Les moments perdus de John Shag
The Project Gutenberg eBook of Les moments perdus de John Shag
Title: Les moments perdus de John Shag
Author: Auguste Gilbert de Voisins
Release date: May 14, 2016 [eBook #52065]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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Les Moments perdus de John Shag
DU MÊME AUTEUR
La Petite Angoisse, roman.
Pour l'Amour du Laurier, roman.
Sentiments, essais.
Le Démon Secret, roman.
EN PRÉPARATION
Le Bar de la Fourche.
L'Esprit Impur.
GILBERT DE VOISINS
Les Moments perdus de John Shag
PARIS BERNARD GRASSET ÉDITEUR
7, Rue Corneille, 7
1909
Il a été tiré de cet ouvrage quinze exemplaires sur Hollande numérotés de 1 à 15 et un exemplaire unique sur Chine
MON AMI JOHN SHAG
Si les quelques gens de qualité qui fréquentèrent mon ami John Shag fournissent de lui, par leurs anecdotes, une image singulière, il ne faut pas s'en étonner, car, pour aimable que fût son apparence, qui était celle d'un honnête homme, toutefois, par ses façons de penser, de sentir et d'exprimer la saveur de ses réflexions, John Shag tenait souvent le personnage biscornu du misanthrope qui ne veut rien entendre ou, du moins, qui veut n'entendre qu'à bon escient.
Il avait la taille bien prise, le teint vif. Cela donnait à ses quarante ans un air d'adolescence.
Je connais de lui un portrait qui le montre rasé et portant le monocle, simple vitre, mais qui lui permettait d'avoir deux regards: l'un, à l'abri, pour considérer le monde; l'autre, à découvert, pour exprimer quelques émotions choisies.—De chacun, il se servait avec discernement.—Quand j'aurai ajouté que son poil était roux, ses mains fines et son vêtement strict, j'en aurai assez dit, ne voulant pas charger une esquisse.
Il était plus notable pour sa physionomie morale, et, dès l'abord, je tiens à marquer un trait essentiel qui le distinguait. Il détestait, avec l'élan d'une âme pure, le commerce de la démocratie. A la plus faible invite, il s'élevait au-dessus de ce concours de médiocrités qu'il tenait pour avilissant. Une atmosphère commune à trop de bouches lui répugnait. Sans, pour cela, gagner un ermitage, comme Timon, et, tout en laissant sa personne physique parler, sourire et disputer sur terre, John Shag repoussait le sol d'un pied chaussé d'ailes et s'enfuyait allègrement vers des nuages d'où il ne descendait plus que sollicité par des arguments d'un grand poids.
C'est là ce que d'autres appellent rêver.—Rêver!... occupation qui, pour certains, est un passe-temps, mais qui avait, dans son cas, tous les caractères coercitifs d'une servitude.
La fréquentation d'un même cercle nous lia. Je partageais la plupart de ses goûts: son furieux penchant pour la couleur des eaux mortes et celle, si diverse, des pourritures d'automne, le transport d'aise qu'il manifestait à voir le soleil dans sa plus grande ardeur, son amour, enfin, des paysages tout simples où il trouvait matière à divaguer beaucoup. La passion qu'il mettait à vanter ou à mépriser n'était point non plus pour me déplaire.
De l'humanité il distrayait parfois une figure, un geste, une inflexion de voix, et la considérait longuement, avec son bel œil protégé, puis il se défaisait de la chose, comme l'on jette un citron sec.
Nous nous aperçûmes, bientôt, qu'une vive amitié nous rendait utiles l'un à l'autre. Dès lors, on nous vit souvent ensemble. Nous parcourûmes de conserve l'Allemagne et la Hollande, les villes du Piémont et de la Vénétie, certains cantons algériens et la côte occidentale d'Afrique où nous n'en finîmes plus de nous attarder.
Des femmes nous suivaient dans ces déplacements. Nous les changions au gré du paysage, suivant qu'il commandait une chevelure blonde ou brune, un excès de vêtements ou des seins nus.
Je garde, communément, avec les jeunesses auxquelles je me confie, un ton d'indulgente amabilité: c'est que le soin de mon ataraxie m'importe avant toutes choses, mais John Shag réglait les mouvements de sa cour suivant une autre loi.—Dans le commerce des femmes, il montrait une bizarrerie excessive qui le poussait à des blasphèmes brusques et surprenants, voire à des colères tout à fait sans excuse, car on ne saurait reprocher sérieusement à sa maîtresse de n'être pas toujours dans le plan de votre songe. Il se justifiait de cela, comme de mille autres incartades, en alléguant les soucis de sa gestation.
Je pense qu'il souffrait de quelque affection nerveuse, car la sensibilité d'un homme sain n'oserait être, que je sache, aussi constamment en éveil. Il se comparait volontiers à Bragadin, doge vénitien, par allusion à ce passage d'un livre de M. Maurice Barrès:
«Bragadin est un doge qui, par grandeur d'âme, consentit à être écorché vif; et, parfois, je songe que je me suis fait un sort analogue.»
Comme l'on passe un caprice, même absurde, aux jeunes femmes alourdies, j'ai passé à John Shag plus d'une excentricité. Je le savais occupé par une œuvre longue et difficile, à laquelle il se donnait tout entier et, quand il me quittait soudain pour planer dans ces régions supérieures où, suivant son expression, il allait prendre l'air du génie, je me consolais de son absence spirituelle en méditant sur les prestiges de la solitude.
John Shag travaillait beaucoup. Chaque jour, je voyais de nouvelles feuilles rejoindre un manuscrit volumineux. Hélas! je ne devais connaître de cet ouvrage que le titre:
Essai sur les raisonnements inductifs dans quelques problèmes de métaphysique et de morale.
Il avait aussi mille projets littéraires dont il parlait comme un autre parlerait d'une œuvre achevée, projets de romans, de féeries, de biographies imaginaires, de satires anachroniques (entendez de satires des vices futurs ou bien abolis); projets d'études religieuses, de pamphlets, de parades... que sais-je encore!
Et, lorsque je lui disais:
«Pourquoi donc ne réalisez-vous pas ce projet de livre?»
John Shag, haussant dédaigneusement les épaules, répondait:
«J'ai fini d'y songer... Il ne reste plus qu'à l'écrire!»
Un sujet, pourtant, le requérait fort, et je pense qu'il s'en fût occupé, si le Destin l'avait permis.—C'était la toute simple histoire d'une jeune fille parisienne, le récit de ses amours, de ses conversations et de ses défaillances que terminait une défaillance dernière qui la faisait mourir entre les bras d'un beau jeune homme. Mais la singularité de ce roman se révélait en ceci qu'il était coupé par des divertissements, des entrées de ballet, mille intermèdes chorégraphiques où l'on voyait des comparses, vêtus de façon appropriée, illustrer, en quelque sorte, l'action romanesque par des jetés-battus et des ronds de jambe. A ce propos, je me souviens que la mort de l'héroïne était immédiatement suivie d'une «entrée de fossoyeurs» où des figurants, habillés en Scaramouche, dansaient de funèbre manière et brandissaient des attributs symboliques.
J'imagine mal ce qu'eût été cette Histoire de Radegonde, et, si ferme que fût son intention d'y travailler, John Shag n'en eut pas le loisir.
Vers la fin du séjour que nous fîmes à Venise, mon ami dut s'aliter. Il souffrait des fièvres. Son état s'aggrava de façon rapide. Vous pensez si je l'entourai d'attentions et de soins! Rien n'y fit, et je n'eus bientôt qu'à désespérer.
Le 7 mai, à huit heures et demie du matin, John Reginald Shag, ancien élève de l'Ecole Normale supérieure, membre correspondant de plusieurs académies, mourut après avoir succinctement agonisé.
Un testament confiait le manuscrit de son Essai à Mlle Jeanne Heurtance, une cousine éloignée, demeurant à Pithiviers, 76, rue du Chapeau-Rouge. Jusqu'à ce jour, elle a cru ne rien devoir publier de cet ouvrage, certains paragraphes lui ayant paru hétérodoxes. Aucune des démarches que je tentai pour la fléchir n'a abouti.
Des projets de John Shag, il ne reste que des notes illisibles et les titres: La Mésange apprivoisée, pastorale lyrique dans le goût des bergeries du XVIe siècle; la Vie d'Apollonius de Thyane, pour laquelle il amassait des documents; Etude sur un Cas de Polygamie austère, qui traitait, je crois, de l'histoire des Mormons; Les Manières du Prince de Danemark, où l'interprétation du rôle d'Hamlet était analysée; Les Chiens écrasés, roman en vue duquel il collectionnait les opinions de portières; Le Regard à travers l'Onde, recueil de poèmes; Notes sur la Lycanthropie, dont je possède un fragment, trop court pour être publié en volume; Nib de Neuville, roman dont j'oublie le sujet, et bien d'autres encore.
Une fantaisie inlassable, une curiosité jamais satisfaite, le poussaient à commencer avec ardeur des œuvres qu'il délaissait pour le motif le plus futile. Sa passion de savoir touchait à tout. Tout l'intriguait, tout le sollicitait, tout l'émouvait,—mais tout savait le distraire.
Un jour que, dans le bureau de sa maison de campagne, il étudiait certaine discussion du concile de Trente, un papillon vola devant la fenêtre. Mon ami se dressa, posa sa plume et, aussitôt, s'en fut le poursuivre jusqu'au fond du jardin.
Je ne saurais mieux faire que de citer ici une page de John Shag, écrite sans doute pour le panier à papier, mais que je sauvai de la destruction et qui nous donne, en son beau, cette influence, peut-être néfaste, du petit démon qui le tourmentait sans cesse et qu'il appelait: son «compère». Ce fragment (dirai-je: ce poème en prose?) était griffonné, au crayon, sur une feuille de papier écolier du format courant. Le voici, tel que j'ai pu le déchiffrer, à grand'peine, car l'écriture hâtive manquait de netteté:
C'est encore toi, mon compère! Inutile de feindre! je t'ai déjà vu, caché sous ma table, et jouant à te chatouiller les narines avec une plume enlevée à la queue d'un rouge-gorge!
Allons! sors! approche-toi! Ne pleurniche pas! je ne te ferai aucun mal!
D'où viens-tu? Quelle fleur as-tu chiffonnée cette nuit? Pourquoi ce rire soudain et que signifient donc ces gambades?
As-tu suivi les souris grises dans le tronc des saules? Dis-moi leurs coutumes. Se réunissent-elles vraiment, le treize de chaque mois, autour d'un fromage de Hollande, volé à la fée Carabosse?
Je n'entends pas!... Tu dis?... Parle plus haut!... Comment! Trilby a cueilli le lys où tu te lavais, tous les soirs, la figure? Quel maraud!...
Ici, quatre lignes vraiment indéchiffrables.
Et Viviane, qu'a-t-elle fait?... Non!... tu plaisantes!... Elle se serait prostituée à deux rayons de lune en même temps!... Nous ne qualifierons pas sa conduite!
Maintenant, va-t'en! Il faut que j'achève mon «Essai sur les raisonnements inductifs dans quelques problèmes de métaphysique et de morale».
Va-t-en! je n'ai pas le loisir de faire des cocottes en papier de soie!... non!... ni de composer un acrostiche!
Va-t'en! vilain démon de la fantaisie!
Parfois, durant ses heures de paresse, mon ami griffonnait ainsi quelques lignes que lui avaient inspirées une émotion de passage, un vol d'oiseau, quelques accords, un souvenir. Souvent même, je le vis s'interrompre dans un travail auquel il semblait donner tous ses soins et noter, en hâte, avec mille abréviations compliquées, le petit paysage surgi dans sa mémoire, la pensée fugitive ou le rapport inattendu.
Aussitôt écrites, il jetait ces feuilles au panier.—On me sera reconnaissant d'en avoir sauvé un assez grand nombre. Je m'en sépare à regret. John Shag les appelait ses «Moments perdus» et, sans doute eût-il été fort irrité, s'il avait su que, par ma faute, elles n'étaient point détruites.
J'en donne, ici, quelques-unes, sans retouches. Tout au plus, les ai-je divisées en cinq livres, pour en faciliter la lecture. Le respect que je voue à la mémoire de John Shag m'a interdit de corriger, si peu que ce fût, des pages qu'il dédaignait pourtant. J'aurais le même scrupule dans le cas où il me serait permis de réunir sa correspondance, si instructive à plus d'un point de vue. J'espère, sans beaucoup y croire, que les éditeurs de son essai philosophique seront dirigés par un sentiment pareil, si ce beau livre paraît, un jour. Certes, il donnera du talent de John Shag une idée plus complète, mais ces Moments perdus commenceront du moins à le présenter au public avec son esprit inquiet, ses sautes d'humeur et sa singulière sensibilité.
Puisse mon ami, dans les jardins lumineux et paisibles où son ombre doit goûter d'ineffables heures, ne point m'en vouloir si j'ai tâché de perpétuer son souvenir en publiant une œuvre qu'il eût, peut-être, tenue pour indigne de lui.
Gilbert de Voisins
Note.—Je me suis permis d'inscrire, au titre de chacune des cinq parties de ce livre, le nom d'un ami de John Shag.
G. V.
A FERNAND DROGOUL
Livre Premier
Que chacun garde avec soin les singularités qui lui sont propres.
J. J.
1
LE JUGEMENT DE PÂRIS
Ces trois petites Espagnoles sont ravissantes.
La première, vêtue de bleu, coiffée en torsades basses, un peu maigre, a la peau mate, des yeux ardents, des regards qui parlent.
La seconde, vêtue de rouge, coiffée en petit chignon, grasse déjà, mais qui promet d'engraisser encore, a des yeux tranquilles de ruminant et des regards qui restent posés.
La troisième, vêtue de vert, coiffée en frisons et en bouclettes, blanche de peau, fine par l'allure, modeste par le maintien, a des yeux qui rêvent et des regards sentimentaux.
Toutes trois sont mal chaussées.
Toutes trois sont jeunes.
Toutes trois sont ravissantes.
Et toutes trois contemplent un magnifique ouvrier espagnol qui fume son cigare, paresseusement, à la terrasse d'une buvette.
Il mérite vraiment l'admiration des foules. De son béret, ses cheveux débordent, luisants, bouclés, bleuâtres, et l'échancrure du tricot laisse voir des tatouages. Ses bras secs sont bien musclés. Il est crasseux, il a l'air louche. Qu'importe! ses yeux humides ont toujours une expression amoureuse.
Arrêtées au milieu de la ruelle et se tenant par la taille, les trois petites Espagnoles contemplent le beau mâle.—Celle de gauche s'évente, de sa main libre, avec un grand éventail en papier. Celle de droite, possédée d'une égale fièvre, fait de même.
Et les deux éventails battent l'air.
Mais le bel ouvrier sourit avantageusement à une vieille prostituée, visiblement malsaine, couverte de plâtre et qui a dû satisfaire des générations de matelots.—Roulant comme une barque, elle s'approche et s'assied à ses côtés.
Alors les trois petites Espagnoles, qui se tiennent toujours enlacées, s'éloignent, d'un air triste et dansant, tandis qu'un jeune juif au profil fin, à l'expression ambiguë, vêtu d'une longue robe noire, les suit de l'œil.
Et les deux grands éventails en papier battent avec mélancolie.
2
LA JETÉE-PROMENADE
Elle avance dans la Manche, elle est toute en fer, elle est fort laide. Le poisson s'égare dans le labyrinthe de ses pilotis.—On paie quatre pence à l'entrée où il y a des pancartes et des affiches, des avis et des interdictions, des conseils et des admonestations, et quelques textes aussi, tirés de l'Evangile.—Tout cela est placardé en face, à droite et à gauche de l'entrée où l'on paie quatre pence.
Debout devant une toile tendue, comme de pauvres rosiers devant un mur, des vierges à chapeau fermé mettent dans la main du promeneur de petits livres bleus. Ils tendent à proscrire les boissons alcooliques et conseillent l'usage illimité de la Bible.
Plus loin, un missionnaire nègre enseigne, à qui veut l'entendre, l'art de gagner le ciel à peu de frais.—Il était aveugle, il y voit clair; il était sourd, il perçoit, aujourd'hui, le concert des anges. Poussez-le, il vous avouera peut-être qu'il fut anthropophage.—Il fait des gestes nombreux et maladroits. Il se donne beaucoup de mal.—A la fin de la journée, cela lui rapporte un shilling, mais il peut croire (supplément de son austère paye) qu'il a sauvé une âme.—Il ne manque pas d'auditeurs.—Passons.
Voici une courtisane repentie. On l'écoute avec plaisir. Elle a connu tout le péché. Elle seule a touché le fond de l'abîme. Elle tient beaucoup à être une pécheresse inégalable. C'est là sa raison d'exister. Elle décrit ses rapports avec Satan. Elle l'a vu. Elle lui a parlé. Elle montre à chacun son corps séduit, ses mains impures, sa bouche baisée. Un jour, elle a entendu des voix mystérieuses qui l'enjoignaient de choisir une autre route. Elle a obéi. Maintenant, le ciel lui est ouvert.
Et, tandis que le peuple s'écoule, moi, dont l'âme fut salie et foulée, je me demande, en regardant un étalage de boutiquier où des idoles indiennes grimacent dans l'ivoire, si je ne vais point offrir, par imitation du nègre et de la courtisane, cette âme tout entière au petit dieu de gauche qui brandit douze têtes coupées, au bout de ses douze bras, ou à celui de droite qui porte, en guise de nez, une bien belle trompe.
3
LE VIEUX CITRON
Seule l'affection rend plaisante une compagnie prolongée; seule l'affection la rend supportable. Un indifférent veut-il vous offrir la comédie de lui-même, jouissez du spectacle, mais évitez qu'il dure. Le plus beau paysage ne laisse pas que de fatiguer, s'il ne touche secrètement quelque point sentimental; l'art ne séduit qu'un temps, si le cœur ne s'y mêle, et le camarade qui vous arrêta dans la rue se change vite en fâcheux, revînt-il d'Eldorado ou de Thulé.
C'est pour avoir souffert de l'impudeur des fâcheux, pour les avoir vus, rongeant sans vergogne ce peu d'heures vouées au loisir, pour s'être senti pauvre, après leur départ, que tel de mes amis ne sort plus d'une façon de thébaïde spirituelle et fuit l'ombre même de l'homme.—J'estime qu'il a grand tort.
Il faut goûter tout l'instant qui passe, entendre toute son harmonie, respirer tout son parfum, se repaître, mais ne jamais rien donner en échange. Une femme, rencontrée dans le monde, un camarade, une connaissance de huit jours sont des ennemis qui vous mangeront si vous ne les mangez d'abord.—Mangez-les donc.
Le repas peut, d'ailleurs, être succulent.—Mettez votre sujet en une posture morale où il devra penser par lui-même, agir sans aide, s'exprimer, se taire, souffrir, douter, prendre parti. Ouvrez les yeux, écoutez bien. Cela vaut, parfois, les plus doux spectacles, les plus belles musiques. Comme disent les prospectus des livres pour la jeunesse: «on s'instruit en s'amusant,» et je ne sais de vaudeville où l'on se récrée à si bon compte.
Ainsi, faites rendre à votre sujet ce qu'il peut donner, videz-le, séchez bien le vase et ne vous en occupez plus. Vous avez ri, vous avez appris quelque chose, vous vous êtes augmenté—tout est là. Sauf la rencontre qui transforme votre sujet en ami, en maîtresse, en idole, soyez persuadé que vous ne devez rien.
Un être usé devient hostile. Son influence est pareille à celle de cet ornement banal que vous avez jadis pendu au mur et que vous n'osez pas jeter.—Il exaspère.—Défaites-vous des êtres que vous connaissez bien et que vous n'aimez pas. Quand on a savouré son jus, on ne garde pas un vieux citron.
Il est regrettable que le respect humain soit une si forte effusion du cœur. Il exagère de prodigieuse manière la notion de la dette sentimentale. Parce que X nous a divertis, nous pensons, sincèrement, lui devoir quelque chose.—Soit!—Alors, payez-le avec de la monnaie, comme l'on paie, au théâtre, le prix d'un fauteuil, mais, pour Dieu! ne lui donnez rien de vous-même!
Notre trésor intérieur est trop précieux, trop rare, trop vite épuisé, pour que, sans folie, l'on puisse en être généreux. Cette générosité-là devient de la prodigalité,—la pire: du gaspillage.—Si l'Enfant Prodigue avait été prodigue de lui-même, au lieu de l'être de ses richesses, on n'eût certes point tué le veau gras, à son retour, car il n'eût point conservé de quoi se faire reconnaître par ses parents.
Gardez-vous donc! thésaurisez! Prenez ce que vous donne l'instant qui passe, prenez, ne rendez pas! Il ne faut se dépenser qu'en aimant.
4
PROJET POUR DEMAIN SOIR
Nous parlementerons avec les douze dragons d'or accroupis à la lisière du bois, et, à chacun, nous raconterons une belle histoire, afin qu'il nous laisse passer,—puis, nous entrerons sous le toit vert.
L'atmosphère y sera lourde, à cause des parfums de fleurs. Une biche au doux regard viendra te considérer, et je pense qu'il lui plaira de t'offrir le bouquet de rue qu'elle tient entre ses dents.
Avec civilité tu la remercieras, et nous poursuivrons notre route.
Dans la région des hautes branches, il y aura des chants d'oiseaux, plus persuasifs que ceux de nos contrées.—Au-dessus, dans l'air libre, de grandes oriflammes jaunes et rouges, brodées d'argent, flotteront sur la brise, et ce sera comme pour une grande fête.
Des singes, suspendus par une patte, nous jetteront des roses couleur safran, et tu t'effraieras du miaulement d'une panthère qui, couchée sur le dos, jouera avec un globe de cristal.
Alentour, les bambous auront de frais murmures. Sous leurs rameaux fins, le phénix, construisant son bûcher, assemblera des brindilles. Vers la chute du crépuscule, tout sera prêt. Sans doute, le bel oiseau nous invitera-t-il à la cérémonie. Pour l'heure, il travaille à sa mort d'aujourd'hui, en vue de sa gloire prochaine.
Devant nous, très loin, une clochette, de temps en temps, tintera clair. C'est elle qui sera notre guide, et nous atteindrons enfin le temple biscornu, couvert de tuiles bleues, qui reflète le soleil.
Au seuil, et surveillé par douze cigognes ironiques, se tient un mendiant qui représente toute la misère. Nous pleurerons sur lui, harmonieusement, moi comme un empereur et toi comme un ange.
Par la porte de jade qui toujours reste ouverte, nous pénétrerons dans le temple, et les prêtres agenouillés méneront, aussitôt, grand train de gongs et de sonnailles.
Tu danseras un pas religieux, après avoir ôté tes sandales, puis je m'avancerai, ayant détruit en moi l'horreur sacrée, vers la grande idole, le somptueux Bouddha de porcelaine qui remplit tout le fond du sanctuaire. Je grimperai le long de ses pieds obscurs, j'escaladerai les colonnes de ses jambes et me dresserai, enfin, sur le piédestal de sa main tendue.
Compris tout entier dans la paume du Dieu, peut-être entendrai-je, alors, tomber de ses lèvres précieuses les paroles de la sagesse, ou, peut-être, me fera-t-il des récits plus beaux encore que ceux de mes songes: récits de fleuves, de vents, de flammes et de gouffres, récits d'un parfum si puissant qu'à eux je voudrai me mélanger.
Nous ferons tout cela demain soir.
5
L'INSOMNIE DES MORTS
Promenez-vous dans un cimetière, quand la nuit descend, quand les grilles sont fermées: vous n'y verrez point de fantômes, ni d'ombres malheureuses, mais, je vous le jure! vous entendrez se lamenter les morts.
La chair des morts se plaint tant qu'elle existe: elle se plaint de ne plus vivre, elle ne peut se décider à n'être plus, et, de chaque sépulture, monte une voix impatiente de son sommeil, inapaisée, même par ce sommeil-là, et qui gémit et qui perpétue son infatigable déploration.
Les hommes d'hier se désolent d'une voix profonde, les femmes d'hier d'une voix qui se brise, et les enfants d'hier ont l'horrible accent des flûtes éraillées. Mais la voix de tous ces cadavres s'amincit au cours des jours, leurs paroles se décomposent avec leurs bouches; bientôt, ils ne pourront presque plus se plaindre, bientôt, leurs ossements ne donneront plus qu'un murmure.
Et tous ces cadavres disent les mêmes paroles. Tous regrettent de n'avoir pu vivre leur lendemain. Chacun projetait quelque chose qu'il n'a pu faire, chacun voulait agir, chacun voulait créer, chacun mûrissait un dessein, tramait une utopie, chacun voulait vivre un jour de plus, non pour la joie de vivre ce jour, mais pour le plaisir de préméditer la joie du jour d'après.
Et, seules, dans ce tumulte, certaines voix se taisent: celle des suicidés.
6
PARFUMS
La nuit est toute bleue.
Je me promène, seul, dans une rue ancienne, aux murs tièdes. D'étranges odeurs viennent à moi. Je ne puis ni songer, ni regarder, ni jouir de l'ombre. Je me sens occupé par ces odeurs. Elles s'insinuent en moi. Je les écoute, en quelque sorte.
Ce ne sont ni des parfums, ni des puanteurs. On ne sait, au juste, si elles déplaisent ou si elles attirent. Je suis loin des relents affreux qui empestent les villages nègres, loin des odeurs du Paris nocturne, loin des émanations orientales. C'est indigène. C'est singulier.—Fuyantes, nombreuses, colorées, les odeurs de cette nuit provençale m'intéressent.
Sur le fond d'huile chaude, je perçois des souvenirs de poisson frais. J'ai respiré cela dans plus d'un port... Une odeur pareille, jadis, je me souviens... à Héligoland, devant la mer du Nord, grise et dure.
Une lampe a dû filer quelque part... oui, c'est bien une lampe qui file, comme à l'époque où j'habitais ce petit entresol au quartier latin.—Tiens! de l'ail... et, presque aussitôt, un rappel de fruits mûrs.
Je m'approche d'une maison. La boutique d'un herboriste assurément... parfum médicinal de vieille prairie... parfum de fenaison conservée. Les bottes de verdure sont pendues au plafond, je pense. On doit vendre, là, des onguents, des drogues brevetées, du papier gommé pour tuer les mouches... Sans doute la patronne est-elle sage-femme... Et voici une odeur matinale de linge humide.
Je me déplace à travers ces odeurs. Chaque pas que je fais m'en livre une nouvelle. Il me semble que je les rencontre, comme l'on rencontre des personnes.—Je tiens certaines d'entre elles pour des amies, certaines ont seulement des traits connus,—certaines sont étrangères et me surprennent.
Ce parfum violent! je l'ai respiré, il y a quelque temps, sur la gorge d'une fille du port. Cela s'achète au bazar... cinq sous le flacon... C'est un peu graisseux.—La fille s'achète aussi, quelques pas plus loin, à prix modique.
Oh! les fruits, encore! les fruits de tout à l'heure! Un étalage s'ouvrait là durant le jour.
Tandis que je change ainsi d'odeurs, ma mémoire va et vient, me rapportant des analogies, me rappelant des odeurs de même vertu, de même couleur,—des odeurs parentes.
Vous connaissez l'enivrante odeur de feuilles mortes et mouillées que l'on découvre parfois en forêt? Je l'aime. Sous les branches, elle croupit, chargée d'éther, s'exhalant lourdement, lente et génératrice. Elle s'attache aux mousses d'alentour et les brises la portent mal... Je viens de la rencontrer. Que fait-elle ici?... Un rat énorme sortait d'une bouche d'égout, à mes pieds, quand, soudain, l'odeur aimée me toucha.
Tout à fait la même?... peut-être pas... mais si semblable!... Dans la fraîche forêt d'Ecosse, te rappelles-tu le beau crépuscule?... nous rôdions ensemble, écoutant le chant d'une source, quand nous devinâmes le parfum tout proche. Alors nous nous tûmes, afin de ne point l'effaroucher... comme nous l'aurions fait pour un rayon de lune ou pour le rossignol.
Mais l'odeur est courte, elle vient de se dissiper, et cette ruelle m'apporte déjà la senteur de la mer.—Marchons encore... Il est tôt... l'air fraîchit...
Halte! halte! Voici la surprise!... Derrière ces volets, je vois une très faible lumière rouge. Ils ont laissé leurs fenêtres ouvertes... Respirons bien l'odeur! goûtons-la tout entière!—Ah! les sampans qui se balancent... et la chute du soleil à l'horizon du Faï-tsi-loung... et le bruit de cuivre d'un gong... C'est de l'opium qui s'exhale d'une fumerie... c'est de la fumée secrète et grise qui fuit... avec un peu de l'odeur d'un corps de femme.
7
POUR LA LUNE
Je voudrais bien chanter une louange qui te fût agréable! mais tant d'autres l'ont fait avant moi! Tant d'autres ont composé des litanies, des ballades, des sonnets et des centons de pauvres vers, afin de te célébrer, bel astre orphelin, fille plâtrée, céleste assiette, odalisque pour jeunes gens pâles!
Tu m'intéresses, car je sais que tu me comprends; je t'aime, parce que tu m'écoutes, même lorsque je divague, même lorsque tu ne me réponds pas. Tu as une façon plaisante et polie de prêter l'oreille à mes effusions. Je t'ai lu de nombreuses poésies et jamais tu n'as fait une critique; cela me fut très doux.
Je souffre de ne point te témoigner dignement ma tendresse, mais, pour qu'une ode, fût-elle en prose, te satisfît, il faudrait que j'eusse à ma disposition tout un lot d'adjectifs, de substantifs et de verbes frais, or je t'assure qu'il n'y en a plus! Tout est rance, tout est connu, tout a servi! Je tomberais dans le plagiat dès la première ligne!
Et pourtant, je voudrais parler de toi, belle médaille sans revers, pièce d'argent mat, chère incuse! Je voudrais connaître l'artiste qui te frappa, les dieux qui te manièrent, avant de te placer dans l'azur, et les longues nuits qui t'ont donné la patine qui te singularise.
J'aime ta couleur, où l'on retrouve des reflets d'infusions aromatiques; j'aime le profil qui sourit sur ta face, si l'on veut bien y regarder de près; j'aime tes fantaisies et les fantaisies que tu m'inspires, et les rêves que tu conduis dans ma pauvre cervelle...
Je t'aime tout entière et de tout mon amour!
8
LE VOYAGEUR
Il sortait de la taverne accroupie près de ma petite maison, quand, se tournant vers moi qui rentrais, il me regarda.—Son front était couvert de poussière, ses habits étaient misérables. A la main, il portait un bâton, à la ceinture, une gourde qu'il venait sans doute de remplir. Il paraissait heureux. Dans le fond de ses prunelles grises, on voyait des vagues et des nuages.—Bien que ne le connaissant pas, je pensai l'avoir vu, aux heures où le crépuscule repousse doucement les arbres vers la nuit.
Il me dit:
«Savoures-tu les délices d'une halte? Sais-tu si la fille d'auberge sourit toujours, comme autrefois? Comprends-tu le chant des oiseaux et celui des ondes? As-tu cultivé l'espérance et le regret?»
Je répondis:
«Non! je ne connais que les grillons de mon âtre et le chant du coq d'or qui perche sur mon clocher. On m'a beaucoup parlé du regret et de l'espérance, mais je ne comprends bien que la facile vertu de vivre sans tourner la tête, et j'attendrai la mort sans lever le front.—Il est bon de rester près de soi-même, en sa maison.
—Ne parle pas ainsi, me dit le voyageur. Les assiettes de faïence pendues à tes murs ne sont guère que des ornements... Ecoute-moi! La source très lointaine que je rappelle à mon souvenir, jadis, j'y fus plonger ma face. La source était fraîche... elle n'a rien perdu de sa fraîcheur. Quitte tes assiettes de faïence: elles gagneront en beauté.—Une heure fait un souvenir que l'absence rend plus cher.
—Ne puis-je donc imaginer?
—Non, puisque tu n'as rien vu.
—Ne puis-je sentir sur ma joue le souffle des palmes balancées?
—Non, car jamais elles ne t'éventèrent.—On rêve des seules choses que l'on a pu toucher ou de celles, trop distantes pour être atteintes, mais que l'on aperçut.
—Pourquoi partir, si l'ennui me ramène?
—L'ennui trébuche, dès que je ferme les yeux, car, aussitôt, dans l'ombre, je vois une féerie, comme font les spirites dans un cristal.—Et toi? quels sont tes souvenirs?
—Je ne me souviens que de moi-même ou d'histoires inventées.
—Alors, viens avec moi! Je te montrerai de vivantes oasis, la lune rouge qui s'élève des sables, une fille nue avec des sources bouillonnant autour, des flamants, ces grandes fleurs de l'air, aux tiges élancées, le doigt de l'aurore sur la dune, et tu respireras tous les jasmins du soir.
—Ne me perdrai-je pas entre tant de choses nouvelles? Ne regretterai-je pas?
—Non, car nous reviendrons emplir ici nos gourdes et boirons l'eau natale avant de repartir.»
Les hirondelles de mon toit vinrent en piaillant m'entourer d'un cercle d'ailes, mais je pus m'évader et je suivis le Voyageur.
9
CORINNE
Je fus présenté à Corinne, aujourd'hui même, à l'heure où elle mange des gâteaux et boit du thé.
Corinne est une femme exquise.—Dès le premier instant, elle m'avoua qu'elle ne vivait plus que dans l'attente de ma visite, puis, ayant sucré les tasses des autres invités, elle m'entraîna dans un coin du salon où une lampe voilée de mauve donnait de la pénombre, et m'entreprit sur mon dernier voyage.
Elle m'assura que son plus cher désir était de voir une forêt de palétuviers, que son âme se sentait prisonnière dans ce grand Paris ennemi, que j'avais compris le tourment de sa solitude, les nuances de sa tristesse, la qualité de ses plaisirs, et qu'enfin mon dernier livre, d'une forme incomparable, souverain par l'inspiration, l'émouvait de façon prodigieuse.
Je feignis d'être flatté, bien que le volume dont elle parlait avec un enthousiasme si convaincu, traitât de la mévente des céréales en Egypte.
Corinne me dit, aussitôt après, que le mariage précoce de sa fille l'inquiétait fort, que le décès de son oncle la désolait, que l'art contemporain ne pouvait être compris que par elle et par moi, qu'elle devinait, sous mon apparente froideur, une blessure (mais que certains baumes dont elle avait le secret...) que le temps menaçait de tourner à l'orage et que l'expression de mes yeux était inoubliable.
Corinne s'interrompit, un moment, pour recevoir deux sénateurs, une vieille actrice, un poète et un attaché d'ambassade, puis, elle me demanda qui j'aimais, me dit le nom de son amant, m'assura que sa chance au jeu faiblissait, que le parfum de son mouchoir résultait d'un mélange et qu'elle croyait en Dieu.
Corinne se confie ainsi à chacun. Elle se montre par besoin. Elle ne peut faire autrement.
Corinne a les défauts de l'exhibitionniste.
Demain, sans doute, elle m'avouera qu'elle porte un signe à la cuisse gauche.
10
LE PRIAPE
Le vieux priape était debout au coin du champ de Flaccus, et depuis si longtemps que nul ne se souvenait du jour où il ne s'y trouvait pas.
Indécent et monstrueux, avec des coquelicots à ses pieds et un nid d'oiseau sur sa tête, il voyait, tous les matins, le soleil se lever au-dessus de la colline, à sa droite, et, chaque soir, à sa gauche, un dernier rayon frapper le marbre éternel du temple consacré à Diane.
Le vieux priape était vénérable par sa figure, s'il ne l'était point par son geste. Une belle barbiche ornait son menton de boucles drues, ses joues étaient ornées de mousses qui rendaient velues et grises sa poitrine et ses épaules. Dans ses oreilles pointues, des graines avaient germé et cela lui mettait, de chaque côté du visage, une parure de touffes vertes. Ses yeux, petits et bridés, souriaient sans cesse. Il était connu à la ronde pour sa grande bonté, et nul, jamais, ne l'invoqua sans être exaucé, à moins que la prière ne fût sacrilège, ou cynique, ou démesurée, ce qui arrivait souvent.
Or, bien que l'agreste dieu eût les hommages de tous les passants, il s'ennuyait quelquefois. Depuis si longtemps qu'il était seul, montrant sa fièvre à chacun, il n'avait encore pu la prouver à personne.
Un jour, la fille de l'esclave qui nettoyait le temple de Diane passa près du vieux priape, s'arrêta court, et...
Non, elle ne lui fit pas l'offrande d'une couronne de fleurs ni d'une grappe de raisins; elle ne lui dit pas ces paroles naïves et bien rythmées qui font toujours plaisir à un dieu bienveillant, elle n'articula même pas une prière, mais, les pieds en dedans, les cheveux défaits, un doigt dans le nez et les yeux mi-clos, elle éclata de rire.
«Pourquoi ris-tu, petite bête? dit le vieux priape, courroucé. Ne m'as-tu pas vu, chaque jour, quand tu rentrais du temple? Et qu'ai-je donc de si étrange, à cette heure?»
Mais, devant le priape indécent et monstrueux, sur l'oreille duquel un rouge-gorge venait de se poser, la petite fille riait toujours, immobile, les pieds en dedans.
Alors, le dieu, s'animant, jaillit de la gaine de bois qui le retenait au coin du champ de Flaccus, emporta la petite fille dans un fourré, et, vivement, abondamment, joyeusement, la viola, sans reprendre haleine, à la façon fréquente et valeureuse qui singularise les dieux pastoraux, puis il regagna sa place ancienne, reprit son ancienne posture, et le berger de Flaccus reçut le fouet pour avoir violé la petite fille. Même, pris de peur, il avoua.
11
L'ESCALIER ROSE
D'où vient donc le mystère, le mystère charmant de cet escalier rose?
C'est un petit escalier, tout simplement, un petit escalier rose. Sa première marche a pour palier le ras du trottoir, puis il monte tout droit dans la maison. Il est rose. Il est très rose. Sa pierre est ornée de faïences roses. Assis sur l'une des plus hautes marches, un chat se lèche pensivement la patte. Ce doit être le gardien du lieu, le génie, le dieu lare.
Chat! beau chat couleur de nuit! parle-moi de l'escalier rose! Tu dois en savoir long sur la demeure, sur les secrets de la demeure et sur les habitants. Mais, avant, parle-moi de l'escalier rose!
Ah! que se passe-t-il donc là? D'où vient le mystère charmant de cet escalier rose!
12
PRIÈRE AU VENT
Oh! tais-toi! tais-toi!... Je t'ai entendu, toute la nuit, depuis l'heure où j'ai commencé à me promener, comme une bête, dans ma chambre froide, jusqu'à l'heure où le soleil est venu me dire que la nuit était enfin close! Tais-toi! je t'en supplie! laisse-moi au moins le jour! permets que je vive durant ce jour! que je vive comme tout le monde, sans souffrir à chaque minute de ta lamentable déclamation, de tes plaintes et de tes sanglots!
Le crépuscule bleuissait quand je suis rentré chez moi, et, tout de suite, je t'ai entendu: tu faisais bruire un arbre devant ma fenêtre... cela me parut mélodieux, et je voulus écouter. Je croyais que ce bruissement léger saurait me distraire, mais, bientôt, j'y découvris un petit sifflet ironique et fin qui terminait chacun de tes souffles, et je compris que tu te moquais de moi... Oui, j'avais pleuré durant le jour! oui, j'avais souffert amèrement! pourquoi m'en défendre? c'est là le commun destin des hommes!... mais toi, pourquoi m'as-tu raillé? car tu m'as raillé cruellement et ton petit sifflet, qui recommençait toujours, était, en vérité, trop peu charitable!
«Tu souffres mal!» disait ta voix de flageolet «Tu souffres mal!»... Eh quoi! je souffrais à ma façon! Je souffre avec les forces dont je dispose, sans affectation, je te le jure! et, toujours, le flageolet répétait: «Tu souffres mal!»
Alors, j'ai commencé à marcher de droite et de gauche, dans ma chambre, et toi, au dehors, tu ne cessais pas, mais, bientôt, tu changeas de manière: tu te mis à me plaindre... non pas fraternellement, comme un ami, mais d'une voix plus humaine que ma voix.
Oh! quelles affreuses plaintes tu sus inventer! oh! les cruelles trouvailles!... Je reconnaissais, dans tes gémissements, les sanglots de ceux que j'ai le plus aimés, les déplorations de mes morts les plus chers... et c'était horrible, ces souvenirs qui m'assaillaient, car tu avais soin, par un raffinement dans la torture, de ridiculiser ces précieuses voix! Tu les salissais, tu les avilissais d'odieuse façon... Oh! l'injurieux outrage!... oh! vent cruel!
Et puis enfin, lassé de ton jeu, tu te mis à hurler!... Alors!... alors!... je sentis bien que je ne pouvais souffrir davantage et je me bouchai les oreilles, mais tes cris étaient les plus forts, ils m'atteignaient toujours! Tu criais dans ma cervelle et mon crâne résonnait comme une cloche!
Tu te faisais l'écho de tous les hurlements que l'on prête aux damnés, aux damnés les plus malheureux: à ceux qui ont gardé un peu d'espoir! Tu beuglais, tu rugissais, tu hennissais, et ces hennissements étaient aussi des râles... puis, soudain, tu coupais le tumulte par un petit sanglot, un tout petit sanglot d'enfant malade et qui ne veut pas mourir.
Va-t'en! va-t'en! va souffler dans les forêts, sur la mer ou sur la montagne, mais laisse cette ville où je suis! Va-t'en! laisse-moi! laisse-moi en paix! je t'en supplie!... Il me semble, maintenant que tu t'es attaqué à moi, que jamais tu ne me quitteras plus, et j'ai terriblement peur qu'à mon dernier soir, tu ne viennes, dans la chambre où je reposerai, agiter vaguement mon linceul, pour que les assistants de ma veillée funèbre pensent qu'il reste en moi un peu de vie encore et tardent, quelques instants de plus, à m'ensevelir!
13
DANSE CHANTÉE
Une toile jaune couvre la cour et l'abrite du ciel.
C'est là, c'est entre une fontaine et un figuier, que tu vas apparaître.—Te voici, portant une écharpe rouge; te voici tout à fait nue.—Déjà tu marches comme un faunillon et tu bondis comme une chatte.—Tu t'arrêtes, semblant d'abord écouter les échos, puis tu regardes autour de toi.—Il n'y a rien qui te blesse, et l'on ne voit ni la lune, ni les étoiles, sans cela tu me les demanderais.—Alors, tu danses: tu secoues tes bras aux clinquants d'or et ta tête échevelée; tes pas sont de velours: tu vas surprendre une libellule; ta bouche devient narquoise: tu te moques d'un rossignol, et, tout soudain, tandis que tes bras retombent, tu te dresses en figure de jet d'eau.—Mais, particulièrement, ta jambe est émouvante. Je la vois, souple et brune. Je la considère, je la respecte, je l'aime comme une personne. Je t'assure que ta jambe est plus vivante que toi; deux ailes invisibles y sont greffées, car, maintenant, tu voles et tournoies, ainsi qu'un bel oiseau.—Ton voile est déplié, tu te blottis sous lui, et le voile semble une flamme, une flamme dans la nuit.—Ta jambe esquisse un geste dans l'air; tu pointes un pied nu, tu le retires... Tout à coup, sur ce pied, ton corps s'effondre et la flamme rouge se pose sur toi et t'ensevelit.—Tu n'es plus qu'un tas léger de choses agonisantes, bientôt mortes, mais ta jambe dépasse, ta jambe vit encore!
Ah! tu as été belle! et, de quinze jours, je ne te battrai plus, comme je fais, chaque soir, pour te donner une âme!
14
NOCTURNE
Je tâche de distinguer avec précision, comme je distinguerais les qualités d'un insecte, le bruit, le geste, le parfum nombreux qui composent l'agrément de cette salle de restaurant.
Après le théâtre, où je ne sus me plaire, j'y suis venu passer une heure joyeuse. Je veux donc participer au plaisir qui m'environne, me mettre d'accord avec lui, trouver enfin des raisons pour rire, au milieu de ces gens qui finissent par rire sans raison, vaguement, aux anges, à la manière des petits enfants.
Alentour, il y a un grand frisson de voix. On dirait, sous un vent continu, le frisson des feuilles mortes. Cette harmonie n'a plus de sens: elle est un murmure naturel et je voudrais m'y plaire, comme je me plais aux paroles de la forêt, où, s'il ne se trouve plus de dryades vivantes, du moins peut-on surprendre l'écho lointain de leurs chansons dans le soupir que les feuilles ont retenu.
De même que certains soleils couchants, malgré leur excès de coloris, plaisent au regard et ne lassent point, de même, dans cette salle basse, les lampes forment un fond de clarté auquel on s'habitue. Leur éclat rose concerte avec le blanc des nappes en vue d'un agréable effet, et l'imprévu du clinquant d'un bijou, de l'étoile née soudain sur un bracelet de femme, la clarté vive d'une allumette, la note fine d'un verre que l'on brise, étonnent sans déplaire. Il en va pareillement du bruit des voix, pareillement du parfum lourd qui plane, où se mêlent les odeurs de mille végétaux inconnus.
Tout cela est anonyme. Une voix personnelle, le piquant d'une senteur vinaigrée sont les parties de solo dans cette orchestration composite: chant d'un hautbois, d'une clarinette, ou brusque appel de cuivre qui va bientôt se fondre dans le cliquetis et le gazouillis général.
Et, tout en buvant, je me laisse prendre par cette marée de parfums et de sons. Je perds pied. Je vogue et je flotte. Les beaux chapeaux des femmes semblent d'immenses fleurs marines, écloses au ras de la houle, et les garçons qui s'empressent avec de rapides plongeons sont les dauphins noirs de cette mer tropicale.
Les fleurs s'agitent... les vagues s'ouvrent... la mer moutonne... Un invraisemblable soleil blanc éclaire tout cela... Une brise tzigane nous évente...
Je crois... oui... je crois que je suis ivre.
15
INSCRIPTION TROUVÉE SUR UN VIEUX MUR
En me voyant composer un poème où je chantais votre beauté, le rossignol s'est moqué de moi:
«Pourquoi célébrer ton amour, me dit-il, puisque celle que tu chéris habite une contrée lointaine et ne pense pas à toi?
—Pourquoi, lui répondis-je, ô rossignol! chantes-tu plus clair quand tu vois le reflet de la lune dans l'eau?»
16
CAPRIPÈDES AFRICAINS
Ils trottent, tous en file, autour d'une pierre que le berger nomade a levée, l'an dernier, pour marquer le lieu où il vit, avec le crépuscule, descendre, dans l'oasis, la femme qu'il chérit et que possède un seigneur opulent.
Ils trottent, tous en file, autour de cette pierre levée, et leurs petits pas font quatorze empreintes sur le sable sans poussière, car ils sont sept qui s'amusent dans la nuit et jouent avec le clair de lune.
A leurs oreilles ne pousse qu'un fin duvet, mais ne te fie pas à leurs façons puériles, bergère qui te plais à compter les étoiles! ils t'assailliraient sans vergogne, avec des gestes gourmands et malicieux.
Ils ne s'effraient pas de moi; autant qu'un arbre je leur suis familier. Fatigué par sa course, l'un d'eux quitte parfois la danse, vient s'accroupir à mes pieds et me fait des grimaces, en se pinçant la pointe de l'oreille.
Alors je lui conte l'histoire antique et précieuse de Pan poursuivant Syrinx, et le satyreau sourit et considère la lune d'un œil rêveur. Cette histoire lui paraît d'un bon exemple et il ne se fâche point si j'en varie souvent le détail.
N'ayant point de Syrinx à poursuivre, ils trottent en rond, mais, soudain, ils tournent à contre-sens, parce que la brise a changé de souffle, et maintenant, un peu étourdis, ils jouent et fuient dans la palmeraie.
Je les regarde avec complaisance; ils s'évitent et se cherchent, et se dérobent, le dos courbé, et se perdent, et se retrouvent. Ils poussent de petits cris et certains gémissements de plaisir. Ils troublent, au passage, les vols de moucherons.
Celui qui m'écoutait s'impatiente. Il esquisse une moue et laisse tomber sa lèvre inférieure, faite pour boire aux sources. Tout à coup, il saisit sa flûte, s'évade et va joindre ses compagnons.
Ils dansent sous la lune qui les regarde; le ruisseau mêle son chant à leurs minces musiques, et les petits sabots laissent quatorze empreintes fines sur le sable mouillé par la pluie de ce soir.
Et, quand le berger nomade viendra chercher, autour de la pierre qu'il leva, l'an dernier, le souvenir de Miriem, il s'émerveillera de ces quatorze traces insolites, et, seule, une odeur de bouc, répandue par la brise, flattera ses narines.
17
LES CLOCHES
Le vieux venait de mourir.—C'était prévu.
Depuis longtemps, il se plaignait de cette grosse bête qui faisait du bruit dans sa poitrine et qui lui mordait le cœur. Il avait lutté tant qu'il avait pu. La grosse bête s'était choisie un adversaire de qualité.
Ces vieux marins sont si imprégnés de sel que leur chair doit être immangeable. La bête n'avait pu se nourrir qu'à petites bouchées, et, parfois, dégoûtée par cette saumure, elle jeûnait quelques semaines. De ce temps de répit, le vieux se servait pour faire un enfant à sa femme.
Il y avait déjà six mioches dans la petite maison du bord de l'eau, six mioches qui se roulaient dans la poussière, se trempaient dans les dernières vagues, jacassaient, pleuraient, riaient, se querellaient, tout cela, en italien mâtiné d'arabe, avec, de ci, de là, quelques mots français.
Quand le septième mioche vint au monde, la grosse bête, outrée sans doute que le vieux eut encore assez de sang pour animer un nouvel être, se remit au travail et finit par prendre le dessus.—Durant deux mois, elle fourragea dans la poitrine du vieux, mordit, dépeça, déchira, creva et fit si bien qu'un soir les prunelles du vieux chavirèrent. Alors sa femme fit un signe de croix et se mit à genoux.
L'aîné des mioches, comprenant ce qui venait de se passer, poussa un long hurlement. Les cinq qui jouaient par terre avec un lambeau de filet firent de même, par imitation, et le petit, dans sa barcelonnette, ayant craché son pouce qu'il suçait, se joignit au chœur funèbre, du mieux qu'il put.
La mère sanglotait au pied du lit.
Le mort se composait lentement une figure de cercueil.
Les enfants beuglaient à l'envi.
Par la fenêtre, on voyait le soleil qui tombait sur Carthage en averses d'or, et sur les flots en rafales d'argent.—C'était dimanche, un dimanche d'Afrique, fait d'éclats, de feux et d'ombres chaudes.
Soudain, dans l'air que nul vent n'agitait, une musique prit l'essor.—Les notes s'envolaient, l'une après l'autre, claires ou graves, tristes ou gaies, toutes divines, et le ciel entier fut bientôt plein de leur harmonie.
Dans la chambre du mort, le chœur funèbre se désorganisa.—La mère arrêta ses sanglots, les mioches, peut-être à bout de souffle, se turent, et le tout petit changea sa clameur aiguë en un roucoulement.—La musique divine venait d'entrer. Elle flottait au-dessus du mort, émouvante, à la fois austère et limpide, mêlant les accords d'une harpe de séraphin à la voix naïve des angelots, unissant des pluies de perles à des chants d'airain.
La mère se tourna et sourit, le tout petit eut une espèce de grognement joyeux, et l'aîné des mioches, prenant un de ses frères par l'épaule, lui montra les dehors d'un geste vague, puis, la voix pleine d'extase, murmura:
«Senti che belle campane!»
18
BONHEUR PARFAIT
C'est l'heure paisible où l'ombre descend.
Le père médite, au coin du feu la mère tricote, attentive, la fille rêve au jour qui meurt, le fils fume, d'un air satisfait.—Dans quelques instants, ils mangeront en commun, puis, chacun s'en ira dormir, pour trouver des rêves à sa mesure.
Bonheur parfait! bonheur parfait!... bonheur épanoui, plutôt, et qui se fanera! belle union qui va se dissocier!—Ils sont heureux depuis trop longtemps. Je cherche le point qui menace de pourrir, qui, sans doute, au sein de ce fruit mûr, pourrit déjà.—Se trouve-t-il dans la méditation du père? (un souci d'argent qu'il ne laisse point voir?) dans le travail attentif de la mère? (quelque douleur secrète qui l'épuise?) dans la rêverie de la jeune fille? dans l'air satisfait du jeune homme? au plâtre du plafond qui s'écaille peut-être?... Ah! découvrir la lézarde avant qu'elle ne soit évidente!
Je vous dis que ce bonheur est trop mûr!
19
TROIS STROPHES
A tes pieds se dresse une rose qui palpite faiblement. Ne la cueille pas, laisse-la vivre. Les roses ont leurs voluptés: quand le soir descend sur elles, ainsi que nous elles soupirent; quand le soleil paraît, elles s'ouvrent à lui, ainsi qu'au vent s'ouvre l'oiseau. Respecte cette rose riante, ronde et radieuse.
Pourquoi gémis-tu, puisque je t'aime encore, et pourquoi imiter les cris de la palombe? Ne t'attriste pas sur les étangs qui dorment; ils sont heureux: ils rêvent de toi. N'écoute rien, souris et passe, avec, pour seul emblême de puissance, une couronne de fleurs à ton front, et n'imite plus cette palombe plaintive, pure et pérégrine.
Reste ainsi sans bouger, mais ne me regarde point; regarde la mer d'un long regard de tes longs yeux. Contemple les bateaux qui vont partir. Ils ne seront pas les mêmes au retour. Dis-leur adieu, par un faible abaissement de tes paupières, cependant que, de ma cigarette, se détord une fumée fuyante, fine et fuselée.
20
L'EXODE
L'ombre était noire.
Les cyprès qui bordent la route faisaient des panaches funèbres, et, de la frondaison d'un noyer, trois corneilles jaillissaient, à chaque instant, pour tournoyer un peu, en poussant des cris. Les peupliers du cimetière se tenaient encore plus droits que de coutume et semblaient vraiment des flammes obscures. Le petit lac rond, que fréquentent mille grenouilles, brillait comme un disque d'étain bleu. Au fond de cette onde métallique, paraissait, avec quelques étoiles, une lune d'argent dont le reflet se voyait aussi dans le ciel. La brise était triste. L'air était couleur de cendre. Des parfums gras montaient de la terre.
L'ombre était noire.
Je m'étais mis en observation au petit œil de bœuf de ma chambre. De là, je regarde souvent passer les oiseaux de nuit, volant bas au-dessus des labours, ou les nuages, glissant très loin au-dessus des arbres. Je puis voir aussi les jeux des averses, l'effort patient des pluies, toutes les émotions de l'azur et l'ornement varié de la terre et des bois.
Cette contemplation, dont je cherche à faire ma seule volupté, me permet de vivre humblement, sous le regard des dieux supérieurs.
Mais, cette nuit-là, je n'avais su me plaire ni aux prestiges de l'heure tardive, ni aux spéculations de la philosophie. Le problème le plus obscur me laissait insensible et je n'avais, auprès de moi, nul rêve qui voulût me ravir.—Quelque chose m'inquiétait. Ce jaillissement, hors d'un noyer, de trois corneilles, qui auraient dû être depuis longtemps endormies, ne présageait rien de bon.
Cependant, sur la route qui se prolongeait comme un ruban grisâtre jusqu'à la ferme de mon voisin, où elle tourne dans un petit bois, des points brillants parurent, l'un après l'autre, en cortège, de couleur et d'éclat divers, mystérieux, un peu, et doucement balancés, à la façon des feux de lanterne, lorsque l'on marche vite.
Alors, je me pris à supputer, dans l'une des chambres inoccupées de mon esprit, les erreurs de raisonnement qui avaient engagé ces promeneurs inconnus à se munir de falots, une nuit où la lune était le meilleur guide, mais, durant ces réflexions, les points de lumière s'approchaient. Et, bientôt, dans l'air cendré, j'aperçus, jetant sur la route des ombres tout à fait noires, la plus étrange des processions.
C'était des gens en habits de fête. Chacun portait une lanterne en papier, chacun avait un visage triste et gardait un peu de rêve dans le regard.—Je les connaissais bien!—Ils parlaient tous entre haut et bas, mais seulement à eux-mêmes. Je pouvais parfois surprendre leurs paroles.
En tête du cortège, et se déplaçant comme un feu follet, venait Arlequin.
Il bondissait encore, de ci, de là, bien que ses bonds eussent, semblait-il, perdu de leur souplesse. Arlequin bondissait par habitude de bondir, parce que son père avait bondi et que c'était une tradition de famille. Le costume tout neuf brillait à chaque geste et la lanterne (losangée, comme le bicorne et le vêtement) était accrochée au bout de la batte.
Et Arlequin murmurait:
«Dieux de la Grèce! d'où vient cette ardeur que je mets à toujours changer de place? Qu'allai-je donc faire en Sicile? et quelle idée de ne point rester chez moi! Pourquoi m'être laissé prendre par des pirates barbaresques? Qu'était-il besoin de connaître l'Andalousie? Que me sert d'avoir vu le Commandeur des Croyants? Quel agrément ai-je tiré de mon voyage à travers les Flandres?—L'Angleterre est pleine de brumes, l'Espagne est toute pouilleuse, Naples sent la cuisine, Venise me fut malsaine, on gèle en Allemagne, on s'ennuie en Autriche et la Hollande n'est peuplée que de moulins!—Ne pouvais-je vieillir paisiblement et fumer une pipe au seuil de ma maison, en regardant les yeux des passantes?»
Et le svelte Arlequin se tut.
Venait ensuite la fille de l'Herboriste. Son humeur paraissait tragique. Elle avait le teint pâle et l'œil noir. Sa robe tombait en lambeaux. Parfois, elle arrachait un de ses haillons et s'en défaisait, avec un beau geste. Tout en marchant d'un pas saccadé, la fille de l'herboriste disait à mi-voix:
«Je l'avais nourri de mon lait! Je l'avais soigné mieux qu'un fils de prince! Il ressemblait à Scaramouche comme une étoile ressemble à une autre étoile, et je l'aimais parce qu'il m'avait fait souffrir autant que son père!... Et c'est alors que j'ai vu Scaramouche embrasser la princesse Ariane, derrière un des bosquets du parc... Ah! Ah! il l'embrassait à pleines lèvres!... Mais j'ai pris l'enfant et je lui ai serré le cou jusqu'au moment où la petite figure est devenue bleue... et puis je l'ai jeté au fond de la mare... Maintenant, c'est fini!... Ah! Ah! il l'embrassait à pleines lèvres!... et je crois qu'elle lui suçait la langue... Oh!... Oh! les gendarmes!»
Et la fille de l'herboriste s'enfuit.
Venait ensuite le coiffeur de la marquise.
Il se souriait à lui-même et, de ses longs doigts de violoniste ou de tricheur au jeu, édifiait, en rêve, toute une architecture capillaire. Il portait douze peignes dans ses cheveux et un bâton de cosmétique derrière l'oreille.
«Cette coque tombera, disait-il, mais je la retiens par ce ruban céladon; cette mèche blonde, je la tords et la relève avec une fleur; pour la frisure, elle aura l'air léger d'une écume, et ces boucles... ces boucles...»
Il était parti.
Venait ensuite Polichinelle.
Il songeait tout haut, en secouant ses deux bosses chamarrées, mais ses paroles n'avaient aucun sens. De temps en temps, on percevait bien le nom d'une sauce, d'un plat, d'un fruit succulent, d'une liqueur... puis, plus rien, rien qu'une vague rumination.
Un instant, il fit halte pour épousseter les bouffettes de ses souliers—et passa.
Je vis alors Colombine qui marchait en se pressant le sein gauche.
«N'aurais-je point de cœur? disait-elle; n'aurais-je point de cœur?»
Cela semblait l'inquiéter fort.
Et je vis Covielle, fier et pointant ses moustaches, la jambe battue par une longue rapière embarrassée de toiles d'araignée.
Et je vis Lucinde larmoyante et Lélio qui larmoyait aussi.
Et je vis la vieille marquise, avec sa perruche sur le poing, à son bras un petit griffon dans un panier, et sur l'épaule un singe inconvenant.
Et je vis Cassandre qui reniflait une prise,—et Clélie qui balançait sur sa tête un trophée en plumes d'autruche,—et Scaramouche qui chantait un air de fête,—et cette princesse, née en Utopie et qui régna sur Thulé, la princesse Ariane, couverte de fards et de bijoux.
Et je vis le magicien de Mysore qui faisait, à droite et à gauche, de petits gestes mystérieux pour confier à la nuit les secrets de Polichinelle.
Et je vis celui-ci.
Et je vis celui-là.
Et je vis enfin Pierrot qui fermait le cortège et souriait tristement, candide, comme à son ordinaire, par l'expression et par l'habit.
Alors, n'y pouvant plus tenir, je me penchai hors de la lucarne et j'appelai Pierrot, par trois fois:
«Pierrot!... Pierrot!... Pierrot!...» d'une voix très douce.
Il se retourna, me reconnut et, sur le ton le plus simple:
«C'est vous, mon ami? dit-il. Je pense que vous désirez savoir où nous allons en si bel appareil? Ne le confiez à personne! c'est un secret... Notre temps est fini. Nous nous rendons à l'hôpital. On affirme que c'est, au bout du monde, une grande bâtisse blanche sur le bord de la mer, très loin d'ici. On y respire la senteur des pins; on y peut suivre le développement des nuages. Les brises nous apporteront du large la voix des sirènes. Mais je pense qu'il faudra marcher longtemps avant d'arriver à ce bout du monde, marcher longtemps et se reposer peu.—Au revoir, mon ami! Les premières lueurs de l'aube ne tarderont guère. Je vais souffler ma lanterne.—Au revoir! ou plutôt, adieu!»
Il essuya une larme.
Bientôt, on ne les vit plus, ni lui ni ses compagnons d'infortune.
Quelques instants, je crus percevoir encore les cris du perroquet de la marquise, puis ce fut le silence, le silence pur.
Les trois corneilles étaient rentrées dans leur noyer; les cyprès qui bordent la route semblaient de plus en plus funèbres; il flottait dans l'air un peu de poussière odorante; le petit lac n'avait plus de lune en ses profondeurs et la lune du ciel rougissait l'horizon.
L'ombre était noire.
A CLAUDE FARRÈRE
Livre Deuxième
Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l'homme spirituel la violence d'une passion. Mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n'entamerait pas.
C. B.
21
DANS LE MARCHÉ
J'entre dans le marché par un petit porche blanc.
Des mouches! une abondance horrible de mouches! Sur les viandes, sur les poissons, sur les fruits, sur les hommes, des mouches! des mouches noires, vertes, bleues! des mouches!
Tout cela est sombre, garé du soleil par de la toile à sac. C'est le palais des mouches.
Elles se posent sur les viandes pourpres, tachées, puantes, qui semblent saigner encore; viandes chaudes, poussiéreuses, viandes malsaines, brochettes de viandes, déchets de viande, viandes en guenilles; elles se posent sur les poissons: maquereaux, loups, poulpes, seiches; sur les fruits: raisins et figues; sur les légumes: citrouilles, aubergines, poivrons rouges, poivrons verts, choux violets.
Oh! la sombre, la riche horreur! Cela chante, cela pue. Le soleil dessine de longues flèches dans la poussière grise et bleue, par les trous de la toile à sac.
Une Anglaise de caricature, montée sur un ânon pâle, et voilée d'un voile vert, passe, son kodak à la main, entre les petits Arabes qui jouent au bouchon. Ils grouillent, à peine vêtus, coiffés de chéchias ou de la seule touffe de cheveux longs au milieu du crâne ras, et quittent soudain leur jeu afin de gagner un sou, en suivant la vieille Anglaise.
Et les mouches bourdonnent toujours. Elles volent d'un ulcère de mendiant à un beau fruit crevé, du garot de l'âne au jasmin que cet Arabe porte derrière l'oreille. Leur bourdonnement grandit, les sombres couleurs gagnent en richesse, la puanteur augmente.
Je n'en puis plus. Je fuis.
22
UN MONDE MEILLEUR
Un monde meilleur?—Je veux parler du monde où vivent les acrobates américains, les excentriques, comme dit le programme.—J'aime la composition de ce monde nouveau. Tout ce peuple de souples gens qui l'habite a créé par sa fantaisie, par sa patiente fantaisie, un rêve fou que je prise extrêmement.
Ce monde, dont l'horizon est de toile peinte, s'ouvre, comme une caverne, sur un grand espace lumineux, peuplé de femmes et d'hommes assis qui, parfois, battent des mains, parfois sifflent des lèvres, ou bâillent, le plus souvent.—Dans ce monde bien ordonné, les lois sont sévères et précises, les fautes, jusqu'aux moindres, cruellement punies par mille tortures physiques et morales. Je ne saurais trop vanter la logique de ce monde, logique sûre, mais inattendue.
Dans ce monde, où ne sont admis que des êtres dont les articulations jouent en tous sens, la vie ne laisse pas que d'offrir un spectacle charmant à l'observateur attentif et sympathique.—On entre dans une maison par la fenêtre, on en sort, à l'ordinaire, par le toit; on ne s'assied sur une chaise qu'après l'avoir franchie, d'abord, par un saut périlleux; on se gratte volontiers le nez avec l'orteil; on fait mille jongleries, on hurle, on se roule, on piaille, on bondit, et l'on encercle le cou de sa bien-aimée d'un geste de la cuisse, publiquement.
Il faut admettre cela.
... Et puis, à la fin, l'acrobate, chaussé de souliers troués, couvert d'un chapeau noir qui sourit, l'acrobate, vêtu de haillons bizarres, enlève son faux nez, sa fausse barbe, sa perruque, pour venir saluer... et l'on voit un homme semblable aux autres, un peu plus las que vous ou moi, un peu plus suant, un peu plus hâve, mais citoyen de ce monde-ci, de ce triste monde-ci.
23
LES YEUX
Le soleil se couche. Sur la place, plantée de pauvres arbres poussiéreux, des nègres mahométans font leurs dévotions. Ils se prosternent sans bruit, et leurs prières s'exhalent par un mouvement dévot des lèvres.
Quelques aveugles se promènent, psalmodiant d'une voix mince et dure. Ils portent leur cécité de façon plus ouverte que les aveugles de France. Ils ont l'orbite vide ou la prunelle blanche comme une bille de marbre. Ils marchent de ci de là, et se dirigent avec un gourdin.
Nos aveugles ne sont pas privés de tout regard: il semble, à l'ordinaire, qu'ils regardent en eux-mêmes. Ils ne voient plus, mais ils pensent encore... on dirait qu'ils pensent davantage.
Ici, l'homme ne manifeste sa pensée que par le regard, par l'étonnement, ou la ruse, ou la servilité du regard. Aveugle, le nègre devient un automate, un mort mal ressuscité, une grande poupée de bronze dont le mécanisme est rudimentaire.
Et l'on souffre de voir ces gens n'être plus que des mannequins animés qui agitent leurs bâtons avec des gestes durs en chantant une complainte, toujours la même complainte,—infatigablement.
A la longue, cela fait peur.
24
UN TESTAMENT
Il n'est point de bon testament, ou, s'il s'en trouve un, par le monde, je gage qu'il est fils du hasard. Faire son testament est une absurde entreprise, car elle suppose un effort que l'intelligence ne peut donner. Tu ne saurais t'imaginer dans le sein de ta mère. Tu ne saurais pas plus t'imaginer dans les plis du linceul, couché sous une dalle blanche.
Les seuls témoins que nous ayons de nous-mêmes sont les miroirs, les yeux et les effets de nos actions; or les miroirs, fussent-ils pleins de bonne volonté, ne peuvent nous présenter qu'une image vivante; les yeux de la plus tendre maîtresse, du meilleur des amis, de l'indifférent radical, ne peuvent voir et, par réflexion, nous laisser voir que le corps animé qui respire, qui souffre, le corps en vie; et, pour tes actions, comment témoigneraient-elles de ta pourriture?
Tout miroir est quotidien, il n'est point de regard fatidique, et je ne sais d'action prévoyante.
C'est encore un essai superflu que de tâcher à s'imaginer le monde privé de soi. Dès que nous pensons au moyen âge, nous nous y plaçons; dès que nous pensons à une comédie, nous nous asseyons dans la salle; dès que nous imaginons l'avenir, nous nous transportons vers lui.—Jamais romancier n'écrivit une Utopie sans présenter d'abord un contemporain et le faire naître à nouveau, par quelque subterfuge, machine, rêve ou sorcellerie, dans cet âge futur.
Or, un bon testament ne suppose-t-il pas que son auteur, effacé de ce monde, continue, toutefois, à y vivre quelques instants, pour distribuer ses richesses? Si tu veux faire un bon testament, lègue ta fortune aux insulaires d'un récif du Pacifique, ou dis qu'on l'abandonne sur un radeau, comme après un naufrage. Elle trouvera ses héritiers, sois-en sûr! et, de ce choix, tu ne seras pas responsable. Mais, surtout, ne laisse rien à tes parents, à tes amis, aux pauvres qui t'intéressent! Ta dépouille souffrirait trop des complications, des regrets, des crimes dont serait fauteur ce papier que garde ton notaire!
Quand les pauvres morts sont allés dormir, la bouche close, ils dorment pour de bon, mais, à ceux qui ont voulu se survivre, les paroles posthumes donnent de mauvais rêves.
Tu te sens mourir?
Sème ton or dans les sillons! cache-le dans une caverne! et puis meurs! meurs intestat!
25
LE CERISIER
L'arbre sous lequel vous êtes assise laisse tomber des fleurs roses dans vos cheveux noirs.
Le soleil qui vous regarde caresse votre joue de ses plus chauds rayons.
L'air parfumé de miel vient de poser sur votre robe une libellule.
Et tout le printemps sourit à votre grâce.
Quelle offrande accepterez-vous de moi, précieuse dame que je courtise, quel symbole de ma fidèle flamme, quel truchement de mon amour?...
J'ai si peur d'un refus!
... Pour l'instant, je vous supplie d'agréer ce pauvre baiser de ma bouche, ou bien, entre tous mes regards, le plus doux—et cette révérence profonde.
26
CLITANDRE
Clitandre est un homme, si l'on veut, mais il a les qualités de certaines bêtes et leurs vices; il les a même si fort, la bête est, en lui, tellement à fleur de peau, son âme féline est si évidente, que l'on oublie de voir l'homme pour voir d'abord, pour admirer, pour craindre la bête, la bête souple, indifférente, bien élevée, subtile, capricieuse: le chat.—Clitandre est un chat. Clitandre n'est qu'un chat.—Vous savez déjà qu'il a l'œil vert.
Clitandre ne sait pas serrer la main qu'on lui tend. Il caresse ou bien il griffe et, ce faisant, l'on dirait qu'il pense à autre chose. Sa main vous échappe. Les hommes, les vrais, craignent cela; les femmes l'aiment, car la caresse ou le coup de griffe promettent également le baiser. Elles regardent Clitandre avec une affection où il y a toujours un peu de crainte. Elles disent qu'il est «séduisant». Alors, elles ont tout dit. Elles se souviennent de Clitandre. Le soir, elles songent à lui et, dans cette songerie, il y a déjà de l'adultère.
Cet homme-chat n'a point ce qu'on nomme une moustache de chat. Blonde, elle suit les sinuosités de la lèvre, elle sourit avec le sourire et s'attriste aux instants de mélancolie. Clitandre a les cheveux souples. Clitandre a le teint clair, de vives couleurs, une mâchoire forte, le cou un peu long. L'ensemble de sa figure est mince, ou, du moins, le paraît. Quand il marche, il ne presse guère la laine des tapis. A chaque pas, il se pose, avec délicatesse. Bien qu'il soit gourmand, Clitandre ne mange que du bout des lèvres et du bout des doigts. Il regarde souvent ses mains qui sont presque trop soignées... et je songe encore au chat qui se lèche les pattes.
Je n'imagine pas Clitandre dans la gêne: il prendrait vite l'air galeux du chat de gouttière. Il lui faut un tailleur, un chapelier, un bottier, un coiffeur sans reproche. Il n'est Clitandre, il n'est tout Clitandre qu'avec leur aide. Sa mise est simple, elle n'a rien d'affecté, mais elle semble soyeuse. Chacun vous dira que Clitandre s'habille bien.
Clitandre ne s'attache pas. Clitandre n'est pas reconnaissant. Clitandre manque d'indulgence. Clitandre méprise volontiers. Il n'a pas d'amis, que je sache, mais il connaît la ville entière. Clitandre médit beaucoup; il médit surtout des femmes, mais sa médisance a toujours quelque chose d'incertain. Est-ce même de la médisance? Sa voix est douce; elle n'est pas agréable; elle manque d'ampleur et j'y perçois comme le souvenir d'un miaulement.
J'entends un homme dire de Clitandre qu'il a une «tête à gifles». Oui, mais il le dit tout bas et devant des gens sûrs: Clitandre sait tenir une épée de façon très experte. D'ailleurs Clitandre est brave. Il est brave avec grâce. Il doit mieux aimer être brave la nuit. Je n'ai jamais entendu dire que Clitandre fût un homme d'honneur.
Que sera Clitandre vieux? Peut-être engraissera-t-il, au coin de son feu, en ronronnant. Peut-être maigrira-t-il et le verrons-nous courir, de son pas élastique, dans le sillage des petites filles; mais je gage que sa jeunesse sera longue, et, ce soir, je l'imagine assez bien, rampant sur les toitures bleues et miaulant à la jeune lune.
27
ALTERNANCE
Elles sont deux qui pleurent et qui sourient, sous le bel amandier fleurissant.
Leur maître est mort l'avant-veille, aussi pleurent-elles et, parfois même, elles poussent un cri. Mais Achmet était injuste et fourbe, aussi bien sourient-elles et, parfois même, on voit briller leurs dents.
Elles sont deux qui pleurent et qui sourient, sous le bel amandier fleurissant.
Quand on peut les entendre, elles pleurent, mais, restées seules, elles sourient, en relevant un coin du voile, et le sourire est sincère, si les pleurs étaient décevants.
Elles sont deux qui pleurent et qui sourient, sous le bel amandier fleurissant.
Elles sourient parce qu'elles s'aiment et pleurent parce que c'est l'usage, et maintenant, comme une brise défleurit l'amandier, elles restent bien sages, elles ne pleurent ni se sourient, elles rêvent sous les corolles, elles rêvent, vous dis-je, ensevelies.
28
LA LEÇON DE MUSIQUE
Les murmures du parc s'apaisaient avec le soir, le flot chantant des fontaines faiblissait, et les bosquets avaient cessé de ramager pour bruire.—La lune se leva sur un monde presque silencieux.
Je soufflai ma lampe et gagnai cette allée où, toutes les nuits, je vais écouter le chant du rossignol. Dans le parc, chaque chose m'est, à cette heure, familière jusqu'au détail. Je connais la nuance du marbre des vasques et le ton mélodieux des feuillages; les jets d'eau me font leurs confidences et je goûte les plus subtiles caresses de l'air.—Peu à peu, je sens monter de mon cœur certaine mélancolie onctueuse qui se glisse vers le bout de mes doigts, circule dans tout mon être, me vivifie et qui est, proprement, le sang de mes rêves.
Soudain, le rossignol préluda.—Il avait changé d'arbre et je me mis en quête du nouveau belvédère qu'il s'était choisi, près d'un bassin, me semblait-il, au centre duquel s'effrite une Léda, ce qui reste d'une pauvre Léda sans tête, sans pied gauche, et dont le cygne fut, par un orage, décapité.
Je me cachai derrière un buisson, et, retenant mon souffle, je m'apprêtais à jouir du merveilleux concert, quand un second chant vint doubler le trille du rossignol.—C'était la voix rustique d'une flûte, parfois assez pure, mais fort hésitante. Elle s'arrêtait, reprenait une phrase, s'arrêtait encore et, de temps à autre, chantait faux, tandis que le rossignol, enivré de lui-même, perpétuait une roulade à mille inflexions.
Je risquai un regard et vis, sous la lune qui versait des rayons bleuâtres, un spectacle bien singulier.
Un jeune faune était accroupi contre la margelle du bassin. Il se tenait penché sur sa flûte, et toute son attitude disait une passion de bien faire, comme aussi les coups d'œil éperdus et vraiment désespérés qu'il lançait au rossignol, car le rossignol s'était perché, non loin de lui, sur l'épaule de Léda.
Ah! ce fut une belle leçon de musique!—Le rossignol était patient, recommençait les phrases, détachait les roulades, s'arrêtait, ralentissait son chant, et fit même une gamme que, note à note, perle à perle, le faunillon répéta, mais, si grande que fût l'attention de l'élève, quelque ardeur qu'il mît à rivaliser et pour modeste qu'il se fût montré, il n'en comprit pas moins l'inutilité de son effort...
Alors, il brisa sa flûte, et le rossignol s'envola.
29
DON DE LA GRENADE
Toi qui te penches à la fenêtre et caches d'un voile ton visage, tout ton visage, hormis ton œil droit, jettes, pour apaiser ma soif, cette grenade que tu retiens dans la corbeille de tes petites mains de singe.
Son seul aspect me désaltère. Je crois l'avoir mangée (les grains pâles comme ceux d'un beau sang), et, plus tard, je l'emporterai, savoureux viatique, partout où me méneront les foucades de mon désir.
Toutefois, quand elle sera très vieille et n'aura vraiment plus forme de grenade, quand le cuir de ma valise l'aura opprimée et les hasards de la route salie, il faudra bien que je m'en défasse.
Je la jetterai sur une route, ou vers le ciel, ou dans les flots, ou bien encore entre les seins de mon amie... mais je la jetterai, car on ne saurait garder un fruit, même cher, lorsqu'il a mauvaise figure.
Il se peut qu'alors je pense à toi, et que, me tournant vers Alger où tu traînes paresseusement tes jours, je te sourie d'une bourgade lointaine, ou d'un village que jamais des palmiers n'ombragèrent.
Aïscha! Ferida! Zobeïda! Miriem! quelle que soit l'harmonie qui te nomme, il me plairait détacher de ta vie ce seul souvenir... Et ne t'ébahis pas que ma demande soit à ce point discrète.
Comme je devine ta face entière par ce bel œil droit que tu livres au passant, je veux deviner le goût et la saveur et la senteur de tout ton corps par le parfum de cette grenade, mûre à demi.
O délicieuse! ô troublante! laisse tomber la grenade avant que tes ongles rouges n'en dépècent l'écorce et que tes dents ne s'y impriment!
Voici mes deux mains tendues... Jette le fruit!
Ah! je comprends, frivole que tu es! la raison de ta prudence! c'est qu'à l'angle de la rue, trois narcisses à la main, un jeune Arabe aux yeux louches te considère, et qu'il te paraît beau!
30
DEUX CANDEURS
La neige tombe depuis hier, plus blanche, dirait-on, qu'elle ne le fut jamais, blanche comme les lys d'un poème, blanche comme un cygne de Suède, presque aussi blanche, en vérité, que de la neige vue à travers un rêve.—Elle a couvert tout le jardin de Colombine, et Pierrot qui grelotte, caché derrière un bosquet de roses, regarde depuis une heure tomber la neige blanche.
Sous le ciel gris où transparaît un semblant de lune, Pierrot ne voit que du blanc: la maison blanche de Colombine, la terre blanche, quelques arbres en manteaux blancs, le bosquet de roses qui, plus tard (l'été viendra-t-il jamais?), portera des roses blanches, enfin lui-même, pâle et blanc.
Au crépuscule, Arlequin est entré dans la maison de Colombine. Il n'est plus ressorti. Longtemps, la fenêtre de Colombine est restée lumineuse (sans doute ces malheureux voulaient-ils voir tout leur péché), puis elle s'est obscurcie et Pierrot, dans la neige, songe que Colombine et Arlequin, fatigués de faire des choses impures, doivent dormir dans les bras l'un de l'autre et murmurer, comme font les petits enfants, des paroles vagues et chimériques où, peut-être, par ironie, se devine le nom de Pierrot.
Mais, attention! une lumière passe derrière les vitres et la porte de la maison vient de s'ouvrir. Par l'entrebâillement, Arlequin s'échappe. Il se retourne pour baiser une main, sourit, s'incline,—et voici la porte fermée.
Afin de s'habituer au froid, Arlequin danse quelques instants sous la lune: il gambade, il fait des entre-chats; on le croirait poursuivant son ombre ou, mieux, par elle poursuivi.
Sur le fond blanc de la neige, il est, en vérité, très imprévu, ce danseur losangé dont la main porte une batte et la face un masque de soie.—Il danse, souple, léger, spirituel... Il n'a point vu Pierrot... Il danse encore,—puis il s'en va.
Et Pierrot reste seul, grelottant toujours. Va-t-il heurter bravement à cette porte? dire son fait à Colombine, et lui demander, en réparation d'injures, ce qu'elle peut encore offrir de volupté?—Il hésite, il tremble, il pèse sa honte et son désir (mais la balance est fausse), il regarde le ciel où se promène une lune voilée... il se décide enfin.
Ses doigts sont sur la porte, mais, à l'instant qu'il va jouer sa vie, il aperçoit, non loin, contre le mur, une échelle dressée... Qu'aperçoit-il encore! Au bas de l'échelle, un pied sur le premier barreau, le docteur Bolonais qui, romantiquement, veut entrer par escalade, vêtu de sa plus belle robe, et, tout en haut, la fenêtre de Colombine qui, déjà, s'éclaire.
Alors Pierrot, comprenant que tout est bien fini, que les yeux de Colombine sont des miroirs où l'on ne se reflète qu'un jour, que le monde est triste et que Dieu habite loin, retourne dans la prairie livide et, là, prenant la neige à pleines mains, il façonne laborieusement un Pierrot de sa taille et de sa ressemblance, la tête penchée sur l'épaule, les bras ballants, comme lui désespéré,—blanc comme lui.
Et, quand le soleil vint éclairer ces choses, les deux Pierrots, à son premier rayon, se reconnurent si semblables par l'attitude et par la douleur, que, l'un devant l'autre, l'un et l'autre se mirent à pleurer.
31
LE MIROIR
Depuis que tu es sortie, le petit univers de ma chambre m'invite à la terreur, comme de toute part. On dirait que ma chambre est morte. Cette vie que tu lui donnais en l'habitant, que, moi-même, j'avais donné à chaque objet en m'intéressant à ses aventures, en le soignant avec amour, en lui racontant des histoires, s'est éteinte. Les rideaux restent muets, les statuettes se tiennent coites. Les fleurs des vases sont fanées, et les miniatures de ma vitrine redeviennent de faux visages.—Pour allumer les lampes, qui vivent toujours un peu, il fait encore trop clair. Il est déjà trop tard pour que le soleil vienne me rendre visite. Je suis seul.
A qui parler?—Je n'ose même étendre la main. Je n'ose fumer, tant cela semblerait étrange de trop vivre dans une chambre morte... Etrange... oui... et presque sacrilège... On ne danse pas dans les cimetières.—Je n'ouvrirai pas mon piano, bien qu'il soit, à l'ordinaire, bondé de mélodies toujours prêtes à s'envoler: je crains que mon piano ne rende plus de sons, qu'il ait renoncé, lui aussi.
Mais, sur la table, derrière moi, je sais qu'il y a un petit miroir. Je ne possède point d'autre miroir, car j'ai souvent peur de ces lacs minuscules qui dorment dans leurs cadres de bois. Je vais me retourner, tout doucement, sans bruit, sans que ma chambre s'en aperçoive... (Car peut-être n'est-elle pas morte... peut-être simule-t-elle la mort, afin de m'observer!) Je regarderai dans le miroir, et, pour me distraire, pour n'être plus seul vivant, dans cette chambre, je ferai des grimaces à mon reflet!
Non! non! il ne faut pas!—Quelle épouvante si mon reflet se mettait à rire, à l'instant où je lui faisais une grimace triste! Quelle épouvante! Alors, nous serions deux, deux vivants! mais ce serait plus horrible que d'être seul!
32
A LA FENÊTRE
La lune bleuit les toits. Les remparts, couleur de grisaille, dévalent vers la mer. Quelques vieux canons regardent le large, sinistrement. La rade est noire. Là-bas, les cuirassés trouent l'ombre, par des points de feu.
Ma fenêtre donne sur le toit d'un entrepôt. Un figuier pousse, on ne sait comment, au centre de ce toit. Fantoches incertains, deux gamins grapillent ses fruits.
Soudain, les feuilles du figuier se mettent à bruire, on entend la rumeur de la mer, et, venant de la khasbah, des sonneries de clairon ajoutent une aile au vent.
33
LE FAUNE MORT
Portée par le renard qui est un bon messager, la nouvelle s'était vite répandue. Toute la forêt avait pris le deuil. Le corbeau, pour se donner l'air plus sinistre, avait ébouriffé son plumage, une source pleurait à larmes vives, et les roseaux du bord de la mare concertaient un gémissement tout à fait douloureux.
Chacun se rappelait avec tristesse le vieux faune. Il habitait une grotte assez mal entretenue et quelque peu marécageuse où du cresson verdoyait et que tapissaient des fougères.—Une famille de corneilles, qui voisinait avec le défunt, s'était chargée de la toilette.
On l'avait couché sur un lit de feuilles. Ses cornes, si vieilles qu'un soupçon de mousse les couvrait, étaient ornées d'une tiare de vigne. Les tortillons tombaient le long de ses joues, comme des boucles dans une coiffure de douairière. Des fleurs, habilement disposées, cachaient les endroits chauves du pelage.
La cérémonie commença au lever du jour.
Une perruche, évadée du chef-lieu, fit une fort belle allocution. Avec un léger accent exotique, elle célébra les vertus du faune, sa charité naturelle, son aimable commerce et la discrétion qui lui faisait taire ses nombreuses bonnes fortunes. Elle rappela brièvement la vie aventureuse du défunt, ses jeunes années dans les bois de l'Attique, son âge mûr en Sicile et les jours sereins de sa vieillesse.—Une vive émotion régnait dans l'assistance. Un pinson dit encore quelques paroles empreintes d'un grand charme et l'on procéda au défilé.
Il y eut d'abord un martin-pêcheur qui apporta les excuses des poissons du ruisseau, toujours indisponibles, et la famille des lièvres ne fit que passer, appelée au loin par des soins urgents.
Vinrent ensuite, deux par deux, les blaireaux et les lapins, puis les rossignols et les merles qui sifflèrent une lamentation. Un cerf complaisant, suivi par douze biches, avait chargé sur ses cornes une tribu de fourmis qui voulait voir le mort et ne pouvait pas courir assez vite. Les écureuils saluèrent du panache et les papillons arrivèrent en dansant.
On entrait par la droite, on sortait par la gauche; on se hâtait, car une cigogne, d'un coup de son bec pointu, éperonnait les retardataires.
Toute la forêt défila en bon ordre devant la couche du vieux faune et, en queue du cortège, on pouvait voir, marchant tout seul, un petit enfant nu.
34
CIEL GRIS
Le ciel est gris; ma bien-aimée s'est éloignée brusquement. Je ne la verrai plus que demain soir. Demain soir, je pense, elle sourira; mais, aujourd'hui, ses lèvres closes ne promettaient ni la joie, ni le baiser.
Le ciel est gris; je regarde, sur le toit pointu qui me fait face, deux cigognes construisant leur nid. Laborieusement, elles emménagent. Tous les jours, je les verrai; tous les jours, elles me sembleront pareilles. La teinte de leurs plumes, l'harmonie de leurs occupations, l'état de leur humeur n'auront point varié.—Je ne saurais en dire autant de ma bien-aimée.
Le ciel est gris; je fais ma tâche selon les commandements que le hasard me donne, car je n'ai pas de sujet qui vaille la peine d'être traité. Alors je parle de n'importe quoi, ou bien de la première chose venue, ou bien encore de ce très inutile petit rien qui vient de passer et de fuir.
Le ciel est gris; je loge trop bas pour que les nuages me fassent des confidences; je loge trop haut pour que les passants de la rue m'intéressent, et le vent, qui déclame parfois des odes vagues dans ma cheminée, radote un peu trop, depuis le temps qu'il souffle. Quant à mes ennuis... j'ai si souvent parlé d'eux!
Le ciel est gris; sans doute va-t-il pleuvoir, ce qui ne manquera pas de me fournir la matière d'un poème... Bonne pluie! douce pluie! j'appellerai ce poème composé en ton honneur:
«Eloge ordinaire de la bonne pluie.»
35
LA DOUZAINE
Je crois que je vous aime toutes les douze: Kitty, Mary, Nelly, Dolly, Susy, Lucy, Polly, Flory, Ann, les deux Jenny, et Grace qui ne cesse de rire! oui, toutes les douze, avec vos douze perruques blondes et vos vingt-quatre pieds dansants!
Douze fleurs roses, mais qui se renversaient pour devenir soudain douze fleurs vertes... et tout cela formait des parterres, puis des gerbes, puis des bouquets mouvants,—et le cœur me battait à les voir!
Roses, vous dansiez dans des rayons roses, et vous leviez la jambe droite en vous penchant sur elle, tandis que les douze pieds droits faisaient de mystérieux petits signes aériens et que les vingt-quatre mains troussaient le bord des calices.
Et vous avez chanté d'incompréhensibles choses, dans la langue de votre pays, mais, sans doute, ces chansons parlaient-elles d'amour, car il m'a bien semblé que vos regards s'attristaient un peu, comme font les regards passionnés.
Et vous avez encore dansé avec douze parasols, puis avec douze flots de rubans, puis avec douze lanternes chinoises et vous cherchiez quelqu'un d'un air affecté, et vous ne le cherchiez bientôt plus, et, quand les cymbales de l'orchestre battirent, toutes, vous vous êtes assises dans vos jupes.
Enfin, vous êtes parties, en souriant du coin des yeux, joyeuses, charmantes, impondérables, sans savoir que vous m'aviez fait au cœur une blessure, car je vous aime toutes les douze! toutes les douze! oui! toutes les douze en même temps!
36
VOCABLES
Connais-tu la source d'Aïn-el-Hout dont le délice est infini?
Elle sourd au fond d'une vallée. Par son épanchement, elle forme un petit lac, au bord duquel, la lyre aux doigts, je vais souvent m'asseoir.—Non point que je chante! (rêvez-vous?) mais une nymphe habite les eaux secrètes de ce lieu, et ma lyre, que je tends à la brise, donne à sa voix un accompagnement.
C'est la nuit et c'est l'automne (bien entendu), un automne roux, comme il convient, une nuit transparente.—Et la nymphe chante son chant.
Elle ne m'a guère parlé encore que des étoiles, mais elle les connaît mieux que moi et me les nomme par des noms inventés que je tâche de retenir.—L'une, que je crois être le Cygne, s'appelle, en vérité, la Prestigieuse; une autre, que le commun nomme Aldébaran, se nomme le Regard de la Fournaise, et cette autre qui brille d'un feu vert, savez-vous son vrai nom? Elle se nomme le Regard à travers l'Onde.
Maintenant, je connais beaucoup d'étoiles: le Ver-Luisant, les Prunelles de la Bergère, Daïda surprise et Daïda délaissée, le Puits, l'Œil de Nacre, la Fumée d'Argent qui traverse, route divine, le ciel entier.
Je sais aussi qu'un certain nuage se nomme l'Aile en Fuite, un autre, l'Aile sur la Brise, un autre, enfin, l'Aile perdue, et celui-là est le frère du Soupir de Neige.
Pourtant, j'aime mieux les étoiles. Il me semble que je les connais toutes, et, de la plus vieille qui est la Lanterne obscure, jusqu'à la plus jeune, qui vagit encore, je pourrais vous les énumérer, mais cela serait long comme une nuit d'hiver.
Plus tard, la nymphe me parlera des plantes (elle me l'a promis), une autre fois, elle me nommera par des noms nouveaux toutes les fleurs, puis tous les oiseaux, puis toutes les ceintures défaites, puis toutes les vapeurs, puis toutes les petites filles nues; un jour, enfin, elle me nommera moi-même, et, déjà, je connais ce nom; elle me nommera: le Jeune Homme au Linceul.
37
LA VISITE
«C'est par ici?
—Oui, madame, dit le faunillon, qui tenait au coin de sa bouche un coquelicot. Tout droit, et puis à gauche. La gueule de l'antre est un peu obstruée par le lierre, mais, en écartant les branches, on pénètre facilement... et, d'ailleurs, je puis, tout aussi bien, vous accompagner jusque-là.
—Merci, dit la dame d'une voix un peu hésitante. Souffrez seulement que je répare, au creux de cette source, le désordre de ma toilette. Je ne suis pas habituée à marcher en forêt. J'aurais dû mettre un voile, car la brise m'ébouriffe.»
Elle fit quelques pas sur l'herbe et se mira dans les ondes limpides qui s'épanchaient au pied d'un chêne. D'abord, elle glissa deux doigts dans ses cheveux sombres, rectifia la pose de son grand chapeau noir, autour duquel s'enroulait une très blanche plume d'autruche, mesura sa taille précise en la serrant des mains, puis cingla ses bottes d'un coup de badine. Un sourire passa dans son regard. Oui, ce costume d'amazone avait de la grâce, et l'harmonie en noir était bien concertée. Pas un bijou; rien qui brillât... un fourreau d'ombre... et l'éclatante plume touchait presque l'épaule mate.
«Cher faune! dit-elle, donnez-moi mon réticule.»
Le satyreau le lui tendit et elle aviva ses lèvres avec un bâton de rouge.
«Madame, vous semblez un peu pâle...
—Ce n'est rien...»
Et, tout aussitôt:
«Voilà... je suis prête», dit-elle.
Ils marchèrent, quelque temps encore, sous bois. La brise chantait agréablement, les oiseaux se dépensaient beaucoup et les grenouilles firent de leur mieux au passage de la belle amazone.
Soudain, montrant du doigt un monceau de roches pourprées où grimpaient du lierre et de la vigne:
«Nous sommes arrivés! déclara le satyreau.
—Ah! mon Dieu! dit la belle amazone... déjà!»
Puis, retrouvant son calme:
«Pensez-vous qu'il pourra me recevoir.
—Je le pense», dit le satyreau.
Et il courut en avant.
Il ne tarda pas à revenir, conduisit la dame vers le monceau de roches, et là, écartant le rideau du lierre, démasqua rentrée d'une vaste grotte d'où fuyait un ruisselet.
«Entrez, madame!» fit-il en saluant.
Or, dans cette grotte, habitait un centaure, un beau centaure chenu, blanc de neige par le poil et la chevelure. Il était occupé à cueillir un bouquet de misérables fleurs et l'offrit à la dame.
«Vous m'excuserez, madame, dit-il avec un bon sourire triste, de vous présenter un si pauvre sélam, mais la flore des cavernes est, comme vous le savez sans doute, à la fois malingre et tardive. De grâce, prenez un siège».
Elle s'assit, et il y eut un moment de silence. Le centaure ne savait au juste que dire à sa visiteuse et la visiteuse ne savait au juste comment s'adresser à un demi-dieu.
«Votre aimable accueil, dit enfin l'amazone, me rend assez hardie pour...
—Certainement!... oh! certainement!...» interrompit le centaure...
Et il y eut un second silence.
«Faunillon! dit la dame, attendez-moi dehors, je vous prie. Je dois avoir, avec monsieur le centaure, une conversation toute personnelle.
—Il peut même regagner ses pénates, dit le centaure. Je me ferai un plaisir, madame, de vous reconduire jusqu'à la frontière des temps modernes.
—Vous êtes très aimable, monsieur le centaure», fit la dame en rougissant quelque peu.
Le faune sortit à regret, et comme le centaure ni la dame ne disaient mot, il se lassa vite d'écouter au rideau de lierre et s'en retourna chez lui.
«Je crois que nous sommes seuls, dit enfin le centaure. Si vous vous intéressez, madame, aux gravures en taille douce, j'ai, là, dans mon arrière-grotte, quelques petits livres qui sauront, je pense, vous divertir.
—Je... je veux bien», dit la dame.
Et ils disparurent tous deux.
38
L'INCONSTANT
Je demandais au rossignol de m'enseigner une chanson.
Quand il me répondit, déjà, je parlais à la rose.
Je demandais à la rose de me confier ses parfums du soir.
Quand elle me répondit, déjà, je parlais au nuage.
Je demandais au nuage de me présenter à une étoile.
Quand il me répondit, déjà je vous parlais, mon amie...
Mais vous m'avez répondu tout aussitôt, et vous m'avez tendu vos lèvres, pour que je n'eusse pas le temps de parler au papillon.
39
LA TRAGÉDIENNE
Pierrot travaille dans sa mansarde. Il est seul. La lune même s'est cachée derrière un toit. Je gage qu'elle se prostitue, près d'une cheminée, à l'un des chats qui menait grand train de miaulements, tout à l'heure.
Colombine ne viendra pas, ce soir. Pierrot pense qu'elle est allée joindre Arlequin, ce qui prête tout de suite à des suppositions inconvenantes, et Pierrot, gêné par les images qui se déplacent devant ses yeux et ne trouvant rien qui l'en éloigne, est plus triste qu'un poète à qui échappe l'envoi de sa ballade. Il mordille le bout de cette plume qu'il dit avoir enlevée, au passage, à l'aile d'un cygne, mais qui, jadis, faisait partie intégrante d'une oie de Toulouse.
Soudain, la porte de la mansarde s'entr'ouvre et une femme entre, admirablement belle et mieux parée qu'un soleil d'automne qui se couche. Elle pose sa main, où il y a des tas de bagues, sur l'épaule de Pierrot, et, d'une voix un peu théâtrale, mais qui semble bien sincère, murmure:
«Monsieur Pierrot, je vous aime de tout mon cœur.»
Et Pierrot, se retournant, voit Lucrèce, la tragédienne, pour qui, avant d'aimer Colombine, il brûla de si beaux feux.
Il est ému, mais tâche de ne point le laisser paraître, et répond, d'une voix posée:
«Madame, vous êtes fort aimable. Viendriez-vous me consoler? J'aime Colombine qui, à cette heure même, doit aimer Arlequin, et je suis très malheureux. Je vous sais gré d'avoir pensé à moi. Asseyez-vous sur mon lit de sangle, car il n'y a ici qu'une chaise, et je l'occupe en ce moment.»
Alors la tragédienne, qui était bonne fille, s'assit sur le lit de sangle, et, jusqu'aux petites heures du matin, dit à Pierrot de belles histoires enflammées. Elle allait en commencer une nouvelle quand le docteur Bolonais, qui sortait du lit de sa maîtresse, monta chez Pierrot, ayant vu de la lumière à sa lucarne, et, comme Pierrot le priait de s'en aller, il s'en fut, mais emmena Lucrèce, la tragédienne...
Et je ne sais plus du tout ce qui advint ensuite.
40
UN PETIT MONDE
Il y avait là trois brins d'herbe, un champignon, une escouade de fourmis, la trace d'une patte de gerboise, quelques graines tombées, un narcisse neuf et bien verni.
Alentour, un papillon vint faire des coquetteries japonaises, puis de sa trompe, il toucha la fleur.
Les fourmis se livrèrent un terrible combat.
Une coccinelle, qui méditait depuis quelque temps sans bouger, voulut atteindre les pétales du narcisse. Elle fit l'ascension de la haute tige, dépassa le champignon, les trois brins d'herbe, et se trouva dans le vent du matin.—Elle lui ouvrit ses ailes...
Il chut une goutte de rosée, et, soudain, tout le grand ciel se mit à sourire.
A PAUL FOUQUIAU
Livre Troisième
Les cygnes et les poètes déçoivent de près.
A. S
41
A UN BARRISTE
Mon ami, je vous enviais, ce soir. Vous voliez autour de cette barre fixe, vous la quittiez par un invraisemblable saut, vous la retrouviez sans effort, de façon toujours aventureuse et toujours imprévue. En vérité, vous vous jouiiez et les détentes de vos muscles avaient l'impétuosité subite qui nous étonne chez la sauterelle.—Bravo! mon ami! Soufflez un peu, reposez-vous en ayant l'air d'essayer les fils de votre barre, mettez sur vos mains un rien de colophane, et faites-moi rêver encore.
De grâce, ne perdez pas cet air d'insolence tranquille, ce sourire supérieur, cette manière d'être que je ne saurais exactement définir, mais qui nous laisse entendre que la voltige où vous vous complaisez n'est point, pour ardue qu'elle paraisse, le fin mot de votre talent et que vous feriez, à l'occasion, mieux encore.—Voler autour d'une barre flexible et qui semble devoir céder, mais ne cédera pas, culbuter périlleusement, les reins cambrés, tomber dans le vide et se raccrocher à du vide pour se trouver enfin debout devant la rampe et toujours souriant, ce serait donc là l'ordinaire divertissement d'un honnête homme?—Je le veux bien, mais il faut que ce soit vous!
Et j'aime aussi votre façon de saluer le pauvre public qui vous applaudit si fort et ne jouit pourtant pas, et n'a pas le temps de jouir de ce festin de beaux gestes.—Excusez-le! ne le méprisez pas avec trop d'amertume! Il vient d'entendre une dame charnue hurler la louange du printemps et des hirondelles, il a vu les maigres jambes d'une maigre Américaine dessiner en l'air quelques arabesques, et un homme gras, trop musclé, trop bête et trop blond, a soulevé devant lui des masses de fer d'un poids peut-être prodigieux... N'était-il pas mal préparé, ce pauvre public, à la fête où vous nous conviez?...
Dix minutes,—dix minutes à peine! si vite passées! Hélas! c'est déjà fini!—Vous venez de tourbillonner autour de votre barre, follement, fantaisistement, en poète!... La musique s'était tue. Le public se tenait coi... Dans la grande salle lumineuse et enfumée, on n'entendait que le grincement mince de vos paumes contre le bois de la barre... Puis il y eut une admirable culbute finale, la signature, le paraphe, si j'ose dire, de votre acrobatie... et le rideau se ferma.—Par son entre-bâillement, vous êtes venu reconnaître notre enthousiasme. Ce fut tout.—Bravo! mon ami! Vous êtes un parfait artiste!...
Une critique, cependant, si vous le permettez,—une seule: vous portez, sur votre maillot, des paillettes d'un trop vif éclat.
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NARCISSE DISSIMULÉ
Oui, je sais où tu l'as placé, le narcisse que je t'avais mis à l'oreille, mais je ne le chercherai pas.
J'ai vu, sur la route qui descend vers la mer, près de la villa mi-construite où les maçons siciliens chantent ou content des contes, une jeune femme de mon pays qui tenait un bouquet de roses.
Mieux que l'odeur musquée de ta belle peau, mieux que ta senteur de bête libre et mieux que l'encens lourd du narcisse, j'aime l'encens de ces roses que serrait une pâle main.
Et, que veux-tu! je songe au ciel natal, à ma petite fiancée qui s'éprit d'un lieutenant de hussards, et je ne chercherai pas le narcisse.
Tu me fais signe?... Tu m'appelles?
Roses d'Europe! seriez-vous donc fanées? ne respirerais-je en vous qu'une agonie de roses?
Viens t'étendre sur mon lit! Viens! Je veux perdre en ta chair mes souvenirs de jouvenceau qu'un chaste amour fit pleurer sous la lune et... et je trouverai le narcisse!
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UN ANCIEN REGARD
La pluie tombait comme s'il pleuvait depuis toujours. Il tombait, ce soir-là, une pluie immortelle, et c'était un juste accompagnement pour mon songe que, dans l'eau du fossé, le bruit de cette incessante pluie, grise comme mes pensées, mais obstinée comme l'est notre si grand amour.
Et, me prenant la main d'un geste très tendre, tu me regardas fixement... La pendule tintait des heures improbables, en manière de raillerie... Ton regard se posa au plus profond de moi et, depuis, il n'est plus sorti.
Oui! d'autres yeux m'ont souri et j'ai souri à d'autres yeux, sans doute parce qu'on est de chair et qu'aussi bien il faut vivre, mais ton regard demeure en moi, dans l'obscurité sourde qui est le for de mon être, ainsi que ces humidités tenaces qui ne cessent de hanter les caves où elles sont nées.
Et ton regard vieillit, ton regard s'améliore; il devient plus beau, plus riche et plus enivrant, comme le vin de ma folie qui se change peu à peu en vin de sagesse... sagesse un peu triste, à coup sûr, oui, et moins colorée que les raisins du coteau, mais douce et savoureuse, chaque jour davantage.
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LETTRES D'AMOUR
Oh! comme on voudrait savoir que ce sont là des lettres d'amour!
Je les ai trouvées dans une maison presque entièrement détruite. Le feu et les obus avaient fait leur devoir. Elles étaient sous une pierre, au milieu des décombres. En passant, je poussai la pierre et les aperçus. Le papier était bien un peu roussi, un peu sali, un peu taché, mais l'invention du plus lourd trésor m'eût donné moins de joie. Des lettres! des lettres dans les ruines d'une maison arabe!
Je regardais ces signes bleus que je ne comprenais point, et le cœur me battait avec violence. La belle écriture dessinée faiblissait parfois au bas des pages, comme pour un aveu... et j'imaginais tant de choses en m'aidant des Mille et une Nuits «Mille et une Nuits» et du souvenir des promenades imaginaires que, si souvent, je fais sous les palmes.
Des lettres d'amour! à coup sûr! des lettres d'amour écrites dans le plus grand secret et transmises en fraude à l'amant; des lettres où l'on parlerait de fleurs et d'oiseaux, où le personnage d'Achmet répugnerait par sa fourberie, où Daïda se montrerait délicieuse, El Hadj sévère et Bou Aziz séduisant, où les gennis du mal occuperaient l'air noir de la nuit, où le voile de Doniazade se lèverait furtivement, où les baisers auraient le goût du miel, où des jasmins embaumeraient la brise!
Et, depuis lors, je n'ose demander à un arabe de me traduire ces lettres, par crainte de savoir que ce sont là des papiers d'affaires.
45
LE NOM
J'ai demandé votre nom aux rayons de la lune, mais ils n'ont su que frissonner.
Je l'ai demandé aux fleurs d'un cerisier, mais il a secoué ses branches.
Je l'ai demandé au ruisseau qui passait, mais il n'a pas interrompu sa chanson.
Alors j'ai demandé votre nom à l'écho de la montagne et il me l'a répété, car vous veniez de le lui dire.
46
LE SERPENT BLEU
Elle s'était assise, toute nue, sur mes genoux et m'avait demandé de lui conter un conte.
Le conte en était à son quinzième jour, et, ce matin, quand elle prit sa place habituelle et me serra la jambe de ses petites cuisses, j'avais tout à fait oublié pourquoi la vieille femme s'était métamorphosée en œuf, pourquoi l'œuf avait été couvé par la cigogne querelleuse, et, particulièrement, où se rattachait la digression du jeune homme blond qui perdait toujours son œil.
Je priai donc mon amie de vouloir bien s'intéresser à une fiction nouvelle. Elle s'y résigna, me baisa la main et se prit à écouter mon histoire.
Je contai:
«Il était une fois, au temps où les bêtes ne parlaient pas encore, un puits, profond comme le trou dans lequel, chaque soir, le soleil s'enfonce, et, tout au fond du puits, vivait un serpent bleu.
«L'eau du puits était verte. Le serpent était bleu. C'était ainsi.
«Autour du puits, poussaient des cactus, des plantes épineuses et d'autres verdures piquantes, ce qui rendait toute approche malaisée. La très haute margelle de marbre lisse et blanc éblouissait un peu, car jamais on n'y avait frotté de cordes.
«Or, il advint que des hommes voulurent considérer ce puits et tâchèrent de l'atteindre. Il y eut des vieillards fort respectables, et des femmes fort bien habillées, et des rois dont la couronne était un plaisir pour les yeux, et des princes montés sur des chevaux couleur d'aurore. Mais, avant que de toucher à la margelle de marbre, ils eurent à se battre contre les ronces qui les déchirèrent. Leurs vêtements de pourpre tombaient en loques, les branches découronnaient leurs têtes et les beaux vieillards laissaient leur barbe aux épines, de sorte qu'ils revenaient avec l'allure déconfite et un peu niaise qu'ont parfois les petits jeunes gens. En conséquence, toutes ces personnes opulentes, dont le prestige était bien établi, s'enfuyaient, montrant leurs blessures et se plaignant d'avoir perdu leurs joyaux. On laissa chacun retourner en son pays, mais sans donner les marques du respect, et l'on rit beaucoup des vieillards imberbes. Quand ils furent tous rentrés chez eux, les pauvres gens s'étonnèrent que de si grands seigneurs, de si belles princesses, des sages de si haut renom se fussent ainsi laissé défaire, et l'on en parlait durant les veillées.
«Alors des mendiants tentèrent l'aventure. Ils allèrent plus loin que les autres, leurs robes de toile épaisse les garantissant mieux. Quelques-uns parvinrent même jusqu'à la margelle, mais ils ne purent voir l'eau verte, car la margelle, était, ainsi que je l'ai dit plus haut, fort lisse et fort élevée. Ils revinrent, pour la plupart, et ceux-là pleurèrent toujours, n'écoutant même pas les cris et les huées qui marquaient leur passage, mais il en fut qui, près de la margelle, restèrent en songerie, et, bien qu'ils n'eussent rien vu, ni rien appris de plus que les autres, ils affirmèrent, à leur retour, qu'ils connaissaient l'eau verte ainsi que le serpent bleu. Suivant leur imagination, ils décrivirent sa forme et ses coutumes, tout en se traitant, l'un l'autre, d'imposteur, de faux prophète, voire de charlatan. Le plus jeune eut même l'âme assez impudente pour dire que le serpent bleu n'était qu'un serpent rouge.
«A cause de ces récits, certains furent mis sur un trône et tout le peuple se rassembla pour assister à leur triomphe, d'autres furent mis à la torture, et le peuple se rassembla pareillement, mais cela ne différa guère au point de vue de la justice, puisque l'on n'a point encore découvert de substance assez fine pour distinguer les faux prophètes d'avec les vrais.
«Depuis lors, personne ne s'est aperçu que le puits était si profond, si profond, que, même en franchissant la margelle, on ne saurait voir le serpent bleu, et que, d'ailleurs, le serpent bleu ne sort sa merveilleuse tête qu'aux nuits sans lune, à l'instant où nul homme ne serait assez fou pour tâcher de le découvrir.... et si quelqu'un l'aperçoit jamais, ce sera, sans doute, une fillette aveugle et sentimentale.»
Mais ma petite amie, peu contente de mon histoire, avait sauté de mes genoux et touchait et considérait longuement sa poitrine, où naissait presque une espérance de seins.