Les moments perdus de John Shag
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LA VALEUR DES MAXIMES
Ton livre de maximes et d'aphorismes moraux n'est, à tout prendre, que ta louange posthume en son résumé. Tu crois songer au bien, à la vérité, à l'avenir! Quelle erreur! Tu ne songes qu'à toi-même; tu te dépeins tel que tu voudrais être, et chaque ligne de ce petit ouvrage si bien écrit offre un conseil discret à ton apologiste. Ainsi, tu prépares sa pensée, tu lui inspires un éloge funèbre, tu règles tes funérailles.
Enseigner l'humanité, prêcher le bien, indiquer une voie nouvelle pour atteindre au bonheur, et cela en maximes strictes, profite au seul moraliste. Un tribun pourra convaincre, un prédicateur attirer les âmes, un poète enchanter... pour toi, tu ne fais que dessiner une flatteuse image de toi-même, avec des contours cernés et de riches couleurs.
Les lettres d'une maxime sont des lettres mortes, or l'homme n'écoute que les paroles vivantes. Un romancier de génie crée de beaux êtres qui chanteront sa pensée par des trompettes immortelles. Un moraliste passe sa vie à composer des épitaphes. Si tu veux toucher après ta mort le cœur des hommes, fais sortir de la terre d'autres hommes qui leur parleront toujours. Il vaut mieux modeler une statue que de graver une inscription, fût-ce en lettres d'or.
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HYMNE
Je vais t'abattre d'une gifle si tu pointes ainsi tes ongles, si tu montres ainsi tes dents.
Chienne! Tu fus élevée dans une masure puante où des odeurs de kief, de friture et de tabac se combattaient toute la nuit. Je sais qu'un vieil Arabe te viola sur le sable, derrière ta maison... et tu riais déjà!
Depuis lors, tu t'es ouverte au passant comme un bouge; tu t'es accouplée avec des matelots, des portefaix, des nègres, des mendiants ivres, et les gens de ta tribu ne veulent plus de toi.
Rien qu'à t'entendre, je connais ta naissance basse; rien qu'aux éclats de ta voix, je comprends d'où tu es sortie.
Tu n'as même pas attendu que ta mère ou quelque vieille te prostituât, car, dès ta petite enfance, tu faisais signe à chacun, et tu regardais, en égratignant tes cuisses maigres, les garçons nus, durant la baignade.
La nuit, tu courais comme une bête, dans le petit bois de palmiers, en jappant ton amour, et l'arbre devenait ton amant, et la plante, et la terre.
Je te déteste, car ton âme est une ordure, ton corps est un fléau!
Te souviens-tu de ce Kabyle qui se pendit devant ta fenêtre parce qu'il t'aimait trop, et se balançait au matin, marchant sur l'air?
Tu pleuras tout un jour; le remords ne te quittait plus! mais comme tu sus bien le chasser, en attirant sur ton lit le fils de cet homme, un bel enfant qui lui ressemblait!
Et c'est pour toutes ces choses que je te jette hors de moi! que je te crache! et que je cherche une fontaine assez fraîche pour me laver de tes impuretés.
Tu souris!... Oh! pardon! pardon!... Vois, je t'embrasse, je te caresse... Déjà ton ventre s'émeut et, dans ta gorge, se gonfle un soupir qui est aussi un roucoulement.
Viens! viens! la lune est presque éteinte, je sais un bosquet sombre, de moi seul connu, où je te pénétrerai.
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DANS LA RIVIÈRE
Ma seule amie est la rivière. Je la chéris comme une personne. Je me suis livré à elle, aujourd'hui. Elle m'entraînait ainsi qu'une paille dans le vent, et je me sentais moi-même, je veux dire que je sentais avec précision mes frontières individuelles, car elle m'enveloppait et me caressait tout entier.
Il y avait des branches penchées qui fuyaient au-dessus de mes yeux, et de grandes libellules vertes me suivaient en faisant des cercles, brisés soudain, à la façon, mais plus vive, de l'essor des chauves-souris. Pour me servir d'escorte, il y avait aussi un peuple de choses floconneuses, et chacune transportait un germe, comme dans les poèmes philosophiques.
Je me trouvais donc tout nu dans la rivière, dans la rivière toute nue, elle aussi, et cela ressemblait un peu à l'amour, un amour sans lutte et qui ne finissait point par un spasme, mais permettait qu'on l'espérât toujours.
Mon corps tiède se glaçait par un frôlement. J'avais, le long de la moelle, un sillage de fraîcheur, et je regardais l'air avec satisfaction.
Alentour, la campagne était vide,—le ciel aussi. J'étais seul avec la rivière qui m'entourait en riant, car elle riait de toutes ses petites bouches fleuries en trois secondes. Des bouches parfaites, c'est-à-dire créées uniquement pour le rire et le baiser, puis closes... et pourtant, elles s'ouvraient aussi (comme des bouches humaines) pour se nourrir... pour se nourrir de papillons sur elle posés... engloutis bientôt.
Hier, je trouvai la rivière calme et lasse. J'entrai en elle sans l'émouvoir et, dans sa froide chair, je cachai ma figure. Longtemps, nous fûmes indifférents l'un à l'autre, ainsi que deux amants qui se connaissent trop. Tout à coup, un frisson me fit souvenir de sa perfidie et j'allai rejoindre le soleil. Il me frappa de ses rayons, et j'étais tout stupéfait de voir l'autre, en qui j'avais eu confiance, paraître si mauvaise et de teint si plombé. Je la touchai du pied pour briser son fard, mais, déjà, elle m'avait mordu l'orteil et je dus le tendre à la lumière afin qu'il fût guéri.
L'onde est perfide comme une femme, pourtant, l'onde qui passe est ma seule amie.
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VOIX QUI MONTENT
«Et, maintenant, vous me parlerez des alouettes... Pourquoi s'élèvent-elles si brusquement? Pourquoi vont-elles chanter si haut?
—Je vais vous le dire... Les alouettes ont de petites âmes vives qui les quittent à tout instant. Elles prennent l'essor afin de les rejoindre; elles les poursuivent dans l'air; elles chantent pour les rappeler; elles montent, elles montent, elles montent toujours plus haut; elles les atteignent enfin. Elles chantent encore quelque temps pour témoigner de leur allégresse, puis elles se jettent vers la terre... mais les petites âmes s'échappent de nouveau, et voilà les alouettes reparties.
—Elles sont donc très malheureuses?
—Oh! non! point du tout! car les alouettes savent qu'un jour leurs âmes monteront si haut que, pour les atteindre, il leur faudra toucher ces lieux supérieurs où toutes les joies sont rassemblées. Là, baignées par les ruisseaux des brises, elles pourront lancer leur tirelis mélodieux et grisoller jusqu'à l'heure où s'ouvrira la Grande Nuit.
—Ah!...»
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BOHÉMIENNE
Je m'en vais, clopin-clopant, le long de la route clopinant... Je mange les baies des buissons, je bois l'air qui passe, et, quand un couple d'amoureux se promène dans un pré, je lui dis: «Salut!» car il faut être courtois.
J'ai marché depuis si longtemps que je ne sais d'où je suis partie, et voilà belle lurette que je ne sais plus où je vais; mais les oiseaux me le diront! n'est-ce pas, bouvreuil?... et les insectes aussi! n'est-ce pas, grillon?
Je fais de grands festins, au bord des ruisseaux, sur un tapis de mousse fraîche. Assise en face d'un plant de muguet, je goûte à des friandises, et les poissons viennent me regarder d'un air un peu bête, mais plein de bonne volonté.
Je sais l'art de guérir les filles avec des herbes que l'on cueille, la nuit, sous un chêne, quand la lune est ronde, et je sais délivrer les garçons des liens si doux qui désespèrent leurs parents.
Pour trois sous, je donne le bonheur facile, pour quinze sous, le bonheur durable, et, pour vingt-cinq sous... pour vingt-cinq sous... écoutez bien! je rends l'espoir!
Je m'en vais, clopin-clopant....
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LE PASSÉ
Grasse, pâteuse, déformée, elle entre en scène avec assurance et, tout aussitôt, le bruit des cuivres annonciateurs est noyé dans le plus grand fracas des mains qui battent.
Elle est vêtue de soie rose; elle montre des bras excessifs, des seins qui tremblent. On dirait la caissière d'un café de province, en robe de bal.
Jamais elle n'a su chanter, jamais un geste spirituel n'excusa les défaillances de sa voix. Elle chante sottement, sans grâce, sans vigueur. Elle chante ainsi depuis vingt-cinq ans.
A la fin de chaque couplet, elle sourit avec une bouche détruite et le public applaudit toujours. Il ne se lasse pas de l'entendre, de la voir. Il ne veut pas qu'elle s'en aille.
Elle vient saluer, une dernière fois, et, des fauteuils aux galeries, chacun l'acclame d'assourdissante façon.
Pourquoi ce délire?—Pourquoi?
Elle a été belle!
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LES GRANDS SERMENTS
Les nègres musulmans ont fini de marmotter leurs prières. Après un crépuscule bref, l'ombre est venue. Au centre de la place, le hangar où, ce matin, pendaient les quartiers de viande pourpre, a l'air désolé d'une halle. Dans un coin, le gardien dort, roulé dans de la toile bleue. Chacun est rentré chez soi. A l'activité, au bruit, au va-et-vient, aux disputes, succèdent les rumeurs paisibles de la nuit, et l'on n'entendrait bientôt plus que le susurrement de la brise concertant avec la mer au doux murmure, n'était que, soudain, des cris affreux déchirent l'air, l'occupent, s'y entrecroisent et semblent se le disputer, tandis que s'affirment au ciel de nouveaux feux d'étoiles.
C'est l'heure du phonographe.—De toutes les fenêtres, des cornets vociférants déversent un flot de musique, et l'on dirait que ces voix dures, agressives et cependant mal assurées, sortent de gosiers trop étroits. Ce sont des clameurs étriquées, des beuglements que l'on étrangle.—C'est, vous dis-je, l'heure du phonographe.
Et l'on se jure d'effarantes choses! L'amour et la haine sont à leur paroxysme. Chacun se dévoue à son rêve, à la France, à la bien-aimée. On parle de répandre son sang, de s'immoler, d'immoler autrui. On se déclare prêt à subir mille tourments. On appelle la main du bourreau. Samson se plaint de Dalila; Faust évoque les divinités infernales; la passion de Fernand pour Léonore «brave l'Univers et Dieu»; Carmen affirme que «l'amour est enfant de Bohème» et don José, à vingt mètres de là, lui dit qu'«il en est temps encore»; Marguerite rit «de se voir si belle»; des Grieux demande à Manon si ce n'est plus sa main qu'il presse, et Lucie de Lamermoor devient folle à grands cris.—L'histoire sainte et l'histoire profane, la légende, la fantaisie expriment ce qu'elles ont de plus vif à dire. C'est Babel, une Babel mécanique, peuplée de héros....
Et les quelques noirs qui se promènent dans l'ombre, en égrenant leurs chapelets, attendent, avec une indifférence profonde, que les blancs aient fini de faire les enfants.
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CONSEIL
Ma chère amie, je vous en conjure, ne dites plus d'obscénités! Vous ne savez pas!
Vous êtes charmante, vous me plaisez, vous avez un sourire rêveur qui séduit par sa mélancolie de fin d'automne, mais vous ne savez pas être obscène! Vous ne savez pas!
Vos amies peuvent évoquer les images les plus singulières sans me choquer le moins du monde; elles ont la tradition, elles sourient au bon moment, quand il faut et tout juste ce qu'il faut; leurs gestes rapides décrivent d'autres gestes et sous-entendent d'autres gestes encore, au lieu que vous, mon amie, vous vous attardez ou bien vous coupez court, imprudemment.
Dites tristement des choses tristes, puisque c'est là votre rôle, parlez de la mélancolie, ressentez-la, communiquez-la, perpétuez-la. Décrivez-nous, avec des larmes dans la voix, de tristes choses, mais ne vous prostituez plus en paroles, si tristement!
Vous savez pleurer, vous savez rire, parfois, vous savez aimer, vous saurez mourir, je pense, mais être obscène n'est pas de votre fait,—non, ma chère amie, pas du tout.
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FEHL YASMÎN
Pétale du soleil! âme des palmes! grain d'ombre musquée! délice de mon œil! pourquoi tordre tes bras et pourquoi verser tant de pleurs?
Oui, je te quitte, mais puis-je croire que tes regrets dureront plus d'un jour? Demain matin, je gage que tu te réveilleras en riant!
N'imite pas les dames françaises qui font des manières pour célébrer un amour qui naît, qui meurt ou qui s'interrompt! «Baise m'encor, rebaise-moi et baise», comme disait Louize Labé, lionnoise... (ne te soucie pas d'elle: je ne l'ai point connue)... et, maintenant, quittons-nous!
Tout là-bas, je sais une autre face dont la pâleur m'inquiète. Pour elle, je renonce à voir les fêtes du soleil, et le mouvement des palmes, et tes danses, ma brune amie! La rose amoureuse, lointaine et délaissée, dont je chéris le doux éclat, risquerait de mourir, au lieu qu'un jasmin refleurit toujours.
Ne sois point jalouse, maîtresse des siestes chaudes et des trop courtes nuits!... auprès de celle que j'invoque et vais rejoindre, tu paraîtrais, petite, un peu noiraude!
«Fehl Yasmîn! Fehl Yasmîn!»
Un marchand de jasmins passe près de nous.
«Fehl Yasmîn! Fehl Yasmîn!»
Voici le dernier jasmin que je te donnerai... Adieu!... La nef du jour a chaviré sur l'horizon et toutes ses fleurs se sont répandues... Adieu! Il faut partir... mais... mais, crois-moi, chère, je t'ai beaucoup aimée!
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VIEILLE HISTOIRE
C'était un soir de jadis où la nature conspirait. Les bouleaux, qui sont fils de la lune, et les saules, qui sont des coffrets d'ombre, et les pierres, dont j'entends bien les murmures, tramaient de secrètes choses.
Leurs petites paroles couraient avec le ruisseau, volaient sur la brise, sautaient de ci, de là, suivant les sauts d'un feu follet, tandis que certaines passaient dans l'herbe, en tapinois.
Bientôt, tout fut conclu: l'herbe forma des lacs d'amour, le feu follet brûla comme le cœur d'un amant, la brise se chargea de parfums si subtils qu'on se pâmait à les prendre en soi, et le ruisseau polit ses ondes pour être le miroir d'une flamme couronnée.
Les bouleaux, qui sont fils de la lune, secouèrent leurs feuilles, et l'on eût dit qu'ils offraient des richesses; les saules, en leurs coffrets, gardaient des joyaux sans prix, et les pierres se couvrirent de leurs manteaux de mousse pour ne risquer plus qu'un œil pâle, un œil pâle et doux.
C'est alors que la princesse de Golconde sortit de son palais et congédia ses suivantes, car elle voulait se promener seule, ce soir-là, dans le parc où descendait une pénombre poétique.
Elle rêvait aux choses dont parlent les ballades, aux chevaliers beaux comme le jour et que des cygnes traînent, aux aventures en pays lointain, aux caresses enfin, longtemps attendues, aux caresses surtout.
Le prince de Bagdad se tenait non loin de là, sous la protection d'un orme, opulent par sa frondaison et vénérable par le nombre de ses années. Le prince était un jeune homme de haut parage, de vertu souveraine et d'une éducation tout à fait bien comprise.
Il s'en fallut de peu que son cœur se rompît lorsque, dans la lumière du soir, la princesse apparut. Le prince de Bagdad souffrait en effet d'une blessure d'amour sanglante et profonde, mais, comme il avait résolu de gagner la princesse par son seul mérite, il portait un costume qui, tout précieux qu'il fût, n'en imitait pas moins les oripeaux, guenilles et pauvres hardes d'un mendiant espagnol.
Affublé de cette défroque étrange, il se présenta.
La princesse de Golconde abaissa son regard et, au même instant, les pierres, l'herbe, les saules, les bouleaux, la brise et le feu follet tâchèrent de faire comprendre à la jeune fille la qualité singulière de ce jeune homme survenu; mais elle ne devina point la vertu sous son vêtement d'emprunt, ni l'amour sous le masque.—Elle passa, et, bien que le bouleau lui tendît une de ses feuilles, qui semblait une pièce d'argent, elle ne fit même point l'aumône à ce pauvre qui la suppliait.
Le prince mourut de désespoir, et la princesse, quand le vrai personnage du mendiant lui fut révélé, creva de dépit; ce qui prouve qu'un amant doit toujours paraître en son plus bel appareil aux yeux de celle qu'il prétend séduire, et qu'une jeune fille doit toujours agréer un hommage, quel qu'il soit, voire y répondre discrètement, de peur d'en repousser un, par aventure, inestimable.
C'était un soir de jadis.
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CLÉONICE
Cléonice n'a ni intelligence, ni cœur, ni esprit, ni bonté. Elle n'a pu être épouse, maîtresse ni mère, bien qu'elle ait fait tous les gestes de ces rôles, car elle a un mari, un amant et un fils.—Elle n'existe que devant trois ou quatre personnes. Laissée seule, elle devient une ombre, moins que cela: une valeur négative. On dirait que ses spectateurs lui insufflent de la vie. Quand ils la quittent, elle crève, comme une bulle.—Elle ne sait pas aimer; à peine sait-elle haïr: d'ailleurs, sa haine a pauvre figure et semble mal venue. Cléonice médit, mais n'accuse pas; accuser serait affirmer son personnage, or elle n'est pas un personnage, elle en joue le rôle.—Belle, un peu fardée, souriante, merveilleusement vêtue, Cléonice n'a pourtant rien d'une femme; elle n'est pas une femme...
Cléonice est une «femme du monde».
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UNE AGONIE
Elle n'en finit pas de mourir.
Voilà trois heures qu'elle agonise.
La vache l'a répété aux chèvres de l'étable, parce que le bouvier le lui avait dit, et, comme un grillon rôdait non loin, il a fait part de la nouvelle aux papillons qui volent dans la grange, aux deux lézards du vieux mur et au crapaud qui loge sous le rosier. L'orme le savait déjà, par ses feuilles qui frôlent la fenêtre, et les deux chouettes l'ont appris aux hirondelles des cheminées.—Seule, l'araignée n'a point de chagrin et répand la soie de son ventre, comme si de rien n'était.
Oui, tout le monde sait que la petite Lucie va mourir et qu'on ne verra plus ni ses yeux bleus, ni ses petits pieds toujours pressés, ni sa natte jaune qui voltigeait avec un nœud de ruban au bout. Déjà le curé est parti, emportant son Bon Dieu, et la cour un moment émue redevient silencieuse.
Dans la chambre de Lucie, il y a Lucie, qui respire avec difficulté, la mère, qui forme un gros tas dans le fauteuil, et le père, debout près de la petite, et qui la regarde mourir en avançant la lèvre d'un air de mauvaise humeur, à la façon des apôtres dans les toiles de Rembrandt.
Il fait très chaud dehors. On ferme les croisées. Sur la route, des rayons de soleil sautillent pour passer le temps. Des oiseaux tournoient dans l'air, comme s'ils cherchaient leur chemin, et la rivière murmure une chanson très douce, avec l'accompagnement des flûtes de ses roseaux, pour bercer la petite Lucie qui n'en finit pas de mourir.
C'est alors que la Mort apparaît.
On l'a vue déboucher près de l'auberge, à l'endroit où la route fait un coude, et le coq du clocher, en l'apercevant, lui a tourné le dos. Elle a passé dans l'ombre de la grande meule, puis elle a cueilli des mûres sur un buisson. Dès qu'il l'a rencontrée, le chat s'est enfui par le soupirail de la cave. Il ne fera pas de mal aux souris, aujourd'hui.
Madame la Mort entre dans la cour. Elle est assise à califourchon sur un cheval noir. Un grand manteau de cérémonie la couvre tout entière, hormis le nez camard. Trois plumes d'autruches blanches sont piquées dans sa coiffure. De temps en temps, elle tousse d'une petite voix sèche, et, aussitôt, la porte de la grange grince et la chaîne du puits gémit.
Madame la Mort est escortée de ses trois serviteurs, montés sur trois ânes.
Le premier, assis sur un âne qui n'a qu'une oreille, est le médecin; il tient à la main une girouette et des cymbales.
Le second, assis sur un âne à qui manque une patte, est le philosophe; il tient à la main une démonstration longue comme un carême et qui se tortille derrière lui.
Le troisième, assis sur un âne sans queue, est le bouffon; il tient à la main une plaisanterie toujours tintante par ses grelots et qui fait pleurer chacun.
Les trois serviteurs de Madame la Mort mettent pied à terre, en même temps que leur maîtresse, et sans plus qu'elle dire un mot.
La Mort pousse la porte.
Elle entre.
Elle ressort.
Madame la Mort a dû perpétrer de vilaines choses dans la maison. Contre les draps blancs, la petite Lucie est toute blanche. La mère s'est relevée de son fauteuil et pleure en secouant ses seins, et le père, qui fait toujours la lippe, se frotte le front avec l'index et dit:
«Il faudrait avertir Bastien pour la caisse.»
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SUR UNE PLAGE
La libellule, la guêpe et le fourmi-lion vinrent te surveiller, durant que je te faisais ma cour et te chantais des vers écrits à ta louange.
La libellule tourbillonna sur ta chevelure lustrée, la guêpe bourdonna près de ta petite oreille, et le fourmi-lion se contenta de te regarder d'un œil sévère.
J'avais à peine fini ma chanson d'amour que tu te levas, légère comme une feuille emportée et plus rapide que l'eau des torrents.—L'ombre de ton sourcil froncé prévenait d'un orage...
Et d'abord tu me dis que tu ne m'aimais plus, que tu t'envolerais ailleurs,—puis, tu bourdonnas mille reproches d'un air turbulent que je ne te connaissais pas,—enfin, tu t'enfuis, mais ton dernier regard était si cruel que j'en garde encore la blessure.
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MONOLOGUE DRAMATIQUE
Grâce! Monsieur! grâce pour cette fois! je ne le ferai plus! je vous le jure par Dieu qui vit seul dans le ciel! je vous le jure sur les petites têtes de mes sœurs dont la cadette sort à peine du berceau.
Oui! oui! je serai bien sage! mais, que voulez-vous! on est jeune! on ne sait pas!... et, quand je vous ai vu passer sur la route, vêtu de votre bel habit dont les morceaux semblent découpés dans des robes de marquises, j'ai été toute saisie! même je n'ai plus fait attention à mes vaches! Je vous regardais, puis je fermais les yeux, puis je vous regardais encore, et, à chaque regard, vous paraissiez plus joli!
Il y a sur vous tant de belles choses, mon beau monsieur! Le chapeau à deux cornes, et sa plume que vous avez dû arracher à l'oiseau qui ouvre, au coucher du soleil, ses grandes ailes.
Et le masque de soie noire!... oh!... le masque!... il ressemble à une chauve-souris déployée, à une chauve-souris douce et qui ne ferait point de mal aux gens!
Et l'œillet rouge, derrière votre oreille! où l'avez-vous cueilli?
Et votre ceinture d'or! C'est une princesse qui vous l'a donnée? oui, n'est-ce pas? la princesse qui dormait tout en haut d'une tour et que vous avez réveillée par un baiser?... L'heureuse femme!
Et l'anneau que vous portez à votre main gauche! Laissez-moi le regarder! Non! non! je ne le prendrai pas! Oh! mon Dieu! il est brisé! le saviez-vous?
Et puis encore, ces souliers qui luisent! Ils luisent même à travers la poussière! Je vais les essuyer! Oui, laissez! je les essuie avec mes cheveux! Le valet de l'herboriste dit que mes cheveux sont beaux. Voilà! vos souliers brillent, maintenant! ils brillent comme deux carpes au soleil!
Et je n'avais pas vu les dessins qui sont gravés sur votre batte, votre batte en bois précieux! Quels curieux dessins!... un cœur percé d'une flèche... une étoile... et ceci? des lettres?... Je ne sais pas lire! Le maître d'école dit que je ne suis bonne qu'à garder les vaches!...
Ohé! Brunette! ne t'en va pas!
Ah! si elle allait manger l'herbe du docteur Bolonais! je serais fessée! oui, monsieur!...
Mais... ces mots qui sont écrits sur votre batte? Ils doivent vouloir dire: «Je t'aime!» Oh! bien sûr! Ça ressemble à des lettres qu'il y avait sur la cuisse d'un matelot qui a passé par ici, il y a deux ans. Il rentrait dans son pays... Elles étaient écrites en bleu sur la cuisse gauche... Il me les a montrées, et, pour le remercier, je suis restée une heure avec lui, dans un coin de la grange...
Mais il n'était pas joli! oh! Monsieur! c'est vous qui êtes joli! Vous avez l'air d'être toujours couvert de fleurs, et, quand vous marchez, on dirait que des clochettes tintent dans le ciel!
Alors, au moment où je vous ai vu, j'ai bien senti que jamais, jamais je ne vous embrasserais! que vous alliez passer! que c'était fini!... et, furieuse, (vous l'avez vu!) j'ai pris cette poignée de mûres... (on fait des choses méchantes, Monsieur, sans y penser!) et j'ai jeté les mûres sur votre bel habit! Est-il très abîmé? Oh! c'est un grand péché! mais, Monsieur, pour me punir, si vous voulez me fesser, je suis prête!
Venez de ce côté-ci de la haie!
Oui, Monsieur, je suis toute prête! je ne crierai pas! je chanterai!
Venez! fessez-moi, Monsieur!
Attendez! je vais attacher Brunette!
Ne bouge pas, ma fille!
Et, maintenant, venez, mon beau Monsieur! venez! l'herbe est chaude!
A EDMOND JALOUX
Livre Quatrième
Traitez votre âme comme un violon, et donnez-lui des motifs sur lesquels elle trouvera des airs.
H. T.
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LE PRIX DE LA JEUNESSE
La grande précaution est de ne jamais renoncer au rêve que l'on fit à vingt ans.
Si le roi de Chine t'offre ses plus beaux trésors, donne en échange ton sang, mais ne lui donne pas ce rêve-là.
Si la reine de Saba t'offre son baiser, donne en échange ta raison, mais ne lui donne pas ce rêve-là.
Malgré les orages et la boue qui les suivit, malgré nos frères les hommes, malgré l'horreur des cauchemars et l'ennui des veilles, il faut garder toujours vivant cet ancien rêve, le visiter chaque matin, le réconforter, lui parler avec douceur, lui parler encore avant de s'endormir et, quelquefois, s'interrompre de vivre pour le surprendre à l'improviste.
La jeunesse qui nous fait mourir, un sourire sur les lèvres, un immortel espoir au fond des yeux, la jeunesse que ne sauraient toucher les heures ni les larmes, la vraie jeunesse est à ce prix.
Les dieux eux-mêmes ne meurent que d'avoir renoncé à leur premier rêve.
62
APAISEMENT
Une brise parle tout bas à mon oreille. Dans l'ombre, quelques points de feu s'allument, s'éteignent, se rallument, comme des regards.
Une grande phalène veloutée tourne autour de ma tête. Le pas nu des nègres ne fait qu'un bruit mat. Cette lente respiration, là-bas, c'est la mer.
Dans ce pays, je suis tranquille. Je me sens loin des disputes de la rue, des criailleries. On ne récrimine pas. On dort.
Une voix d'homme, un chant de flûte s'enlacent, faiblissent, tremblent en se dénouant... puis je sens à mes lèvres la saveur du silence. Je songe.
Ecoutez! un chien hurle. L'âme d'un mort a dû passer.
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L'ABSENTE
La maison est peinte en rose, ses volets en vert; trois marches mènent au seuil.
Alentour, dans un jardin mince, quelques fleurs se tiennent bien sagement épanouies et très droites.
Le ruisseau roule des morceaux d'orange.
Du linge, sur une ficelle, sèche encore au soleil.
C'est là tout le décor, avec un ciel splendide et la mer, aussi bleue que dans les tableaux.
Le vent qui passe sent la saumure.
Il est six heures du soir.
A l'intérieur, une salle pleine.
Des tables, des verres, du vin.
Un rire, puis un cri, puis un juron.—Beaucoup de gestes, point de discours: le matelot s'amuse en phrases courtes; il n'a que faire des constructions malaisées.—Syntaxe simple d'une simple joie! vous dessinez les formes du bonheur, vous apprenez à vivre!
Trois Bretons, plusieurs Provençaux, quelques Corses.—On fraternise.—C'est le premier jour de franche bordée après la campagne.
«Lina est morte.
—Et Jeanne?
—Elle a quitté la maison, mais voici Carmen.
—Elle a forci!»
On soupèse, on tâte Mireille qui n'a pas moins profité.
«Qui est celle-là?
—Charlotte, une nouvelle.»
Charlotte ne dit mot d'abord; bientôt, elle s'apprivoise. Jean l'invite. Elle boit beaucoup. On l'embrasse. Jean est satisfait. La nouvelle semble gentille. Il l'entraîne vers le petit escalier tournant qui débouche au coin de la salle. Le couple disparaît.
C'est l'amour.
Les autres veulent rire encore et consommer toute leur joie. Et l'on discute, en paroles précises, la qualité des seins de Mireille, vraiment prodigieux.
Personne ne fait attention à Fathma, la négresse. Elle est jeune, elle est jolie, mais un défaut l'a dépréciée. Sa jambe gauche est tordue. Elle boite.
«Enlève ta robe!
—Montre-toi!»
Elle laisse tomber les chiffons qui la couvrent, puis, svelte, mince, à la fois élégante et maladroite, s'assied sur une chaise.
Un gros matelot s'approche d'elle. Il porte au bras un superbe tatouage qui représente deux cœurs unis, un palmier, un coq chantant, une devise sentimentale, un astre qui rayonne, un poignard, une ancre, et divers autres attributs.
Il regarde Fathma.
«Que tu es vilaine! Que tu es noire! Tu dois être méchante!»
Fathma ne souffle mot.
Le vacarme reprend. On fait jouer l'orgue mécanique... O valses! valses larmoyantes! et vous, polkas martelées!...
La fête est complète.
On danse, on se secoue, on transpire, on s'essuie.
Le vin coule.
Mireille, dont la poitrine a une si singulière abondance, s'éloigne avec Laurent, le chauffeur.—Yves le remplacera, dans un instant, à moins que Carmen n'achève de le séduire. A cette tâche, elle se voue, tout entière.
Une poussière fine monte avec les odeurs unies du tabac, du vin et de l'homme.
... Et la petite négresse, dépréciée parce que sa jambe est tordue, semble regarder tout cela, mais, en vérité, je vous le dis, de ses grands yeux, où l'on peut voir passer des mirages de grèves, de flots et d'aréquiers, elle regarde plus loin, absente, le buste droit, les mains aux genoux, très noire, très triste, tout à fait nue... et, tandis qu'au dehors, la nuit se prépare à mettre son diadème d'étoiles, entre ses doigts distraits, Fathma tourne une fleur rouge.
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ÉDITION EXPURGÉE
Chargés de sacs, les ânes restent en ligne, contre le mur jaune, chargé de soleil. Le soleil s'accroche à toutes les crevasses, coule contre les parois lisses, se blottit dans les trous.
Au pied du mur, un Marocain, accroupi, marmotte des prières. Ce vieillard a une tête superbe. Vraiment, il paraît, pour l'instant, occupé par sa seule oraison, et les ânes ne bougent pas plus que s'ils étaient empaillés.
Soudain, un souvenir me revient à l'esprit, un de ces brusques souvenirs qui jaillissent hors du passé, ridicules et bouffons: je me souviens de la manière dont fut corrigée, récemment, la grammaire Noël et Chapsal.
Les anciennes éditions portaient, comme exemple du verbe être:
«Dieu est grand.—L'âme est immortelle.»
Maintenant on lit:
«Paris est grand.—L'âne est patient.»
Mais l'un des ânes vient de se ranimer et se promène le long du quai. Sans doute a-t-il voulu contempler la mer et les bateaux... Et le Marocain pieux, interrompant son oraison, court aussitôt après la bête, en vociférant.
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SPLEEN AU CAFÉ
Sans doute suis-je venu ici pour m'ennuyer.
J'ai travaillé jusqu'à une heure du matin, puis, sentant les murs de ma chambre se refermer sur moi, j'ai gagné la rue.
Ici, l'on s'amuse. Chacun le dit. Il faut le croire. Moi-même, en ce lieu qui est presque un mauvais lieu, j'ai parfois trouvé de l'agrément.
Sur les banquettes, ces dames sont éparpillées comme, sur une litière de paille, des nèfles véreuses. Elles achèvent de pourrir afin d'être tout à fait comestibles.
Des jeunes gens les regardent et pensent à autre chose.—Ils sont glabres et rubiconds, ou bien pâles, avec une moustache malheureuse, mais tous portent, en place de tunique bien drapée, un vêtement strict, frotté de suie et dont le plastron, les manchettes et le col sont crayeux.—Ils ne s'amusent pas plus que moi, je pense.—En vérité, ils s'ennuient. Ils s'ennuient honteusement et cachent cette honte dans de grands verres où leur nez s'abîme.—Une odeur fade s'exhale des tables servies; poudre de riz, sauces, vieilles dentelles.—C'est l'encens de cette pauvre idole que l'on nomme: l'apparence du plaisir.
Autour de moi, les glaces reflètent, suivant leur coutume, les objets qui les confrontent.—Cela est cruel, car je ne puis m'échapper de ce spectacle, et, partout, partout, je vois, accoudés sur les nappes, ces pierrots blancs et noirs, en compagnie de ces femmes véreuses, qui s'abreuvent et tourmentent avec des fourchettes leur pâtée de la nuit.
Si cela continue, je vais m'enivrer.
Dans un coin, des tziganes célèbrent avec frénésie la déchéance de leur race, par des airs lugubres où le violon piaille, le cymbalum résonne, puis ils saluent, d'un air domestique et bas, afin de recueillir un encouragement, un encouragement monnayé, puis ils recommencent.
... Et moi, me sentant de plus en plus triste, je murmure, caché derrière une bouteille de champagne, ces vers de Heine où un sapin des forêts du Hartz songe à une palme d'Orient.
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INSCRIPTION TROUVÉE SUR UN CHÊNE
Je n'ose vous dire la couleur de mon amour... le ciel est d'un bleu trop pur.
Je n'ose vous dire le parfum de mon amour... cet iris a de trop fines senteurs.
Je n'ose vous dire l'ardeur de mon amour... les feux des étoiles brûlent trop clair...
Mais vous poserez votre petite main sur ma poitrine, et, dans le grand silence, vous serez émue par ses battements.
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A PROPOS DE PIERROT
Pierrot aimait jeter des cailloux dans la mare pour y faire des ronds, et rien, alors, ne pouvait le distraire de son jeu.—Parfois, il suivait, du coin de l'œil, un vol de ramiers, mais, vite, il ramenait son regard à la contemplation des eaux dormantes qu'il éveillait en y créant des cercles éphémères.
Cette mare, vous la connaissez. Elle se trouve près du palais de Climène; le Nécromant arabe loge non loin de là; tout contre, il y a le champ de l'Herboriste, et, sur le bord même, la grotte d'Ariane, princesse très répandue.
Pierrot chérissait beaucoup de choses que d'autres méprisent: les insectes en équilibre sur les brins d'herbe, les plantes médicinales, la poudre de riz des papillons et, surtout, d'un ardent amour, les lunules qu'un rais de lumière, filtré par le feuillage, pose sur les gazons.
Cependant, il revenait toujours à cette mare, témoin de ses premiers jeux. Du fond verdâtre de l'eau, montait parfois une bulle qui crevait à la surface... et Pierrot retenait son souffle, car il lui semblait toujours que la mare allait parler.
Grand ami des nuages, il déplorait ne pouvoir se mêler à leurs entretiens et, quand l'un d'eux l'appelait par son nom, il répondait d'une voix triste, pour expliquer sa présence sur terre:
«Mes frères faits de flocons! je m'en veux d'être enchaîné ici-bas! mais, un jour, mes manches trop larges s'élargiront encore jusqu'à former de grandes ailes, et, comme un cygne, vers vous je m'envolerai!»
La chronique rapporte que plusieurs femmes l'aimèrent: il y eut Suzanne et Clorinde et Fanchon, dont le rire avait un son de clochette, et Lucrèce, la tragédienne, et Clélie et l'admirable Eléonore, mais, durant qu'elles l'aimaient, il songeait à Colombine.
Il s'habillait de blanc, comme l'avait fait son père, de blanc pur! et, si son cœur saignait, c'était spirituellement, sans jamais tacher la belle toile, de sorte qu'à toute heure, il semblait endimanché.
Il advint que, réduit à gagner sa vie, il s'engagea dans un cirque forain qui visitait les cours d'Europe. Toujours de blanc vêtu, toujours de blanc poudré, toujours d'âme aussi blanche, il savait balancer sur sa tête une plume flexible, jongler avec divers objets: une fleur, un poignard, une mèche de cheveux; souffler enfin, mieux que personne, des bulles de savon.
Il ne fit point fortune, et, un soir de gala qu'il traversait les cercles de papier, mourut d'avoir trouvé, derrière ce mur fragile et rose, un monde qu'il connaissait déjà.
Aux jours de sa jeunesse, il avait coutume de créer des ondes concentriques dans les mares dormantes.
Tout le monde sait qu'il aima Colombine.
C'était Pierrot.
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EN ATTENDANT L'AMOUR
Ah! si l'amour nous visitait, ce soir, comme nous l'accueillerions avec de bonnes paroles, pour le persuader de rester entre nous!
La place est libre. Viendra-t-il?
Nous l'attendons depuis si longtemps! Depuis si longtemps tu restes assise sur ta chaise, les mains sagement occupées par un travail de tapisserie! Parfois, tu me regardes avec affection. De ce regard, je te remercie par un battement des paupières. Alors, tranquilles et presque heureux, nous soupirons, l'un et l'autre, en attendant l'amour.
Tu fus très douce, durant tout ce temps que j'écrivais mon gros livre. Je m'interrompais, au milieu d'un paragraphe, pour te contempler, avec cette expression quémandeuse que l'on trouve sur la face des chiens battus et de certains pauvres qui ont vraiment très faim. Souvent, tu me récompensais de ma prière par un baiser, et c'est ainsi que nous avons traversé une partie de notre vie, en attendant l'amour.
Ce soir, ce sera comme chaque soir. Au dehors, il y a la neige tombée, peu d'étoiles, mais une belle lune ronde. Sans le dire, nous envierons les amants qui regardent cet astre pâle avec une exaltation qui les secoue tout entiers. Nous soupirerons encore un peu. Nous nous témoignerons une amicale tendresse en nous serrant les mains.
Puis, quand la pendule sonnera une heure tardive, nous nous lèverons et nous échangerons un baiser avant d'aller dormir.
Oui, ce sera ainsi, comme hier, comme avant-hier, comme depuis le jour déjà lointain où nous avons commencé d'attendre l'amour.
Et, demain, ce sera de même, et...
Chut!... Qui frappe à la porte? Nous n'attendons personne!...
Ouvre vite, mon amie! Ouvre vite!...
C'est Lui!
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BAIGNEUSE
Tu baignes tes pieds nus dans la nuit de l'eau; tu les remues doucement, et la lune, pour t'agréer, plisse, dans la vasque, une onde évasive, circulaire, lumineuse, qui s'agrandit et va s'éteindre, enfin, contre le bord obscur. Alors, par un frémissement de l'orteil, tu en propages une autre, car ce jeu te plaît.
Que les palmes soupirent sous une brise, que de longues sauterelles se détendent près de toi, qu'un parfum de narcisses foulées monte de l'herbe, peu t'importe. Phébé (dont tu m'as dit le nom arabe) se hisse vers le zénith sans t'émouvoir, et, sans t'émouvoir davantage, se laisse couler jusqu'à l'horizon.
Tu ne prends point garde à cette voix intime, qui, du tréfond de mon être, consacre à ta beauté un hymne extraordinaire. Sans te soucier de mon amour, tu murmures une mélopée dont tu ne cesses de me faire hommage d'une aube à l'autre. Je ne t'y provoque pas le moins du monde.
Je voudrais t'emmener captive dans un pays du nord et que, saisie par le froid, tu te suspendisses passionnément à mon cou; je voudrais, femme brûlée, t'aiguiser au fil cruel d'une bise, inspirer de la fièvre à chacun de tes gestes et poser sur ton cœur un glaçon, pour que tressaille enfin ce cœur indifférent.
Là-bas, s'étend une étrange contrée: viens! suis-moi! regarde!... Le fleuve onctueux se gonfle sous les ponts et des arbres agitent quelques feuilles de bronze, tandis qu'au ciel se détordent trois nuages, où, si tu veux, nous chercherons, comme le fit Hamlet, le si distingué prince de Danemark, des formes d'animaux.
Regarde bien! placide! regarde bien! La nuit entrebâille sa porte noire. De cet abri, où je vais te conduire, nous pourrons contempler, durant que la pluie hache obliquement le paysage, la file des passants pressés qui semblent, avec leurs parapluies et leur démarche peureuse, traverser un conte fantastique.
Je t'indiquerai plus d'apparences nouvelles que tu n'as de bijoux sur ta chair, et, près des fortifications disposées en une architecture de stratégie, un vire-vire, posé sur l'herbe luisante comme une émeraude inondée, te présentera son cercle de chevaux de bois qui se désolent, fatidiques et hargneux.
Il y aura aussi des cheminées sans panache et des chalands, qui, poussant l'eau de leur robuste poitrine, paraîtront toujours suivre la même vague... et peut-être plaira-t-il à une promeneuse rêvant d'amour, malgré l'averse, de tenter une vocalise qui frissonnera dans l'air mouillé, délicieusement.
La chanson déploie sa dentelle, la chanson rit, et, parce que les heures joyeuses ont leurs mauvaises minutes, nous nous sentirons, à travers la pluie, flattés soudain par un souffle étrange, par un souffle épanché de cet invisible éventail qui t'éventera, un jour, jusqu'à t'incliner vers une tombe.
Et j'imaginerai des aventures merveilleuses que l'on pourrait, avec un peu de patience, habiller de belles phrases.—Toi, tu ne t'imagineras rien du tout, tu ouvriras tes grands yeux, et je me demanderai si, vraiment, quelque chose de rouge palpite dans ce corps que je t'ai appris à secouer pour mon plaisir.
Mais j'oublie qu'une lune africaine nous éclaire. Tu viens de me toucher le bras. Vas-tu m'avouer ta flamme? Non: tu crois avoir un caprice. Tu veux rentrer, et, cependant, comme je l'ai dit au seuil de ce poème, tu baignes encore tes pieds nus dans la nuit de l'eau, dans l'ombre aquatique et froide.
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LE SOMBRE VISAGE
Pour mieux se plaire à vivre, pour vivre plus vite, les hommes se réunissent, un temps. Ils se réunissent quelques heures pour danser au soleil, pour changer de monarque, pour écouter une voix de femme, puis, ils rentrent chez eux. Mais, s'ils restent réunis, s'ils ne se quittent plus, si le même toit les abrite, c'est pour considérer le visage de la mort.
Au collège, ils se défendent contre la mort en essayant une cuirasse; à la caserne, ils font l'apprentissage de mourir, devant une épée; désarmés, à l'hôpital, ils attendent de mourir, et, dans un monastère, ils s'y préparent, devant une croix. Enfin, couchés sous la même terre, ils se réunissent encore, une dernière fois, pour attendre le dernier réveil.
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LICASTE
Un ami vient de me présenter Licaste. Je serre la main tendue et vais murmurer les banalités nécessaires, quand Licaste me rappelle, de l'air humble de celui qui a beaucoup à se faire pardonner, s'être déjà fort souvent rencontré avec moi.
Il ne se trompe point.
Hélas! ce n'est, de ma part, ni mauvais vouloir, ni même étourderie.—Il ne m'en tiendra pas rigueur: pareille aventure lui est trop habituelle. Il rappelle tout le monde et ne ressemble à personne. Voulant citer un homme qui n'a point de singularité, qui ne se distingue de son voisin que par un trait en moins, je songerais à Licaste.
Licaste est n'importe qui. Licaste est un individu réel, qui existe comme vous et moi, qui respire, qui mange, qui dort, mais qui, néanmoins, ne cesse jamais d'être n'importe qui.—Ses premières années furent, je pense, celles de beaucoup d'enfants: ni prodigieuses, ni diaboliques, simplement celles d'un petit garçon dont les heures de gaieté n'avaient jamais de grands éclats, qui pleurait juste ce qu'il faut pour que cela parût naturel, et qui passait inaperçu.
Je ne sache pas qu'il ait beaucoup changé, depuis lors.—Il a de l'amabilité dans la voix et le geste, un certain goût et quelque bon sens. Il donne rarement son avis, car on l'écoute peu. Il s'habille sans recherche et sans incurie. Il est blond, de ce blond faible qui paraît n'être plus une teinte, mais son excuse, bien plutôt. Il ne fait point tache dans un salon. Il n'y brille pas. Il augmente, d'une unité, le groupe d'invités qui s'y trouve.
On m'assure que sa mère le nommait toujours en fin de liste, quand on lui parlait de ses enfants. Cela devenait presque un oubli.
Et je me demande si Licaste a jamais souffert de l'état moyen, essentiellement moyen, où il se trouve. A-t-il souffert d'être le passant, l'oublié, le négligé, l'inutile, la doublure, le treizième de la douzaine?...
Mais... au fait... cet homme qui n'a jamais su se distinguer, sait-il souffrir?
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LA MORT DU MAGICIEN
Ce soir, le magicien s'aperçoit qu'il est vraiment très vieux.
Tout le jour, son garçon de laboratoire lui a frotté le ventre et la poitrine pour ramener un peu de sang sous cette peau parcheminée, mais rien n'y fait. Le magicien se refroidit peu à peu.
Il a déjà vidé les fioles d'éternelle jeunesse qu'il tient d'un nécromant de ses amis, mais l'éternité que procurait la précieuse liqueur ne durait, hélas! qu'un temps.—Les qualités se modèlent sur la personne qui les possède et l'immortalité que l'on saurait avoir reste toujours à la mesure de notre courte vie. Les dieux seuls peuvent ambitionner des jours sans nombre et, même dans leur cas, la série arrive souvent à son dernier chiffre.
Cependant, le magicien fait encore bouillir quelques herbes d'Afrique, avec la rate d'un caméléon, tué par deux vierges, sous une éclipse. C'est là un remède approuvé pour les vieux sages, mais qui ne parvient pas à le réchauffer. Il ne sent plus le feu de ses lentilles, ni celui de la grande flamme qui brûle dans l'âtre, et il songe qu'au jour prochain de sa mort, il ne sentira même pas les feux de l'enfer et continuera à se refroidir, jusqu'au jugement.
Avec lui, tout semble s'éteindre.
Le chat noir qui sert aux expériences de transmutation a vomi sa nourriture et ses côtes percent son pelage; Anaximène, l'un des trois hiboux, vient de tomber du perchoir; le second, Anaxagore, est devenu aveugle, et Anaximandre se tient en boule, les plumes droites, ce qui, chez les oiseaux prophétiques, est de mauvais augure.
Chacun des animaux familiers se porte mal.
Le serpent, arrière-petit-neveu de celui de la Genèse, a craché sa dernière dent; le griffon tremble de froid, et la chauve-souris, prise de nostalgie, a fui. Même les petites poupées de cire brune, qui envoûtent si bien leur correspondant et fondent au soleil avec tant d'aise, craquent comme du bois gelé.
Hélas! il faut plier bagage, et le magicien, ne pouvant pleurer, car il n'a depuis longtemps plus de larmes, sanglote à la façon des arbres sous la bise. Sa main est si tremblante qu'il ne peut dessiner correctement le carré magique, ni feuilleter la Clavicule de Salomon; sa voix ne forme qu'avec peine les noms de Merlin, d'Apollon, d'Urgèle et de Morgane, utiles à prononcer en cas d'ennui, enfin il a perdu la Verge d'Aaron, autant dire son bâton de vieillesse.
Il s'asseoit donc près du feu, congédie son aide et se prend à attendre la mort, misérablement, comme font les galefretiers, claquedents, gredins, coquefredouilles et autres frères de pouillerie dont la condition est calamiteuse et qui trépassent, la faim au ventre, dans l'étroite couche du fossé.—Pourtant, il a encore un moment d'espoir.
Ce magicien arabe qu'il rencontra, jadis, vers l'an 638, sur une des îles du Danube, ne lui donna-t-il pas, en reconnaissance de quelque petit service rendu sur le plan astral, une pierre pleine de vertu? Jamais il n'a songé à éprouver sa valeur. Certes, le moment est venu. Il la cherche, en vain, d'abord, et finit par la découvrir, entre une peau d'onagre et un exemplaire du Parfait Thaumaturge, sous un tas de cornues brisées.—C'est un cristal cubique, sans inscription ni ornements d'aucune sorte.
Après avoir nettoyé la fenêtre des soies que cent araignées y ont, depuis un siècle, tissées, après avoir purgé un rayon de soleil de toute poussière, en le réfléchissant sur un miroir spécial, le magicien pose le talisman dans la lumière et prononce, le plus distinctement qu'il peut, sans manger aucune syllabe, certaine phrase de très vive incantation qui commence par: «Non videbis annos Petri...» et se termine en hébreu.
Aussitôt, un voile mauve se forme dans le cristal, pareil à ceux qui se lèvent sur les prairies, vers la première visite du jour. Peu à peu, le voile se dissipe et, dans la pierre limpide, le magicien voit une merveilleuse figure de jeune fille, presque d'enfant, qui lui sourit, mais des yeux seuls, car la bouche est mélancolique.
Il abaisse son regard. La gorge et le cou sont amples, un peu forts, peut-être. Le magicien sent son cœur battre selon un rythme plus fréquent; ses poumons s'ouvrent à l'air, son front s'allège.
Il considère les seins de l'apparition: c'est une poitrine honorable de femme mûre ou qui aurait beaucoup aimé. Le ventre est enlaidi par une graisse malsaine: ventre triste, ventre fatigué, ventre répréhensible... mais c'est peu de chose encore et le vieux magicien ne peut s'empêcher de frémir en voyant les cuisses de cette femme.
Hélas! elles sont plissées de mille plis et vont s'amincissant jusqu'à un genou tout à fait pointu où la rotule roule comme un galet de plage...
Haletant, le magicien a froid de nouveau, et, quand les mollets lui apparaissent, il ne doute plus de sa défaite. Il n'y a là que des os, où quelques pauvres tendons s'accrochent avec peine,—et les pieds sont parfaitement décharnés.
Soudain, la femme évoquée s'échappe de son cristal et se met à courir dans la chambre, sur la pointe de ses osselets, en agitant de façon folâtre sa chevelure d'enfant blonde. Elle saisit le chat par la peau du cou, étrangle Anaxagore, écrase le griffon, avale le serpent, et reprend sa danse, en criant, d'une voix puérile:
«Je suis jeune! je suis jeune! j'ai seize ans!»
Puis elle disparaît par la cheminée, et le vieux magicien, se sentant tout à fait las de vivre, crache dans les cendres et se couche devant l'âtre, pour mourir.
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CONVERSATION
Nous parlerons de nous comme si rien n'était arrivé des mille accidents de la vie, nous parlerons de nous comme si les pulsations du monde avaient toujours suivi les pulsations de notre cœur, comme si notre amour n'avait cessé de rayonner.
Nous parlerons de ce soir merveilleux où nous regardions les brises lentes se jouer sur la plaine, où je tenais tes mains dans mes mains, où chaque fois que les dehors avaient un beau moment de lumière ou d'harmonie, nous mêlions nos regards.
Nous parlerons des nuits muettes et du clair de lune, nous parlerons de nous-mêmes et du clair de lune, nous parlerons de nous-mêmes qui n'étions plus toi ni moi, mais seulement nous-mêmes devant le clair de lune, et nous croirons que ces moments durent encore.
Nous parlerons de tes cheveux contre mes lèvres et de tes doigts contre mes lèvres et de ta bouche contre mes lèvres et de ce verre en cristal pur que nous brisâmes en mémoire du premier baiser.
Et le monde disparaîtra et nous ne verrons plus que nous-mêmes, et nous croirons être morts de notre premier baiser.
74
UN HOMME HEUREUX
Cet homme vivait dans un palais bâti devant le plus beau des paysages. Chaque matin, le soleil se levait, en grand appareil de pourpre et de brocart, et, chaque soir, se couchait, sans lésiner avec les diaprures et les artifices de lumière. Puis, c'était la lune qui se reflétait abondamment dans un lac, jouait dans les feuilles des arbres, semait de l'argent à pleins rayons. De leur côté, les étoiles clignaient de l'œil comme de petites folles.
A son ordinaire, l'homme se tenait couché sur un divan, au milieu de la grande salle du palais. Sur un guéridon, était posée une pipe chargée d'opium. Des pilules de haschich étaient à portée de sa main, non loin d'un flacon d'éther. Des musiciens, choisis entre les plus savants et les plus suaves, jouaient, pour l'émouvoir, une adorable symphonie. Un poète récitait de beaux vers, d'une voix dont le pathétique était inoubliable, et ses paroles trouvaient leur accompagnement dans le chant d'un ruisselet, auprès duquel tout cristal tintait faux.
Et je ne parle ni des fleurs ouvertes, qui travaillaient sans relâche à distiller mille parfums, ni des abeilles, qui bourdonnaient sur le mode mineur, afin de propager un rêve de nature agreste, ni des joyaux (perles, rubis, saphirs, tous les trésors de la reine de Saba, toutes les cassettes de Salomon) qui gisaient, un peu partout, comme des étoiles tombées...
Et, cependant, l'homme, insoucieux de ces choses, patiemment, exactement, avec méthode, sans hâte ni fièvre, mais sans arrêt, disputait avec son épouse.
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SÉMITISME
Je me promenais, hier, à cette heure accablante du jour où l'on ne voit dans la rue que «les chiens et les Français» quand la composition d'un coin du paysage me séduisit jusqu'au ravissement.—Le soleil ajoute à l'intérêt d'une foule bruyante; j'aime la joie du peuple à midi, les tourbillons de poussière et les oripeaux rouges agités, mais combien une dure lumière rend plus précieuse encore la valeur de la solitude et du silence!
Pas un souffle, pas une parole, pas un bruissement. Sauf les murs, teints d'un jaune extraordinaire, et qui vivaient, en vérité, de leur ignition, tout semblait mort: la terre sèche, le ciel d'un incorruptible azur, et l'air incendié, mais immobile.—C'était la paix d'un cimetière.
Pourtant je ne ressentais aucune tristesse. La flamboyante façade, la palme dressée au-dessus d'un mur, et, couché au pied de ce mur, le mendiant qui reposait près d'une outre à demi vide et d'une citrouille d'or, tout cela donnait plutôt une impression d'attente, comme d'un moment d'arrêt, d'une halte dans la vie. Ce tableau presque métallique dont l'ardeur insupportable fatiguait le regard, on eût dit qu'il approchait de son point de fusion, que tout allait couler à l'improviste, se liquéfier, se résoudre, et qu'un ruisseau de feu emporterait les derniers débris.
Soudain, de la maison juive qui me faisait face, partit la fusée d'un rire, d'un rire féminin, juvénile, aéré. Derrière le mur éclatant de chaleur, ce rire avait le charme frais d'un jet d'eau. Cela faisait rêver de salles froides où la vie serait douce à vivre, de boissons glacées, d'éventails, des mille plaisirs d'un paradis fermé où je ne pénétrerais pas, de joies bien cachées et dont la singulière vertu gagnait encore à rester secrète.
Ah! les joies d'un juif doivent, dans ce pays, avoir une effrayante figure. La race exilée rit à l'écart. Ces êtres aux cheveux gras et bouclés qui portent leur calotte noire comme un signe d'infamie, comme la marque de leur servitude, ont l'air triste des bêtes de somme. Jamais on ne les voit rire. Ils enferment leur joie entre quatre murs, mais qu'elle doit être éblouissante! combien son prix en est accru! Le rire prend alors la valeur d'un mystère. Je me souviens des hymnes chrétiennes, alors qu'on les chantait au fond des catacombes, et cela m'impose comme une cérémonie...
N'écoutons plus un rire aussi précieux... Eloignons-nous... il ne faut pas être sacrilège.
76
LES MESSAGES
Quand est venu le soir, je me suis couché dans l'herbe du bord de l'eau et, sous la garde des grands arbres, j'ai respiré le savoureux parfum de l'heure, de l'heure tardive que baignait la lune.
En me penchant un peu, je pouvais admirer l'eau courante, tout de même qu'en levant un peu la tête, je pouvais sentir l'air mobile qui passe sous les frondaisons.—Cela formait deux frais ruisseaux, deux ruisseaux délicieux et paisibles, de même rythme et de cours égal, qui traversaient l'été.
L'air migrateur et l'eau qui fuit suivaient la même route, entre les bords faits d'herbes ou de feuilles, et l'un comme l'autre chantait, à mi-voix, une chanson mollement continuelle, et tous deux portaient des messages.
Car tous deux portaient des messages. L'eau courante portait des brins de paille, des insectes bleus, des pétales de fleurs,—l'air mobile, d'impalpables duvets.—Certains messages s'arrêtaient en route; une herbe entravait les brins de paille, une branche arrêtait les duvets et, parfois, les insectes bleus se noyaient dans un tourbillon. Mais certains autres suivaient l'onde et la brise, heureusement, comme de sûrs messages.
Vers qui donc allaient-ils?
A travers les frondaisons qui filtrent l'air, contre les cailloux qui coupent l'eau, ces pétales et ces duvets, ces insectes bleus et ces brins de paille, vers qui donc allaient-ils?...
Et, malgré l'ombre de la nuit, je me suis levé pour commencer de chercher, sur la vaste terre, l'enfant silencieuse à qui ce certain inconnu, dont je suis vaguement jaloux, envoyait des messages d'amour.
77
COUP DE SOLEIL
Grand et gros, vieux, couvert d'ulcères, coiffé d'un turban fait de chiffons crasseux et multicolores, vêtu de loques vermineuses, ce mendiant nègre m'a plu.
Il porte, au pied droit, une chaussette noire; le haut d'une chaussette rouge lui encercle le mollet gauche. Il tient à la main et brandit un étrange objet: sceptre, bâton, fusil, canne, ou bien hochet, peut-être.—Je m'approche.—C'est un canon de fusil, auquel un os de bœuf est adapté, auquel sont pendues des clochettes, des rubans jaunes, des bagues de cuivre, des coquillages et de petits plumets. En outre, il est couronné d'une boîte à sardines.—L'ensemble a la figure d'un thyrse.
Le mendiant chante et s'interrompt pour claquer vivement de la langue; le thyrse scande, avec ardeur, les gestes de son délire.—Cet homme ne s'appartient plus: il est possédé par un dieu.
A quelques pas, trois Arabes et deux nègres sont accroupis, au pied d'un mur que dore le soleil. Ils écoutent, ils regardent le chanteur qui danse et qui claque de la langue, puis, tout soudain, ils se mettent à rire. Ils rient aux éclats, ils rient sans mesure, ils ne pourraient rire davantage. Les voici qui se lèvent. Ils chantent à mi-voix, comme accompagnement... Ils dansent un peu, suivant le rythme du danseur... Ils chantent plus fort... Ils hurleront bientôt... Ils dansent de toutes leurs forces vives!
Et le vieux nègre, que ce concours stimule, hennit, piaffe et se cabre. Sans doute atteindra-t-il à l'extase qu'il cherche. Le thyrse cravache l'air, les sonnettes tintent, les rubans flottent, et, dans le cliquetis des coquillages, la boîte à sardines, où tressautent des pierres, donne un son de grelot.
On n'entend plus le tambour qui roulait au loin, on n'entend plus la psalmodie des enfants de la Medersah. Quelques gamins, un portefaix, une mendiante espagnole sont entrés dans la danse. Un marchand d'eau qui passe, portant son outre poilue, en peau de chèvre, s'y joint de même. Si l'on n'intervient pas, la contagion s'étendra, de ce coin de rue que le soleil dore, à la ville entière... Et, devant cette étrange dyonisie, je quitte la place, par crainte d'être entraîné.
78
PENSÉE SUBITE
J'ai vu, dans mon rêve, une anémone mauve qui se penchait sur un lac bleu. C'était la nuit. Le ciel noir n'avait point d'étoiles et ma lanterne n'éclairait que l'anémone au tendre visage et un petit coin du lac bleu. La brise chantait de sa voix douce une chanson bien composée et l'anémone balançait son visage, devant le bleu miroir.
Soudain, la brise devint plus forte. L'anémone se pencha vers l'eau de saphir, lui donna le plus doux baiser et laissa tomber un de ses pétales. Il vogua sur l'eau comme une petite barque et, vite, je soufflai ma lanterne pour mieux penser à vous.
79
CELA
La nuit est sourde comme une porte close. J'étouffe dans ma tente, car il monte du sol une chaleur insupportable, (tout le soleil du jour qui s'était, dirait-on, terré, et qui, maintenant, s'exhale dans le noir d'en haut), mais les étoiles sont magnifiques.
Je ne puis beaucoup marcher. Une stupéfiante paresse m'accable, dès le premier pas. Cependant, je me traîne, en faisant parfois de longues haltes, vers une petite citerne que j'ai aperçue, avant-hier. Elle brillait dans la lumière jaune. Cette nuit, elle est tout à fait invisible, mais je n'y tomberai pas à l'improviste: je la sais entourée de buissons.
Je m'arrête, pour regarder les étoiles. Je m'amuse à mieux entendre les vieilles comparaisons que l'on fait sur elles et qui me paraissent inexactes. Mais non! le ciel est vraiment de velours et, sans aucun doute, les étoiles sont des diamants.
Nouvelle halte. J'allume une cigarette. Son parfum me servira de compagnon. Je suis trop seul. Il n'y a même pas de vent. L'air est immobile, un air de cathédrale. Pourtant, certaine présence mal définie m'inquiète.
C'est quelque chose qui bouge, passe à ma portée, me frôle presque, puis s'éloigne, mais pour revenir. Ce n'est pas tangible, cela ne se voit pas, cela ne s'entend pas, cela ne se respire pas, cependant, cela existe. C'est comme une forme idéale de la désolation. A la rigueur, cela s'imagine.
Pendant que je me traîne vers la citerne, cela me suit. J'ai, tout à coup, affreusement peur que cela ne veuille tourner autour de moi, m'étourdir et, soudain, entrer en moi à la façon des rêves. Je connais un homme (pas un fou, un homme comme les autres) qui est imbibé d'un rêve et ne peut plus s'en défaire.—C'est terrible!
Enfin, je touche aux buissons, à la citerne... La voici... Oh!... oh!... je n'y avais pas songé! L'eau est douce, l'eau est chaude, mais elle est tout à fait noire!... Oserai-je jamais me jeter là-dedans?
Et puis, je ne sais pas ce qu'il y a au fond. Des bêtes peuvent venir me mordre les pieds, pendant que je nage. Mon domestique ne m'entendrait pas, si je criais. Il dort à poings fermés, près de mon cheval. Vais-je plonger?
Je vois les étoiles dans l'eau. Un moment, j'ai eu peur de ne point les voir! L'horrible idée! Une eau calme et sombre qui ne reflèterait plus... qui ne voudrait plus refléter!
Ah! je suis heureux! me voici dans l'eau. Elle est plus fraîche que je ne pensais. Je n'ose pas faire beaucoup de bruit en nageant, mais j'en fais tout de même assez pour me rassurer. C'est délicieux... c'est délicieux... oui... jusqu'à un certain point, car, je l'avoue, j'ai encore très peur!
Et, maintenant, j'ai encore plus peur!... Je vais me noyer!... Demain, on me trouvera vert et tout convulsé...
Cela!... vous savez bien! cela qui m'a suivi... eh bien! cela flotte au-dessus de l'eau et m'interdit de sortir! Cela m'interdit de sortir à moins que je ne m'unisse à lui, à moins que je ne le laisse occuper tout mon corps! habiter ma cervelle! entendre par mes oreilles! parler par ma bouche! regarder par mes yeux!...
Oh!... Non!... Jamais!... Jamais!...
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LA PLUIE AU SOLEIL
Un instant, des rayons de soleil ont traversé la pluie, et le monde en a été charmé jusqu'à l'extase,
Il pleuvait, sous le ciel gris, une pluie grise, pluie douce, agréable au regard, mais pluie triste,—pluie d'avril, mais sœur d'une pluie d'automne.
Balancée par des souffles d'air, il pleuvait une impondérable pluie, mélancolique et fine, qui venait caresser les fleurs de ce printemps et lustrait sa verdure.
Il pleuvait une pluie obscure qui coulait sur les frondaisons, et, parfois, une grosse goutte tombait du haut des branches, faisant plier une feuille, et, parfois, un calice trop plein se vidait tout d'un coup.
Soudain, le soleil parut.
Dès lors, il plut une pluie de verre, une pluie joyeuse, une pluie étincelante. Un oiseau chanta ses plus belles chansons à boire, un autre s'y joignit, durant que la pluie ensoleillée allait s'éteindre dans la nuit du feuillage et que, dans l'air, il restait un lambeau d'arc-en-ciel.
A CONSTANTIN PHOTIADÈS
Livre Cinquième
Toutes les idées sont justes. Toutes les bouches sont fausses.
H. B.
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UN AMATEUR
Je me trouvais dans une très vieille ville de province, avec mon ami le peintre R... Il disait bien connaître les détours de ces rues grises et voulait me montrer d'anciens hôtels. Nous marchions, côte à côte, depuis longtemps déjà. Il me semblait que les rues devenaient de plus en plus désertes. Aucun passant, aucune devanture. Les fenêtres étaient closes. Une cité morte. Des maisons, puis encore des maisons. Toutes semblaient pareilles. Quelquefois, sur une porte sombre, des ferrures brillaient vaguement. Depuis quand les seuils de pierre n'avaient-ils plus été foulés?
Nous passâmes par d'étranges ruelles, sur des places où l'eau des fontaines ne pleurait plus. Soudain mon ami s'arrêta net devant une façade et me dit:
«Nous sommes arrivés. Je reconnais la maison.»
Sur le vantail de droite, il frappa trois coups qui résonnèrent. Bientôt la porte s'ouvrit avec lenteur et je vis un vieux laquais poudré, en culottes, qui nous salua profondément et, d'une voix grave, assourdie par le temps, demanda la raison de notre visite.
Mon ami chuchota quelques mots à son oreille et le laquais, après avoir salué encore, nous introduisit.
Ayant traversé une antichambre nue, nous montâmes par un escalier dont la rampe était couverte de rouille. Au premier palier, orné de vases monumentaux, mon ami poussa une porte. Je le suivis dans un grand salon vide et froid, sans tapis, sans tentures, démeublé, très sombre, car les filets de lumière, filtrant par les fentes des volets, ne faisaient que des flèches grises.
Mais, tout au fond du salon, je vis une estrade éclairée par des candélabres à vingt chandelles. Nous nous approchâmes. Deux fauteuils occupaient cette estrade. Or, dans le fauteuil de droite, une très vieille dame, au regard fixe, était assise, vêtue d'une robe de cour en soie fleurie, coiffée d'une perruque, fardée, poudrée, chaussée de petites mules. Elle tenait ses mains croisées sur ces genoux.
Oui, cette dame était très vieille, vieille de deux siècles, pour le moins, et je n'aurais su trouver en elle nulle apparence de vie, si sa tête n'avait un peu branlé.
Et, dans le fauteuil de gauche, tout à côté, je vis une autre vieille dame, pareillement vêtue, pareillement coiffée, assise en pareille posture, mais cette seconde vieille dame était en cire, et l'une de ses mains, trop rapprochée d'un candélabre, fondait quelque peu.
De temps en temps, le vieux laquais entrait, pour moucher les chandelles, puis ressortait aussitôt.
Et la vieille dame vivante qui branlait de la tête, et la vieille dame en cire dont l'annulaire était presque fondu, regardaient, du même regard mort, le troisième occupant de ce vaste salon: un jeune homme de nos jours, assis sur une chaise, au pied de l'estrade, vêtu d'un habit noir moderne, et qui, les jambes croisées, fumait une cigarette, en considérant d'un œil passionné ses deux idoles, tandis qu'à petit bruit, s'égouttait sur l'estrade l'annulaire de la dame en cire.
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FUMÉE INTERDITE
Ils fument, secrètement, auprès de trois palmiers et d'une broussaille. Je les observe, de ce mur en boue dont une récente rafale a démoli un pan. Ils dispersent du geste la fumée, quand un passant s'approche, mais ils gardent par devers eux celle qu'ils ont en bouche. Ils la soufflent, quand l'intrus s'est éloigné, puis, ils reprennent leur plaisir.
L'un, presque nu, est assis par terre; pour aspirer une bouffée, il baisse la tête jusqu'à ses mains, sourit et remue ses doigts de pied. L'autre, couché sur le dos, se drape d'un reste de gandourah. Il est plus âgé. Je pense qu'il a quinze ans. Lorsque des pas heurtent la route, il se replie brusquement sur sa cigarette. D'ailleurs, aucune émotion ne marque ses traits.
Le soleil éclaire déjà l'envers des palmes, mais il doit allonger encore des ombres durant une lente demi-heure avant de disparaître, pour laisser manger et jouir des bienfaits de la vie l'Arabe, affamé depuis l'aube. Ramadan n'atteint qu'à son dixième jour!... Oui!... oui!... cependant la tentation est si forte de connaître, avant la nuit, le délice de fumer! Les narcisses sentent bon, eux aussi, et propagent un rêve, mais la saison en est flétrie.
Les deux enfants attendent, l'un regardant le ciel, l'autre sa cigarette. Soudain, l'aîné se dresse et raconte une histoire: ses yeux brillent, ses bras, ses mains, ses pieds même, décrivent la belle princesse accompagnée de deux nègres, l'effrit répréhensible et l'eunuque malfaisant... et le plus jeune rit aux éclats, frémit, s'exalte ou bien s'épouvante et tremble... Mais ils ont oublié de cacher leur faute, et chacun d'eux agite sa cigarette, imprudemment.
C'est alors que le vieux berger survenu se hâte, boiteux et borgne, et les invective... Les gamins sont debout, et l'on ne voit bientôt plus, sur le sable, hors d'atteinte, que quatre jambes nues, gambadantes, surmontées d'un peu d'étoffe.
Tougourt.
83
PAROLES DE FANCHON
Il m'a pris les seins; il a baisé ma bouche, puis, il m'a laissée là.—Je me suis couchée pour l'attendre. Il n'aura même pas à faire plier mes reins.—Pour hâter l'heure, je songe, froide et chaude, heureuse et inquiète,—divisée.
Le soleil me caresse, car il est mon ami; l'ombre me caresse, car elle est mon amie. L'air danse sur toute la plaine; les moissonneurs s'en vont à leur collation.—Moi, je reste étendue, les jambes au soleil, la tête dans l'ombre, et je me brûle, et je me glace, et je songe à Zéphyrin.
Il reviendra, dans une heure, mâchonnant encore son pain trempé. Ah! comme je saurai sourire quand il reviendra!... et je cacherai mon regard avec mes mains, et je ferai semblant de dormir, tandis que le jour, autour de moi, continuera sa danse et que les oiseaux, un instant, se tairont.
Il est midi. Je me prépare pour Zéphyrin. Il faut que mes lèvres soient dures et glacées comme les pierres de la source. Il faut que mes jambes et mon ventre soient chauds comme les meules de foin.—Il croira que je dors... mais je regarderai entre mes doigts.
Zéphyrin ne saurait tarder.—Mes jambes chaudes l'étreindront, et, contre le bouclier de mon ventre, il se brûlera jusqu'à défaillir; mais j'ai des bras plus froids que le ruisseau, plus souples que le ruisseau, plus agiles que le ruisseau, et de mes bras frais je l'envelopperai, et, dans mes fraîches mains, je prendrai sa tête, pour la caresser avec mes frais regards.
Il viendra! Saints du Paradis! Il va venir! Il vient! Je l'entends! Il est rouge de soleil; il est tout en sueur; il marche vite... et les oiseaux se remettent à chanter.
Soudain, mon ventre se glace et mes jambes, cependant que mes lèvres semblent avoir déjà bu toute la chaleur du jour.
Oh! voyez comme il m'aime!...
Pourrai-je masquer mes yeux?
84
L'ÉTANG MORT
Les eaux de l'étang étaient si lourdes que la brise ne pouvait les rider, mais un grand nénuphar a fleuri, cette nuit, au centre des eaux vertes et, maintenant, la moindre brise fait trembler la fleur et frémir l'étang.
Ton cœur était insensible à mes prières et je ne pouvais l'émouvoir, mais l'amour a fleuri en toi, cette nuit, et, maintenant, tu souris à mes moindres paroles, et, si je fais un geste, aussitôt, tu me tends les bras.
85
EUTERPE
C'est l'immonde mandoliniste.
Elle se tient sur une estrade, au fond de ce café que hantent les matelots du port, quelques boutiquiers de qualité médiocre, quelques zouaves et les marchandes de poisson.
Elle se vêt de couleurs qui fatiguent l'œil, et son corsage rouge est tendu, extrêmement, sur une poitrine de matrone. Trois roses, dont la teinte est celle du cinabre, fleurissent toujours l'ombre grasse de ses cheveux.
Par des romances qu'elle chante et joue, son rôle est d'élever les consommateurs jusqu'à cette extase dionysiaque où l'on dédaigne l'économie au profit de la boisson. Elle est, au juste, une bacchante assise.
Immense, comme doit l'être un personnage aussi représentatif, elle fait, parfois, crouler une chaise sous elle, Alors on lui apporte un autre siège, et, calme, elle poursuit la chanson interrompue.
Les hymnes qu'elle sait sont au nombre de cinq: l'un est pastoral, l'autre militaire, le troisième élégiaque, le quatrième égrillard... je ne parlerai pas du cinquième, et, pourtant, c'est une bien belle poésie.
La voix de la mandoliniste éclate comme son corsage. Il est doux d'entendre cette femme, dans l'hymne guerrier (nº 2) où elle excelle, dire les ardeurs du combat et le souvenir de la bien-aimée.
Dieu la créa laide et sans grâce, afin que ses auditeurs fussent troublés par la seule harmonie qu'elle répand. Toutefois, quelques-uns la convoitent. Ce n'est point par luxure, mais pour se remplir les bras.
A la plus humble sommation, elle se livre, ainsi qu'on livre un objet sans valeur, car, détachée du monde et vouée tout entière aux joies célestes que dispense la mandoline, elle n'estime plus que les plaisirs de l'esprit.
Ainsi qu'une idole qu'on encense, elle vit dans un perpétuel nuage de fumée, et, vers son nez difforme, les parfums les plus vils montent, comme des implorations. De la rue, les mendiants la contemplent.
Un petit Arabe est presque toujours étendu à ses pieds. Il ne boit pas. Il ne mange pas. Il regarde la déesse, penchée sur sa mandoline dont les notes, vives comme des étincelles, le font rêver de paradis.
Ne méprisez pas cette femme. Sa voix apaise les rixes par un bruit retentissant de caresse; il y passe des rugissements et des orages, de sonores prières et le chant des clairons. Chacun y trouve son compte.
Le vent de la mer lointaine plaît aux amateurs d'aventures; le carillon du clocher natal mouille la paupière des jeunes exilés, et la louange des armées permanentes incite les soldats à la discipline.
Ce n'est plus simplement une mandoliniste. Efforçons-nous de voir en elle une muse pour le commun, et, quand viendra l'heure de la quête, donnez-lui dix centimes,—elle vous sourira.
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UN MONTICELLI
Le parc est éclairé par une lanterne ronde, couleur de miel, pendue à l'horizon, tout au fond d'une allée.—Des princesses, vêtues d'étoffes d'or, se promènent au bras de cavaliers à manteaux rouges. Deux par deux, ils errent sous le feuillage et leurs atours se fondent dans un vague chatoiement quand ils sont pris par l'ombre.—Deux cygnes nagent, côte à côte, sans troubler l'eau bleue. On dirait que, par un caprice singulier, la brise penche les jets d'eau l'un vers l'autre. Des biches, un peu effarouchées, se rassemblent sous un chêne, et des paons font la roue avec un air de provocation. Une large coulée de sang tache le rebord d'un bassin. Deux nègres haussent des flambeaux. Un fichu de dentelle, un petit masque noir et une épée traînent sur un banc de pierre. On entend passer de tendres paroles, des serments, des soupirs, des baisers et des babillages, tandis qu'un petit Eros, tout nu, accoté au fût d'une colonne et n'ayant rien à faire dans ce parc où règne déjà l'amour, tire vers le ciel sombre ses flèches inutiles.
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EN SOMMEIL
Il fera un excellent soldat, enfreindra toutes les lois du Coran, mangera du porc, boira de l'alcool, n'observera point le Ramadan. Il n'observe plus que les conditions de son contrat, car il s'est loué à la France. Sa religion peut en souffrir. Tant pis. La religion sait attendre. Elle aura son heure.
Tout à coup, le jour où il a fini son temps, il se réveille. Et il sera repris par la vie arabe, complètement, profondément. En revêtant l'ancien burnous, il retrouve son âme ancienne, son ancien jugement, des haines oubliées.—Il sommeillait.
Ne vous semble-t-il pas que cette transformation est d'une beauté assez singulière? J'admire la puissance d'un contrat sur cet homme, comme aussi la puissance de sa première nature qui détruit une si longue habitude.—Et, d'ailleurs, chacun de nous a des périodes où il sommeille pareillement, sans presque se rendre un compte exact de son état, mais la volonté y joue un moindre rôle.
Celui-ci, bourgeois paisible, sera pris par l'aventure, s'y livrera tout entier, puis, un jour, sans avertissement, sans réflexion, redeviendra ce qu'il était avant.—Il s'est réveillé.
Cet autre, né pour l'aventure, se trouvera mêlé à la vie bourgeoise, paraîtra fait pour elle et s'y plaira, quand brusquement, sa première nature l'ayant repris, il se jettera vers la grand'route, et ce sera parce qu'il a feuilleté un livre de voyages, parce qu'une femme passait dans un rayon de soleil.—Il s'est réveillé.
Mais toi? Mais moi? Quel est notre état présent? Vivons-nous une vie apprêtée ou notre vie native? Jouons-nous un personnage de comédie ou notre vrai personnage? Notre figure est-elle un masque ou un visage? Où en sommes-nous?—Comment le savoir!
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LES MAISONS DE RETRAITE
Il y a quelque temps, je vis, près d'une gare, un enclos où l'on avait réuni de vieilles locomotives déconsidérées.—Ces dames de fer étaient logées là, comme dans un asile. On les y laissait mourir sur des rails hors d'usage, loin des routes enivrantes, loin du peuple fuyard des poteaux télégraphiques, loin des bifurcations, des ponts et des tunnels.—Leur aspect ruineux me faisait pitié à tel point que je pris bientôt l'habitude de leur tenir compagnie durant les chaudes après-midi où le soleil leur rendait un semblant de gloire, en allumant sur leurs flancs quelques rayons d'or,—et nous causions savoureusement du passé, du cher temps passé dont le prestige est innombrable.
Parfois, le passage bruyant d'une jeune locomotive troublait un instant notre bavardage. On la voyait faisant l'importante, pressée de se montrer au monde, luisante, empanachée de noir ou de blanc, parée comme pour un bal... et c'était alors, chez mes vieilles amies, toute une effusion de plaintes, de regrets, de souvenirs.—Comme l'eussent fait des êtres humains, elles goûtaient peu le temps présent. Leurs récits, où revivaient d'anciens jours, avaient ce ton d'aigreur fatiguée que l'on relève dans la conversation et les petites confidences des personnes blessées par l'âge et qui achèvent de mourir dans une maison de retraite.
Il doit y avoir ainsi des refuges pour tout ce qui a cessé de plaire.—J'imagine volontiers une ville italienne, blanche et rose, entourée de vastes jardins, au bord de la Méditerranée, où les vieux jouets, mis au rancart, seraient réunis. Les charrettes et les chevaux de bois y trouveraient des roules où s'exercer. Les soldats de plomb auraient une caserne peinte à la chaux, un champ de manœuvres et un hôpital dont la cour, plantée d'arbres ronds, serait pour les invalides, pour les éclopés et pour ceux dont le vernis s'écaille, un lieu de repos.—Des parcs, destinés aux moutons frisés, des étables, une forêt où rôderaient les bêtes carnassières, les tigres aux entrailles de bourre, les lions à crinière pauvre, complèteraient le paysage. Au sein des frondaisons un peu trop vertes, mille singes cotonneux prendraient leurs ébats et, dans l'air, les oiseaux mécaniques, échappés de leurs cages et de leurs horloges, chanteraient de doux chants et marqueraient l'heure, d'après les indications d'un vieux cadran couvert de mousse.
Dans les faubourgs de la ville, quelques grands hangars abriteraient les jouets dont l'humanité n'eut besoin qu'une fois: les jouets de circonstance, les jouets démesurés, les jouets-monstres.—Là vieilliraient, dans le calme et le bien-être, la Tour de Babel, l'Arche de Noé, le Cheval de Troie, et celui-ci, par les beaux soirs piqués d'étoiles, s'en irait faire sur les vagues bleues un temps de galop en rêvant au grand incendie... Ah! la pauvre bête! que je la plains, pour glorieuse qu'elle soit dans nos mémoires! Être condamné à un célibat éternel! ne pouvoir même espérer une jument! n'avoir aucun ami de son espèce ou de sa taille et devoir rester toujours singulier!... Quel destin!—Cela m'inspire une mélancolie si profonde que je retourne auprès de mes locomotives, pour causer des petits événements passés.
Je crois avoir su gagner la sympathie de ces charmantes dames, si proprettes malgré leur délaissement.—Peut-être me diront-elles un jour, que les asiles de l'univers sont innombrables. Oui! je gage qu'il s'en trouve pour les métaphores décriées, pour les vieilles images poétiques, les légendes qu'on oublia, les paroles superflues, les rimes pauvres... et même, il se peut qu'il y ait, dans un point du ciel que j'imagine mal, mais qui doit être très supérieur, un refuge pour les prières qui n'ont pas touché Dieu.
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ELLE ET SON ENFANT TRISTE
Madame, il ne faut pas vous promener, toute seule, dans le square, quand la musique joue et que les zouaves vous regardent... Il ne faut pas vous promener, avec votre enfant, dans les rues où les bijoux des étalages clignent de l'œil. L'autre jour, j'ai vu certaine dentelle d'araignée qui voulait se poser sur le bord de votre épaule... et vous avez souri...
Madame, croyez-moi! il ne faut pas vous promener dans les rues, avec votre enfant, car vos paupières sont toujours bleues et votre enfant est toujours triste. Les Arabes, et les zouaves, et jusqu'aux petits gamins tout nus l'observent avec compassion... Pour vous, cela est peu honorable...
Aujourd'hui, en me rencontrant, vous tordîtes votre petit mouchoir, bon, tout au plus, à moucher des moucherons, puis, vous regardâtes... puis, tu regardas un bracelet en or... (tant d'or pour un seul petit poignet!)—Que veux-tu que je fasse, chère? Non! crois-moi! ton enfant aux longues boucles paraît trop triste... il va pleurer... J'embrasse l'enfant.
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IMITÉ DU PERSAN
J'étais seul dans mon jardin; je regardais avec tristesse ma coupe vide près de laquelle se fanait une gerbe de roses et je songeais au départ prochain de la jeune femme que j'aime présentement, quand le rossignol, qui me ravit chaque soir, vint se poser sur mon épaule.
«A quoi sert de pleurer? me dit-il à l'oreille. Ta coupe est vide, mais les cruches de ton cellier sont toutes pleines; ces fleurs se fanent, mais, autour de toi, vingt bosquets te tendent leurs roses; ta bien-aimée partira demain, mais, à cette heure, elle dort dans l'ombre fraîche de ta chambre, et rêve peut-être de ton regard. Va baiser sa bouche rouge! va chercher du vin vieux dans ton cellier! va cueillir des corolles neuves! Goûte le sang des lèvres, le sang des vignes et le sang des roses... Tu pleureras demain!»
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SPLEEN ORIENTAL
Voici le Simoun. Il s'avance avec la majesté d'un dieu. Il n'a point osé venir quand ma brune amie était auprès de moi, mais ma brune amie s'en est allée, son haïk s'est fondu peu à peu dans le crépuscule, et, bientôt, l'ombre l'a prise tout entière.—Alors, je l'ai entendu qui soulevait la toile de ma tente. Maintenant il est auprès de moi; il s'est emparé de mon escabeau et je ne sais plus où m'asseoir.
Je reste seul avec lui. Je tourne en rond... Il va me suivre!... Il me suit... Il vient de toucher mes paupières et je revois la vie comme elle est, sans doute, véritablement.
Plus de belles prairies où se déchiquette le soleil! plus d'enfants arabes jouant aux osselets! plus de palmiers qui parlent d'extase, laissant mollement tomber leurs ombres sur les puits, et point d'eau fraîche où l'on se baigne comme si l'on pénétrait un miroir!
Je me trouve dans une cave chaude et puante où, sans trêve, se promènent des couleuvres et des rats. J'écrase, en marchant, des insectes immondes qui distillent de puantes liqueurs.
Vous qui vivez! pourquoi cette flûte agonise-t-elle dans mon esprit... ou bien au dehors... je ne sais plus.
J'entends! Le Simoun s'empare du ciel. Il vole comme le Grand Oiseau des Contes; il surgit d'ici, de là et d'ailleurs, comme un rêve mauvais; il dit d'effrayantes paroles; il chante d'horribles chants, et toutes les roses, par lui, seront blessées.
Un taureau beugle, au loin... et je n'espère plus du tout que de belles filles viendront me surprendre aux sons du fifre et du tambour.
Femme! regarde à tes pieds!... Ton collier de perles s'est brisé! Rêveur! ne considère plus ton rêve, car il est mort! et toi! n'espère rien de la couronne si fraîchement fleurie qui flotte au-dessus de ta tête... avant que de toucher ton front, elle ne sera plus que poussière... Oh! le plaisant roi! le plaisant roi, qu'un roi couronné de cendres!
Et vous ai-je dit que mon corps brûlait? Il brûle comme un myrte au soleil! Dans ma tête, une lourde goutte de mercure se déplace et danse. Des verres, à demi transparents, obscurcissent l'univers que je voyais jadis, et... et je me sens poursuivi par une odeur de poivrons, de vieilles courges et de concombres cuits.
Oh! que je suis seul! bien qu'il frémisse et respire jusque sur mes lèvres! Je suis vraiment trop seul! Je crains que, pour satisfaire ce besoin d'être deux, mon âme ne se prenne à voltiger autour de moi, ainsi qu'une mouche, et que mon corps ne s'effondre dans un trou!
Ah! Dieu! où parle-t-on de l'incessante fontaine de larmes dont les anges nous rafraîchissent?
Y a-t-il des hommes drapés de blanc qui marchent, gravement bercés par une mélopée?
Y a-t-il des femmes, douces à la caresse et au baiser, dont les bras repliés sont faits pour soutenir la tête?
Non pas! Tout ciel est sombre! Tout arbre se meurt! Tout homme s'apprête à se vêtir du linceul et toute femme est pourrie! je veux dire qu'il y a des vers dans son corps... Ils pointent parfois leurs têtes roses par un trou de la peau.
C'est lui! c'est lui seul qui me fait voir tout cela!
Quand donc les chameaux auront-ils fini de glousser, près de la source?
Quand donc ce narcisse aura-il achevé de se flétrir?
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CORNÉLIE
Prédire est un besoin pour Cornélie. Jadis, elle eût tenu son personnage au fond d'une antre thessalienne et fait figure à côté d'un trépied; maintenant, elle se trouve réduite à des extases plus modestes. Toute jeune, Cornélie tira les cartes et dit la bonne aventure dans les foires de province, sous la surveillance de sa mère, jongleuse de profession; plus tard, ayant gagné la confiance d'un vieillard amoureux et libéral, elle ouvrit, à Montmartre, un petit bureau de divination où l'on se renseignait à peu de frais sur l'avenir; aujourd'hui, elle est chiromancienne, astrologue et un peu prêtresse, fait tourner les tables, évoque les esprits et s'entretient avec les morts.
Cornélie paraît, à la fin des soirées mondaines, vêtue de noir et portant autour du cou tout un arsenal de bijoux cabalistiques à vertus diverses, mais, si répandue que soit Cornélie, ne pensez pas qu'elle dédaigne les anciennes formes de son métier. Elle prophétisera aussi bien en écoutant le récit d'un songe qu'en lisant dans une main; elle fera le petit jeu avec le même zèle qu'un horoscope, et le marc de café ne l'inspire pas moins sûrement que le vol des oiseaux. Les nuées, les astres, les éclairs, les mille petits incidents de la vie, la couleur des yeux et les esprits des tables lui sont d'un usage aussi familier. Prophétesse, elle l'est continûment. Cornélie prophétise comme elle respire. Les fiançailles, les unions, les ruptures, les réconciliations, les maladies et les morts sont toutes de son domaine. Elle vous dira le billet qu'il faut choisir à la loterie, le numéro gagnant de la roulette, le prénom de votre femme si vous êtes célibataire, et le temps qu'il fera demain si l'agriculture vous intéresse. Les rois n'ont aucun secret pour Cornélie; elle annonce les guerres et flaire de loin le sang d'un crime.
On rétribue largement ses services. Elle a déjà sa voiture, et les bijoux qu'elle porte ne sont point de pacotille. Son amant est un petit jeune homme à gages. Elle lui dit la bonne aventure, chaque soir avant de se coucher, pour fixer la nature de ses songes.
Vraiment, Cornélie croit en elle-même. Pas un instant elle n'a douté de son magique pouvoir. Elle le prouve par mille traits. A tout moment elle consulte les cartes et, quand elle est contente du service, elle les tire à sa femme de chambre.
93
PROBLÈME
Sur la dune, un problème m'a, quelques instants, confondu. Ce petit hiéroglyphe, dessiné à mes pieds, m'intrigua fort: quelques minces lignes en creux, lignes fines et curieusement disposées.
Lignes minces! lignes en creux! lignes fines! seriez-vous un cryptogramme, une amoureuse correspondance qui marquerait des rendez-vous?
Petites rides! vous ressemblez à des rides de jeune vieille. Seriez-vous l'empreinte d'une corolle de narcisse que les brises auraient tourmentée?
Nervures grêles d'une feuille! on dirait que de sa baguette, une fée a touché le sable et que sa main tremblait un peu, ou qu'une étoile du ciel, la nuit dernière, s'est mirée en ce lieu, trop longuement.
J'étudie, je considère, je songe, et, même en songeant, je ne trouve rien...
Suis-je sot!... Avant que je n'eusse passé, sans doute que... pfuitt!... une gerboise avait fui.
94
LES VRAIS SOUVENIRS
Pourquoi rêver toujours de l'avenir, pourquoi se composer un lendemain quand, à si peu de frais, il t'est permis de te composer un beau passé?—Présumer au lieu de revivre!... Quelle folie! Se fier à l'espoir en place d'évoquer!... Oh! la naïve impertinence! Tu rêves d'ivresses futures... Que ne rêves-tu de l'ivresse autrefois ressentie? Les sillons d'hier enferment leur semence... que sais-tu des sillons de demain? D'ailleurs... expliquons-nous.
Un souvenir n'est pas, comme on l'entend à l'ordinaire, le reflet d'une aventure échue, mais bien un rêve que l'on place dans son passé. Or un fait du passé peut toujours être arrangé, complété, drapé, fardé; un fait historique peut toujours devenir légendaire. Faisons ainsi pour le souvenir. Donne-lui bonne figure, habille-le, couvre-le de bijoux et de broderies, rends-le brillant, pur, somptueux et beau.
Certes, il ne faut pas l'inventer de toutes pièces, car il risquerait alors de s'effondrer comme une maison bâtie avec des matériaux de fortune, mais si tu prends des actes de ta vie dont tu penses être certain, transforme-les, à ton gré, en œuvres d'art, éclaire-les de mille façons diverses, rajeunis-les, donne-leur un visage plaisant et fais-les sourire.—Ainsi tu te composeras d'anciennes douleurs, des douleurs nobles et bienfaisantes, avec d'anciens petits chagrins et les médiocres plaisirs passés deviendront de magnifiques joies. Et ce sera pour ta vieillesse un précieux trésor.
Qu'importe la vérité d'une aventure si elle nous console mieux sous le masque! La vie ne suffit pas à nourrir richement notre mémoire. Il faut encore la fertiliser, l'embellir, imaginer ce que l'on a déjà vécu et bâtir ainsi un palais pour y vieillir plus tard. Cette œuvre a des chances de durer au lieu qu'un souvenir nu est éphémère.
Les faits du passé ne sont que les moellons grossiers de l'édifice... Travaille! va construire le palais de tes vieux jours!
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UN POINT DE VUE
«C'était à l'époque où toutes les femmes de la terre étaient encore noires.
«Un jour, Mahou, le grand dieu, s'ennuyait tellement qu'il eût donné le tonnerre même pour s'ennuyer moins. Il tâcha donc de se distraire. D'abord, il fit crever un affreux orage, mais cela ne fut d'aucun bénéfice; puis il fit déborder une rivière, mais, lorsqu'enfin elle fut rentrée dans son lit, Mahou s'ennuyait tout autant. Alors il voulut regarder des femmes, et, pour mieux les voir, il donna l'ordre à toutes les femmes de la terre de se rassembler, puis de se tenir côte à côte, sur une même ligne, devant lui. Il y en avait là de belles qui plaisaient par leurs fesses charnues et leurs seins lourds, et il y en avait aussi de laides, toutes maigres et toutes plates.
«Cela m'ennuie, leur dit-il, de vous voir si semblables par la couleur. Ecoutez-moi bien. Il se trouve, au bout de la plaine, un petit lac. Celles de vous qui pourront s'y baigner deviendront blanches aussitôt. Vous partirez donc au signal que je vous donnerai, en rivalisant de vitesse.»
«Or, il advint ceci, que les belles femmes, qui avaient des fesses charnues et de gros seins, ne purent, au signal que leur donna Mahou par un coup de tonnerre, courir aussi vite que les femmes maigres, anguleuses et laides. Celles-ci gagnèrent la course. Elles se trempèrent dans les eaux du lac et devinrent blanches, mais elles se trempèrent si complètement et en si grand nombre que le lac déborda et, quand arrivèrent les belles femmes, un peu essoufflées d'avoir tant couru, il ne restait plus d'eau du tout. Elles ne purent que poser les paumes de leurs mains et les plantes de leurs pieds sur la boue qui restait au fond; c'est pour cela que cette partie de leur corps est plus claire... Cependant les femmes blanches savent bien qu'elles sont maigres et laides, car, depuis lors, elles n'osent plus se promener toutes nues et, pour trouver un mari, elles doivent faire mille grimaces, au lieu que la femme noire n'a qu'à se montrer.»
Tel est à peu près le récit que me fit, hier, Moussa, mon domestique nègre. Quand il eut achevé, il s'en fut graisser mes bottes dans un coin de la pièce, mais il se retournait, de temps en temps, et me regardait, avec un petit sourire à la fois ironique et puéril.
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MATIN
J'ouvre ma fenêtre, et tout le matin entre chez moi. La rue m'offre sa fièvre, la brise sa caresse, et le ciel son azur. L'air chante, l'air m'appelle. Je sens qu'il faut me donner au monde en un don joyeux... Pourtant je n'ose.
Ne puis-je donc sortir? Ne puis-je me mêler à tout cela qui vit, se passionne, et se hâte toujours de désirer? Ne puis-je me perdre dans la foule des passants? respirer avec eux, partager leurs plaisirs, pleurer de leurs douleurs?
C'est inutile. Résignons-nous. Il est superflu d'ébaucher même une tentative. Renonçons. Jamais je ne pourrai. Le vieux cauchemar qui habite à mes côtés, qui m'habite aux mauvaises minutes, m'en empêchera toujours. J'ai peur que les passants de la rue ne me reconnaissent pas pour un des leurs, qu'ils ne se détournent, qu'ils ne m'aperçoivent même pas.
Non, aujourd'hui encore, je ne sortirai qu'un instant, lorsque la nuit sera tout à fait close, pour acheter un paquet de cigarettes, au coin de la rue, et je vivrai, un jour de plus, entre mon bureau et ma fenêtre, mon bureau où dort, dans sa gaine de drap, un petit revolver chargé que je nettoie chaque matin, et ma fenêtre qui me fait un cadre et me présente au monde comme une image peinte, une image fortement peinte sur sa toile et qui jamais ne s'échappera.
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LA CONNAISSANCE DE DIEU
C'était un soir des temps à venir.
L'homme avait, depuis des siècles, conquis les flots de la mer, asservi les courants du ciel, fait résonner de sa voix les plus profondes cavernes et déchiré la robe, réputée intangible, des flammes toujours mouvantes.—Voici qu'il entreprenait de connaître Dieu.
Or Simon, tenu pour le plus sage d'entre les sages, s'était arrêté, un instant, dans sa recherche et regardait le chemin parcouru depuis que, petit enfant, il balbutiait les premières sciences, avant de s'endormir sous le regard des constellations.—Il touchait au but que s'était proposé la nature humaine, et, saisi par une façon de lâcheté métaphysique, il voulait retarder encore ce geste qui dévoilerait l'inconnaissable.
Le Temps pouvait briser son attribut, la faux, ancien effroi de l'homme, et retenir la minute prête à prendre son vol, car Simon allait forcer le coffret du rêve où Dieu se tient enclos.—Il hésitait cependant.
Par la fenêtre ouverte, il pouvait voir une prairie que la lune rendait blanche et quelques beaux arbres qui échangeaient des murmures.
La plainte monotone d'un oiseau de nuit passait et repassait, sans qu'on vît l'oiseau.
Vers le milieu du ciel, des nuages se fondaient dans l'azur scintillant d'alentour et, bientôt, on ne les apercevait plus.
Ces tendres brises qui suivent le crépuscule pénétraient la frondaison d'un tremble, et tout le tremble chuchotait des paroles mystérieuses, comme une femme que visite le regard de son enfant.
Simon soupira.
Lui serait-il permis, plus tard, de contempler les choses de la terre avec une aussi paisible joie? Leur influence consolatrice n'était-elle point due à leur mystère même? Il reprochait à la divinité de s'être ainsi laissé traquer en un dernier repaire, comme, jadis, le dernier fauve en sa dernière forêt.
Et, d'un sourire triste, Simon souriait au tremble frissonnant, des feuilles duquel s'évaporait une exquise mélodie qui l'émouvait bien, mais qu'il ne savait comprendre.
Tout cela lui était inconnu.
Les arbres, les flammes, les ruisseaux n'étaient pas de son domaine, car, dès son plus jeune âge, Simon avait été voué à la seule connaissance de Dieu.
Ces mille problèmes qui servaient de fondement au sien, il n'en savait ni les facteurs, ni l'énoncé, ni la méthode de résolution. D'autres hommes avaient assumé cette tâche et l'avaient menée à sa fin; d'autres hommes avaient usé leur vie à définir les objets réels, leurs premiers rapports et leurs rapports secondaires, mais Simon, étant la dernière pierre de la pyramide, ignorait le granit de sa base et n'avait jamais manié que les suprêmes connaissances, puisqu'il était voué à la seule connaissance de Dieu.
Et, tandis qu'il admirait en profane le tremble musical, Simon se sentait parcouru d'un tumultueux désir, désir de savoir les choses simples de la nature, qui étaient tombées depuis longtemps dans le gouffre du connu, et pourquoi les abeilles butinent, et pourquoi les étoiles ressemblent à des yeux qui sourient. Mais tout cela, et d'autres perfections encore, n'était point de son royaume.
Il ne pourrait apprécier justement la qualité des brises, ni la plainte obscure du feuillage qu'un trouble agite. L'aube, dans laquelle il sentait parfois, après les longues veillées, la récompense d'une attente dans l'ombre, n'aurait jamais pour lui qu'une douceur indéterminée, et quelle ironie de penser que l'homme qui allait faire rendre gorge au dernier mystère se servait d'un gantelet fourbi par d'autres et qu'il ignorait la façon dont cette arme avait été forgée!
Ainsi, comme grandissait son orgueil, le plus grand orgueil qu'un homme eût ressenti, Simon était tout pénétré de mélancolie en songeant à son indignité. De cette indignité, il n'était point responsable, puisque son destin lui avait été imposé, et sa douleur n'en devenait que plus vive lorsqu'il se regardait lui-même, lui, Simon, l'homme qui allait connaître l'infini de Dieu et qui ne connaissait rien du monde innombrable de la création.
L'immense humanité qui pourrissait et se desséchait dans les tombes l'avait choisi comme gladiateur. Elle l'avait pris d'une belle carrure, d'un courage éprouvé; elle l'avait bien nourri de l'idée de son devoir, elle l'avait bien équipé et, maintenant, elle lui disait:
«Marche en avant! va combattre la Bête! saisis-la d'une étreinte forte et fais-lui cracher son énigme! Ne pense plus! Agis comme un esclave, l'esclave d'un peuple d'ossements!»
A cette minute, Simon fut près de la révolte, mais dans le temps qu'une ancienne légende, jadis célèbre, revenait à son esprit, il songea que chaque révélation nouvelle implique un sacrifice et qu'il faut s'immoler comme première victime aux vérités que l'on veut concevoir. Tout de même que le hurlement de nos mères nous a rendus forts, c'est l'effusion du sang des prophètes qui a fécondé la parole des dieux, car le rêve vient puiser sa vie aux plaies de la douleur.
De nouveau, Simon étendit la main vers ce coffret où Dieu était pris au piège. Encore une fois, il s'arrêta. Un rayon venait de l'éblouir, un rayon mince et blanc qui partait de la rivière comme un trait d'argent.
Simon pensa:
«Sans doute, un objet brillant est-il tombé dans l'eau. Ce n'est rien... ce n'est qu'un objet brillant qui est tombé dans l'eau, et qui m'a ébloui!»
Puis, se reprenant, il pensa que, la réflexion d'un rayon de lune eût été pareille. Sa main tendue vers le coffret retomba et Simon fut abattu par une soudaine inquiétude.
Il ne savait donc pas la cause du plus simple accident naturel! Le problème suscité par ce rayon blanc, il l'avait aussitôt résolu, mais peut-être inexactement. Alors, de quel droit pouvait-il révéler la connaissance de Dieu?
Si, dans les temps anciens, une seule, la plus négligeable, la plus infime des choses avait été mal observée, si, tout au début du monde, l'enfant qui déduisit le premier rapport s'était leurré d'une apparence, pouvait-il, lui, Simon, résoudre ce problème dont des peuples d'hommes avaient peut-être élaboré faussement l'énoncé?
La multitude silencieuse des morts l'avait chargé de traquer Dieu dans son dernier repaire. Trouverait-il Dieu, ou bien, en place de Dieu, une petite erreur devenue monstrueuse, hydre aux cent têtes que les légendes annoncèrent?
Et Simon, après le suprême orgueil et le suprême abattement, connut une angoisse plus grande que celle de Dieu même, lorsque son fils agonisait sur la croix.
Alors, il ferma les yeux, saisit le coffret, l'ouvrit, et, laissant l'idée divine s'échapper de nouveau dans l'univers pour repaître de rêves les siècles à venir, il cria dans la nuit aux peuples qui attendaient.
«Non! la connaissance de Dieu ne peut être atteinte! Les prémisses sont fausses.
«Recommencez!»
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SOUS LA PLUIE
Il pleut et je te regarde, tendrement, jusqu'au fond des yeux. Les gouttes ont noyé la poussière et lavé les frondaisons. Elles frappent, avec une persévérance inlassable, le toit du petit kiosque où nous nous sommes réfugiés. De temps en temps, un oiseau rappelle sa présence par une petite plainte mouillée. Quelques mouches vertes bourdonnent autour de nous. Entre deux poutrelles, une araignée tisse à nouveau sa toile qu'un vent coulis endommagea.—Nous nous regardons toujours, et parfois tu me souris. La belle pluie crée une façon de silence autour de notre amour. Nous sommes heureux. Nous voulons être heureux... mais, soudain, tu as pensé que, si je n'étais auprès de toi, en ce moment, je pourrais souffrir de la pluie bienveillante, là-bas, tout au loin, sur le bord d'une rizière désolée, et que je grelotterais dans ma solitude, sans fleurs, sans opium, sans soleil, sans amis... Alors, une tristesse si vive s'est épanchée en toi que je l'ai vue sourdre, au bord de tes paupières, par deux larmes.
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LISBETH ET COCO
Comment sont-ils venus s'échouer ici?
Je les ai trouvés dans un café-concert en plein vent où les badauds de la ville se réunissent. Cela est mal éclairé par quelques lumignons, mais, quand la lune est pleine, on y voit clair. Sous les arbres, des boutiquiers, de petits employés, quelques mulâtres, boivent des bocks et des menthes à l'eau. Un garçon sale, mal rasé, fait le service et affecte un empressement inutile. Des enfants nègres grouillent par terre. Trois femmes sont attablées avec des officiers qui demain rentreront en France. Elles représentent Cythère. Soudain, un piano prélude, et, tout aussitôt, on applaudit.
Sur la petite scène en planches, une femme vient de paraître. Je la regarde, un peu étonné. Ce n'est plus la chanteuse qui hurlait des obscénités, il y a quelques instants, en relevant un jupon mauve sur des cuisses pénibles à voir. C'est tout autre chose.
Quarante ans, je pense. Un corps quelque peu lourd, en robe de ville; un joli visage frais, un délicieux sourire. Elle chante. Sa voix n'est pas éraillée, mais j'y sens de la fatigue. Cette femme a su chanter. Elle nous dit, de façon vive, presque sans gestes, délicatement, une chanson fort plaisante. Elle fait rire... mieux: elle fait sourire. Le public se réveille. On l'applaudit parce qu'on l'aime. Les consommateurs sont debout et chacun crie:
«Coco! Coco!»
Alors le pianiste se lève. Il est l'auteur des paroles et de la musique. La femme chante encore deux fois, puis elle vient s'asseoir dans le café et, bientôt, le pianiste la rejoint.
Ils m'intriguent. Il y a chez ces deux êtres une manière de propreté, de décence, qui m'étonne. Un officier que je connais va causer avec eux. Cet homme qui rentre du Soudan après trois ans de campagne, qu'une femme blanche affole et qui ne peut voir de la chair nue sans y poser sa bouche, parle au pianiste et à la chanteuse avec une politesse scrupuleuse qui me plaît. Je me fais présenter à Coco et à Lisbeth; tels sont leurs noms «au théâtre». Nous causons, et, peu à peu, tout un petit drame se dévoile.
Lisbeth et Coco sont mariés depuis longtemps. Ils tinrent jadis un «cabaret artistique» à Montmartre. Coco écrivait des chansons et des mélodies que chantait Lisbeth. Puis, tout soudain, ce fut la ruine. Ils partirent. De colonie en colonie, ils ont fini par se fixer ici. Jamais ils ne se sont séparés. Coco ne peut vivre sans Lisbeth, ni Lisbeth sans Coco. Ils s'accordent, ils se complètent, ils sont une dualité. Coco s'est usé à jouer des ritournelles. Lisbeth a perdu sa voix. Qu'importe! ils vieilliront ensemble.
Peut-être les verra-t-on rentrer, un jour, à Paris. Ils font des économies, dans ce seul but: revoir Montmartre, les camarades, les brasseries, les rues familières. Ils s'aiment. Ils doivent s'être toujours aimés. Coco regarde Lisbeth avec une tendresse indubitable et Lisbeth sourit pour répondre au sourire. Elle soigne beaucoup ce corps presque détruit et jadis tant convoité, dont Coco ne fut jamais las, et il reste à ce corps je ne sais quoi d'émouvant. Ils s'aiment. Ce sont deux âmes nettes et propres.
La représentation est finie. Le jardin se vide. Nous restons encore, parlant de Paris, et, comme je leur dis mon désir d'entendre un peu de musique, Lisbeth et Coco veulent me remercier de ce désir, et Coco me joue une étude de Chopin qu'il préfère à toutes les autres et, dans l'ombre bleue du jardin désert, Lisbeth me chante des chansons de Verlaine.
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AU CIMETIÈRE
Oui, c'est bien moi.—Reconnais-moi; je suis comme il y a dix ans, tout à fait le même, du moins, il me semble.—Voici, je te salue, mon ami. Ne pense pas qu'un étranger se soit arrêté devant ta tombe!
O mon vieux! je t'en prie! comprends bien que c'est moi!
Je ne suis pas venu te voir, l'année dernière, mais il faut me pardonner. J'avais, en somme, beaucoup d'affaires. Toi qui es mort et qui jouis de cette belle suspension d'hostilités, tu ne te doutes plus de la quantité d'actions inutiles qui mangent la vie de nous autres vivants... et, dans cette vie, les morts, les morts les plus chers, tiennent si peu de place!
Ma dernière visite, je te l'ai faite pendant l'hiver de... je ne sais plus au juste... enfin... il y a déjà quelque temps. Il faisait froid, très froid, et bien que j'eusse mis un gros manteau, je grelottais, debout devant ce marbre où le jour de ta mort est inscrit. Je tremblais tellement que mes souvenirs eux-mêmes semblaient gelés et que je me rappelais à peine les heures où, devant moi, tu avais vécu ta belle existence.
Aujourd'hui, mon pauvre ami, il fait un merveilleux temps d'arrière-saison, un temps clair, tendrement aéré par des souffles qui nous apportent, qui m'apportent, devrais-je dire, une érotique et somnifère senteur de pin.—C'est un splendide jour.
Parlons de toi, veux-tu?
Te doutes-tu que la brise est libre comme l'était ton rire?... te doutes-tu?... Ah! Dieu pitoyable!
Je ne sais pas si tu m'écoutes, si tu m'entends—non, je ne le sais pas avec certitude, mais qu'importe, puisque je te parle et que, peut-être, tu me réponds!
Dans le temps, lorsque nous nous promenions dans la colline et que tu causais avec les arbres, puérilement, les passants pouvaient croire que tu agissais comme un fou, mais je gage bien que celles des branches auxquelles tu t'adressais et qui vivent encore, te sont reconnaissantes du bruit de tes paroles, et c'est pour cela qu'au-dessus de ta tombe, semble toujours flotter un peu de musique.
Oui, mon ami, il fait beau, tu étais bon, et je sais que, l'un à l'autre, nous nous manquons beaucoup.
Je ne te dédie pas cette page de prose, car tu sens bien qu'elle est écrite pour toi seul. Que les autres ne le sachent pas, cela me fait plutôt plaisir.
Allons! assez causé, mon ami!
Mais, crois-moi! ne regrette pas trop le monde, ce monde des vivants. Il est tout aussi sale qu'au jour où tu l'as quitté si subitement.—Rien ne s'est amélioré: ni les hommes, ni les choses. Quant aux bêtes, je ne sais pas! Seuls quelques morts ont gagné un peu de gloire, dans nos souvenirs. Toi dont la dépouille participe maintenant à la vie inconsciente de la terre, tu as peut-être réalisé ce que notre vie a su jusqu'à présent donner de mieux: une promesse.
Malheureux corps réduit de mon meilleur ami! je ne viendrai plus ici avant longtemps. On s'habitue aux pires choses et je veux, lorsque je rends visite à tes ossements blancs, conserver cette sensation étrange de descendre vers toi jusque dans la farouche mort.