Les mille et un fantômes
VII
ALBERT.
e même qu'à la première
interruption du récit de
M. Ledru, il se fît un moment
de silence.
Silence mieux respecté encore que la première fois, car on sentait qu'on approchait de la fin de l'histoire, et M. Ledru avait dit que, cette histoire, il n'aurait peut-être pas la force de la finir. Mais presque aussitôt il reprit:
—Trois mois s'étaient écoulés depuis cette soirée où il avait été question du départ de Solange, et, depuis cette soirée, pas un mot de séparation n'avait été prononcé.
Solange avait désiré un logement rue Taranne, Je l'avais pris sous le nom de Solange; je ne lui en connaissais pas d'autre, comme elle ne m'en connaissait pas d'autre qu'Albert. Je l'avais fait entrer dans une institution de jeunes filles en qualité de sous-maîtresse, et cela pour la soustraire plus sûrement aux recherches de la police révolutionnaire, devenues plus actives que jamais.
Les dimanches et les jeudis, nous les passions ensemble dans ce petit appartement de la rue Taranne: de la fenêtre de la chambre à coucher, nous voyions la place où nous nous étions rencontrés pour la première fois.
Chaque jour nous recevions une lettre; elle au nom de Solange, moi au nom d'Albert.
Ces trois mois avaient été les plus heureux de ma vie.
Cependant, je n'avais pas renoncé à ce dessein qui m'était venu à la suite de ma conversation avec le valet du bourreau. J'avais demandé et obtenu la permission de faire des expériences sur la persistance de la vie après le supplice, et ces expériences m'avaient démontré que la douleur survivait au supplice, et devait être terrible.
—Ah! voilà ce que je nie! s'écria le docteur.
—Voyons, reprit M. Ledru, nierez-vous que le couteau frappe à l'endroit de notre corps le plus sensible, à cause des nerfs qui y sont réunis? Nierez-vous que le cou renferme tous les nerfs des membres supérieurs: le sympathique, le vagus, le phrémius, enfin la moelle épinière, qui est la source même des nerfs qui appartiennent aux membres inférieurs? Nierez-vous que le brisement, que l'écrasement de la colonne vertébrale osseuse, ne produise une des plus atroces douleurs qu'il soit donné à une créature humaine d'éprouver?
—Soit, dit le docteur; mais cette douleur ne dure que quelques secondes.
—Oh! c'est ce que je nie à mon tour! s'écria M. Ledru avec une profonde conviction; et puis, ne durât-elle que quelques secondes, pendant ces quelques secondes, le sentiment, la personnalité, le moi, restent vivants; la tête entend, voit, sent et juge la séparation de son être, et qui dira si la courte durée de la souffrance peut compenser l'horrible intensité de cette souffrance1?
Footnote 1: (return) Ce n'est pas pour faire de l'horrible à froid que nous nous appesantissons sur un pareil sujet, mais il nous semble qu'au moment où l'on se préoccupe de l'abolition de la peine de mort, une pareille dissertation n'était pas oiseuse.
—Ainsi, à votre avis le décret de l'Assemblée constituante qui a substitué la guillotine à la potence était une erreur philanthropique, et mieux valait être pendu que décapité?
—Sans aucun doute, beaucoup se sont pendus ou ont été pendus, qui sont revenus à la vie. Eh bien! ceux-là ont pu dire la sensation qu'ils ont éprouvée. C'est celle d'une apoplexie foudroyante, c'est-à-dire d'un sommeil profond sans aucune douleur particulière, sans aucun sentiment d'une angoisse quelconque, une espèce de flamme qui jaillit devant les yeux, et qui, peu à peu, se change en couleur bleue, puis en obscurité, lorsque l'on tombe en syncope. Et, en effet, docteur, vous savez cela mieux que personne. L'homme auquel on comprime le cerveau avec le doigt, à un endroit où manque un morceau du crâne, cet homme n'éprouve aucune douleur, seulement il s'endort. Eh bien! le même phénomène arrive quand le cerveau est comprimé par un amoncellement du sang. Or, chez le pendu, le sang s'amoncelle, d'abord parce qu'il entre dans le cerveau par les artères vertébrales, qui, traversant les canaux osseux du cou, ne peuvent être compromises, ensuite parce que, tendant à refluer par les veines du cou, il se trouve arrêté par le lien qui noue le cou et les veines.
—Soit, dit le docteur, mais revenons aux expériences. J'ai hâte d'arriver à cette fameuse tête qui a parlé.
Je crus entendre comme un soupir s'échapper de la poitrine de M. Ledru. Quant à voir son visage, c'était impossible. Il faisait nuit complète.
—Oui, dit-il, en effet, je m'écarte de mon sujet, docteur, revenons à mes expériences.
Malheureusement, les sujets ne me manquaient point.
Nous étions au plus fort des exécutions, on guillotinait trente ou quarante personnes par jour, et une si grande quantité de sang coulait sur la place de la Révolution, que l'on avait été obligé de pratiquer autour de l'échafaud, un fossé de trois pieds de profondeur.
Ce fossé était recouvert de planches.
Une de ces planches tourna sous le pied d'un enfant de huit ou dix ans, qui tomba dans ce hideux fossé et s'y noya.
Il va sans dire que je me gardai bien de dire à Solange à quoi j'occupais mon temps le jour où je ne la voyais pas; au reste, je dois avouer que j'avais d'abord éprouvé une si forte répugnance pour ces pauvres débris humains, que j'avais été effrayé de l'arrière-douleur que mes expériences ajoutaient peut-être au supplice. Mais enfin, je m'étais dit que ces études auxquelles je me livrais étaient faites au profit de la société tout entière, attendu que, si je parvenais jamais à faire partager mes convictions à une réunion de législateurs, j'arriverais peut-être à faire abolir la peine de mort.
Au fur et à mesure que mes expériences donnaient des résultats, je les consignais dans un mémoire.
Au bout de deux mois, j'avais fait sur la persistance de la vie après le supplice toutes les expériences que l'on peut faire. Je résolus de pousser ces expériences encore plus loin s'il était possible, à l'aide du galvanisme et de l'électricité.
On me livra le cimetière de Clamart, et l'on mit à ma disposition toutes les têtes et tous les corps des suppliciés.
On avait changé pour moi en laboratoire une petite chapelle qui était bâtie à l'angle du cimetière. Vous le savez, après avoir chassé les rois de leurs palais, on chassa Dieu de ses églises.
J'avais là une machine électrique, et trois ou quatre de ces instruments appelés excitateurs.
Vers cinq heures arrivait le terrible convoi. Les corps étaient pêle-mêle dans le tombereau, les tètes pêle-mêle dans un sac.
Je prenais au hasard une ou deux têtes et un ou deux corps; on jetait le reste dans la fosse commune.
Le lendemain, les têtes et les corps sur lesquels j'avais expérimenté la veille étaient joints au convoi du jour. Presque toujours mon frère m'aidait dans ces expériences.
Au milieu de tous ces contacts avec la mort, mon amour pour Solange augmentait chaque jour. De son côté, la pauvre enfant m'aimait de toutes les forces de son coeur.
Bien souvent j'avais pensé à en faire ma femme, bien souvent nous avions mesuré le bonheur d'une pareille union; mais, pour devenir ma femme, il fallait que Solange dît son nom, et son nom, qui était celui d'un émigré, d'un aristocrate, d'un proscrit, portait la mort avec lui.
Son père lui avait écrit plusieurs fois pour hâter son départ, mais elle lui avait dit notre amour. Elle lui avait demandé son consentement à notre mariage, qu'il avait accordé; tout allait donc bien de ce côté-là.
Cependant, au milieu de tous ces procès terribles, un procès plus terrible que les autres nous avait profondément attristés tous deux.
C'était le procès de Marie-Antoinette.
Commencé le 4 octobre, ce procès se suivait avec activité: le 14 octobre, elle avait comparu devant le tribunal révolutionnaire, le 16 à quatre heures du matin, elle avait été condamnée; le même jour, à onze heures, elle était montée sur l'échafaud.
Le matin, j'avais reçu une lettre de Solange, qui m'écrivait qu'elle ne voulait point laisser passer une pareille journée sans me voir.
J'arrivai vers deux heures à notre petit appartement de la rue Taranne, et je trouvai Solange toute en pleurs. J'étais moi-même profondément affecté de cette exécution. La reine avait été si bonne pour moi dans ma jeunesse, que j'avais gardé un profond souvenir de cette bonté.
Oh! je me souviendrai toujours de cette journée; c'était un mercredi: il y avait dans Paris plus que de la tristesse, il y avait de la terreur.
Quant à moi, j'éprouvais un étrange découragement, quelque chose comme le pressentiment d'un grand malheur. J'avais voulu essayer de rendre des forces à Solange, qui pleurait, renversée dans mes bras, et les paroles consolatrices m'avaient manqué, parce que la consolation n'était pas dans mon coeur.
Nous passâmes, comme d'habitude, la nuit ensemble; notre nuit fut plus triste encore que notre journée. Je me rappelle qu'un chien, enfermé dans un appartement au-dessous du nôtre, hurla jusqu'à deux heures du matin.
Le lendemain nous nous informâmes: son maître était sorti en emportant la clef; dans la rue, il avait été arrêté, conduit au tribunal révolutionnaire; condamné à trois heures, il avait été exécuté à quatre.
Il fallait nous quitter; les classes de Solange commençaient à neuf heures du matin. Son pensionnat était situé près du Jardin des Plantes. J'hésitai longtemps à la laisser aller. Elle-même ne pouvait se résoudre à me quitter. Mais rester deux jours dehors, c'était s'exposer à des investigations toujours dangereuses dans la situation de Solange.
Je fis avancer une voiture, et la conduisis jusqu'au coin de la rue des Fossés-Saint-Bernard; là je descendis pour la laisser continuer son chemin. Pendant toute la route, nous nous étions tenus embrassés sans prononcer une parole, mêlant nos larmes, qui coulaient jusque sur nos lèvres, mêlant leur amertume à la douceur de nos baisers.
Je descendis du fiacre; mais, au lieu de m'en aller de mon côté, je restai cloué à la même place, pour voir plus longtemps la voiture qui l'emportait. Au bout de vingt pas, la voiture s'arrêta, Solange passa sa tête par la portière, comme si elle eût deviné que j'étais encore là. Je courus à elle. Je remontai dans le fiacre; je refermai les glaces. Je la pressai encore une fois dans mes bras. Mais, neuf heures sonnèrent à Saint-Étienne-du-Mont. J'essuyai ses larmes, je fermai ses lèvres d'un triple baiser, et, sautant en bas de la voiture, je m'éloignai tout courant.
Il me sembla que Solange me rappelait; mais toutes ces larmes, toutes ces hésitations pouvaient être remarquées. J'eus le fatal courage de ne pas me retourner.
Je rentrai chez moi désespéré. Je passai la journée à écrire à Solange; le soir, je lui envoyai un volume.
Je venais de faire jeter ma lettre à la poste lorsque j'en reçus une d'elle.
Elle avait été fort grondée; on lui avait fait une foule de questions, et on l'avait menacée de lui retirer sa première sortie.
Sa première sortie était le dimanche suivant; mais Solange me jurait qu'en tout cas, dût-elle rompre avec la maîtresse de pension, elle me verrait ce jour-là.
Moi aussi, je le jurai; il me semblait que, si j'étais sept jours sans la voir, ce qui arriverait si elle n'usait pas de sa première sortie, je deviendrais fou.
D'autant plus que Solange exprimait quelque inquiétude: une lettre qu'elle avait trouvée à sa pension en y rentrant, et qui venait de son père, lui paraissait avoir été décachetée.
Je passai une mauvaise nuit, une plus mauvaise journée le lendemain. J'écrivis comme d'habitude à Solange, et, comme c'était mon jour d'expériences, vers trois heures je passai chez mon frère afin de l'emmener avec moi à Clamart.
Mon frère n'était pas chez lui; je partis seul.
Il faisait un temps affreux; la nature, désolée, se fondait en pluie, de cette pluie froide et torrentueuse qui annonce l'hiver. Tout le long de mon chemin j'entendais les crieurs publics hurler d'une voix éraillée la liste des condamnés du jour; elle était nombreuse: il y avait des hommes, des femmes et des enfants. La sanglante moisson était abondante, et les sujets ne me manqueraient pas pour la séance que j'allais faire le soir.
Les jours finissaient de bonne heure. A quatre heures, j'arrivai à Clamart; il faisait presque nuit.
L'aspect de ce cimetière, avec ses vastes tombes fraîchement remuées, avec ses arbres rares et cliquetant au vent comme des squelettes, était sombre et presque hideux.
Tout ce qui n'était pas terre retournée était herbe, chardons ou orties. Chaque jour la terre retournée envahissait la terre verte.
Au milieu de tous ces boursouflements du sol, la fosse du jour était béante et attendait sa proie; on avait prévu le surcroît de condamnés, et la fosse était plus grande que d'habitude.
Je m'en approchai machinalement. Tout le fond était plein d'eau; pauvres cadavres nus et froids qu'on allait jeter dans cette eau froide comme eux!
En arrivant près de la fosse, mon pied glissa, et je faillis tomber dedans; mes cheveux se hérissèrent. J'étais mouillé, j'avais le frisson, je m'acheminai vers mon laboratoire.
C'était, comme je l'ai dit, une ancienne chapelle; je cherchai des yeux; pourquoi cherchai-je? cela, je n'en sais rien. Je cherchai des yeux s'il restait à la muraille, ou sur ce qui avait été l'autel, quelque signe de culte; la muraille était nue, l'autel était ras. A la place où était autrefois le tabernacle, c'est-à-dire Dieu, c'est-à-dire la vie, il y avait un crâne dépouillé de sa chair et de ses cheveux, c'est-à-dire la mort, c'est-à-dire le néant.
J'allumai ma chandelle; je la posai sur ma table à expériences, toute chargée de ces outils de forme étrange que j'avais inventés moi-même, et je m'assis, rêvant à quoi? à cette pauvre reine que j'avais vue si belle, si heureuse, si aimée; qui, la veille, poursuivie des imprécations de tout un peuple, avait été conduite en charrette à l'échafaud, et qui, à cette heure, la tête séparée du corps, dormait dans la bière des pauvres, elle qui avait dormi sous les lambris dorés des Tuileries, de Versailles et de Saint-Cloud.
Pendant que je m'abîmais dans ces sombres réflexions, la pluie redoublait, le vent passait en larges rafales, jetant sa plainte lugubre parmi les branches des arbres, parmi les tiges des herbes qu'il faisait frissonner.
A ce bruit se mêla bientôt comme un roulement de tonnerre lugubre; seulement ce tonnerre, au lieu de gronder dans les nues, bondissait sur le sol, qu'il faisait trembler.
C'était le roulement du rouge tombereau, qui revenait de la place de la Révolution, et qui entrait à Clamart.
La porte de la petite chapelle s'ouvrit, et deux hommes ruisselait d'eau entrèrent portant un sac.
L'un était ce même Legros que j'avais visité en prison, l'autre était un fossoyeur.
—Tenez, monsieur Ledru, me dit le valet du bourreau, voilà votre affaire; vous n'avez pas besoin de vous presser ce soir; nous vous laissons tout le bataclan; demain, on les enterrera; il fera jour; ils ne s'enrhumeront pas pour avoir passé une nuit à l'air.
Et, avec un rire hideux, ces deux stipendiés de la mort posèrent leur sac dans l'angle, près de l'ancien autel à ma gauche devant moi.
Puis ils sortirent sans refermer la porte, qui se mit à battre contre son chambranle, laissant passer des bouffées de vent qui faisaient vaciller la flamme de ma chandelle, qui montait pâle, et pour ainsi dire mourante, le long de sa mèche noircie.
Je les entendis dételer le cheval, fermer le cimetière et partir, laissant le tombereau plein de cadavres.
J'avais eu grande envie de m'en aller avec eux; mais je ne sais pourquoi quelque chose me retenait à ma place, tout frissonnant. Certes, je n'avais pas peur; mais le bruit de ce vent, le fouettement de cette pluie, le cri de ces arbres qui se tordaient, les sifflements de cet air qui faisait trembler ma lumière, tout cela secouait sur ma tête un vague effroi qui, de la racine humide de mes cheveux, se répandait par tout mon corps.
Tout à coup, il me sembla qu'une voix douce et lamentable à la fois, qu'une voix qui partait de l'enceinte même de la petite chapelle, prononçait le nom d'Albert.
Oh! pour le coup, je tressaillis. Albert!... Une seule personne au monde me nommait ainsi.
Mes yeux égarés firent lentement le tour de la petite chapelle, dont, si étroite qu'elle fut, ma lumière ne suffisait pas pour éclairer les parois, et s'arrêtèrent sur le sac dressé à l'angle de l'autel, et dont la toile sanglante et bosselée indiquait le funèbre contenu.
Au moment où mes yeux s'arrêtaient sur le sac, la même voix, mais plus faible, mais plus lamentable encore, répéta le même nom:
—Albert!
Je me redressai froid d'épouvante: cette voix semblait venir de l'intérieur du sac.
Je me tâtai pour savoir si je dormais ou si j'étais éveillé; puis, roide, marchant comme un homme de pierre, les bras étendus, je me dirigeai vers le sac, où je plongeai une de mes mains.
Alors, il me sembla que des lèvres encore tièdes s'appuyaient sur ma main.
J'en étais à ce degré de terreur où l'excès de la terreur même nous rend le courage. Je pris cette tête, et, revenant à mon fauteuil, où je tombai assis, je la posai sur la table.
Oh! je jetai un cri terrible. Cette tête, dont les lèvres semblaient tièdes encore, dont les yeux étaient à demi fermés, c'était la tête de Solange!
Je crus être fou.
Je criai trois fois:
—Solange! Solange! Solange!
À la troisième fois, les yeux se rouvrirent, me regardèrent, laissèrent tomber deux larmes, et, jetant une flamme humide comme si l'âme s'en échappait, se refermèrent pour ne plus se rouvrir.
Je me levai fou, insensé, furieux; je voulais fuir; mais, en me relevant, j'accrochai la table avec le pan de mon habit; la table tomba, entraînant la chandelle qui s'éteignit, la tête qui roula, m'entraînant moi-môme éperdu. Alors il me sembla, couché à terre, voir cette tête glisser vers la mienne sur la pente des dalles: ses lèvres touchèrent mes lèvres, un frisson de glace passa par tout mon corps; je jetai un gémissement, et je m'évanouis.
Le lendemain, à six heures du matin, les fossoyeurs me retrouvèrent aussi froid que la dalle sur laquelle j'étais couché.
Solange, reconnue par la lettre de son père, avait été arrêtée le jour même, condamnée le jour même et exécutée le jour même.
Cette tête qui m'avait parlé, ces yeux qui m'avaient regardé, ces lèvres qui avaient baisé mes lèvres, c'étaient les lèvres, les yeux, la tête de Solange.
Vous savez, Lenoir, continua M. Ledru, se retournant vers le chevalier, c'est à cette époque que je faillis mourir.
VIII
LE CHAT, L'HUISSIER ET LE SQUELETTE.
'effet produit par le récit
de M. Ledru fut terrible;
nul de nous ne songea à
réagir contre cette impression,
pas même le docteur.
Le chevalier Lenoir, interpellé par M. Ledru, répondait par un simple signe d'adhésion; la dame pâle, qui s'était un instant soulevée sur son canapé, était retombée au milieu de ses coussins, et n'avait donné signe d'existence que par un soupir; le commissaire de police, qui ne voyait pas dans tout cela matière à verbaliser, ne soufflait pas le mot. Pour mon compte, je notais tous les détails de la catastrophe dans mon esprit, afin de les retrouver, s'il me plaisait de les raconter un jour, et, quant à Alliette et à l'abbé Moulle, l'aventure rentrait trop complètement dans leurs idées pour qu'ils essayassent de la combattre.
Au contraire, l'abbé Moulle rompit le premier le silence, et, résumant en quelque sorte l'opinion générale:
—Je crois parfaitement à ce que vous venez de nous raconter, mon cher Ledru, dit-il; mais comment vous expliquez-vous ce fait? comme on dit en langage matériel.
—Je ne me l'explique pas, dit M. Ledru; je le raconte; voilà tout.
—Oui, comment l'expliquez-vous? demanda le docteur, car enfin, quelle que soit la persistance de la vie, vous n'admettez pas qu'au bout de deux heures une tête coupée parle, regarde, agisse?
—Si je me l'étais expliqué, mon cher docteur, dit M. Ledru, je n'aurais pas fait, à la suite de cet événement, une si terrible maladie.
—Mais enfin, docteur, dit le chevalier Lenoir, comment l'expliquez-vous vous-même? car vous n'admettez point que Ledru vienne de nous raconter une histoire inventée à plaisir; sa maladie est un fait matériel aussi.
—Parbleu! la belle affaire! Par une hallucination. M. Ledru a cru voir, M. Ledru a cru entendre; c'est exactement pour lui comme s'il avait vu, entendu. Les organes qui transmettent la perception au sensorium, c'est-à-dire au cerveau, peuvent être troublés par les circonstances qui influent sur eux; dans ce cas-là, ils se troublent, et, en se troublant, transmettent des perceptions fausses: on croit entendre, on entend; on croit voir, et on voit.
Le froid, la pluie, l'obscurité, avaient troublé les organes de M. Ledru, voilà tout. Le fou aussi voit et entend ce qu'il croit voir et entendre; l'hallucination est une folie momentanée; on en garde la mémoire lorsqu'elle a disparu. Voilà tout.
—Mais quand elle ne disparaît pas? demanda l'abbé Moulle.
—Eh bien! alors la maladie rentre dans l'ordre des maladies incurables, et l'on en meurt.
—Et avez-vous traité parfois ces sortes de maladies, docteur?
—Non, mais j'ai connu quelques médecins les ayant traitées, et entre autres un docteur anglais qui accompagnait Walter Scott à son voyage en France.
—Lequel vous a raconté?...
—Quelque chose de pareil à ce que vient de nous dire notre hôte, quelque chose peut-être de plus extraordinaire même.
—Et que vous expliquez par le côté matériel? demanda l'abbé Moulle.
—Naturellement.
—Et ce fait qui vous a été raconté par le docteur anglais, vous pouvez nous le raconter, à nous?
—Sans doute.
—Ah! racontez, docteur, racontez.
—Le faut-il?
—Mais sans doute! s'écria tout le monde.
—Soit. Le docteur qui accompagnait Walter Scott en France se nommait le docteur Sympson: c'était un des hommes les plus distingués de la Faculté d'Édimbourg, et lié, par conséquent, avec les personnes les plus considérables de la ville.
Au nombre de ces personnes était un juge au tribunal criminel dont il ne m'a pas dit le nom. Le nom était le seul secret qu'il trouvât convenable de garder dans toute cette affaire.
Ce juge, auquel il donnait des soins habituels comme docteur, sans aucune cause apparente de dérangement dans la santé, dépérissait à vue d'oeil: une sombre mélancolie s'était emparée de lui. Sa famille avait, en différentes occasions, interrogé le docteur, et le docteur, de son côté, avait interrogé son ami sans tirer autre chose de lui que des réponses vagues qui n'avaient fait qu'irriter son inquiétude en lui prouvant qu'un secret existait, mais que, ce secret, le malade ne voulait pas le dire.
Enfin, un jour le docteur Sympson insista tellement pour que son ami lui avouât qu'il était malade, que celui-ci lui prenant les mains avec un sourire triste:
—Eh bien! oui, lui dit-il, je suis malade, et ma maladie, cher docteur, est d'autant plus incurable, qu'elle est tout entière dans mon imagination.
—Comment! dans votre imagination?
—Oui, je deviens fou.
—Vous devenez fou! Et en quoi? je vous le demande. Vous avez le regard lucide, la voix calme (il lui prit la main), le pouls excellent.
—Et voilà justement ce qui fait la gravité de mon état, cher docteur, c'est que je le vois et que je le juge.
—Mais enfin en quoi consiste votre folie?
—Fermez la porte, qu'on ne nous dérange pas, docteur, et je vais vous la dire.
Le docteur ferma la porte et revint s'asseoir près de son ami.
—Vous rappelez-vous, lui dit le juge, le dernier procès criminel dans lequel j'ai été appelé à prononcer un jugement?
—Oui, sur un bandit écossais qui a été par vous condamné à être pendu, et qui l'a été.
—Justement. Eh bien! au moment où je prononçais l'arrêt, une flamme jaillit de ses yeux, et il me montra le poing en me menaçant. Je n'y fis point attention... De pareilles menaces sont fréquentes chez les condamnés. Mais, le lendemain de l'exécution, le bourreau se présenta chez moi, me demandant humblement pardon de sa visite; mais me déclarant qu'il avait cru devoir m'avertir d'une chose: le bandit était mort en prononçant une espèce de conjuration contre moi, et en disant que, le lendemain à six heures, heure à laquelle il avait été exécuté, j'aurais de ses nouvelles.
Je crus à quelque surprise de ses compagnons, à quelque vengeance à main armée, et, lorsque vinrent six heures, je m'enfermai dans mon cabinet, avec une paire de pistolets sur mon bureau.
Six heures sonnèrent à la pendule de ma cheminée. J'avais été préoccupé toute la journée de cette révélation de l'exécuteur. Mais le dernier coup de marteau vibra sur le bronze sans que j'entendisse rien autre chose qu'un certain ronronnement dont j'ignorais la cause. Je me retournai, et j'aperçus un gros chat noir et couleur de feu. Comment était-il entré? c'était impossible à dire; mes portes et mes fenêtres étaient closes. Il fallait qu'il eût été enfermé dans la chambre pendant la journée.
Je n'avais pas goûté; je sonnai, mon domestique vint, mais il ne put entrer, puisque je m'étais enfermé en dedans; j'allai à la porte et je l'ouvris. Alors je lui parlai du chat noir et couleur de feu; mais nous le cherchâmes inutilement, il avait disparu.
Je ne m'en préoccupai point davantage; la soirée se passa, la nuit vint, pais le jour, puis la journée s'écoula, puis six heures sonnèrent. Au même instant, j'entendis le même bruit derrière moi, et je vis le même chat.
Cette fois, il sauta sur mes genoux.
Je n'ai aucune antipathie pour les chats, et cependant cette familiarité me causa une impression désagréable. Je le chassai de dessus mes genoux. Mais à peine fut-il à terre, qu'il sauta de nouveau sur moi. Je le repoussai, mais aussi inutilement que la première fois. Alors, je me levai, je me promenai par la chambre, le chat me suivit pas à pas; impatienté de cette insistance, je sonnai comme la veille, mon domestique entra, Mais le chat s'enfuit sous le lit, où nous le cherchâmes inutilement; une fois sous le lit, il avait disparu.
Je sortis pendant la soirée. Je visitai deux ou trois amis, puis je revins à la maison, où je rentrai, grâce à un passe-partout.
Comme je n'avais point de lumière, je montai doucement l'escalier de peur de me heurter à quelque chose. En arrivant à la dernière marche, j'entendis mon domestique qui causait avec la femme de chambre de ma femme.
Mon nom prononcé fit que je prêtai attention à ce qu'il disait, et alors je l'entendis raconter toute l'aventure de la veille et du jour; seulement il ajoutait: Il faut que monsieur devienne fou, il n'y avait, pas plus de chat noir et couleur de feu dans la chambre qu'il n'y en avait dans ma main.
Ces quelques mots m'effrayèrent: ou la vision: était réelle, ou elle était fausse; si la vision était réelle, j'étais sous le poids d'un fait surnaturel; si la vision était fausse, si je croyais voir une chose, qui n'existait pas, comme l'avait dit mon domestique, je devenais fou.
Vous devinez, mon cher ami, avec quelle impatience, mêlée de crainte, j'attendis six heures. Le lendemain, sous un prétexte de rangement, je retins mon domestique près de moi; six heures sonnèrent tandis qu'il était là; au dernier coup du timbre j'entendis le même bruit et je revis mon chat.
Il était assis à côté de moi.
Je demeurai un instant sans rien dire, espérant que mon domestique apercevrait l'animal et m'en parlerait le premier; mais il allait et venait dans ma chambre sans paraître rien voir.
Je saisis un moment où, dans la ligne qu'il devait parcourir pour accomplir l'ordre que j'allais lui donner, il lui fallait passer presque sur le chat.
—Mettez ma sonnette sur ma table, John, lui dis-je.
Il était à la tête de mon lit, la sonnette était sur la cheminée; pour aller de la tête de mon lit à la cheminée, il lui fallait nécessairement marcher sur l'animal.
Il se mit en mouvement; mais, au moment où son pied allait se poser sur lui, le chat sauta sur mes genoux.
John ne le vit pas, ou du moins ne parut pas le voir.
J'avoue qu'une sueur froide passa sur mon front, et que ces mots: «Il faut que monsieur devienne fou,» se représentèrent d'une façon terrible à ma pensée.
—John, lui dis-je, ne voyez-vous rien sur mes genoux?
John me regarda. Puis, comme un homme qui prend une résolution:
—Si, monsieur, dit-il, je vois un chat.
Je respirai.
Je pris, le chat, et lui dis:
—En ce cas, John, portez-le dehors, je vous prie.
Ses mains vinrent au-devant des miennes; je lui posai l'animal sur les bras; puis, sur un signe de moi, il sortit.
J'étais un peu rassuré; pendant dix minutes, je regardai autour de moi avec un reste d'anxiété; mais, n'ayant aperçu aucun être vivant appartenant à une espèce animale quelconque, je résolus de voir ce que John avait fait du chat.
Je sortis donc de ma chambre dans l'intention de le lui demander, lorsqu'en mettant le pied sur le seuil de la porte du salon j'entendis un grand éclat de rire qui venait du cabinet de toilette de ma femme. Je m'approchai doucement sur la pointe du pied, et j'entendis la voix de John.
—Ma chère amie, disait-il à la femme de chambre, monsieur ne devient pas fou: non, il l'est. Sa folie, tu sais, c'est de voir un chat noir et codeur de feu. Ce soir, il m'a demandé si je ne voyais pas ce chat sur ses genoux.
—Et qu'as-tu répondu? demanda la femme de chambre.
—Pardieu! j'ai répondu que je le voyais, dit John. Pauvre cher homme, je n'ai pas voulu le contrarier; alors devine ce qu'il a fait.
—Comment veux-tu que je devine?
—Eh bien! il a pris le prétendu chat sur ses genoux, il me l'a posé sur les bras, et il m'a dit: «Emporte! emporte!» J'ai bravement emporté le chat, et il a été satisfait.
—Mais, si tu as emporté le chat, le chat existait donc?
—Eh non! le chat n'existait que dans son imagination Mais à quoi cela lui aurait-il servi quand je lui aurais dit la vérité? à me faire mettre à la porte; ma foi non, je suis bien ici, et j'y reste. Il me donne vingt-cinq livres par an pour voir un chat: je le vois. Qu'il m'en donne trente, et j'en verrai deux.
Je n'eus pas le courage d'en entendre davantage. Je poussai un soupir, et je rentrai dans ma chambre.
Ma chambre était vide...
Le lendemain, à six heures, comme d'habitude, mon compagnon se retrouva près de moi, et ne disparut que le lendemain au jour.
Que vous dirai-je? mon ami, continua le malade, pendant un mois, la même apparition se renouvela chaque soir, et je commençais à m'habituer à sa présence quand, le trentième jour après l'exécution, six heures sonnèrent sans que le chat parût.
Je crus en être débarrassé, je ne dormis pas de joie: toute la matinée du lendemain, je poussai, pour ainsi dire, le temps devant moi; j'avais hâte d'arriver à l'heure fatale. De cinq heures à six heures, mes yeux ne quittèrent pas ma pendule. Je suivais la marche de l'aiguille avançant de minute en minute.
Enfin, elle atteignit le chiffre XII; le frémissement de l'horloge se fit entendre; puis, le marteau frappa le premier coup, le deuxième, le troisième, le quatrième, le cinquième, le sixième enfin!...
Au sixième coup, ma porte s'ouvrit, dit le mal heureux juge, et je vis entrer une espèce d'huissier de la chambre, costumé comme s'il eût été au service du lord-lieutenant d'Écosse.
Ma première idée fut que le lord-lieutenant m'envoyait quelque message, et j'étendis la main vers mon inconnu. Mais il ne parut avoir fait aucune attention à mon geste; il vint se placer derrière mon fauteuil.
Je n'avais pas besoin de me retourner pour le voir: j'étais en face d'une glace; et, dans cette glace, je le voyais.
Je me levai et je marchai; il me suivit à quelques pas.
Je revins à ma table, et je sonnai.
Mon domestique parut, mais il ne vit pas plus l'huissier qu'il n'avait vu le chat.
Je le renvoyai, et je restai avec cet étrange personnage, que j'eus le temps d'examiner tout à mon aise.
Il portait l'habit de cour, les cheveux en bourse, l'épée au côté, une veste brodée au tambour et son chapeau sous le bras.
À dix heures, je me couchai; alors, comme pour passer de son côté la nuit le plus commodément possible, il s'assit dans un fauteuil, en face de mon lit.
Je tournai la tête du côté de la muraille; mais, comme il me fut impossible de m'endormir, deux au trois fois je me retournai, et deux ou trois fois, à la lumière de ma veilleuse, je le vis dans le même fauteuil.
Lui non plus ne dormait pas.
Enfin, je vis les premiers rayons du jour se glisser dans ma chambre à travers les interstices des jalousies; je me retournai une dernière fois vers mon homme: il avait disparu, le fauteuil était vide.
Jusqu'au soir, je fus débarrassé de ma vision.
Le soir, il y avait réception chez le grand commissaire de l'église; sous prétexte de préparer mon costume de cérémonie, j'appelai mon domestique à six heures moins cinq minutes, lui ordonnant de pousser les verrous de la porte.
Il obéit.
Au dernier coup de six heures, je fixai les yeux sur la porte: la porte s'ouvrit, et mon huissier entra.
J'allai immédiatement à la porte: la porte était refermée; les verrous semblaient n'être point sortis de leur gâche; je me retourne: l'huissier était derrière mon fauteuil, et John allait et venait par la chambre sans paraître le moins du monde préoccupé de lui.
Il était évident qu'il ne voyait pas plus l'homme qu'il n'avait vu l'animal.
Je m'habillai.
Alors il se passa une chose singulière: plein d'attention pour moi, mon nouveau commensal aidait John dans tout ce qu'il faisait, sans que John s'aperçût qu'il fût aidé. Ainsi, John tenait mon habit par le collet, le fantôme le soutenait par les pans; ainsi, John me présentait ma culotte par la ceinture, le fantôme la tenait par les jambes.
Je n'avais jamais eu de domestique plus officieux.
L'heure de ma sortie arriva.
Alors, au lieu de me suivre, l'huissier me précéda, se glissa par la porte de ma chambre, descendit l'escalier, se tint le chapeau sous le bras derrière John, qui ouvrait la portière de la voiture, et, quand John l'eut fermée et eut pris sa place sur la tablette de derrière, il monta sur le siège du cocher, qui se rangea à droite pour lui faire place.
A la porte du grand commissaire de l'église, la voiture s'arrêta; John ouvrit la portière; mais le fantôme était déjà à son poste derrière lui. A peine avais-je mis pied à terre, que le fantôme s'élança devant moi, passant à travers les domestiques qui encombraient la porte d'entrée, et regardant si je le suivais.
Alors l'envie me prit de faire sur le cocher lui-même l'essai que j'avais fait sur John.
—Patrick, lui demandai-je, quel était donc l'homme qui était près de vous?
—Quel homme, Votre Honneur? demanda le cocher.
—L'homme qui était sur votre siège.
Patrick roula de gros yeux étonnés en regardant autour de lui.
—C'est bien, lui dis-je, je me trompais. Et j'entrai à mon tour.
L'huissier s'était arrêté sur l'escalier, et m'attendait. Dès qu'il me vit reprendre mon chemin, il reprit le sien, entra devant moi comme pour m'annoncer dans la salle de réception; puis, moi entré, il alla reprendre, dans l'antichambre, la place qui lui convenait.
Comme à John et comme à Patrick, le fantôme avait été invisible à tout le monde.
C'est alors que ma crainte se changea en terreur, et que je compris que, véritablement, je devenais fou.
Ce fut à partir de ce soir-là que l'on s'aperçut du changement qui se faisait en moi. Chacun me demanda quelle préoccupation me tenait, vous comme les autres.
Je retrouvai mon fantôme dans l'antichambre.
Comme à mon arrivée, il courut devant moi à mon départ, remonta sur le siège, rentra avec moi à la maison, derrière moi, dans ma chambre, et s'assit dans le fauteuil où il s'était assis la veille.
Alors, je voulus m'assurer s'il y avait quelque chose de réel et surtout de palpable dans cette apparition. Je fis un violent effort sur moi-même, et j'allai à reculons m'asseoir dans le fauteuil.
Je ne sentis rien, mais dans la glace je le vis debout derrière moi.
Comme la veille, je me couchai, mais à une heure du matin seulement. Aussitôt que je fus dans mon lit, je le vis dans mon fauteuil.
Le lendemain, au jour, il disparut.
La vision dura un mois.
Au bout d'un mois, elle manqua à ses habitudes et faillit un jour.
Cette fois, je ne crus plus, comme la première, à une disparition totale, mais à quelque modification terrible, et, au lieu de jouir de mon isolement, j'attendis le lendemain avec effroi.
Le lendemain, au dernier coup de six heures, j'entendis un léger frôlement dans les rideaux de mon lit, et, au point d'intersection qu'ils formaient dans la ruelle contre la muraille, j'aperçus un squelette.
Cette fois, mon ami, vous comprenez, c'était, si je puis m'exprimer ainsi, l'image vivante de la mort.
Le squelette était là, immobile, me regardant avec ses yeux vides.
Je me levai, je fis plusieurs tours dans ma chambre; la tête me suivait dans toutes mes évolutions. Les yeux ne m'abandonnèrent pas un instant; le corps demeurait immobile.
Celle nuit, je n'eus point le courage de me coucher. Je dormis, ou plutôt je restai les yeux fermés dans le fauteuil où se tenait d'habitude le fantôme, dont j'étais arrivé à regretter la présence.
Au jour, le squelette disparut.
J'ordonnai à John de changer mon lit de place et de croiser les rideaux.
Au dernier coup de six heures, j'entendis le même frôlement; je vis les rideaux s'agiter; puis j'aperçus les extrémités de deux mains osseuses qui écartaient les rideaux de mon lit, et, les rideaux écartés, le squelette prit dans l'ouverture la place qu'il avait occupée la veille.
Cette fois, j'eus le courage de me coucher.
La tête qui, comme la veille, m'avait suivi dans tous mes mouvements, s'inclina alors vers moi.
Les yeux qui, comme la veille, ne m'avaient pas un instant perdu de vue, se fixèrent alors sur moi.
Vous comprenez la nuit que je passai! Eh bien! mon cher docteur, voici vingt nuits pareilles que je passe. Maintenant, vous savez ce que j'ai; entreprendrez-vous encore de me guérir?
—J'essayerai du moins, répondit le docteur.
—Comment cela? voyons.
—Je suis convaincu que le fantôme que vous voyez n'existe que dans votre imagination.
—Que m'importe qu'il existe ou n'existe pas, si je le vois?
—Vous voulez que j'essaye de le voir, moi?
—Je ne demande pas mieux.
—Quand cela?
—Le plus tôt possible. Demain.
—Soit, demain... jusque-là, bon courage! Le malade sourit tristement.
Le lendemain, à sept heures du matin, le docteur entra dans la chambre de son ami.
—Eh bien! lui demanda-t-il, le squelette?
—Il vient de disparaître, répondit celui-ci d'une voix faible.
—Eh bien! nous allons nous arranger de manière à ce qu'il ne revienne pas ce soir.
—Faites.
—D'abord, vous dites qu'il entre au dernier tintement de six heures?
—Sans faute.
—Commençons par arrêter la pendule. Et il fixa le balancier.
—Que voulez-vous faire?
—Je veux vous ôter la faculté de mesurer le temps.
—Bien.
—Maintenant, nous allons maintenir les persiennes fermées, croiser les rideaux des fenêtres.
—Pourquoi cela?
—Toujours dans le même but, afin que vous ne puissiez vous rendre aucun compte de la marche de la journée.
—Faites.
—Les persiennes furent assurées, les rideaux tirés; on alluma des bougies.
—Tenez un déjeuner et un dîner prêt, John, dit le docteur, nous ne voulons pas être servis à à heures fixées, mais seulement quand j'appellerai.
—Vous entendez, John? dit le malade.
—Oui, monsieur.
—Puis, donnez-nous des cartes, des dés, des dominos, et laissez-nous.
Les objets demandés furent apportés par John, qui se retira.
Le docteur commença de distraire le malade de son mieux, tantôt causant, tantôt jouant avec lui; puis, lorsqu'il eut faim, il sonna.
John, qui savait dans quel but on avait sonné, apporta le déjeuner.
Après le déjeuner, la partie commença, et fut interrompue par un nouveau coup de sonnette du docteur.
John apporta le dîner.
On mangea, on but, on prit le café, et l'on se remit à jouer. La journée paraît longue ainsi passée en tête à tête. Le docteur crut avoir mesuré le temps dans son esprit, et que l'heure fatale devait être passée.
—Eh bien! dit-il en se levant, victoire!
—Comment! victoire? demanda le malade.
—Sans doute; il doit être au moins huit ou neuf heures, et le squelette n'est pas venu.
—Regardez à votre montre, docteur, puisque c'est la seule qui aille dans la maison, et, si l'heure est passée; ma foi, comme vous, je crierai victoire.
Le docteur regarda sa montre, mais ne dit rien.
—Vous vous étiez trompé, n'est-ce pas, docteur? dit le malade; il est six heures juste.
—Oui; eh bien?
—Eh bien! voilà le squelette qui entre.
Et le malade se rejeta en arrière avec un profond soupir.
Le docteur regarda de tous côtés.
—Où le voyez-vous donc? demanda-t-il.
—A sa place habituelle, dans la ruelle de mon lit, entre les rideaux.
Le docteur se leva, tira le lit, passa dans la ruelle et alla prendre entre les rideaux la place que le squelette était censé occuper.
—Et maintenant, dit-il, le voyez-vous toujours?
—Je ne vois plus le bas de son corps, attendu que le vôtre à vous me le cache, mais je vois son crâne.
—Où cela?
—Au-dessus de votre épaule droite. C'est comme si vous aviez deux têtes, l'une vivante, l'autre morte.
Le docteur, tout incrédule qu'il était, frissonna malgré lui.
Il se retourna, mais il ne vit rien.
—Mon ami, dit-il tristement en revenant au malade, si vous avez quelques dispositions testamentaires à faire, faites-les.
Et il sortit.
Neuf jours après, John, en entrant dans la chambre de son maître, le trouva mort dans son lit.
Il y avait trois mois, jour pour jour, que le bandit avait été exécuté.
IX
LES TOMBEAUX DE SAINT-DENIS.
h bien! qu'est-ce que cela
prouve, docteur? demanda
M. Ledru.
—Cela prouve que les organes qui transmettent au cerveau les perceptions qu'ils reçoivent peuvent se déranger par suite de certaines causes, au point d'offrir à l'esprit un miroir infidèle, et qu'en pareil cas on voit des objets et on entend des sons qui n'existent pas. Voilà tout.
—Cependant, dit le chevalier Lenoir avec la timidité d'un savant de bonne foi, cependant il arrive certaines choses qui laissent une trace, certaines prophéties qui ont un accomplissement. Comment expliquerez-vous, docteur, que des coups donnés par des spectres ont pu faire naître des places noires sur le corps de celui qui les a reçus? comment expliquerez-vous qu'une vision ait pu, dix, vingt, trente ans auparavant, révéler l'avenir? Ce qui n'existe pas peut-il meurtrir ce qui est ou annoncer ce qui sera?
—Ah! dit le docteur, vous voulez parler de la vision du roi de Suède.
—Non, je veux parler de ce que j'ai vu moi-même.
—Vous!
—Moi.
—Où cela?
—A Saint-Denis.
—Quand cela?
—En 1794, lors de la profanation des tombes.
—Ah! oui, écoutez cela, docteur, dit M. Ledru.
—Quoi? qu'avez-vous vu? dites.
—Voici. En 1793 j'avais été nommé directeur du Musée des monuments français, et, comme tel, je fus présent à l'exhumation des cadavres de l'abbaye de Saint-Denis, dont les patriotes éclairés avaient changé le nom en celui de Franciade. Je puis, après quarante ans, vous raconter les choses étranges qui ont signalé cette profanation.
La haine que l'on était parvenu à inspirer au peuple pour le roi Louis XVI, et que n'avait pu assouvir l'échafaud du 21 janvier, avait remonté aux rois de sa race: on voulut poursuivre la monarchie jusqu'à sa source, les monarques jusque dans leur tombe, jeter au vent la cendre de soixante rois.
Puis aussi peut-être eut-on la curiosité de voir si les grands trésors que l'on prétendait enfermés dans quelques-uns de ces tombeaux s'étaient conservés aussi intacts qu'on le disait.
Le peuple se rua donc sur Saint-Denis.
Du 6 au 8 août, il détruisit cinquante et un tombeaux, l'histoire de douze siècles.
Alors le gouvernement résolut de régulariser ce désordre, de fouiller pour son propre compte les tombeaux, et d'hériter de la monarchie, qu'il venait de frapper dans Louis XVI, son dernier représentant.
Puis il s'agissait d'anéantir jusqu'au nom, jusqu'au souvenir, jusqu'aux ossements des rois; il s'agissait de rayer de l'histoire quatorze siècles de monarchie.
Pauvres fous qui ne comprennent pas que les hommes peuvent parfois changer l'avenir... jamais le passé.
On avait préparé dans le cimetière une grande fosse commune sur le modèle des fosses des pauvres. C'est dans cette fosse et sur un lit de chaux que devaient être jetés, comme à une voirie, les ossements de ceux qui avaient fait de la France la première des nations, depuis Dagobert jusqu'à Louis XV.
Ainsi, satisfaction était donnée au peuple, mais surtout jouissance était donnée à ces législateurs, à ces avocats, à ces journalistes envieux, oiseaux de proie des révolutions, dont l'oeil est blessé par toute splendeur, comme l'oeil de leurs frères, les oiseaux de nuit, est blessé par toute lumière.
L'orgueil de ceux qui ne peuvent édifier est de détruire.
Je fus nommé inspecteur des fouilles; c'était pour moi un moyen de sauver une foule de choses précieuses. J'acceptai.
Le samedi 12 octobre, pendant que l'on instruisait le procès de la reine; je fis ouvrir le caveau des Bourbons du côté des chapelles souterraines, et je commençai par en tirer le cercueil de Henri IV, mort assassiné le 14 mai 1610, âgé de cinquante-sept ans.
Quant à la statue du Pont-Neuf, chef-d'oeuvre de Jean de Bologne et de son élève, elle avait été fondue pour en faire des gros sous.
Le corps de Henri IV était merveilleusement conservé; les traits du visage, parfaitement reconnaissables, étaient bien ceux que l'amour du peuple et le pinceau de Rubens ont consacrés. Quand on le vit sortir le premier de la tombe et paraître au jour dans son suaire, bien conservé comme lui, l'émotion fut grande, et à peine si ce cri de: Vive Henri IV! si populaire en France, ne retentit point instinctivement sous les voûtes de l'église.
Quand je vis ces marques de respect, je dirai même d'amour, je fis mettre le corps tout debout contre une des colonnes du choeur, et là chacun put venir le contempler.
Il était vêtu, comme de son vivant, de son pourpoint de velours noir, sur lequel se détachaient ses fraises et ses manchettes blanches; de sa trousse de velours pareil au pourpoint, de bas de soie de même couleur, de souliers de velours.
Ses beaux cheveux grisonnants faisaient toujours une auréole autour de sa tête, sa belle barbe blanche tombait toujours sur sa poitrine.
Alors commença une immense procession comme à la châsse d'un saint: des femmes venaient toucher les mains du bon roi, d'autres baisaient le bas de son manteau, d'autres faisaient mettre leurs enfants à genoux, murmurant tout bas:
—Ah! s'il vivait, le pauvre peuple ne serait pas si malheureux. Et elles eussent pu ajouter: Ni si féroce, car ce qui fait la férocité du peuple, c'est le malheur.
Cette procession dura pendant toute la journée du samedi 12 octobre, du dimanche 13 et du lundi 14.
Le lundi les fouilles recommencèrent après le dîner des ouvriers, c'est-à-dire vers trois heures après midi.
Le premier cadavre qui vit le jour après celui de Henri IV fut celui de son fils, Louis XIII. Il était bien conservé, et, quoique les traits du visage fussent affaissés, on pouvait encore le reconnaître à sa moustache.
Puis vint celui de Louis XIV, reconnaissable à ses grands traits qui ont fait de son visage le masque typique des Bourbons; seulement il était noir comme de l'encre.
Puis vinrent successivement ceux de Marie de Médicis, deuxième femme de Henri IV; d'Anne d'Autriche, femme de Louis XIII; de Marie Thérèse, infante d'Espagne et femme de Louis XIV; et du grand dauphin.
Tous ces corps étaient putréfiés. Seulement celui du grand dauphin était en putréfaction liquide.
Le mardi, 15 octobre, les exhumations continuèrent.
Le cadavre de Henri IV était toujours là debout contre sa colonne, et assistant impassible à ce vaste sacrilège qui s'accomplissait à la fois sur ses prédécesseurs et sur sa descendance.
Le mercredi 16, juste au moment où la reine Marie-Antoinette avait la tête tranchée sur la place de la Révolution, c'est-à-dire à onze heures du matin, on tirait à son tour du caveau des Bourbons le cercueil du roi Louis XV.
Il était, selon l'antique coutume du cérémonial de France, couché à l'entrée du caveau où il attendait son successeur, qui ne devait pas venir l'y rejoindre. On le prit, on l'emporta et on l'ouvrit dans le cimetière seulement, et sur les bords de la fosse.
D'abord le corps retiré du cercueil de plomb, et bien enveloppé de linge et de bandelettes, paraissait entier et bien conservé; mais, dégagé de ce qui l'enveloppait, il n'offrait plus que l'image de la plus hideuse putréfaction, et il s'en échappa une odeur tellement infecte, que chacun s'enfuit, et qu'on fut obligé de brûler plusieurs livres de poudre pour purifier l'air.
On jeta aussitôt dans la fosse ce qui restait du héros du Parc-aux-Cerfs, de l'amant de madame de Châteauroux, de madame de Pompadour et de madame du Barry, et, tombé sur un lit de chaux vive, on recouvrit de chaux vive ces immondes reliques.
J'étais resté le dernier pour faire brûler les artifices et jeter la chaux quand j'entendis un grand bruit dans l'église; j'y entrai vivement, et j'aperçus un ouvrier qui se débattait au milieu de ses camarades, tandis que les femmes lui montraient le poing et le menaçaient.
Le misérable avait quitté sa triste besogne pour aller voir un spectacle plus triste encore, l'exécution de Marie-Antoinette; puis, enivré des cris qu'il avait poussés et entendu pousser, de la vue du sang qu'il avait vu répandre, il était revenu à Saint-Denis, et, s'approchant de Henri IV dressé contre son pilier, et toujours entouré de curieux, et je dirai presque de dévots:
—De quel droit, lui avait-il dit, restes-tu debout ici, toi, quand on coupe la tête des rois sur la place de la Révolution?
Et, en même temps, saisissant la barbe de la main gauche, il l'avait arrachée, tandis que, de la droite, il donnait un soufflet au cadavre royal.
Le cadavre était tombé à terre en rendant un bruit sec, pareil à celui d'un sac d'ossements qu'on eût laissé tomber.
Aussitôt un grand cri s'était élevé de tous côtés. A tel autre roi que ce, fût, on eût pu risquer un pareil outrage, mais à Henri IV, au roi du peuple, c'était presque un outrage au peuple.
L'ouvrier sacrilège courait donc le plus grand risque lorsque j'accourus à son secours.
Dès qu'il vit qu'il pouvait trouver en moi un appui, il se mit sous ma protection. Mais, tout en le protégeant, je voulus le laisser sous le poids de l'action infâme qu'il avait commise.
—Mes enfants, dis-je aux ouvriers, laissez ce misérable, celui qu'il a insulté est en assez bonne position là-haut pour obtenir de Dieu son châtiment.
Puis, lui ayant repris la barbe qu'il avait arrachée au cadavre, et qu'il tenait toujours de la main gauche, je le chassai de l'église, en lui annonçant qu'il ne faisait plus partie des ouvriers que j'employais. Les huées et les menaces de ses camarades le poursuivirent jusque dans la rue.
Craignant de nouveaux outrages à Henri IV, j'ordonnai qu'il fût porté dans la fosse commune; mais, jusque-là, le cadavre fut accompagné de marques de respect. Au lieu d'être jeté, comme les autres, au charnier royal, il y fut descendu, déposé doucement et couché avec soin à l'un des angles; puis une couche de terre, au lieu d'une couche de chaux, fut pieusement étendue sur lui.
La journée finie, les ouvriers se retirèrent, le gardien seul resta: c'était un brave homme que j'avais placé là, de peur que, la nuit, on ne pénétrât dans l'église, soit pour exécuter de nouvelles mutilations, soit pour opérer de nouveaux vols; ce gardien dormait le jour et veillait de sept heures du soir à sept heures du matin.
Il passait la nuit debout, et se promenait pour s'échauffer, ou assis près d'un feu allumé contre un des piliers les plus proches de la porte.
Tout présentait dans la basilique l'image de la mort, et la dévastation rendait cette image de la mort plus terrible encore. Les caveaux étaient ouverts et les dalles dressées contre les murailles; les statues brisées jonchaient le pavé de l'église; çà et là, des cercueils éventrés avaient restitué les morts, dont ils croyaient n'avoir à rendre compte qu'au jour du jugement dernier. Tout enfin portait l'esprit de l'homme, si cet esprit était élevé, à la méditation; s'il était faible, à la terreur.
Heureusement le gardien n'était pas un esprit, mais une matière organisée. Il regardait tous ces débris du même oeil qu'il eût regardé une forêt en coupe ou un champ fauché, et n'était préoccupé que de compter les heures de la nuit, voix monotone de l'horloge, seule chose qui fût restée vivante dans la basilique désolée.
Au moment où sonna minuit et où vibrait le dernier coup du marteau dans les sombres profondeurs de l'église, il entendit de grands cris venant du côté du cimetière. Ces cris étaient des cris d'appel, de longues plaintes, de douloureuses lamentations.
Après le premier moment de surprise, il s'arma d'une pioche et s'avança vers la porte qui faisait communication entre l'église et le cimetière; mais, cette porte ouverte, reconnaissant parfaitement que ces cris venaient de la fosse des rois, il n'osa aller plus loin, referma la porte, et accourut me réveiller à l'hôtel où je logeais.
Je me refusai d'abord à croire à l'existence de ces clameurs sortant de la fosse royale; mais, comme je logeais juste en face de l'église, le gardien ouvrit ma fenêtre, et, au milieu du silence troublé par le seul bruissement de la brise hivernale, je crus effectivement entendre de longues plaintes qui me semblaient n'être pas seulement la lamentation du vent.
Je me levai et j'accompagnai le gardien jusque dans l'église. Arrivé là, et le porche refermé derrière nous, nous entendîmes plus distinctement les plaintes dont il avait parlé. Il était d'autant plus facile de distinguer d'où venaient ces plaintes, que la porte du cimetière, mal fermée par le gardien, s'était rouverte derrière lui. C'était donc du cimetière effectivement que ces plaintes venaient.
Nous allumâmes deux torches et nous nous acheminâmes vers la porte; mais trois fois, en approchant de cette porte, le courant d'air qui s'était établi du dehors au dedans les éteignit. Je compris que c'était comme ces détroits difficiles à franchir, et qu'une fois étant dans le cimetière, nous n'aurions plus la même lutte à soutenir. Je fis, outre nos torches, allumer une lanterne. Nos torches s'éteignirent; mais la lanterne persista. Nous franchîmes le détroit, et, une fois dans le cimetière, nous rallumâmes nos torches, que respecta le vent.
Cependant, au fur et à mesure que nous approchions, les clameurs s'en étaient allées mourantes, et, au moment où nous arrivâmes au bord de la fosse, elles étaient à peu près éteintes.
Nous secouâmes nos torches au-dessus de la vaste ouverture, et, au milieu des ossements, sur cette couche de chaux et de terre toute trouée par eux, nous vîmes quelque chose d'informe qui se débattait.
Ce quelque chose ressemblait à un homme.
—Qu'avez-vous et que voulez-vous? demandai-je à cette espèce d'ombre.
—Hélas! murmura-t-elle, je suis le misérable ouvrier qui a donné un soufflet à Henri IV.
—Mais comment es-tu là? demandai-je
—Tirez-moi d'abord de là, monsieur Lenoir, car je me meurs, et ensuite vous saurez tout.
Du moment que le gardien des morts s'était convaincu qu'il avait affaire à un vivant, la terreur qui d'abord s'était emparée de lui avait disparu, il avait déjà dressé une échelle couchée dans les herbes du cimetière, tenant cette échelle debout et attendant mes ordres.
Je lui ordonnai de descendre l'échelle dans la fosse, et j'invitai l'ouvrier à monter. Il se traîna, en effet, jusqu'à la base de l'échelle; mais, arrivé là, lorsqu'il fallut se dresser debout et monter les échelons, il s'aperçut qu'il avait une jambe et un bras cassés.
Nous lui jetâmes une corde avec un noeud coulant; il passa cette corde sous ses épaules. Je conservai l'autre extrémité de la corde entre mes mains; le gardien descendit quelques échelons, et, grâce à ce double soutien, nous parvînmes à tirer ce vivant de la compagnie des morts.
A peine fut-il hors de la fosse, qu'il s'évanouit. Nous l'emportâmes près du feu; nous le couchâmes sur un lit de paille, puis j'envoyai le gardien chercher un chirurgien.
Le gardien revint avec un docteur avant que le blessé eût repris connaissance, et ce fut seulement pendant l'opération qu'il ouvrit les yeux.
Le pansement fait, je remerciai le chirurgien, et, comme je voulais savoir par quelle étrange circonstance le profanateur se trouvait dans la tombe royale, je renvoyai à son tour le gardien. Celui-ci ne demandait pas mieux que d'aller se coucher après les émotions d'une pareille nuit, et je restai seul près de l'ouvrier. Je m'assis sur une pierre près de la paille ou il était couché et en face du foyer dont la flamme tremblante éclairait la partie de l'église où nous étions, laissant toutes les profondeurs dans une obscurité d'autant plus épaisse, que la partie où nous nous trouvions était dans une plus grande lumière.
J'interrogeai alors le blessé, voici ce qu'il me raconta.
Son renvoi l'avait peu inquiété. Il avait de l'argent dans sa poche, et jusque-là il avait vu qu'avec de l'argent on ne manquait de rien.
En conséquence, il était allé s'établir au cabaret. Au cabaret, il avait commencé d'entamer une bouteille, mais au troisième verre il avait vu entrer l'hôte.
—Avons-nous bientôt fini? avait demandé celui-ci.
—Et pourquoi cela? avait répondu l'ouvrier.
—Mais parce que j'ai entendu dire que c'était toi qui avais donné un soufflet à Henri IV.
—Eh bien! oui, c'est moi! dit insolemment l'ouvrier. Après?
—Après? je ne veux pas donner à boire à un méchant coquin comme toi, qui appellera la malédiction sur ma maison.
—Ta maison, ta maison est la maison de tout le monde, et, du moment où l'on paye, on est chez soi.
—Oui, mais tu ne payeras pas, toi.
—Et pourquoi cela?
—Parce que je ne veux pas de ton argent, Or, comme tu ne payeras pas, tu ne seras pas chez toi, mais chez moi; et, comme tu seras chez moi, j'aurai le droit de le mettre à la porte.
—Oui, si tu es le plus fort.
—Si je ne suis pas le plus fort, j'appellerai mes garçons.
—Eh bien! appelle un peu, que nous voyions.
Le cabaretier avait appelé; trois garçons, prévenus d'avance, étaient entrés à sa voix, chacun avec un bâton à la main, et force avait été à l'ouvrier, si bonne envie qu'il eût de résister, de se retirer sans mot dire.
Alors il était sorti, avait erré quelque temps par la ville, et, à l'heure du dîner, il était entré chez le gargotier où les ouvriers avaient l'habitude de prendre leurs repas.
Il venait de manger sa soupe quand les ouvriers, qui avaient fini leur journée, entrèrent.
En l'apercevant, ils s'arrêtèrent au seuil, et, appelant l'hôte, lui déclarèrent que, si cet homme continuait à prendre ses repas chez lui, ils déserteraient sa maison depuis le premier jusqu'au dernier.
Le gargotier demanda ce qu'avait fait cet homme, qui était ainsi en proie à la réprobation générale.
On lui dit que c'était l'homme qui avait donné un soufflet à Henri IV.
—Alors, sors d'ici! dit le gargotier en s'avançant vers lui, et puisse ce que tu as mangé te servir de poison!
Il y avait encore moins possibilité de résister chez le gargotier que chez le marchand de vin. L'ouvrier maudit se leva en menaçant ses camarades, qui s'écartèrent devant lui, non pas à cause des menaces qu'il avait proférées, mais à cause de la profanation qu'il avait commise.
Il sortit la rage dans le coeur, erra une partie de la soirée dans les rues de Saint-Denis, jurant et blasphémant. Puis, vers les dix heures, il s'achemina vers son garni.
Contre l'habitude de la maison, les portes étaient fermées.
Il frappa à la porte. Le logeur parut à une fenêtre. Comme il faisait nuit sombre, il ne put reconnaître celui qui frappait.
—Qui êtes-vous? demanda-t-il.
L'ouvrier se nomma.
—Ah! dit le logeur, c'est toi qui as donné un soufflet à Henri IV; attends.
—Quoi! que faut-il que j'attende? dit l'ouvrier avec impatience.
En même temps, un paquet tomba à ses pieds.
—Qu'est-ce que cela? demanda l'ouvrier.
—Tout ce qu'il y a à toi ici.
—Comment! tout ce qu'il y a à moi ici.
—Oui, tu peux aller coucher où tu voudras; je n'ai pas envie que ma maison me tombe sur la tête.
L'ouvrier, furieux, prit un pavé et le jeta dans la porte.
—Attends, dit le logeur, je vais réveiller tes compagnons, et nous allons voir.
L'ouvrier comprit qu'il n'avait rien de bon à attendre. Il se retira, et, ayant trouvé une porte ouverte à cent pas de là, il entra et se coucha sous un hangar.
Sous ce hangar, il y avait de la paille; il se coucha sur cette paille et s'endormit.
A minuit moins un quart, il lui sembla que quelqu'un lui touchait sur l'épaule. Il se réveilla, et vit devant lui une forme blanche ayant l'aspect d'une femme, et qui lui faisait signe de le suivre.
Il crut que c'était une de ces malheureuses qui ont toujours un gîte et du plaisir à offrir à qui peut payer le gîte et le plaisir; et, comme il avait de l'argent, comme il préférait passer la nuit à couvert et couché dans un lit, à la passer dans un hangar et couché sur la paille, il se leva et suivit la femme.
La femme longea un instant les maisons du côté gauche de la Grande-Rue, puis elle traversa la rue, prit une ruelle à droite, faisant toujours signe à l'ouvrier de la suivre.
Celui-ci, habitué à ce manège nocturne, connaissant par expérience les ruelles où se logent ordinairement les femmes du genre de celle qu'il suivait, ne fit aucune difficulté et s'engagea dans la ruelle.
La ruelle aboutissait aux champs; il crut que cette femme habitait une maison isolée, et la suivit encore.
Au bout de cent pas, ils traversèrent une brèche; mais, tout à coup, ayant levé les yeux, il aperçut devant lui la vieille abbaye de Saint Denis, avec son clocher gigantesque et ses fenêtres légèrement teintées par le feu intérieur, près duquel veillait le gardien.
Il chercha des yeux la femme; elle avait disparu.
Il était dans le cimetière.
Il voulut repasser par la brèche. Mais sur cette brèche, sombre, menaçant, le bras tendu vers lai, il lui sembla voir le spectre de Henri IV.
Le spectre fit un pas en avant, et l'ouvrier un pas en arrière.
Au quatrième ou cinquième pas, la terre manqua sous ses pieds, et il tomba à la renverse dans la fosse.
Alors, il lui sembla voir se dresser autour de lui tous ces rois, prédécesseurs et descendants de Henri IV; alors, il lui sembla qu'ils levaient sur lui les uns leurs sceptres, les autres leurs mains de justice, en criant malheur au sacrilège. Alors, il lui sembla qu'au contact de ces mains de justice et de ces sceptres pesants comme du plomb, brûlants comme du feu, il sentait l'un après l'autre ses membres brisés.
C'est en ce moment que minuit sonnait et que la gardien entendait les plaintes.
Je fis ce que je pus pour rassurer ce malheureux; mais sa raison était égarée, et, après un délire de trois jours, il mourut en criant: Grâce!
—Pardon, dit le docteur, mais je ne comprends point parfaitement la conséquence de votre récit. L'accident de votre ouvrier prouve que, la tête préoccupée de ce qui lui était arrivé dans la journée, soit en état de veille, soit en état de somnambulisme, il s'est mis à errer la nuit; qu'en errant, il est entré dans le cimetière, et que, tandis qu'il regardait en l'air, au lieu de regarder à ses pieds, il est tombé dans la fosse où naturellement il s'est, dans sa chute, cassé un bras et une jambe. Or, vous avez parlé d'une prédiction qui s'est réalisée, et je ne vois pas dans tout ceci la plus petite prédiction.
—Attendez, docteur, dit le chevalier, l'histoire que je viens de raconter, et qui, vous avez raison, n'est qu'un fait, mène tout droit à cette prédiction que je vais vous dire, et qui est un mystère.
Cette prédiction, la voici:
Vers le 20 janvier 1794, après la démolition du tombeau de François Ier, on ouvrit le sépulcre de la comtesse de Flandre, fille de Philippe le Long.
Ces deux tombeaux étaient les derniers qui restaient à fouiller; tous les caveaux étaient effondrés, tous les sépulcres étaient vides, tous les ossements étaient au charnier.
Une dernière sépulture était restée inconnue: c'était celle du cardinal de Metz, qui, disait-on, avait été enterré à Saint-Denis.
Tous les caveaux avaient été refermés ou à peu près, caveau des Valois, et caveau des Charles. Il ne restait que le caveau des Bourbons, que l'on devait fermer le lendemain.
Le gardien passait sa dernière nuit dans cette, église où il n'y avait plus rien à garder; permission lui avait donc été donnée de dormir, et il profitait de la permission.
A minuit, il fut réveillé par le bruit de l'orgue et des chants religieux. Il se réveilla, se frotta les yeux et tourna la tête vers le choeur, c'est-à-dire du côté ou venaient les chants.
Alors, il vit avec étonnement les stalles du choeur garnies par les religieux de Saint-Denis; il vit un archevêque officiant à l'autel; il vit la chapelle ardente allumée; et, sous la chapelle ardente allumée, le grand drap d'or mortuaire qui, d'habitude, ne recouvre que le corps des rois.
Au moment où il se réveillait, la messe était finie et le cérémonial de l'enterrement commençait.
Le sceptre, la couronne et la main de justice, posés sur un coussin de velours rouge, étaient remis aux hérauts, qui les présentèrent à trois princes, lesquels les prirent.
Aussitôt s'avancèrent, plutôt glissant que marchant, et sans que le bruit de leurs pas éveillât le moindre écho dans la salle, les gentilshommes de la chambre qui prirent le corps et qui le portèrent dans le caveau des Bourbons, resté seul ouvert, tandis que tous les autres étaient refermés.
Alors, le roi d'armes y descendit, et, lorsqu'il y fut descendu, il cria aux autres hérauts d'avoir à y venir faire leur office.
Le roi d'armes et les hérauts étaient au nombre de cinq.
Du fond du caveau, le roi d'armes appela le premier héraut, qui descendit, portant les éperons; puis le second, qui descendit, portant les gantelets; puis le troisième, qui descendit, portant l'écu; puis le quatrième, qui descendit, portant l'armet timbré; puis le cinquième, qui descendit, portant la cotte d'armes.
Ensuite, il appela le premier valet tranchant, qui apporta la bannière; les capitaines des Suisses, des archers de la garde et des deux cents gentilshommes de la maison; le grand écuyer, qui apporta l'épée royale; le premier chambellan, qui apporta la bannière de France; le grand maître, devant lequel tous les maîtres d'hôtel passèrent, jetant leurs bâtons blancs dans le caveau et saluant les trois princes porteurs de la couronne, du sceptre et de la main de justice, au fur et à mesure qu'ils défilaient; les trois princes, qui apportèrent à leur tour sceptre, main de justice et couronne.
Alors, le roi d'armes cria à voix haute et par trois fois:
«Le roi est mort; vive le roi!—Le roi est mort; vive le roi!—Le roi est mort; vive le roi!»
Un héraut, qui était resté dans le choeur, répéta le triple cri.
Enfin, le grand maître brisa sa baguette en signe que la maison royale était rompue, et que les officiers du roi pouvaient se pourvoir.
Aussitôt les trompettes retentirent et l'orgue s'éveilla.
Puis, tandis que les trompettes sonnaient toujours plus faiblement, tandis que l'orgue gémissait de plus en plus bas, les lumières des cierges pâlirent, les corps des assistants s'effacèrent, et, au dernier gémissement de l'orgue, au dernier son de la trompette, tout disparut.
Le lendemain, le gardien, tout en larmes, raconta l'enterrement royal qu'il avait vu, et auquel, lui, pauvre homme, assistait seul, prédisant que ces tombeaux mutilés seraient remis en place, et que, malgré les décrets de la Convention et l'oeuvre de la guillotine, la France reverrait une nouvelle monarchie et Saint-Denis de nouveaux rois.
Cette prédiction valut la prison et presque l'échafaud au pauvre diable, qui, trente ans plus tard, c'est-à-dire le 20 septembre 1824, derrière la même colonne où il avait eu sa vision, me disait, en me tirant par la basque de mon habit:
—Eh bien! monsieur Lenoir, quand je vous disais que nos pauvres rois reviendraient un jour à Saint-Denis, m'étais-je trompé?
En effet, ce jour-là on enterrait Louis XVIII avec le même cérémonial que le gardien des tombeaux avait vu pratiquer trente ans auparavant.
—Expliquez celle-là, docteur.
X
L'ARTIFAILLE.
oit qu'il fût convaincu, soit,
ce qui est plus probable,
que la négation lui parût difficile
vis-à-vis d'un homme
comme le chevalier Lenoir,
le docteur se tut.
Le silence du docteur laissait le champ libre aux commentateurs; l'abbé Moulle s'élança dans l'arène.
—Tout ceci me confirme dans mon système, dit-il.—Et quel est votre système? demanda le docteur, enchanté de reprendre la polémique avec de moins rudes jouteurs que M. Ledru et le chevalier Lenoir.—Que nous vivons entre deux mondes invisibles, peuplés, l'un d'esprits infernaux, l'autre d'esprits célestes; qu'à l'heure de notre naissance deux génies, l'un bon, l'autre mauvais, viennent prendre place à nos côtés, nous accompagnent toute notre vie, l'un nous soufflant le bien, l'autre le mal, et qu'à l'heure de notre mort celui qui triomphe s'empare de nous: ainsi, notre corps devient ou la proie d'un démon ou la demeure d'un ange; chez la pauvre Solange, le bon génie avait triomphé, et c'était lui qui vous disait adieu, Ledru, par les lèvres muettes de la jeune martyre, chez le brigand condamné par le juge écossais, c'était le démon qui était resté maître de la place, et c'est lui qui venait successivement au juge sous la forme d'un chat, dans l'habit d'un huissier, avec l'apparence d'un squelette; enfin, dans le dernier cas, c'est l'ange de la monarchie qui a vengé sur le sacrilège la terrible profanation des tombeaux, et qui, comme le Christ se manifestant aux humbles, a montré la restauration future de la royauté à un pauvre gardien de tombeaux, et cela avec autant de pompe que si la cérémonie fantastique avait eu pour témoins tous les futurs dignitaires de la cour de Louis XVIII.—Mais enfin, monsieur l'abbé, dit le docteur, tout système est fondé sur une conviction.—Sans doute.—Mais cette conviction, pour qu'elle soit réelle, il faut qu'elle repose sur un fait.—C'est aussi sur un fait que la mienne repose.—Sur un fait qui vous a été raconté par quelqu'un en qui vous avez toute confiance.—Sur un fait qui m'est arrivé à moi-même.—Ah! l'abbé; voyons le fait.
—Volontiers. Je suis né sur cette partie de l'héritage des anciens rois qu'on appelle aujourd'hui le département de l'Aisne, et qu'on appelait autrefois l'Ile-de-France; mon père et ma mère habitaient un petit village situé au milieu de la forêt de Villers-Cotterets, et qu'on appelle Fleury. Avant ma naissance, mes parents avaient déjà eu cinq enfants, trois garçons et deux filles, qui, tous, étaient morts. Il en résulta que, lorsque ma mère se vit enceinte de moi, elle me voua au blanc jusqu'à l'âge de sept ans, et mon père promit un pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse.
Ces deux voeux ne sont point rares en province, et ils avaient entre eux une relation directe, puisque le blanc est la couleur de la Vierge, et que Notre-Dame-de-Liesse n'est autre que la vierge Marie.
Malheureusement, mon père mourut pendant la grossesse de ma mère; mais ma mère, qui était une femme pieuse, ne résolut pas moins d'accomplir le double voeu dans toute sa rigueur: aussitôt ma naissance, je fus habillé de blanc des pieds à la tête, et, aussitôt qu'elle put marcher, ma mère entreprit à pied, comme il avait été voté, le pèlerinage sacré.
Notre-Dame-de-Liesse, heureusement, n'était située qu'à quinze ou seize lieues du village de Fleury; en trois étapes, ma mère fut rendue à destination.
Là, elle fit ses dévotions, et reçut des mains du curé une médaille d'argent, qu'elle m'attacha au cou.
Grâce à ce double voeu, je fus exempt de tous les accidents de la jeunesse, et, lorsque j'eus atteint l'âge de raison, soit résultat de l'éducation religieuse que j'avais reçue, soit influence de la médaille, je me sentis entraîné vers l'état ecclésiastique; ayant fait mes études au séminaire de Soissons, j'en sortis prêtre en 1780, et fus envoyé vicaire à Étampes.
Le hasard fit que je fus attaché à celle des quatre églises d'Étampes qui est sous l'invocation de Notre-Dame.
Cette église est un des merveilleux monuments que l'époque romane a légués au moyen âge. Fondée par Robert le Fort, elle fut achevée au douzième siècle seulement; elle a encore aujourd'hui des vitraux admirables qui, lors de son édification récente, devaient admirablement s'harmonier avec la peinture et la dorure qui couvraient ses colonnes et en enrichissaient les chapiteaux.
Tout enfant, j'avais fort aimé ces merveilleuses efflorescences de granit que la foi a fait sortir de terre du dixième au seizième siècle, pour couvrir le sol de la France, cette fille aînée de Rome, d'une forêt d'églises, et qui s'arrêta quand la foi mourut dans les coeurs, tuée par le poison de Luther et de Calvin.
J'avais joué, tout enfant, dans les ruines de Saint-Jean de Soissons; j'avais réjoui mes yeux aux fantaisies de toutes ces moulures, qui semblent des fleurs pétrifiées, de sorte que, lorsque je vis Notre-Dame d'Étampes, je fus heureux que le hasard, ou plutôt la providence, m'eût donné, hirondelle, un semblable nid; alcyon, un pareil vaisseau.
Aussi mes moments heureux étaient ceux que je passais dans l'église. Je ne veux pas dire que ce fût un sentiment purement religieux qui m'y retînt; non, c'était un sentiment de bien-être qui peut se comparer à celui de l'oiseau que l'on tire de la machine pneumatique, où l'on a commencé à faire le vide, pour le rendre à l'espace et à la liberté Mon espace à moi, c'était celui qui s'étendait du portail à l'abside; ma liberté, c'était de rêver, pendant deux heures, à genoux sur une tombe ou accoudé à une colonne.—A quoi rêvais-je? ce n'était certainement pas à quelque argutie théologique; non, c'était à cette lutte éternelle du bien et du mal, qui tiraille l'homme depuis le jour du péché; c'était à ces beaux anges aux ailes blanches, à ces hideux démons aux faces rouges, qui, à chaque rayon de soleil, étincelaient sur les vitraux, les uns resplendissants du feu céleste, les autres flamboyants aux flammes de l'enfer. Notre-Dame enfin, c'était ma demeure: là, je vivais, je pensais, je priais. La petite maison presbytérienne qu'on m'avait donnée n'était que mon pied-à-terre, j'y mangeais et j'y couchais, voilà tout.
Encore souvent ne quittais-je ma belle Notre-Dame qu'à minuit ou une heure du matin.
On savait cela. Quand je n'étais pas au presbytère, j'étais à Notre-Dame. On venait m'y chercher, et l'on m'y trouvait.
Des bruits du monde, bien peu parvenaient jusqu'à moi, renfermé comme je l'étais dans ce sanctuaire de religion, et surtout de poésie.
Cependant, parmi ces bruits, il y en avait un qui intéressait tout le monde, petits et grands, clercs et laïques. Les environs d'Étampes étaient désolés par les exploits d'un successeur, ou plutôt d'un rival de Cartouche et de Poulailler, qui, pour l'audace, paraissait devoir suivre les traces de ses prédécesseurs.
Ce bandit, qui s'attaquait à tout, mais particulièrement aux églises, avait nom l'Artifaille.
Une chose qui me fit donner une attention plus particulière aux exploits de ce brigand, c'est que sa femme, qui demeurait dans la ville basse d'Étampes, était une de mes pénitentes les plus assidues. Brave et digne femme, pour qui le crime dans lequel était tombé son mari était un remords, et qui, se croyant responsable devant Dieu, comme épouse, passait sa vie en prières et en confession, espérant, par ses oeuvres saintes, atténuer l'impiété de son mari.
Quant à lui, je viens de vous le dire, c'était un bandit ne craignant ni Dieu ni diable, prétendant que la société était mal faite, et qu'il était envoyé sur la terre pour la corriger; que, grâce à lui, l'équilibre se rétablirait dans les fortunes, et qu'il n'était que le précurseur d'une secte que l'on verrait apparaître un jour, et qui prêcherait ce que, lui, mettait en pratique, c'est-à-dire la communauté des biens.
Vingt fois il avait été pris et conduit en prison; mais, presque toujours, à la deuxième ou troisième nuit; on avait trouvé la prison vide; comme on ne savait de quelle façon se rendre compte de ces évasions, on disait qu'il avait trouvé l'herbe qui coupe le fer.
Il y avait donc un certain merveilleux qui s'attachait à cet homme.
Quant à moi, je n'y songeais, je l'avoue, que quand sa pauvre femme venait se confesser à moi, m'avouant ses terreurs et me demandant mes conseils.
Alors, vous le comprenez, je lui conseillais d'employer toute son influence sur son mari pour le ramener dans la bonne voie. Mais l'influence de la pauvre femme était bien faible. Il lui restait donc cet éternel recours en grâce que la prière ouvre devant le Seigneur.
Les fêtes de Pâques de l'année 1783 approchaient. C'était dans la nuit du jeudi au vendredi saint. J'avais, dans la journée du jeudi, entendu grand nombre de confessions, et, vers huit heures du soir, je m'étais trouvé tellement fatigué, que je m'étais endormi dans le confessionnal.
Le sacristain m'avait vu endormi; mais, connaissant mes habitudes, et sachant que j'avais sur moi une clef de la petite porte de l'église, il n'avait pas même songé à m'éveiller; ce qui m'arrivait ce soir-là m'était arrivé cent fois.
Je dormais donc, lorsqu'au milieu de mon sommeil je sentis résonner comme un double bruit. L'un était la vibration du marteau de bronze sonnant minuit; l'autre était le froissement d'un pas sur la dalle.
J'ouvris les yeux, et je m'apprêtais à sortir du confessionnal quand, dans le rayon de lumière jeté par la lune à travers les vitraux d'une des fenêtres, il me sembla voir passer un homme.
Comme cet homme marchait avec précaution, regardant autour de lui à chaque pas qu'il faisait, je compris que ce n'était ni un des assistants, ni le bedeau, ni le chantre, ni aucun des habitués de l'église, mais quelque intrus se trouvant là en mauvaise intention.
Le visiteur nocturne s'achemina vers le choeur. Arrivé là, il s'arrêta, et, au bout d'un instant, j'entendis le coup sec du fer sur une pierre à feu; je vis pétiller une étincelle, un morceau d'amadou s'enflamma, et une allumette alla fixer sa lumière errante à l'extrémité d'un cierge posé sur l'autel.
A la lueur de ce cierge, je pus voir alors un homme de taille médiocre, portant à la ceinture deux pistolets et un poignard, à la figure railleuse plutôt que terrible, et qui, jetant un regard investigateur dans toute l'étendue de la circonférence éclairée par le cierge, parut complètement rassuré par cet examen.
En conséquence, il tira de sa poche, non pas un trousseau de clefs, mais un trousseau de ces instruments destinés à les remplacer, et que l'on appelle rossignol, du nom sans doute de ce fameux Rossignol, qui se vantait d'avoir la clef de tous les chiffres, À l'aide d'un de ces instruments, il ouvrit le tabernacle, en tirant d'abord le saint-ciboire, magnifique coupe de vieil argent, ciselée sous Henri II, puis un ostensoir massif, qui avait été donné à la ville par la reine Marie-Antoinette, puis enfin deux burettes de vermeil.
Comme c'était tout ce que renfermait le tabernacle, il le referma avec soin, et se mit à genoux pour ouvrir le dessous de l'autel, qui faisait châsse.
Le dessous de l'autel renfermait une Notre-Dame en cire couronnée d'une couronne d'or et de diamants et couverte d'une robe toute brodée de pierreries.
Au bout de cinq minutes, la châsse, dont, au reste, le voleur eût pu briser les parois de glace, était ouverte, comme le tabernacle, à l'aide d'une fausse clef, et il s'apprêtait à joindre la robe et la couronne à l'ostensoir, aux burettes et au saint-ciboire, lorsque, ne voulant pas qu'un pareil vol s'accomplît, je sortis du confessionnal, et m'avançai vers l'autel.
Le bruit que je produisis en ouvrant la porte fit retourner le voleur. Il se pencha de mon côté, et essaya de plonger son regard dans les lointaines obscurités de l'église; mais le confessionnal était hors de la portée de la lumière, de sorte qu'il ne me vit réellement que lorsque j'entrai dans le cercle éclairé par la flamme tremblotante du cierge.
En apercevant un homme, le voleur s'appuya contre l'autel, tira un pistolet de sa ceinture et le dirigea vers moi.
Mais, à ma longue robe noire, il put bientôt voir que je n'étais qu'un simple prêtre inoffensif, et n'ayant pour toute sauvegarde que la foi, pour toute arme que la parole.
Malgré la menace du pistolet dirigé contre moi, j'avançai jusqu'aux marches de l'autel. Je sentais que, s'il tirait sur moi, ou le pistolet raterait, ou la balle dévierait; j'avais la main à ma médaille, et je me sentais tout entier couvert du saint amour de Notre-Dame.
Cette tranquillité du pauvre vicaire parut émouvoir le bandit.
—Que voulez-vous? me dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre assurée.—Vous êtes l'Artifaille? lui dis-je.—Parbleu, répondit-il, qui donc oserait, si ce n'était moi, pénétrer seul dans une église, comme je le fais?—Pauvre pécheur endurci qui tires orgueil de ton crime, lui dis-je, ne comprends-tu pas qu'à ce jeu que tu joues tu perds non seulement ton corps, mais encore ton âme?—Bah! dit-il, quant à mon corps, je l'ai sauvé déjà tant de fois, que j'ai bonne espérance de le sauver encore, et, quant à mon âme...—Eh bien! quant à ton âme!—Cela regarde ma femme: elle est sainte pour deux, et elle sauvera mon âme en même temps que la sienne.—Vous avez raison, votre femme est une sainte femme, mon ami, et elle mourrait certainement de douleur si elle apprenait que vous eussiez accompli le crime que vous étiez en train d'exécuter.—Oh! oh! vous croyez qu'elle mourra de douleur, ma pauvre femme?—J'en suis sûr.—Tiens! je vais donc être veuf, continua le brigand en éclatant de rire et étendant les mains vers les vases sacrés.
Mais je montai les trois marches de l'autel et lui arrêtai le bras.
—Non, lui dis-je, car vous ne commettrez pas ce sacrilège.—Et qui m'en empêchera?—Moi.—Par la force?—Non, par la persuasion. Dieu n'a pas envoyé ses ministres sur la terre pour qu'ils usassent de la force, qui est une chose humaine, mais de la persuasion, qui est une vertu céleste. Mon ami, ce n'est pas pour l'église, qui peut se procurer d'autres vases, mais pour vous, qui ne pourrez pas racheter votre péché; mon ami, vous ne commettrez pas ce sacrilège.—Ah çà! mais vous croyez donc que c'est le premier, mon brave homme?—Non, je sais que c'est le dixième, le vingtième, le trentième peut-être, mais qu'importe? Jusqu'ici vos yeux étaient fermés, vos yeux s'ouvriront ce soir, voilà tout. N'avez-vous pas entendu dire qu'il y avait un homme nommé Saul qui gardait les manteaux de ceux qui lapidaient saint Etienne? Eh bien! cet homme, il avait les yeux couverts d'écailles, comme il le dit lui-même; un jour les écailles tombèrent de ses yeux; il vit, et ce fut saint Paul.—Dites-moi donc, monsieur l'abbé, saint Paul n'a-t-il pas été pendu?—Oui.—Eh bien! a quoi cela lui a-t-il servi de voir?—Cela lui a servi à être convaincu que, parfois, le salut est dans le supplice. Aujourd'hui, saint Paul a laissé un nom vénéré sur la terre, et jouit de la béatitude éternelle dans le ciel.—A quel âge est-il arrivé à saint Paul de voir?—À trente-cinq ans.—J'ai passé l'âge, j'en ai quarante.—Il est toujours temps de se repentir. Sur la croix, Jésus disait au mauvais larron:—Un mot de prière, et je te sauve.—Ah ça! tu tiens donc à ton argenterie? dit le bandit en me regardant.—Non. Je tiens à ton âme, que je veux sauver.—A mon âme! Tu me feras accroire cela; tu t'en moques pas mal!—Veux-tu que je te prouve que c'est à ton âme que je tiens? lui dis-je. —Oui, donne-moi cette preuve, tu me feras plaisir. —A combien estimes-tu le vol que tu vas commettre cette nuit?—Eh! eh! fit le brigand en regardant les burettes, le calice, l'ostensoir et la robe de la Vierge avec complaisance, à mille écus.—A mille écus?—Je sais bien que cela vaut le double; mais il faudra perdre au moins les deux tiers dessus; ces diables de juifs sont si voleurs!—Viens chez moi.—Chez toi?—Oui, chez moi, au presbytère. J'ai une somme de mille francs, je te la donnerai acompte.—Et les deux autres mille?—Les deux autres mille? eh bien! je te promets, foi de prêtre, que j'irai dans mon pays; ma mère a quelque bien, je vendrai trois ou quatre arpents de terre pour faire les deux autres mille francs, et je le les donnerai.—Oui, pour que tu me donnes un rendez-vous et que tu me fasses tomber dans quelque piège? —Tu ne crois pas ce que tu dis là, fis-je en étendant la main vers lui.—Eh bien! c'est vrai, je n'y crois pas, dit-il d'un air sombre. Mais ta mère, elle est donc riche?—Ma mère est pauvre.—Elle sera ruinée, alors?—Quand je lui aurai dit qu'au prix de sa ruine j'ai sauvé une âme, elle me bénira. D'ailleurs, si elle n'a plus rien, elle viendra demeurer avec moi, et j'aurai toujours pour deux. —J'accepte, dit-il; allons chez toi.—Soit, mais attends.—Quoi?—Renferme dans le tabernacle les objets que tu y as pris, referme-le à clef, cela te portera bonheur.
Le sourcil du bandit se fronça comme celui d'un homme que la foi envahit malgré lui: il replaça les vases sacrés dans le tabernacle et le referma.—Viens, dit-il.—Fais d'abord le signe de la croix, lui dis-je.
Il essaya de jeter un rire moqueur, mais le rire commencé s'interrompit de lui-même.
Puis il fit le signe de la croix.
—Maintenant, suis-moi, lui dis-je.
Nous sortîmes par la petite porte; en moins de cinq minutes, nous fûmes chez moi.
Pendant le chemin, si court qu'il fût, le bandit avait paru fort inquiet, regardant autour de lui et craignant que je ne voulusse le faire tomber dans quelque embuscade.
Arrivé chez moi, il se tint près de la porte.
—Eh bien! ces mille francs? demanda-t-il.—Attends, répondis-je.
J'allumai une bougie à mon feu mourant; j'ouvris une armoire, j'en tirai un sac.
—Les voilà; lui dis-je.
Et je lui donnai le sac.
—Maintenant les deux autres mille, quand les aurai-je?—Je te demande six semaines.—C'est bien, je te donne six semaines.—A qui les remettrai-je?
Le bandit réfléchit un instant.
—A ma femme, dit-il.—C'est bien!—Mais elle ne saura pas d'où ils viennent ni comment je les ai gagnés?—Elle ne le saura pas, ni elle ni personne. Et jamais, à ton tour, tu ne tenteras rien ni contre Notre-Dame d'Étampes ni contre toute autre église sous l'invocation de la Vierge?—Jamais!—Sur ta parole?—Foi de l'Artifaille.—Va, mon frère, et ne pèche plus.
Je le saluai en lui faisant signe de la main qu'il était libre de se retirer.
Il parut hésiter un moment; puis, ouvrant la porte avec précaution, il disparut.
Je me mis à genoux... et je priai pour cet homme.
Je n'avais pas fini ma prière que j'entendis frapper à la porte.
—Entrez, dis-je sans me retourner.
Quelqu'un effectivement, me voyant en prière, s'arrêta en entrant et se tint debout derrière moi.
—Lorsque j'eus achevé mon oraison, je me retournai, et je vis l'Artifaille immobile et droit près de la porte, ayant son sac sous son bras.
—Tiens, me dit-il, je te rapporte tes mille francs.—Mes mille francs?—Oui, et je te tiens quitte des deux mille autres.—Et cependant la promesse que tu m'as faite subsiste?—Parbleu!—Tu te repens donc?—Je ne sais pas si je me repens, oui ou non, mais je ne veux pas de ton argent, voilà tout.
Et il posa le sac sur le rebord du buffet.
Puis, le sac déposé, il s'arrêta comme pour demander quelque chose; mais cette demande, on le sentait, avait peine à sortir de ses lèvres.
—Que désirez-vous? lui demandai-je. Parlez, mon ami. Ce que vous venez de faire est bien; n'ayez pas honte de faire mieux.—Tu as une grande dévotion à Notre-Dame? me demanda-t-il.—Une grande.—Et tu crois que, par son intercession, un homme, si coupable qu'il soit, peut être sauvé à l'heure de la mort? Eh bien! en échange de tes trois mille francs, dont je te tiens quitte, donne-moi quelque relique, quelque chapelet, quelque reliquaire que je puisse baiser à l'heure de ma mort.
Je détachai la médaille et la chaîne d'or que ma mère m'avait passées au cou le jour de ma naissance, qui ne m'avaient jamais quitté depuis, et je les donnai au brigand.
Le brigand posa ses lèvres sur la médaille et s'enfuit.
Un an s'écoula sans que j'entendisse parler de l'Artifaille; sans doute il avait quitté Étampes pour aller exercer ailleurs.
Sur ces entrefaites, je reçus une lettre de mon confrère, le vicaire de Fleury. Ma bonne mère était bien malade et m'appelait près d'elle. J'obtins un congé et je partis.
Six semaines ou deux mois de bons soins et de prières rendirent la santé à ma mère. Nous nous quittâmes, moi joyeux, elle bien portante, et je revins à Étampes.
J'arrivai un vendredi soir, toute la ville était en émoi. Le fameux voleur l'Artifaille s'était fait prendre du côté d'Orléans, avait été jugé au présidial de cette ville, qui, après condamnation, l'avait envoyé à Étampes pour être pendu, le canton Étampes ayant été principalement le théâtre de ses méfaits.
L'exécution avait eu lieu le matin même.
Voilà ce que j'appris dans la rue; mais, en entrant au presbytère, j'appris autre chose encore: c'est qu'une femme de la ville basse était venue depuis la veille au matin, c'est-à-dire depuis le moment où l'Artifaille était arrivé à Étampes pour y subir son supplice, était venue s'informer plus de dix fois si j'étais de retour.
Cette insistance n'était pas étonnante. J'avais écrit pour annoncer ma prochaine arrivée, et j'étais attendu d'un moment à l'autre.
Je ne connaissais dans la ville basse que la pauvre femme qui allait devenir veuve. Je résolus d'aller chez elle avant d'avoir même secoué la poussière de mes pieds.
Du presbytère à la ville basse, il n'y avait qu'un pas. Dix heures du soir sonnaient, il est vrai; mais je pensais que, puisque le désir de me voir était si ardent, la pauvre femme ne serait pas dérangée par ma visite.
Je descendis donc au faubourg et me fis indiquer sa maison. Comme tout le monde la connaissait pour une sainte, nul ne lui faisait un crime du crime de son mari, nul ne lui faisait une honte de sa honte.
J'arrivai à la porte. Le volet était ouvert, et, par le carreau de vitre, je pus voir la pauvre femme, au pied du lit, agenouillée et priant.
Au mouvement de ses épaules, on pouvait deviner qu'elle sanglotait en priant.
Je frappai à la porte.
Elle se leva, et vint vivement ouvrir.
—Ah! monsieur l'abbé! s'écria-t-elle, je vous devinais. Quand on a frappé, j'ai compris que c'était vous. Hélas! hélas! vous arrivez trop tard: mon mari est mort sans confession.—Est-il donc mort dans de mauvais sentiments?—Non; bien au contraire, je suis sûre qu'il était chrétien au fond du coeur; mais il avait déclaré qu'il ne voulait pas d'autre prêtre que vous, qu'il ne se confesserait qu'à vous, et que, s'il ne se confessait pas à vous, il ne se confesserait à personne qu'à Notre-Dame.—Il vous a dit cela?—Oui, et, tout en le disant, il baisait une médaille de la Vierge pendue à son cou avec une chaîne d'or, recommandant par-dessus toute chose qu'on ne lui ôtât point cette médaille, et affirmant que, si on parvenait à l'ensevelir avec cette médaille, le mauvais esprit n'aurait aucune prise sur son corps.—Est-ce tout ce qu'il a dit?—Non. En me quittant pour marcher à l'échafaud, il m'a dit encore que vous arriveriez ce soir, que vous viendriez me voir sitôt votre arrivée; voilà pourquoi je vous attendais.—Il vous a dit cela? fis-je avec étonnement,—Oui; et puis encore il m'a chargée d'une dernière prière.—Pour moi?—Pour vous. Il a dit qu'à quelque heure que vous veniez, je vous priasse... Mon Dieu! je n'oserai jamais vous dire une pareille chose.—Dites, ma bonne femme, dites.—Eh bien! que je vous priasse d'aller à la Justice2, et là, sous son corps, de dire, au profit de son âme, cinq pater et cinq ave. Il a dit que vous ne me refuseriez pas, monsieur l'abbé.—Et il a eu raison, car je vais y aller.—Oh! que vous êtes bon!
Footnote 2: (return) On appelait ainsi l'endroit où l'on pendait les voleurs et les assassins.
Elle me prit les mains, et voulut me les baiser.
Je me dégageai.
—Allons, ma bonne femme, lui dis-je, du courage.—Dieu m'en donne, monsieur l'abbé, je ne m'en plains pas.—Il n'a rien demandé autre chose? —Non.—C'est bien! S'il ne lui faut que ce désir accompli pour le repos de son âme, son âme sera en repos.
Je sortis.
Il était dix heures et demie à peu près. C'était dans les derniers jours d'avril, la bise était encore fraîche. Cependant le ciel était beau, beau pour un peintre surtout, car la lune roulait dans une mer de vagues sombres qui donnaient un grand caractère à l'horizon.
Je tournai autour des vieilles murailles de la ville, et j'arrivai à la porte de Paris. Passé onze heures du soir, c'était la seule porte d'Étampes qui restât ouverte.
Le but de mon excursion était sur une esplanade, qui, aujourd'hui comme alors, domine toute la ville. Seulement, aujourd'hui, il ne reste d'autres traces de la potence, qui alors était dressée sur cette esplanade, que trois fragments de la maçonnerie qui assurait les trois poteaux, reliés entre eux par deux poutres, et qui formaient le gibet.
Pour arriver à cette esplanade, située à gauche de la route, quand on vient d'Étampes à Paris, et à droite quand on vient de Paris à Étampes, pour arriver à cette esplanade, il fallait passer au pied de la tour de Guinette, ouvrage avancé, qui semble une sentinelle posée isolément dans la plaine pour garder la ville.
Cette tour, que vous devez connaître, chevalier Lenoir, et que Louis XI a essayé de faire sauter autrefois sans y réussir, est éventrée par l'explosion et semble regarder le gibet, dont elle ne voit que l'extrémité, avec l'orbite noire d'un grand oeil sans prunelle.
Le jour, c'est la demeure des corbeaux; la nuit, c'est le palais des chouettes et des chats-huants.
Je pris, au milieu de leurs cris et de leurs houhoulements, le chemin de l'esplanade, chemin étroit, difficile, raboteux, creusé dans le roc, percé à travers les broussailles.
Je ne puis pas dire que j'eusse peur. L'homme qui croit en Dieu, qui se confie à lui, ne doit avoir peur de rien, mais j'étais ému.
On n'entendait au monde que le tic-tac monotone du moulin de la basse ville, le cri des hiboux et des chouettes, et le sifflement du vent dans les broussailles.
La lune entrait dans un nuage noir, dont elle brodait les extrémités d'une frange blanchâtre.
Mon coeur battait. Il me semblait que j'allais voir, non pas ce que j'étais venu pour voir, mais quelque chose d'inattendu. Je montais toujours.
Arrivé à un certain point de la montée, je commençai à distinguer l'extrémité supérieure du gibet, composé de ses trois piliers et de cette double traverse de chêne dont j'ai déjà parlé.
C'est à ces traverses de chêne que pendent les croix de fer auxquelles on attache les suppliciés.
J'apercevais, comme une ombre mobile, le corps du malheureux l'Artifaille, que le vent balançait dans l'espace.
Tout à coup je m'arrêtai; je découvrais maintenant le gibet de son extrémité supérieure à sa base. J'apercevais une masse sans forme qui semblait un animal à quatre pattes et qui se mouvait.
Je m'arrêtai et me couchai derrière un rocher. Cet animal était plus gros qu'un chien et plus massif qu'un loup.
Tout à coup, il se leva sur les pattes de derrière, et je reconnus que cet animal n'était autre que celui que Platon appelait un animal à deux pieds et sans plumes, c'est-à-dire un homme.
Que pouvait venir faire, à celle heure, un homme sous un gibet, à moins qu'il n'y vînt avec un coeur religieux pour prier, ou avec un coeur irréligieux pour y faire quelque sacrilège?
Dans tous les cas, je résolus de me tenir coi et d'attendre.
En ce moment, la lune sortit du nuage qui l'avait cachée un instant, et donna en plein sur le gibet.
Alors, je pus voir distinctement l'homme, et même tous les mouvements qu'il faisait.
Cet homme ramassa une échelle couchée à terre, puis la dressa contre un des poteaux, le plus rapproché du cadavre du pendu.
Puis il monta à l'échelle.
Puis il forma avec le pendu un groupe étrange, où le vivant et le mort semblèrent se confondre dans un embrassement.
Tout à coup un cri terrible retentit. Je vis s'agiter les deux corps; j'entendis crier à l'aide d'une voix étranglée qui cessa bientôt d'être distincte; puis, un des deux corps se détacha du gibet, tandis que l'autre restait pendu à la corde et agitait ses bras et ses jambes.
Il m'était impossible de deviner ce qui se passait sous la machine infâme; mais enfin, oeuvre de l'homme ou du démon, il venait de s'y passer quelque chose d'extraordinaire, quelque chose qui appelait à l'aide, qui réclamait du secours.
Je m'élançai.
À ma vue, le pendu parut redoubler d'agitation, tandis que, dessous lui, était immobile et gisant le corps qui s'était détaché du gibet.
Je courus d'abord au vivant. Je montai vivement les degrés de l'échelle, et, avec mon couteau, je coupai la corde; le pendu tomba à terre, je sautai à bas de l'échelle.
Le pendu se roulait dans d'horribles convulsions, l'autre cadavre se tenait toujours immobile.
Je compris que le noeud coulant continuait de serrer le cou du pauvre diable. Je me couchai sur lui pour le fixer, et à grand'peine je desserrai le noeud coulant qui l'étranglait.
Pendant cette opération, qui me forçait à regarder cet homme face à face, je reconnus avec étonnement que cet homme était le bourreau.
Il avait les yeux hors de leur orbite, la face bleuâtre, la mâchoire presque tordue, et un souffle, qui ressemblait plus à un râle qu'à une respiration, s'échappait de sa poitrine.
Cependant l'air rentrait peu à peu dans ses poumons, et, avec l'air, la vie.
Je l'avais adossé à une grosse pierre; au bout d'un instant, il parut reprendre ses sens, toussa, tourna le cou en toussant, et finit par me regarder en face.
Son étonnement ne fut pas moins grand que l'avait été le mien.—Oh! oh! monsieur l'abbé, dit-il, c'est vous?—Oui, c'est moi—Et que venez-vous faire ici? me demanda-t-il.—Mais vous-même?
Il parut rappeler ses esprits. Il regarda encore une fois autour de lui; mais, cette fois, ses yeux s'arrêtèrent sur le cadavre.
—Ah! dit-il en essayant de se lever, allons-nous-en, monsieur l'abbé, au nom du ciel, allons-nous-en!—Allez-vous-en si vous voulez, mon ami; mais moi, j'ai un devoir à accomplir.—Ici?—Ici.—Quel est-il donc?—Ce malheureux, qui a été pendu par vous aujourd'hui, a désiré que je vinsse dire au pied du gibet cinq pater et cinq ave pour le salut de son âme.—Pour le salut de son âme? oh! monsieur l'abbé, vous aurez de la besogne si vous sauvez celle-là, c'est Satan en personne.—Comment! c'est Satan en personne?—Sans doute, ne venez-vous pas de voir ce qu'il m'a fait?—Comment, ce qu'il vous a fait, et que vous a-t-il donc fait?—Il m'a pendu, pardieu!—Il vous a pendu? mais il me semblait, au contraire, que c'était vous qui lui aviez rendu ce triste service? —Oui, ma foi! et je croyais l'avoir bel et bien pendu même. Il paraît que je m'étais trompé! Mais comment donc n'a-t-il pas profité du moment où j'étais branché à mon tour pour se sauver?
J'allai au cadavre, je le soulevai; il était roide et froid.
—Mais parce qu'il est mort, dis je.—Mort! répéta le bourreau. Mort! ah! diable! c'est bien pis; alors sauvons-nous, monsieur l'abbé, sauvons-nous.
Et il se leva.
—Non, par ma foi! dit-il, j'aime encore mieux rester, il n'aurait qu'à se relever et à courir après moi. Vous, au moins, qui êtes un saint homme, vous me défendrez.—Mon ami, dis-je à l'exécuteur en le regardant fixement, il y a quelque chose ià-dessous. Vous me demandiez tout à l'heure ce que je venais faire ici à cette heure. A mon tour, je vous demanderai: Que veniez-vous faire ici, vous?—Ah! ma foi, monsieur l'abbé, il faudra toujours bien que je vous le dise, en confession ou autrement Eh bien! je vais vous le dire autrement. Mais attendez donc...
Il fit un mouvement en arrière.
—Quoi donc?—Il ne bouge pas là-bas?—Non, soyez tranquille, le malheureux est bien mort.—Oh! bien mort... bien mort... n'importe! Je vais toujours vous dire pourquoi je suis venu, et, si je mens, il me démentira, voilà tout.—Dites.
—Il faut vous dire que ce mécréant-là n'a pas voulu entendre parler de confession. Il disait seulement de temps en temps: «L'abbé Moulle est-il arrivé?» On lui répondait: «Non, pas encore.» Il poussait un soupir; on lui offrait un prêtre, il répondait: «Non! l'abbé Moulle... et pas d'autre.»
—Oui, je sais cela.
—Au pied de la tour de Guinette, il s'arrêta: Regardez donc, me dit-il, si vous ne voyez pas venir l'abbé Moulle.—Non, lui dis-je. Et nous nous remîmes en chemin. Au pied de l'échelle, il s'arrêta encore.—L'abbé Moulle ne vient pas? demanda-t-il.—Eh non! que l'on vous dit. Il n'y a rien d'impatientant comme un homme qui vous répète toujours la même chose.—Allons! dit-il.—Je lui passai la corde au cou. Je lui mis les pieds contre l'échelle, et lui dis: Monte. Il monta sans trop se faire prier; mais, quand il fut arrivé aux deux tiers de l'échelle:—Attendez, me dit-il, que je m'assure que l'abbé Moulle ne vient pas.—Ah! regardez, lui dis-je, ça n'est pas défendu. Alors il regarda une dernière fois dans la foule; mais, ne vous voyant pas, il poussa un soupir. Je crus qu'il était résolu et qu'il n'y avait plus qu'à le pousser; mais il vit mon mouvement.—Attends, dit-il.—Quoi encore?—Je voudrais baiser une médaille de Notre-Dame, qui est à mon cou.—Ah! pour cela, lui dis-je, c'est trop juste; baise. Et je lui mis la médaille contre les lèvres.—Qu'y a-t-il donc encore? demandai-je.—Je veux être enterré avec cette médaille.—Hum! hum! fis-je, il me semble que toute la défroque du pendu appartient au bourreau. —Cela ne me regarde pas, je veux être enterré avec ma médaille.—Je veux! je veux! comme vous y allez!—Je veux, quoi! La patience m'échappa; il était tout prêt, il avait la corde au cou, l'autre bout de la corde était au crochet.—Va-t'en au diable! lui dis je. Et je le lançai dans l'espace. —Notre-Dame, ayez pi...—Ma foi, c'est tout ce qu'il put dire; la corde étrangla à la fois l'homme et la phrase. Au même instant, vous savez comme cela se pratique, j'empoignai la corde, je sautai sur ses épaules, et han! han! tout fut dit. Il n'eut pas à se plaindre de moi, et je vous réponds qu'il n'a pas souffert.
—Mais tout cela ne dit pas pourquoi tu es venu ce soir.—Oh! c'est que voilà ce qui est le plus difficile à raconter.—Eh bien! je vais te le dire, moi: tu es venu pour lui prendre sa médaille.—Eh bien! oui, le diable m'a tenté. Je me suis dit: Bon! bon! tu veux; c'est bien aisé à dire, cela; mais, quand la nuit sera venue, sois tranquille, nous verrons. Alors, quand la nuit a été venue, je suis parti de la maison. J'avais laissé mon échelle aux alentours; je savais où la retrouver. J'ai été faire une promenade; je suis revenu par le plus long, et puis, quand j'ai vu qu'il n'y avait plus personne dans la plaine, quand je n'ai plus entendu aucun bruit, je me suis approché du gibet, j'ai dressé mon échelle, je suis monté, j'ai tiré le pendu à moi, je lui ai décroché sa chaîne, et...—Et quoi?—Ma foi! croyez moi si vous voulez: au moment où la médaille a quitté son cou, le pendu m'a pris, a retiré sa tête du noeud coulant, a passé ma tête à la place de la sienne, et, ma foi! il m'a poussé à mon tour, comme je l'avais poussé, moi. Voilà la chose.—Impossible! vous vous trompez.—M'avez vous trouvé pendu, oui ou non?—Oui.—Eh bien! je vous promets que je ne me suis pas pendu moi-même. Voilà tout ce que je puis vous dire.
Je réfléchis un instant.
—Et la médaille, lui demandai-je, où est-elle? —Ma foi, cherchez à terre, elle ne doit pas être loin. Quand je me suis senti pendu, je l'ai lâchée.
Je me levai et jetai les yeux à terre. Un rayon de la lune donnait dessus comme pour guider mes recherches. Je la ramassai. J'allai au cadavre du pauvre l'Artifaille, et je lui rattachai la médaille au cou.
Au moment où elle toucha sa poitrine, quelque chose comme un frémissement courut par tout son corps, et un cri aigu et presque douloureux sortit de sa poitrine.
Le bourreau fit un bond en arrière.
Mon esprit venait d'être illuminé par ce cri. Je me rappelai ce que les saintes Écritures disaient des exorcismes et du cri que poussent les démons en sortant du corps des possédés.
Le bourreau tremblait comme la feuille.
—Venez ici, mon ami, lui dis-je, et ne craignez rien.
Il s'approcha en hésitant.
—Que me voulez-vous? dit-il.—Voici un cadavre qu'il faut remettre à sa place.—Jamais. Bon! pour qu'il me pende encore.—Il n'y a pas de danger, mon ami, je vous réponds de tout.—Mais, monsieur l'abbé! monsieur l'abbé!—Venez, vous dis-je.
Il fit encore un pas.
—Hum! murmura-t-il, je ne m'y fie pas.—Et vous avez tort, mon ami. Tant que le corps aura sa médaille, vous n'aurez rien à craindre.—Pourquoi cela?—Parce que le démon n'aura aucune prise sur lui. Cette médaille le protégeait, vous la lui avez ôtée; à l'instant même le mauvais génie qui l'avait poussé au mal, et qui avait été écarté par son bon ange, est rentré dans le cadavre, et vous avez vu quelle a été l'oeuvre de ce mauvais génie.—Alors ce cri que nous venons d'entendre.—C'est celui qu'il a poussé quand il a senti que sa proie lui échappait.—Tiens, dit le bourreau, en effet, cela pourrait bien être.—Cela est.—Alors, je vais le remettre à son crochet.—Remettez-le; il faut que la justice ait son cours; il faut que la condamnation s'accomplisse.
Le pauvre diable hésitait encore.
—Ne craignez rien, lui dis-je, je réponds de tout.—N'importe, reprit le bourreau, ne me perdez pas de vue, et, au moindre cri, venez à mon secours.—Soyez tranquille, vous n'aurez pas besoin de moi.
Il s'approcha du cadavre, le souleva doucement par les épaules et le tira vers l'échelle tout en lui parlant.
—N'aie pas peur, l'Artifaille, lui disait-il, ce n'est pas pour te prendre ta médaille. Vous ne nous perdez pas de vue, n'est-ce pas, monsieur l'abbé?—Non, mon ami, soyez tranquille.—Ce n'est pas pour te prendre ta médaille, continua l'exécuteur du ton le plus conciliant; non, sois tranquille; puisque tu l'as désiré, tu seras enterré avec elle. C'est vrai, il ne bouge pas, monsieur l'abbé.—Vous le voyez.—Tu seras enterré avec elle; en attendant, je te remets à ta place, sur le désir de M. l'abbé, car, pour moi, tu comprends!...—Oui, oui, lui dis-je, sans pouvoir m'empêcher de sourire, mais faites vite.—Ma foi, c'est fait, dit-il en lâchant le corps qu'il venait d'attacher de nouveau au crochet et en sautant à terre du même coup.
Et le corps se balança dans l'espace, immobile et inanimé.
Je me mis à genoux et je commençai les prières que l'Artifaille m'avait demandées.
—Monsieur l'abbé, dit le bourreau en se mettant à genoux près de moi, vous plairait-il de dire les prières assez haut et assez doucement pour que je puisse les répéter?—Comment! malheureux! tu les as donc oubliées?—Je crois que je ne les ai jamais sues?
Je dis les cinq _pater_ et les cinq _ave_, que le bourreau répéta consciencieusement après moi.
La prière terminée, je me levai.
—L'Artifaille, dis-je tout haut au supplicié, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour le salut de ton âme, c'est à la bienheureuse Notre-Dame à faire le reste.—_Amen_! dit mon compagnon.
En ce moment un rayon de lune illumina le cadavre comme une cascade d'argent. Minuit sonna à Notre-Dame.
—Allons, dis-je à l'exécuteur, nous n'avons plus rien à faire ici.—Monsieur l'abbé, dit le pauvre diable, seriez-vous assez bon pour m'accorder une dernière grâce?—Laquelle?—C'est de me reconduire jusque chez moi; tant que je ne sentirai pas ma porte bien fermée entre moi et ce gaillard-là, je ne serai pas tranquille.—Venez, mon ami.
Nous quittâmes l'esplanade, non sans que mon compagnon, de dix pas en dix pas, se retournât pour voir si le pendu était bien à sa place.
Rien ne bougea.
Nous rentrâmes dans la ville. Je conduisis mon homme jusque chez lui. J'attendis qu'il eût éclairé sa maison, puis il ferma la porte sur moi, me dit adieu, et me remercia à travers la porte. Je rentrai chez moi, parfaitement calme de corps et d'esprit.
Le lendemain, comme je m'éveillais, on me dit que la femme du voleur m'attendait dans ma salle à manger.
Elle avait le visage calme et presque joyeux.
—Monsieur l'abbé, me dit-elle, je viens vous remercier: mon mari m'est apparu hier comme minuit sonnait à Notre-Dame, et il m'a dit:—Demain matin, tu iras trouver l'abbé Moulle. et lu lui diras que, grâce à lui et à Notre-Dame, je suis sauvé.
XI
LE BRACELET DE CHEVEUX.
on cher abbé, dit Alliette,
j'ai la plus grande estime
pour vous et la plus grande
vénération pour Cazotte;
j'admets parfaitement l'influence
de votre mauvais
génie; mais il y a une chose
que vous oubliez et dont je
suis, moi, un exemple: c'est que la mort ne tue pas
la vie; la mort n'est qu'un mode de transformation
du corps humain; la mort tue la mémoire, voilà
tout. Si la mémoire ne mourait pas, chacun se souviendrait
de toutes les pérégrinations de son âme,
depuis le commencement du monde jusqu'à nous.
La pierre philosophale n'est pas autre chose que ce
secret; c'est ce secret qu'avait trouvé Pythagore, et
qu'ont retrouvé le comte de Saint-Germain et Cagliostro;
c'est ce secret que je possède à mon tour,
et qui fait que mon corps mourra, comme je me rappelle
positivement que cela lui est déjà arrivé quatre
ou cinq fois, et encore, quand je dis que mon corps
mourra, je me trompe, il y a certains corps qui ne
meurent pas, et je suis de ceux-là.
—Monsieur Alliette, dit le docteur, voulez-vous d'avance me donner une permission?
—Laquelle?
—C'est de faire ouvrir votre tombeau un mois après votre mort.
—Un mois, deux mois, un an, dix ans, quand vous voudrez, docteur; seulement prenez vos précautions... car le mal que vous ferez à mon cadavre pourrait nuire à l'autre corps dans lequel mon âme serait entrée.
—Ainsi, vous croyez à cette folie?
—Je suis payé pour y croire: j'ai vu.
—Qu'avez-vous vu?... un de ces morts vivants?
—Oui.
—Voyons, monsieur Alliette, puisque chacun a raconté son histoire, racontez aussi la vôtre; il serait curieux que ce fût la plus vraisemblable de la société.
—Vraisemblable ou non, docteur, la voici dans toute sa vérité. J'allais de Strasbourg aux eaux de Louesche. Vous connaissez la route, docteur?
—Non; mais n'importe, allez toujours.
—J'allais donc de Strasbourg aux eaux de Louesche, et je passais naturellement par Bâle, où je devais quitter la voiture publique pour prendre un voiturin.
Arrivé à l'hôtel de la Couronne, que l'on m'avait recommandé, je m'enquis d'une voiture et d'un voiturin, priant mon hôte de s'informer si quelqu'un dans la ville n'était point en disposition de faire la même route que moi; alors il était chargé de proposer à cette même personne une association qui devait naturellement rendre à la fois la route plus agréable et moins coûteuse.
Le soir, il revint, ayant trouvé ce que je demandais; la femme d'un négociant bâlois, qui venait de perdre son enfant, âgé de trois mois, qu'elle nourrissait elle-même, avait fait, à la suite de cette perte, une maladie pour laquelle on lui ordonnait les eaux de Louesche. C'était le premier enfant de ce jeune ménage marié depuis un an.
Mon hôte me raconta qu'on avait eu grand'peine à décider la femme à quitter son mari. Elle voulait absolument ou rester à Bâle ou qu'il vînt avec elle à Louesche; mais, d'un autre côté, l'état de sa santé exigeant les eaux, tandis que l'état de leur commercé exigeait sa présence à Bâle, elle s'était décidée et partait avec moi le lendemain matin. Sa femme de chambre l'accompagnait.
Un prêtre catholique, desservant l'église d'un petit village des environs, nous accompagnait et occupait la quatrième place dans la voiture.
Le lendemain, vers huit heures du matin, la voiture vint nous prendre à l'hôtel; le prêtre y était déjà. J'y montai à mon tour, et nous allâmes prendre la dame et sa femme de chambre.
Nous assistâmes, de l'intérieur de la voiture, aux adieux des deux époux, qui, commencés au fond de leur appartement, continuèrent dans le magasin, et ne s'achevèrent que dans la rue. Sans doute la femme avait quelque pressentiment, car elle ne pouvait se consoler. On eût dit que, au lieu de partir pour un voyage d'une cinquantaine de lieues, elle partait pour faire le tour du monde.
Le mari paraissait plus calme qu'elle, mais néanmoins était plus ému qu'il ne convenait raisonnablement pour une pareille séparation.
Nous partîmes enfin.
Nous avions naturellement, le prêtre et moi, donné les deux meilleures places à la voyageuse et à sa femme de chambre, c'est-à-dire que nous étions sur le devant et elles au fond.
Nous primes la route de Soleure, et le premier jour nous allâmes coucher à Mundischwyll. Toute la journée, notre compagne avait été tourmentée, inquiète. Le soir, ayant vu passer une voiture de retour, elle voulait reprendre le chemin de Bâle. Sa femme de chambre parvint cependant à la décider à continuer sa route.
Le lendemain, nous nous mîmes en route vers neuf heures du matin, La journée était courte; nous ne comptions pas aller plus loin que Soleure.
Vers le soir, et comme nous commencions d'apercevoir la ville, notre malade tressaillit.
—Ah! dit-elle, arrêtez, on court après nous.
Je me penchai hors de la portière.
—Vous vous trompez, madame, répondis-je, la route est parfaitement vide.
—C'est étrange, insista-t-elle. J'entends le galop d'un cheval.
Je crus avoir mal vu.
Je sortis plus avant hors de la voiture.
—Personne, madame, lui dis-je.
Elle regarda elle-même et vit comme moi la route déserte.
—Je m'étais trompée, dit-elle en se rejetant au fond de la voiture. Et elle ferma les yeux comme une femme qui veut concentrer sa pensée en elle-même.
Le lendemain nous partîmes à cinq heures du matin. Cette fois la journée était longue. Notre conducteur vint coucher à Berne. A la même heure que la veille, c'est-à-dire vers cinq heures, notre compagne sortit d'une espèce de sommeil où elle était, et étendant les bras vers le cocher:
—Conducteur, dit-elle, arrêtez. Cette fois, j'en suis sûre, on court après nous.
—Madame se trompe, répondit le cocher. Je ne vois que les trois paysans qui viennent de nous croiser, et qui suivent tranquillement leur chemin.
—Oh! mais j'entends le galop du cheval.
Ces paroles étaient dites avec une telle conviction, que je ne pus m'empêcher de regarder derrière nous.
Comme la veille, la route était absolument déserte.
—C'est impossible, madame, répondis-je, je ne vois pas de cavalier.
—Comment se fait-il que vous ne voyiez point de cavalier, puisque je vois, moi, l'ombre d'un homme et d'un cheval?
Je regardai dans la direction de sa main, et je vis en effet l'ombre d'un cheval et d'un cavalier. Mais je cherchai inutilement les corps auxquels les ombres appartenaient.
Je fis remarquer cet étrange phénomène au prêtre, qui se signa.
Peu à peu cette ombre s'éclaircit, devint d'instant en instant moins visible, et enfin disparut tout à fait.
Nous entrâmes à Berne.
Tous ces présages paraissaient fatals à la pauvre femme; elle disait sans cesse qu'elle voulait retourner, et cependant elle continuait son chemin.
Soit inquiétude morale, soit progrès naturel de la maladie, en arrivant à Thun, la malade se trouva si souffrante, qu'il lui fallut continuer son chemin en litière. Ce fut ainsi qu'elle traversa le Kander-Thal et le Gemmi. En arrivant à Louesche, un érésypèle se déclara, et pendant plus d'un mois elle fui sourde et aveugle.
Au reste, ses pressentiments ne l'avaient pas trompée, à peine avait-elle fait vingt lieues, que son mari avait été pris d'une fièvre cérébrale.
La maladie avait fait des progrès si rapides, que, le même jour, sentant la gravité de son état, il avait envoyé un homme à cheval pour prévenir sa femme et l'inviter à revenir. Mais entre Lauffen et Breinteinbach, le cheval s'était abattu, et, le cavalier étant tombé, sa tête avait donné contre une pierre, et il était resté dans une auberge, ne pouvant rien pour celui qui L'avait envoyé que le faire prévenir de l'accident qui était arrivé.
Alors on avait envoyé un autre courrier; mais sans doute il y avait une fatalité sur eux: à l'extrémité du Kander Thal, il avait quitté son cheval et pris un guide pour monter le plateau du Schwalbach, qui sépare l'Oberland du Valais, quand, à moitié chemin, une avalanche, roulant du mont Attels, l'avait entraîné avec elle dans un abîme; le guide avait été sauvé comme par miracle.
Pendant ce temps, le mal faisait des progrès terribles. On avait été obligé de raser la tête du malade qui portait des cheveux très-longs, afin de lui appliquer de la glace sur le crâne. A partir de ce moment, le moribond n'avait plus conservé aucun espoir, et, dans un moment de calme, il avait écrit à sa femme:
«Chère Bertha,
«Je vais mourir, mais je ne veux pas me séparer de toi tout entier. Fais-toi faire un bracelet des cheveux qu'on vient de me couper et que je fais mettre à part. Porte-le toujours, et il me semble qu'ainsi nous serons encore réunis.
«Ton FRÉDÉRICK.»
Puis il avait remis cette lettre à un troisième exprès, à qui il avait ordonné de partir aussitôt qu'il serait expiré.
Le soir même il était mort. Une heure après sa mort, l'exprès était parti, et, plus heureux que ses deux prédécesseurs, il était, vers la fin du cinquième jour, arrivé à Louesche.
Mais il avait trouvé la femme aveugle et sourde; au bout d'un mois seulement, grâce à l'efficacité des eaux, cette double infirmité avait commencé à disparaître. Ce n'était qu'un autre mois écoulé qu'on avait osé apprendre à la femme la fatale nouvelle à laquelle du reste les différentes visions qu'elles avaient eues l'avaient préparée. Elle était restée un dernier mois pour se remettre complètement; enfin, après trois mois d'absence, elle était repartie pour Bâle.
Comme, de mon côté, j'avais achevé mon traitement, que l'infirmité pour laquelle j'avais pris les eaux et qui était un rhumatisme, allait beaucoup mieux, je lui demandai la permission de partir avec elle, ce qu'elle accepta avec reconnaissance, ayant trouvé en moi une personne à qui parler de son mari, que je n'avais fait qu'entrevoir au moment du départ, mais enfin que j'avais vu.
Nous quittâmes Louesche, et le cinquième jour, au soir, nous étions de retour à Bâle.
Rien ne fut plus triste et plus douloureux que la rentrée de cette pauvre veuve dans sa maison; comme les deux jeunes époux étaient seuls au monde, le mari mort, on avait fermé le magasin, le commerce avait cessé comme cesse le mouvement lorsqu'une pendule s'arrête. On envoya chercher le médecin qui avait soigné le malade, les différentes personnes qui l'avaient assisté à ses derniers moments, et par eux, en quelque sorte, on ressuscita cette agonie, on reconstruisit cette mort déjà presque oubliée chez ces coeurs indifférents.
Elle redemanda au moins ces cheveux que son mari lui léguait.
Le médecin se rappela bien avoir ordonné qu'on les lui coupât; le barbier se souvint bien d'avoir rasé le malade, mais voilà tout. Les cheveux avaient été jetés au vent, dispersés, perdus.
La femme fut désespérée; ce seul et unique désir du moribond, qu'elle portât un bracelet de ses cheveux, était donc impossible à réaliser.
Plusieurs nuits s'écoulèrent; nuits profondément tristes, pendant lesquelles la veuve, errante dans la maison, semblait bien plutôt une ombre elle-même qu'un être vivant.
A peine couchée, ou plutôt à peine endormie, elle sentait son bras droit tomber dans l'engourdissement, et elle ne se réveillait qu'au moment où cet engourdissement lui semblait gagner le coeur.
Cet engourdissement commençait au poignet, c'est-à-dire à la place où aurait dû être le bracelet de cheveux, et où elle sentait une pression pareille à celle d'un bracelet de fer trop étroit; et du poignet, comme nous l'avons dit, l'engourdissement gagnait le coeur.
Il était évident que le mort manifestait son regret de ce que ses volontés avaient été si mal suivies.
La veuve comprit ces regrets qui venaient de l'autre côté de la tombe. Elle résolut d'ouvrir la fosse, et, si la tête de son mari n'avait pas été entièrement rasée, d'y recueillir assez de cheveux pour réaliser son dernier désir.
En conséquence, sans rien dire de ses projets à personne, elle envoya chercher le fossoyeur.
Mais le fossoyeur qui avait enterré son mari était mort. Le nouveau fossoyeur, entré en exercice depuis quinze jours seulement, ne savait pas où était la tombe.
Alors, espérant une révélation, elle, qui, par la double apparition du cheval, du cavalier, elle qui, par la pression du bracelet, avait le droit de croire aux prodiges, elle se rendit seule au cimetière, s'assit sur un tertre couvert d'herbe verte et vivace comme il en pousse sur les tombes, et là elle invoqua quelque nouveau signe auquel elle pût se rattacher pour ses recherches.
Une danse macabre était peinte sur le mur de ce cimetière. Ses yeux s'arrêtèrent sur la Mort et se fixèrent longtemps sur cette figure railleuse et terrible à la fois.
Alors il lui sembla que la Mort levait son bras décharné, et du bout de son doigt osseux désignait une tombe au milieu des dernières tombes.
La veuve alla droit à cette tombe, et, quand elle y fut, il lui sembla voir bien distinctement la Mort qui laissait retomber son bras à la place primitive.
Alors elle fit une marque à la tombe, alla chercher le fossoyeur, le ramena à l'endroit désigné, et lui dit:
—Creusez, c'est ici!
J'assistais à cette opération. J'avais voulu suivre cette merveilleuse aventure jusqu'au bout.
Le fossoyeur creusa.
Arrivé au cercueil, il leva le couvercle. D'abord il avait hésité, mais la veuve lui avait dit d'une voix ferme:
—Levez, c'est le cercueil de mon mari.
Il obéit donc, tant cette femme savait inspirer aux autres la confiance qu'elle possédait elle-même.
Alors apparut une chose miraculeuse et que j'ai vue de mes yeux. Non-seulement le cadavre était le cadavre de son mari, non-seulement ce cadavre, à la pâleur près, était tel que de son vivant, mais encore, depuis qu'ils avaient été rasés, c'est-à-dire depuis le jour de sa mort, ses cheveux avaient poussé de telle sorte, qu'ils sortaient comme des racines par toutes les fissures de sa bière.
Alors la pauvre femme se pencha vers ce cadavre, qui semblait seulement endormi; elle le baisa au front, coupa une mèche de ses longs cheveux si merveilleusement poussés sur la tête d'un mort, et en fil faire un bracelet.
Depuis ce jour, l'engourdissement nocturne cessa. Seulement, à chaque fois qu'elle était prête à courir quelque grand danger, une douce pression, une amicale étreinte du bracelet l'avertissait de se tenir sur ses gardes.
—Eh bien! croyez-vous que ce mort fût réellement mort? que ce cadavre fût bien un cadavre? Moi, je ne le crois pas.
—Et, demanda la dame pale avec un timbre si singulier, qu'il nous fît tressaillir tous dans cette nuit où l'absence de lumière nous avait laissés, vous n'avez pas entendu dire que ce cadavre fût jamais sorti du tombeau, vous n'avez pas entendu dire que personne eût eu à souffrir de sa vue et de son contact?
—Non, dit Alliette, j'ai quitté le pays.
—Ah! dit le docteur, vous avez tort, monsieur Alliette, d'être de si facile composition. Voici madame Gregoriska qui était toute prête à faire de votre bon marchand de Bâle en Suisse un vampire polonais, valaque ou hongrois. Est-ce que, pendant votre séjour dans les monts Carpathes, continua en riant le docteur, est ce que par hasard vous auriez vu des vampires?
—Écoutez, dit la dame pâle avec une étrange solennité, puisque tout le monde ici a raconté une histoire, j'en veux raconter une aussi. Docteur, vous ne direz pas que l'histoire n'est pas vraie, c'est la mienne... Vous allez savoir pourquoi je suis si pâle.
En ce moment, un rayon de lune glissa par la fenêtre à travers les rideaux, et, venant se jouer sur le canapé où elle était couchée, l'enveloppa d'une lumière bleuâtre qui semblait faire d'elle une statue de marbre noir couchée sur un tombeau.
Pas une voix n'accueillit la proposition; mais le silence profond qui régna dans le salon annonça que chacun attendait avec anxiété.