’y contraignis par la force et je pris sa place dans le confessionnal.
Marianna éclata en sanglots et fit un grand signe de croix, tandis qu’une lueur étrange passait dans les yeux de Faustina.
Il y eut un silence; puis Roberto se leva et, traversant la pièce, alla prendre sa femme par la main.
—Votre place est à côté de moi, comtesse Siviano, dit-il.
Et il la fit asseoir sur la chaise qui se trouvait à côté de la sienne.
Gemma bondit sur ses pieds, mais son mari la força à se rasseoir.
—Jésus, Maria! gémit Donna Marianna.
Roberto porta la main de sa femme à ses lèvres.
—Vous me pardonnez, dit-il, d’avoir pris ce moyen pour vous défendre?
Et se tournant vers Andrea, il ajouta lentement:
—Je déclare ma femme innocente et mon honneur satisfait. Vous jurez de vous en rapporter à ma décision?
Je ne sus jamais ce qu’avait bégayé Andrea ni quelles paroles venimeuses Gemma avait marmottées entre ses dents serrées, car mes yeux demeurèrent fixés sur le visage de Faustina.
Elle s’était laissé conduire par Roberto comme une aveugle, et elle avait écouté son mari avec un visage impassible; mais lorsqu’il eut cessé de parler, le regard de Faustina perdit sa froide rigidité et elle s’appuya silencieusement contre lui. Il l’entoura de son bras, elle glissa à ses pieds, et Marianna accourut auprès d’elle pour la relever. A ce moment nous entendîmes sur le lac un bruit d’avirons et nous vîmes accoster une barque. Quatre forts rameurs du mont Isola venaient emmener le comte à Iseo, d’où il devait partir pour Milan. Son domestique, havresac au dos, frappa à la porte-fenêtre de la terrasse pour l’avertir.
—Il n’y a pas de temps à perdre, Excellence, s’écria-t-il.
Roberto se retourna et saisit ma main.
—Priez pour moi, dit-il à voix basse.
Et avec un geste d’adieu aux autres il quitta la salle et descendit vivement la terrasse.
Marianna, tenant Faustina dans ses bras, pleurait de joie.
—Regarde-moi, chérie, disait-elle. Songe qu’il reviendra bientôt, et voici déjà le soleil qui se lève!
Andrea et Gemma avaient disparu silencieusement, comme des revenants au chant du coq, et, au-dessus de Milan, l’aube se levait toute rouge.
Si le soleil se leva rouge ce jour-là, il se coucha couleur de sang. Ce fut le premier des cinq jours de Milan—«les cinq jours glorieux», comme on les appelle. Roberto atteignit la ville un peu avant qu’on ne fermât les portes. Ceci nous parvint de source certaine, mais ce fut à peu près tout. Nous sûmes vaguement qu’il était au Broletto, d’où il dut s’échapper lorsque les Autrichiens firent sauter la porte, et, plus tard, dans la Case Vidiser avec Casati, Cattaneo et ses collègues; mais après qu’on eut commencé d’élever les barricades, nous ne suivîmes ses traces que de loin en loin. Tantôt il avait été aperçu dans le gros de la mêlée, tantôt soignant les blessés sous les ordres de Bertani. On aurait supposé que sa place eût été plutôt dans le conseil, avec les chefs du parti, mais on était à une heure où chacun tenait à donner son sang, et où les hommes tels que Cernuschi, Dandolo, Anfossi, della Porta se battaient à côté d’étudiants, d’artisans, de paysans. Il est certain qu’on vit le comte le cinquième jour, car, parmi les volontaires qui se pressaient en foule derrière Manara, à l’assaut de la Porta-Tosa, se trouvait un serviteur du Palazzo Siviano, qui jura avoir vu son maître charger avec Manara au dernier assaut, et se précipiter, sabre au clair, contre les grilles; mais, au moment où celles-ci cédèrent devant la fougue impétueuse des nôtres, le comte était tombé et avait disparu, entraîné sans doute par le flot des paysans qui se réfugiaient dans la ville. Puis nous ne sûmes plus rien. Il y eut dans Milan un affreux carnage, et personne ne sut combien de nos amis se trouvaient parmi les corps mutilés par les sabres croates.
A la villa, nous attendîmes avec angoisse; les nouvelles nous parvenaient d’heure en heure.
Le 23, Radetsky avait fui de Milan pour se tourner contre Venise qui se dressait en face de lui. Le 24, les premiers Piémontais avaient traversé le Ticino et Charles-Albert lui-même était parvenu à Paris le 29. Les cloches de Milan avaient porté le mot de Turin à Naples, de Gênes à Ancône, et tout le pays se déversait comme une marée sur la Lombardie. Les héros sortaient de ce sol ensanglanté comme le blé sort de terre après les pluies printanières; et chaque jour un nom nouveau était répété de bouche en bouche; mais ce n’était jamais le nom de celui dont nous attendions si impatiemment le retour, et pour lequel nos prières s’élevaient vers le ciel.
Les semaines passèrent; on parla des victoires de Pastrengo, de Goito, de Rivoli; nous sûmes que Radetsky était cerné et que nos troupes, arrivant de Rome, de Toscane et de la Vénétie, se refermaient sur lui. Puis des mois s’écoulèrent, et nous eûmes la nouvelle de la défaite de Custozza. Nous vîmes les forces dispersées de Charles-Albert repoussées du Mincio à l’Oglio, de l’Oglio à l’Adda. Nous suivîmes de loin la terrible retraite de Milan, et nous vîmes nos sauveurs balayés comme la poussière par un jour d’orage. Jamais nous n’eûmes un mot de Roberto.
Un ciel noir pesait sur la Lombardie, et nulle part il ne pesait plus lourdement que sur la vieille villa d’Iseo. En septembre Donna Marianna et la jeune comtesse prirent le deuil; le comte Andrea et Gemma suivirent leur exemple. En octobre, la comtesse accoucha d’une fille.
Faute d’un héritier mâle, le comte Andrea prit possession du palais Siviano, et les deux femmes restèrent à la villa. Je n’ai pas le courage de vous raconter ce qui suivit. Donna Marianna ne cessait de pleurer et de prier, et il se passa beaucoup de temps avant que l’enfant ne lui arrachât un sourire. Quant à la comtesse Faustina, elle restait impassible comme une des statues du jardin. On choisit dans le village une nourrice pour l’enfant. Je ne m’étonnai pas que le sein glacé de la mère ne pût le nourrir. Je passais une partie de mes journées à la villa, réconfortant de mon mieux Donna Marianna.
Pendant les longues soirées nous restions tous trois dans la grande salle mal éclairée, sous le portrait du vieux comte, et parfois, quand je regardais la comtesse Faustina assise sur le siège sculpté, à côté du fauteuil vide de son mari, un frisson glacial me passait sur tout le corps.
Enfin les forces me manquèrent, et un jour de printemps j’allai trouver mon évêque pour lui ouvrir mon cœur. C’était un saint vieillard et il m’écouta patiemment.
—Alors, vous aviez cru à l’innocence de cette femme, et pendant que vous cherchiez à la défendre, vous vous êtes trouvé tout à coup dehors, la porte de la chapelle fermée contre vous?
—Oui, monseigneur.
—Et si vous n’êtes pas revenu, c’est que vous êtes resté stupéfié par la révélation du comte?
—Oui, monseigneur.
Le saint évêque me dit:
—Si vous n’avez pas encouru l’interdit qu’un tel crime eût mérité, puisque réellement vous avez agi par contrainte, tout au moins avez-vous péché par un manque de courage et d’énergie. Rentrez, mon fils, je vous ferai connaître ma décision.
Trois mois plus tard je reçus l’ordre de quitter ma paroisse et de partir pour l’Amérique, où on réclamait un prêtre pour la mission italienne de New-York, et je m’embarquai à Gênes. Je ne savais pas plus ce qu’était l’Amérique que le paysan de la montagne. Je m’attendais à être attaqué par des sauvages vêtus de plumes en débarquant, et pendant les premiers mois qui suivirent mon arrivée je souhaitais au moins une fois par jour qu’un tel sort m’eût été réservé. Mais il est inutile de vous raconter tout ce que j’ai souffert dans ces premiers jours. L’Église, selon son habitude, m’avait traité avec miséricorde, et sa punition était douce...
J’étais depuis quatre ans à New-York et je m’étais résigné à mon sort, lorsqu’on vint un jour me chercher pour un professeur italien malade qui réclamait un prêtre.
Il y avait à cette époque-là beaucoup de réfugiés italiens à New-York, et, comme ils avaient pour la plupart une certaine éducation, ils gagnaient leur vie en donnant des leçons d’italien aux gens de la société. Le messager me conduisit dans une petite chambre pauvrement meublée, située au dernier étage d’une misérable pension. Sur la carte de visite clouée à la porte je lus le nom «De Roberti, professeur d’italien». A l’intérieur, un homme au visage hagard et aux cheveux gris s’agitait sur un lit étroit. Il tourna vers moi un œil vitreux, et je reconnus Roberto Siviano.
Je m’appuyai contre le chambranle de la porte sans pouvoir parler.
—Qu’y a-t-il donc? demanda le docteur, qui se penchait sur le lit.
Je lui dis en bégayant que le malade était un vieil ami.
—Il ne reconnaîtrait pas son plus vieux camarade en ce moment, dit le docteur. Il a le délire, mais la fièvre tombera au coucher du soleil.
Je m’assis au chevet du lit et je pris la main de Roberto dans la mienne.
—Est-ce qu’il va mourir? demandai-je.
—Je ne le crois pas, mais il a besoin de soins.
—Je le soignerai.
Le docteur fit un signe d’assentiment et sortit. Je restais assis dans la petite chambre, la main brûlante de Roberto dans la mienne. Peu à peu la fièvre tomba; les doigts agités se calmèrent et le rouge disparut de ses joues amaigries. Vers la fin de la journée il leva les yeux sur moi et me sourit.
—Egidio, dit-il tranquillement.
Je lui administrai les derniers sacrements, et les ayant reçus avec dévotion il s’endormit paisiblement. J’étais trop inquiet sur le sort de mon ami pour chercher à pénétrer le mystère qui l’entourait. Mon unique souci était de sauver sa vie. Nuit et jour je luttai contre la fièvre qui céda enfin. Le plus souvent il avait le délire, ou restait inconscient; mais il me reconnaissait de temps à autre et murmurait: «Egidio» avec un regard apaisé.
J’avais employé à le soigner une grande partie du temps consacré d’habitude à mes occupations paroissiales, et, lorsque tout danger fut conjuré, je dus retourner à mes ouailles. Je commençai alors seulement à me demander ce qui avait amené Roberto en Amérique, mais je n’osais pas chercher la réponse.
Enfin, le quatrième jour, je pris le temps de grimper jusqu’à sa chambre. Je le trouvai assis, soutenu par des oreillers, faible comme un enfant, mais calme et avec l’œil clair. Je m’élançai au-devant de lui, mais il m’arrêta:
—Monsieur le curé, dit-il, le docteur m’apprend que je dois la vie à vos soins, et j’ai à vous remercier de la bonté que vous avez montrée à un étranger sans ami.
—Un étranger? dis-je avec stupéfaction. Il me regarda tranquillement.
—Je ne crois pas que nous nous soyons jamais rencontrés, dit-il.
Un instant, je crus qu’il était repris de fièvre; mais un second coup d’œil me prouva qu’il était parfaitement maître de lui.
—Roberto! m’écriai-je en tremblant.
—Je vous demande pardon, dit-il froidement, mais mon nom est Roberti et non Roberto.
Je crus que le plancher allait me manquer et je dus m’appuyer contre le mur.
—Vous n’êtes pas le comte Roberto de Siviano, de Milan?
—Je suis Tommaso de Roberti, professeur d’italien, et je viens de Modène.
—Et vous ne m’avez jamais vu? poursuivis-je.
—Jamais, que je sache.
—N’avez-vous jamais demeuré à Siviano, sur le lac d’Iseo? dis-je en baissant la voix.
Il répondit tranquillement:
—Je ne connais pas cette partie de l’Italie.
Mon cœur se serra et je me tus.
—Vous m’avez confondu avec un ami, je suppose, ajouta-t-il.
—Oui, m’écriai-je, je vous ai confondu avec un ami.
Et je tombai à genoux près de son lit, en pleurant comme un enfant.
Tout à coup, je sentis une main qui se posait sur mon épaule:
—Egidio, dit-il d’une voix brisée. Regardez-moi.
Je levai les yeux et je retrouvai son ancien sourire. Nous nous serrâmes alors l’un contre l’autre sans dire un mot. Mais bientôt il se recula et me repoussa doucement.
—Asseyez-vous là-bas, Egidio. Je suis encore bien faible et je ne puis parler beaucoup.
—Attendons, Roberto. Dormez; nous causerons demain.
—Non; ce que j’ai à dire ne peut attendre. Il me regarda avec attention.
—Vous avez une paroisse à New-York?
Je fis un signe d’assentiment.
—Et mon travail me retient ici; j’ai des élèves; il est trop tard pour changer.
—Pour changer?
Il continua à me regarder avec calme.
—Il me serait difficile de trouver de l’occupation ailleurs.
—Mais pourquoi vous en iriez-vous? m’écriai-je.
—Il le faudra, répondit-il d’un ton décidé, si vous persistez à reconnaître en moi votre ancien ami, le comte Siviano.
—Roberto!
Il leva la main.
—Egidio, dit-il, je suis seul ici et sans ami. L’amitié, la sympathie de mon curé seraient pour moi une consolation dans cette ville étrangère; mais il ne faut pas que ce soit celle du curé de Siviano: vous comprenez?
—Roberto, m’écriai-je, c’est trop affreux de comprendre!
—Soyez homme, Egidio, dit-il avec un peu d’impatience. Vous avez le choix et il faut décider maintenant. Si vous consentez à ne faire aucune question, à ne nommer personne, à ne faire aucune allusion au passé, vivons comme des amis pour l’amour de Dieu! Sinon, dès que mes jambes pourront me porter, il me faudra repartir. Le monde est grand, heureusement.—Mais pourquoi nous séparer, après tout?
Je tombai à genoux à ses côtés.
—Il ne le faut pas, m’écriai-je. Faites de moi ce que vous voulez. Donnez-moi vos ordres et je vous obéirai. Sauf une fois, ne vous ai-je pas toujours obéi?
Je sentis sa main se refermer sur la mienne.
—Egidio, me dit-il avec reproche.
—Non, non, je me rappellerai. Je ne dirai rien.
—Vous ne penserez rien?
—Je ne penserai rien, ajoutai-je en faisant un dernier effort.
—Dieu vous bénisse! répondit-il.
Mon fils, pendant huit ans j’ai tenu parole. Nous nous vîmes tous les jours, nous mangeâmes, nous marchâmes, nous causâmes ensemble, nous vécûmes comme David et Jonathan, mais sans même jeter un coup d’œil sur le passé.
Comment s’était-il échappé de Milan? Comment avait-il atteint New-York? Je ne le sus jamais. En vrais Italiens, nous parlâmes souvent de la libération de l’Italie, mais jamais de la part qu’il avait pu prendre à cette œuvre. Une seule fois, il lui échappa une question: il me demanda pourquoi j’avais été envoyé en Amérique. Le sang me monta au visage et avant que j’aie eu le temps de répondre, il me fit signe de me taire.
—Je vois, dit-il, c’était l’expiation.
Pendant les premières années, il avait beaucoup à faire; je devinai vite la frugalité de sa vie, à quoi il employait le fruit de son travail. Dans toutes les parties du monde, les exilés italiens mettaient de l’argent de côté pour la grande cause. Roberto avait, à New-York, des amis politiques, et il allait quelquefois dans d’autres villes pour assister à des réunions et faire des discours. Son zèle était infatigable, et sans moi il serait parti souvent mourant de faim, plutôt que de ne pas donner à dîner à un compatriote. J’étais de cœur et d’âme avec lui, mais j’avais tout le poids de la paroisse sur les épaules, et peut-être aussi ma longue expérience des hommes m’avait-elle rendu un peu moins crédule que la charité chrétienne ne le veut; car j’aurais juré sans peine que certains des hommes qui s’attachaient à ses pas n’avaient jamais vu couler le sang autrichien, et auraient volontiers mangé dans la même gamelle que leurs ennemis. Heureusement mon ami ne connut jamais de tels doutes. Il avait autant de foi dans ses compatriotes que dans la cause, et, si quelques-uns de ses protégés dépensaient dans la guinguette voisine l’argent si péniblement gagné qu’il leur avait donné, jamais il ne le soupçonna.
Sa maladie le laissa très affaibli; peu à peu il perdit ses élèves, et les patriotes se refroidirent à mesure que se vidaient ses poches. Vers la fin je l’emmenai demeurer dans ma pauvre mansarde. Il perdait ses forces journellement, toussait beaucoup et passait la plus grande partie de son temps dans la maison. Ce durent être pour lui des jours bien cruels, mais il ne se plaignit pas et me reçut toujours avec une parole enjouée. Lorsque ses élèves l’eurent quitté, et que sa santé l’eût empêché de chercher du travail au dehors, il mit à sa porte une enseigne d’écrivain public, et gagna ainsi quelques sous en servant de secrétaire à mes pauvres paroissiens; mais il lui était pénible de prendre leur argent et la moitié du temps il faisait le travail pour rien. Je savais qu’il lui était très dur de vivre, comme il le disait, à la charge de quelqu’un, et je lui cherchais de l’occupation parmi mes amis les «negozianti», qui lui envoyaient des lettres à copier, des comptes à faire et autres travaux de ce genre; mais nous étions tous pauvres, et ce qu’il gagnait ne suffisait plus à ses modestes besoins.
Ainsi vécut cet homme juste, et c’est ainsi qu’il mourut dans mes bras après huit ans d’exil. Dieu, qui l’avait laissé vivre assez longtemps pour voir Solferino et Villafranca, ne fut jamais plus miséricordieux qu’en lui épargnant le spectacle de Monte-Rotondo et de Mantoue. Mais ce sont des choses dont je n’ai pas le droit de parler. Bien que l’Italie nouvelle n’ait pas réalisé notre rêve, il est écrit que Dieu connaît les siens, et il ne peut méconnaître les cœurs de ceux qui avaient rêvé de la façonner à son image.
Quant à mon ami, je ne doute pas qu’il ne repose en paix; sa vie juste et sa mort sainte plaideront peut-être en sa faveur!...
LE VERDICT
J’avais toujours pensé que Jack Gisburn était un génie peu au-dessus de la moyenne,—bien qu’un très brave garçon,—et je ne fus donc nullement surpris d’apprendre qu’à l’apogée de sa gloire il avait renoncé à la peinture, et qu’ayant épousé une riche veuve, il s’était établi avec elle dans une ville de la Côte d’azur (bien que j’eusse plutôt compris que ce fût à Rome ou à Florence).
L’apogée de sa gloire, c’est ainsi que s’exprimaient les femmes en parlant de Gisburn. Il me semble encore entendre Mrs Gideon Thwing—son dernier modèle de Chicago—déplorer son inexplicable abdication. «Bien entendu, cela donnera une plus-value énorme à mon portrait; mais ce n’est pas à cela que je pense, monsieur Rickham, me dit-elle. Je ne songe qu’à la perte que fait l’art.» Cette perte, Mrs Thwing n’était pas seule à la pleurer. La charmante Hermia Croft ne m’avait-elle pas, à la dernière exposition de la «Grafton Gallery», à Londres, arrêté devant les Danseuses au clair de lune de Gisburn, pour me dire, les larmes aux yeux: «Jamais nous ne reverrons son pareil.»
Eh bien,—même à travers le prisme des larmes d’Hermia,—je me sentais capable de supporter le coup avec égalité d’âme. Pauvre Jack Gisburn! les femmes avaient fait sa réputation, c’étaient bien elles qui devaient le pleurer. Les hommes manifestèrent moins de regrets, et les gens du métier eurent à peine un murmure. Jalousie professionnelle? Peut-être bien. Dans ce cas, le petit Claud Nutley fit amende honorable en publiant dans le Burlington une très belle «nécrologie» de Jack, un de ces articles à effet, remplis d’expressions techniques jetées au hasard, que j’ai entendu comparer aux tableaux de Gisburn. Mais la résolution du peintre étant évidemment irrévocable, la discussion se calma peu à peu, et, selon la prédiction de M. Thwing, la valeur des «Gisburn» augmenta rapidement.
Ce ne fut que trois ans plus tard, au cours d’une villégiature sur la Riviera, que je me demandai tout à coup pourquoi Gisburn avait renoncé à la peinture.
En y réfléchissant, le problème me parut même offrir de l’intérêt.
Accuser sa femme? C’était trop simple! Ses aimables modèles n’avaient même pas la consolation de dire que c’était Mrs Gisburn qui avait tué son ambition; car Mrs Gisburn—en tant que femme de Jack—n’avait existé qu’environ un an après la détermination du peintre. Il était, en effet, possible qu’il l’eût épousée par amour du confort et parce qu’il ne voulait pas continuer à peindre; mais il aurait été difficile de prouver qu’il avait renoncé à la peinture parce qu’il l’avait épousée.
Toutefois, si ce n’était pas elle qui avait tué son ambition, elle n’avait ni su le ramener à son chevalet ni mettre en valeur son talent. Lui remettre le pinceau en main, quelle vocation pour une femme! Mais Mrs Gisburn ne sembla pas le comprendre, et je trouvai piquant d’en rechercher le pourquoi.
La vie désœuvrée que l’on mène sur la Riviera se prête à de telles spéculations. Et un jour où j’allais à Monte-Carlo, ayant entrevu, à travers les pins, les terrasses à balustres de la villa de Jack, j’eus l’idée de me rendre chez lui le lendemain.
Je trouvai le ménage buvant le thé sous ses palmiers, et l’accueil de Mrs Gisburn fut si cordial que plus d’une fois, pendant les semaines suivantes, je m’en prévalus pour retourner la voir. Non pas que ce fût une femme «intéressante»; sur ce point, miss Croft pouvait être tranquille. C’est précisément parce qu’elle ne l’était pas (qu’on me pardonne ce paradoxe) que je m’y intéressais.
Jack, pendant toute sa vie, avait été entouré de femmes intéressantes: son art, nourri par elles, s’était épanoui dans la tiède atmosphère de leur adulation. Il me paraissait, par conséquent, d’autant plus curieux d’observer l’effet que produirait sur lui «l’influence écrasante de la médiocrité». (Je cite miss Croft.)
J’ai déjà dit que Mrs Gisburn était fort riche, et je m’aperçus tout de suite que son mari en éprouvait une satisfaction à la fois délicate et dédaigneuse. J’ai souvent eu l’occasion de constater que ceux qui affectent de mépriser l’argent en tirent les plaisirs les plus subtils; et l’élégant mépris de Jack pour la grosse fortune de sa femme lui permettait, sans déroger à son attitude d’indifférence, de contenter pleinement tous ses goûts artistiques. Il demeurait, j’en conviens, insensible au luxe banal; mais il achetait des bronzes de la Renaissance et des tableaux du dix-huitième siècle avec un discernement qui dénotait la plus large opulence. «La seule chose qui puisse faire pardonner la fortune, c’est de l’employer à mettre le beau en circulation», me dit Jack, un jour où nous nous trouvions assis dans sa jolie salle à manger, autour d’une table délicieusement ornée de vieux sèvres. Mrs Gisburn, regardant son mari d’un œil attendri, se crut obligée de m’expliquer cette parole en ajoutant: «Ce pauvre Jack a une sensibilité presque maladive pour toutes les formes de la beauté.»
Ce pauvre Jack, en effet! C’est ainsi que les femmes avaient toujours parlé de lui: il n’est que juste de le noter à sa décharge. Ce qui me frappa aujourd’hui c’est que, pour la première fois, cela parut le contrarier. Si souvent je l’avais vu trop visiblement ravi par de tels hommages—était-ce la note conjugale qui leur enlevait leur saveur? Non, car, chose étonnante, je m’aperçus que Jack était épris de sa femme, et assez épris même pour ne pas voir à quel point elle était absurde. C’était de son absurdité à lui qu’il rougissait maintenant, et du rôle ridicule dont elle persistait à l’affubler.
—Ma chère amie, on ne me dit plus de pareilles fadaises depuis que j’ai renoncé à la peinture; c’est bon pour Victor Grindle.
Ce fut son unique protestation. Puis il se leva de table pour aller savourer l’air sur la terrasse ensoleillée.
Je le suivis des yeux, frappé par ces derniers mots. Victor Grindle était, en effet, l’homme du moment, comme Jack lui-même avait été, pour ainsi dire, l’homme du jour. Le jeune artiste s’était, disait-on, formé chez mon ami, et je me demandais s’il n’y avait pas un peu de jalousie dans la mystérieuse abdication de ce dernier. Mais non, car ce n’était qu’après cet événement que les «Grindle» avaient commencé à orner les murs des salons Louis XV.
Je me retournai vers Mrs Gisburn, qui s’était attardée dans la salle à manger pour donner un morceau de sucre à son griffon.
—Pourquoi donc a-t-il renoncé à la peinture? lui demandai-je brusquement.
Ses sourcils se levèrent en un mouvement qui trahissait une naïve surprise.
—Oh! vous savez, ce n’est plus une nécessité pour lui, et je tiens à ce qu’il s’amuse un peu maintenant, dit-elle avec simplicité.
Mon œil parcourut la charmante pièce dans laquelle nous nous trouvions, ornée de boiseries blanches, de porcelaines chinoises où se reflétaient les tons des rideaux vert pâle, et de pastels Louis XV dans leurs vieux cadres dédorés.
—Et a-t-il même banni ses tableaux? Je n’en ai pas vu un seul dans la maison.
Mrs Gisburn eut un semblant de gêne qui contrastait avec la franchise habituelle de son attitude.
—C’est à cause de sa modestie ridicule. Il dit que ses tableaux ne sont pas dignes d’être accrochés au mur. Il les a tous renvoyés excepté un—mon portrait—et encore a-t-il fallu que je garde celui-là chez moi.
Sa modestie ridicule—la modestie de Jack à l’égard de ses œuvres? Ma curiosité allait croissant, et je dis d’un ton persuasif:
—Il faut absolument que je voie votre portrait.
Elle jeta un regard inquiet sur la terrasse où son mari, assis nonchalamment sous une guérite, fumait un cigare en tenant la tête de son lévrier entre ses genoux.
—Eh bien, venez pendant qu’il ne nous voit pas, dit-elle, avec un petit rire qui dissimulait mal sa gêne; et me conduisant entre les deux rangées de bustes romains qui ornaient le hall, elle me fit monter l’élégant escalier où, à chaque palier, des nymphes en terre cuite surgissaient entre des touffes d’azalées.
Dans le coin le plus obscur du boudoir de Mrs Gisburn, parmi une profusion de jolis bibelots, je vis dans l’inévitable cadre enguirlandé une de ces toiles ovales que je connaissais si bien. Rien que l’ornementation du cadre évoquait tout le passé de Gisburn.
Mrs Gisburn tira les rideaux de la fenêtre, déplaça une jardinière, poussa de côté un fauteuil et me dit:
—D’ici, vous le verrez à peu près. Je l’avais fait placer au-dessus de la cheminée, mais il n’a pas voulu l’y laisser.
Oui, je le voyais tout juste, et c’était la première fois qu’il me fallait écarquiller les yeux pour voir un portrait de Jack. En général, on le trouvait à la place d’honneur, soit suspendu au panneau central d’un élégant salon, soit sur un chevalet monumental, disposé de façon à recevoir toute la lumière que laissaient traverser de riches rideaux de vitrage en point de Venise. Je m’aperçus tout de suite qu’une place plus modeste seyait mieux au tableau; cependant, à mesure que mes yeux s’habituaient à la pénombre, toutes les qualités caractéristiques en ressortaient: les hésitations se cachant sous les audaces, et les traits de prestidigitation par lesquels, avec une adresse si consommée, Jack trouvait le moyen de détourner l’attention de l’ensemble du portrait sur quelques détails amusants. La physionomie de Mrs Gisburn, si insignifiante que pour ainsi dire elle formait le fond de son propre portrait, s’était prêtée d’une manière frappante au développement de ce faux talent. La tableau était un des plus «forts» de Jack, comme l’auraient dit ses admirateurs; il représentait, de sa part, une somme d’efforts musculaires et de mouvements violents qui rappelaient les efforts fantastiquement exagérés du clown qui soulève une plume. Le tableau, en somme, répondait exactement au désir qu’aurait la jolie mondaine d’être peinte «brutalement» pour se reposer du «joli portrait», en conservant cependant toutes les qualités de ce dernier.
—C’est sa dernière œuvre, vous savez, dit Mrs Gisburn avec une fierté naïve. La dernière sauf une, se reprit-elle, mais celle-ci ne compte pas, parce qu’il l’a détruite.
—Détruite?
J’allais lui demander une explication lorsque j’entendis derrière nous le pas de Jack.
En le voyant là, les mains dans les poches de son veston de velours, ses cheveux blonds rejetés en arrière sur le front pâle, ses joues minces et légèrement hâlées creusées par le sourire qui soulevait les pointes d’une élégante moustache, je compris à quel degré il était empreint de la même qualité que ses portraits, celle de paraître plus beau qu’il ne l’était réellement. Sans s’apercevoir du regard presque craintif de sa femme, il fixa froidement les yeux sur son portrait.
—Mr Rickham a demandé à le voir, commença-t-elle, comme si elle eût voulu s’excuser.
Il haussa les épaules en souriant.
—Oh! il y a longtemps que Rickham m’a découvert, répondit-il négligemment.
Puis il passa son bras sous le mien.
—Venez voir le reste de la maison, ajouta-t-il.
Il me fit tout visiter avec une espèce de vanité bourgeoise: les salles de bain, les tuyaux acoustiques, les armoires, enfin toutes les complications et tous les multiples raffinements de l’installation moderne; et, chaque fois que j’exprimais mon admiration, il répétait avec une indifférence affectée, mais en bombant un peu la poitrine:
—Oui, je ne sais vraiment pas comment on peut vivre sans cela.
C’était certainement la fin qu’on eût pu prévoir pour lui. Seulement il était, malgré tout, si beau, si charmant, si séduisant, que j’étais tenté de lui crier: «Soyez donc mécontent de vos loisirs», comme autrefois j’avais eu envie de lui dire: «Soyez donc mécontent de vos œuvres!» Mais le cri s’arrêta sur mes lèvres.
—Voilà mon sanctuaire, continua-t-il, en me conduisant dans une pièce sombre et modeste, au bout du large corridor.
C’était un cabinet carré, sobrement meublé de fauteuils en cuir: pas de choses à «effet», pas de bric-à-brac, rien qui rappelât le cabinet de travail de l’homme célèbre, destiné à être reproduit dans les revues artistiques; et, ce qui me frappait surtout, aucune apparence d’atelier.
Cela paraissait prouver la rupture définitive de Jack avec sa vie d’autrefois.
—Vous ne vous occupez plus jamais de peinture? demandai-je en cherchant toujours des yeux une trace quelconque de son art.
—Jamais, dit-il sèchement.
—Ni d’aquarelles? ni d’eaux-fortes?
Son œil souriant s’assombrit et ses joues pâlirent un peu sous le hâle.
—Je n’y songe même pas, mon cher, pas plus que si je n’avais jamais manié un pinceau.
Et, à son ton, j’eus l’intuition qu’il ne pensait qu’à cela. Je m’éloignais un peu, instinctivement embarrassé par ma découverte inattendue, et mon regard tomba sur un petit tableau placé au-dessus de la cheminée, le seul objet ornant les sombres boiseries de la pièce.
—Sapristi! Un Stroud! m’écriai-je.
C’était l’esquisse d’un âne, d’un vieil âne usé, debout à la pluie, s’abritant sous un pan de mur.
Jack se tut, mais je sentis derrière moi sa respiration pressée.
—Quelle merveille! C’est fait avec deux traits, mais posé sur des bases immuables. Veinard! d’où avez-vous tiré ce chef-d’œuvre?
Il répondit lentement:
—Mrs Stroud me l’a donné.
—Ah! je ne savais même pas que vous connaissiez Stroud. Il était tellement farouche.
—Je ne l’ai connu qu’après... balbutia-t-il. Mrs Stroud me fit venir pour faire son portrait après sa mort.
—Après sa mort? Vous?
Je dus laisser percer par trop de surprise dans mon exclamation, car il répondit avec un léger ricanement:
—Ma foi, oui. Vous savez qu’elle est d’une naïveté désolante, cette pauvre femme; sa seule idée de faire faire le portrait de son mari par un peintre à la mode. Ah! le pauvre Stroud! Elle pensait que c’était le plus sûr moyen de faire connaître son talent, de forcer l’opinion du public!
—C’était son histoire. Elle avait foi en lui, ou, du moins, le croyait. Mais elle n’admettait pas de n’avoir pas tous les gens du monde avec elle. Elle était désespérée, les jours de vernissage, que l’on pût s’approcher librement de ses tableaux. Pauvre femme! Ce n’est qu’un être incomplet, qui a besoin de s’appuyer sur les autres. Stroud est le seul être complet que j’aie jamais connu.
—Que vous ayez jamais connu? Mais vous venez de dire...
Gisburn eut un étrange sourire.
—Oh! je l’ai connu et il m’a connu, mais après sa mort seulement.
Je baissai instinctivement la voix:
—Quand sa femme vous a envoyé chercher?
—Oui. Elle n’en avait pas compris l’ironie! Elle désirait qu’il fût justifié,—et par moi!
Il rit de nouveau, et jeta la tête en arrière pour contempler l’esquisse de l’âne.
—Il y a eu des jours où je ne pouvais pas regarder cette esquisse. Mais je me suis forcé à la placer ici, et maintenant elle m’a guéri. Oui, guéri. Voilà pourquoi je ne barbouille plus de couleurs, mon cher Rickham; ou plutôt c’est à cause de Stroud lui-même.
Pour la première fois, ma vague curiosité au sujet de mon ami se changea en un désir sérieux de le mieux comprendre.
—Racontez-moi donc comment c’est arrivé, lui dis-je.
Il continuait à regarder le petit tableau, en roulant entre ses doigts une cigarette qu’il avait oublié d’allumer. Tout à coup il se tourna vers moi:
—Oui, je vous le raconterai volontiers, parce que je vous ai toujours soupçonné de mépriser mes œuvres.
Je fis un geste de protestation qu’il arrêta avec un haussement d’épaules plein de bonne humeur.
—Oh! mon cher, je m’en fichais quand j’avais foi en moi-même; et maintenant c’est un lien de plus entre nous!
Il eut un sourire ironique et poussa en avant un fauteuil.
—Là, installez-vous confortablement. Voici les cigares que vous aimez.
Il les plaça à ma portée, et continua à arpenter la pièce, en s’arrêtant de temps à autre sous le tableau de l’âne.
—Comment c’est arrivé? Je vous le conterai en cinq minutes. Et cela n’a pas pris plus de temps!... Je me rappelle encore mon étonnement et ma joie en recevant la lettre de Mrs Stroud. Au fond de moi-même, j’avais, bien entendu, toujours senti qu’il n’avait pas son pareil, seulement j’avais suivi le courant, je m’étais fait l’écho des platitudes que l’on débitait sur lui dans le monde, et j’avais fini par croire que Stroud n’était qu’un «raté», un de ceux qui restent en arrière. Et sapristi! il est resté en arrière, mais c’est parce qu’il devait demeurer! Nous autres, nous avons dû nous laisser pousser en avant ou sombrer, mais Stroud était bien au-dessus du courant, il reposait sur des bases immuables, comme vous le disiez.
J’allai donc chez lui dans les meilleures dispositions. J’étais même attendri à la pensée émouvante qu’il aurait, après sa carrière manquée, la gloire posthume d’être peint par moi! J’avais l’intention de faire le portrait gratuitement: je le dis à Mrs Stroud lorsqu’elle commença à bégayer quelque chose sur son peu de fortune. Je me vois encore lui répondant dans un élan superbe que l’honneur était pour moi. Oh! j’étais généreux, mon cher Rickham! Je posais pour moi-même comme si j’avais été mon propre modèle.
On me conduisit auprès du lit mortuaire, et on m’y laissa. J’avais envoyé d’avance tous mes accessoires et il ne me restait plus qu’à placer le chevalet et à me mettre au travail.
Stroud n’était mort que vingt-quatre heures auparavant, de la rupture d’un anévrisme qui avait laissé le visage intact et sans trace de souffrance. Je l’avais rencontré une ou deux fois dans ma vie, et il m’avait paru plutôt insignifiant. Mais je vis maintenant qu’il était superbe. J’en fus heureux d’abord au point de vue esthétique, heureux d’avoir un tel «sujet» à traiter. Puis, comme je me mettais au travail, j’eus subitement l’étrange impression que Stroud était encore en vie! Je commençai à esquisser sa tête, et je sentis son regard qui s’appuyait sur moi... Alors je me demandai: «S’il m’observait vraiment, que dirait-il de ma manière de travailler?» Cette pensée était tellement obsédante que mes traits devinrent hésitants. J’étais de plus en plus nerveux et indécis...
Une fois, en levant la tête, je crus le voir sourire dans sa barbe grise, comme s’il eût possédé un secret qu’il s’amusait à me cacher. Ceci m’exaspéra encore davantage.
Son secret? Mais j’en avais, moi, un secret qui valait mille fois mieux que le sien! Je me mis à l’ouvrage avec rage, et j’essayai quelques-uns de mes coups d’audace; je les «ratai» tous. Je vis bien qu’il ne regardait pas ces «trompe-l’œil». Je ne pouvais détourner son attention; son œil demeurait fixé sur l’œuvre elle-même, dans ce qu’elle avait vraiment de difficile, et c’étaient ces difficultés que j’avais toujours éludées ou cachées par de jolies taches de couleur. Mais comme il mettait tous mes mensonges à nu!
Je relevai de nouveau la tête et j’aperçus, pour la première fois, cette esquisse de l’âne, qui était accrochée au mur près du lit. Mrs Stroud me dit après que c’était la dernière œuvre de son mari,—un souvenir fixé d’une main tremblante, à l’époque où il était allé dans le Devonshire pour se soigner d’une crise au cœur. Ce n’était qu’une note prise à la hâte, mais c’était aussi toute son histoire artistique. Chaque trait révélait des années de travail persistant, tenace, dédaigneux. Un homme qui aurait toujours navigué avec le courant n’eût jamais eu la force de remonter le fleuve ainsi.
Je me remis à mon travail, et je continuai à tâtonner et à patauger; puis je regardai l’âne de nouveau. Je vis que dès le premier trait de son esquisse Stroud avait su où il voulait en venir. Il avait possédé son sujet, il se l’était assimilé, il l’avait pour ainsi dire réincarné. Et moi? Je n’avais créé aucune de mes œuvres,—je les avais simplement adoptées!... Enfin sous le regard de cet œil qui m’observait, je me sentis incapable de tracer un trait de plus. Incapable? Mais je l’avais toujours été! «Je n’avais jamais rien su.» Seulement, avec mes modèles et mon public, un empâtement un peu voyant suffisait pour cacher la chose. Je les aveuglais à coups de couleur... Eh! je m’aperçus que le regard du mort traversait cette couleur menteuse, pénétrait jusqu’aux dessous les plus cachés de mon œuvre.
Quand on parle une langue étrangère, même avec facilité, on dit la moitié du temps, non pas ce que l’on veut, mais ce que l’on peut! Et c’est ainsi que je peignais; en présence de ce mort qui me regardait, ce qu’on appelait ma «technique» s’effondrait comme un château de cartes. Il ne se moquait pas de moi, vous comprenez, ce pauvre Stroud, seulement il était là à m’observer, et sur ses lèvres, à travers sa barbe grise, je crus lire la question: «Savez-vous bien où vous allez en arriver?»
Si j’avais pu peindre cette question sur son visage, le portrait eût été un chef-d’œuvre. Puisque j’en étais incapable, il ne me restait qu’à le reconnaître, et cette grâce me fut donnée. Mais à cette minute, mon cher Rickham, que n’aurais-je donné pour avoir Stroud devant moi et l’entendre dire: «Ce n’est pas trop tard, mon garçon, je vais vous montrer comment il faut vous y prendre...»? C’était trop tard, ce l’eût été même si Stroud avait été vivant. Je pliai bagage et descendis chez Mrs Stroud. Bien entendu, je ne lui racontai pas ce que je viens de vous confier, elle n’y aurait rien compris. Je lui déclarai simplement que j’étais trop ému pour entreprendre le portrait de son mari. Cette idée lui plut, c’était une sentimentale! C’est même à cause de cela qu’elle me donna l’esquisse de l’âne. Mais elle était très désappointée de ne pas avoir le portrait, elle tenait tant à ce que son mari fût peint par un artiste en vogue! Je crus un moment qu’elle ne me lâcherait jamais, et, ne sachant plus comment me dépêtrer d’elle, je lui suggérai de faire venir Grindle. Oui, c’est moi qui ai lancé Grindle. Je dis à Mrs Stroud qu’il était l’homme de l’avenir; elle le répéta à ses amies et cela devint vrai...
Le petit Grindle fit le portrait de Stroud sans broncher; et elle accrocha ce portrait parmi les chefs-d’œuvre de son mari...
Gisburn se laissa tomber dans un fauteuil près du mien, et, la tête rejetée en arrière, contempla l’esquisse de l’âne.
—J’aime à me figurer que Stroud lui-même me l’aurait donnée, s’il avait pu dire ce jour-là ce qu’il pensait.
Et, en réponse à la question que je lui fis presque machinalement:
—Recommencer à peindre! s’écria-t-il, quand la seule chose qui me rapproche de lui est que j’ai eu le courage d’y renoncer?
Il se leva et posa la main sur mon épaule en riant:
—Seulement, l’ironie de la chose, c’est que je peins encore, puisque Grindle le fait pour moi! La race des Stroud ne se renouvelle pas de sitôt,—mais le peintre moyen a toujours une postérité!