Les morts commandent
—Dormez, don Jaime, disait-elle. Il faut dormir.
Toute respectueuse qu’elle fût, sa voix avait un ton de tendre intimité. Jaime n’était plus le même à ses yeux, maintenant que le malheur les avait rapprochés.
Cela ne dura qu’un moment; le délire de la fièvre entraîna de nouveau Jaime dans des mondes chimériques; mais enfin, après des heures d’angoisse, il lui sembla qu’une main venait de très loin, surgissant de l’ombre, une main de chair, une main de vivant. Il la tira vers lui, et peu à peu dans la brume, se dessina la tache pâle d’un visage humain... Plus il tirait vers lui cette main, plus les traits d’abord vagues du visage se précisaient; il croyait reconnaître Pablo Valls, penché sur lui, et remuant les lèvres, comme pour murmurer des paroles affectueuses qu’il ne parvenait pas à entendre. Encore lui!... Toujours le capitaine lui apparaissait dans ses accès de délire.
Le malade retomba une fois de plus dans l’inconscience après cette rapide vision. Maintenant, c’était un assoupissement paisible. L'horrible soif qui l’avait torturé jusque-là, commença d'être moins ardente. Dans son délire lui étaient apparus de clairs ruisseaux, des fleuves immenses dont ses jambes paralysées ne pouvaient s’approcher; maintenant il contemplait une cataracte écumante, et ses jambes n’étaient plus engourdies; il pouvait enfin cheminer vers elle; il la voyait à chaque pas grandir et sentait sur son visage la caresse de la fraîcheur humide.
Malgré le bruit de l’eau tombant en cascade, il entendait des gens parler à voix basse. L'un d’eux reparlait de la pneumonie traumatique. «Plus rien à craindre, disait-il. Le mal est conjuré!» Et une autre voix ajoutait joyeusement: «Bravo! notre homme est sauvé!» Le malade reconnut cette voix, «Toujours Pablo Valls qui reparaissait dans son délire!»
Cependant Jaime continuait à marcher vers la cataracte. Il finit par se mettre juste au-dessous du torrent qui se précipitait avec fracas et frissonna voluptueusement en le sentant s’abattre sur son dos. Une exquise sensation de fraîcheur parcourut tout son corps. Il lui sembla que ses membres se dilataient, que sa poitrine s’élargissait et que l’oppression dont il souffrait tant peu auparavant, avait disparu. Il sentit aussi que le brouillard épais qui obscurcissait son cerveau, se dissipait. Il délirait encore, mais ses visions n’étaient plus que des rêves paisibles, où son corps s’étirait avec délice, où sa pensée s’ouvrait à un riant optimisme. Maintenant Jaime contemplait les teintes irisées de l’eau écumante, le ciel couleur de rose, et, dans une région fantastique où s’exhalaient de suaves parfums et résonnait une musique lointaine, une apparition mystérieuse et souriante, la santé, qui venait à lui...
La chute incessante de l’eau, qui se courbait en s’élançant du haut du rocher, lui rappela des songes antérieurs. De nouveau il évoqua la roue immense, image de l’humanité, qui tournait toujours sans jamais changer de place et repassait invariablement par les mêmes points.
Ranimé par la sensation de fraîcheur qu’il éprouvait, et persuadé que désormais il pouvait mieux se rendre compte des choses, il regarda plus attentivement cette roue qui recommençait devant lui son éternelle révolution, et se mit à douter de ce qu’il avait cru jusque-là.
«Etait-il vrai qu’elle ne changeait point de place? Ne se serait-il pas trompé, et ces millions d'êtres qui lançaient des cris de joie dans leur prison roulante, n’avaient-ils pas raison de s’imaginer qu’ils avançaient à chaque tour? Il serait cruel que la vie se déroulât pendant des milliers de siècles dans une agitation illusoire. A quoi bon alors la création? L'humanité n’avait-elle d’autre destinée et d’autre fin que de s’abuser elle-même? Quelle dérision!»
Soudain la roue disparut. Jaime vit passer devant lui un globe immense, bleuâtre, où se dessinaient des mers et des continents. C'était la Terre. Elle tournait aussi sur elle-même avec une monotonie désespérante, mais ce mouvement le plus visible était peu important. Celui qui avait vraiment de l’importance, c’était le mouvement de translation par lequel le globe terrestre était entraîné, comme d’ailleurs le soleil et le chœur des autres planètes, à travers l’infini, dans un éternel voyage, sans jamais passer par les mêmes lieux.
Ce n’était pas la roue fatale, la roue maudite, pensa Jaime, qui était l’image de la vie, c’était la Terre. De même que sur la terre se répétaient les jours et les saisons, de même dans l’histoire de l’humanité se répétaient les grandeurs et les ruines, mais il y avait une autre ressemblance bien plus significative; le mouvement qui entraînait la Terre à travers l’infini, figurait le progrès qui emportait l’humanité en avant... toujours en avant. La théorie qui proclamait l’éternelle recommencement des choses, était fausse.
Non, les morts ne pouvaient commander. Le monde dans sa course en avant, allait trop vite pour qu’ils réussissent à l’arrêter. Ils avaient beau se cramponner à sa surface, s’y maintenir même pendant des siècles; il arrivait un moment où ils devaient lâcher prise et tombaient dans le néant. Et le monde des vivants poursuivait sa carrière sans passer deux fois par le même point.
Jaime ne songea pas à se révolter dans une protestation suprême, au nom de ses anciennes idées. Maintenant il maudissait le symbole de la roue, il croyait que des écailles tombaient de ses yeux, que pour lui se renouvelait le miracle de saint Paul sur le chemin de Damas. Il contemplait une lumière nouvelle. Oui, l’homme était libre et pouvait échapper à l’emprise des morts, organiser sa vie selon ses désirs et rompre les liens de servitude qui l’enchaînaient à ces despotes invisibles.
Il cessa alors de rêver et se replongea dans le néant, avec la joie profonde et muette du travailleur qui se repose après une journée d’utile labeur. Quand après de longues heures il rouvrit les yeux, il rencontra ceux de Pablo Valls, fixés sur lui. Son ami lui tenait les deux mains et le regardait tendrement.
Jaime ne pouvait plus douter; ce qu’il voyait était bien une réalité. Il sentit cette odeur de tabac anglais, légèrement parfumée d’opium, qui semblait toujours flotter autour de Pablo...
Le capitaine se mit à rire, découvrant ses dents jaunies par le tabac.
—Ah! mon vieux! s’exclama-t-il, ça va, hein?... Partie, la maudite fièvre?... Allons, tout danger est conjuré. Les blessures sont en bonne voie de guérison. Tu dois sentir à l’intérieur une démangeaison de tous les diables! comme si l’on t’avait fourré des guêpes sous tes pansements... Ce n’est rien; c’est la poussée de la chair neuve qui produit cette cuisson.
Jaime se rendit compte de l’exactitude de ces paroles. Il éprouvait à l’endroit de ses blessures une rigidité qui tirait les chairs.
Valls devina une prière dans le regard curieux de son ami.
—Ne parle pas, ne te fatigue pas, lui dit-il, tu veux savoir depuis quand je suis ici? Il y a bien près de deux semaines. J'ai appris ton aventure par les journaux de Palma et j’ai accouru, sans perdre une minute. Ton ami le chueta sera toujours le même. Ah! quels mauvais moments tu nous as fait passer! Une pneumonie, mon cher! Tu ouvrais les yeux et tu ne me reconnaissais pas. Enfin, tout cela n’est plus. Nous t’avons bien soigné, va! Regarde qui est ici.
Et il s’effaçait un peu, pour que son ami pût apercevoir Margalida, cachée derrière lui.
Elle était redevenue timide, depuis que le señor pouvait la regarder avec des yeux que ne troublait plus la fièvre.
—Ah! Fleur-d'Amandier...
Le regard tendre de Jaime la fit rougir. Elle eut peur que le malade se souvînt de ce qu’elle avait fait dans les moments critiques, alors qu’elle le croyait perdu.
—Maintenant, fais-moi le plaisir de te tenir tranquille—ajouta Valls—je resterai ici, jusqu’à ce que nous puissions repartir ensemble pour Palma. Je suis au courant de tout... et, tu me connais! j’arrangerai tout, tu me comprends, n’est-ce pas?
Le chueta clignait de l'œil et riait malicieusement, sachant qu’il s’entendait à deviner les désirs de ses amis. L'excellent capitaine! Depuis son arrivée à Can Mallorquí, tout le monde était à ses ordres. Chacun l’admirait, et son humeur toujours joviale lui gagnait tous les cœurs.
Margalida devenait toute rouge, en écoutant ses incessantes allusions, accompagnées de clignements d’yeux significatifs. Elle l’aimait pour le dévouement et la tendresse qu’il témoignait à son ami. Durant une nuit d’angoisse, elle l’avait vu pleurer comme un enfant, parce qu’on croyait venue la dernière heure.
Le Capellanét adorait ce Majorquin, depuis qu’il l’avait vu rire aux larmes en apprenant que Pép voulait faire de lui un curé.
Quant au fermier et à sa femme, ils lui obéissaient comme des chiens soumis.
Pendant plusieurs après-midi, Pablo et Jaime parlèrent du passé.
Valls était l’homme des rapides décisions.
—Tu sais que rien ne m’arrête quand il s’agit d’un ami. En débarquant a Iviça, j’ai vu le juge. Tout se terminera pour le mieux. Tu étais dans ton droit; tous les témoins le reconnaissent: cas de légitime défense; quelques formalités ennuyeuses, mais rien à craindre. Quant à ta santé, la question est résolue également. Qu’y a-t-il encore? Ah, oui, autre chose! mais je m’en charge!
Et, narquois, il riait bruyamment, en serrant les mains de Febrer, qui, de son côté, ne voulut pas lui en demander davantage, par crainte d’une déception.
Un jour, comme Margalida entrait dans la chambre, Valls la prit par le bras et l’amena près du lit.
—Regarde-la! cria-t-il avec une gravité bouffonne. C'est bien là celle que tu aimes? On ne te l’a pas changée? Non? Alors, donne-lui la main, grand niais! Qu’est-ce que tu as à la regarder avec des yeux stupéfaits?
Les deux mains de Febrer étreignirent celles de la jeune fille. Ainsi, c’était donc vrai?... Il chercha le regard de la bien-aimée, mais elle baissait obstinément ses paupières ambrées, tandis que l’émotion pâlissait ses joues et faisait palpiter ses narines.
—Maintenant, embrassez-vous! dit Valls en poussant doucement la jeune fille vers son ami.
Mais Margalida, comme si elle se sentait en danger, prompte, se dégagea et s’enfuit.
—Je comprends, murmura le capitaine, vous aimez mieux vous embrasser quand je ne serai plus là.
Il approuvait ce mariage qu’il jugeait beaucoup plus raisonnable que l’union projetée de Febrer et de sa nièce. Margalida était une maîtresse femme, et le capitaine avait la prétention de s’y connaître.
—J'ai arrangé ton avenir, petit inquisiteur. Tu sais bien que ton ami le juif arrive toujours à ses fins. Il te reste, à Majorque, de quoi vivre modestement... Ne hoche pas la tête... Je sais que tu désires travailler, maintenant surtout que tu es amoureux et que tu veux fonder une famille... tu travailleras donc. A nous deux, nous monterons une affaire, tu verras. Si tu préfères quitter Majorque, je te procurerai une occupation à l’étranger.
Sur la famille de Can Mallorquí, le capitaine exerçait l’autorité d’un maître. Pép et sa femme n’osaient lui désobéir. Comment discuter avec un señor qui s’entendait si bien à tout! Puisque don Pablo Valls désirait que s’accomplît le mariage de Margalida avec don Jaime et donnait sa parole que l’atlóta ne serait pas malheureuse, ils accordaient leur consentement.
C'était un grand chagrin pour les deux vieux de la voir quitter l'île. Mais ils aimaient mieux se résigner à cette triste séparation que de conserver auprès d’eux, comme gendre, leur ancien maître, envers qui ils professaient un respect incompatible avec de tels liens de famille.
Quant au Capellanét, peu s’en fallait qu’il ne s’agenouillât devant Valls.
—Et l’on ose dire, à Palma, que les chuetas sont méchants!... On voit bien que ce sont des Majorquins qui parlent ainsi.... Que ces gens-là sont donc orgueilleux et injustes!... Le capitaine est un saint. Grâce à lui, je ne retournerai pas au séminaire... je serai agriculteur, et Can Mallorquí m’appartiendra.
Dès que Margalida sera mariée, j’irai choisir une fiancée dans le bourg et j’aurai, toujours avec moi dans ma ceinture, deux vaillants compagnons. La race des vérros ne doit pas s’éteindre dans notre île... Je sens dans mes veines le sang héroïque du grand-père.
Par une matinée ensoleillée, Febrer, appuyé sur Valls et sur Margalida, s’avança d’un pas de convalescent jusque sous le porche de la ferme. Assis dans un fauteuil, il contemplait avidement le tranquille paysage qui s’offrait à sa vue:
Au faîte du promontoire, là-bas, se dressait la tour du Pirate. Ah! comme il avait rêvé et souffert entre ses murs! comme il l’aimait, en songeant que là, seul et oublié du monde, il avait nourri cette passion qui allait remplir le reste de sa vie, jusque alors vide et inutile!
Faible encore, il aspirait avec joie l’air tiède de cette matinée lumineuse, où passaient des coups de vent venus du large.
Margalida, après avoir contemplé Jaime avec des yeux pleins d’amour, où persistait un peu de timidité, rentra pour préparer le déjeuner.
Longtemps, les deux hommes gardèrent le silence. Valls qui avait tiré sa pipe de sa poche et l’avait bourrée de tabac anglais, lançait d’odorantes bouffées. Febrer, les yeux fixés sur le paysage, embrassant d’un regard ébloui le ciel, les montagnes, la campagne et la mer, se mit à murmurer une sorte de monologue. La vie était belle! il l’affirmait avec la conviction d’un homme qui a échappé inespérément à la mort. L'homme pouvait se mouvoir librement, comme l’oiseau et l’insecte au sein de la nature. Il y avait en elle place pour tous. Pourquoi s’immobiliser en supportant les chaînes que d’autres avaient forgées pour ceux qui devaient venir après eux, disposant ainsi à l’avance de leur destinée?...
Valls sourit en regardant son ami d’un air narquois. Plusieurs fois il l’avait entendu, pendant ses accès de délire, parler des morts, en agitant ses bras, comme s’il se battait avec eux, et tâchant de les chasser au milieu de ses angoisses et de ses terreurs. Il écouta les explications que lui donna Jaime, et quand il sut combien le respect aveugle du passé et l’humble soumission à l’influence des morts avaient pesé sur la vie de son ami, jusqu’à le forcer à se confiner dans une île écartée, il resta silencieux et absorbé.
—Crois-tu que les morts commandent? demanda tout à coup Jaime.
Le capitaine haussa les épaules. Pour lui, il n’y avait dans le monde rien d’absolu. Peut-être l’empire des morts était-il ébranlé et déjà en décadence. Autrefois ils commandaient en despotes, c’était incontestable. Maintenant il était possible que leur autorité ne s’exerçât que dans certains pays, et que dans d’autres ils eussent perdu tout espoir de la rétablir. A Majorque, ils gouvernaient encore tyranniquement, il le disait, lui, le chueta. Ailleurs il n’en était peut-être pas ainsi.
Febrer ressentait une profonde irritation en se rappelant ses erreurs et ses angoisses passées. Oh! les morts! l’humanité ne serait pas heureuse, tant qu’on n’en aurait pas fini avec eux.
—Pablo, tuons les morts!
Le capitaine jeta sur son ami un coup d'œil inquiet, mais en voyant la sérénité de son regard, il se rassura et dit en riant:
—Je ne demande pas mieux, qu’on les tue!
Puis il reprit son sérieux, se renversa dans son fauteuil en lançant une bouffée de fumée et ajouta:
—Tu as raison, tuons les morts! Foulons aux pieds les préjugés, et ne consultons que nous-mêmes.
Jaime regarda derrière lui comme pour chercher à l’intérieur de la maison la douce figure de Margalida; puis il résuma toutes ses angoisses passées et toutes les vérités nouvelles qu’il avait découvertes, en répétant énergiquement:
—Tuons les morts!
La voix de Pablo le tira de ses réflexions:
—Alors aujourd’hui, tu pourrais épouser ma nièce sans remords ni crainte?
Febrer hésita avant de répondre...
Oui, il pourrait l’épouser s’il n’y avait pour l’arrêter que les scrupules qui autrefois l’avaient tant fait souffrir. Mais il manquerait quelque chose pour que cette union fût possible, quelque chose de plus fort que la volonté des hommes et de plus puissant qu’eux, quelque chose qui ne pouvait s’acheter et qui régnait sur le monde, quelque chose qu’apportait avec elle l’humble Margalida, sans le savoir...
Les angoisses de Febrer étaient terminées. Pour lui commençait une nouvelle existence.
Non, les morts ne commandent pas.
Qui commande, c’est la vie, et par-dessus la vie, l'Amour.
FIN
E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY