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Les morts commandent

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Le Capellanét s’inquiétait fort de savoir quel serait le préféré de Margalida. Ah! ils auraient du fil à retordre, les concurrents, ayant à lutter avec un homme comme le Ferrer. Même si sa sœur montrait ses préférences pour un autre, l’élu aurait maille à partir avec le brave des braves qui saurait bien se débarrasser de lui. On allait voir de grandes choses! On parlait déjà partout du festeig de Margalida. Dans toutes les maisons du district il en était question. Bientôt toute l'île s’en occuperait. Et Pepét souriait avec une joie féroce, comme un petit sauvage qui s’apprête à voir le sang couler.

Il avait une vive admiration pour Margalida, lui reconnaissant une autorité supérieure à celle de son père, d’autant plus que le respect qu’il avait pour elle n’était pas basé sur la crainte des coups. C'est elle qui dirigeait toutes choses dans la maison; chacun lui obéissait. La mère marchait à sa suite, comme une servante, n’osant rien faire sans la consulter. Pép, si absolu dans ses idées, s’arrêtait avant de prendre une résolution, se grattait le front avec un geste de doute et murmurait: «Il faudra, pour cela, consulter l’atlóta...»

Et le Capellanét lui-même, qui avait pourtant hérité de l’obstination paternelle, abandonnait souvent ses projets de protestation, sur une parole de la jeune fille, sur un conseil insinué avec un sourire par sa voix douce.

—Elle sait tout, je vous assure, don Jaime! disait l’enfant, convaincu. J'ignore si elle est jolie. Par ici, on dit qu’elle l’est: à moi, elle ne me plaît pas. J'aime mieux celles qui sont de mon âge, plus gaies, plus vives... Malheureusement, elles ne peuvent encore admettre le festeig!...

Il recommençait à vanter les mérites de sa sœur, énumérant ses talents et insistant avec un certain respect sur son habileté de chanteuse.

—Connaissez-vous le Cantó, don Jaime? C'est un atlót, faible de poitrine, qui ne peut travailler et qui passe ses journées, étendu à l’ombre des arbres, frappant en cadence sur un tambourin et balbutiant des vers... C'est un agneau blanc, une poule plutôt, avec une peau et des yeux de femme, incapable de se mesurer avec personne. Eh bien, celui-là aussi veut faire sa cour à Margalida!

Mais le Capellanét jurait de lui crever son tambourin sur la tête avant de l’accepter pour beau-frère. Il se refusait à contracter alliance avec un homme qui ne fût pas un héros... En revanche, pour tirer des chansons de sa tête, et les chanter, en y intercalant des cris de paon, personne n’égalait le Cantó. Il fallait être juste et Pepét reconnaissait bien son mérite. C'était une gloire pour la paroisse, autant que le valeureux Ferrer. Cependant, même avec ce compositeur réputé, Margalida pouvait brillamment lutter quand, par les soirées d’été, sous la treille de la métairie ou aux bals du dimanche, poussée par ses compagnes et toute rougissante, elle se décidait à s’asseoir au centre du cercle d’auditeurs et, le tambourin sur un genou, les yeux cachés sous un foulard, elle répondait, par une romance, entièrement improvisée, à ce qu’avait chanté, avant elle, le poète.

Si le Cantó chantait, un dimanche, de longs couplets contre les femmes, montrant combien elles sont fausses, et combien elles coûtent cher à leurs maris avec leur amour des chiffons, Margalida lui répondait, le dimanche suivant, par un chant deux fois plus long, dans lequel étaient critiqués la vanité et l’égoïsme des hommes. Et les atlótas reprenaient ses vers en chœur, et témoignaient de leur enthousiasme par des gloussements de joie, reconnaissant à l’improvisatrice la gloire de les avoir vengées.

—Pepét!... Atlót!

Comme un pur cristal, une voix de femme résonna au loin, rompant le profond silence des premières heures de l’après-midi, silence chargé de vibrations de chaleur et de lumière. En répétant son appel, la voix devenait de plus en plus forte, comme si elle se rapprochait de la tour.

Pepét abandonna sa pose de jeune animal au repos; libérant ses jambes prisonnières de ses bras, il se leva d’un bond... C'était Margalida qui l’appelait. Son père devait le réclamer pour quelque travail.

Jaime le retint par le bras.

—Laisse-la venir, dit-il en souriant. Fais le sourd pour qu’elle crie.

Le Capellanét sourit à son tour en montrant ses dents blanches dans son visage de bronze. Il était enchanté de cette innocente complicité et il voulut immédiatement la mettre à profit en parlant au señor avec une hardiesse toute familière.

«C'était vrai? don Jaime demanderait pour lui au siño Pép... le couteau de l'aguelo?»... Ah! ce couteau, il y pensait toujours.

—Oui, tu l’auras, dit Febrer. Et si ton père ne te le donne pas, je te promets que je t’achèterai le plus beau que je trouverai à la ville d'Iviça.

Le garçon se frotta les mains, et ses yeux lancèrent des éclairs de joie sauvage.

—C'est uniquement pour que tu sois un homme, comme les autres, ajouta Jaime, mais défense de t’en servir, hein! Que ce ne soit qu’un ornement; rien de plus.

Pepét, avide de voir son désir se réaliser au plus vite, répondit par d’énergiques signes de tête.

—Oui, un ornement, rien de plus...

Mais ses yeux se voilèrent d’un doute cruel... Un ornement! Mais si quelqu’un l’offensait, que devait faire un homme ayant un toi compagnon?

—Pepét!... Pepét... Atlót!...

Cette fois, la voix cristalline résonnait à plusieurs reprises, au pied même de la tour. Febrer espérait bien l’entendre de plus près et voir apparaître, d’abord la tête de Margalida, puis enfin toute sa personne à la porte d’entrée. Mais il attendit longtemps en vain. La voix maintenant se faisait plus pressante, avec de gentils tremblements d’impatience.

Jaime se pencha au dehors et vit, immobile au bas de l’escalier, la jeune fille qui, dans son ample jupe bleue, paraissait plus menue, plus fragile. Sous les bords très amples de ce chapeau, pareil à une auréole, le fin visage se détachait, d’une pâleur rosée, où semblaient trembler les deux perles noires de ses yeux.

—Salut, Fleur-d'Amandier! dit Febrer, d’une voix mal assurée, mais avec un sourire.

Fleur-d'Amandier! En entendant ces mots dans la bouche du señor, la jeune fille sentit ses joues se couvrir de rougeur. Quoi! don Jaime connaissait ce surnom?... Était-il possible qu’un monsieur grave comme lui, fit attention à de tels enfantillages?

Margalida avait baissé la tête; dans son trouble, elle jouait avec les pointes de son tablier, saisie de cet émoi qu’éprouve toute fille d'Ève, qui, pour la première fois, se rend compte qu’elle est femme et s’entend adresser une déclaration d’amour.

III

Le dimanche suivant, dès le matin, Febrer descendit au village. C'était l’un des derniers jours de l’été. Les métairies, d’une blancheur éblouissante, reflétaient, comme des miroirs, le feu d’un soleil africain. Dans l’air bourdonnaient des essaims d’insectes. Des figuiers bas et ronds, appuyés sur leurs tuteurs et formant des toits de verdure, tombaient les figues ouvertes par la chaleur et éclatant sur le sol comme d’énormes gouttes de sucre pourpre. De chaque côté du chemin, les nopals érigeaient leurs haies d’épines. Entre leurs racines poudreuses, des lézards, peureux et ivres de soleil, glissaient, mobiles émeraudes.

A travers les colonnades torses des oliviers, on apercevait au loin, sur tous les sentiers, des groupes de paysans se dirigeant vers le bourg. Les atlótas marchaient devant. A côté d’elles cheminaient les prétendants, escorte fidèle et tenace, échangeant des regards hostiles et se disputant la plus légère marque de préférence, car plusieurs d’entre eux faisaient à la fois le siège de la même jeune fille. Les parents fermaient la marche. C'étaient, pour la plupart, des travailleurs vieillis avant l’âge par les fatigues et les privations de la vie des champs, humbles bêtes de somme soumises et résignées, pauvres hères, à la peau noire, aux membres secs comme des sarments. Dans la torpeur de leurs pensées, ils ne se souvenaient des années où ils jouaient un rôle dans les feisteigs que comme d’un printemps lointain.

Quand Febrer parvint au village, il se dirigea tout droit à l’église. Autour d’elle se groupaient six ou huit maisons, y compris la mairie, l’école et le cabaret. Elle dressait sa masse, superbe et puissante, symbole du lien qui unissait toute la population, éparse par monts et par vaux, à plusieurs kilomètres à la ronde.

Jaime, après avoir ôté son chapeau, épongé son front moite, se réfugia sous les arcades d’un petit cloître précédant l’église.

Il demeura longtemps à regarder les paysans arrivant par groupes et se hâtant aux derniers appels de la cloche qui sonnait au haut de la tour. Par la porte entr’ouverte arrivait jusqu’à lui un épais relent de respirations ardentes, de sueurs et de vêtements d’étoffe grossière. Il éprouvait de la sympathie pour tous ces braves gens quand il les rencontrait séparément, mais, dès qu’ils étaient réunis en foule, ils lui inspiraient une insurmontable aversion, et il évitait le plus possible leur contact.

Cependant, la solitude de son logis lui faisait sentir le besoin de voir du monde. En outre le dimanche était pour lui un jour monotone, fastidieux, interminable. Il ne pouvait aller en mer, faute de batelier, le père Ventolera chantant l’office, et les campagnes solitaires avec leurs maisonnettes fermées, lui donnaient l’impression d’un cimetière.

Avec un regard de curiosité et un léger salut, les familles retardataires défilaient devant Febrer. Tout le monde le connaissait dans le district. Quand les paysans le rencontraient seul dans la campagne, ils lui ouvraient volontiers la porte de leur maison, mais leur affabilité n’allait pas plus loin, et ils semblaient incapables de se rapprocher de lui spontanément. C'était un étranger, et, qui pis est, un Majorquin. Sa qualité de señor inspirait une mystérieuse défiance à ces rustres qui ne parvenaient point à s’expliquer pourquoi ce citadin s’obstinait à rester dans sa tour isolée.

Dans l’église, s’éleva un long murmure, comme si mille respirations, longtemps contenues, s’exhalaient enfin dans un soupir de satisfaction. Puis des pas, des salutations échangées à voix basse, des heurts de chaises, des grincements de bancs, des traînements de pieds indiquèrent la fin de l’office. Et la porte fut obstruée parce que tout le monde voulait sortir à la fois.

Les femmes sortaient en groupes: les vieilles vêtues de noir; les jeunes, fières de montrer leurs beaux atours. Les hommes s’arrêtaient un instant devant la porte, pour remettre sur leur tête tondue, sauf une couronne de longues boucles sur le front, le foulard qu’ils portaient sous le chapeau, ornement qui rappelait le capuchon de l’ancien haïck arabe autrefois en usage dans le pays, mais qui ne se montrait plus maintenant que dans les circonstances extraordinaires.

Les vieux tiraient de leur poche une pipe rustique, fabriquée de leurs propres mains, et la remplissaient de tabac de póla, herbe à l’odeur âcre qui se cultive dans l'île. Les jeunes gens, prenant de fières attitudes, passaient, les mains dans leur ceinture, la tête haute, devant les femmes et les atlótas aimées qui feignaient l’indifférence, tout en les regardant du coin de l'œil.

Peu à peu, la foule se dispersait:

Bon día!... Bon día!...

La famille de Pép vint saluer Febrer qui l’accompagna jusqu’à Can Mallorquí.

Pepét, le bimbau aux lèvres, ouvrait la marche. L'instrument rythmait ses pas avec un bourdonnement de grosse mouche. De temps en temps le jeune homme s’arrêtait pour lancer une pierre aux oiseaux ou aux lézards qui montraient leur tête fine dans les interstices des pierres. Margalida marchait auprès de sa mère, muette et distraite, ses immenses yeux fixés dans le vague, des yeux superbes de ruminant qui se posaient de tous côtés sans voir et sans refléter la moindre pensée. Elle ne paraissait pas se douter que le señor, l’hôte respecté de la tour, cheminait derrière elle. Pép, également absorbé, révélait ses pensées par des mots brefs qu’il adressait à Jaime, comme s’il éprouvait la nécessité de lui faire partager ses idées.

Febrer déjeuna à Can Mallorquí afin d’éviter aux enfants de Pép l’ascension de la tour. On s’assit autour d’une petite table basse, devant une grande casserole de riz, et bientôt les convives se mirent à causer gaiement.

Le Capellanét, oubliant tout à fait sa vie de séminariste et osant affronter les regards sévères de son père, parla du bal qui aurait lieu l’après-midi. Margalida songeait aux regards langoureux du Cantó et à l’orgueilleuse attitude qu’avait prise le Ferrer quand elle était passée devant les atlóts en entrant à l’église. La mère se contentait de soupirer:

—Ah! mon Dieu!... Ah! mon Dieu!...

Elle n’en disait jamais plus long, d’ailleurs, et accompagnait, de cette même exclamation, sa pensée confuse, dans la joie comme dans la douleur.

Pép avait souvent caressé la grosse jarre remplie du vin rosé, que lui fournissait sa treille. Son visage olivâtre prit de la couleur, et il s’endormit sur un banc, lança des ronflements sonores, tandis que, sans être effarouchées par le bruit, les mouches et les guêpes voltigeaient autour de sa bouche.

Febrer regagna sa tour. Margalida et son frère faisaient à peine attention à son départ. Les premiers, ils avaient quitté la table, afin de parler plus librement du bal de l’après-midi, avec cette gaieté de la jeunesse que gêne la présence d’une personne grave.

Arrivé chez lui, Jaime s’étendit sur sa paillasse et s’efforça de dormir. Il était triste; il se rendait compte de son isolement et en souffrait. Oh! l’effroyable ennui du dimanche! Où aller? que faire? Tout en s’abandonnant à ces tristes pensées, il finit par s’endormir. Il ne se réveilla que lorsque le soleil commençait à descendre lentement derrière la ligne des îlots, au milieu d’une buée d’or pâle faisant paraître l’azur de la mer plus intense et plus profond.

Quand il redescendit à Can Mallorquí, il trouva la métairie fermée. Personne! Les abois du chien familier ne saluèrent même point ses pas, comme à l’accoutumée. Le vigilant animal avait quitté la place qu’il occupait d’ordinaire sous le porche, pour accompagner la famille à la fête.

«Ils sont tous au bal, pensa Febrer. Si je descendais aussi au village?...»

Il demeura longtemps perplexe. Qu’irait-il faire, là-bas?

Ce genre de distractions ne lui plaisait guère, car sa qualité d’étranger semblait paralyser la gaieté des paysans et leur imposer une certaine contrainte.

A la fin, il se décida à gagner le village. Il avait peur de la solitude. Plutôt que de passer ainsi le reste de la soirée, tout seul, il préférait supporter la conversation lente et monotone de gens simples... une conversation rafraîchissante, comme il disait, qui ne le forçait pas à réfléchir et laissait sa pensée dans une quiétude presque animale.

Arrivé près de San José, il aperçut le drapeau espagnol flottant sur le toit de la mairie, et bientôt parvinrent à ses oreilles les battements secs des baguettes sur les tambourins, ainsi que le son pastoral de la flûte de roseau et le claquement sonore des castagnettes.

Le bal avait lieu en face de l’église. Jeunes filles et jeunes gens, debout, se groupaient auprès des musiciens qui étaient assis sur des sièges bas. Jaime alla se placer à côté de Pép, au milieu d’un groupe de vieux paysans.

Avec un respect silencieux, ceux-ci s’écartèrent pour laisser passer le señor de la tour, puis, après avoir tiré quelques bouffées de leurs pipes, bourrées de tabac de póla, ils renouèrent leur conversation interrompue et devisèrent des rigueurs probables du prochain hiver et de l’espoir que donnait la récolte des amandes.

Le tambourin, la flûte, et les castagnettes continuaient de résonner, mais nul couple ne s’aventurait au milieu de la place.

Les atlóts semblaient indécis. Ils se consultaient du regard, comme si chacun d’eux eût redouté d’ouvrir le bal. D'ailleurs, l’arrivée imprévue du Majorquin intimidait beaucoup les danseuses.

Jaime sentit qu’on lui touchait le bras. C'était le Capellanét qui lui désignait quelqu’un du doigt et qui, se penchant mystérieusement vers son oreille, lui disait:

—Celui que vous voyez là-bas... c’est Pierre, dit le Ferrer, le fameux vérro.

L'homme qu’il montrait était jeune, d’une taille au-dessous de la moyenne; cependant son attitude était arrogante et prétentieuse. Les atlóts se groupaient autour du héros.

Le Cantó lui parlait en souriant, et lui, l’écoutait avec une gravité protectrice, tout en lançant de temps en temps un jet de salive, satisfait quand ce jet parvenait à une grande distance.

Soudain le Capellanét bondit au milieu de la place en agitant son chapeau.

«Eh quoi! allait-on passer ainsi tout l’après-midi à écouter la musique sans danser?»

Il courut vers les jeunes filles, saisit par les mains la plus grande et l’entraînant:

—Toi!... lui dit-il.

C'était suffisant comme invitation. Plus le geste était rude, plus il semblait marquer de tendresse et mériter de reconnaissance.

Le hardi garçon resta, d’abord en face de sa compagne, une fille bien plantée, mais laide, aux mains rudes, aux cheveux huileux, à la peau noire, qui le dépassait de la tête; puis il alla vers les musiciens et protesta violemment:

«Non, non; pas de Longue; il voulait danser la Courte.»

La Longue et la Courte étaient les deux uniques danses du pays. Febrer n’avait jamais pu parvenir à les distinguer. La différence ne consistait que dans le rythme, mais l’air et les mouvements semblaient identiques.

La jeune fille, un bras courbé en forme d’anse et l’autre pendant le long de sa jupe, commença à tourner sur ses espadrilles. Son rôle se bornait là; elle n’avait pas autre chose à faire. Elle baissait les yeux, pinçait les lèvres, c’était de rigueur, avec un air de dédain pudique, comme si elle eût dansé contre son gré. Et elle tournait, tournait, traçant sur le sol de grands huit.

Le vrai danseur, c’était le jeune homme. Cette danse traditionnelle, probablement inventée par les premiers habitants de l'île, rudes pirates de l’époque héroïque, symbolisait et mimait l’éternelle histoire: la poursuite et la chasse de la femme. Elle, froide et insensible, tournait avec le détachement, l’indifférence asexuelle d’une vertu inébranlable, fuyant les sauts et les contorsions de l’homme et lui présentant le dos avec dédain, tandis que celui-ci devait, au contraire, se placer constamment devant les yeux de la rebelle, en se portant à sa rencontre, pour la forcer à le voir et à l’admirer. C'était une suite de mouvements frénétiques comme dans les danses guerrières des tribus africaines.

La fille ne rougissait pas, ne transpirait pas. Froidement, elle continuait son mouvement giratoire, sans jamais l’accélérer, tandis que le danseur, pris de vertige dans sa vitesse folle, la figure congestionnée, haletait et se retirait, tout tremblant de fatigue, au bout de quelques minutes. Chaque atlóta pouvait ainsi danser sans effort avec plusieurs jeunes gens de suite, et les laisser fourbus. C'était le triomphe de la passivité féminine qui sourit devant la jactance prétentieuse du sexe ennemi, sachant bien qu’il finira par s’humilier devant elle.

L'initiative du premier couple parut entraîner les autres. En un instant, tout l’espace resté libre fut envahi. Sous les jupes lourdes aux plis multiples et rigides, s’agitaient les petits pieds, chaussés de blanches espadrilles ou de fins souliers jaunes.

Les hommes saisissaient rudement celles qu’ils avaient choisies. «Toi!» s’écriaient-ils et aussitôt ils les entraînaient violemment. Quelques atlóts qui s’étaient laissé devancer, demeuraient immobiles, surveillant leurs camarades. Quand ils en voyaient un donner des signes de fatigue, ils le tiraient rudement par le bras, et l’éloignaient de la danseuse, en criant: «Laisse-moi là!» Et, sans autre explication, il prenait sa place, sautant autour de la fille avec une ardeur toute fraîche, sans que celle-ci, continuant à pirouetter, les yeux baissés, la lèvre dédaigneuse, parût remarquer ce brusque changement.

Pour la première fois, Jaime vit Margalida prendre part à la danse. Jusque-là elle était restée cachée parmi ses compagnes.

La jolie Fleur-d'Amandier! Il la trouvait plus belle encore, quand il la comparait à ses amies, hâlées par le soleil et les travaux des champs. Sa peau blanche douce comme une fleur, ses yeux humides et brillants, sa sveltesse et jusqu’à la finesse satinée de ses mains, la distinguaient, comme si elle était d’une race différente. En la contemplant, Jaime pensait que, dans un autre milieu, elle eût pu devenir une adorable créature. Il devinait en elle une infinie délicatesse qu’elle-même ne soupçonnait pas; mais, hélas! lorsqu’elle serait mariée, elle cultiverait la terre comme les autres; elle finirait par être semblable à toutes les autres paysannes, noueuses et tordues comme des troncs d’olivier.

Quelque chose d’extraordinaire vint le distraire de ses pensées. La flûte, le tambourin et les castagnettes continuaient à résonner, les danseurs à bondir, les atlótas à tournoyer, mais dans les yeux de tous on lisait l’inquiétude; les vieux suspendaient leurs conversations, en regardant du côté où les femmes étaient assises. Le Capellanét courait d’un couple à l’autre, parlant à l’oreille des danseurs. Ceux-ci quittaient la danse aussitôt, disparaissaient, puis revenaient au bout de quelques secondes, reprendre leur place autour des atlótas qui n’avaient pas cessé de tournoyer.

Pép esquissa un sourire en devinant ce qui se passait, et il dit à l’oreille de Febrer:

—Ce n’est rien; l’histoire de tous les bals! il y a du danger, et les atlóts ont été mettre en sûreté leurs petites affaires...

Ces petites affaires, c’étaient les pistolets et les couteaux que portaient les jeunes gens pour bien prouver qu’ils étaient citoyens d'Iviça. Pendant quelques instants, Jaime vit apparaître des armes de dimensions extraordinaires; c’était merveille qu’elles pussent être dissimulées sur ces corps sveltes et nerveux. Les vieilles femmes les réclamaient, tendant leurs mains osseuses, désireuses de partager les risques des hommes, et leurs yeux agressifs brillaient de colère et d’ardeur héroïque: «Dans quels temps d’impiété maudite vivons-nous, se disaient-elles, pour que l’on moleste ainsi les gens et que l’on s’attaque à leurs antiques coutumes?» Et elles criaient: «Par ici! par ici!» Puis, saisissant ces joujoux meurtriers, elles les fourraient sous les plis innombrables de leur jupe et de leurs cotillons. Les jeunes femmes, de leur côté, se carraient sur leurs sièges, et écartaient les jambes pour offrir aux armes prohibées une cachette plus spacieuse. Toutes les femmes se lançaient des regards résolus et belliqueux. Qu’ils y viennent, ces bandits! Elles se laisseraient mettre en pièces plutôt que de bouger!

Febrer aperçut quelque chose de brillant sur un chemin qui menait à l’église. C'étaient des buffleteries, des fusils, et, au-dessus, les tricornes de deux gendarmes. Ils s’approchèrent lentement, convaincus sans doute qu’ils avaient été flairés de loin et arrivaient trop tard. Jaime était le seul qui les regardait; tous les autres, la tête baissée ou les yeux tournés du côté opposé, feignaient de ne pas les voir. Les musiciens faisaient de plus en plus de tapage, mais les couples un à un quittaient le bal. Les atlótas abandonnaient les jeunes gens pour aller se joindre au groupe des mamans.

—Bonsoir, messieurs!

A ce salut du plus âgé des deux gendarmes, le tambourin répondit en s’arrêtant court, tandis que la flûte lançait encore quelques notes nasillardes, comme une sorte de riposte ironique. Quant aux paysans, quelques-uns à peine répliquèrent sèchement par un mot bref.

Il y eut ensuite un long silence, qui sembla gêner les deux policiers.

—Allons, continuez à vous amuser, dit le plus vieux. Nous ne voulons pas être des trouble-fête.

Il fit un signe aux musiciens, et ceux-ci attaquèrent un air endiablé; mais pas un des jeunes gens ne bougea. Ils demeuraient tous immobiles, l’air renfrogné, songeant à l’issue que pourrait avoir l’arrivée soudaine des gendarmes. Ceux-ci, au milieu du vacarme infernal que faisaient le tambourin, la flûte et les castagnettes, se mirent à passer lentement devant les atlóts, et à les examiner:

—Toi, joli garçon, disait avec une autorité paternelle le plus âgé, haut les mains!

Et celui qu’il désignait obéissait docilement, heureux d'être ainsi distingué; il levait ses bras, avançait son ventre, et se laissait fouiller, en regardant fièrement le groupe des jeunes filles.

Jaime s’aperçut vite que les gendarmes affectaient de ne pas remarquer la présence du vérro. Pép, s’approchant de Jaime, lui dit à l’oreille: «Ces gens à tricorne sont plus malins que le diable. En ne fouillant pas le Ferrer, ils lui font presque une offense.»

La perquisition suivait son cours, au son de la musique; enfin les gendarmes se lassèrent de ces recherches inutiles. Le plus vieux regarda malicieusement le groupe des femmes. La cachette ne devait pas être loin de là; mais ces maigres et sèches moricaudes, pouvait-on les forcer à quitter leurs places? Leurs regards hostiles parlaient clairement. Il faudrait les en arracher de vive force, et après tout, c’étaient des dames.

—Messieurs, bonsoir!

Remettant leur fusil sur l’épaule, les gendarmes s’en allèrent... Dès que le danger fut loin, les instruments se turent; le Cantó s’empara du tambourin et s’assit dans l’espace libre, précédemment occupé par les danseurs. Tous les assistants formèrent un demi-cercle autour de lui. Les respectables commères avancèrent leurs tabourets de sparterie pour mieux entendre, car il allait chanter une de ces romances qu’il improvisait de toutes pièces; une relation coupée, suivant l’usage du pays, par une clameur tremblotante, une sorte de roulade douloureuse qui se prolongeait tant que le chanteur avait de l’air dans ses poumons.

De sa baguette, il frappa lentement le tambourin afin de donner une gravité mélancolique à son chant monotone et somnolent.

«Comment voulez-vous que je chante, ô mes amis, alors que j’ai le cœur déchiré?...»

La voix du Cantó sanglotait doucement pour dire qu’une femme demeurait insensible à ses plaintes, et pour comparer le teint de cette femme à la transparence de la fleur d’amandier.

A ces mots, tout l’auditoire tourna les yeux vers Margalida qui demeurait impassible, sans qu’une timidité virginale fît rougir son visage. Elle était habituée à recevoir ces hommages d’une poésie fruste, qui étaient comme le prélude de toute déclaration d’amour.

Le Cantó continuait ses lamentations. Ses joues s’empourpraient sous l’effort qu’il faisait pour pousser un gloussement douloureux à la fin de chaque strophe. Son étroite poitrine se soulevait; ses pommettes s’enflammaient, son cou mince se gonflait et les veines d’azur pâle s’y dessinaient en relief.

Febrer éprouvait une véritable angoisse en écoutant cette voix dolente. Il lui semblait que la poitrine de l’improvisateur allait se déchirer, que sa gorge allait éclater... Mais les paysans accoutumés à ce chant, aussi exténuant que la danse qui l’avait précédé, ne prêtaient nulle attention à la fatigue du chanteur qu’ils ne se lassaient pas d’écouter.

Plusieurs atlóts, quittant la foule qui entourait le poète, parurent délibérer un instant et bientôt s’approchèrent du petit groupe composé d’hommes mûrs. Ils venaient chercher le siño Pép, le maître de Can Mallorquí, pour lui parler d’une importante affaire. Ils affectaient de tourner le dos au Cantó, un pauvre diable qui n’était bon qu’à faire des chansons en l’honneur des jeunes filles.

Le plus hardi s’avança vers Pép.

—Nous voulons vous parler du festeig de Margalida. Rappelez-vous, siño Pép, que vous nous avez promis d’autoriser, cette année, le festeigo de votre fille.

Le paysan les considéra un instant l’un après l’autre, comme s’il les comptait.

—Combien êtes-vous?

Celui qui avait pris la parole sourit:

—Ah! nous sommes nombreux!...

—Serez-vous vingt? demanda-t-il.

Les atlóts ne répondirent pas tout de suite. Ils calculèrent mentalement en murmurant les noms de quelques amis absents... Vingt?... Oh! plus que cela. On pouvait compter au moins sur trente.

Le paysan feignit de ressentir une grande indignation:

Trente! S'imaginaient-ils donc qu’il n’avait pas besoin de se reposer, le soir venu, et croyaient-ils qu’il allait veiller toute la nuit pour écouter leurs fadaises?

...Mais il se calma promptement, et se livra à des calculs compliqués, tandis qu’il répétait d’un air pensif: «Trente! trente!»

Sa décision fut impérieuse.

Il ne pouvait consacrer à la veillée d’amour plus d’une heure et demie. Puisqu’ils étaient trente, cela donnait droit à trois minutes par tête. Trois minutes, montre en main, pour parler à Margalida: pas une seconde de plus. Ces festeigs auraient lieu deux fois par semaine, le jeudi et le samedi.

—Et de la tenue! Je ne permettrai ni les altercations ni les querelles.

Les atlóts l’écoutaient d’un air humble que démentait certain pli ironique de la lèvre.

Le traité fut conclu. Le jeudi suivant aurait lieu la première veillée à Can Mallorquí.

Febrer, qui avait écouté cette conversation, regarda le vérro, qui se tenait à l’écart comme si sa grandeur ne lui permettait point de descendre jusqu’à discuter les détails de cet arrangement de famille.

Quand les jeunes garçons se furent éloignés pour se réunir à leurs compagnons, et discuter avec eux sur l’ordre dans lequel devraient à la veillée se succéder les prétendants, le Cantó acheva brusquement son élégiaque poésie, en lançant un dernier gloussement, d’une voix douloureuse qui sembla déchirer sa pauvre gorge. Il essuya la sueur de ses tempes, et porta les mains à sa poitrine avec une expression d’angoisse, tandis que ses joues se couvraient d’une rougeur violacée.

Les atlótas, avec la solidarité de leur sexe, félicitaient Margalida, lui pressaient les mains, la poussaient en lui demandant de chanter à son tour pour répondre à ce qu’avait imaginé le Cantó sur la fausseté des femmes.

—Non, non, je ne veux pas! je ne veux pas! protestait Fleur-d'Amandier se débattant entre les bras de ses compagnes.

Et sa résistance était si évidemment sincère qu’à la fin les mamans intervinrent et prirent sa défense.

—Laissez-la donc, cette petite! Margalida est venue pour se divertir et non pour servir d’amusement aux autres. Croyez-vous donc que ce soit si facile de tirer soudain de sa tête une réponse en vers?

Le tambourinaire avait repris son instrument des mains du Cantó et frappait dessus avec la baguette. La flûte, en des gammes rapides, imitait un rire clair de fillettes, avant d’attaquer la mélodie berceuse au rythme africain...

Allons, que le bal continue!

Les musiciens jouèrent l’air qui leur parut le plus de circonstance. La foule des curieux recula, et de nouveau, au centre de la place, on vit bondir les blanches espadrilles et tournoyer les plis raides des jupes bleues ou vertes.

Poussé par cette irrésistible attraction que provoque une antipathie spontanée, Jaime ne cessait de regarder le Ferrer. Le vérro demeurait silencieux et distrait parmi ses admirateurs qui faisaient cercle autour de lui. Ses yeux durs, fixés sur Margalida, ne semblaient voir qu’elle, comme s’il voulait la fasciner de ce regard qui effrayait les hommes.

Jaime sentit se réveiller en lui l’humeur batailleuse du camorriste qu’il avait été dans sa jeunesse. Il haïssait le vérro; il regardait comme une vague offense personnelle la terreur respectueuse que ce fanfaron inspirait à tous. Ne se trouvait-il donc pas un homme capable de gifler ce repris de justice?

Le Ferrer, pour la première fois de la journée, prenait part à la danse.

Tout de suite ses bonds furent salués par un murmure flatteur. Chacun lui témoignait son admiration avec cette lâcheté collective de la foule qui a peur.

Le vérro, se voyant applaudi, exagérait les attitudes imprévues, les contorsions bizarres. Il poursuivait Margalida, l’enveloppant dans le réseau compliqué de ses mouvements, tandis qu’elle virait, légère et rapide, les yeux baissés pour éviter de rencontrer le regard de ce redoutable galant.

L'heure passait et l’étrange danseur ne semblait point se lasser. Plusieurs couples avaient déjà quitté le bal. Chacune des danseuses avait plusieurs fois changé de cavalier, et le Ferrer continuait son violent exercice sans quitter son air impassible et dédaigneux.

Non sans l’envier, Jaime reconnaissait l’étonnante vigueur du terrible forgeron.

Soudain il l’aperçut occupé à chercher quelque chose dans sa ceinture et, sans arrêter ses évolutions, pencher une main vers la terre.

Un nuage de fumée se répandit autour de lui. Entre les blancs flocons on vit briller deux éclairs pâlis par la lumière du soleil, puis retentirent deux fortes détonations.

Les femmes, prises de peur, se précipitèrent les unes contre les autres en poussant des cris aigus. Les hommes, un instant surpris et indécis, applaudirent bientôt violemment et firent entendre d’enthousiastes clameurs d’approbation.

—Bravo!

Le Ferrer avait déchargé son pistolet aux pieds de sa danseuse: suprême galanterie des hommes forts et vaillants; hommage dont toute atlóta de l'île devait se montrer fière.

Et Margalida, bien femme déjà, continua son joli pas fuyant et provocant, sans se montrer le moins du monde effrayée par le bruit de la poudre, en digne fille d'Iviça. Elle fixa sur le Ferrer un regard de gratitude pour le récompenser de sa bravoure. Il venait, en effet, de lancer un défi à l’autorité, car les gendarmes ne devaient pas être loin.

Jaime était le seul que ne parût point avoir enthousiasmé cette prouesse galante du vérro.

Maudit forçat!... Jaime ne savait pas au juste pourquoi il était furieux; mais il y avait quelque chose d’inévitable. Ce drôle, c’était lui qui le frapperait!

VI

L'hiver était arrivé. La mer battait avec fureur la chaîne d'îlots et de récifs qui, entre Iviça et Formentera, forme une sorte de muraille coupée par des brèches, où s’engagent des chénaux étroits. Les vagues s’y précipitaient avec de furieux remous, sous le ciel, généralement chargé de nuages.

Le Vedrá semblait plus énorme, plus imposant, comme si, dans l’air assombri par la tempête, la pointe de sa cime conique se dressait plus haut. Les flots s’engouffraient dans ses grottes avec un terrible fracas de canonnade. Les chèvres sauvages qui d’ordinaire bondissaient sur ses hauts plateaux, poussaient des bêlements de terreur, quand grondait le tonnerre, et elles couraient se réfugier dans les cavernes, masquées par les branches de genévrier.

Febrer pêchait souvent en compagnie du père Ventolera, malgré le mauvais temps. Le vieux marin connaissait bien la mer et savait quand on pouvait sans danger faire une bonne pêche. D'autres fois, les pluies d’hiver obligeaient Febrer à rester dans sa tour. Par ces tristes journées, sa résignation l’abandonnait. Serait-il condamné à toujours végéter ainsi? N'avait-il pas commis une lourde erreur en venant s’enfermer dans ce coin perdu? Sans doute, l'île était fort belle; elle lui était apparue comme un riant asile, durant les premiers mois, quand le soleil brillait, que les arbres étaient verts et que les coutumes des Ivicins exerçaient sur lui la séduction de la nouveauté. Mais la mauvaise saison était venue, la solitude lui était intolérable et les mœurs des paysans lui paraissaient barbares. Il lui fallait fuir ce milieu; mais où aller?... Comment s’évader?... Il était pauvre. Toute sa fortune consistait en quelques douzaines de douros apportés de Majorque, capital qu’il conservait intact, grâce à Pép qui s’obstinait à refuser toute espèce de rémunération.

Cependant ses longues réflexions l’amenaient à se résigner à son sort. Il essaierait de ne plus penser, de ne plus aspirer à rien. En outre, cette sorte de vague espoir en des jours meilleurs qui n’abandonne jamais le cœur de l’homme, lui faisait escompter la possibilité d’une chance inespérée, d’un hasard extraordinaire qui arriverait à son heure pour l’arracher à cette situation. En attendant, comme la solitude lui était lourde!...

Pép et les siens constituaient maintenant son unique famille, mais sans qu’ils s’en rendissent compte et, obéissant peut-être à un instinct obscur, ils s’éloignaient imperceptiblement de lui, chaque jour. Jaime se confinait dans sa réclusion et eux l’oubliaient de plus en plus.

Depuis quelque temps, Margalida ne venait plus à la tour. Elle semblait éviter tous les prétextes pour s’y rendre, éludant même les autres occasions de rencontre avec Febrer. Elle était devenue tout autre. On eût dit qu’elle commençait une nouvelle existence. Le rire joyeux et confiant de son adolescence s’était mué en un sourire réservé, le sourire de la femme qui connaît les embûches du chemin et s’avance d’un pas prudent et mesuré.

Depuis que les jeunes gens venaient lui dire leur tendresse deux fois par semaine, selon le rite du traditionnel festeig, elle paraissait s'être rendu compte de grands périls qu’elle ne soupçonnait pas jusque-là.

Cette galante coutume qui semblait fort naturelle aux insulaires, avait le don d’exaspérer Febrer. Il ne pouvait s’empêcher de la considérer comme une bravade et une atteinte portée à ses droits. Il regardait presque comme une insulte à sa personne l’invasion de Can Mallorquí par ces atlóts bravaches et amoureux. Il avait jusqu’alors considéré un peu la métairie comme sa propre maison, mais maintenant que tous ces intrus y étaient bien accueillis, il n’y retournerait que le plus rarement possible.

Inconsciemment, il était aussi blessé dans son orgueil en constatant qu’il n’était plus, comme aux premiers jours, l’unique préoccupation de la famille. Pép et sa femme voyaient, certes, toujours en lui le maître, le señor. Margalida, ainsi que son frère, le vénérait comme un puissant personnage venu de pays lointains, parce qu'Iviça est assurément le lieu le plus agréable du monde, mais cependant ils n’étaient plus, comme naguère, exclusivement occupés de lui. Les visites de tous ces jeunes gens et les modifications qu’elles avaient apportées dans les habitudes de la maison, faisaient que l’on avait moins de prévenances pour Jaime. Ils étaient tous inquiets de l’avenir. Quel était celui qui mériterait de devenir le mari de Margalida?...

Durant les nuits d’hiver, Febrer, enfermé dans sa chambre circulaire, regardait obstinément une petite lumière qui brillait au loin dans la campagne. C'était la lampe de Can Mallorquí. Même les soirs où il n’y avait pas de veillée d’amour et où la famille devait être seule auprès du foyer, il s’obstinait à rester dans son isolement. Non, il ne descendrait pas.

Où étaient les belles soirées d’été durant lesquelles on se réunissait sous la treille couvrant le seuil de Can Mallorquí? Jusqu’à une heure avancée de la nuit, Febrer, assis sur le banc de pierre, en compagnie de toute la famille à laquelle était venu se joindre Ventolera, contemplaient avec eux le scintillement des étoiles dans l’obscurité du ciel.

Margalida chantait de vieux refrains du pays, d’une voix enfantine, plus fraîche et plus suave aux oreilles de Jaime que la brise qui peuplait de légers murmures le grand calme nocturne. Pép, avec des airs d’intrépide explorateur, narrait ses aventures sur la terre ferme durant les années où, soldat, il avait servi le roi dans ces contrées lointaines, et presque fantastiques, qu’étaient la Catalogne et la province de Valence.

Le chien blotti à ses pieds semblait écouter les récits du maître, qu’il contemplait inlassablement de ses larges prunelles d’or. Souvent, le fidèle animal se redressait lentement, en faisant entendre des grognements hostiles: c’est que quelqu’un passait non loin de l’habitation...

Douces veillées! Febrer en avait la nostalgie. Cependant, il n’y assisterait plus, désormais. Il évitait maintenant de descendre, le soir, à Can Mallorquí, craignant de troubler, par son insolite présence, les conversations de la famille sur l’avenir de Margalida.

C'était surtout les soirs de festeig que Jaime sentait plus que jamais le poids de son isolement. Sans s’expliquer ce qui l’y attirait, il restait sur le seuil de sa porte et regardait attentivement du côté de la métairie. La petite lumière brillait toujours du même éclat, l’aspect des choses n’avait point changé, et pourtant il s’imaginait entendre, dans le silence vespéral, des bruits nouveaux, l’éclat de chansons, la voix claire de Margalida. L'odieux Ferrer était là-bas, certainement, et aussi ce pauvre diable de Cantó ainsi que tous ces rustres atlóts avec leur costume grotesque. Comment avait-il pu se plaire parmi ces campagnards?

Le lendemain, quand le Capellanét venait apporter à la tour le repas de midi, Jaime l’accablait de questions sur ce qui s’était passé au cours de la soirée précédente.

En écoutant les réponses du gamin, il croyait voir la famille soupant en hâte afin d'être prête pour le début de la cérémonie. Margalida décrochait du plafond la lourde jupe de fête et, après s’en être parée, elle croisait sur sa poitrine, un foulard rouge et vert, en posait un autre, plus petit, sur ses cheveux et nouait d’un large ruban l’extrémité de sa longue tresse. Puis, elle passait à son cou les chaînes d’or que sa mère venait de lui céder et allait s’asseoir sur le châle d’hiver qui recouvrait de ses plis une des chaises de la cuisine.

Le père bourrait sa pipe de tabac de póta; dans un coin, la mère tressait des corbeilles de jonc, tandis que le Capellanét se tenait à la porte, sous la treille, où se groupaient en silence les atlóts venus pour faire leur cour.

Après s'être rapidement mis d’accord sur l’ordre qu’ils devaient suivre, à tour de rôle, pour converser avec la jeune fille, les rivaux se dirigeaient vers la cuisine; en hiver, il faisait trop froid pour que la veillée d’amour eût lieu sous la treille.

L'un d’eux frappait à la porte.

—Qui que vous soyez, entrez! criait gravement Pép, comme s’il recevait un visiteur inattendu.

Ils entraient comme un troupeau docile et saluaient la famille:

Bona nít! Bona nít!

Puis, ils prenaient place sur des bancs, comme des enfants à l’école, ou restaient debout, tenant leurs yeux fixés sur l’atlóta. Auprès de celle-ci se trouvait une chaise vide, où prenait place un des prétendants qui, à voix basse, parlait à la jeune fille durant trois minutes, sous les regards hostiles de ses rivaux. S'il prolongeait un peu l’entretien, ceux-ci lançaient à mi-voix des protestations menaçantes.

Il se retirait alors et un autre atlót venait prendre sa place.

Le Capellanét se divertissait fort de ces étranges scènes et trouvait que la ténacité agressive des prétendants constituait un motif d’orgueil pour Margalida et sa famille; mais ils avaient beau faire, aucun d’eux n’avait encore pris l’avantage sur les autres. Depuis deux mois, Margalida avait répondu à chacun avec le même sourire, une égale bonne humeur. Elle les avait écoutés l’un après l’autre, sans marquer nulle préférence, et les mots qu’elle leur adressait les troublaient tous également. Pepét jugeait sa sœur très habile. Le dimanche, pour se rendre à la messe, Margalida marchait devant ses parents, entourée de toute sa cour. «Une véritable armée, affirmait Pepét. Don Jaime devait les avoir rencontrés plusieurs fois.» Les amies de Margalida, en la voyant ainsi escortée comme une reine, pâlissaient d’envie.

Les soupirants faisaient assaut de prévenances et d’esprit, s’efforçant de lui arracher un mot, un signe de particulière faveur. Mais elle, fidèle à sa manière, leur répondait à tous avec une surprenante discrétion, un tact parfait, tâchant de prévenir ainsi les querelles meurtrières qui pouvaient éclater soudain parmi ces jeunes gens belliqueux, armés et peu patients.

—Et le Ferrer? disait don Jaime au Capellanét.

Maudit vérro! Son nom sortait difficilement de ses lèvres, quoiqu’il y pensât depuis longtemps.

Le garçon secouait la tête négativement. Le Ferrer n’avançait pas plus que ses rivaux dans l’estime de Margalida, et le Capellanét ne semblait pas le regretter outre mesure.

Son admiration pour le vérro s’était quelque peu refroidie. D'ordinaire, l’amour éveille le courage chez les hommes, aussi tous les atlóts qui courtisaient Margalida avaient-ils soudain cessé de craindre le terrible vérro depuis qu’il était devenu leur rival. Ils s’enhardissaient même jusqu’à railler sa redoutable personne.

Un soir, il s’était présenté avec une guitare, se proposant de retenir l’attention de la jeune fille au détriment des ses autres prétendants. Quand son tour arriva, il s’assit auprès de Margalida, accorda son instrument et commença d’entonner des chansons de la terre ferme apprises au bagne de Valence. Avant de pincer les premiers accords, il avait tiré de sa ceinture un pistolet à deux coups et l’avait posé, tout armé, sur sa cuisse, prêt à faire feu sur le premier qui se permettrait de l’interrompre. Un silence absolu accueillit cette forfanterie et les visages demeurèrent impassibles.

Le vérro chanta tant qu’il en eut envie, gardant son pistolet à sa portée, d’un air triomphant. Mais à la sortie, tandis que les atlóts se dispersaient dans l’obscurité de la campagne endormie, en faisant entendre les sifflements d’ironiques adieux, deux pierres, lancées d’un main sûre, étaient venues abattre le fanfaron sur le sol et, durant plusieurs soirs, il avait cessé de venir faire sa cour, pour ne pas montrer sa tête entourée de bandages.

Il n’avait même pas cherché à connaître son agresseur. C'est que ses rivaux étaient nombreux et, à leur nombre, il convenait d’ajouter leurs pères, leurs oncles, leurs frères, c’est-à-dire un bon quart des habitants de l'île, toujours prêts, pour l’honneur de la famille, à prendre part à un acte de vengeance.

—Je me figure, disait Pepét, que le Ferrer n’est pas aussi brave qu’on le croit. Et vous, qu’en pensez-vous, don Jaime?

Quand la veillée touchait à sa fin et que Margalida avait causé avec tous les prétendants, le père qui dormait dans un coin, faisait entendre un bâillement sonore.

—Neuf heures et demie!... Au lit! disait-il. Bona nit!

Et sur cette invitation, tous les atlóts quittaient la maison; on entendait bientôt leurs pas et leurs clameurs se perdre dans la nuit.

En parlant de ces réunions aux cours desquelles il se trouvait dans un milieu de compagnons braves et bien armés, Pepét se reprenait à soupirer en songeant au fameux couteau, objet de sa convoitise. Quand donc Jaime se déciderait-il à parler au père, pour le persuader de remettre à son fils ce joyau de la famille?

Puisque le señor tardait tant à faire cette demande, il devait au moins se souvenir de sa promesse et lui faire cadeau d’un autre couteau.

Que pouvait faire un homme sans un compagnon comme celui-là? où pouvait-il se présenter?

—Patience! répondit Febrer. Un de ces jours j’irai à la ville et tu auras ton couteau.

Un matin, il s’achemina vers la capitale de l'île, désireux d’avoir sous les yeux un spectacle nouveau, de changer d’air et de varier ses impressions, après ce séjour parmi des rustres. Iviça lui fit l’effet d’une grande ville, à lui qui avait parcouru toute l'Europe. Il se dirigea vers un magasin où il acheta, pour Pepét, le plus grand, le plus lourd des couteaux à cran d’arrêt; une arme de dimensions extravagantes, bien capable de lui faire oublier celle de son illustre grand-père.

A midi, Febrer, las de ses allées et venues sans objet à travers le quartier des marins et les petites rues grimpantes de l’antique forteresse royale, pénétra dans l’unique hôtel de la ville. Il y rencontra les clients ordinaires. Dans la salle à manger, il aperçut quelques militaires, jeunes lieutenants du bataillon de chasseurs qui tenait garnison dans l'île.

Le seul désir de tous ces officiers, l’unique but de leur existence était d’obtenir une permission afin d’aller passer quelques jours à Majorque on sur le continent, loin de cette île vertueuse et hostile, où les jeunes hommes étrangers n’étaient admis que comme maris.

Le manque de femmes! ces malheureux garçons n’avaient point d’autre sujet de conversation. Et Febrer, assis à la grande table d’hôte, approuvait en silence leur colère et leurs lamentations. Il se sentait comme eux accablé d’ennui et de dégoût; il lui semblait qu’il était enfermé, lui aussi, dans une prison où il était soumis aux plus cruelles privations. Maintenant la capitale de l'île lui paraissait une ville d’une désespérante monotonie, avec ses demoiselles cloîtrées comme des nonnes, dans une austérité revêche. La campagne valait mieux; il voyait en elle une terre de liberté, où, dans l’ingénuité de leur âme, les femmes s’abandonnaient à leur tendresse naturelle, simplement retenues par l’instinct de défense que leur avaient légué les mœurs primitives.

Il quitta la ville l’après-midi. Rien ne restait en lui de l’optimisme du matin. Il s’apercevait que les rues de la marine étaient nauséabondes; un relent infect s’échappait des maisons. Dans le ruisseau grouillaient des essaims d’insectes qui s’élançaient hors des flaques quand résonnaient les pas d’un promeneur.

Le souvenir des collines qui avoisinaient sa tour, parfumées de plantes sauvages auxquelles se mêlait l’âcre senteur de la mer, avaient pour son esprit charmé la douceur souriante d’une idylle.

La charrette d’un paysan le ramena jusqu’à San José. Là, il quitta le fruste véhicule et entreprit, à pied, l’escalade de la montagne, en passant à travers les bois de pins courbés par les tempêtes. Le ciel était chargé de nuages, l’atmosphère lourde et brûlante.

Près de la cabane d’un charbonnier, Jaime aperçut deux femmes qui se hâtaient à travers la pinède. C'était Margalida et sa mère. Elles revenaient des Cubells, l’ermitage situé sur un sommet de la côte, près d’une source qui vivifiait ces pentes abruptes et faisait croître en abondance orangers et palmiers à l’abri des rochers.

Jaime rejoignit les deux femmes et il aperçut alors, surgissant des buissons, son ami Pepét qui marchait hors du sentier, une pierre à la main, pourchassant un oiseau de mer dont les cris aigus avaient dénoncé la présence.

Ils s’acheminèrent ensemble vers Can Mallorquí et bientôt, sans savoir comment, Febrer et Margalida ayant accéléré le pas, se trouvèrent en avant, tandis que la fermière les suivait péniblement, appuyée à l’épaule de son fils.

La pauvre femme était visiblement souffrante, atteinte d’un mal incertain qui faisait hausser les épaules au médecin, lors de ses rares visites, mais qui excitait l’imagination des guérisseuses. Elle venait avec sa fille de faire un vœu à la Vierge de Cubells, et elles avaient laissé allumés sur l’autel deux cierges achetés à la ville.

Tandis que Margalida parlait des souffrances de sa mère, elle était animée par l’inconscient égoïsme de sa jeunesse triomphante et robuste. Dans l’agitation de la marche, ses joues se coloraient et ses yeux brillants décelaient une sorte d’impatience. C'était en effet jour de festeig. Il fallait se hâter d’arriver à Can Mallorquí pour préparer le dîner de la famille.

Febrer, tout en marchant à ses côtés, admirait la jeune fille. Il s’étonnait du manque de perspicacité dont il avait fait preuve jusque-là en ne considérant Margalida que comme une insignifiante fillette, comme un être sans sexe. Elle était femme, et femme accomplie!

Il se rappelait avec dédain ces demoiselles de la ville pour lesquelles soupiraient les militaires claquemurés dans l’hôtel. Eh quoi! cette délicieuse créature allait devenir la proie d’un de ces paysans au teint sombre, qui la contraindrait au dur travail de la terre, comme une bête de somme?

—Margalida! murmura-t-il, comme s’il allait prononcer des paroles importantes. Margalida!

Mais il n’en dit pas davantage. En lui, l’ancien viveur se réveillait. Le parfum de jeunesse et de pureté qu’exhalait cette femme en fleur faisait renaître ses instincts de libertinage. En fin connaisseur, il savourait, plus avec l’imagination qu’avec les sens, l’arôme de la chair virginale et fraîche.

Et cependant, chose étrange, en vérité! il éprouva soudain une insurmontable timidité qui l’empêchait de parler... Et puis, n’était-il pas indigne de lui, de son rang social, de parler d’amour à cette fille des champs qu’il avait connue toute gamine et qui le vénérait comme s’il était son père?

—Margalida!... Margalida!

Après ces appels qui éveillaient la curiosité de la fillette, tandis qu’elle levait doucement sur Febrer ses beaux yeux interrogateurs, celui-ci se décida à parler. Il lui demanda tout d’abord des nouvelles de ses prétendants. S'était-elle décidée pour l’un d’eux? Quel serait l’heureux élu? Le Ferrer?... le Cantó?

Elle baissa de nouveau ses paupières aux longs cils et, dans son trouble, saisit une des pointes de son tablier qu’elle porta à sa poitrine. Confuse, toute bouleversée, elle répondit d’une voix chevrotante comme celle d’un enfant. Elle n’avait pas envie de se marier. Ni avec le Cantó, ni avec le Ferrer, ni avec aucun autre. Elle avait accepté les veillées d’amour parce que c’était l’usage; qu’il en était ainsi pour toutes les jeunes filles de son âge. Et puis (et en disant cela, elle rougit) cette cour lui causait la petite satisfaction de faire enrager ses amies, qui étaient jalouses en constatant le grand nombre de ses prétendants. Elle ne pouvait se défendre d’un mouvement de gratitude envers les atlóts qui venaient la voir, de si loin, à Can Mallorquí... Mais de là à les aimer, à les épouser...

Elle avait ralenti le pas, en parlant. Sa mère et son frère les rattrapèrent, puis les devancèrent bientôt et, quand ils se trouvèrent seuls, dans le sentier, ils s’arrêtèrent, inconsciemment.

—Margalida!... Fleur-d'Amandier!...

Au diable la timidité! Febrer retrouvait maintenant son audace d’homme à bonnes fortunes. Que signifiaient ses intempestifs scrupules devant une paysanne, presque une enfant!...

Il reprit son accent résolu et, mettant dans la fixité passionnée de ses regards une évidente intention de fascination, il approcha sa bouche tout près de l’oreille de la fillette, comme pour la caresser par le doux murmure de ses paroles.

Et lui? Que pensait de lui Margalida? S'il se présentait un jour à Pép, en lui disant qu’il voulait épouser sa fille?...

—Vous? s’exclama la jeune fille, vous, don Jaime? Sans timidité, cette fois, elle le fixa de ses sombres prunelles... et se mit à rire. Ah! le señor avait pris l’habitude de se moquer d’elle et de dire d’invraisemblables plaisanteries. Son père contait toujours que les Febrer étaient en apparence sérieux comme des juges, mais en réalité toujours d’humeur plaisante... Don Jaime voulait encore rire à ses dépens, comme naguère quand il lui parlait de la statue de terre cuite qu’il conservait là-haut, dans la tour, cette belle fiancée qui l’avait attendu pendant plus de mille ans.

Mais, en rencontrant le regard de Febrer, en voyant son visage pâli, crispé par l’émotion... elle pâlit, elle aussi... C'était un autre homme; elle découvrait en lui un don Jaime qu’elle ne soupçonnait pas.

Appuyée au tronc frêle d’un jeune eucalyptus qui bordait le sentier et dont les feuilles avaient pris les teintes rouillées de l’automne, Margalida se tenait sur la défensive. Elle eut assez d’empire sur elle-même pour sourire cependant d’un sourire un peu forcé, tout en feignant de croire encore à une plaisanterie.

—Non, Margalida, répliqua Febrer avec énergie. Je parle sérieusement. Dis-moi, Margalida, si j’étais un de tes prétendants, et si je me présentais au festeig, que répondrais-tu?

Elle se blottissait contre l’arbuste comme pour échapper aux yeux ardents qui l’enveloppaient toute. Son instinctif mouvement de recul fit se courber le tronc flexible, et une pluie de feuilles dorées, pareilles à des fragments d’ambre, tomba sur elle, s’emmêla à sa tresse, s’éparpilla sur ses vêtements. Exsangue, les dents serrées, les lèvres pâles, elle murmurait d’une voix éteinte des mots inarticulés que l’on entendait à peine, tel un léger soupir.

Ses yeux agrandis, humides, avaient cette expression angoissée des humbles d’esprit qui pensent beaucoup de choses, mais se sentent incapables de les exprimer.

Lui!... l’héritier des Febrer!... un grand seigneur... il épouserait une paysanne?... Était-il fou?

—Non, Margalida, je ne suis point un grand seigneur; je ne suis qu’un malheureux. Tu es plus riche que moi. Je ne vis que de la générosité de ton père... Pép désire pour toi un mari qui fasse valoir ses terres... Veux-tu que ce soit moi, Margalida? Veux-tu m’aimer, Fleur-d'Amandier?

Elle baissait la tête, cherchant à fuir le regard brûlant qui pesait sur elle. Puis elle essaya de traduire sa pensée en phrases hachées, incohérentes... Voyons, c’était une folie; cela ne pouvait être. Comment le señor pouvait-il prononcer de telles paroles?... Il rêvait, certainement.

Mais elle sentit tout à coup sa main frôlée par une légère caresse. C'était la main de Febrer qui saisissait doucement la sienne. Elle osa le regarder une fois encore et tressaillit en lui voyant une physionomie qu’elle ne lui connaissait pas. Elle eut alors la sensation d’un grand danger, avec le frisson nerveux qui le signale.

—Est-ce que tu me trouves trop vieux pour toi? murmurait à son oreille une voix suppliante. Crois-tu ne pouvoir jamais m’aimer?...

La voix se faisait de plus en plus douce et tendre... mais, dans ce visage pâle, ces yeux qui semblaient la pénétrer, l’effrayaient. Ils étaient pareils au regard des hommes qui vont commettre un meurtre. Elle voulut parler, protester contre les dernières paroles qu’il avait prononcées. D'un mouvement tendre et craintif de ses sombres prunelles, elle fit comprendre à Jaime qu’il se méprenait. Il lui apparaissait comme un être d’essence supérieure pareil aux saints dont la beauté s’accroît avec les années. Voilà ce qu’elle eût voulu dire, mais la crainte, le trouble l’empêchaient de parler... Violemment émue, elle arracha sa main à l’étreinte caressante, et poussée par cette force nerveuse qui tient du prodige, s’enfuit, comme si sa vie était en danger:

—Jésus!... Jésus!...

Puis elle se mit à courir et disparut à un détour du sentier. Jaime ne la suivit pas. Il demeura immobile dans le bois solitaire, insensible à tout ce qui l’entourait, pareil à ces héros de légende qui sont enchaînés par un charme. Bientôt, comme s’il s’éveillait, il passa la main sur son front, essayant de coordonner ses idées. Il était pris d’une sorte de remords, quand il songeait à l’audace de son langage, à l’effroi de Margalida, à la fuite affolée qui avait terminé leur entretien. Quelle conduite absurde que la sienne! C'était le résultat de sa visite à la ville. Ce retour à la vie civilisée, cette conversation des jeunes officiers, qui ne pensaient qu’à la femme, avaient bouleversé son calme de solitaire, en réveillant ses passions d’autrefois... Mais non! il ne se repentait pas de ce qu’il avait fait. Ce qui importait, c’était que Margalida connût ce qu’il avait vaguement pensé dans l’isolement de sa tour, sans pouvoir jusqu’ici donner à ses désirs une forme précise.

Il continua sa route à pas lents, pour ne pas rejoindre la famille de Can Mallorquí. Margalida était allée retrouver les siens. Du haut d’une colline, Febrer les vit qui suivaient déjà la vallée dans la direction de la métairie.

Il passa devant sa tour, sans s’arrêter, et marcha vers la mer. Il alla s’asseoir à l’extrémité d’une roche gigantesque, dont la base avait été minée par l’assaut incessant des vagues, et qui, presque détachée de la côte abrupte, surplombait, menaçante, la mer et les écueils. Le fatalisme qui faisait le fond de son caractère l’avait poussé à choisir cette place. Plût à Dieu que se produisit à cet instant la catastrophe attendue, et que son corps, entraîné dans l’effroyable chute, disparût au fond de la mer, enseveli sous cette masse aussi haute que la pyramide d’un Pharaon!...

Le soleil couchant, avant de se cacher, brilla tout à coup dans une déchirure des nuages. Son disque sanglant jeta sur la mer immense des lueurs d’incendie. Les vapeurs noires de l’horizon se bordèrent d’écarlate. L'écume des vagues rougit, et, pendant quelques instants, la côte sembla envahie d’un courant de lave en fusion.

Sous la splendeur de cette lumière, qui annonçait la tempête, Jaime contemplait à ses pieds le va-et-vient des flots, qui se précipitaient avec fracas dans les cavités de la roche, et mugissaient en se tordant furieusement dans les ruelles tortueuses creusées entre les écueils. Au fond de cette masse verdâtre que l’illumination du couchant semait d’irisations opalines, on distinguait, accrochée aux rochers, toute une flore étrange. Des forêts minuscules aux frondaisons visqueuses, où s’agitaient des bêtes aux formes fantastiques, les unes rampantes et agiles, les autres engourdies et sédentaires, recouvertes de dures carapaces, grises ou rougeâtres, hérissées d’armes défensives, de tenailles, de lances ou de cornes, toutes se pourchassant, les fortes s’acharnant sur les faibles qui passaient comme de blanches vapeurs, en faisant briller dans la rapidité de leur fuite, leur transparence de cristal.

Dans cette majestueuse solitude, Febrer se sentait bien petit. Il ne croyait plus à son importance d'être humain, et il ne se jugeait pas supérieur à ces petits monstres qui s’agitaient parmi les végétaux de l’abîme sous-marin...

Le spectacle imposant de la mer, cruelle et implacable dans ses colères, accablait Jaime, éveillant tout un monde d’idées, peut-être nouvelles pour lui, mais qu’il accueillait comme de vagues réminiscences d’une vie antérieure, comme des pensées qu’il aurait eues déjà, il ne savait où ni quand.

Un sentiment de respect pénétrait tout son être et lui faisait oublier tout ce qui venait de se passer, en le plongeant dans une religieuse admiration devant l’éternelle beauté de la mer. «La mer! Les organismes mystérieux qui la peuplent, se disait-il, vivent aussi, comme les habitants de la terre, soumis à la tyrannie de l’ambiance, se reproduisant à travers les siècles, comme s’ils étaient éternellement une même créature. Là aussi les morts commandent. Les forts poursuivent les faibles et sont, à leur tour, dévorés par d’autres, plus puissants encore, comme le furent leurs plus anciens prédécesseurs dans les eaux encore tièdes du globe en formation. Tout est semblable, tout se répète à travers les âges. L'animal de combat cuirassé de pourpre sombre, armé de griffes recourbées et de pinces de torture, implacable guerrier des vertes cavernes sous-marines, n’a jamais pu s’unir au poisson gracieux, faible et rapide, qui agite sa somptueuse tunique d’argent irisé, au milieu des ondes transparentes. Le destin du premier est de dévorer, d'être vainqueur; mais s’il est désarmé, si ses crocs formidables sont brisés, il doit s’abandonner à l’infortune sans protester, et mourir. Mieux vaut la mort que l’obligation de renier ses origines, de ne pas accepter la lourde fatalité de la naissance. Pour les êtres vraiment forts, il ne peut y avoir de satisfaction ni de vie hors de leur milieu, pas plus sur terre qu’au fond des eaux. Ils sont esclaves de leur propre grandeur. Et il en sera toujours ainsi. Les morts seuls gouvernent l’existence...»

Tandis que Febrer songeait à ces idées troublantes, le soleil s’était couché. La mer était devenue presque noire, et le ciel prenait des teintes plombées. Sur l’horizon brumeux, les éclairs serpentaient en lignes de feu, telles des couleuvres géantes. Jaime sentit, sur son visage et sur ses mains, l’humide baiser des premières gouttes de pluie. Un orage, qui probablement durerait toute la nuit, allait éclater. Cependant le solitaire ne bougea pas. Il demeurait assis sur l’extrême pointe du rocher, pris d’une sourde colère contre la fatalité, et se révoltant, avec toute la violence de son caractère, contre la tyrannie du passé.

Et pourquoi serions-nous ainsi les sujets des ancêtres? Pourquoi les morts commanderaient-ils? Pourquoi s’obstineraient-ils à assombrir notre ciel?

Soudain l’orage se déchaîna. Un éclair teinta la mer d’une lueur livide, tandis que le tonnerre retentissait avec fracas, répercuté de grotte en grotte et de sommet en sommet. En même temps il sembla à Febrer qu’une lumière resplendissante, qu’il voyait pour la première fois, venait tout à coup de ses rayons éblouissants, dissiper les brouillards qui jusque-là lui avaient caché la vérité. Jaime, comme si un homme nouveau était en lui, se moqua des pensées où il se complaisait tout à l’heure. Sans doute ces bêtes d’une organisation rudimentaire qu’il voyait se mouvoir entre les rochers, étaient asservies à l’influence du milieu où elles s’agitaient, faisant exactement ce qu’avaient fait avant eux et ce que feraient à l’avenir les animaux de leur espèce. Mais l’homme, lui, n’était pas l’esclave de l’ambiant. Il pouvait le modifier à son gré. Il avait vaincu la nature, il l’avait soumise. Qu’importait à Jaime le milieu où il était né? Il s’en créerait un autre, s’il le voulait!

Febrer ne put poursuivre plus longtemps ses réflexions. La tempête faisait rage, maintenant, autour de lui. La pluie dégouttait à flots des bords de son chapeau et inondait son dos. La nuit s’était faite soudain. De toute la vitesse de ses jambes, il se dirigea vers la tour. Il courait maintenant avec la joie exubérante de celui qui, longtemps enfermé, sans pouvoir, faute d’espace, donner carrière à son activité, est enfin délivré! Il riait sans ralentir sa course, et, au milieu des éclairs, un doigt levé, il lançait son bras droit en avant et frappait de sa main gauche la partie saillante de son coude, geste de mépris, familier aux gens du peuple.

—Je ferai à ma tête! criait-il, se plaisant à entendre sa voix, bien qu’elle se perdit dans le fracas de la tempête. Ni les morts ni les vivants ne me commanderont à moi!... Voilà pour mes nobles ancêtres!... Voilà pour mes idées d’autrefois!... Voilà pour tous les Febrer!

Et il renouvelait son geste vulgaire, avec une gaieté de gavroche.

Tout à coup une lumière rouge l’enveloppa, tandis qu’au-dessus de sa tête le tonnerre éclatait. Ce fut comme un coup de canon; on eût dit que la côte rocheuse venait de se fendre du haut en bas dans un immense cataclysme. «La foudre doit être tombée tout près», dit Jaime. Sa pensée, absorbée par le souvenir des Febrer, se porta alors sur le fameux commandeur don Priamo. Cette explosion formidable le fit songer aux combats héroïques de ce mécréant, qui se moquait de Dieu comme du diable, et ne connaissait d’autre loi que sa volonté. Celui-là, Jaime ne le reniait pas. Il l’adorait. C'était le rebelle, son véritable aïeul, le meilleur des Febrer!

En entrant dans la tour, il alluma une bougie, puis il s’enveloppa dans le burnous de laine grossière qui lui servait pour ses excursions nocturnes, et il prit un livre, pour se distraire de ses pensées, jusqu’au moment où Pepét lui monterait son souper.

L'orage semblait s'être concentré sur l'île. La pluie s’abattait sur les champs, qu’elle transformait en bourbiers. L'eau se précipitait le long des sentiers en pente, devenus des ravins d’où elle débordait. A la lueur rapide des éclairs, on voyait, comme dans un rêve, la mer noirâtre où bouillonnait l’écume, la campagne submergée, que des poissons de feu semblaient sillonner de toutes parts, et les arbres, brillant sous le ruissellement de leur feuillage...

Ce soir-là, dans la cuisine de Can Mallorquí, une foule d’espadrilles boueuses et de vêtements fumants montraient que, malgré l’orage, les prétendants étaient à leur poste. La veillée d’amour se prolongeait. Pép, d’un air paternel, avait permis aux atlóts d’attendre la fin de l’orage, une fois la séance galante terminée. Il avait pitié de ces jeunes gens forcés de cheminer sous la pluie. Lui aussi, il avait été prétendant comme eux. Ils pouvaient attendre; peut-être l’orage finirait-il vite; sinon, ils resteraient à la métairie; ils coucheraient où ils pourraient, dans la cuisine, sous le porche... Une nuit était bien vite passée!

Les jeunes gens, enchantés de cette aubaine, contemplaient Margalida, parée de son costume de fête, assise au centre de la pièce, à côté d’une chaise vide. Tous y avaient pris place déjà, à tour de rôle. Quelques-uns, les yeux enflammés de désir, auraient bien voulu récidiver, mais ils n’osaient.

Le Ferrer, désireux d’éclipser ses rivaux, pinçait de la guitare et chantait à mi-voix, accompagné par le roulement du tonnerre. Le Cantó, blotti dans un coin, méditait un nouveau poème. Quelques jeunes gens saluaient de plaisanteries la lueur des éclairs, filtrant par les fentes de la porte. Le Capellanét souriait, assis par terre, appuyant son menton sur ses deux mains.

Pép somnolait sur sa chaise basse, vaincu par la fatigue du jour. Sa femme poussait des soupirs et des exclamations de terreur chaque fois qu’un coup de tonnerre plus violent ébranlait la maison. Elle mêlait à ses gémissements des fragments d’oraisons murmurées en castillan, pour qu’elles fussent plus efficaces. «Santa Barbera bendita, que en el cielo estás escrita...»

Margalida, insensible aux regards de ses prétendants, semblait près de s’endormir sur son siège.

Soudain, deux coups furent frappés à la porte. Le chien qui, peu d’instants auparavant, s’était dressé, comme s’il avait deviné la présence d’un étranger dans la cour, s’étira, mais sans aboyer et sa queue s’agita joyeusement.

Margalida et sa mère se tournèrent vers le seuil avec quelque inquiétude. Qui était-ce? A pareille heure, par un tel temps, qui pouvait venir troubler la solitude de Can Mallorquí? Pourvu que rien ne fût arrivé au señor!

Pép, réveillé par l’appel, se leva: «Avant qui siga!» dit-il. Il invitait ainsi l’étranger à pénétrer sous son toit, avec la majesté antique du pater familias, selon l’usage latin, maître absolu dans sa maison. La porte n’était que poussée. Elle s’ouvrit, laissant passer une rafale de vent et de pluie qui fit vaciller la flamme de la lampe. A la lueur d’un éclair, se détacha sur le ciel livide une silhouette encapuchonnée, une espèce de pénitent tout ruisselant, dont le visage était presque entièrement caché.

D'un pas décidé, le nouveau venu entra sans saluer personne, et suivi du chien qui flairait ses jambes avec un grognement affectueux, alla s’asseoir à côté de Margalida, sur la chaise réservée aux prétendants et, rejetant son capuchon sur ses épaules, fixa ses yeux sur la jeune fille.

—Ah! gémit-elle en pâlissant, les yeux agrandis par la surprise.

Et son émotion fut telle, son mouvement de recul si brusque, qu’elle faillit tomber.

TROISIÈME PARTIE

I

Deux jours après, comme Jaime, revenu de la pêche, attendait dans sa tour qu’on lui apportât son repas, il vit entrer Pép qui disposa sur la table le petit panier aux provisions, avec une certaine solennité.

Le paysan tenta de s’excuser pour cette visite insolite. Sa femme et Margalida s’étaient rendues une fois encore à l’ermitage des Cubells, et le gamin les avait accompagnées.

Febrer, qui avait passé toute la matinée en mer, se mit à manger de bon appétit; mais l’air grave de Pép finit par attirer son attention.

—Pép, tu as quelque chose à me dire et tu n’oses pas.

—C'est vrai, maître.

Et Pép, comme tous les timides, qui hésitent et tergiversent avant de parler, mais qui, après s’y être risqués, vont de l’avant, poussés par leur timidité même, exposa sa pensée avec une rude franchise.

«Oui, il avait quelque chose à dire; quelque chose de très important. Il y pensait depuis deux jours... et maintenant il ne pouvait plus se taire. S'il s’était aujourd’hui chargé d’apporter lui-même le dîner du señor, c’était pour lui parler. Voyons! Que voulait don Jaime? Pourquoi se moquait-il de ceux qui l’aimaient tant?»

—Me moquer de vous? se récria Febrer.

—Hélas! c’est la vérité pourtant, affirmait Pép avec tristesse.

Avait-il fait autre chose, le soir de l’orage? Quel caprice avait poussé le señor à se présenter en plein festeig et à s’asseoir auprès de Margalida comme s’il eût été l’un de ses prétendants?

—Ah! don Jaime, les veillées d’amour sont choses sérieuses pour lesquelles des hommes s’entretuent. Je sais bien que les messieurs de la ville ridiculisent ces vieilles coutumes et considèrent presque comme des sauvages les paysans de notre île! Mais il convient de respecter les usages des humbles et de ne pas troubler les rares occasions qu’ils aient d'être joyeux!

Cette fois, ce fut Febrer qui prit un air de tristesse.

—Mais, mon bon Pép, je te jure que je n’ai jamais eu l’intention de me moquer de vos coutumes... sache-le, une fois pour toutes; je prétends à la main de ta fille, tout comme le Cantó, comme ce vérro antipathique, comme tous les jeunes gens qui accourent chez toi pour faire leur cour à Margalida... L'autre soir je me suis présenté au festeig parce que je suis las de souffrir, parce que j’ai enfin compris la cause des tristesses qui, depuis longtemps, m’accablent, parce que j’aime Margalida, enfin, et que je l’épouserai... si elle y consent.

Son accent, sincère et passionné, effaça les derniers doutes du paysan.

—Alors, c’est bien vrai? s’exclama-t-il. L'atlóta m’avait bien laissé entendre cela, au milieu de ses larmes, quand je l’interrogeai sur le but de votre visite... Je n’avais pas ajouté foi à ses paroles, tout d’abord; les filles sont si présomptueuses!... Elles s’imaginent que tous les hommes sont follement épris d’elles... Ainsi, c’est la vérité?

Cette certitude faisait sourire Pép, comme quelque chose d’inattendu et de bouffon.

—Voyons, don Jaime, nous sommes assurément très honorés, moi et les miens, de cette marque d’estime que vous donnez à Can Mallorquí. Il n’y a que la jeune fille qui en souffrira. Vous comprenez qu’elle va désormais être gonflée d’orgueil; elle s’imaginera qu’elle est digne d’un prince et ne voudra plus accepter pour mari un paysan... Non, non, cela ne peut être, señor... vous sentez bien que cela ne peut être... Vous avez déjà réfléchi, n’est-ce pas, don Jaime, et vous allez convenir avec moi que votre acte de l’autre soir était une plaisanterie... un caprice?...

Febrer secoua la tête énergiquement.

Ni plaisanterie, ni caprice! Il aimait la gentille Fleur-d'Amandier. Il avait conscience de la passion qu’il éprouvait pour elle et il irait jusqu’au bout. Il se proposait d’aller de l’avant, suivant sa volonté, en dehors de tous scrupules et préjugés. Il aimait Margalida et se déclarait un de ses prétendants, usant des mêmes droits que n’importe quel atlót d'Iviça. Il avait dit.

Pép, scandalisé par ces paroles, froissé dans son respect des traditions, leva les bras au ciel:

Señor Dios!... Señor Dios!...

Il éprouvait le besoin de prendre le Seigneur à témoin de son émoi et de son étonnement. Un Febrer voulant donner son nom à une fille de Can Mallorquí!... Il semblait à Pép que toutes les lois de la nature étaient bouleversées, comme s’il voyait la mer près d’engloutir l'île; comme si les amandiers devaient fleurir au-dessus des vagues.

Tout le respect déposé dans l’âme de ce paysan durant ses longues années de servitude; la vénération religieuse que lui avaient inculquée ses parents lorsque, tout enfant, il voyait arriver, de Majorque, ceux qu’on nommait «les maîtres», se réveillaient en lui pour protester contre cet absurde projet, qui lui paraissait un défi à la hiérarchie sociale et à la volonté divine.

—Voyons, don Jaime. Je recommence à croire que tout ceci n’est qu’un jeu... mais votre air sérieux m’avait trompé. Don Horacio, se plaisait aussi à nous conter les choses les plus comiques sans perdre un instant sa gravité de juge. Non! le descendant d’une famille comme la vôtre, ne peut s’allier à de pauvres paysans!

—Mais je suis plus pauvre que toi, puisque je vis à tes dépens!... Si tu me chassais, je ne saurais où me réfugier.

—Pauvre! allons donc! Un Febrer n’est jamais pauvre! C'est impossible! Vous verrez certainement des jours meilleurs.

Jaime renonça à convaincre le fermier. Tant mieux, après tout, s’il le considérait comme riche. De cette façon, au moins, tous ces atlóts, dont il était devenu le rival, ne pourraient dire qu’il cherchait à s’allier à la famille de Pép, pour rentrer en possession de Can Mallorquí.

—Mais enfin, sais-tu si Margalida m’aime ou ne m’aime pas? Es-tu sûr que, comme toi, elle juge mon idée extravagante?

Pép demeura un instant silencieux. Il porta la main sous son feutre et se gratta la tête avec embarras, mais ne tarda pas à sourire malicieusement et, avec une expression de dédain non dissimulé, il manifesta le peu d’importance qu’il attachait à la pensée des femmes... ces êtres inférieurs, selon l’opinion des paysans.

—Les femmes! Qui peut jamais savoir ce qu’elles pensent, don Jaime?... Margalida est semblable à toutes ses pareilles; vaniteuse et toute disposée à croire aux aventures extraordinaires. A cet âge, toutes s’imaginent qu’un comte ou un marquis viendra quelque jour les enlever dans un carrosse doré, et que leurs amies en crèveront de jalousie.

Mais bientôt, cessant de plaisanter, il ajouta:

—Au fait, il est possible que la fillette vous aime sans s’en rendre bien compte elle-même. Quand on est jeune, le cœur s’enflamme plus facilement! Elle pleure quand on lui parle de ce qui est arrivé l’autre soir. Elle dit que ce fut une folie, mais elle ne prononce pas un mot de blâme contre vous... Ah! que je voudrais voir ce qui se passe au fond de son cœur!

Febrer écoutait le paysan avec un sourire de bonheur, mais celui-ci dissipa bientôt sa joie en ajoutant énergiquement:

—De toute façon, ce mariage ne peut se faire et il ne se fera pas... Qu’elle pense ce qu’elle voudra! Je m’y oppose formellement, parce que je suis son père et que je veux son bien. Voyez-vous, don Jaime, il ne faut pas mélanger les torchons avec les serviettes; il n’en résulte rien de bon.

Tout en prononçant cet adage, Pép débarrassait la table et se préparait à partir.

—Restons-en là, don Jaime, continua-t-il, avec son obstination de rustre, convenons que tout ceci ne fut qu’une plaisanterie et que, désormais, vous ne tourmenterez plus l’atlóta par vos fantaisies...

—Non, Pép. J'aime Margalida, et j’irai lui faire ma cour du même droit que n’importe quel jeune homme de l'île.

Pép hocha la tête en signe de protestation. Non! Il répétait encore que cela était impossible. Les autres filles du village allaient se gausser de Margalida, amusées par cet étrange prétendant; les méchants iraient peut-être jusqu’à calomnier la famille de Can Mallorquí, dont le passé d’honneur était un des plus respectés, dans le pays. Et ses amis, à lui, Pép, comment prendraient-ils la chose quand il irait à la messe à San José et qu’il se joindrait à eux dans le cloître de l’église? N'allaient-ils pas le qualifier d’ambitieux et dire qu’il voulait faire de sa fille une demoiselle?... Et il n’y avait pas que cela à redouter. Il fallait penser aussi à la colère des rivaux, à la jalousie qui allait s’allumer chez ces atlóts que la surprise avait paralysés, l’autre soir, quand, au milieu de la tempête, il était entré pour s’asseoir à côté de Margalida. Certainement, ils étaient, maintenant, revenus de leur stupeur; ils parlaient de don Jaime et se concertaient pour lutter contre l’étranger. Les Ivicins ont une forte tête; il faut les prendre comme ils sont. Ils se battent, s’entre-tuent sans mêler à leurs différends les gens du dehors, parce qu’ils les savent étrangers à leur vie, indifférents à leurs passions. Mais si l’étranger s’immisce dans leurs affaires, surtout s’il est un Majorquin, que va-t-il se passer?

—Don Jaime, au nom de votre père, au nom de votre noble aïeul, je vous en supplie, moi qui vous connais depuis votre petite enfance, renoncez à cet extravagant projet. Vous êtes chez vous à Can Mallorquí, disposez de la maison, des terres et de tous les habitants, qui seront heureux de vous servir... mais ne persistez pas dans ce caprice. Il ne peut vous attirer que des malheurs!

Febrer qui, tout d’abord, avait écouté Pép avec déférence, se révolta avec toute la violence de son caractère, quand le paysan exprima ces craintes. Vouloir lui faire peur? Il se sentait capable de se battre avec tous les atlóts de l'île. Il n’existait pas, dans tout Iviça, un seul garçon capable de le faire reculer. A sa passion d’amant se joignait toute la superbe de sa race, et aussi la haine qui, de temps immémorial, divise les deux îles. Certes, il irait au festeig. Il avait d’ailleurs deux bons compagnons pour le défendre au besoin.

Et il regardait tour à tour sa ceinture où était caché son revolver, et le fusil accroché au mur.

Devant cette attitude résolue, Pép baissa la tête avec une expression de découragement profond. Ah! les fougueux jeunes gens! Lui-même avait été ainsi autrefois. C'étaient toujours les femmes qui faisaient commettre les plus grandes folies!... Inutile d’essayer de convaincre le señor. Il était têtu et orgueilleux comme tous les siens!

—Que Votre Seigneurie fasse ce qu’elle voudra, don Jaime. Mais souvenez-vous de ce que je vous dis: un malheur, un grand malheur nous attend!...

Le paysan sortit de la tour, et Jaime le vit descendre la côte et se diriger vers la ferme d’un pas alourdi, puis disparaître derrière les buissons de Can Mallorquí.

Febrer allait quitter le seuil où il s’était attardé à le suivre de l'œil, quand il aperçut, entre les arbustes, un jeune homme qui, après avoir prudemment regardé de tous côtés si nul ne pouvait l’apercevoir, accourut vers lui. C'était le Capellanét. Il grimpa quatre à quatre l’escalier de la tour et, en se trouvant en présence de Febrer, il se mit à rire de tout son cœur. Depuis le soir où le señor s’était inopinément présenté à la ferme, le Capellanét était plus familier avec lui. Ce n’était pas lui qui protestait! Il trouvait tout naturel que Margalida plût au señor et que celui-ci désirât en faire sa femme...

—Tu n’étais donc pas aux Cubells! demanda Febrer.

Le garçon éclata de rire... Il avait laissé sa mère et sa sœur à moitié chemin et, caché derrière les tamaris, il avait attendu que son père fût revenu de la tour. Il avait bien pensé que Pép voulait causer de choses sérieuses avec don Jaime et que c’était pour cela qu’il les avait éloignés tous et s’était chargé de porter le dîner. Depuis deux jours, le vieux ne parlait plus chez lui que de cette entrevue. Il avait longtemps hésité, retenu par le respect qu’il portait au maître et aussi par sa timidité naturelle, mais, finalement, il s’était décidé.

«Et Fleur-d'Amandier, que disait-elle lorsque le Capellanét parlait de lui?»

Le jeune garçon se redressa, tout fier de pouvoir se poser en protecteur du señor. Sa sœur ne disait rien: tantôt elle souriait, quand on prononçait le nom de don Jaime, tantôt ses yeux s’emplissaient de larmes et, presque toujours, elle changeait brusquement de conversation, en conseillant au Capellanét de ne point se mêler de cette affaire et de donner satisfaction à leur père en retournant au séminaire.

—Tout cela s’arrangera, don Jaime, continuait le petit paysan, fier de l’importance que prenait sa personne, cela s’arrangera, c’est moi qui vous le dis. Je suis sûr que ma sœur vous aime beaucoup... seulement elle est retenue par une certaine crainte... Qui pouvait espérer que vous la remarqueriez?... A la maison nous avons tous l’air fou: le père est renfermé et parle tout seul; la mère gémit et appelle la Vierge à son secours; Margalida pleure...

Pendant que le Capellanét parlait des sentiments de Margalida, il avait une autre préoccupation.

Il songeait à ses anciens amis, les atlóts qui courtisaient Fleur-d'Amandier.

—Attention! Ouvrez l'œil!... Je ne sais rien de précis, ils ont l’air de se méfier de moi et cessent de parler en ma présence. Mais certainement ils trament quelque chose. Il y a huit jours, ils paraissaient se détester et se fuyaient. Aujourd’hui, ils sont unis contre l’étranger. Ils ne disent rien, mais leur sombre silence est peu rassurant. Le seul qui crie et qui s’agite comme un mouton enragé, c’est le Cantó. Il redresse son pauvre corps rachitique de poitrinaire en jurant, entre deux quintes de toux, qu’il veut tuer le Majorquin.

Ils n’ont plus de respect pour votre personne, don Jaime. Quand ils vous ont vu entrer à la ferme et vous installer à côté de Margalida, ils sont d’abord demeurés hébétés de surprise. Moi aussi, je n’en ai pas cru mes yeux, et pourtant, depuis longtemps, je me doutais que ma sœur ne vous était pas indifférente... Vous me parliez trop souvent d’elle, mais maintenant les prétendants de ma sœur se sont ressaisis, et ils vont agir. Et ils n’ont pas tort! A-t-on jamais vu un étranger venir à San José pour enlever la jeune fille qu’ils courtisaient, aux plus vaillants atlóts de l'île!

Mais n’importe! Vous l’aimez, cela suffit. Pourquoi ma sœur irait-elle travailler la terre et mener une pénible existence de fatigues, quand un monsieur comme vous l’a distinguée?... En outre (et en disant ces mots, l’espiègle souriait avec malice), ce mariage me plaît à moi. Vous n’allez pas cultiver les champs, n’est-ce pas? Vous emmènerez Margalida; alors le vieux, n’ayant plus de gendre à qui laisser Can Mallorquí, me permettra d'être fermier, de me marier et... adieu l’état de curé!... Je vous dis, don Jaime, que vous aurez ma sœur. Je suis là, moi, le Capellanét, pour vous soutenir et me battre avec la moitié du pays, s’il le faut.

Bientôt, et non sans quelque hésitation, il prenait un air de grand homme modeste qui craint de révéler son importance, et, plongeant sa main dans la haute ceinture pourpre qui ceignait ses reins, il en tirait un couteau.

—Hein? disait-il en admirant l’acier qu’il faisait miroiter sous les yeux de Febrer.

C'était la fameuse navaja que Jaime lui avait offerte peu de jours auparavant.

—Hein? répéta-t-il en regardant Jaime comme s’il le prenait sous sa protection.

Et il passait amoureusement l’extrémité de son doigt sur le fil tranchant, ou l’appuyait sur la pointe, ne dissimulant pas la volupté qu’il éprouvait d’en sentir la piqûre. Quel bijou!

Febrer approuva de la tête. Oui, c’était une arme sûre; il l’avait soigneusement choisie à Iviça pour l’offrir à Pepét.

—Avec une telle amie, poursuivait l’aventureux garçon, nous ne craignons personne. Le Ferrer? Qu’il y vienne. Le Cantó et tous les autres?... Nous n’en avons cure. Et Dieu sait si je grille d’envie de m’en servir! Aussi, que nul ne tente quoi que ce soit contre vous: il est d’avance condamné à mort!

Avec la tristesse d’un grand homme qui voit le temps s’écouler sans qu’il lui soit permis de donner la mesure de sa valeur, Pepét ajouta:

—Quand mon grand-père avait mon âge, on raconte qu’il était déjà vérro et qu’il était redouté dans toute l'île.

Le Capellanét passa une grande partie de l’après-midi à la tour. Les ennemis supposés de don Jaime qu’il regardait comme les siens, firent l’objet principal de la conversation. Il contemplait son couteau, en rêvant de combats terribles se terminant toujours par la fuite ou la mort des adversaires, tandis que lui, Pepét, sauvait don Jaime, au prix d’héroïques efforts.

Celui-ci s’amusait beaucoup de la pétulance du jeune garçon et raillait son humeur batailleuse.

Le soir venu, Pepét se dirigea vers la ferme afin d’aller quérir le souper du señor. Il rencontra sous le porche plusieurs prétendants de sa sœur qui, venus de très loin pour le festeig, attendaient, assis sur les bancs de pierre, que l’heure d’entrer dans la maison eût sonné.

A la nuit, Febrer se disposa à descendre à Can Mallorquí. L'œil durci, la figure renfrognée, la main agitée d’un imperceptible frémissement homicide, il allait, tel un guerrier des premiers âges, prêt à quitter son roc inaccessible pour entreprendre une importante expédition dans la vallée. Avant de jeter son burnous sur ses épaules, il tira son revolver de sa ceinture et l’examina scrupuleusement, faisant fonctionner avec soin le barillet et le garnissant de cartouches neuves. Sans l’ombre d’une hésitation, il enverrait les six balles dans la tête du premier qui lui chercherait noise. Il se sentait redevenu barbare, implacable, comme l’un de ces Febrer, lions de la mer, qui abordaient en bondissant sur les plages ennemies, tuant sans merci pour ne pas mourir.

Il dévalait la pente entre les bouquets de tamariniers qui balançaient dans l’obscurité leurs panaches ondoyants. Sous la ceinture, sa main était crispée à la crosse de son arme... Rien!... Quand il arriva devant le porche de Can Mallorquí, il y aperçut, les uns assis, les autres debout, tous les atlóts, attendant que la famille eût achevé de souper dans la cuisine.

En outre, les étincelles des cigarettes indiquaient, aux environs, la présence d’autres groupes dans l’attente.

Bona nit, dit Febrer en arrivant.

Seul un grognement sourd répondit à son salut. Les conversations cessèrent; un silence hostile et pénible vint peser sur tous ces hommes.

Jaime, le front haut, l’air altier, s’appuya contre un pilier du porche. Il n’éprouvait aucune crainte et cependant une émotion insurmontable s’emparait de lui. Il oubliait presque ces ennemis qui l’entouraient, pour concentrer toute sa pensée sur Margalida. En lui passaient ces frissons qui agitent les amoureux à l’approche de la bien-aimée, quand ils ignorent encore le sort qui leur est réservé. La porte de la ferme s’ouvrit soudain, et, dans le rectangle lumineux qui se dessina, la silhouette de Pép apparut.

—En avant, les gars!

Ils entrèrent, l’un après l’autre, saluant gravement le maître de la maison et sa famille, et s’installèrent sagement sur les bancs et les chaises de la cuisine.

Pép eut un geste de stupeur en apercevant Jaime. Comment, il était là, parmi les autres, lui, le señor! Il attendait comme un simple prétendant, sans oser pénétrer dans cette maison qui était la sienne?... Febrer, devant la douloureuse surprise du fermier, haussa les épaules. Il voulait être traité sur le même pied que les autres. Il croyait d’ailleurs mieux arriver à ses fins en agissant ainsi. Il désirait que rien ne rappelât son ancienne condition de maître respecté, de grand seigneur. Il ne voulait être qu’un prétendant au même titre que les atlóts qui l’entouraient.

Pép lui fit place à sa droite, et s’efforça de le distraire par sa conversation; mais Febrer ne détachait pas ses regards de Fleur-d'Amandier qui, selon le rite des festeigs, demeurait droite sur son siège, au centre de la pièce, accueillant avec des airs de reine timide l’admiration de ses courtisans.

L'un après l’autre, ils prenaient place auprès d’elle et lui adressaient de galants propos, auxquels elle répondait à voix basse. Les garçons, ce soir-là, se montraient taciturnes et l’on n’entendait pas, comme à l’accoutumée, la vive et joyeuse causerie par laquelle ils trompaient l’énervement de l’attente.

On eût dit qu’une pensée funèbre les contraignait au silence, maintenait leurs regards fixés au sol et scellait leurs lèvres, comme s’il y avait un mort dans la pièce voisine.

Seule, la présence de l’étranger, de l’intrus dont la race et les mœurs étaient si différentes des leurs, causait ce malaise. Ah! maudit Majorquin! Quand chacun des jeunes gens eut occupé le siège voisin de celui de Margalida, Jaime se leva à son tour, puisqu’il avait été le dernier à se présenter comme prétendant. Pép, qui ne cessait de l’entretenir pour essayer de détourner sa pensée de la jeune fille, resta bouche bée, lorsqu’il le vit s’éloigner sans attendre la fin de sa phrase.

Febrer s’assit auprès de Margalida qui ne le regarda pas, tenant obstinément ses yeux baissés. Le silence se fit plus absolu, comme si tous les assistants voulaient entendre les moindres paroles prononcées par l’étranger. Mais Pép, devinant l’intention des atlóts, se mit à causer à voix haute, avec sa femme et son fils, de travaux qu’ils devaient exécuter le jour suivant.

—Margalida! Fleur-d'Amandier!

La voix de Febrer s’était faite douce et caressante.

Il était venu, elle pouvait s’en convaincre, pour lui prouver que son amour était sincère et que ce n’était pas un caprice passager qui le poussait vers elle, ainsi qu’elle avait paru le croire. Et lui-même ne savait comment cette passion avait pris racine en son cœur. Il avait ressenti un malaise cruel en sa solitude, une aspiration vague vers une vie meilleure basée sur une affection vraie; longtemps il était demeuré hésitant, cherchant à voir clair en lui-même... mais il avait enfin compris de quel côté était pour lui le salut, le bonheur.

Le bonheur? C'était-elle, Margalida, la douce Fleur-d'Amandier. Il n’était plus très jeune... il était pauvre... mais il l’aimait si ardemment! Qu’elle prononçât un mot, un seul, pour dissiper la torturante incertitude dans laquelle il vivait...

...Margalida, en sentant tout près de son oreille les lèvres de Febrer et son souffle ardent, hocha lentement la tête.

—Non, non... dit-elle. Partez, je vous en conjure, partez... j’ai peur pour vous!

Et elle regarda les jeunes gens basanés qui semblaient vouloir les brûler tous deux de leurs yeux enflammés.

Peur!... Ce mot suffit pour faire sortir Jaime de sa timidité de suppliant. Il jeta un regard dédaigneux sur ses rivaux... Peur de qui? de quoi?

Il se sentait capable de lutter contre tous ces rustres et contre tous leurs parents et amis réunis.

—Non, Margalida, je n’ai nulle crainte, il ne faut pas avoir peur, ni pour vous, ni pour moi. Mais ce dont je vous supplie, c’est de répondre à ma question: Puis-je espérer? que comptez-vous me dire?

La craintive enfant ne sortait pas de son mutisme. Ses lèvres étaient décolorées; ses joues d’une pâleur livide; elle remuait ses paupières pour cacher, sous les longs cils, ses yeux pleins de larmes. Elle était prête à pleurer.

On devinait ses efforts pour contenir les sanglots qui montaient à sa gorge. Sa respiration devenait oppressée. Margalida comprenait que ses larmes pouvaient, dans ce milieu hostile, donner le signal du combat en provoquant l’explosion de toutes les colères sourdes amassées autour d’elle; mais la contrainte qu’elle s’imposait ne faisait qu’accroître son angoisse; elle baissait obstinément la tête, comme les animaux, doux et timides, qui croient échapper au danger en cachant leur tête pour ne le point voir.

La mère qui, auprès de l’âtre, tressait des corbeilles silencieusement, devina, avec son instinct de femme, ce que souffrait la jeune fille. Pép, de son côté, ému de l’inquiétude qui se lisait dans ses yeux, intervint à propos.

—Neuf heures et demie! cria-t-il.

Il y eut un mouvement de surprise et de protestation parmi les atlóts. Voyons, il était tôt encore; l’heure n’avait pas sonné, il s’en fallait de plusieurs minutes... les conventions faisaient loi. Mais Pép, avec son entêtement d’homme des champs, fit la sourde oreille et, se levant, il se dirigea vers la porte qu’il ouvrit toute grande. «Neuf heures et demie!» Chacun est maître chez soi et il faisait ce que bon lui semblait. D'ailleurs, il devait se lever de bon matin le jour suivant. «Bona nit!...»

Il salua ainsi chacun des prétendants à mesure qu’ils sortaient. Comme Jaime, sombre et dépité, passait devant lui, il tenta de le retenir par le bras en lui disant qu’il devrait attendre un instant et que lui-même, Pép, l’accompagnerait jusqu’à la tour. Il regardait avec inquiétude le Ferrer qui était resté derrière les autres, retardant intentionnellement son départ.

Mais, d’un brusque mouvement, Jaime s’était dégagé, et, sans répondre, il quitta la maison. Qu’avait-il besoin qu’on l’accompagnât? Il était exaspéré par le silence de Margalida qu’il interprétait comme une défaite; par l’attitude hostile des atlóts; enfin par la façon étrange dont la veillée avait pris fin.

Les jeunes gens se dispersèrent, ce soir-là, sans les cris, les chansons et les joyeux hennissements coutumiers. Ils allaient, mornes, comme s’ils revenaient d’un enterrement. Quelque chose de tragique semblait flotter dans les ténèbres.

Sans retourner la tête, Febrer continua son chemin. Il avait comme un vague espoir d'être suivi par quelqu’un et prenait pour les pas d’un ennemi acharné à sa poursuite les légers froissements des branches de tamaris agitées par la brise nocturne.

En arrivant au pied de la colline, à l’endroit où les buissons étaient plus épais, il se retourna. Immobile au milieu du sentier seulement éclairé par le rayonnement des étoiles, sa silhouette se détachait nettement. Sa main se crispait sur son revolver dont il caressait nerveusement la crosse, posant inconsciemment son doigt fébrile sur la détente, comme impatient de faire feu. Aucun ennemi ne l’avait donc suivi? le fameux vérro n’apparaîtrait-il pas, ou n’importe quel autre de ses rivaux?

Les minutes s’écoulèrent et nul adversaire ne survint.

Autour de lui, la végétation sauvage, agrandie par l’ombre et le mystère, semblait railler sa colère; la sérénité de la nature endormie le gagnait enfin. Il haussa les épaules avec mépris et, toujours le revolver au poing, continua sa route jusqu’à la tour, où il s’enferma.

Il passa toute la journée suivante en mer, en compagnie de Ventolera. De retour chez lui, il trouva son souper déjà froid sur la table. Des croix et son nom: Febrer, gravés au couteau sur la muraille, lui révélèrent la visite du Capellanét. Le séminariste ne pouvait laisser passer une occasion de se servir de son arme, ne fût-ce que pour gratter la pierre.

Le lendemain, Pepét arriva à la tour avec un air mystérieux. Il avait des choses de la plus haute importance à communiquer à don Jaime. L'après-midi précédent, comme il poursuivait un oiseau dans le bois de pins qui avoisine la maison du Ferrer, il avait aperçu, de loin, sous le hangar de la forge, le vérro, en grande conversation avec le Cantó.

—Et après? demanda Febrer.

—Comment! cela ne vous fait rien soupçonner? repartit le malicieux garçon, mais c’est très clair. Le Cantó n’aime pas à gravir les côtes, car la montée l’essouffle et le fait tousser. Il se promène toujours dans les vallées où il s’assied sous les amandiers et les figuiers, pour y composer ses chansons. S'il est monté aujourd’hui jusqu’à la forge, c’est assurément parce que le Ferrer l’y a convoqué. D'ailleurs ils s’entretenaient avec la plus grande animation. Le vérro semblait donner des conseils que l’autre écoutait avec des gestes approbateurs.

—Et après?... répéta Febrer.

Le Capellanét sembla prendre en pitié la naïveté du señor...

—Il faut ouvrir l'œil, don Jaime, vous ne connaissez pas les gens d’ici. Cette conversation à la forge ne me dit rien qui vaille. C'est aujourd’hui samedi, jour de festeig. On tramé sûrement quelque chose contre vous, pour le cas où vous vous présenteriez ce soir à Can Mallorquí.

Febrer prit un air méprisant. Il descendrait à la ferme malgré tout...

Toute la journée, il fut dans un état de surexcitation nerveuse et ne rêva que combats. Il avait hâte de voir arriver la nuit. Dans ses promenades, il évita de s’approcher de Can Mallorquí, se contentant de contempler de loin la paisible demeure, avec l’espérance d’apercevoir par moments la gracieuse silhouette de Margalida, toute menue sous le porche. Il n’osait pas venir rôder tout près de l’aimée, tant que brillait la lumière du soleil. Maintenant qu’il était prétendant, il ne devait plus fréquenter la maison de Pép comme ami. Sa présence pouvait gêner ces gens simples... il craignait aussi que la jeune fille ne se cachât, si elle le voyait venir.

Dès que le crépuscule vint envelopper la terre et que les premières étoiles eurent fait leur apparition, Febrer quitta la tour et s’achemina vers la ferme.

En arrivant sous le porche il trouva, réunis, tous les prétendants, qui semblaient discuter à mi-voix. A sa vue, ils se turent aussitôt.

Bona nit! jeta-t-il d’une voix assurée.

Personne ne répondit. On ne l’accueillit même point par le grognement qui avait salué son arrivée, lors du précédent festeig.

Dès que Pép eût ouvert la porte et que les galants eurent pris place dans la cuisine, Febrer put constater que le Cantó portait le tambourin pendu à son bras gauche, tandis que sa main droite était armée de la légère baguette destinée à frapper le parchemin.

Ce serait donc une veillée en musique. Certains atlóts souriaient, non sans malice, en allant occuper leur place. Ils semblaient se réjouir à l’avance d’un événement extraordinaire qui ne pouvait manquer de survenir.

D'autres, avaient l’air ennuyé d’honnêtes gens qui redoutent d’assister à une mauvaise action qu’ils ne peuvent empêcher. Quant au Ferrer, il demeurait impassible, dans le coin le plus écarté, comme s’il cherchait à passer inaperçu.

Quelques-uns des jeunes gens s’étaient déjà entretenus avec Margalida, quand le Cantó profitant d’un instant où la chaise du prétendant était inoccupée, s’en empara vivement. Puis il assujettit le tambourin entre son genou et son coude gauches, et appuya le front sur sa main ouverte.

De sa baguette, il frappa lentement la peau de l’instrument, pendant que dans la salle des chut! impératifs réclamaient le silence. Chaque samedi, il apportait des vers qu’il avait composés en l’honneur de la belle atlóta. Ce soir-là c’était un poème nouveau qu’il allait faire entendre. Cette musique barbare et monotone qu’ils admiraient dès leur enfance, tint tous les auditeurs silencieux. L'émoi sacré de la poésie s’emparait de ces âmes simples.

Le poète phtisique commença à chanter, scandant chaque fin de vers d’un gloussement douloureux qui secouait sa poitrine et rougissait ses joues. Mais il semblait plus fort que d’habitude; ses yeux brillaient d’un éclat singulier.

Dès la première stance, un rire général retentit dans la vaste cuisine, accueillant la spirituelle ironie du rustique poème. Febrer ne comprenait pas grand’chose.

Quand cette musique discordante et sauvage—souvenir des naïves cantilènes des premiers marins sémites qui parcoururent la Méditerranée—arrivait à ses oreilles, il s’abandonnait au caprice de sa pensée vagabonde pour essayer d’attendre patiemment qu’eut prit fin l’interminable romance.

Mais les rires bruyants des atlóts attirèrent son attention. Il pressentit en tout ceci une attaque dirigée contre sa personne. Que disait donc ce mouton enragé de Cantó?

La voix du chanteur, sa prononciation campagnarde et les continuels gloussements dont il ponctuait les vers, étaient peu intelligibles pour Jaime. Cependant il parvint, peu à peu, à comprendre que la romance s’adressait aux jeunes atlótas tentées d’abandonner la vie des champs et d’épouser des messieurs de la ville, pour être vêtues comme des dames et porter de luxueuses parures. Le chanteur ridiculisait, en les décrivant à sa façon, les modes féminines, et ce, pour la plus grande joie de son auditoire.

L'honnête Pép riait aussi de tout son cœur à ces brocards qui flattaient à la fois sa vanité de paysan et son orgueil d’homme habitué à ne voir dans la femme qu’une compagne de fatigue.

—Très bien! très exact! criait-il. Est-il drôle, ce Cantó!

Après les premières strophes, l’improvisateur affecta de ne plus adresser son chant aux atlótas en générât, mais bien à une seule dont l’ambition avait étouffé le cœur.

Instinctivement, Febrer regarda Margalida.

Celle-ci conservait une immobilité de statue. Les yeux baissés, les joues pâles, elle semblait effrayée, non de ce qu’elle entendait, mais de ce qui, certainement, allait suivre.

Jaime commença de s’agiter sur son siège avec une visible impatience. Il était un peu fort, vraiment, que ce rustre vînt ainsi molester la jeune fille... en sa présence! Un nouvel éclat de rire plus strident, plus insolent, attira de nouveau son attention sur les vers du Cantó. Celui-ci se gaussait de l’atlóta qui, pour devenir une dame, voulait se marier avec un sans-le-sou, ne possédant ni maison, ni famille; un étranger qui n’avait même pas de terre à cultiver...

L'effet de ce couplet se produisit instantanément.

Si épaisse que fût son intelligence, Pép comprit. Il se leva brusquement, étendit les bras d’un geste impérieux et s’écria:

—Assez! assez!

Mais cette intervention avait trop tardé. Entre le fermier et la lumière, Febrer venait de bondir sur le Cantó. D'un mouvement brusque, il lui arracha son tambourin et lui en coiffa la tête avec une telle impétuosité que les deux peaux de l’instrument crevèrent, et que la caisse bosselée resta comme un bonnet tordu sur le front ensanglanté du chanteur.

Sans se rendre un compte exact de ce qu’ils allaient faire, les atlóts quittèrent tous ensemble leurs sièges et portèrent vivement la main à leurs ceintures, où étaient dissimulés leurs couteaux. En gémissant, Margalida alla se réfugier auprès de sa mère et le Capellanét crut enfin le moment venu de sortir son arme. Avec l’autorité que lui donnait son âge, le père intervint:

—Hors d’ici! hors d’ici, cria-t-il.

Les jeunes gens obéirent. Ils quittèrent la ferme et allèrent tenir conseil en pleins champs. Febrer sortit à son tour, malgré la résistance de Pép.

Les atlóts semblaient en désaccord. Ils discutaient âprement, quelques-uns protestant contre l’acte de Febrer... Attaquer ainsi le pauvre Cantó, un malade incapable de se défendre... D'autres hochaient la tête: cela devait arriver. On ne peut impunément insulter un homme. Pour eux, ils s’étaient opposés à ce que le Cantó chantât ces couplets agressifs; ils étaient partisans de ceci: quand on a quelque chose à reprocher à un individu, on le lui dit en face.

Chacun soutenant sa manière de voir, ils allaient en venir aux mains, quand le Cantó vint les distraire de leur querelle.

Il s’était délivré du tambourin incrusté sur son crâne, et, tout en essuyant son front sanglant, il pleurait avec cette rage des faibles qui rêvent les pires vengeances, tout en se sentant esclaves de leur impuissance.

—M'avoir traité ainsi, moi! moi! gémissait-il, stupéfait de cette attaque.

Soudain, il se baissa et, ramassant des pierres sur le chemin, il les lança contre Jaime. Mais ses bras étaient trop faibles; les projectiles se perdirent dans l’ombre. Les amis du Cantó l’emmenèrent dans la nuit. Il proférait des menaces, jurant de se venger, de tuer l’insolent... Le Majorquin ne mourrait que de sa main.

Febrer demeura immobile au milieu de ses ennemis. Il avait honte de son emportement. Pour étouffer ses remords, il lança à mi-voix d’orgueilleux défis. C'était un autre qu’il aurait voulu entendre chanter!... Et, des yeux, il cherchait le Ferrer, prêt à le défier. Mais le redoutable vérro avait disparu.

Quand, une demi-heure plus tard, tout bruit se fut évanoui, Febrer reprit le chemin de la tour, le revolver au poing, comme s’il eût craint une mauvaise rencontre... Personne ne parut.

II

Le lendemain, dès le lever du soleil, le Capellanét courut à la tour. L'expression de son visage fit comprendre à Jaime qu’il était porteur d’importantes nouvelles.

A Can Mallorquí, tous avaient passé une mauvaise nuit. Margalida ne cessait de pleurer. La mère gémissait sans trêve sur les regrettables événements qui troublaient la maison...

Pép, après avoir soigneusement clos la porte de la maison, s’était promené de long en large pendant plus d’une heure à travers la cuisine, tout en maugréant et en serrant les poings.

«Ah! ce don Jaime... Vouloir l’impossible!... Entêté comme tous les siens!»

Le Capellanét n’avait pas dormi non plus, car en sa cervelle de petit sauvage, défiant et astucieux, il avait senti naître un soupçon qui, peu à peu, s’était mué en certitude. A peine entré, il en fit part à Jaime. Le señor savait-il quel était l’auteur de l’injurieuse chanson? il croyait que c’était le Cantó, n’est-ce pas?... Eh bien! pas du tout... c’était le Ferrer.

Les vers avaient bien été composés par le Cantó, mais l’idée, l’intention malfaisante étaient du méchant vérro. C'était lui qui avait suggéré à l’autre la pensée d’insulter don Jaime, car il était bien certain que le señor ne laisserait point passer l’injure. Pepét comprenait bien, maintenant, le mobile des secrètes entrevues du Cantó et du vérro, qu’il avait surprises et la forge.

Febrer accueillit avec indifférence cette nouvelle à laquelle le jeune garçon attachait une grande importance.

—Et après? J'ai châtié le chanteur insolent. Quant au vérro, il s’est éloigné de moi, dès qu’il a vu que je le cherchais, devant la ferme. C'est un lâche, ton terrible Ferrer!

Pepét hocha la tête en signe d’incrédulité.

—Attention, don Jaime! Vous ignorez les habitudes des atlóts, l’astuce dont ils font preuve pour s’assurer l’impunité dans leurs représailles. Vous devez, plus que jamais, vous tenir sur vos gardes. Le Ferrer sait ce que c’est que le bagne, il fera tout pour n’y point retourner. Ce qu’il vient de machiner prouve son habileté. D'autres vérros l’ont fait avant lui...

Jaime s’impatienta:

—Pourquoi tant de mystères?... Parle!

Le Capellanét se décida à faire part de ses soupçons à Jaime:

—Le forgeron peut entreprendre tout ce qu’il voudra contre vous, don Jaime. Il peut, embusqué sous les tamaris, vous attendre au pied de la tour et vous tuer d’un coup de fusil... les soupçons se porteront immédiatement sur le Cantó, car tout le monde se rappelle ce qui s’est passé à la métairie et ses serments de vengeance. En agissant ainsi, et en ayant soin de se préparer un alibi, en se transportant à toute vitesse sur un point très éloigné d’ici, où tout le monde pourra le voir, il lui sera facile de se venger de vous impunément.

—Ah! s’écria Febrer en fronçant le sourcil, comme s’il venait de comprendre toute l’importance de ces paroles.

Le Capellanét, satisfait de la perspicacité dont il venait de faire montre, continua ses sages avis. Don Jaime devait se montrer plus prudent, fermer avec soin la porte de la tour et ne tenir aucun compte, la nuit venue, des cris qui retentiraient au dehors. Certainement, le vérro, pour le faire sortir de chez lui dans l’obscurité, lancerait des appels de défi, des cris de provocation.

—Même si l’on vous appelle, pendant la nuit, faites le mort, don Jaime, croyez-moi. Je connais le procédé, ajouta le Capellanét avec l’assurance d’un vérro endurci. Il poussera de grands cris, tout en restant invisible, caché dans les buissons. Son fusil ou son pistolet sera tout armé et, si vous vous montrez, il vous enverra une balle dans la tête avant que vous ayez pu le découvrir. Ces conseils ne sont bons que pour la nuit. Le jour vous pouvez sortir sans crainte. D'ailleurs, je suis là, moi, Pepét, pour vous accompagner.

En disant ces mots, il se redressait avec une belliqueuse vanité qui faisait sourire Febrer. Il portait la main à sa ceinture, pour s’assurer que son couteau était bien à sa place, mais la mine moqueuse de Jaime lui causait une visible déception...

—Riez, señor, riez. Moquez-vous de moi, mais vous verrez bientôt que je suis bon à quelque chose... Rappelez-vous que je vous ai averti du péril! Il faut se méfier. Ce n’est pas pour rien que le Ferrer a manigancé le coup de la chanson.

Tout en disant ces mots, il jetait autour de lui des regards inquisiteurs, comme un chef qui prépare ses troupes à soutenir un long siège. Ses yeux se portèrent sur le fusil accroché au mur entre les coquillages.

—Très bien. Il faut charger à balle les deux canons et mettre par-dessus une bonne poignée de petit plomb.

Puis, Pepét fronçait le sourcil en apercevant le revolver abandonné sur la table.

—Très imprudent! Les armes courtes sont faites pour être portées sur soi, nuit et jour. Moi, je dors avec mon couteau sur le ventre... Et si l’on entrait à l’improviste, sans vous donner le temps de chercher votre revolver?...

Bientôt l’attention du Capellanét se porta sur la tour elle-même qui jadis avait été si souvent attaquée par les pirates. Il se dirigea vers la porte qu’il ouvrit avec précaution, comme si un ennemi l’eût guetté au pied de l’escalier. Dissimulant son corps a l’intérieur, il n’avança au dehors qu’un œil et un partie de son front. Puis, il hocha la tête, mécontent:

En s’avançant ainsi, même avec la plus grande prudence, on pouvait être vu de nuit par un ennemi embusqué au-dessous qui, le bras appuyé sur une branche ou contre un rocher, viserait tout à son aise et serait sûr de son coup. Ce serait pis encore de vouloir descendre par l’escalier, en découvrant tout son corps. Si obscure que fût la nuit, l’ennemi pourrait toujours prendre pour point de mire une tache dans le feuillage, une étoile à l’horizon ou n’importe quelle saillie dans la direction de l’escalier. Et au moment précis où la forme noire de celui qui descendrait cacherait l’objet visé, feu!... à coup sûr!

Décidément non; cette porte ne plaisait pas au Capellanét, non plus que cet escalier à l’air libre. Il fallait absolument trouver une autre sortie. Ses yeux se portèrent alors sur la fenêtre qu’il ouvrit et où il s’accouda.

Avec une agilité simiesque, il sauta sur le rebord et disparut. Puis, s’aidant des pieds et des mains, il s’agrippa aux aspérités du soubassement, cherchant les trous et, s’en servant comme de degrés naturels, il atteignit promptement le sol. Febrer courut après lui à la fenêtre et le vit, au pied de la tour, ramassant son chapeau et l’agitant triomphalement.

Ayant ensuite contourné la construction, l’agile garçon gravit rapidement l’escalier de bois, sur lequel Febrer entendit résonner ses pas pressés.

—C'est la chose du monde la plus facile! s’écria-t-il, rouge d’émotion et d’orgueil, en pénétrant dans la pièce, c’est un escalier pour grandes dames!

Et comprenant toute l’importance de sa découverte, il prit un air grave et mystérieux:

—Don Jaime, ceci doit rester entre nous deux. Pas un mot à qui que ce soit. Voilà une sortie précieuse en cas de danger. C'est un secret que nous devons garder.

Au fond, le Capellanét enviait le señor. Ah! s’il avait, lui, un ennemi venant jeter des cris de défi pendant la nuit, au pied d’une tour solitaire! Pendant que le Ferrer hurlerait dans son embuscade, les yeux fixés sur l’escalier, il descendrait tranquillement par la fenêtre du côté opposé et, faisant le tour, sans bruit, il donnerait la chasse au chasseur. Quel coup de maître!...

L'adolescent riait de tout son cœur à cette pensée, découvrant ses dents blanches sur lesquelles se relevaient ses lèvres presque trop rouges, avec une expression quasi féroce, où se retrouvait toute la sauvagerie de ses aïeux qui, autrefois, considéraient la chasse à l’homme comme le plus noble des exercices.

La gaieté de Pepét sembla gagner Febrer. S'il s’exerçait, à son tour, a descendre par la fenêtre!... Il s’assit sur le rebord, les jambes pendantes à l’extérieur, et, lentement, il tâta le mur avec ses pieds, jusqu’à ce qu’il rencontrât des trous où il pût les poser. Il descendit sans se presser, en faisant rouler quelques pierres branlantes, et enfin atteignit le sol avec un soupir de satisfaction.

Très bien! Après quelques essais successifs, il descendrait aussi aisément que le Capellanét. Ce dernier qui l’avait suivi avec l’agilité de son âge, ayant presque les pieds sur la tête de Jaime, sourit avec la satisfaction d’un maître content de son élève et se mit à répéter ses conseils. Que don Jaime ne les oubliât pas! Aux premiers cris dans la nuit, il devait descendre par la fenêtre, et surprendre son ennemi par derrière.

Quand arriva midi et que Febrer se retrouva seul, il se sentit enflammé d’une ardeur belliqueuse, d’un désir de bataille qui l’incitèrent à contempler longuement son fusil accroché à la muraille.

Au pied du promontoire, sur la plage, retentit soudain la voix de Ventolera. Il chantait la messe en mettant sa barque à l’eau.

Febrer parut sur le seuil de la tour.

—Merci bien, cria-t-il, je n’irai pas à la pêche aujourd’hui.

Ventolera insista de sa voix chevrotante qui, à distance, était pareille au vagissement d’un enfant:

—L'après-midi est propice; le vent a changé. Dans les alentours du Vedrá on va prendre du poisson en abondance.

Febrer haussa les épaules:

—Non, non; grand merci; je suis occupé.

Il avait à peine achevé ces mots que le Capellanét reparut, lui apportant son repas.

Il semblait triste et courroucé. Son père, furieux de la scène qui avait eu lieu la veille, avait fait retomber sur lui sa colère.

Une véritable injustice, don Jaime! Il n’a cessé de crier en arpentant la cuisine, tandis que les femmes, les yeux humides, se faisaient toutes petites et fuyaient son regard. Il attribue tout ce qui est arrivé à sa faiblesse de caractère, à sa bonté. Mais il jure qu’il va y mettre un terme sans tarder. D'abord, il n’autorise plus le festeig ni les visites. Quant à moi!... «C'est ce mauvais fils—a-t-il dit—désobéissant et révolté qui est cause de tout.»

—C'est fini!... avait déclaré le fermier à son fils.—Dès lundi prochain je te ramènerai au séminaire... et si par malheur tu avais l’intention de me résister et de t’échapper encore, souviens-toi qu’il vaudrait mieux pour toi t’embarquer tout de suite comme mousse et oublier que tu as des parents, car il ne faudrait pas songer à rentrer à la maison. Je serais capable de te briser les deux jambes avec la barre de fer de la porte!

—Et, ajoutait Pepét, pour se faire la main et donner une preuve de sa future sévérité, il m’a allongé quelques gifles et force coups de pied, me faisant ainsi payer à nouveau le désappointement qu’il a éprouvé lorsque je suis revenu d'Iviça.

Le Capellanét avait plié l’échiné et s’était réfugié dans un coin, derrière les jupons de sa mère tremblante, afin d’échapper à la fureur paternelle. Mais à présent qu’il se trouvait en sûreté, à la tour, une rage s’emparait de lui au souvenir de l’imméritée correction. Il grinçait des dents, roulait des yeux blancs; ses joues verdissaient, il serrait les poings.

Ce qui affligeait le pauvre Pepét, plus encore que les coups reçus et sa dignité humiliée, c’était la perspective du prochain emprisonnement au séminaire. Il frémissait à la pensée de porter la soutane, pareille aux jupes des femmes, d’avoir les cheveux coupés ras, ses beaux cheveux dont les boucles dépassaient si élégamment les bords de son chapeau, sans compter la tonsure, qui ferait rire les atlótas ou leur inspirerait un respect qui les glacerait. Et alors, adieu les danses et les amours! Adieu, le couteau chéri!

Bientôt don Jaime ne le verrait plus. Le voyage à Iviça aurait lieu avant qu’une semaine fût écoulée. D'autres lui apporteraient désormais ses repas à la tour...

A ces mots, Febrer ne put dissimuler un geste d’espérance. Peut-être serait-ce Margalida, comme autrefois!

Mais en dépit de sa tristesse, le Capellanét sourit avec malice. Non, Margalida ne reviendrait plus jamais à la tour. Pép n’y consentirait pas. Quand la pauvre mère avait voulu défendre son fils, en insinuant timidement que la présence de Pepét à la ferme était nécessaire pour le service du señor, Pép s’était remis à vociférer. Dorénavant, lui-même se chargerait de porter chaque jour le repas de don Jaime, et quand il serait empêché, sa femme le remplacerait ou même on prendrait une fille du pays pour servir ce señor, puisqu’il s’entêtait à vivre auprès d’eux.

Le Capellanét ne rapporta pas tout ce qu’avait dit son père à ce sujet, mais Febrer devina les imprécations que le paysan avait dû lancer contre lui.

Le jeune homme revint à la métairie en ruminant des idées de vengeance et en jurant qu’il ne retournerait pas au séminaire.

Pouvait-il, en conscience, abandonner ainsi son ami, don Jaime au moment où il le voyait environné de périls!... Était-il possible qu’il allât s’enfermer dans cette grande maison sinistre, au milieu d’hommes vêtus de robes noires qui parlent une langue étrange, tandis qu’ici, en pleine campagne, soit à la lumière du jour, soit dans le mystère des nuits, des hommes allaient s’entr’égorger?...

Quand il se trouva seul, de nouveau, Febrer décrocha son fusil et l’examina longuement, la porte ouverte. Sa pensée s’en allait au loin, bien au delà de la portée de son escopette, dont les canons semblaient viser la montagne... Ah! ce forgeron! cet insupportable bravache!...

Dès le premier moment où il l’avait vu, il avait éprouvé contre lui un irrésistible sentiment d’antipathie. Ce sinistre épouvantail de l'île, nul autre que lui ne le frapperait!

Il avait résolu d’aller chasser dans la montagne, mais quel gibier!

Enlevant les cartouches dont son arme était chargée,—cartouches de petit plomb destinées aux bandes d’oiseaux qui, venant d'Afrique, passaient au-dessus des Baléares,—il prit dans un sac des cartouches à balles et les introduisit à la place des premières.

Le fusil en bandoulière, il descendit son escalier d’un pas sûr, en sifflotant comme si la résolution qu’il venait de prendre l’eût rendu tout joyeux.

Comme il passait devant Can Mallorquí, le chien s’élança vers lui avec des aboiements joyeux. Mais personne ne se montra sur la porte pour le saluer, comme d’habitude. Le chien le suivit un instant, puis, le voyant prendre le chemin de la montagne, l’abandonna comme à regret.

Febrer marchait d’une allure rapide entre les murets destinés à soutenir les terres des champs en pente. Il suivait les sentiers empierrés de cailloux bleus, si souvent changés en torrents par les pluies d’hiver. Bientôt, aux terres cultivées où la charrue avait laissé ses traces, succédèrent les landes couvertes de végétation sauvage et drue. Les arbres fruitiers, le figuier, l’amandier, étaient remplacés maintenant par les pins tordus et les mélèzes pliés sous l’âpre vent de mer. Jaime montait de toute la vitesse de ses jarrets, comme s’il eût craint d’arriver tardivement et un rendez-vous. Deux palombes sauvages surgirent tout à coup d’un taillis devant lui, avec le froufroutement d’un éventail que l’on déploie, mais le singulier chasseur ne sembla pas les voir. Le chemin devint tout a fait désert. Pas un humain ne troublait la grande paix de la nature, quand soudain, à travers le murmure des feuilles agitées par la brise, le bruit d’un lointain tintement de marteau, frappant le fer parvint à l’oreille du promeneur. Puis, entre les frondaisons, il aperçut une légère colonne de fumée bleue. C'était la forge du Ferrer.

Jaime déboucha sur la clairière qui formait comme une petite place devant la forge.

L'habitation du vérro se composait d’un seul étage. Construite en briques crues, elle était toute noircie par la fumée et couverte d’un toit inégal, qui, par endroits, bombait comme s’il allait s’écrouler. Sous un hangar, près du foyer, le Ferrer, debout devant l’enclume, frappait de son marteau une barre de fer rouge, qui ressemblait à un canon de carabine.

Febrer fut satisfait de sa théâtrale apparition sur la petite place. Au bruit de ses pas, le forgeron avait levé la tête. En le reconnaissant, il demeura immobile, le marteau en l’air. Mais ses yeux froids ne laissaient pas transparaître ses impressions.

Jaime s’avança en fixant sur le forgeron un regard de défi, et sans un mot, sans un salut, il passa devant la forge, puis, dès qu’il eut traversé la clairière, il s’arrêta au pied de l’un des premiers arbres qu’il rencontra, et finalement s’assit sur une grosse racine, en ayant soin de garder son fusil entre ses genoux; puis il tira sa blague de sa ceinture et se mit à rouler une cigarette.

Le marteau avait repris son tintement sonore et cadencé sur le métal.

De sa place, Jaime voyait fort bien le Ferrer, qui se tenait, le dos tourné, sans montrer de défiance ni prendre de précautions, comme s’il eût ignoré la présence de l’étranger. Il semblait n’avoir d’autre préoccupation que de mener à bien son travail. Ce calme déconcerta quelque peu Jaime. Vive Dieu! ce coquin n’aurait-il point deviné ses intentions? L'indifférence de son ennemi l’exaspérait et le flattait un peu aussi, car cette obstination à lui tourner le dos prouvait bien qu’il savait le dernier des Febrer incapable de profiter de cette circonstance pour lui envoyer une balle traîtresse.

Le marteau ayant cessé de retentir, Jaime leva les yeux vers le hangar et fut tout surpris de n’y plus voir le forgeron. Cette insolite disparition le mit sur ses gardes. Pensant que l’autre, irrité de sa provocation muette, allait surgir et le coucher en joue, il arma son fusil... On ne pouvait pas savoir... Peut-être, par une des fenêtres étroites éclairant à peine la masure, le vérro allait-il tirer sur lui!

Il était donc prudent de se prémunir contre une attaque subite. Jaime se plaça derrière un épais tronc d’arbre, afin d’effacer son corps le plus possible. Quelqu’un remua à l’intérieur de l’habitation. Quelque chose d’informe et de noir s’avança vers le seuil, en rasant le sol... Ah! l’adversaire allait enfin se montrer... Attention! Nerveux, Febrer épaula, prêt à faire feu, dès qu’apparaîtrait le canon du fusil ennemi.

Mais il demeura immobile et confus en voyant que, seule, une jupe élimée, se balançant au-dessus de deux vilains pieds nus dans de sordides espadrilles, sortait de la forge. La jupe noire était surmontée d’un buste misérable, courbé, osseux, portant une tête au visage ridé, à la peau tannée, qu’éclairait un œil unique et que couronnaient de rares mèches grises. Il reconnut cette vieille sorcière. C'était la tante du forgeron, la borgnesse dont avait parlé le Capellanét, seule compagne du Ferrer dans sa sauvage solitude.

La vieille vint se planter au milieu de la place, mit ses poings sur ses hanches, avança son ventre flasque. Elle fixa sa pupille enflammée de colère sur l’intrus qui venait ainsi provoquer un honnête travailleur.

Elle marmottait des insultes et des menaces que le señor ne pouvait entendre, furieuse qu’on osât s’en prendre à son neveu, son louveteau qu’elle adorait, et sur lequel cette femme stérile avait concentré toute la passion d’un cœur de mère.

Jaime se rendit compte de ce que sa conduite avait d’odieux. Était-ce bien digne de lui, en vérité, de venir ainsi braver un homme en plein jour jusqu’en sa demeure? La vieille avait raison de l’insulter. En cette occurrence, ce n’était pas le Ferrer qui jouait le rôle odieux de matamore, mais bien lui, le civilisé, le descendant de tant d’illustres guerriers, lui si fier de ses origines!

La honte le rendit timide et confus. Il ne savait comment ni par quel chemin s’enfuir. Finalement, ayant remis à son épaule la bretelle du fusil, il reprit sa marche vers la vallée, le regard levé vers les branches, comme s’il poursuivait quelque oiseau.

Il pressait le pas maintenant, pour dévaler la pente qu’il avait gravie avec tant de hâte quelques instants auparavant, poussé par une fureur homicide. Peu après il aperçut plusieurs atlótas qui cueillaient des herbes sauvages, non loin d’un groupe de paysans occupés à herser leurs champs. Au creux d’un sentier, il croisa trois vieillards marchant lentement auprès de leurs baudets. Il les salua poliment:

Bonas tardes tenguin! Ayez bon après-midi!

Les laboureurs lui répondirent par un grognement sourd; les fillettes détournèrent la tête d’un air contrarié, feignant de ne le point voir; quant aux trois vieux paysans, ils le saluèrent tristement, l’examinant de leurs petits yeux scrutateurs, comme pour déchiffrer l’énigme qu’il portait en lui.

Sous un figuier, sombre parasol formé de branches entrelacées, plusieurs rustres entouraient l’un d’entre eux qui contait une nouvelle, apparemment extraordinaire. A l’approche de Febrer, un mouvement se produisit parmi les auditeurs, puis, soudain, un jeune homme se détacha du groupe, comme mû par un subit accès de colère. Mais les autres s’emparèrent aussitôt de lui et réussirent sans peine à le contenir.

Jaime n’eut pas de peine à reconnaître l’impétueux Cantó aux bandages blancs qui, sous son chapeau, lui enserraient la tête.

Maintenu par la forte poigne de deux solides campagnards, le maladif garçon, faisant de vains efforts pour se dégager, exhalait sa rage en tendant ses poings vers le chemin, tandis que les pires imprécations s’échappaient de sa bouche.

Il était certainement en train de narrer à ses amis la scène de la veille.

Jaime entendit les menaces que le Cantó, de sa voix aiguë, proférait contre lui. C'étaient les malédictions dont il l’avait gratifié à Can Mallorquí. Il jurait qu’il se rendrait une nuit à la tour du Pirate afin d’y mettre le feu et d’y faire rôtir, comme un damné, son propriétaire.

Jaime haussa les épaules et poursuivit sa route sans s’arrêter.

Mais combien il se sentait mélancolique et découragé par cette hostilité chaque jour plus accentuée. Qu’avait-il fait? Dans quel guêpier s’était-il fourré!...

Dans son abattement, il crut que l'île tout entière, y compris les êtres inanimés, s’associait à cette protestation des habitants. Dès qu’il passait, les chaumières semblaient se dépeupler, leurs habitants se cachant pour n’avoir point à le saluer. Les montagnes lui semblaient plus abruptes, plus rébarbatives, avec leur cime de roche aride; les pierres du chemin roulaient sous ses pieds comme pour fuir son contact. Le malheureux se sentit seul, abandonné. Tout était contre lui. Pép et sa famille lui restaient, mais eux-mêmes ne seraient-ils pas bientôt forcés de le tenir aussi à l’écart, s’ils voulaient continuer à vivre en bonne intelligence avec leurs voisins?

Les habitants l’avaient accueilli avec politesse; et, il avait répondu à cette courtoisie en frappant le plus faible, le plus malheureux d’entre eux, celui dont l’infortune avait conquis la bienveillante sympathie de tous les paysans. Et tout cela, pourquoi?... pour un amour absurde, pour une passion insensée, pour la conquête d’une fillette dont il pourrait être le père; pour un caprice quasi sénile, car enfin, malgré sa jeunesse relative, ne se jugeait-il pas lui-même vieilli, triste, misérable et désabusé devant l’éclatante aurore de Margalida et la fougue des jeunes atlóts qui tournaient autour de sa beauté!

Si, aux temps lointains de sa prospérité, alors qu’il habitait son palais à Palma, Margalida avait été l’une des femmes de chambre de sa mère, il n’eût assurément ressenti pour elle que le désir fugace qu’inspire la fraîcheur de la jeunesse. Mais, ici, en pleine solitude, dominé pas le plus impérieux des instincts, qu’irrite la privation, il avait été pris de folie, en voyant la radieuse Margalida au milieu de ses vulgaires compagnes, dont la laideur faisait si étrangement ressortir sa merveilleuse beauté.

Il n’y avait plus qu’à fuir...

A quoi bon persister à vivre en ce pays? Nulle espérance ne pouvait désormais l’y retenir. Margalida l’évitait. Elle se cachait et pleurait en silence...

Ce n’était d’ailleurs que par un reste de vénération atavique pour le maître que le vieux Pép avait jusqu’ici toléré, sans trop murmurer, ce caprice de grand seigneur, mais sa colère ne pouvait tarder à éclater.

—Toute résistance est donc inutile... Soit, je partirai!

En prononçant cette phrase définitive, Jaime promena ses regards sur l’immense étendue des flots qu’on apercevait entre deux collines. Ce morceau de mer représentait pour lui le chemin du salut, l’espoir d’un devenir meilleur, l’inconnu qui ouvre aux désemparés ses bras mystérieux, aux heures où l’existence se fait cruelle. Tout était préférable à la perspective de continuer à vivre à Iviça.

Instinctivement, ses pas le portèrent vers la mer, qui était alors sa dernière espérance. Il évita de passer auprès de Can Mallorquí, et, en arrivant à la plage, il se dirigea vers l’extrême pointe du promontoire, à l’endroit même où il avait si longuement réfléchi, un soir d’orage, et où il avait pris la résolution de se présenter au festeig dans la maison de Margalida. Aujourd’hui, il raillait amèrement son optimisme d’alors qui lui avait fait rejeter avec dédain ses idées de jadis sur les morts présidant à notre destinée, sur leur autorité et leur pouvoir posthumes...

Comment avait-il pu méconnaître cette irréfragable et désespérante vérité? Ah! ces obscurs tyrans lui faisaient bien sentir, à présent, tout l’écrasant poids de leur puissance! Qu’avait-il fait, lui, pour qu’en ce petit coin de terre, son dernier refuge, on le regardât comme un intrus?... Les innombrables générations d’humains dont les cendres et l’âme sont confondues avec la terre de leur île natale ont donc laissé en héritage à leurs descendants cette haine invétérée de l’étranger, cette répulsion pour tout ce qui vient de l’extérieur?

Les morts commandent, et il est oiseux d’essayer de résister à leur volonté. Toutes nos tentatives pour nous libérer de cette géhenne, pour rompre la chaîne qui relie les siècles, seront stériles et vaines. Febrer songeait à la roue sacrée des Hindous, symbole bouddhiste qu’il avait vu représenter à Paris un jour qu’il assistait à une cérémonie religieuse d’une peuplade de l'Orient. La roue est l’image de la vie. Nous croyons avancer parce que nous nous mouvons; nous croyons progresser, parce que nous allons de l’avant, et, quand la roue a fait un tour complet, nous nous retrouvons à la même place. L'histoire... la vie de l’humanité... tout, tout n’est qu’un recommencement. Les peuples naissent, croissent, progressent; la hutte se convertit en château, puis plus tard en usine. Les cités colossales aux millions de citoyens se créent; surviennent ensuite les catastrophes, les guerres, les tueries.

Peu à peu, les villes se dépeuplent et tombent en ruines. L'herbe et les mousses envahissent les orgueilleux monuments; les métropoles s’enfoncent petit à petit dans la terre et dorment d’un sommeil millénaire sous les collines qui les recouvrent. C'est maintenant une forêt vivace qui étend ses ramures au-dessus de ce qui fut une somptueuse capitale. Le chasseur sauvage passe à l’endroit précis où, autrefois, la foule en délire acclamait, tels des demi-dieux, les chefs vainqueurs, de retour des batailles. Les brebis broutent, guidées par un pasteur soufflant en ses pipeaux, sur les ruines d’un édifice qui fut la tribune où s’édictèrent des lois, mortes depuis. Les hommes se groupent à nouveau, la cabane surgit encore, puis le village, le château, l’usine, la cité... et tout se répète, invariablement à des centaines de siècles d’intervalle, comme se répètent, d’une génération à l’autre, les mêmes êtres avec les mêmes gestes, les mêmes idées, les mêmes préoccupations, au cours des années. La roue! l’éternel et inévitable recommencement...

Toutes les créatures de l’immense troupeau humain changent d’étable, mais de bergers, jamais.

Febrer demeura longtemps sur le rocher solitaire. Sans un mouvement, les coudes aux genoux, le menton dans ses paumes, il restait là, abîmé dans la profondeur de ses décevantes réflexions.

Quand il s’arracha à cette douloureuse méditation, le soir était venu.

Il suivrait donc sa destinée. Il était écrit qu’il ne pouvait vivre que sur les sommets sociaux, fût-ce avec l’humilité du besogneux. Devant lui se fermaient tous les chemins qui descendent. Adieu le bonheur qu’il avait cherché en vain dans un retour à la vie naturelle et primitive! Puisque les morts s’opposaient à ce qu’il fût un homme, il deviendrait un parasite.

Ses regards, en parcourant l’horizon, se fixèrent sur les vapeurs blanchâtres, amoncelées à la limite visible des eaux. Un groupe de nuages épais, argentés comme un duvet de cygne, attira sa vue. Cette blancheur lumineuse évoquait l’image d’un crâne poli. Des flocons légers de vapeur sombre flottaient au milieu de cette sorte de nébuleuse. L'imagination de Febrer crut voir dans les uns deux trous noirs, dans d’autres, au-dessous, un triangle obscur, semblable à celui qui se creuse dans les têtes de mort, à la place du nez; dans d’autres, plus bas encore, une déchirure énorme, pareille au rire muet d’une bouche sans lèvres et sans dents.

C'était la Mort, l'Impératrice du monde, qui se montrait à lui dans sa pâle majesté, en plein jour, défiant la splendeur du soleil, l’azur du ciel, le vert translucide de la mer. Oui, c’était bien elle! Des nuages épars au ras de la mer simulaient les plis d’un suaire; d’autres qui flottaient au zénith, dessinaient une ample manche d’où s’échappaient quelques vapeurs indécises, formant un bras osseux, terminé par une main, dont l’index, sec et crochu comme une griffe, montrait à Jaime au loin, une destinée mystérieuse...

Le mouvement des nuages effaça promptement cette image effrayante; ils prirent d’autres formes capricieuses, mais quoique la vision eût disparu, l’hallucination de Febrer persista.

Il acceptait cet ordre, sans révolte: il partirait! Les morts commandent; il était leur esclave sans défense.

Il se leva, ramassa son fusil qu’il avait abandonné à terre à côté de lui, et reprit le chemin de la tour. Mentalement, il préparait le programme de son départ. Mais il résolut de n’en parler à personne. Il attendrait que le vapeur faisant le courrier de Majorque touchât au port d'Iviça, et au dernier moment il aviserait Pép de sa détermination.

La certitude de quitter bientôt cet asile lui fit regarder avec plus d’intérêt l’intérieur de sa tour, à la lueur de la bougie qu’il venait d’allumer. Il voyait son ombre qu’agrandissaient les déplacements et les oscillations de la petite flamme se poser, de-ci, de-là, sur les murs blancs, et sur les objets dont ils étaient ornés, quand une toux rauque bien connue le fit se lever et se diriger vers le seuil. Un homme se tenait au haut de l’escalier: c’était Pép.

—Le souper! prononça-t-il sèchement, en tendant un panier.

Jaime vit que le paysan n’était pas en humeur de causer, et lui-même n’y tenait pas.

Bona nit!

Pép reprit le chemin de la métairie après ce laconique salut de serviteur mécontent, mais respectueux, qui ne veut échanger avec son maître que les mots indispensables.

Jaime rentra, ferma la porte et laissa le panier sur la table. Il n’avait pas le moindre appétit. Plus tard il souperait.

Il prit une pipe de cerisier, naïvement décorée par le couteau d’un rustre, la bourra et se mit à fumer en suivant d’un œil distrait les arabesques de la fumée bleue dont la finesse prenait, en passant devant la lumière, une transparence irisée. Puis, il prit un livre et voulut concentrer sa pensée sur sa lecture, mais ce fut en vain.

Autour de cette carapace de pierre, dans laquelle rêvait Febrer, la nuit régnait. Le grand silence solennel qui tombe de l’éther semblait filtrer à travers les murs et donnait aux plus légers craquements l’apparence de bruits terrifiants. Dans ce calme imposant, il croyait entendre les battements de ses artères. De sa respiration placide, la mer rythmait le silence. Pour la première fois, Jaime éprouva toute l’amertume de l’isolement auquel il s’était condamné. Lui serait-il possible de mener plus longtemps cette existence d’anachorète? A l’extérieur, se devinait l’ombre, grosse de mystères et de périls, ne recelant plus de bêtes féroces comme aux âges préhistoriques, mais pouvant donner asile à des ennemis à l’affût.

Soudain Jaime, qui gardait jusque-là une parfaite immobilité, tressaillit sur sa chaise. Un bruit étrange avait déchiré l’air. C'était un hurlement prolongé, un de ces appels agressifs par lesquels les atlóts vindicatifs se défiaient à la faveur de la nuit.

Febrer fut tenté de se lever, de courir à la porte... mais il réfléchit et ne bougea pas. Le hurlement traditionnel avait retenti à quelque distance. C'étaient sans doute des jeunes gens du district qui avaient choisi les environs de la tour du Pirate pour se rencontrer, les armes à la main... Cela ne lui était pas destiné; il s’informerait le lendemain de ce qui s’était passé.

Il rouvrit son livre, mais à peine avait-il parcouru quelques lignes qu’il bondit et jeta sur la table pipe et volume.

Aououououou! Le hurlement de défi avait été poussé presque au bas de l’escalier, et son retentissement prolongé avait éveillé au loin les échos.

C'était bien pour lui! On venait le défier jusqu’à sa porte!... Il regarda fixement son fusil, porta la main droite à sa ceinture, palpa la crosse de son revolver, toute tiède de son contact avec le corps; puis, il fit deux pas vers la porte... mais il s’arrêta en haussant les épaules. Après tout, il n’était pas du pays; il ne connaissait pas ces mœurs de sauvages et se jugeait à couvert de semblables provocations.

Il reprit son livre et se rassit en souriant d’une gaieté forcée.

—Crie, mon bonhomme, hurle, siffle! Je le regrette pour toi, car tu peux t’enrhumer à la fraîcheur de la nuit, tandis que je suis chez moi bien tranquille.

Mais cette ironique satisfaction n’était qu’apparente... Le hurlement retentit une fois encore, non plus au bas de l’escalier, mais plus loin, peut-être au milieu des tamaris, voisins de la tour. L'homme s’était porté là, semblait-il et attendait la sortie de Febrer.

Qui pouvait-il être?... Peut-être ce misérable vérro qu’il était lui-même allé provoquer durant le jour. Peut-être le Cantó qui jurait publiquement qu’il aurait sa peau, avant peu! Il était possible aussi que ceux qui le guettaient fussent deux ou même davantage.

Un nouvel hurlement se fit entendre, mais Jaime se contenta encore de hausser les épaules. L'inconnu pouvait crier tant qu’il voudrait... mais, il était tout à fait impossible de lire! Inutile de feindre la quiétude. Les hurlements se succédaient, rageurs, comme le cri de guerre d’un coq en furie. Ils devenaient sarcastiques, insultants; ils reprochaient outrageusement à l’étranger sa prudence et semblaient le traiter de lâche.

En vain Febrer tenta de n’y point prêter attention. Ses yeux se voilaient; pendant les intervalles de silence, le sang bourdonnait dans ses oreilles. Une vague de colère montait en lui. Il songea que Can Mallorquí était bien peu éloigné et que, peut-être, Margalida tremblante, penchée à sa fenêtre, entendait ces appels insultants dirigés vers la tour, où un peureux se cachait en faisant le sourd. Non, cela ne pouvait durer. Il jeta son livre et souffla sa bougie. Dans l’obscurité il fit quelques pas, oubliant totalement les plans d’attaque qu’il formait un instant auparavant. Il avait déjà tâté son fusil, quand il renonça à s’en munir. C'était une arme moins encombrante qu’il lui fallait, car il serait peut-être forcé de descendre et de marcher au milieu des buissons. Il prit son revolver, se dirigea à tâtons vers la porte, et, avec lenteur, l’entr’ouvrit juste assez pour que sa tête pût passer. Les gonds rouillés tournèrent avec un léger grincement.

En passant brusquement de l’obscurité de sa chambre à la diffuse clarté des étoiles, il aperçut la tache sombre des broussailles, au pied de la tour; plus loin, la vague blancheur de la ferme, et, en face, les sommets sombres des montagnes. Cette vision ne dura qu’un instant, il ne put en voir davantage. Deux brefs éclairs, deux serpents de feu se dessinèrent successivement dans l’ombre des fourrés, suivis de deux détonations qui se confondirent presque.

Jaime sentit monter à ses narines une âcre odeur de poudre brûlée; il pensa d’abord que c’était peut-être une illusion. Cependant, au même instant, le sommet de son crâne fut ébranlé sans bruit par quelque chose d’étrange qui eut l’air de le toucher, sans toutefois le toucher réellement, comme s’il était frôlé par une pierre. Une espèce de pluie fine et légère tomba sur son visage... Du sang? ou de la poussière? Il se ressaisit presque immédiatement. On avait tiré sur lui du buisson de bruyères, tout près de l’escalier. C'était là que se cachait l’ennemi; là!... Il apercevait, dans l’obscurité, l’endroit précis d’où étaient partis les coups de feu... Avançant la main au dehors, il fit feu à son tour avec le revolver; une, deux... cinq fois, tant qu’il y eut des cartouches dans le barillet.

Il avait ainsi tiré au juger, dans un mouvement de colère folle. Un léger bruit de branchages cassés, une ondulation presque imperceptible du buisson remplirent son âme d’une joie sauvage... Il avait sûrement atteint l’ennemi!... Il porta alors la main à son front pour s’assurer qu’il n’était pas blessé. En la passant sur son visage, il fit tomber de ses sourcils et de ses joues de la poussière de mortier. Ses doigts, glissant sur son crâne encore ébranlé par la commotion, rencontrèrent dans le mur, deux trous en forme d’entonnoir où l’on sentait un reste de chaleur. Les deux balles l’avaient frôlé avant d’aller s’enfoncer dans le mur, à une imperceptible distance de sa tête.

Febrer se réjouit de sa chance. Ainsi il était sauf... Mais l’autre?... Où pouvait-il être maintenant?... Il fallait descendre entre les tamaris et tâcher de le reconnaître, tandis qu’il agonisait... Soudain le cri sauvage éclata au loin, aux environs de la ferme. Un cri moqueur, triomphal, que Jaime interpréta comme l’annonce d’un prochain retour.

Le chien de Can Mallorquí, excité par les coups de feu, aboyait lugubrement. Dans la campagne, d’autres chiens lui répondaient... Le hurlement s’éloigna, mais ne cessa de se faire entendre, chaque fois plus faible, plus vague, et finit par se perdre dans le mystère de la nuit.

III

Au petit jour, le Capellanét se présentait à la tour. Il avait tout entendu; mais son père, dont le sommeil était lourd, ne savait rien encore des événements de la nuit. Le chien pouvait japper désespérément; on pouvait bombarder la maison... quand le bon Pép se couchait, après les durs travaux de la journée, il devenait aussi insensible qu’un mort. Quant aux autres membres de la famille, ils avaient passé une nuit d’angoisses.

La mère, après avoir vainement tenté de le réveiller, n’obtenant de lui que quelques incohérentes paroles, suivies aussitôt de nouveaux ronflements, s’était, dans son épouvante, mise à prier jusqu’à l’aube, pour l’âme du señor qu’elle croyait trépassé. De sa chambre, voisine de celle de Pepét, Margalida avait appelé celui-ci d’une voix craintive, aux premiers coups de feu:

—Entends-tu, Pepét?...

La pauvre enfant, terrorisée, s’était levée et avait allumé la lampe. Pâle, tremblante, avec des regards de folle, se tordant les bras et pressant sa tête dans sa main, elle criait:

—On a tué don Jaime... on l’a tué! mon cœur me le dit...

A ce moment, l’écho lointain de nouvelles détonations l’avait rejetée sur son lit, tremblante et bouleversée.

—Ah! ah! ah! continuait le Capellanét, c’était un vrai chapelet de coups de revolver, qui répondait aux deux premiers. En les entendant, j’ai été tout de suite rassuré, car ceux-là j’étais bien sûr que c’étaient les vôtres. Pas vrai? Je l’ai dit tout de suite à Margalida: «Il n’est pas mort puisqu’il tire sur son meurtrier». Pour cette sorte de musique, moi, j’ai beaucoup d’oreille.

Et le garçon disait maintenant à Febrer comment sa sœur, désespérée, s’était vêtue en silence et avait voulu, tout d’abord, courir à la tour. «Tu m’accompagneras», avait-elle dit à Pepét, puis, subitement prise de peur, elle avait renoncé à ce projet; elle ne savait que pleurer... Ils avaient entendu le hurlement poussé près de la métairie, longtemps après les coups de feu; puis Margalida, rassurée par son frère, s’était recouchée. Mais tout le reste de la nuit, elle avait soupiré et prié.

Dès le matin, ils s’étaient tous levés, sauf Pép, qui continuait à dormir.

Les deux femmes, en proie aux plus lugubres pressentiments, s’attendaient, en ouvrant la fenêtre, à voir quelque terrifiant spectacle: la tour démolie et, dans ses ruines, le cadavre sanglant de don Jaime...

Aussi, comme le Capellanét avait ri de bon cœur, en voyant, de loin, la porte ouverte et, sur le seuil, tout comme les autres matins, don Jaime lui-même, plongeant son torse nu dans le baquet d’eau de mer qu’il lui apportait lui-même chaque soir. Il avait donc eu raison de se moquer des terreurs irraisonnées des femmes. On ne ferait pas aussi facilement passer de vie à trépas son grand ami. Et cela, il le disait... parce qu’il se connaissait en hommes.

Quand Febrer lui eut fait le récit détaillé des événements survenus au courant de la nuit, il examina très attentivement les deux trous creusés par les balles, puis il dit:

—Et votre tête se trouvait bien ici, où je place la mienne... Quelle chance!...

Dans son regard se reflétait l’admiration et une sorte d’enthousiasme pour cet homme extraordinaire que venait de sauver un véritable miracle.

Febrer, se fiant à la sagacité du jeune homme qui connaissait bien les gens du pays, lui demanda quel était, selon lui, l’agresseur. Le Capellanét sourit en prenant un air important.

—J'ai bien écouté le hurlement, fit-il. C'était tout à fait la manière du Cantó; et pourtant, ce n’était pas lui, j’en suis sûr! Si on interroge le Cantó, il répondra que c’était lui, pour se faire valoir. Mais non; l’agresseur, c’est le Ferrer. Il avait beau déguiser sa voix; Margalida et moi l’avons bien reconnue.

Ensuite, d’un air grave, le Capellanét parla de la ridicule peur des femmes, qui voulaient faire avertir les gendarmes de San José, et il ajouta:

—Vous ne ferez pas cela, don Jaime, n’est-ce pas que ce serait absurde? Les gendarmes ne sont bons qu’à défendre les lâches!

Le sourire méprisant et le haussement d’épaules de Jaime lui rendirent sa gaieté.

—Ah! j’en étais bien sûr! Ce n’est pas l’usage dans l'île... seulement, comme vous êtes étranger!... Un homme doit se défendre lui-même, et dans les cas graves, il fait appel à ses amis.

Le Capellanét voulut tirer quelque profit des événements en conseillant à Febrer de le prendre avec lui pour habiter la tour.

—Demandez-le à mon père, don Jaime; il n’osera vous refuser un si petit service. Il est nécessaire que je reste nuit et jour auprès de vous: ainsi nous serons deux pour recevoir les ennemis! Et faites votre demande sans retard. Vous savez que mon père est irrité contre moi, qu’il va certainement me ramener à Iviça, au début de la semaine prochaine, pour m’enfermer au séminaire. Que ferez-vous quand vous serez privé du meilleur de vos amis?

Pour démontrer l’utilité de sa présence, le malin garçon censurait les regrettables oublis de Febrer au cours de la nuit précédente:

—Quelle idée avez-vous eue, don Jaime, de mettre la tête à la porte, alors que votre ennemi vous défiait, de l’abri sûr où il se dissimulait avec une arme toute prête?

Alors, à quoi a servi la leçon que je vous avais faite? C'est par miracle que vous n’avez pas été tué. Ne vous souvient-il plus de mes conseils? Ne vous avais-je pas expressément recommandé de sortir par la fenêtre, de l’autre côté de la tour, pour surprendre le bandit?

—Tiens, c’est vrai! fit Jaime, réellement confus de son impardonnable oubli.

Le Capellanét se félicitait orgueilleusement d’avoir donné de si sages conseils, quand il sursauta soudain en regardant du côté de la porte ouverte.

—Le père!...

C'était Pép, en effet. Les yeux à terre, l’air préoccupé, il gravissait lentement la côte, les mains derrière le dos. Le Capellanét s’alarma. Evidemment le vieux était de mauvaise humeur. Il ne fallait pas qu’il trouvât là son fils.

Et, répétant une fois encore à Febrer combien il était sage qu’il le gardât auprès de lui, le gamin enjamba la fenêtre et dégringola avec l’agilité dont il avait déjà fait preuve en accomplissant ce même exercice.

Dès qu’il eut pénétré dans la pièce, le paysan parla, sans émotion apparente, des événements de la nuit, comme s’il s’agissait d’un incident ordinaire.

Les femmes les lui avaient racontés, car ayant le sommeil lourd, il n’avait rien entendu...

—En somme, rien de grave, n’est-ce pas?

Les mains jointes, les yeux baissés, il écoutait en silence le bref récit du señor. Quand il fut terminé, il se dirigea vers la porte afin d’examiner sur le mur les traces des projectiles.

—Un miracle, don Jaime, un vrai miracle! Le diable court en liberté par ici... Il fallait s’y attendre, d’ailleurs... Quand on désire l’impossible, tout se complique, s’embrouille... et adieu la paix!

Puis, levant la tête, il fixa ses yeux froids et scrutateurs sur Febrer.

—Il faudrait prévenir le maire et rapporter tout cela aux gendarmes.

Jaime fit un geste négatif.

—Non, du tout! Ceci est une affaire qui se videra entre hommes; je m’en charge!

Les yeux de Pép ne quittaient pas le visage de son interlocuteur. Sur sa face, énigmatique jusque-là, une fugitive lueur de satisfaction passa.

—Vous avez raison, finit par dire le paysan. Je sais bien que, d’ordinaire, les étrangers ne partagent pas nos idées là-dessus, mais je suis bien content que vous, du moins, vous pensiez comme nous, comme pensait aussi mon pauvre père.

Cela dit et sans consulter Jaime, Pép exposa ses projets pour l’aider à se défendre. C'était un devoir d’amitié. Il avait son vieux fusil, chez lui. Ah! voici bien longtemps qu’il ne s’en servait plus, mais en sa jeunesse, quand son vénéré père vivait encore (que Dieu l’ait en sa gloire!), il avait été aussi un bon tireur. Il viendrait donc désormais passer les nuits à la tour, auprès de don Jaime, pour que celui-ci ne demeurât pas seul, exposé à une surprise pendant son sommeil.

Le paysan ne s’étonna pas du refus très net que lui opposa Febrer, que cette proposition parut offenser.

—Je suis un homme et non un enfant auquel il faut un gardien. Chacun chez soi, advienne que pourra!

Pép marqua, par des signes d’approbation, qu’il partageait cette manière de voir. Son père disait la même chose, et avec lui tous les gens de bien, fidèles aux anciens usages. Febrer était vraiment digne d'être né dans l'île... Emu par l’admiration que lui inspirait son énergie, il lui proposa un autre arrangement. Puisque le señor ne voulait pas de compagnon, pourquoi ne viendrait-il pas coucher à Can Mallorquí?

Cette fois, Febrer fut tenté d’accepter... Voir Margalida! Mais la mollesse avec laquelle le père avait formulé son invitation et l’air inquiet dont il attendait sa réponse, le poussèrent à refuser.

—Ah! señor, señor!... dit Pép. Le diable est déchaîné, vous dis-je. Nous n’aurons plus jamais de tranquillité. Et tout cela, parce que vous n’avez pas voulu me croire, parce que vous n’avez pas respecté les coutumes établies par des hommes plus sages assurément que ceux d’aujourd’hui...

Comment tout cela finirait-il?

Febrer s’efforça de tranquilliser le paysan et laissa échapper quelques mots révélant un projet qu’il désirait tenir caché.

—Tu peux te réjouir, Pép. Je vais partir pour toujours; je ne veux pas troubler ton repos et la paix de ta famille.

—Ah! c’est vrai? réellement, vous allez partir?

La joie du fermier était si vive, si grande sa surprise, que Jaime ne sut qu’en penser. Il lui sembla distinguer une certaine malice dans les yeux de Pép, animés par le plaisir que lui causait cette nouvelle inespérée:

«Ah ça! pensa-t-il, est-ce que cet insulaire s’imagine que mon départ, si subitement décidé, ne serait qu’une fuite?»

—Oui, je quitterai le pays, reprit-il, mais je ne sais quand... Plus tard, quand le moment me semblera opportun. Mais avant, il faut que je rencontre celui qui me cherche...

Pép, à ces mots, eut un geste de résignation; toute sa joie sembla soudain disparaître. Cependant, au fond de sa conscience, il ne pouvait qu’approuver cette façon d’agir.

Quand le paysan se leva pour regagner Can Mallorquí, Febrer, qui venait d’apercevoir au loin le Capellanét, se rappela ce que lui avait demandé le jeune homme.

—Si tu n’y vois pas d’inconvénient, Pép, laisse-moi donc ton fils pour compagnon.

Le vieux accueillit fort mal cette requête.

—Non, don Jaime. Si vous avez besoin de compagnon, je suis à votre disposition, moi qui suis un homme. Quant à Pepét, il faut qu’il aille terminer ses études. La semaine prochaine je conduirai le petit au séminaire... c’est là mon dernier mot.

Resté seul, Febrer descendit à la plage. Ventolera réparait les joints de sa barque, qui était à sec, avec de l’étoupe et du goudron. Etendu au fond de la coque, il cherchait, de ses yeux affaiblis, les interstices, et quand il découvrait une fente, il lançait à pleine voix des chants en latin estropié, pour témoigner sa joie.

L'embarcation ayant remué, il leva les yeux et aperçut Febrer appuyé sur le plat-bord. Il sourit malicieusement, puis, interrompant ses cantiques:

—Salut, don Jaime!

Il était au courant de tout. Les femmes de Can Mallorquí lui avaient conté la nouvelle, qui, à cette heure, faisait le tour du pays.

—Alors, on vous a défié, don Jaime, on a voulu vous faire sortir de chez vous? Ah! on me donna aussi pareille sérénade, quand je faisais la cour entre deux voyages, à ma défunte femme. C'était un de mes anciens camarades devenu mon rival. Mais l’atlóta fut pour moi parce que j’eus la main plus preste. Je frappai mon ami d’un coup de couteau en pleine poitrine, et il fut longtemps entre la vie et la mort. J'eus grand soin ensuite, chaque fois que je descendais à terre, de me tenir sur mes gardes pour échapper à sa vengeance. Mais les années passèrent: tout s’oublie; nous finîmes par faire la contrebande ensemble, entre Alger et Iviça, et le long des côtes de l'Espagne.

Ventolera riait d’un rire puéril, se plaisant à ces histoires de jeunesse:

—Hélas! disait-il, on ne viendra plus hurler devant ma porte! C'est bon pour les jeunes gens, cela!

Et l’accent du vieillard se faisait mélancolique, quand il songeait que jamais plus il ne serait mêlé à ces luttes d’amour et à ces combats, sans lesquels il n’y avait pas de bonheur.

Febrer le laissa chanter la messe en continuant son calfatage. Il trouva chez lui le panier de provisions sur la table. Le Capellanét l’avait déposé là sans attendre, obéissant probablement à un appel impérieux de son père, toujours de mauvaise humeur. Après avoir déjeuné, Jaime examina de nouveau les deux trous creusés dans le mur par les balles. Maintenant qu’il n’était plus surexcité par l’ivresse du danger et qu’il appréciait froidement les choses, il sentait monter en lui une colère plus violente qu’au moment où, la nuit précédente, il s’était précipité vers la porte. Que l’on eût visé quelques millimètres plus bas... et il serait tombé sur le seuil dans l’obscurité, comme une bête frappée par le chasseur.

—Mordieu! s’écria-t-il, quand je pense qu’un homme de mon rang pouvait mourir ainsi, victime d’un guet-apens organisé par ces rustres!

Sa colère lui inspira alors une ardente soif de vengeance. Il éprouva le besoin de provoquer à son tour, de se montrer arrogant, et d’apparaître, calme et menaçant, au milieu de ses ennemis.

Il décrocha son fusil, en vérifia la charge, et prit le chemin qu’il avait suivi la veille, dans l’après-midi. Comme il passait près de Can Mallorquí, les aboiements du chien firent courir à la porte Margalida et sa mère. Les hommes étaient dans un champ lointain que cultivait Pép. En pleurnichant, la mère saisit les mains de Febrer et balbutia d’une voix entrecoupée par l’émotion:

—Ah! don Jaime!... soyez bien prudent, sortez peu, et tenez-vous sur vos gardes.

Margalida, muette, les yeux démesurément ouverts, contemplait Febrer avec une admiration mêlée d’inquiétude. Dans l’ingénuité de son âme, elle semblait se recueillir humblement, faute de mots pour exprimer ses pensées.

Jaime poursuivit sa route. Plusieurs fois, il se retourna et vit, debout à l’entrée de la métairie, Margalida qui le suivait des yeux avec une anxiété visible...

Tout en marchant, il ruminait des projets d’attaque. Il était résolu à l’action immédiate. A peine verrait-il le Ferrer apparaître sur le seuil de sa masure, il tirerait sur lui ses deux coups de fusil. Il viderait ses différends en plein jour, lui, et il serait plus heureux. Ses deux balles n’iraient point s’enfoncer dans un mur.

En arrivant à la forge, il la trouva fermée. Personne! Le forgeron avait disparu, ainsi que la vieille dont l'œil unique lui avait lancé des regards foudroyants.

Febrer s’assit comme la veille au pied d’un arbre, le fusil tout prêt, se dissimulant derrière le tronc, pour le cas où cette solitude cacherait quelque piège.

Un assez long temps s’écoula. Les palombes, que ne troublait plus le ronflement de la forge, voltigeaient dans la clairière. Un chat se promenait lentement sur le toit qui menaçait ruine, en rampant pour tâcher d’attraper les moineaux qui sautillaient. Febrer, indifférent à tout, ne songeant qu’à la vengeance, restait là patiemment, espérant toujours que le vérro allait brusquement apparaître. A force d’attendre inutilement sans bouger, il se calma.

Que faisait-il là, en pleine montagne, loin de sa maison, tandis que le crépuscule descendait? pourquoi se tenait-il prêt à châtier un ennemi sur la culpabilité duquel il n’avait, après tout, que de vagues indices? Peut-être que le forgeron était chez lui et qu’il s’était enfermé en le voyant arriver... En ce cas, il était bien inutile de l’attendre. Il pouvait aussi être parti au loin, avec la vieille, et il ne reviendrait qu’à la nuit close. Allons, mieux valait rentrer tout de suite à la tour. Il y passa tranquillement la soirée. Quand il eut dîné et que le Capellanét fut reparti, emportant la triste certitude d’avoir à réintégrer le séminaire, Febrer ferma sa porte et plaça, tout contre, la table et les chaises, car il craignait d'être surpris dans son sommeil. Il éteignit la lumière et se mit à fumer dans l’obscurité. Son fusil était posé à côté de lui, son revolver n’avait pas quitté sa ceinture. Au bout de quelque temps, il regarda sa montre à la lueur de son cigare. Dix heures!... Au loin, un aboiement se fit entendre; il crut reconnaître la voix du chien de Can Mallorquí. Peut-être le vigilant animal éventait-il la présence de quelque intrus rôdant aux environs de la tour... Alors c’est que l’ennemi était proche. Peut-être allait-il s’avancer en rampant sous les branchages, à couvert dans les fourrés de tamaris. Il saisit ses armes et se tint prêt à descendre par la fenêtre, au premier cri, à la première secousse, pour surprendre l’ennemi par derrière.

Les minutes s’écoulèrent. Rien! Febrer voulut regarder l’heure, mais sa tête tomba sur l’oreiller, ses yeux se fermèrent. Une ombre épaisse, une nuit profonde se fit en sa pensée où toute conscience disparut.

Jaime ne se réveilla que le matin quand un rayon de soleil, filtrant à travers une fente, vint donner droit dans ses yeux.

Il se leva presque joyeux et, en défaisant la barricade de meubles qui obstruait sa porte, il se sentit presque honteux de cette précaution qu’il regardait comme de la couardise.

Pour se distraire, il alla passer la matinée en mer. En compagnie de Ventolera, il pêcha à l’abri des roches du Vedra jusqu’au milieu de l’après-midi.

En revenant à la côte, il aperçut le Capellanét courant vers la plage et agitant en l’air quelque chose de blanc.

Avant qu’il eût sauté à terre et tandis que la barque enfonçait sa proue dans le gravier, le garçon lui avait déjà crié, avec l’impatience de celui qui apporte une grande nouvelle:

—Une lettre, don Jaime!

Le Capellanét prodiguait les explications.

Le piéton avait apporté la lettre dans la matinée. Cette lettre faisait partie du courrier de Palma, que le vapeur avait débarqué la veille à Iviça. Si le señor voulait y répondre, il devait le faire sans tarder, car le bateau repartait pour Majorque dès le lendemain. En chemin, Jaime ouvrit le pli et ses yeux cherchèrent tout de suite la signature: Pablo Valls!

Dès les premières lignes, Febrer retrouva le bon Valls tout entier, avec son exubérance tapageuse, avec son caractère à la fois agressif et sympathique.

Jaime croyait voir sur le papier le grand nez crochu, les favoris gris, les prunelles couleur d’huile, tachetées de tabac, enfin, le large feutre bosselé qu’il mettait de travers.

Le début de la lettre était terrible: «Cher sans-vergogne»... et les premiers paragraphes étaient du même style.

Il mit la lettre dans sa poche, mû par ce sentiment qui nous pousse à nous réserver un plaisir pour mieux le savourer. Il monta à la tour, après avoir congédié Pép.

Assis auprès de la fenêtre, il commença de lire attentivement.

Les premières phrases n’étaient qu’un débordement de fureur comique, d’insultes affectueuses, d’indignation, à cause des oublis dont Jaime s’était rendu coupable.

Pablo Valls donnait libre cours à sa verve, avec une amusante incohérence, comme un bavard longtemps condamné au silence, qui a souffert le martyre de ne pouvoir parler à son aise.

Il reprochait à Febrer son origine et son orgueil qui l’avaient poussé à fuir sans prendre congé de ses amis: «Ah! tu es bien de la race des inquisiteurs! Tes ancêtres ont brûlé les miens, ne l’oublie pas. Mais il faut que les bons se distinguent des méchants. Moi, le réprouvé, le chueta, l’hérétique abhorré, j’ai répondu à vos mauvais procédés envers mes pères et à ton manque de confiance envers moi-même en m’occupant de tes affaires. Tu dois d’ailleurs en avoir été informé par notre ami Toni Clapès qui l’a écrit plusieurs fois et dont le négoce ne cesse de prospérer, quoiqu’il ait éprouvé, ces temps derniers, quelques contrariétés. Les douaniers ont saisi deux de ses barques, chargées de tabac.

«Mais ne divaguons pas. Ayons de l’ordre, de la précision et de la clarté. Du coté de ta chipie de tante, la Papesse Jeanne, ne conserve nulle espérance. Cette vénérable dévote ne se souvient de toi que pour flétrir ta conduite indigne, ta fin misérable—comme elle se plaît à dire—et pour glorifier la justice de Dieu, qui châtie ceux qui ont suivi les mauvaises voies et oublié les saintes traditions de la famille.

«De toutes façons, rejeton d’inquisiteur, ta sainte tante ne t’aidera jamais en quoi que ce soit. On se raconte sous le manteau, à Palma, que renfonçant définitivement aux pompes de ce monde et même à la «Rose d’or» si longtemps convoitée, et que le pontife tarde trop à lui envoyer, elle fera don de tous ses biens aux quelques moines et prêtres qui composent sa petite cour, après quoi elle ira finir ses jours comme dame pensionnaire, dans un couvent.

«Tu n’as donc rien à espérer d’elle. Or, ici, j’entre en scène, comprends-tu bien, petit père Garau? Moi, le réprouvé, le chueta, je vais remplacer auprès de toi la Providence.»

Et le style se faisait soudain concis, d’une netteté toute commerciale.

Il était d’abord question des biens que possédait encore Jaime avant de quitter Majorque. Longuement ils étaient énumérés, évalués, ainsi que les charges, hypothèques, etc.

Venait ensuite l’interminable liste des créanciers, suivie d’un état détaillé des intérêts et engagements réciproques, le tout formant une sorte d’écheveau terriblement embrouillé, dans les fils duquel s’égarait la mémoire de Febrer, mais que Valls démêlait avec cette maëstria, cette sûre adresse propres aux enfants d'Israël, quand il s’agit d’affaires, si confuses soient-elles.

Si le capitaine Valls était resté six mois sans écrire à son ami, il n’avait pas laissé passer un jour sans s’occuper à mettre de l’ordre dans ses finances. Il avait bataillé avec les plus féroces usuriers de l'île, insultant les uns, gagnant les autres d’astuce, se servant, tantôt de la persuasion, tantôt des menaces, avançant de l’argent pour apaiser les créanciers les plus pressants. En définitive, après cette terrible bataille, Valls avait reconstitué, pour le dernier des Febrer, une petite fortune libre de toute charge, mais considérablement amoindrie.

Il restait à peine quinze mille douros, mais cela ne valait-il pas mieux que la vie qu’il menait auparavant, dans son palais de grand seigneur, sans avoir de quoi manger, harcelé par les exigences des créanciers?

«Il est temps que tu reviennes parmi nous. Que fais-tu là-bas? Vas-tu passer tout le reste de ton existence, transformé en Robinson dans ta tour du Pirate?

«Allons, fais ta malle et arrive; la vie n’est pas coûteuse à Majorque, et comme rien ne t’empêchera de solliciter un emploi de l'État—avec ton nom et tes relations, tu l’obtiendras facilement,—tu pourras vivre ici, très convenablement. Guidé et conseillé par moi, tu pourrais même faire du commerce. Si tu désires voyager, je me charge de te trouver un poste en Algérie, en Angleterre ou ailleurs.

«Tu sais que j’ai de dévoués amis dans tous les pays du monde. Hâte-toi donc de revenir, sympathique rejeton d’inquisiteur... je ne t’en dis pas davantage.»

Plusieurs fois, au cours de la journée, Febrer relut cette missive. Ces nouvelles l’avaient un peu ému, éveillant brusquement les souvenirs de sa vie passée, que son existence actuelle avait quelque peu effacés: les cafés du Borne!... ses amis du cercle!... Dire qu’il allait retrouver tout cela! Le sort en était jeté. Il s’éloignerait sans tarder, bien résolu à mettre à profit le retour du vapeur qui avait apporté sa lettre et qui repartait le matin suivant.

Soudain, comme pour le retenir, le souvenir de Margalida surgit dans sa mémoire.

Il revoyait la jeune fille au teint de camélia, son corps aux adorables rondeurs et ses grands yeux baissés, dont le doux regard timide semblait vouloir dissimuler, comme un péché, la sombre ardeur des larges pupilles.

Il allait la quitter à tout jamais. Il ne la reverrait plus! Elle deviendrait la compagne, la chose, d’un de ces rustres barbares, qui flétrirait la beauté de cette jolie fleur en la faisant travailler aux champs. Elle serait bientôt pareille à une bête de somme, son teint se hâlerait, son échine, si souple, se courberait vers la terre, ses mains mignonnes se durciraient, calleuses...

Il s’arracha à ces regrets pénibles en songeant, hélas! que Margalida ne l’aimait pas, ne pouvait l’aimer! A ses pressantes déclarations d’amour elle n’avait répondu que par un déconcertant mutisme et par de mystérieuses larmes. A quoi bon poursuivre une impossible conquête?

La joie des nouvelles récentes inclinait Febrer vers le scepticisme. Bah! personne ne meurt d’amour! Certes, il devrait faire un grand effort pour quitter cette île; le lendemain, en perdant de vue la blancheur africaine des murs de Can Mallorquí, il éprouverait certainement une amère tristesse. Mais, peut-être, lorsqu’il vivrait loin de ces gens grossiers et qu’il reprendrait son ancienne vie, Margalida ne lui apparaîtrait plus que comme une pâle image, et il serait le premier à rire de son intempestive passion pour cette petite paysanne, fille d’un fermier de sa famille.

Il ne tergiversa donc plus. La soirée suivante, il la vivrait devant la table d’un café de Palma de Majorque, sous l’éclat des globes électriques, en voyant passer de fringants équipages. Il n’habiterait plus son palais. L'antique demeure des Febrer était à jamais perdue pour lui, par suite de l’arrangement qu’avait conclu en son nom l’ami Valls. Mais il aurait une petite maison, claire et propre, sur le «Terre-Plein» ou dans tout autre quartier dominant la mer. Et, comme jadis, la fidèle Mado Antonia l’entourerait de ses soins maternels. Nul ennui, nulle honte ne l’attendaient là-bas. Il serait même délivré de la présence de don Benito Valls et de sa fille, qu’il avait quittés de si incivile façon!

A la nuit tombante, le Capellanét apporta le dîner. Tandis que Febrer mangeait avec l’appétit que donne la joie, le jeune homme fureta dans la pièce, tâchant de découvrir la fameuse lettre qui avait si fort excité sa curiosité. Son esprit fut déçu, mais la gaieté de don Jaime finit quand même par le gagner, et, sans savoir pourquoi, il se mit, lui aussi, à rire, se croyant obligé de faire comme le señor.

Febrer le plaisanta sur son prochain retour au séminaire; il lui annonça qu’il comptait lui faire un cadeau magnifique, mille fois plus précieux que le couteau lui-même. Et en disant cela, il regardait son fusil accroché au mur.

Quand Pepét fut parti, Jaime ferma sa porte et, à la lueur de la bougie, s’amusa à faire l’inventaire des objets qui remplissaient sa chambre. Dans un antique coffre de bois, grossièrement sculpté au couteau, étaient rangés, soigneusement plies par Margalida, au milieu d’herbes odorantes, les habits de ville qu’il portait lors de son arrivée dans l'île. Il s’en revêtirait le lendemain matin. Il pensa, non sans effroi, au supplice que lui feraient endurer les bottines et surtout le faux col, après ces longs mois de vie libre en pleine campagne; mais il voulait quitter l'île tel qu’il y avait débarqué. Il comptait donner tout le reste à Pép, sauf son fusil qui était pour le Capellanét. Il riait d’avance de la mine que ferait le petit séminariste devant un tel cadeau, qui lui paraîtrait, sans doute arriver un peu tard... Mais bah! l’arme lui servirait pour chasser, quand il serait curé dans un des districts de l'île.

De nouveau, Febrer tira de sa poche la lettre de Valls, et se plut à la relire lentement, comme s’il y trouvait chaque fois des nouvelles qu’il n’avait pas remarquées. Ce bon Pablo! comme ses conseils tombaient bien! Il arrachait son ami à Iviça au moment le plus opportun, quand celui-ci était en guerre ouverte avec tous ces rustres. Avec son esprit d’à propos, Valls le sauvait du danger.

Quelques heures auparavant, alors que la lettre n’était pas encore entre ses mains, sa vie lui apparaissait absurde et ridicule. Maintenant il se sentait un tout autre homme. Il souriait de pitié et rougissait de lui-même, quand il songeait à cette espèce de fou qui, la veille, le fusil en bandoulière, avait pris le chemin de la montagne pour aller provoquer un ancien forçat et lui proposer un duel à la mode des barbares, dans la solitude du bois. Comme si on ne pouvait vivre qu’à la façon de ces insulaires, en tuant pour ne pas périr! Comme si la civilisation n’existait pas au delà de l’écharpe azurée qui entourait ce petit coin de terre!... Cette nuit était la dernière de sa vie de sauvage. Le lendemain, tout ce qui lui était arrivé dans l'île ne serait plus pour lui qu’une série d’incidents curieux, dont le récit amuserait sans doute ses amis du Borne...

Soudain un cri résonna. Moins éclatant que ceux de l’avant-veille, il semblait plus lointain, mais Jaime eut l’impression qu’il avait été poussé tout près, par quelqu’un, caché parmi les tamaris. C'était le même genre de hurlement, mais sourd et rauque, comme si le provocateur, craignant qu’il ne se fît entendre de trop loin, mettait ses mains autour de sa bouche pour le lancer, avec ce porte-voix naturel, uniquement dans la direction de la tour.

Le premier moment de surprise passé, Febrer rit en silence et haussa les épaules. Il n’avait pas l’intention de bouger. Que lui importaient ces coutumes primitives, ces défis de rustres?

Pour distraire son attention, il relut dans la lettre de Valls les noms de ces créanciers, dont plusieurs lui rappelaient de vaines colères ou des scènes grotesques.

Les hurlements, stridents et rauques, continuèrent de résonner à de longs intervalles. Chaque fois, Febrer frémissait de colère et d’impatience. Mordieu! allait-il passer une nuit blanche à cause de cette sérénade menaçante?

Il réfléchit que peut-être l’ennemi, caché dans les broussailles, voyait la lumière qui filtrait à travers les fentes de la porte, et que c’était pour cela qu’il persistait dans ses provocations. Il éteignit la bougie et s’étendit sur son lit. Il éprouva une sensation de bien-être, à se trouver dans l’obscurité, le dos mollement enfoncé dans sa paillasse. Ah! il pouvait s’égosiller pendant des heures jusqu’à perdre la voix, cet animal! Jaime ne bougerait point.

Il s’endormit presque, bercé par ces cris de menace. Il avait barricadé la porte comme la veille. Tant que les cris se feraient entendre, il était sûr de ne courir aucun danger.

Tout à coup, il tressaillit violemment et se dressa sur son lit, s’arrachant à cet assoupissement qui précède le sommeil. Les hurlements avaient cessé. Ce qui l’avait éveillé, c’était le mystérieux silence, plus inquiétant, plus redoutable que les vociférations hostiles.

Il avança la tête et crut percevoir parmi les rumeurs confuses de la nuit un léger craquement, comme si un chat montait l’escalier de la tour, en grimpant prudemment, avec de longues pauses.

Jaime chercha son revolver, le saisit et attendit. L'arme tremblait dans sa main. Il commençait à éprouver la colère de l’homme énergique qui devine la présence d’un ennemi, rôdant à sa porte.

La lente ascension s’arrêta à peu près au milieu de l’escalier; puis après un long silence, quelqu’un parla a voix basse de façon à n'être entendu que de Jaime. C'était bien la voix du Ferrer. Il la reconnaissait. Le vérro l’invitait à sortir, le traitant de lâche, et vomissant des injures contre les Majorquins et leur île abhorrée.

Cédant à un élan irréfléchi, Jaime se leva brusquement. La paillasse craqua sous le poids de ses genoux. Une fois debout dans l’obscurité, son revolver à la main, il se jugea ridicule et se remit à mépriser son agresseur.

Pourquoi attacher de l’importance aux cyniques paroles de ce repris de justice? Mieux valait se recoucher.

Un moment s’écoula sans que le Ferrer redonnât signe de vie, comme si, ayant entendu les craquements du lit, il croyait que Jaime se disposait à sortir. Mais comme aucun bruit ne se faisait entendre dans la tour, la voix injurieuse s’éleva de nouveau, bien distincte dans le calme environnant:

—Lâche! lâche! Sors donc, fils de p...!

Poussé à bout par un tel outrage, Jaime trembla de colère. Sa pauvre mère, si pure, si pâle, si faible, elle qui avait la douceur d’une sainte, il fallait que son image fût évoquée devant lui, salie par la plus ignoble des injures, que vomissait la bouche de ce misérable forçat!...

D'instinct, il se dirigea vers la porte, mais se heurta, dès les premiers pas, à la table et aux chaises qu’il avait entassées là.

—Non, pas la porte!...

Un rectangle de lueur bleue, indécise, se dessina sur le mur.

Jaime venait d’ouvrir silencieusement la fenêtre.

Il sauta sur l’appui, laissa pendre ses jambes dans le vide et lentement commença de descendre, tâtant du pied pour s’accrocher aux saillies, tout en évitant de faire choir de petites pierres, ce qui eût dénoncé sa tactique.

En touchant terre, il tira le revolver de sa ceinture, et baissé, presque à genoux, s’appuyant d’une main au sol, il contourna la base de la tour. Ses pieds se prirent dans les racines de mélèze que le vent avait insensiblement déterrées et qui s’agrippaient au sable comme de noires couleuvres enlacées. Chaque fois qu’il trébuchait ou se sentait accroché, ce qui l’obligeait à tirer violemment sur la racine pour se dégager, chaque fois qu’un caillou roulait sous ses pas ou que les feuilles froissées faisaient entendre leur bruit de soie, il s’arrêtait, haletant, la respiration coupée. S'il pouvait tomber à l’improviste sur ce misérable en train de lancer à mi-voix, près de la porte, ses mortelles injures!

Sans cesser de se traîner, de ramper comme un reptile, il parvint à apercevoir les premières marches, puis l’escalier entier, enfin la porte, toute noire au milieu de la tour, que blanchissait la lueur des étoiles.

Personne!... l’ennemi avait disparu.

La surprise fit redresser Jaime, qui se mit à examiner avec inquiétude la sombre et mouvante tache formée par les buissons qui s’étendaient sur la pente droite du promontoire.

Cet examen fut de courte durée.

Une lueur rouge, qui sillonna l’air, suivie d’une légère fumée et d’une forte détonation, partit des tamaris, à très peu de distance de Jaime. Celui-ci crut recevoir une pierre dans la poitrine, une pierre chaude que le coup de feu avait fait sauter jusqu’à lui...

«Ce n’est rien», pensa-t-il.

Mais, au même instant, et sans savoir comment, il se trouva étendu sur le dos, parmi les fougères.

«Ce n’est rien», s’affirma-t-il encore, mentalement.

Et se retournant instinctivement, il se mit à plat ventre, s’appuya sur la main gauche et tendit son bras droit armé du revolver. Il se sentait plein de vigueur et ne voulait pas se croire sérieusement blessé; cependant son corps, saisi d’une soudaine torpeur, semblait ne plus obéir à sa volonté. Il avait la pénible impression d'être rivé au sol.

Bientôt il vit les arbustes se mouvoir lentement, comme s’ils étaient remués par un animal prudent et avisé. C'est là qu’était caché l’ennemi. Celui-ci, n’entendant plus rien bouger, avança d’abord la tête hors de son abri, puis le buste, enfin retira ses jambes du fouillis des branches.

Avec la rapidité de vision d’un moribond, vision en laquelle se concentrent les fugitifs souvenirs de la vie entière, Jaime pensa à sa jeunesse, alors qu’il s’exerçait au tir au pistolet dans son jardin de Palma, étendu sur le sol et feignant d'être blessé, dans une illusoire rencontre avec de féroces ennemis acharnés à sa perte. Pour la première fois, cette capricieuse fantaisie d’adolescent allait lui être utile.

Il distingua nettement une masse noire: c’était le Ferrer, immobile juste en face du point de mire de son revolver. Il le vit s’avancer cauteleusement, un couteau à la main, sans doute pour l’achever. Alors, bien que ses yeux s’obscurcissent de plus en plus, que tout lui apparût maintenant enveloppé de brouillard, il pressa la détente, une, deux, trois fois, et crut que l’arme ne fonctionnait pas, car le bruit des détonations ne parvenait pas à ses oreilles; désespéré, il se disait que son meurtrier allait fondre sur lui, maintenant sans défense.

Il ne le voyait plus. Un nuage opaque s’interposa entre ses regards affaiblis et les objets environnants, ses oreilles se mirent à bourdonner.

Au moment où il croyait sentir son ennemi près de lui, le nuage se dissipa, il revit la lumière bleue de la nuit et il aperçut, étendu à quelques pas de lui, le corps d’un homme qui s’agitait convulsivement, grattant la terre des ongles, jetant des cris rauques, secoué par le hoquet de la mort.

Jaime ne parvenait point à comprendre ce prodige. Voyons, était-ce lui, vraiment, qui avait tiré?

Il voulut se lever, mais ses mains en s’appuyant au sol, s’enfoncèrent dans une flaque bourbeuse et tiède. Il tâta sa poitrine et la sentit mouillée par un liquide épais et chaud qui coulait en petits filets continus. Il essaya de plier les jambes pour se mettre à genoux... ses jambes demeurèrent inertes. Alors, seulement, il se rendit compte de la gravité de son état.

De nouveau, sa vue devint trouble. La tour lui apparut double, puis triple, enfin elle se changea en une suite de remparts fortifiés, s’étendant tout au long de la côte et allant se perdre dans la mer.

Sa gorge et ses lèvres furent envahies par une saveur âcre. Il lui semblait qu’il buvait un liquide chaud et fort, mais que, par un caprice de son organisme bouleversé, il l’avalait à l’envers, comme si ce breuvage réconfortant arrivait à sa bouche en venant du plus profond de ses entrailles. La masse noire qui, à quelques mètres de lui, se convulsait et râlait, lui parut grandir et prendre des proportions gigantesques. C'était maintenant une bête apocalyptique, un monstre nocturne qui, en se soulevant, semblait atteindre les étoiles.

L'aboi furieux d’un chien et un bruit de voix dissipèrent bientôt toute cette fantasmagorie enfantée par la solitude et la fièvre. Des lumières surgirent du sentier:

—Don Jaime! Don Jaime!

Quelle était cette voix de femme? Où donc l’avait-il entendue?

Il aperçut des ombres qui s’agitaient, et se baissaient vers lui, tenant à la main comme des étoiles rouges. Il distingua deux paysans, un grand et un petit. Ce dernier brandissait au-dessus du monstre, qui soubresautait toujours, l’éclair d’une arme blanche; mais son bras était retenu par le grand...

Puis il ne vit plus rien. Il eut l’impression que deux mains à la peau fine et tiède, lui prenaient doucement la tête... Une voix, tremblante et mouillée de larmes, la voix qui avait prononcé son nom tout à l’heure, résonna de nouveau à son oreille, avec un frémissement qui lui sembla se communiquer à tout son corps.

—Don Jaime! don Jaime!

Sur sa bouche, un frôlement tiède et soyeux se fit sentir. Puis, peu à peu, le contact fut plus appuyé et se changea bientôt en un baiser ardent, frénétique, sauvage, tout imprégné de passion, de douleur et de rage...

Avant de perdre la notion de ce qui l’entourait, le blessé sourit faiblement en reconnaissant, penchés sur son visage, deux grands yeux humides, ivres d’amour et de souffrance, les yeux de Margalida.

IV

Lorsque Febrer se retrouva dans une chambre de Can Mallorquí, couché dans un lit en bois—peut-être le lit de Margalida—il comprit ce qui s’était passé.

Il avait pu, avec l’aide de Pép et de son fils, qui le soutenaient chacun d’un côté, se traîner jusqu’à la ferme, tandis que deux petites mains douces maintenaient sa tête vacillante. Vaguement, il se remémorait tout cela; c’étaient des impressions presque irréelles, tenant du rêve, semblables à la confuse mémoire que l’on conserve des faits de la veille, après un jour d’ébriété.

Il se souvenait que son front, pris d’une mortelle faiblesse, avait dû chercher un appui sur l’épaule de Pép, qu’il avait senti ses forces l’abandonner comme si sa vie s’échappait de lui avec l’écoulement chaud et visqueux qui le chatouillait tout le long du dos et de la poitrine. Il se souvenait que, derrière lui, il avait entendu des gémissements désespérés, des paroles entrecoupées implorant l’assistance de toutes les puissances célestes. Et lui, malgré sa croissante faiblesse, malgré ses tempes qui battaient, malgré le bourdonnement qui annonçait l’évanouissement proche... il concentrait toute son énergie pour empêcher ses jambes de fléchir; péniblement, il avançait, pas à pas, avec la crainte de tomber pour toujours sur le chemin. Combien interminable lui avait paru la descente à Can Mallorquí!

Il avait éprouvé un inimaginable bien-être, quand, à la lueur apaisante de la lampe, on l’avait couché dans le lit aux draps frais. Ah! ne plus jamais quitter cette couche molle! Demeurer étendu ainsi jusqu’à la fin de ses jours!...

Du sang... Du sang partout! sur la veste et la chemise, tombées, comme des éponges imbibées, au pied du lit; sur les draps blancs, dans le seau d’eau où Pép trempait un linge pour laver le buste du blessé. A chaque vêtement de dessous qu’on arrachait à Jaime, une pluie fine de sang jaillissait autour de la place où il étaient collés, et des frissons parcouraient tout son corps.

Les femmes ne cessaient de se lamenter. La mère de Margalida, oubliant toute prudence, joignait les mains, levait les yeux au ciel avec une expression de folle terreur.

Febrer, à qui le repos avait rendu toute sa sérénité, s’étonnait de ces exclamations. Il se sentait bien; pourquoi les femmes s’alarmaient-elles ainsi? Margalida, silencieuse, les yeux encore agrandis par la frayeur, vaquait aux soins nécessaires, cherchant du linge, ouvrant des coffres sans bruit, mais avec les mouvements fébriles qu’inspire le danger.

Pép, les sourcils froncés, son brun visage, couvert d’une pâleur livide, s’occupait du blessé tout en donnant des ordres brefs: «De la charpie! Beaucoup de charpie! Silence! A quoi bon tant de cris et de lamentations! Toi, femme, soutiens la tête du señor et aide-moi à le tourner sur le coté, pour que je puisse laver le dos comme la poitrine.»

Dans sa jeunesse, le pacifique Pép avait vu des drames plus tragiques, et il s’entendait à panser les blessures.

Ayant enlevé, avec un fin linge mouillé, le sang coagulé, il avait mis à découvert deux trous dont était percé le buste de Jaime: l’un dans la poitrine, l’autre dans le dos.

—Bon! La balle a traversé le corps, murmura-t-il, il sera donc inutile de l’extraire.

De ses grosses mains de campagnard, auxquelles il s’efforçait de donner une délicatesse féminine, il introduisait des tampons de charpie dans ces trous sanglants, bordés de chair déchirée, d’où le sang continuait à couler.

Margalida, les yeux baissés, pour ne pas rencontrer le regard de Jaime, s’approcha de son père et le pria de s’écarter en disant:

—Laissez-moi faire, père; je crois que je m’y prendrai mieux.

Et le blessé crut sentir sur sa chair, mise à vif et toute vibrante encore de la cruelle déchirure, une impression de fraîcheur délicieuse et calmante, dès que, de ses doigts blancs, tout menus, la jeune fille eut délicatement pansé les plaies.

L'optimisme, qui l’avait soutenu lorsque ses jambes s’étaient dérobées sous lui et qu’il était tombé au pied de la tour, reparut alors. Certainement, ce ne serait pas grave... tout au plus une blessure le contraignant à garder le lit deux ou trois jours. D'ailleurs, il se sentait mieux déjà. Il voulut rassurer Pép et les siens, mais, dès qu’il essaya de prononcer un mot, il se sentit horriblement las et faible. Le paysan l’arrêta d’un geste.

—Chut, don Jaime, il faut rester immobile. Le médecin va venir. Pepét est monté sur notre meilleur cheval pour aller le chercher à San José.

Et voyant que son malade continuait à sourire, les yeux grands ouverts, Pép se mit à bavarder pour le distraire et l’empêcher de parler.

—J'étais endormi d’un sommeil lourd et profond, disait-il, quand les cris de ma femme, qui me tirait violemment par le bras, m’éveillèrent en sursaut. Les enfants couraient à la porte, en manifestant aussi une grande frayeur. Hors de la ferme, là-bas, vers la tour éclataient des coups de feu. On attaquait de nouveau le señor. Pepét, en entendant les dernières détonations, sembla se réjouir. «Je reconnais le bruit du revolver de don Jaime, s’écria-t-il, il se défend!»

J'allumai la lanterne dont je me sers pour aller dans la campagne, quand il n’y a pas de lune; ma femme prit la lampe et nous gravîmes tous le raidillon de la tour sans penser au danger que nous pouvions courir. Nous nous heurtâmes tout d’abord au Ferrer moribond dont la tête trouée laissait couler un flot de sang. Il gémissait et se tordait comme un démon. Maintenant il a cessé de souffrir. Que Dieu l’accueille en sa miséricorde! Devant cette agonie, Pepét, rageur et malin comme un singe, sortit de sa ceinture un couteau et voulait achever le mourant. Il a fallu le battre pour l’en empêcher. Mais d’où ce garçon a-t-il sorti cette arme magnifique? Les enfants sont de véritables diables.... Enfin nous vous avons aperçu, étendu à plat ventre auprès de l’escalier de la tour. Ah! don Jaime, quelle horrible peur nous avons eue, tous! Nous vous avons cru mort... Voyez-vous, c’est dans ces moments-là que l’on se rend compte de l’affection qui nous attache aux personnes!

Et le brave homme accompagnait ces paroles d’un bon regard de chien, regard humble et tendre qui semblait caresser le blessé, tandis que les deux femmes, se tenant timidement près du lit, avaient l’air de vouloir lui rendre la santé, en le contemplant avec une tendresse mêlée d’inquiétude. Les yeux de Jaime se fermèrent pendant qu’on le regardait ainsi, et doucement, il tomba dans un assoupissement profond, sans rêves, sans délire, molle torpeur, voisine de l’anéantissement, comme si sa pensée s’était endormie avant son corps.

Quand il rouvrit les yeux, la lumière qui éclairait la pièce n’était plus rouge. Il vit la lampe suspendue, toujours à la même place, mais la mèche éteinte était noire. Une lueur livide pénétrait par l’étroite fenêtre de la pièce: c’était le petit jour. Jaime éprouva une cruelle sensation de froid. Quelqu’un soulevait les couvertures. Des mains agiles tâtaient les bandes qui recouvraient ses blessures. La chair, insensible à la douleur, quelques heures auparavant, se contractait et frissonnait maintenant au plus léger contact. Il éprouvait l’impérieux besoin de se plaindre.

De son regard voilé, il suivait les mains qui le suppliciaient. Il vit des manches noires, puis levant les yeux, aperçut, une cravate, un col de chemise bien différents de ceux dont usaient les paysans et, sur tout cela, un visage avec une moustache blanche, visage qu’il avait rencontré souvent par les chemins, mais sur lequel sa mémoire troublée ne pouvait mettre un nom. Peu à peu, cependant, il se souvint. Ce devait être le médecin de San José qu’il avait si souvent aperçu sur son cheval: vieux praticien philosophe, chaussé d’espadrilles, ne différant des paysans que par son faux col et sa cravate.

Quand l’homme à la blanche moustache eut disparu et qu’il ne sentit plus ces mains qui le martyrisaient, il retomba dans une torpeur apaisante. Il ferma les yeux, mais son ouïe s’affina dans ce grand silence et ces demi-ténèbres. On parlait à voix basse hors de la chambre, dans la cuisine contiguë et il put saisir quelques phrases de la conversation. Une voix inconnue, celle du médecin, résonnait faiblement: il se félicitait de ce que la balle ne fût pas restée dans le corps. Elle avait seulement traversé le poumon. Ce fut alors un chœur d’exclamations épouvantées, d’hélas! contenus, puis la même voix se fit entendre:

—Oui, le poumon! mais il ne faut pas perdre la tête pour cela. Le poumon se cicatrise facilement. Seulement la pneumonie traumatique est à redouter.

Tout en écoutant ce diagnostic, le blessé persistait dans son optimisme. «Ce n’est rien», pensait-il, et il se replongeait insensiblement dans son assoupissement profond.

A partir de ce moment, Febrer perdit la notion du temps et de la réalité. Il vivait, c’était certain, mais d’une vie d’ombre et d’inconscience, traversée de courts intervalles de lucidité. Par moments, il ouvrait les yeux, mais ses paupières ne pouvaient longtemps se tenir relevées et, lentement, venaient abriter de nouveau ses prunelles contre la lumière du jour.

Comme il s’éveillait ainsi, une fois, ses yeux rencontrèrent ceux du Capellanét. Le jeune homme le croyant en meilleure santé, se mit à lui parler tout bas, afin de ne pas s’attirer la colère du père qui exigeait un silence absolu:

—On a enterré le Ferrer. Le bravache est en train de pourrir dans la terre. Ah! qu’elles ont bien porté, vos balles, don Jaime!... Quelle sûreté de tir! Vous lui avez fracassé la tête!

Le juge était venu de la ville, avec sa canne à glands, ainsi que l’officier de gendarmerie et deux messieurs porteurs de papiers et d’encriers, escortés de tricornes et de fusils. Ces personnages omnipotents, après s'être reposés à Can Mallorquí, étaient montés jusqu’à la tour, inspectant tout, regardant, mesurant, parcourant le terrain et forçant le Capellanét à s’étendre à la place où l’on avait trouvé le corps de don Jaime et à se placer dans la même posture. Avec l’assentiment du juge, des voisins compatissants avaient emporté le corps du Ferrer jusqu’au cimetière de San José. Et le cortège imposant des autorités était alors redescendu à la ferme, afin d’interroger le blessé. Mais il fut impossible de lui arracher une parole. Le señor dormait et, quand on l’eut réveillé, il regarda tout ce monde avec des yeux vagues, inconscients, que tout aussitôt il referma.

—Vraiment, vous ne vous souvenez de rien de tout cela, don Jaime? Ces messieurs, ont alors déclaré qu’ils reprendraient leur interrogatoire quand vous seriez guéri. Il n’y a rien à craindre. Tous les honnêtes gens et tous ceux de la justice sont pour nous en cette affaire. Chacun a dit la vérité. Le vérro s’était rendu à deux reprises, la nuit, devant la tour pour provoquer le señor majorquin, et le señor s’était défendu. Certainement, don Jaime n’a rien à craindre. Je l’affirme, moi qui suis au courant des choses de justice. Cas de légitime défense, don Jaime... Dans toute l'île, on ne parle que de l’événement. Il paraît qu’au casino et dans les cafés de la ville, tout le monde vous donne raison. On a même envoyé le récit de cette affaire à Palma, pour qu’il soit inséré dans les journaux. A cette heure-ci, vos amis de Majorque sont au courant de tout. Le procès sera vite jugé. Le seul que l’on ait arrêté et conduit à la prison d'Iviça, c’est le Cantó, à cause de ses menaces et de ses mensonges. Il essayait de faire croire que c’était lui qui était allé vous défier, il faisait l’éloge du vérro qu’il représentait comme une innocente victime. Mais il sera remis en liberté d’un moment à l’autre, dès que les juges seront las de ses mensonges et de ses fourberies.

Parfois, c’était la figure ridée de la femme de Pép qu’apercevait Jaime, en rouvrant les yeux. Elle était là, à côté du lit, se précipitant, dès qu’elle rencontrait le regard vitreux du malade, vers une petite table surchargée de tasses et de fioles. Sa tendresse pour Jaime se manifestait par un incessant désir de lui faire ingurgiter tous les liquides ordonnés par le médecin.

Quand c’était le doux visage de Margalida qu’apercevait Jaime à son réveil, il éprouvait aussitôt une sensation de bien-être qui l’aidait à demeurer plus longtemps lucide. Elle paraissait implorer miséricorde, avec ses pupilles humides sous les paupières cernées de bleu, qui faisaient deux taches sombres dans la pâleur délicate de son teint. Hésitante, elle s’approchait du lit, mais nulle rougeur ne venait animer ses joues, comme si, en ces circonstances, sa grande timidité passée se fût évanouie. Doucement, elle arrangeait les oreillers, rajustait les couvertures qu’avaient rejetées en tous sens les mouvements fébriles du malade. Elle lui donnait à boire et soutenait sa tête avec des gestes maternels.

Un jour le blessé saisit au passage une de ses mains, et longuement y appuya sa bouche. Margalida n’osa pas retirer sa main, mais elle détourna la tête, comme si elle voulait cacher les larmes qui gonflaient ses paupières. Puis, elle se mit à gémir douloureusement et Jaime crut l’entendre exprimer ses remords: «C'est ma faute! C'est à cause de moi!»

Mais l’effort qu’il venait de faire l’avait affaibli. Un nuage obscurcit sa vue. Il tomba dans un sommeil lourd, peuplé d’incohérentes hallucinations, de cauchemars qui lui arrachaient des cris d’angoisse. C'était le délire. Parfois, il s’éveillait pendant quelques instants, assez pour constater qu’il était étendu sur sa couche, que des bras puissants avaient saisi les siens et le maintenaient dans ses draps, d’où il s’efforçait de s’échapper.

Au cours de ces fugaces réveils, pareils à la rapide vision lumineuse d’un soupirail dans la noirceur d’un tunnel, il reconnaissait, penchés autour de lui, les visages amis de toute la famille de Can Mallorquí. Souvent aussi, c’était la bonne figure du médecin et, enfin, un jour il crut même apercevoir les favoris grisonnants et les yeux couleur d’huile de son ami Pablo Valls.

Parfois, tandis qu’il demeurait ainsi plongé vivant dans l’irréel, des phrases qui semblaient venir de très loin, parvenaient à son oreille: Pneumonie traumatique! Délire!...

Son cerveau, déséquilibré par la fièvre, semblait tourner, tourner, et ce mouvement éveillait en sa mémoire une image confuse, qui, jadis, avait bien souvent occupé sa pensée.

Il voyait une immense roue, énorme comme la sphère terrestre, dont la partie supérieure se perdait dans les nuages, tandis que l’inférieure s’enfonçait en d’infinis abîmes. La jante de cette roue était faite de chair humaine, de millions et de millions de créatures soudées les unes aux autres, qui agitaient leurs membres restés libres pour se convaincre de leur individualité, tandis que leurs corps demeuraient irrévocablement unis aux corps voisins. L'attention du malade était attirée par les rayons de la roue dont les formes et la matière étaient différentes. Les uns étaient faits avec des épées aux lames sanglantes, couvertes de guirlandes de laurier, symbole d’héroïsme; d’autres étaient formés de sceptres d’or, de bâtons de justice; d’autres étaient composés de rouleaux d’or, d’autres de crosses d’évêque ornées de pierres précieuses, symbole de divine autorité, depuis que les hommes sa réunirent en troupeau pour bêler, craintifs, en levant leurs yeux vers le ciel...

Le moyeu de la roue était un crâne, poli comme l’ivoire, brillant et immobile, dont la bouche et les orbites vides semblaient railler en silence cet inutile mouvement...

La roue tournait, tournait sans cesse, et les millions d'êtres entraînés par elle, criaient, gesticulaient, enthousiasmés par la vitesse.

Jaime avait à peine le temps de les apercevoir au sommet, que déjà ils étaient précipités en bas, la tête en avant; mais eux, dans leur illusion, croyaient avancer en droite ligne et, à chaque tour, saluaient l’apparition d’espaces nouveaux, admiraient mille choses inconnues jusque-là. L'endroit où ils avaient passé quelques instants auparavant leur paraissait merveilleux. Ignorant l’immobilité de l’axe autour duquel ils tournaient, ils étaient persuadés qu’ils allaient vers un but déterminé: «Comme nous courons! Où nous arrêterons-nous?» Et Febrer plaignait leur ingénuité, en les voyant se féliciter d’aller si vite, alors qu’ils se retrouvaient toujours à la même place.

Soudain, il se sentit lui-même poussé par une force irrésistible. Le gigantesque crâne lui disait avec un rire moqueur:

«Et toi aussi!... A quoi bon te révolter contre ton destin!...»

A son tour, il se trouvait entraîné par la roue, confondu avec toute cette humanité crédule et puérile, sans avoir, comme elle, le réconfort de l’illusion. Ses compagnons de voyage l’insultaient, le jugeant fou, puisqu’il doutait de ce qui était visible pour eux.

Bientôt la roue éclatait, peuplant l’immensité des flammes de l’explosion. Puis c’étaient des cris d’épouvante poussés par des millions d'êtres, précipités dans l’insondable mystère de l’éternité.

Et Jaime se sentait tomber, tomber, tomber durant des années, des siècles, jusqu’à ce que son dos vînt tout à coup s’étendre et se reposer mollement sur sa couche. Il ouvrit alors les yeux.

Margalida était là, le contemplant à la lueur de la lampe, avec une inexprimable expression de terreur. La pauvre enfant soupirait avec angoisse et lui saisissait les bras de ses petites mains tremblantes:

—Don Jaime! vous parliez d’une roue et d’une tête de mort; quel affreux rêve faisiez-vous donc?

Au contact des mains douces, Febrer se calmait et reprenait possession de lui-même. Quelle joie d'être ainsi dorloté par la jeune fille qui s’occupait de lui comme d’un petit enfant. Il sentit le souffle tiède de son haleine tout près de ses lèvres, qui frémirent sous la caresse, légère comme un frôlement d’aile.

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