Les musiciens et la musique
HEROLD
ZAMPA
27 septembre 1835.
Je ne connaissais de l'ouvrage d'Herold, avant la reprise qu'on en a faite dernièrement, reprise dont je ne saurais parler sans aller sur les brisées de mon spirituel collaborateur M. J. J.[48] que les lambeaux que lui ont arrachés les orgues de barbarie, les vaudevilles et les contredanses. A l'époque de ses premières représentations, je me trouvais en Italie, m'inquiétant fort peu de ce qui se faisait à l'Opéra-Comique de Paris, fréquentant beaucoup les théâtres, cependant non pas ceux de San Carlo, del Fondo, de Valle, de la Pergola ou de la Scala, où je n'eusse rien entendu de mieux ni même de comparable à ce que nous avons au théâtre Favart, mais bien les théâtres antiques de Pompéi, de San Germano, de Tusculum, de Rome, où, en courant sur les gradins, sous les voûtes, le long des corridors déserts, la brise du soir joue des airs d'une expression à laquelle Coccia, Schiafogatti, Focolo ni même Vaccaï, n'atteindront jamais.
A la vérité, l'exécution et la mise en scène ne contribuaient pas peu au prestige de ces chants de la nuit. D'abord le vent ne change rien au texte que le grand compositeur des mondes lui a confié, il est triste ou gai, violent ou folâtre suivant l'ordre de l'eterno maëstro, il rugit, il pleure ou il soupire doucement, mais il ne brode jamais, ne surcharge point de nauséabondes appogiatures ses mélodies primitives, et ne fait pas de cadenze; pour les décors il ne faut pas chercher à les décrire, surtout quand il s'agit du théâtre tragique de Pompéi, du haut duquel on avait à droite le Vésuve, dont la tête agitait avec fracas une effrayante aigrette, pendant qu'un rouge collier de lave reposait avec une majesté sombre sur sa poitrine fatiguée, à gauche la riante mer de Naples, où
| La lune ouvrait dans l'onde |
| Son éventail d'argent; |
et par-dessus toute cette magie du ciel, de la terre, des feux et des eaux, un silence sublime, pas d'importun bavardage, pas de stupides observations, pas d'irritants applaudissements, pas de public enfin, et quelquefois un spectateur unique pour un tel opéra.
O souvenirs! ô Italie! ô liberté! ô poésie! ô damnation! Je suis obligé de m'occuper de l'Opéra-Comique!!! J'ai lu et vu la pièce, donc le plus fort est fait. Il s'agit de Zampa ou la Fiancée de marbre. On va probablement me la jeter, la pierre, si je dis ce que je pense de cette production tant vantée.
Mais qu'importe! Herold n'existe plus, et bien que, de l'avis de celui qui a retourné l'aphorisme, on doive des égards aux morts, je crois devoir la vérité à l'art qui est vivant et progresse toujours. Ainsi, en un mot comme en cent, je n'aime pas Zampa, et voilà pourquoi: il y a bien là dedans ce qui ne se trouve pas souvent à l'Opéra-Comique, de la musique, il y a même de beaux morceaux d'ensemble; mais comme œuvre complète, comme partition qui, par son sujet, indique, quoi qu'on puisse dire, une prétention mal déguisée à faire le pendant du Don Juan de Mozart, Zampa me paraît mauvais. Autant l'un est vrai, d'une allure rapide, élégante et noble, autant l'autre est faux, entaché de lieux communs et de vulgarisme. Une comparaison entre les paroles des deux partitions fera mieux comprendre la différence que je trouve entre les deux musiques. Chacun connaît le mordant, l'originalité et la vérité un peu crue des expressions du Don Juan de Mozart dans le dialogue; celui d'Herold s'exprime ainsi dans une orgie:
| Nargue du vent et de l'orage, |
| Quand d'aussi bon vin |
| Mon verre est plein, |
| Buvons! car peut-être un naufrage |
| Finira demain |
| Notre destin. |
Ailleurs, au moment de violer une jeune fille, il lui dit sans rire: «Cède, cède à mes lois», et sa victime échevelée répond:
| Dissipez mes alarmes; |
| Est-ce donc par des larmes |
| Que l'on peut être heureux? |
| Souscrivez à mes vœux. |
Il n'y a au monde que l'Opéra-Comique où l'on puisse entendre de pareils vers: eh bien! en général, la musique de Zampa n'a guère plus d'élévation dans la pensée, de vérité dans l'expression, ni de distinction dans la forme. Seulement il est bien sûr que l'auteur des paroles n'a attaché aucune importance aux rimes qu'il jetait au musicien, tandis que celui-ci s'est battu les flancs en maint endroit sans pouvoir s'élever au-dessus de son collaborateur. Du moins ai-je été affecté par cette musique absolument comme les poètes le seront par les lignes que je viens de citer. En outre, le style n'a pas de couleur tranchée; il n'est pas chaste et sévère comme celui de Méhul; exubérant et brillant comme celui de Rossini; brusque, emporté et rêveur, comme celui de Weber; de sorte qu'à bien prendre, tout en participant un peu des trois écoles allemande, italienne et française, Herold, sans avoir un style à lui, n'est cependant ni Italien, ni Français, ni Allemand. Sa musique ressemble fort à ces produits industriels confectionnés à Paris d'après des procédés inventés ailleurs et légèrement modifiés; c'est de la musique parisienne. Voilà la raison de son succès auprès du public de l'Opéra-Comique, qui représente à notre avis la moyenne classe des habitants de la capitale, tandis qu'elle obtient si peu de crédit parmi les amateurs ou artistes qu'un goût plus délicat, une organisation plus complète, un raisonnement plus exercé distinguent éminemment de la multitude.
Les motifs de ce jugement sévère ressortiront plus plausibles de l'examen que nous allons faire de la partition de Zampa. L'ouverture me semble mauvaise pour la forme comme pour le fond. Elle se compose de quatre ou cinq motifs différents, empruntés à l'opéra, et enchaînés à la suite les uns des autres sans aucune espèce de liaison. L'harmonie d'ensemble, l'unité, n'existe donc pas. C'est un pot-pourri et non une ouverture. Je sais bien que ce système commode a été adopté par Weber pour ses immortelles ouvertures du Freyschütz, d'Obéron, d'Euryanthe, et de Preciosa; mais Weber, en empruntant des thèmes à la partition pour l'ouverture, avait trouvé l'art de les unir intimement, de les engrener, de les fondre en un tout homogène, avec tant d'adresse, avec un sentiment si exquis, que le procédé disparaissait pour ne laisser voir que la beauté du résultat. Il jetait à la vérité de l'argent, du cuivre et de l'or, dans la masse en fusion, mais il savait en combiner l'alliage, et quand la statue sortait du moule, sa couleur sombre n'accusait qu'un seul métal, le bronze. En outre, dans l'ouverture de Zampa, si on en excepte le premier allegro qui a du feu et une certaine énergie sauvage, les mélodies ne sont ni bien neuves ni bien saillantes; l'avant-dernière surtout, formée de petites phrases sautillantes, comme Rossini en a laissé tomber quelquefois de sa plume quand il était las de composer, me paraît vraiment misérable et sottement coquette. Je signalerai également dans l'ouverture le défaut qu'on remarque dans tout l'opéra: c'est l'abus des appogiatures, qui dénature tous les accords, donne à l'harmonie une couleur vague, sans caractère décidé, affaiblit l'âpreté de certaines dissonances ou l'augmente jusqu'à la discordance, transforme la douceur en fadeur, fait minauder la grâce et me paraît enfin la plus insupportable des affectations de l'École parisienne. Quant à l'instrumentation, je n'en saurais rien dire, sinon qu'elle est suffisante en général, mais qu'à la coda les coups de grosses caisses sont tellement multipliés, rapides et furibonds, qu'on est tenté de rire ou de s'enfuir.
Le premier air de Camilla, en la bémol: A ce bonheur suprême, est au contraire plein de candeur et de pureté; l'harmonie en est simple, et les dessins d'accompagnement bien choisis, jusqu'à l'entrée de l'allegro en mi naturel, où le coquet prétentieux de l'École parisienne recommence. A ce morceau succède un chœur d'hommes, dont la mélodie vive et gaie n'est pas exempte d'affèterie, mais dont le principal défaut consiste dans la subalternéité des voix. Le thème est exécuté à l'orchestre par les premiers violons, tandis que sur la scène le chœur marque les temps forts de la mesure en plaquant l'harmonie; tellement que les premiers ténors, au lieu de suivre une marche tant soit peu mélodique, ne font entendre que des ut pendant les huit premières mesures. Ce n'est donc pas un chœur, mais seulement un thème instrumental chargé d'un inutile accompagnement vocal. Ce moyen facilite beaucoup la tâche des choristes; aussi aiment-ils fort les compositeurs qui en font usage: à leur avis, ceux-là seulement savent écrire pour les voix. La ballade obligée du premier acte est extrêmement simple, elle a bien les allures d'une complainte de jeunes filles; mais ce style enfantin ne dégénère-t-il pas un peu en niaiserie? Pour moi la chose n'est pas douteuse; je retrouve là toute la naïveté de l'École parisienne.
Je saute un trio assez pâle, pour arriver au grand quatuor de l'entrée de Zampa. Ce morceau, d'un style ferme, essentiellement dramatique, bien conduit, bien modulé, et exempt de ces désespérantes appogiatures que nous reprochons tant à l'auteur, est sans comparaison le meilleur de l'opéra. La partie du trembleur Dandolo est fort comique; l'idée de le faire chanter presque constamment en triolets contrariés par le rythme binaire de tout le reste de la masse harmonique, est ingénieuse; et l'allegro qui succède à l'aparté est plein de force et d'éclat. La grande progression de tierces descendantes à l'unisson qui se trouve vers la coda, se trouve en opposition directe avec l'expression indiquée par les paroles: on ne dit pas ainsi: Hélas! la force m'abandonne! On ne crie pas si fort pour l'ordinaire quand on se sent mourir; mais comme la scène en général est montée au ton de l'anxiété et de l'effroi, cette idée rendant à merveille le dernier de ces deux sentiments, il serait injuste de chicaner le compositeur à ce sujet. Il me semble seulement qu'il eût dû exiger de l'auteur du libretto des paroles en concordance parfaite avec sa belle inspiration musicale; rien n'était plus facile que ce changement. Le finale commence par un chœur de corsaires, chœur véritable, la pensée musicale se trouvant réellement dans les voix; il est coupé en phrases de trois mesures, et le rythme entremêlé de syncopes en est assez piquant; mais on ne saurait le compter pour un morceau à cause de son laconisme. L'entrée des jeunes filles ramène encore le défaut que nous avons signalé plus haut; le chant est dans l'orchestre, et les trois parties de soprani et contralti n'exécutent qu'un remplissage d'harmonie dépourvu de tout intérêt. De pareils chœurs sont de véritables fictions. Ce n'est pas à faire chanter sur le théâtre une partie de seconde clarinette par les soprani, de second ou de troisième cor par les ténors, et de basson par les basses, que consiste l'art d'employer les masses chorales. C'est aux Italiens que nous devons cette découverte, précieuse pour la paresse des compositeurs et l'incapacité des exécutants. Dans le reste du finale, la voix reprend cependant le rang auquel elle a droit dans l'échelle musicale; le thème: Au plaisir, à la folie, qui avait été déjà entendu dans l'ouverture, reparaît à la fin, interrompu par un aparté plein de terreur, dont le contraste est d'un excellent comique. Voilà une idée vraiment musicale, comme n'en trouvent pas souvent les faiseurs de libretti; aussi le compositeur ne l'a-t-il pas manquée.
La prière des femmes, qui ouvre le second acte, est bien innocente; on distingue pourtant dans la ritournelle un enchaînement d'accords parfaits d'une heureuse originalité.
Le grand air: Toi, dont la grâce séduisante, a du charme mélodique, bien que la coupe rythmique n'en soit pas irréprochable et que la muse du style parisien s'y fasse sentir à tout instant. Le duo terminé en trio: Juste ciel! qu'ai-je vu! c'est ma femme! a beaucoup de verve, plusieurs périodes de l'ensemble se développent bien, et on y rencontre quelques tournures d'harmonie assez imprévues. Quant à celui des deux amants: Pourquoi vous troubler à ma vue? c'est du jasmin, de la vanille et de l'ambre, à hautes doses. Le finale est fort loin de celui du premier acte, malgré la gentillesse d'une petite barcarollette six-huit, comme la plupart des nombreuses chansons, rondes, ballades ou romances sucrées, dont les auteurs ont saupoudré leur pièce, pour le bonheur des orgues et des marchands de musique. C'est péniblement élaboré, et plusieurs modulations forcées amènent des duretés qu'on supporte difficilement. Au dernier acte, je trouve une sérénade délicieuse, pleine de fraîcheur et de douce mélancolie; et encore le duo entre Camille et Zampa: Pourquoi trembler? dont l'allegro contient une mélodie élégante appliquée, fort mal à propos, par les deux personnages, sur deux phrases d'un sens diamétralement opposé. Pour tout le reste, je n'y vois absolument que la fleur du style parisien orné de tous les colifichets de l'instrumentation italienne et des harmonies chromatiques hérissées de dissonnances dont Spohr et Marchner ont attiré le reproche à l'école allemande par l'abus qu'ils en ont fait. J'ajouterai qu'Herold, en employant ces accords de sauvage et fantastique apparence, atteint fort rarement son but; c'est une arme qu'il ne sait pas manier; presque toujours c'est le manche qui porte au lieu de la lame; et, au contraire de Mozart, de Beethoven et de Weber, ses coups meurtrissent sans faire couler de sang.
Voilà notre opinion tout entière sur Zampa. Si quelque chose peut adoucir sa rudesse aux yeux des admirateurs d'Herold, nous dirons en finissant que cette partition remplit cependant toutes les conditions qu'on exige aujourd'hui à Paris d'un véritable opéra-comique, et que les auteurs ont pleinement réussi, puisque le suffrage de cette partie du public à laquelle ils s'adressaient leur est incontestablement acquis.
DONIZETTI
LA FILLE DU RÉGIMENT
16 février 1840.
On jure terriblement dans cette pièce! Mais c'est le style du temps. Aujourd'hui nos soldats ont parfois de très bonnes manières; ils savent à peu près l'orthographe, et ne blasphèment que dans les grandes occasions. Il est vrai que, sous l'Empire, on s'occupait d'un autre genre d'éducation, et qu'on était parvenu à un degré de force peu commun dans l'art de... se faire tuer. Ce qui ne veut pas dire que nous ayons le moins du monde oublié ce beau talent; seulement on est plus avancé à présent, et nous avons joint à l'art de mourir un peu de savoir-vivre.—Assez d'esthétique militaire.—Esthétique! Je voudrais bien voir fusiller le cuistre qui a inventé ce mot là!
Nous sommes dans les guerriers, dans les lauriers et dans les troupiers. Il s'agit d'un régiment, d'un régiment qui eut une fille, une fille à lui tout seul. C'est le sergent Sulpice qui l'a trouvée sur le champ de bataille, abandonnée dans son berceau, avec une lettre de son père le capitaine Robert, qui la recommande à une marquise de Brakenfeld. Sulpice, comme de raison, ne sait où prendre cette marquise, et, sans s'en inquiéter davantage, il met l'enfant et la lettre dans son sac, quitte à remettre plus tard l'une et l'autre à leur adresse.
Après quinze ans bien employés, il faut le dire, Sulpice revient dans le Tyrol avec ses camarades. On ne sait pas comment il a pu dans les camps remplir ses fonctions de père nourricier; quoi qu'il en soit, le petite fille a grandi sous les drapeaux: charmante brune aujourd'hui, familiarisée avec l'odeur de la poudre et le langage des canons, elle parcourt les rangs du régiment qui l'a adoptée, son tonnelet sur l'épaule, et verse à chacun de ses pères l'enthousiasme et l'eau-de-vie. Sulpice, on le voit, s'est donné des collaborateurs, voilà pourquoi Marie se nomme la Fille du Régiment. La tendresse paternelle de nos braves ne tarde pas à se changer en un sentiment plus vif, mais non moins pur. La jeune cantinière ne court aucun danger de séduction, on la respecte et on se respecte de trop pour cela; on a seulement exigé d'elle le serment de ne pas choisir d'époux hors des rangs du 21e. Mais Jupiter se rit des serments de l'Amour et de ceux des cantinières. Voilà qu'un jour, en cueillant des noisettes sur le bord d'un précipice, le pied manque à Marie; elle tombe, elle va mourir d'une mort affreuse, quand un beau jeune Tyrolien se trouve là à point nommé pour la recevoir dans ses bras et la sauver. Inutile de dire que nos deux personnages émus de cette brusque rencontre s'éprennent à l'instant même l'un pour l'autre du plus ardent amour. Le régiment ne tarde pas à se remettre en marche, car le Goguelat de M. de Balzac dit vrai: on en usait furieusement dans ce temps-là, des hommes et des souliers. Tonio, c'est le nom du sauveur de Marie, a l'imprudence de suivre les troupes françaises autour desquelles il rôde sans cesse pour apercevoir sa bien-aimée. On le prend pour un espion, et naturellement on va le fusiller, quand plus naturellement encore Marie intervient, déclare qu'elle lui doit la vie, qu'elle l'aime, et, ventrebleu! qu'elle l'épousera. A cet aveu, le régiment tout entier redevient père, il pardonne à Marie et lui permet d'aimer son libérateur. Mais le serment! le serment! «Quel serment?» demande Tonio. On lui explique l'engagement contracté par Marie avec le 21e si jamais elle veut se marier. «Belle difficulté! dit le jeune gars; je m'enrôle, je me fais soldat, je suis du 21e; comme ça j'épouserai Marie sans qu'elle manque à sa parole.»
Sulpice, quelques jours après, met la main par hasard sur une vieille Allemande qui a la ridicule vanité de fuir l'armée française, comme si l'armée française pouvait être capable de na pas la respecter. Elle se nomme. C'est la marquise de Brakenfeld, celle à qui la lettre du capitaine Robert est adressée. A ce nom de Robert, la marquise se trouble et reconnaît sa nièce dans la jeune fille qui lui est recommandée. Voilà donc la cantinière conduite au château des Brakenfeld. Elle va changer d'existence; mais ses sentiments resteront les mêmes pour Tonio, son sauveur, et pour les braves, son père, du 21e.
Après quelques mois, Marie, devenue tant bien que mal une demoiselle, est sollicitée par la marquise d'accepter pour époux un grand seigneur qu'elle n'a jamais vu. Elle aime toujours Tonio; elle a le caractère énergique et résolu, et pourtant elle consent. Conçoit-on cela? Allons, franchement: il y a un peu de vanité féminine dans son fait. Le contrat est prêt: Marie va signer (il paraît que ses pères du 21e n'ont pas négligé de lui apprendre à écrire. Oh! les bons pères!), quand un bruit de tambours se fait entendre. Le régiment de Sulpice s'avance, et Tonio, qui depuis son engagement a déjà gagné les épaulettes de lieutenant, ose venir demander à la marquise la main de Marie. Refus méprisant de la noble dame. Vigoureuse réplique du pauvre lieutenant. «Ah! vous me refusez! Eh bien! madame, sachez que je possède le secret de la naissance de Marie. Vous n'êtes point sa tante, n'ayant jamais eu de sœur; vous êtes sa mère: j'en ai les preuves, et je les ferai connaître. Le capitaine Robert...—Tais-toi, malheureux! ne va pas me déshonorer; je consens à tout.—Eh! allons donc! Marie, veux-tu être ma femme?—Oui, mille tonnerres!—Mets ton nom là, madame la marquise le veut.—Hourra! crie le régiment; viens dans nos bras, Tonio, nous sommes ton beau-père... Déposez vos... armes! rompez les rangs!» La parade est finie.
La musique de cette pièce a déjà été entendue en Italie, du moins en grande partie: c'est celle d'un petit opéra imité ou traduit du Chalet de M. Adam, et au succès duquel M. Donizetti n'attachait probablement qu'une très mince importance. C'est une de ces choses comme on en peut écrire deux douzaines par an, quand on a la tête meublée et la main légère. L'auteur de Lucia et d'Anna Bolena a eu tort de laisser représenter au théâtre de la Bourse une aussi faible production, au moment où l'attention du public dilettante va se concentrer sur celle que prépare à grands frais l'Opéra. Sans aucun doute il ne pouvait résulter de cette épreuve rien d'avantageux au succès des Martyrs; et nous n'oserions répondre qu'elle ne puisse lui être plus ou moins défavorable. Lorsqu'on est sur le point de produire une œuvre écrite per la fama, comme disent les compatriotes de M. Donizetti, il faut bien se garder de montrer un pasticcio esquissé per la fame. On fait en Italie une effrayante consommation de cette denrée chantable, sinon chantante: on n'y voit guère que des prétextes aux succès des grands ténors et des dive. On dit: «Tel maître écrit pour telle prima donna; Moriani fait furore dans une cavatine de tel ouvrage; l'impresario a fait venir dernièrement Donizetti pour écrire l'opéra de la saison; nous entendrons ça le mois prochain; la Marini, dit-on, est très satisfaite.» Et cela n'a pas beaucoup plus d'importance dans l'art que n'en ont les transactions de nos marchands de musique avec les chanteurs de romances et les fabricants d'albums. Nous disons, ou du moins nos marchands disent: «Mademoiselle Puget a tiré à deux mille cette année; l'an passé elle ne tira qu'à quinze cents. Il y a progrès; il faut lui faire écrire deux albums pour l'hiver prochain.» Ou bien: «Le chanteur de M. Bernard Latte ne lui a fait vendre encore que deux cents Bérat et quatre-vingts Masini; il les chante partout cependant: il faut que sa voix ne plaise plus autant, ou que la verve sentimentale des auteurs se soit refroidie.» Tout cela est per la fame, et la fama n'a que peu de chose à y voir.
La partition de la Fille du Régiment est donc tout à fait de celles que ni l'auteur ni le public ne prennent au sérieux. Il y a de l'harmonie, de la mélodie, des effets de rythme, des combinaisons instrumentales et vocales; c'est de la musique, si l'on veut, mais non pas de la musique nouvelle. L'orchestre se consume en bruits inutiles; les réminiscences les plus hétérogènes se heurtent dans la même scène, on retrouve le style de M. Adam côte à côte avec celui de M. Meyerbeer. Ce qu'il y a de mieux, à mon sens, ce sont les morceaux que M. Donizetti a ajoutés à sa partition italienne, pour la faire passer sur le théâtre de l'Opéra-Comique. La petite valse qui sert d'entr'acte, et le trio dialogué dont on avait parlé, avant la représentation, sont de ce nombre; ils ne manquent ni de vivacité ni de fraîcheur. Le finale du premier acte n'a pas une forme bien arrêtée; on y cherche vainement une intention saillante. Une phrase du rôle de Marie, au second, est bien jetée, le dessin en est élégant. Je ne dirai rien de l'ouverture. M. Donizetti s'inquiète peu, très probablement, des critiques dont cette partition est l'objet; mais, encore une fois, il a tort, à cause des Martyrs. Le public n'aime pas qu'on agisse avec lui aussi cavalièrement; il peut prendre ensuite une œuvre consciencieuse pour le pendant du pasticcio qu'on lui a offert le premier, et faire peser sur elle le blâme que l'autre avait seul encouru. Espérons qu'il n'en sera rien malgré l'étrange impression produite en outre par l'annonce de la bordée que M. Donizetti va lâcher sur nos quatre théâtres lyriques, et qui doit, au dire des mauvaises langues, en couler bas au moins deux.
Quoi, deux grandes partitions à l'Opéra, les Martyrs et le Duc d'Albe, deux autres à la Renaissance, Lucie de Lammermoor et L'ange de Nisida, deux à l'Opéra-Comique, La Fille du régiment et une autre dont le titre n'est pas connu, et encore une autre pour le Théâtre-Italien auront été écrites ou transcrites en un an par le même auteur! M. Donizetti a l'air de nous traiter en pays conquis, c'est une véritable guerre d'invasion. On ne peut plus dire: les théâtres lyriques de Paris, mais seulement: les théâtres lyriques de M. Donizetti. Jamais, aux jours de sa plus grande vogue, l'auteur de Guillaume Tell, de Tancrède et d'Otello n'osa montrer une ambition pareille. Il ne manquait pas de facilité, cependant, et il avait aussi ses cartons bien garnis! Pourtant, pendant toute la durée de son séjour en France, il n'a donné que quatre ouvrages et sur le seul théâtre de l'Opéra; Meyerbeer en dix ans n'en a produit que deux; Gluck, en mourant à un âge assez avancé, ne légua à notre premier théâtre que six grandes partitions, fruit du travail de toute sa vie. Il est vrai qu'elles dureront longtemps.
Là, franchement, que dirait ou que penserait M. Donizetti, si Florence, par exemple, était la capitale du monde civilisé, si elle contenait quatre théâtres lyriques, dont trois rudement subventionnés par l'État, c'est-à-dire par les Florentins, et si M. Adam non content de faire claquer haut et ferme le fouet de son postillon sur la scène française de Florence, venait encore distribuer aux directeurs des trois autres théâtres des traductions ou des mélanges du Châlet, du Proscrit, de Régine, du Brasseur, du Fidèle Berger, de la Reine d'un jour, etc... Voici ce qu'il penserait probablement, car M. Donizetti est un homme honorable, dont le seul tort est évidemment de se laisser faire une douce violence par des spéculateurs qui ne pensent qu'à profiter d'une vogue momentanée, et s'inquiètent peu de la gloire de l'artiste étranger dont la fécondité leur paraît exploitable: «Il y a là dedans, se dirait-il, quelque chose d'évidemment vicieux et injuste. Si M. Adam veut bien venir écrire pour nous une, deux, et même trois partitions, soigneusement faites, et où il aura cherché à mettre tout ce qu'il aura de science et d'inspiration, Florence devra s'estimer heureuse et fière de lui offrir, avec l'hospitalité, tous les moyens d'exécution qu'elle possède. Il est de l'honneur des compositeurs italiens d'accepter une lutte offerte par le musicien français; l'émulation qu'elle excitera ne peut en outre que tourner au profit de l'art; il doit jaillir des éclairs du choc de ces deux écoles rivales. Mais si M. Adam, ayant écrit, de son aveu, soixante et quelques partitions, prend fantaisie d'exhumer celles mêmes qui n'ont pas réussi dans son pays, de les mêler à plus ou moins forte dose avec celles qui en ont obtenu des quarts de succès, des demi-succès, ou d'autres succès, d'en former ainsi une espèce de jeu de cartes, pour distribuer ça et là des as de cœur, des as de trèfle et des valets de carreau, ceci devient un intolérable abus, et les Florentins seraient absurdes de se laisser écraser par cette avalanche qui leur tombe des Alpes. Il n'y aurait plus que de la bêtise et non de la générosité dans leur fait. Ils se verraient réduits au silence, et leur cause serait perdue, non faute de bonnes raisons, mais seulement pour n'avoir pu su mettre un terme au flux de paroles de leur adversaire.
«Le public florentin finirait par s'accoutumer aux plus grandes légèretés du style français, n'en entendant pas d'autre, et, ne pouvant plus établir de comparaison, le goût se perdrait tout à fait. Les compositeurs nationaux, voyant que le seul moyen de se faire bien accueillir par les directeurs de théâtres est d'imiter M. Adam, ne manqueraient pas de copier ce qu'il y a de plus mauvais dans sa manière, pendant que lui, au contraire, agrandirait son style par l'étude de nos beaux modèles, et en se mettant au niveau d'une civilisation musicale plus avancée que celle des Français. Il nous inoculerait ses défauts, prendrait nos qualités et nous mettrait à la porte de chez nous aux grands applaudissements de toute la canaille de Florence! Certes, l'abnégation ne saurait de notre part s'étendre jusque là; et puisque le gouvernement qui entretient à grands frais notre Conservatoire et subventionne nos théâtres, ne prend nul souci du présent ni de l'avenir des artistes dont il a payé l'éducation, auxquels il a distribué des prix, tressé des couronnes, accordé des pensions pour les abandonner ensuite, dès qu'ils ont pu acquérir le sentiment de leur force et s'éprendre d'une juste ambition, c'est à eux de serrer leurs rangs et de se défendre, en toute loyauté, mais énergiquement. Nous devons donc dire à M. Adam: «Holà, notre maître! si vous avez franchi les Alpes avec armes et bagages, comme Annibal et Napoléon, tâchez donc que votre incursion sur la terre italienne ne puisse donner lieu à des comparaisons moins nobles. Les marchands forains aussi passent le Mont Cenis et le Simplon; nous en avons tous les ans un assez grand nombre à la foire de Sinigaglia. Si vous venez ici pour enrichir notre musée musical de belles partitions, nous vous applaudirons avec transport. Car nous avons, nous, une grande passion, assez rare dans votre spirituelle patrie. Nous aimons la musique. Nous saurons en conséquence nous gêner beaucoup pour vous faire beaucoup de place, nous coucherons sur la dure pour vous céder nos lits; vous aurez nos chanteurs, nos danseurs, nos peintres les plus habiles; Félix Romani écrira vos libretti, et nous aurons le courage de passer pour des imbéciles, quand nous ne sommes au fond que des enthousiastes et des artistes dévoués. Mais, per Bacco! ne venez pas à notre barbe spéculer sur un tel désintéressement et faire payer aux Florentins les bamboches musicales dont ne veulent plus et dont n'ont peut-être jamais voulu les modistes de votre rue Vivienne, quand nos grands maîtres pourraient leur donner pour rien des compositions dignes d'être applaudies par de royales mains; car nous ne serions pas embarrassés en ce cas pour démontrer à tous que votre or est du cuivre, que vos diamants ont des taches ou ne sont que du verre, et que vos glaces réfléchissent les objets à l'envers; et vous sentiriez alors, mais trop tard, la sagesse du proverbe: Qui trop embrasse, mal étreint, toujours parce que nous aimons la musique.» Voilà ce que, dans l'opinion présumée de M. Donizetti, les compositeurs italiens devraient dire à M. Adam. Et nous donc! pense-t-on que nous ayons le cœur moins haut placé, l'âme moins fière et le sang moins chaud que les Italiens?...
HALÉVY
LE VAL D'ANDORRE
14 novembre 1848.
Le succès du Val d'Andorre à l'Opéra-Comique est un des plus généraux, des plus spontanés et des plus éclatants dont j'ai été témoin. Les quatre-vingt-dix neuf centièmes des auditeurs applaudissaient, approuvaient, étaient émus. Une fraction cependant, fraction imperceptible, mais qui contient encore des esprits d'élite, ne partageait qu'avec des restrictions l'opinion dominante sur la haute valeur de l'ouvrage, d'autres, dès la fin du second acte, se montraient déjà fatigués d'entendre dire que c'est charmant! O Athéniens! vous avez pourtant bien peu d'Aristides!
Pour moi, j'ai franchement approuvé et admiré; j'ai été impressionné vivement, sans songer, en écoutant les clameurs enthousiastes de la salle, à appliquer à M. Halévy ce mot antique: «Le peuple l'applaudit, aurait-il dit quelque sottise?...» Mot plus spirituel que profond, car le peuple applaudit même les belles choses quand elles sont à sa portée et qu'elles ne dérangent pas brusquement le cours de ses habitudes et de ses idées.
Le drame et la partition du Val d'Andorre sont du nombre de ces heureux ouvrages que le doigt du succès a marqués, et qui suffiraient à la gloire d'un homme et à la fortune d'un théâtre. L'exécution d'ailleurs en est évidemment exceptionnelle, ainsi que nous le verrons tout à l'heure, et telle qu'on ne s'attendait point à la trouver à l'Opéra-Comique, théâtre assez peu soucieux jusqu'à présent, des qualités dramatiques et musicales qu'il vient de déployer[49].
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L'intérêt palpitant de ce drame, la simplicité et le naturel des situations, la variété de ton qui y règne et l'excellente disposition des scènes destinées à la musique, en font un des meilleurs livrets d'opéra qu'on ait écrit depuis longtemps. La partition est si intimement liée avec la pièce, chacune des mélodies exprime si fidèlement et si complètement le sentiment des situations, l'accent des passions et le caractère des personnages, que la musique et les paroles semblent avoir été écrites d'un jet par un seul et même auteur. M. Halévy a rencontré rarement une inspiration plus abondante et plus soutenue. A un style mélodique d'une distinction constante, il a joint ici une harmonie toujours piquante sans recherche et une des plus délicieuses instrumentations que nous connaissions. L'ouverture, formée de trois motifs, pris dans l'Opéra, est tissue avec une habileté admirable. Son effet est pittoresque et brillant. Après une charmante cavatine de Georgette, viennent des couplets de Jacques: Voilà le sorcier, pleins de caractère et d'originalité. Il faut louer beaucoup le quatuor de la divination, dans lequel j'ai remarqué l'ensemble final: C'est de la magie! et la phrase: Adieu, madame, et recevez mes compliments! Je louerai plus encore l'entrée de Rose-de-Mai effeuillant une fleur et ses couplets: Marguerite, qui m'invite, le sextuor, la modulation de l'air du capitaine sur ces mots: La beauté qui me porte en son cœur, la scène du tirage, le quatuor syllabique: Destin qu'on dit terrible! la jolie chanson de conscrits: Venez, la nuit est belle, et ce cri si dramatique de Rose par lequel se termine le premier acte: Il est sauvé, mon Dieu! pardonnez-moi!
Le second acte s'ouvre par un chœur syllabique de soprani d'un effet gracieux et piquant. Puis on danse, et, tout en dansant, les jeunes garçons font des déclarations à leurs belles, et Georgette chante la basquaise avec accompagnement de tambours de basque, de grelots et de castagnettes. Il y a là une gaieté, une vivacité de coloris local digne des plus grands éloges; l'emploi en masse des instruments de percussion (non violents) tels que ceux que je viens de nommer, y fait merveille. Mais un morceau dont l'auditoire a été enthousiasmé, c'est celui de Rose-de-Mai: Faudra-t-il donc?... Il est écrit en entier dans le mode mineur; seulement, quand la jeune fille se rappelle la douleur qu'éprouvait Stephan d'être contraint de partir, à la dernière syllabe de ces mots: Mais je l'ai vu si malheureux! l'accord majeur de la tonique s'épanouit d'une façon si naturelle et si inattendue, tant de tendresse s'en exhale, que les larmes en sont venues à tous les yeux. Cet accord est une inspiration sans prix, comme toute idée venue du cœur en droite ligne. Dans le trio: Ah! maintenant je vais donc tout savoir! la réponse obstinée du capitaine: Oh! quel vin délectable aux questions de Stephan, est ramenée on ne peut plus heureusement. Les exclamations douloureuses de Rose: O souffrance mortelle!—Non, je ne l'aime plus!—Je n'ai plus qu'à mourir! sont du plus grand style et d'une poignante expression. J'aime moins les couplets du Soupçon, bien accompagnés cependant par un rythme sourd de cors et de timbales. Le petit chœur pastoral qui suit rappelle un peu un ensemble vocal de l'Euryanthe de Weber. Mais le finale est un chef-d'œuvre. Les voix et les instruments s'animent ici d'une indignation terrible. Chaque note porte coup; tantôt l'effet résulte de l'unisson des voix, tantôt de leur division harmonique, mais toujours, en outre, de la vérité de l'accent et de cette union intime que j'ai signalée plus haut entre le chant et la parole. Et puis cette idée de faire mélodieusement pleurer un cor anglais à l'orchestre, pendant les terribles instants de silence laissés par les interpellations du chœur, silence qu'interrompent seuls sur la scène les monosyllabes étouffés de Rose presque évanouie, cette idée, dis-je, contraste d'une manière essentiellement et profondément dramatique avec tout le reste du finale, et en redouble la cruelle énergie. Je le répète: je crois que c'est un chef-d'œuvre.
Le troisième acte est beaucoup plus court que les deux précédents, il contient encore une chanson soldatesque avec chœurs, excellente, d'une mélodie franche et nette, et instrumentée supérieurement; un piquant duo entre Georgette et Saturnin, une délicieuse musette avec échos, un trio dont nous avons retenu la phrase de Rose:
| Adieu, je vous laisse en partage, |
| A toi tout mon amour, à toi mon souvenir. |
et enfin un unisson fort beau de quatre voix de basse dans la scène de l'accusation.
Je ne pense pas que beaucoup d'opéras puissent fournir un pareil nombre de morceaux remarquables, morceaux, qui, de plus, ont eu l'insigne bonheur d'être remarqués et appréciés de prime abord.
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BELLINI
NOTES NÉCROLOGIQUES
16 juillet 1836.
Ce n'est point d'une biographie qu'il s'agit ici. La vie du compositeur dont nous regrettons la fin prématurée n'offre aucune des vicissitudes qui eussent pu en rendre le récit intéressant. Entré fort jeune au Conservatoire de Naples, il en sortit pour suivre à Milan le célèbre chanteur Rubini, alors son protecteur et depuis son ami. Il écrivit très rapidement plusieurs partitions dont la plupart furent favorablement accueillies du public. Après un voyage de quelques mois en Angleterre, Bellini s'était fixé à Paris, séduit par l'accueil que sa musique et lui-même y recevaient de toutes parts; plus encore peut-être par les richesses musicales qu'il y voyait accumulées, et c'est au milieu de l'enivrement d'un succès récent que la mort est venu l'enlever. Cet événement a frappé d'autant plus vivement, que Bellini, par la douceur de ses mœurs et par l'aménité de ses manières avait su se faire de nombreux amis. Aussi, est-ce pour se soustraire à une influence bien naturelle, que l'auteur de cette note, voulant faire une étude impartiale des travaux du jeune maestro, a tardé jusqu'ici de s'y livrer.
On a fait en France, et surtout en Italie, une foule de comparaisons plus ou moins forcées entre Bellini et les grands maîtres. On a trouvé en lui tantôt la simplicité élégante de Cimarosa, tantôt le charme pénétrant de Mozart, tantôt le pathétique élevé de Gluck, etc... Mais toujours une différence marquée entre son style et celui de Rossini. Cette dernière circonstance, qui, au premier coup-d'œil, semble avoir dû nuire à la vogue des premiers ouvrages de Bellini, est précisément ce qui a le plus contribué à la leur faire obtenir. Le public italien est plus français qu'on ne pense, sous certains rapports; l'amour du changement est très vif chez lui; à l'apparition de Bellini, il commençait déjà à se refroidir pour Rossini; peut-être même les succès continuels de l'illustre maëstro l'importunaient-ils; on était las de l'entendre toujours appeler le juste. En conséquence, on n'eut pas plutôt trouvé quelques différences entre le faire du compositeur sicilien et le sien, que cette anomalie, d'autant plus frappante que l'Italie était inondée d'imitations rossiniennes, attira l'attention générale. Toute musique de théâtre avait été réputée impossible hors de la roule brillante ouverte par l'auteur du Barbier; en reconnaissant son erreur sur ce point, le peuple italien se prit d'enthousiasme pour l'artiste qui l'avait désabusé, et, dès ce moment, une réaction violente se fit en faveur de Bellini. On l'adorait, c'est le mot, à Milan; et l'accueil que ses compatriotes lui firent, lors de son retour à Palerme, après le succès de la Norma, fut un véritable triomphe. Il semblait qu'il eut découvert la musique expressive, et que les larmes versées au Pirate et à la Straniera fussent les premières que le drame lyrique eût jamais fait couler. D'un autre côté, les partisans de l'ancienne école, qui commençaient à pardonner à Rossini son orchestre luxuriant, ses hardiesses harmoniques, et sa verve folle, trouvant dans cette nouvelle direction des idées, un retour vers leurs premières admirations, proclamèrent Bellini le restaurateur de l'art italien, et le nommèrent le second Paisiello. La réaction ne fut pas aussi prompte en France; la raison en est sans doute inhérente à la nature même du talent de Bellini. Si l'expression est le mérite principal de ses ouvrages, on conçoit, en effet, que ce mérite ne puisse être apprécié aussi facilement par des auditeurs dont le plus grand nombre est étranger à la langue dans laquelle ils sont écrits. On n'aperçut d'abord au contraire que leurs défauts; à part cette partie du public du théâtre Favart qui trouve tout adorable, pourvu que Rubini et mademoiselle Grisi chantent, le reste des amateurs et l'immense majorité des artistes trouvèrent cette musique pâle, décolorée, monotone, pauvre d'harmonie, en un mot fort en arrière de l'état actuel de l'art. Dans la plupart des premiers ouvrages de Bellini, la forme des accompagnements, la coupe des morceaux et l'instrumentation justifient, à mon sens, cette critique; souvent on y retrouve l'orchestre délabré de Grétry; ce n'est que dans ses dernières productions qu'il s'est appliqué à pallier, sinon à corriger ces défauts évidents. S'il n'a fait que les déguiser sans les faire disparaître entièrement, c'est qu'il lui était réellement impossible de faire davantage. Le sens harmonique est un don de la nature, comme celui de la mélodie; il en est de même de l'art de grouper les masses et de tirer des effets nouveaux saisissants ou pittoresques des instruments.
Les observations les plus variées, les études les plus opiniâtres, aidées des conseils des maîtres les plus habiles, pourront bien amener l'artiste à la connaissance des procédés employés de son temps, mais ne le feront jamais sortir sous ce rapport de la ligne des médiocrités, et ne sauraient suppléer à ce qu'il y a d'incomplet dans son organisation. Aussi quand Bellini en vint à soigner son orchestre, ces tentatives n'eurent d'autre résultat que de le rendre un peu plus bruyant sans lui donner cette physionomie animée, dramatique et originale à laquelle il ne lui était pas permis d'atteindre. Ce n'est donc pas à ses prétendus progrès qu'il faut attribuer l'accroissement de sa vogue à Paris, mais seulement au temps qui nous a permis d'entrer peu à peu dans les conditions hors desquelles il nous était impossible d'apprécier son véritable mérite, l'expression; à la lassitude du style rossinien qui commençait à se faire sentir en France comme en Italie; à la médiocrité de la plupart des productions ultramontaines au moyen desquelles les directeurs du théâtre Favart avaient espéré ranimer la ferveur des dilettanti; à la présence de Bellini parmi nous; à ses succès de salon (dont l'influence est incroyable à Paris comme à Londres); et enfin à sa mort cruelle et inattendue qui a éveillé toutes les sympathies.
En comptant parmi les causes de sa popularité la différence qui existe entre son style et celui de Rossini, ce n'est pas que je partage en entier l'opinion généralement admise sur la réalité de cette différence. L'examen approfondi d'un de ses principaux ouvrages me fournira l'occasion d'exprimer là-dessus toute ma pensée. La Straniera est celui que j'ai toujours préféré et que je choisirai.
L'introduction est une de ces choses auxquelles il est aussi difficile de trouver un nom que d'assigner un rang parmi les compositions musicales; elle justifie complètement la dénomination d'un certain bruit, donné aux ouvertures italiennes par Weber. En effet, ce n'est qu'un bruit assez désagréable fait par l'orchestre pour apprendre au public que la pièce va commencer. Il serait injuste et de mauvais goût de juger sur un tel morceau l'aptitude de Bellini pour la musique instrumentale. Il est hors de doute qu'il n'en faisait lui-même pas plus de cas que nous. Dans l'ouverture du Pirate, qu'il estimait fort, au contraire, on trouve réellement les proportions d'une ouverture, et il est aisé de reconnaître que l'auteur a voulu faire de son mieux. Malgré cela, il faut avouer qu'une telle symphonie ne serait tolérée en aucun lieu du monde où le haut style musical est connu et apprécié. A un presto à trois temps où l'orchestre frappe de violents accords entrecoupés de silences, succède un andante sans développements ni couleur, puis le grand allegro. La première phrase de ce mouvement est à peu près la même que celle d'un duo du vieil opéra de Blaise et Babet (J'n'aurons pas l'temps d'parler d'amour) et, dans le milieu, se trouve un crescendo sur la tonique pédale, avec transposition du thème à l'octave supérieure au bout de chaque période, qui décèle une fâcheuse parenté avec ces crescendo à procédé dont le comte de Gallemberg, et toute l'école de Rossini ont fait une si terrible consommation. Le reste ne présente qu'un remplissage harmonique plus ou moins bruyant, dépourvu de toute originalité et même d'un intérêt quelconque. Mais chicaner un compositeur italien sur ses ouvertures, c'est lui chercher une querelle d'Allemand; ainsi, laissant de côté pour Bellini la question de la musique instrumentale, jugée depuis longtemps, cherchons dans le drame même de la Straniera les traces du génie mélancolique et tendre dont la nature l'avait doué; il y réside tout entier.
Un chœur d'un mouvement doux, d'une mélodie simple et nonchalante: Voga, voga, il vento tace, ouvre la scène d'une manière fort convenable; puis commence le duo entre Valdeburgo et Isoletta. Dans les quatre premières mesures du chant: Giovine rosa, se décèle la cause de la teinte particulière des mélodies de Bellini. Cette cause, qu'il est facile de retrouver, non seulement dans tous ses opéras, mais même dans la plupart de ses phrases, est la prédominance de la troisième note du mode majeur. Par son voisinage de la quatrième, qui n'est que d'un demi-ton au-dessus d'elle, cette note prend par intervalles l'aspect d'une sensible, et donne aux chants une expression fort tendre, plus souvent encore triste et désolée. Quand elle domine dans une mélodie que l'auteur a voulu rendre éclatante ou énergique, presque toujours alors elle répand sur la phrase une physionomie plus ou moins vulgaire; nous en voyons un exemple dans le fameux duo à l'unisson des Puritani, dont la redondance triviale a fait le succès de la pièce auprès d'une partie du public, tout en nuisant à la réputation de l'auteur dans l'esprit des musiciens, plus que n'auraient pu le faire dix chutes consécutives. Dans le duetto de la Straniera, l'expression indiquée par la situation est au contraire affectueuse et mélancolique, il s'ensuit que l'effet mélodique de la tierce est excellent, surtout sur les derniers vers:
| Ah! l'aurora della vita |
| E l'aurora del dolor. |
La même observation est applicable au thème d'Isoletta, qui commence la seconde partie du duo:
| O tu che sai gli spasimi |
| Di questo cor piagato. |
Sous le rapport de l'harmonie, ce morceau est écrit avec une négligence qu'on pourrait prendre aisément pour de la gaucherie. Bellini a souvent encouru de justes reproches à cet égard. La structure de sa mélodie, toujours surchargée d'appogiatures et n'attaquant jamais franchement les notes réelles, n'est pas sans avoir contribué beaucoup à l'entraîner dans un si fâcheux défaut. Je sais bien que la difficulté de créer des mélodies simples et naturelles, comme Mozart en a tant produit, devient plus grande de jour en jour:
| Mais ce champ ne se peut tellement moissonner |
| Que les derniers venus n'y trouvent à glaner. |
D'ailleurs, ce style, ennemi de la clarté et de la pureté harmoniques, cet emploi incessant de toutes sortes de contorsions mélodiques, où de fort habiles voient la plus cruelle plaie de la musique moderne, devraient toujours être palliés par une rare délicatesse de goût et la plus grande adresse dans la disposition des accompagnements. Malheureusement, il n'en est presque jamais ainsi; de là une anarchie déplorable.
Le grand duo entre Arturo et Alaïde (la Straniera) est mieux écrit que le précédent. La plupart des mélodies qui le composent tournent encore autour de la tierce avec une obstination qui leur ôte beaucoup de variété. Toutes néanmoins sont plus ou moins remarquables par l'expression d'une passion profonde et d'un douloureux attendrissement.
Le mineur: ah! se tu vuoi fuggir me paraît d'un sentiment plus poignant encore que le premier thème, et la coda à trois temps: un ultimo addio n'est d'un bout à l'autre que le cri d'angoisse d'un amour délirant.
L'âme est oppressée par la peinture de l'immense passion qui frémit dans ces deux malheureux êtres, et leurs accents de souffrance brisent le cœur. Pourquoi faut-il que l'inévitable cadence harmonique, dont les musiciens italiens signent tous leurs morceaux, vienne, après une inspiration d'une poésie aussi élevée, replonger l'auditeur dans la plus plate et la plus prosaïque des réalités? Si j'en avais le courage, je signalerais aussi comme une tache dans ce beau duo le trait vocalisé d'Alaïde sur les mots: me sciagurata! où l'on retrouve les traces rossiniennes, abandonnées jusque-là par l'auteur.
Le chœur de chasseurs (nº 5) offre peu d'intérêt surtout pour les Français et les Allemands, familiarisés avec les merveilles que Weber a créées dans ce genre. Le morceau syllabique: La Straniera a cui fé tu presti intera, sans être un véritable chœur, dans l'acception ordinaire du mot, puisqu'il n'a que deux parties en commençant et une seule en beaucoup d'endroits, est beaucoup mieux conçu. C'est bien le babillage d'une foule empressée de répandre une mauvaise nouvelle, et la précipitation du débit, motivée par la maligne joie qui anime les personnages, me parait là d'un excellent effet.
Je trouve également fort dramatique le trio: No, non ti son rivale, tout en reconnaissant l'infériorité, je dirai même la nullité du rôle que joue l'orchestre dans la scène de la provocation où son intervention est d'une nécessité si évidente. Pour celle du duel, elle me paraît faible et décousue. Au lieu d'un morceau de musique complet, c'est une suite de phrases sans liaison, dont l'une: Per me pena il ciel non ha, tout entière dans un style que l'auteur emprunte à Rossini de temps en temps, forme, avec la parole et la situation, la plus choquante disparate. Le chœur qui termine est à peine esquissé; et de tous les morceaux d'ensemble de la partition, c'est celui pourtant qui ressemble le plus à la strette d'un finale. J'arrive à un air fort court, à peine modulé dans le milieu, privé de développements, sans aucun dessein d'orchestre, pur de toute vocalisation ambitieuse, simple en un mot, et présentant, à mon sens, le type des plus touchantes élégies du jeune maëstro. On devine que je veux parler de l'air de Valdeburgo; l'un des triomphes de Tamburini.
| Meco tu vieni, o misera, |
| Longe da queste porte, |
| Ove celar le lagrime |
| Ti scorgera la sorte, |
| Tomba ove ignota scendere |
| La terra a te dara. |
Toutes ces idées de malheur, de départ, d'éloignement, de larmes, de mort, de tombeau, d'oubli, sont exprimées avec la plus accablante vérité. Certes, voilà une inspiration, ou il n'en fut jamais; et cette mélodie, qui fait couler les larmes des indifférents, doit par les souvenirs qu'elle éveille et les images de deuil qu'elle retrace, cruellement déchirer les cœurs auxquels est demeurée chère la mémoire de Bellini.
Je passe sur plusieurs morceaux évidemment calqués sur la forme rossinienne pour avoir encore à louer à la dernière scène une prière: Ciel pietoso, d'une belle et noble couleur, quoique peu originale, un récitatif obligé plein de mouvement et l'admirable air d'Alaïde au moment de la catastrophe: dans lequel elle exhale en accents frénétiques sa passion et son désespoir. Le chœur qui s'y joint ensuite n'offre rien de remarquable en lui-même, mais il sert à soutenir les cris de la jeune reine à demi folle, cris aigus, violents et prolongés, qui, présentés à découverts, pourraient, musicalement parlant, paraître d'un effet disgracieux et dont la force, déguisée jusqu'à un certain point et voilée par intervalle au moyen de la masse chorale, répand, au contraire, sur toute cette péroraison, la teinte la plus pathétique.
En résumé, l'auteur de la Straniera, inhabile aux grandes combinaisons musicales, peu versé dans la science harmonique, à peu près étranger à celle de l'instrumentation, et beaucoup moins original qu'on ne l'a prétendu sous le rapport du style et des formes mélodiques, Bellini, musicien de second ordre évidemment, n'en est pas moins à nos yeux, par sa profonde sensibilité, par sa grâce mélancolique, par son expression si souvent juste et vraie, autant que par la simplicité naïve avec laquelle ses meilleures idées sont présentées, une individualité d'autant plus remarquable qu'on ne devait pas s'attendre à la voir naître au milieu de la moderne école italienne, et que plusieurs de ses défauts ne sont pas les siens propres, mais ceux de son temps et de son pays, dont le développement a été favorisé par une éducation incomplète et le mauvais exemple.
ADAM
LE TORÉADOR
9 juin 1849.
Il m'arrive quelquefois de rendre compte fort tard des premières représentations des œuvres, même comme celle-ci, les mieux accueillies du public, et d'exciter ainsi le mécontentement des parties intéressées. Quelques personnes, étonnées alors d'un si long silence, en font honneur à ma probité de critique. «Il étudie la partition, disent-elles; il sait qu'une seule audition ne suffit pas pour la posséder entièrement, et il ne veut parler que de ce qu'il connaît bien.» Ces bonnes personnes me rendent justice en général; mais je ne saurais accepter leurs éloges dans la circonstance particulière où je me trouve aujourd'hui. En effet, si j'ai vu deux fois le Toréador, c'est uniquement parce que j'y trouvais plaisir, car la musique de cet opéra est si clairement écrite, si coulante, si aisée, que je l'ai parfaitement comprise du premier coup; et la vraie raison de ma lenteur à en faire l'éloge, je vais vous la dire.
J'ai une passion pour la critique; rien ne me rend heureux comme d'écrire, de raconter les mille incidents dramatiques, toujours piquants, toujours nouveaux d'un livret d'opéra: les angoisses des deux amants, les tourments de l'innocence injustement accusée, les spirituelles plaisanteries du jeune comique, la sensibilité du bon vieillard; de démêler patiemment ces charmantes intrigues, quand je pourrais couper l'écheveau brusquement; de m'attendrir ou de rire comme tout le monde au dénoûment, quand tout est arrangé, quand la vertu triomphe, quand l'imposture est démasquée ou quand un trompeur est lié et berné par un trompeur et demi, quand enfin les amoureux sont heureux. Je trouve toujours délicieux de décrire les naïfs transports, les fraîches impressions de ce public de nos théâtres lyriques, public si impressionnable et si judicieux en même temps, qui applaudit avec autant de chaleur que de discernement; de raconter ces ovations, ces pluies de fleurs spontanées, ce pur enthousiasme qui n'a rien d'outré, rien surtout d'arrangé, dans l'expression duquel l'intrigue ni de vils intérêts n'ont aucune part; ces rappels, ces clameurs involontaires d'un auditoire éperdu d'admiration, qui ne redemande les artistes que parce qu'il éprouve un besoin impérieux de les voir, de les revoir encore, de les applaudir derechef et de leur témoigner sa vive gratitude pour les ineffables jouissances que, pendant plusieurs ardentes heures, ils lui ont procurées... C'est une si belle passion, la passion du beau, que rien n'élève l'âme comme le spectacle d'un enthousiasme profond, ardent et sincère. Et quoi que ce spectacle nous soit très fréquemment offert dans nos théâtres à Paris, c'est toujours une véritable bonne fortune pour nous autres critiques, quand une nouvelle occasion se présente d'en décrire les causes et les effets. Malheureusement, je ne sais rien prendre avec modération, et cet âpre plaisir que j'éprouve à écrire, tournant évidemment à la manie, à l'idée fixe, eût pu avoir les conséquences les plus désastreuses, si je ne m'étais arrêté à temps et si je n'eusse pris la résolution de résister à cet étrange entraînement avec une énergie désespérée. Jusqu'à présent j'ai tenu bon. Mais, sans cette force de caractère, quelle interminable série de notes n'eussé-je pas élevé à la gloire non seulement de toutes les représentations remarquables qui ont eu lieu sur les théâtres lyriques depuis un mois, mais de tous les débuts qui s'y sont succédé, comme aussi à la louange de l'innombrable quantité de virtuoses de premier ordre qui ont donné des concerts du plus haut intérêt, devant des auditoires immenses, d'élite, dans tous les coins de ce fortuné Paris. Et le bonheur de chanter ces hymnes eût été d'autant plus grand que, grâce à l'excellent caractère de nos artistes, il est facile de les contenter, de les rendre fiers et heureux. Un simple mot bienveillant leur suffit; il n'est pas nécessaire de leur improviser des odes en style pindarique; de leur crier: «Vous êtes sublimes, miraculeux, vous avez du savoir, de l'inspiration, du génie»; et, ce qui est bien plus rare, ils ne sont point jaloux les uns des autres, les louanges accordées à celui-ci ne font point grincer les dents à celui-là; on peut dire du bien du flageolet, sans que l'ophicléïde, que l'on aurait loué la veille, vous salue moins poliment, s'il vous rencontre le lendemain. Tout ainsi favorisait ma monomanie, tout, jusqu'à l'abondance des matières, qui affluaient de toutes parts. Mais le serment que je m'étais fait à moi-même de les laisser s'accumuler m'a heureusement soutenu, et aucune ligne n'a filtré. Dieu sait s'il m'en a coûté! Mes amis avaient beau me dire: «Voyez quel beau temps il fait; sortez de Paris, prenez l'air, allez un peu en Californie, cela vous distraira. Quelle rage inconcevable d'être sans cesse préoccupé de critique et de feuilletons, quand il y a tant d'autres choses infiniment plus intéressantes (les malheureux! ils ne comprennent pas ce charme décevant!) et plus dignes de l'attention d'un homme intelligent. Ou bien, si vous ne voulez visiter ni Bornéo, ni Java, ni Timor, ni les Séchelles, ni Taïti, ni Montmorency; si vous tenez tant à votre Paris, à ses puantes fournaises qu'on nomme rues, à son filet d'eau grise qu'on nomme la Seine, à ses conversations saugrenues, à ses proclamations échevelées, à ses déclarations ampoulées, à ses agitations, à ses élections, à ses processions, à ses funèbres cortèges de chaque jour, à ses orateurs de carrefour, à ses cholériques, à ses politiques, à ses sophistes, à ses croque-morts; si vous ne pouvez enfin vivre que dans cet affreux bocal rempli de scorpions et d'araignées qui s'entre-dévorent, isolez-vous, au moins; vivez un peu pour vous; lisez vos auteurs favoris (adolescents!), composez, faites votre œuvre (enfants!); vous êtes artistes avant d'être critique (innocents!); tous les feuilletons ne valent pas la plus simple romance née d'une véritable inspiration; une bonne exécution de l'air de Nina: Quand le bien aimé reviendra, nous ferait verser des larmes, et vous nous liriez un volume de vos feuilletons que nous n'éprouverions ni la plus légère émotion, ni la moindre envie de rire (insolents!) Vous vous jetez dans la critique comme s'il s'agissait de sauver la patrie; mais la critique est un gouffre sans fond, et le temps des Decius est loin de nous. De semblables dévouements sont aujourd'hui ridicules. On ne sauve plus la patrie que pour soi.»
Pauvres gens! ils ne savent pas ce que c'est que la passion! Je sentais bien la vérité, la solidité de leurs raisonnements; j'appréciais la loyauté de leurs intentions; j'étais reconnaissant de leur sollicitude; j'entreprenais de suivre leurs conseils, et je n'en succombais pas moins à toutes les tentations qui m'étaient offertes de m'occuper plus ou moins directement de mon dada, le feuilleton. Je me plongeais, par exemple, dans l'étude du Cosmos de M. de Humboldt; mais à peine mon œil ébloui commençait-il à apercevoir l'ensemble du plan de ce magnifique ouvrage, que l'annonce d'un concert me faisait fermer le livre, et que, renonçant à apprendre le secret de la naissance des bolides, je m'arrachais aux séductions d'une comète (comata chevelue) pour courir chez Erard entendre madame Pleyel, qui, à en croire les uns, a fait des progrès immenses, et, selon les autres, n'en a fait aucun, par la raison qu'elle a depuis très longtemps atteint l'apogée de la perfection. J'ai été cent fois puni de ma faiblesse; il m'a été impossible, malgré les belles dimensions du salon d'Erard, non seulement d'y trouver une place acceptable, mais encore d'y pénétrer. De sorte que d'un immense feuilleton de dix colonnes tout au moins, que j'aurais chanté sur le mode ionien aux éminentes qualités du mécanisme de madame Pleyel, me voilà réduit à trois lignes de prose; car enfin, bien que j'aie souvent entendu et admiré cette grande pianiste, encore fallait-il l'entendre de nouveau cette fois pour me prononcer sur la question à l'ordre du jour: A-t-elle fait des progrès et pouvait-elle en faire?... question ardue et presque aussi difficile à résoudre pour les connaisseurs que celle de savoir si la lumière zodiacale vient de l'atmosphère du soleil, et peut-être plus importante; j'en demande pardon à M. de Humboldt.
Une autre fois, je me donnais le luxe sardanapalesque de travailler à une partition entreprise il y a six mois, et que je confectionne avec l'amour que Robinson mettait à la construction de son grand canot; déjà la musique m'avait rendu cette heureuse fièvre pendant l'ardeur de laquelle on est si indifférent à toutes les réalités non musicales de ce monde, qu'on serait capable d'envoyer paître l'importun qui viendrait vous proposer la présidence de la République Française. J'étais là tout entier à ma proie attaché; un monsieur survient et me dit: «Comment vous portez-vous?—Je lui réponds: Oui, monsieur.» Il étale sous mes yeux un de ces petits carrés de papier qu'on nomme programmes, et me voilà repris aussitôt par la feuilletonomanie. Sans hésiter, je quitte ma partition; je laisse ma mélodie suspendue sur la note sensible, mon harmonie sur la septième dominante, pendent opera interrupta, et je vole, déjà tout feuilletonnant, écouter M. Savary, jeune violoncelliste de l'Opéra, qui donnait un concert dans la salle de M. Herz, concert où je suis entré sans difficulté, et dans lequel le bénéficiaire nous a fait entendre un fragment de concerto et plusieurs airs tout entiers de la Favorite. Au milieu du concert, mademoiselle Brohan, avec son charmant proverbe, et Brindeau, et mademoiselle Bertin, du Théâtre Français, sont venus faire à la musique une délicieuse diversion.
A peine rentré, je me disposais à rendre bon compte de tout cela, quand, me souvenant de mon vœu, et honteux de me voir si près de l'enfreindre: «Non! m'écriai-je en écrasant violemment ma plume sur ma table, je ne serai pas faible à ce point. J'ai déjà quelque part en réserve plusieurs violoncellistes du plus grand mérite, j'ai des violonistes, j'ai des pianistes, j'ai trois jeunes cantatrices, j'ai plusieurs débutantes charmantes, j'ai des flûtes, j'ai des bombardons, un saxophone, deux bassons; et, si je m'oubliais au point d'écrire seulement dix colonnes sur Alexandre Batta et ses nouvelles compositions pour le violoncelle, et sa verve aujourd'hui plus puissante que jamais parce qu'elle est mieux réglée, et ses succès en Belgique et à Paris; si j'en écrivais autant sur le jeu élégant et expressif de Seligman; autant sur Offenbach; autant sur Chevillard et son beau talent classique; autant sur ce jeune audacieux violoniste Reynier dont fortuna juvat arcum; autant sur Cuvillon, artiste sérieux, virtuose de grande école, et qu'on entend trop rarement; autant sur les nouvelles et très nouvelles compositions d'Alkan, autant sur mademoiselle Joséphine Martin, véritable pianiste qui possède son clavier; autant sur mademoiselle Mira; autant sur M. Stamaty; autant, et ce ne serait guère, sur madame Martel, qui a, cet hiver, pris une si belle part aux séances de musique classique fondées et dirigées avec tant de talent par les frères Tilmant, MM. Rousselot, Dorus, Klosé, Verroust et Gouffé, virtuoses maîtres, sur lesquels j'aurais à écrire jusqu'à l'année prochaine; si je ne mettais un frein à la fureur des flots de louanges que j'aurais à adresser à la jolie madame Wolf, à la jolie mademoiselle Prévost, et à la jolie madame Cabel, qui toutes les trois ont obtenu de jolis succès à l'Opéra-Comique; à madame Castellan et à madame Delagrange, qui l'une et l'autre ont continué leurs débuts dans Robert le Diable, ce n'est pas jusqu'à l'année prochaine que j'aurais à écrire, mais bien jusqu'au rétablissement de l'ordre et au retour du sens commun en Europe. Donc il faut absolument me montrer raisonnable, et ne faire qu'un seul bouquet des roses et des pivoines que j'ai à offrir à ces talents divers; et cela seulement quand je trouverai un prétexte spécieux et plausible de céder à la ridicule démangeaison qui me pousse nuit et jour à produire de la prose et à parler de ce qui ne me regarde pas. Voilà ce que je me disais en considérant mes provisions pour le feuilleton, provisions dans lesquelles je ne comptais même pas Ernst, qui fait en ce moment à Londres la sensation qu'y produisent toujours les grands lions de la haute lionnerie musicale, et d'autres artistes dont les noms me reviendront tout à l'heure. Or ce prétexte, dont j'avais besoin pour me livrer à mon penchant favori, je l'avais trouvé il y a plus de huit jours. M. Adam avait fait représenter à l'Opéra-Comique le Toréador, opéra-bouffon, dont j'aurais pu parler déjà longuement si je l'eusse voulu.
Ce jour-là la fureur d'écrire me laissait assez tranquille; j'avais commencé la lecture du Henri VIII de Shakespeare, et cela me suffisait, je ne songeais point aux opéras comiques. Je me récitais la dernière scène de Catherine d'Aragon; je pleurais toutes les larmes de mon corps; je riais d'attendrissement; je me mettais à genoux incliné vers le Nord, tourné vers la Mecque de la poésie dramatique; je criais, je faisais mille folies. Mais on vint au milieu de mon extase, m'annoncer pour le soir même la première représentation du Toréador de M. Sauvage. On juge de l'empressement avec lequel je quittai Shakespeare, et je m'écriai: «Enfin, voilà un sujet forcé de feuilleton, je ne puis résister plus longtemps; je ferai celui là, mais lentement, peu à peu; j'en écrirai seulement dix lignes par jour, pour faire durer autant que possible mon bonheur, comme font les enfants pour prolonger les douces joies d'une boîte de bonbons ou d'un bâton de sucre d'orge. Et c'est pourquoi mon compte rendu du Toréador paraît si tard. Enfin, le voici.
Le Toréador est un opéra-arlequinade, un opéra-pasquinade, un opéra-bouffon, un opéra de la foire, dans le style de Collé et de Vadé, le titre m'est égal; le genre n'y fait rien, le Toréador est amusant. On n'y trouve que trois personnages: Colombine, Arlequin... c'est-à-dire Coraline, Tracolin et don Belflor.
Au lever de la toile, Coraline vient raconter sa vie au public. (Ceci, je l'avoue, m'est resté tout à fait inintelligible. Comment et pourquoi le public parisien se trouve-t-il là interpellé par ce personnage, qui est censé agir et parler dans une petite maison de Barcelone?) Coraline a commencé par être actrice de vaudeville en France, sur le théâtre de la foire Saint-Germain; plus tard, et je ne sais par quel hasard, elle a épousé un grand vainqueur de taureaux nommé Belflor, espèce de don Juan édenté qui enferme et néglige sa femme, courtise les femmes de ses voisins et joue de la contrebasse. Le père de Coraline, trouvant que tous les gendres sont bons, même le gendre ennuyeux, n'avait eu garde de tenir compte des répugnances de la jeune fille, et l'avait contrainte à accepter ce singulier époux. Mais déjà Coraline avait distingué dans l'orchestre de son théâtre un jeune flûtiste nommé Tracolin. Celui-ci, désespéré du départ de sa belle, tombe dans le chagrin, perd l'appétit et le sentiment de la mesure, joue sa partie de flûte tout de travers, met chaque soir l'orchestre en désarroi par ses étranges distractions, et prend tant de bécarres pour des dièzes, que son chef le met à la porte. Réduit à devenir fifre dans un régiment, et n'y fifrant pas mieux qu'il n'avait flûté dans l'orchestre du Vaudeville, le pauvre garçon n'attend pas cette fois son congé, il déserte tout simplement, et s'en va parcourir l'Espagne, faisant retentir du nom de Coraline tous les échos des Pyrénées, et chantant son martyre sur sa petite flûte, à l'instar des bergers de Virgile. A propos de ces musiciens antiques, je me suis longtemps demandé comment et par quelle incompréhensible adresse ils pouvaient jouer de la flûte, ou même du flageolet (fistula), et chanter en même temps des vers tels que ceux-ci:
| An mihi, cantando victus, non redderet ille, |
| Quem mea carminibus meruisset fistula, caprum. |
J'ai essayé dans tous les tons, dans tous les mouvements, dans toutes les postures, en tournant ma flûte de droite à gauche, de gauche à droite, ou perpendiculairement, et jamais il ne m'a été possible de chanter sur cet instrument seulement le premier mot an, des deux vers latins. Attribuant ce honteux échec aux difficultés que présente toujours la prononciation d'une langue étrangère, j'ai tenté de chanter la traduction française du poème pastoral: Vaincu au concours de chant, etc., et de cette prose je n'ai rien pu articuler davantage. On trouvera sans doute naturel que ce problème ait longtemps troublé mon repos. J'ai consulté à son sujet les savants de l'Europe les moins ignorants sur les mœurs musicales de l'antiquité; aucun ne m'a tiré de peine. Et j'y serais encore (dans la peine) sans un livre de voyage qui, en parlant de l'état de la musique parmi les nègres, m'a donné subitement la clef de l'énigme. Or il est évident pour moi maintenant, que ces charmants bergers Tityrus, Melibœus, et Corydon, et même le bel Alevis, sans en excepter Menalcas, Damoetas et Palemon, qui trouvaient le moyen, dans leurs luttes poétiques, de se chanter en s'accompagnant d'un instrument à vent:
Dic mihi, Damoeta, cujum pecus, an Melibœi?
ou toute autre question aussi insidieuse, il est, ce me semble, de la dernière évidence que ces pâtres poètes-musiciens-chanteurs-instrumentistes, jouaient de la flûte... avec le nez. Ce procédé, dont l'emploi, il faut en convenir est difficile, fatigant et fort disgracieux, était donc connu du jeune Tracolin. A moins que (le fait est encore possible), il se soit avisé de faire d'abord resonare silvas du nom de Coraline, et de ne jouer son solo de flûte qu'après l'entière conclusion de sa phrase vocale, à l'instar des pâtres modernes de la Sicile et de la Calabre, véritables descendants des Corydon et des Tityres antiques, et dont ils ont sans doute conservé la tradition, et qui chantent et jouent de la flûte successivement, mais jamais simultanément; et cela sans doute pour faire enrager les savants, qui veulent qu'aux époques classiques on ait chanté et joué de la flûte en même temps. Mais trêve à cette grave discussion.
Tityre-Tracolin donc, recubans sub tegmine du mur extérieur d'une maison de Barcelone, s'avise d'exécuter sur sa fistule, mais sans parole, l'air bien connu... (c'est-à-dire bien connu des Français qui ont fréquenté dans leur jeunesse les théâtres où se jouaient les opéras de Grétry, de d'Aleyrac et de Monsigny), l'air, dis-je, bien connu: Tandis que tout sommeille, et Coraline, seule dans sa maison, reconnaissant aussitôt et l'air et l'intention qui l'avait fait choisir, et le timbre de la flûte de Tracolin, s'écrie: «C'est lui! ô mon cher Tracolin!» et l'intrigue commence. Voilà ce que c'est que d'avoir fait partie du théâtre de la foire Saint-Germain. Quels musiciens sortaient de ce bel établissement, quelles organisations on y développait! Une prima donna de nos jours mise à pareille épreuve ne s'en tirerait certes pas aussi bien. Son amant aurait beau aller sous les murs de sa maison à Barcelone lui jouer sur la flûte le même air, elle ne devinerait point que cette mélodie signifie: Tandis que tout sommeille, et ne reconnaîtrait pas davantage à la qualité de son, le flûteur de son cœur; il y a tant de joueurs de flûte aujourd'hui!... Quoi qu'il en soit, Tracolin continue son pot-pourri d'airs très connus, et Coraline ne doute plus de sa présence, quand il en vient à la chanson: Dans les Gardes françaises, j'avais un amoureux. Ce qui n'ôte rien à la solidité du raisonnement d'un de nos confrères de la presse musicale, lequel prouve à M. Sauvage que les airs qu'il met ainsi dans l'embouchure d'une flûte du théâtre de la Foire ne furent composés que longtemps après la clôture définitive de ce théâtre, et ne pouvaient en conséquence être familiers ni à Tracolin ni à son amante. L'emploi de la téléphonie amène donc ici un anachronisme comparable à celui qu'on produirait si, dans une pièce, on admettait comme populaire aujourd'hui un air de l'Africaine, opéra très connu de Meyerbeer, mais connu de lui seul, et non encore représenté.
C'est égal, la scène est drôle. D'ailleurs on sait que bien des airs des maîtres les plus célèbres étaient populaires avant que ceux-ci les eussent composés. Ce phénomène se reproduit même de plus en plus fréquemment aujourd'hui. Ah! si l'on voulait par des exemples justifier l'auteur du Toréador... Mais qu'il y ait synchronisme ou anachronisme dans son fait, peu importe; il est assez prouvé, je crois, que les théâtres lyriques ne sont pas plus institués pour nous enseigner l'histoire que le Théâtre historique.
Pendant cette touchante reconnaissance de nos deux amants, le vieux Cassandre-Toréador, don Juan Belflor, est allé courir le guilledou. Il a même rencontré sous le balcon d'une de ses bonnes amies deux ou trois bâtons courroucés qui ont eu le malheur de se briser sur ses épaules. Tracolin, accourant aux cris de notre homme, est venu à son aide aussitôt que les bâtons ont été rompus, et l'a reconduit charitablement jusque chez lui. Ravissement de Coraline en revoyant son amant fidèle si joyeux et son époux infidèle si honteux. Don Belflor, pour empêcher sa femme de prêter trop d'attention à son piteux état, et pour faire admirer à son hôte le talent de Coraline, prie celle-ci de chanter.
Elle choisit un air tendre et simple dont les paroles sont: Ah! vous dirai-je, maman... Tracolin, pour répondre de son mieux à la politesse de la dame, tire de sa poche son petit instrument et réplique par des mélodies de circonstance qui disent à la belle combien il est touché de ce qui cause son tourment. Tracolin joue cependant à la manière ordinaire, c'est-à-dire avec la bouche. Et il fait si bien comprendre les paroles des airs qu'il soupire à madame Belflor, ce ne peut être qu'en employant le procédé inverse de celui des bergers de Virgile. En effet, Mocker-Tracolin parle un peu du nez.
Cette douce entrevue toutefois ne suffit pas au jeune flûtiste; il s'agit pour lui, maintenant qu'il s'est introduit dans la maison du Toréador, d'y exécuter un duo avec la femme sans accompagnement du mari. Il faut donc éloigner celui-ci. Et voilà ce qu'il imagine pour y parvenir. Il est attaché, dit-il, à l'orchestre du Théâtre de Barcelone; une sienne cousine, Caritea, danseuse ravissante, quoique un peu sèche, a vu don Belflor, a conçu pour lui une passion terrible, et Tracolin, pour sauver du désespoir son inflammable cousine, a bien voulu se charger d'un message d'elle pour l'irrésistible toréador. Le vieux donne en plein dans le panneau, et va courir au rendez-vous. Pendant que, pour y voler, il répare le désordre de sa toilette, Tracolin explique à Coraline qu'il va réellement conduire don Belflor auprès d'une femme obligeante, et qu'il tiendra Coraline au courant de tous les détails de l'entrevue, détails grâce auxquels elle pourra accuser et confondre son mari, et reprendre ainsi l'autorité absolue dans sa maison, autorité dont ils sauront ensuite faire bon usage. «Mais comment, dit-elle, m'informeras-tu des méfaits de mon époux?—Eh! mon Dieu! avec ma flûte, toujours. Je viendrai près du mur de votre jardin, et de là, s'il a fait une promenade avec Caritea, je vous jouerai l'air du fandango; s'il l'a régalée d'un sorbet au café, vous entendrez la cachucha; s'il va enfin jusqu'à faire avec elle des folies, je vous jouerai l'air de celles d'Espagne!—Parfait! c'est convenu!» Ce plan, exécuté de point en point, réussit complètement. Don Belflor à son retour est interpellé vivement par sa femme qui, avertie, au moyen de la flûte de Tracolin, de tous les faits et gestes de don Belflor, les lui jette à la face avec le nom de Caritea. Stupéfaction de l'époux. Querelle de ménage, au milieu de laquelle Tracolin intervient. Il raccommode les époux, et, grâce à son obligeance, bien vu du mari, adoré de la femme, il est en définitive supplié par l'un et par l'autre de ne point passer un seul jour sans les venir voir, et d'être pour eux, dans toute la force du terme, l'ami de la maison. On reprend l'air: Ah! vous dirai-je, maman, chanté tout simplement sur sa flûte par Tracolin, varié en fusées volantes, en serpentaux et en étoiles de couleur par l'incomparable vocaliste Coraline sur une basse grotesque mimée et ronflée par le contre-bassiste Belflor.
Nouvelle preuve de la diversité des effets produits par les instruments de musique. «Koang-Fu-Tsee, vulgairement dit Confucius, ayant entendu par hasard le chant de Li-Po, dont l'antiquité, de l'avis de tout le monde, remontait à quatorze mille deux cent sept ans, fut saisi d'un tel enthousiasme qu'il demeura sept jours sans dormir, et sept nuits sans boire ni manger. Il formula aussitôt sa sublime doctrine, la répandit sans peine en chantant les préceptes sur l'air de Li-Po, et moralisa ainsi tout l'empire de la Chine, avec une guitare à cinq cordes, ornée d'ivoire.» Ceci est historique, avéré, positif. Le moindre polisson de Canton ou de Nankin pourra vous le dire. Tandis qu'à Barcelone (car la pièce de M. Sauvage est basée sur un fait historique aussi prouvé que l'anecdote de Confucius), à Barcelone, un jeune musicien français fait précisément le contraire avec une flûte, ornée d'ivoire cependant, comme la guitare du philosophe chinois, et démoralise ainsi tout un ménage espagnol.
Sur ce canevas, fort divertissant, je puis l'assurer, et sur ces scènes dialoguées d'une façon extrêmement spirituelle, quoi qu'à lire le récit que j'en fais il n'y paraisse guère, M. Adam a brodé de fines et charmantes arabesques. Sa musique est gaie, sémillante, bouffonne, et même, quand le sujet l'exige, agréablement démoralisante. On remarque dans sa partition un charmant trio, bien conduit et habilement développé. Le motif de l'allegro: Vive la bouteille! a beaucoup de piquant et d'entrain. La romance et l'air de Tracolin sont d'une expression juste, d'un tour mélodique gracieux, et l'instrumentation en est remarquable. On y rencontre en outre plusieurs modulations délicieuses et originales. Le passage:
| Dans une symphonie, |
| Combien est dangereux |
| Un flûtiste amoureux! |
est ramené avec le plus grand bonheur. Je trouve au contraire assez faible l'air de basse de don Belflor dont le thème manque d'originalité. Le trio final, où revient le thème varié: Ah! vous dirai-je, maman, est supérieurement construit musicalement et dramatiquement parlant. Quant aux vocalises, aux traits, aux arpèges, aux voltiges de toute espèce dont le compositeur a tissu le rôle de Coraline, on peut dire qu'ils sont tous pleins d'élégance et de verve. M. Adam d'ailleurs a supérieurement traité le quatrième personnage de son opéra, c'est à-dire la flûte: de plus, en homme averti que ce qui vient par la flûte s'en retourne souvent par le tambour, il s'est abstenu cette fois complètement d'employer la grosse caisse. Et le Toréador n'en a pas moins eu un grand succès. Il y a deux ans à peine un compositeur qu'on eût forcé d'écrire un opéra sans grosse caisse, se fût regardé comme perdu, il n'eût jamais cru, sans le secours de cet instrument, pouvoir moraliser seulement la première banquette du parterre.
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MICHEL DE GLINKA
LA VIE POUR LE CZAR RUSSLANE ET LUDMILA
16 avril 1845.
Nous sommes assez enclins en France, à Paris surtout, à baser notre conduite à l'égard des compositeurs étrangers et non encore connus sur une sorte de parti pris, dont l'expérience vient, toujours trop tard et toujours inutilement, démontrer l'injustice. On a sur eux une opinion faite d'avance, opinion favorable ou hostile, selon le milieu où l'on vit, les habitudes que l'on a, les idées que l'on a émises, et on s'y conforme tout d'abord avant de rien savoir qui puisse la justifier; quitte à en revenir ensuite s'il le faut absolument. Ainsi, qu'on parle devant l'énorme majorité des artistes parisiens d'un nouveau compositeur italien, ils penseront, s'ils ne le disent pas, que ce doit être quelque médiocre barbouilleur de cavatines, sachant à peine écrire régulièrement trois accords, copiste servile des copistes qui imitèrent les imitateurs de Rossini, ignorant de ce qui se passe dans le grand monde musical, comme de ce qu'on chante dans la pagode de Jagernat, et dont la fréquentation est à redouter pour quiconque tient à ne pas passer pour une ganache. De sorte que les plus grands maîtres italiens auraient pu encourir chez nous cette injuste flétrissure en venant y débuter ex abrupto. D'un autre côté, dans le monde élégant, dans le monde des soirées chantantes où l'on appelle concert l'exécution plus ou moins grotesque d'une demi-douzaine d'airs, de duos et de trios italiens tels quels, avec accompagnement de piano, le nouveau venu sera présumé au contraire un compositeur délicieux, à la mélodie abondante et facile, digne des encouragements et de l'appui de tout ce qui aime et honore les arts. Puis, si d'aventure il parvient à faire entendre au grand public une de ses partitions, et que l'œuvre soit reconnue plate, on vous la laisse tomber tout doucement, et l'auteur rentre dans son néant.
Un compositeur allemand trouverait dans les deux aréopages une disposition à son égard toute différente. Les artistes se montreront, sinon prévenus en sa faveur, au moins prêts à l'écouter, à l'étudier sérieusement, et les gens du monde, les dames surtout, redouteront en lui le musicien savant qui fait des quatuors, des sonates et des Lieder où il n'y a point de chant. Weber eût pu passer auprès de ceux-ci pour un froid contrepointiste, et Albrechtsberger aurait été accueilli des premiers presque avec les égards dus au génie.
S'il s'agit d'un compositeur français, il trouvera dans les salons la plus glaciale indifférence, et dans les orchestres une terrible impartialité. C'est trop juste, il ne faut pas que le proverbe ait tort: Aucun n'est prophète chez soi.
Mais nous ne nous sommes jamais avisés de songer à ce que pouvaient produire de remarquable, en fait de composition musicale, les peuples du Nord, et nous ignorons même qu'ils nous soient supérieurs dans certains points de l'exécution. Cependant je connais des œuvres danoises d'une exquise délicatesse, pleines de poésie et écrites avec une pureté et une fermeté de style vraiment rares. L'apparition des symphonies de Gade, musicien danois, que Mendelssohn fit connaître il y a deux ans à Leipsick, a fait sensation en Allemagne, et voici venir M. de Glinka, compositeur russe d'un mérite éminent par le style, par la science harmonique et surtout par la fraîcheur et la nouveauté des idées.
On sera sans doute bien aise d'avoir sur lui quelques détails.
Michel de Glinka, dont les deux morceaux que nous avons exécutés au Cirque dernièrement ont révélé pour la première fois le nom et le talent aux Parisiens, a pourtant obtenu déjà en Russie une juste célébrité. Issu d'une famille noble et plus qu'aisée, il ne se destinait point d'abord à la carrière musicale. Il fit ses études à l'Université de Saint-Pétersbourg; mais les succès qu'il y obtint dans les diverses branches de l'enseignement, dans les sciences, dans les langues anciennes et modernes, ne le détournèrent point de son étude de prédilection, celle de l'art musical. Il n'eut jamais la pensée toutefois de rendre à la musique un culte intéressé; ses goûts essentiellement dégagés de tout esprit de spéculation et de calcul, autant que sa position sociale, le lui interdisaient. Le jeune musicien se trouvait donc placé dans les conditions les plus favorables pour développer soigneusement et par tous les moyens possibles les heureuses facultés dont la nature l'avait doué. C'est au milieu de circonstances semblables que se sont élevés des maîtres tels que Meyerbeer, Mendelssohn et Onslow. Glinka, au milieu de ses travaux dans l'art d'écrire, ne négligea point la pratique des instruments et, en peu d'années, il devint d'une très grande force sur le piano, et se rendit familier le violon, grâce aux excellentes leçons de Charles Mayer et de Boehm, artistes de Saint-Pétersbourg d'un rare mérite. Bientôt obligé par les usages de Russie d'entrer dans le service administratif, il n'oublia pas un instant cependant sa véritable vocation, et, malgré sa jeunesse, son nom se popularisa rapidement par des compositions pleines de grâce et de naïve originalité. Mais, quand il voulut s'exercer dans un genre plus sérieux et plus élevé, il sentit le besoin de voyager, et, par une succession d'impressions nouvelles, de donner à son talent la force et l'ampleur qui lui manquaient encore. Il quitta le service et partit pour l'Italie avec le ténor Ivanoff, qui doit à son amitié éclairée une partie de son éducation musicale. A cette époque, tantôt habitant Milan ou les bords du lac de Côme, tantôt parcourant le reste de l'Italie, Glinka écrivait surtout pour son instrument favori, le piano, et les catalogues de Riccordi, son éditeur à Milan, sont là pour témoigner de l'activité du jeune maître russe et de la variété de ses idées. Néanmoins le but principal de son séjour au delà des monts était l'étude de la théorie du chant et des mystères de la voix humaine, étude dont il tira plus tard un bien grand parti. En 1831, je me rencontrai avec lui à Rome, et j'eus le plaisir d'entendre, à l'une des soirées de M. Vernet, notre directeur, plusieurs chants russes de sa composition, délicieusement chantés par Ivanoff, et qui me frappèrent beaucoup par un tour mélodique ravissant et tout à fait différent de ce que j'avais entendu jusqu'alors.
Après un séjour de trois ans en Italie, il vint en Allemagne. C'est principalement à Berlin, sous la direction du savant théoricien Dehn, en ce moment bibliothécaire de la section musicale de la Bibliothèque royale, qu'il approfondit l'étude de l'harmonie et du contrepoint. Les études sévères et consciencieuses faites pendant ce voyage l'ayant enfin rendu maître de toutes les ressources de son art, il revint en Russie, rempli de l'idée d'un opéra russe écrit dans le style des chants nationaux, idée qu'il nourrissait depuis longtemps. Il se mit donc à travailler avec ardeur à une partition dont le livret, composé sous son inspiration, était de nature à faire ressortir les traits caractéristiques du sentiment musical des Russes. Cette partition, dont nous avons entendu ces jours derniers encore une charmante cavatine, a pour titre: la Vie pour le Czar.
Le sujet de la pièce est tiré de l'histoire des guerres de l'Indépendance, au commencement du XVIIe siècle. Cette œuvre vraiment nationale obtint un éclatant succès; mais, indépendamment de toute partialité patriotique, son mérite est évident, et M. Mérimée eut grandement raison de dire dans une de ses lettres sur la Russie, publiées il y a un an, que le compositeur avait parfaitement saisi et rendu ce qu'il y a de poétique dans cette composition à la fois simple et pathétique. La Vie pour le Czar réussit à Moscou aussi bien qu'à Saint-Pétersbourg. Alors pour confirmer ce double succès et le sanctionner par une faveur à laquelle un musicien de l'âge de Glinka ne pouvait prétendre, l'empereur le nomma maître de chapelle des chantres de la cour.
Il faut dire que la chapelle vocale de l'empereur de Russie est quelque chose de merveilleux dont, à en croire tous les artistes italiens, allemands et français qui l'ont entendue, nous ne pouvons nous former qu'une idée très imparfaite. Déjà, l'an dernier, Adam, à son retour de Saint-Pétersbourg, publia le récit des impressions extraordinaires que ce magnifique orchestre vocal lui avait fait éprouver. D'autres artistes encore, et parfaitement en état de bien apprécier une telle institution, se sont accordés à en parler dans le même sens. Et nous ne pouvons douter aujourd'hui que si la troupe instrumentale du Conservatoire de Paris est supérieure à tous les orchestres connus, le chœur des chantres de la cour de Russie soit placé plus haut encore au-dessus de tous les chœurs existant à cette heure en aucun lieu du monde. Il se compose d'une centaine de voix d'hommes et d'enfants chantant sans accompagnement; l'Église russe, comme l'Église d'Orient en général, n'admet ni la voix de femme, ni l'orgue, ni aucun instrument. Ces chantres se recrutent principalement dans les provinces du midi de l'empire; leurs voix sont d'un timbre exquis et leur étendue, au grave surtout, presque incroyable. Ivanoff en fait partie, et je me souviens qu'il répondait modestement à Rome aux compliments qu'on lui adressait sur la beauté de sa voix, que plusieurs ténors de la chapelle impériale avaient un timbre fort supérieur au sien en étendue, en force et en pureté. Les voix graves sont divisées en basses et en contrebasses; ces dernières, descendant sans efforts et avec une plénitude de sons étonnants jusqu'au contre la bémol bas (tierce inférieure de l'ut grave du violoncelle), permettent de doubler à l'octave les notes fondamentales de l'harmonie, donnent à l'ensemble ce moelleux qu'on ne connaît pas dans nos masses vocales, et font de ce chœur une sorte d'orgue expressif humain dont la majesté et l'action sur le système nerveux des auditeurs impressionnables ne se peuvent décrire. Glinka a parcouru l'Ukraine, cherchant pour la chapelle ces voix d'enfants, ces voix de séraphins, comme il les appelle, que ces terres à demi sauvages semblent seules au monde posséder. Et, chose étrange ou du moins peu connue, ces enfants sont en même temps doués d'une organisation musicale si fine, qu'il ne pouvait parvenir à les dérouter en leur jouant sur le violon les intervalles les plus bizarres, les successions les plus insolites et les moins accessibles à la voix.
Au bout de trois ou quatre ans, Glinka voyant sa santé chanceler, se décida à abandonner la direction des chantres de la cour, et à quitter de nouveau la Russie. Néanmoins cette chapelle, qu'il laissa dans un admirable état de splendeur, a gagné encore dans ces derniers temps sous la savante direction de M. le général Lvoff, violoniste et compositeur d'un grand mérite, un des amateurs, on pourrait dire un des artistes les plus distingués que possède la Russie, et dont j'ai souvent entendu louer les œuvres pendant mon séjour à Berlin.
Avant son départ, M. de Glinka donna à la scène russe un second opéra (Russlane et Ludmila), dont le sujet est tiré d'un poème de Pouchkine. Cet ouvrage, d'un caractère fantastique et demi-oriental, pour ainsi dire, doublement inspiré par Hoffmann et les contes des Mille et une Nuits, est tellement différent de la Vie pour le Czar, qu'on le croirait écrit par un autre compositeur. Le talent de l'auteur y apparaît plus mûr et plus puissant. Russlane est sans contredit un pas en avant, une phase nouvelle dans le développement musical de Glinka.
Dans son premier opéra, à travers les mélodies empreintes d'un coloris national si frais et si vrai, l'influence de l'Italie se fait surtout sentir; dans le second, à l'importance du rôle que joue l'orchestre, à la beauté de la trame harmonique, à la science de l'instrumentation, on sent prédominer au contraire l'influence de l'Allemagne. Les nombreuses représentations de Russlane attestent qu'il a eu un succès réel, même après le succès tout à fait populaire de la Vie pour le Czar. Et parmi les artistes qui les premiers rendirent éclatante justice aux beautés de la nouvelle partition il faut citer Liszt et Henselt qui ont transcrit et varié quelques-uns de ses thèmes les plus saillants. Le talent de Glinka est essentiellement souple et varié; son style a le rare privilège de se transformer à la volonté du compositeur, selon les exigences et le caractère du sujet qu'il traite. Il peut être simple et naïf même, sans jamais descendre à l'emploi d'aucune tournure vulgaire. Ses mélodies ont des accents imprévus, des périodes d'une étrangeté charmante; il est grand harmoniste, et écrit les instruments avec un soin et une connaissance de leurs plus secrètes ressources qui font de son orchestre un des orchestres modernes les plus neufs et les plus vivaces qu'on puisse entendre. Le public a paru tout à fait de cet avis au concert donné jeudi dernier dans la salle Herz par M. de Glinka. Une indisposition de madame Solowiowa, cantatrice de Saint-Pétersbourg, qui a joué les rôles principaux des opéras du compositeur russe, ne nous a pas permis d'entendre les morceaux de chant annoncée par le programme; mais son scherzo en forme de valse et sa cracovienne ont été vivement applaudis du brillant auditoire; et si sa marche fantastique de Russlane a fait moins de sensation, cela tient seulement à la brusque conclusion de ce morceau, dont la coda tourne court et finit d'une façon si imprévue et si laconique, qu'il faut voir l'orchestre cesser de jouer pour croire que l'auteur en reste là. Le scherzo est entraînant, plein de coquetteries rythmiques extrêmement piquantes, vraiment neuf, et supérieurement développé. C'est surtout par l'originalité du style mélodique que brillent aussi la cracovienne et la marche. Ce mérite est bien rare, et quand le compositeur y joint celui d'une harmonie distinguée et d'une belle orchestration franche, nette et colorée, il peut à bon droit prétendre à une place parmi les compositeurs excellents de son époque. L'auteur de Russlane est dans ce cas.
FÉLICIEN DAVID
LE DESERT
15 décembre 1844.
J'écrivais un jour à Spontini: «Si la musique n'était pas abandonnée à la charité publique, on aurait quelque part en Europe un théâtre, un Panthéon lyrique, exclusivement consacré à la représentation des chefs-d'œuvre monumentaux, où ils seraient exécutés à longs intervalles, avec un soin et une pompe dignes d'eux, et écoutés aux fêtes solennelles de l'art par des auditeurs sensibles et intelligents.»
J'ajouterai aujourd'hui: Si nous étions un peuple artiste, si nous adorions le beau, si nous savions honorer l'intelligence et le génie, si ce Panthéon existait à Paris, nous l'eussions vu dimanche dernier illuminé jusqu'au faîte, car un grand compositeur venait d'apparaître, car un chef-d'œuvre venait d'être dévoilé. Le compositeur se nomme Félicien David, le chef-d'œuvre a pour titre: le Désert, ode-symphonie.
Je ne crains pas, et mes confrères ne craindront pas davantage, je l'espère, en rendant éclatante justice à l'un et à l'autre, d'appeler les choses par leur nom. Arrière toutes les tièdes réticences, toutes les réserves ingrates sous lesquelles se cache la lâche crainte de trouver des railleurs, ou celle plus misérable encore et plus mal fondée de voir les travaux futurs du nouvel artiste ne pas répondre à l'attente que son premier triomphe fait concevoir! Qu'on ne vienne pas me dire: «Mais si on l'enivre de louanges, qui le garantira des suites de l'ivresse? Qui l'empêchera de tomber bientôt à genoux devant la moindre de ses pensées? Qui vous prouve qu'il n'en résultera pas pour sa gloire un dommage réel?» Je réponds: laissons à la force et au sens droit de l'homme le soin de se garantir d'un pareil danger; nous ne sommes pas des moralistes, David n'est pas un sot. Pourquoi donc lésiner sur l'or de sa couronne et éteindre à dessein notre feu, quand l'expression sincère d'une admiration profonde peut le rendre heureux? Quel dédommagement lui donneriez-vous en échange? et en est-il pour lui? Ah! prudents aristarques, vous ne savez pas de quelle nature est l'émotion qui fait battre le cœur de l'artiste dont l'œuvre est reconnue belle! Ce n'est pas de la vanité, ce n'est pas de l'orgueil, ce n'est pas la satisfaction d'avoir vaincu une difficulté, la joie d'être sorti d'un péril, ce n'est rien de tout cela, détrompez-vous: c'est de la passion, c'est une passion partagée, c'est son enthousiasme pour son œuvre multiplié par la somme des enthousiasmes intelligents qu'elle a excités. Et la preuve en est dans l'irritation vive que lui causera le plus brillant succès, dans le mépris amer qu'il sentira pour lui-même, s'il lui arrive d'avoir produit quelque chose de médiocre, dont la médiocrité même aura charmé la foule et l'aura fait applaudir. L'amour du beau remplit seule tout entière l'âme du poète; ce qu'il désire, c'est d'avoir autour de lui, quand il chante, un chœur de voix émues pour répondre à sa voix; plus elles sont belles, savantes et nombreuses, et plus sa vie rayonne et se divinise, plus il est heureux. Qu'il entende donc les nôtres, le poète nouveau, et répondons-lui dignement: «Oui, David, ce que vous avez fait est très grand, très neuf, très noble et très beau. Nous sommes venus l'entendre avec une impartialité absolue, sans prévention, avec sang-froid, sans nous douter même de ce dont il s'agissait; et nous avons été frappés d'admiration, touchés, entraînés, écrasés. Vous avez fait naître les applaudissements, les larmes, et ce trouble des âmes dont le talent peut rider la surface, mais que le génie seul ébranle jusqu'au fond. Ceci est vrai, je le dis parce que c'est vrai seulement, et pour vous en donner la conviction parfaite.»
Je ne sais trop s'il serait convenable de dire au public tout ce que nous savons sur la vie de David. Mais au moins peut-on, sans indiscrétion, l'instruire des particularités suivantes: David a beaucoup souffert de toutes manières; il a supporté avec résignation l'obscurité même dans laquelle il a vécu jusqu'à ce jour; il embrassa avec ardeur les doctrines saint-simoniennes et suivit ses coreligionnaires et amis en Orient. De là l'attachement et l'intérêt si honorables que lui témoignent depuis longtemps des hommes tels que MM. Michel Chevalier, Barraut, Duveyrier. C'est M. Barraut qui le conduisit en Égypte, en Syrie, en Palestine, qui l'amena aux pieds des Pyramides, sur le Thabor, aux rives du Jourdain. C'est à lui qu'il doit d'avoir entendu la grande voix du désert et le splendide concert des nuits étoilées aux rives du Bosphore. C'est à l'aspect de ces solitudes immenses, des grands astres de ces cieux, des antiques forêts de ces montagnes, aux confidences du silence et de la liberté, que son esprit et son cœur se sont élargis, élevés, rafraîchis, éclairés, raffermis. C'est à l'école des privations qu'il apprit la patience; à celle de l'isolement, qu'il comprit sa force et sut armer sa volonté. Au retour il vit quel il était et quels nous étions tous. Il ne demanda rien à personne, il ne voulut ni aide ni conseils. Il avait dès longtemps appris les éléments de son art au Conservatoire, et reçu les leçons de Lesueur. Il n'avait pas de préjugés. Il reconnut que le compositeur est un homme qui compose, qu'il n'y a pas d'utilité pour l'art ni de gloire pour l'artiste à faire ce qui depuis cinquante ans, et par d'illustres maîtres, a été cent fois complètement bien fait; il pensa que si tout marche en avant, que si tout se modifie, se transforme, s'enrichit, s'accroît en puissance, l'industrie, les sciences, les langues, il était nécessairement enjoint à la musique, cet art le plus essentiellement libre de tous, et sous peine pour elle d'une léthargie semblable à la mort, de suivre l'impulsion générale. Il voulut être inventeur, il le fut.
Fallait-il attendre que David fût célèbre, ou vieux ou mort pour dire cela?...
Avant d'aborder l'étude de son ode-symphonie, j'ai à parler du scherzo et des morceaux de chant qui formaient la première partie de son concert.
Ce scherzo est écrit dans la mesure à trois temps brefs, comme ceux de Beethoven. Il est longuement et habilement développé, les idées en sont fraîches et distinguées, l'instrumentation s'y fait remarquer par sa force contenue, par un goût exquis dans le choix des timbres et par une grande habileté dans l'emploi des violons. La mélodie épisodique proposée par la clarinette a beaucoup de grâce dans sa simplicité. Il eut peut-être mieux valu ne pas la ramener trois fois en entier; quand Beethoven fait reparaître son thème épisodique une troisième fois, il le fait presque toujours pour pouvoir amener une surprise en interrompant la phrase, et en terminant brusquement au moment où l'auditoire s'apprête à dire: «C'est trop long!» Mais cet effet appartient en propre à Beethoven, et il serait imprudent à un compositeur original de le lui emprunter.
La Danse des Astres est un chœur entremêlé de vocalises, très frais et d'une jolie couleur.
Je n'ai pas un souvenir bien net de la barcarolle du Pêcheur. Je sais que c'est bien, sans pouvoir précisément dire le genre de mérite de ce petit morceau.
Le Jour des Morts, harmonie poétique de M. de Lamartine, est d'un plus haut style. Une sombre et grave tristesse y domine; le rythme en est lourd et morne. Les instruments aigus, les violons même n'y prennent presque aucune part; les voix sont accompagnées par un trio d'instruments graves, altos, violoncelles et contrebasses, dont l'intention est excellente et l'effet bien approprié au sujet.
Il y a beaucoup d'originalité dans la chanson du Chybouk.
La mélodie des Hirondelles, fort bien chantée par Hermann Léon, a été redemandée. Elle est simple, expressive, d'un tour gracieusement naïf, et la terminaison des premières strophes sur la dominante donne à leur conclusion une sorte de vague qui se dissipe seulement au dernier couplet, quand le chant vient se reposer sur la tonique.
Le Sommeil de Paris, grand morceau avec chœur, solos et orchestre, n'est inférieur ni à La Danse des Astres ni au Jour des Morts pour la manière dont les voix et les instruments sont employés, ni pour le style harmonique, dont la largeur et l'originalité, exemptes de recherche s'allient à des combinaisons rythmiques pittoresques et attachantes.
Mais ces chœurs, si riches qu'ils soient, ces chansons, ces douces mélodies, ce grand et beau scherzo, dont je reconnais la valeur, et qui ont charmé l'auditoire, ne motiveraient pourtant pas le ton que j'ai pris en commençant. C'est de l'excellente et charmante musique qui seule suffirait pour classer son auteur parmi les bons compositeurs. Toutefois d'autres en ont fait d'aussi intéressante dans le genre; cela n'introduit rien de nouveau dans l'art; tandis que personne encore, que je sache, n'a produit une ode-symphonie semblable à celle dont je vais essayer l'analyse.
On a voulu très longtemps et quelques personnes voudraient encore retenir la symphonie dans le cadre étroit qui lui fut tracé par Haydn. Mozart ne fit pas la moindre tentative pour en sortir. C'était toujours, pour lui comme pour Haydn, le même plan, le même ordre d'idées, la même succession d'impressions, toujours un allegro suivi d'un andante, d'un menuet et d'un finale sémillant et vif. Et dans ces quatre morceaux jamais autre chose qu'un enchaînement plus ou moins habile de jolies phrases, de petites coquetteries mélodiques, de jeux d'orchestre piquants et spirituels; ces compositions n'avaient pour but que de divertir l'oreille, et je conçois parfaitement que le prince Estherhazy se plût à les entendre pendant qu'il était à table. Jamais on n'y remarque la moindre tendance vers cet ordre d'idées qu'on appelle poétiques; les maîtres de ce temps trouvaient de l'imagination à mettre un fa à la place d'un mi, ou un mi au lieu d'un fa dans certains accords, à moduler d'une certaine façon, à placer un cor là où l'on attendait un alto, à broder agréablement un chant; la note était pour eux le but et non pas le moyen. Le sentiment de l'expression sommeillait chez eux et ne paraissait vivre que lorsqu'ils écrivaient sur des paroles. Les symphonies se succédaient et se ressemblaient toutes. De là une routine, de là des habitudes telles que non seulement la coupe, le caractère et le nombre des morceaux d'une symphonie étaient tracés d'avance, mais que les instruments même choisis pour l'exécuter ne devaient point être changés. L'orchestre de symphonie se composait invariablement des instruments à cordes, premiers et deuxièmes violons, altos, violoncelles et contrebasses (à l'exclusion de tous autres), d'une ou de deux flûtes, de deux hautbois, deux clarinettes (rarement), deux cors, deux bassons, deux trompettes (très rarement) et d'un timbalier. Jamais il ne fut venu en tête à Haydn, ni à Mozart, ni à aucun des innombrables musiciens qui, après Mozart, ont imité Haydn, d'associer d'autres instruments à ceux que je viens de nommer, ni même de remplacer ceux-ci par d'autres, ni de les combiner d'une façon nouvelle. De sorte qu'il n'y a réellement point d'exagération à dire, au sujet des quatre-vingt-dix symphonies écrites par Haydn et Mozart, que ce sont quatre-vingt-dix variations sur le même thème pour le même instrument.
Beethoven arriva, et imita dans sa première symphonie les imitations de Mozart. Parmi les incroyables sophismes qu'on vit surgir, il y a quelques années, de la polémique musicale, il faut citer celui qui faisait un mérite aux jeunes compositeurs d'imiter leurs devanciers, ne leur permettant d'innover que beaucoup plus tard et graduellement, en leur imputant à crime une première œuvre qui eût été vraiment nouvelle. De sorte que si Beethoven eût commencé par la symphonie pastorale ou par l'héroïque, ou par celle avec chœurs, son chef-d'œuvre eût été damnable, tandis que sa petite symphonie en ut majeur, imitée de Mozart, serait précisément ce qu'il pouvait faire de mieux en commençant. C'est sans doute pour cela qu'on ne la joue jamais, et que Beethoven regrettait si fort que la presse l'eût mis dans l'impossibilité de la détruire. Apparemment, pour éviter les coups de férule des magisters, au cas où un compositeur inconnu débuterait comme vient de le faire M. David, par un ouvrage inventé, il devrait alors cacher soigneusement cette partition, et, avant de la montrer au jour, la faire précéder d'un assez bon nombre d'imitations plus ou moins pâles; il pourrait ainsi se faire pardonner ensuite sa composition. Les sommeillers des grands hôtels d'Allemagne sont quelquefois des jeunes gens de bonne famille, très bien élevés, parlant plusieurs langues, lettrés même, que l'usage oblige à être domestiques pendant trois ou quatre ans, à servir à table, à cirer les bottes des voyageurs, avant de devenir eux-mêmes maîtres d'un hôtel. Il peut y avoir du bon dans cet usage. Quant à l'obligation pour les artistes d'imiter avant de créer, ceux qui prétendent la leur imposer me rappellent toujours la fable du renard à qui on a coupé la queue.
J'ai dit que Beethoven avait commencé par reproduire l'image des symphonies de Mozart; toutefois il remplaça dès l'abord le menuet par le scherzo, ce charmant badinage à trois temps brefs auquel il donna une si piquante physionomie. Dans sa seconde symphonie (en ré) le style s'élargit sans que la forme change; on voit poindre déjà le style instrumental expressif, passionné, accidenté, dramatique. Viennent ensuite la symphonie héroïque, la pastorale, où l'auteur impose un sujet à son œuvre musicale, et enfin la grande symphonie avec chœurs. Ici le vieux moule tout à fait brisé laisse enfin la symphonie, fière de l'appui des voix, s'élancer librement, avide d'embrasser le temps et l'espace.
La vaste composition de Félicien David ne ressemble sous aucun rapport à la symphonie avec chœurs de Beethoven. Aux chœurs, aux morceaux d'orchestre seul, aux airs accompagnés d'instruments, l'auteur a joint des vers déclamés sur une tenue d'orchestre, mais on va voir la justification de cette tenue.
Voici le plan de son ouvrage: La première partie commence par l'Entrée au désert. Les instruments à cordes posent doucement un son soutenu qui, en se prolongeant ainsi sans fin, sans mouvement, sans harmonie, sans nuances, fait naître immédiatement dans l'esprit de l'auditeur l'image du désert. Une voix récite sur une tenue, sans bornes, comme l'horizon, ces strophes:
| A l'aspect du Désert, l'infini se révèle, |
| Et l'esprit exalté devant tant de grandeur, |
| Comme l'aigle, fixant la lumière nouvelle, |
| De l'infini sonde la profondeur. |
Ici l'orchestre exhale quelques vagues mélodies, puis retombe dans sa vague immobilité, et la voix continue:
| Au désert, tout se tait; et pourtant, ô mystère! |
| Dans ce calme silencieux, |
| L'âme pensive et solitaire |
| Entend des sons mélodieux. |
| Ineffables accords de l'éternel silence! |
| Chaque grain de sable a sa voix; |
| Dans l'éther onduleux le concert se balance, |
| Je le sens, je le vois! |
Alors le désert personnifié chante son hymne au créateur des mondes. Grand chœur intitulé: Glorification d'Allah. Les voix d'hommes y sont seul employées, ainsi que dans tout le reste de la symphonie. Ceci est grand et magnifique, les voix y sont groupées de manière à produire une forte et excellente sonorité, les harmonies en sont retentissantes et splendides; un seul rythme franc et large adopté pour les instruments comme pour les voix redouble l'énergie et la pompe des accords, et l'exclamation: Allah! jetée par les ténors produit un bel effet au-dessus du chant des basées, après les premiers développements.
Puis le Désert se tait.
Encore la sombre tenue immobile, infinie... et la voix:
| Quel est ce point dans l'espace |
| Qui se montre et fuit tour à tour? |
| A l'horizon la caravane passe; |
| Serpent gigantesque, elle embrasse |
| Des cieux le radieux contour. |
Le désert s'anime graduellement, un rythme de marche annonce l'arrivée de la caravane. On entend les chants des chameliers; la troupe des marchands et des voyageurs se joint à eux: cris de joie, marche cadencée; ils approchent, ils touchent bientôt au terme de leur laborieux voyage, les voici. Mais le désert n'a plus sa complète immobilité, la tenue change, un mouvement menaçant s'opère sur la vaste plaine:
| ...L'air morne se plombe |
| Comme la face d'un mourant, |
| Voici l'impétueuse trombe |
| Au souffle aride et dévorant. |
Grand tumulte dans l'orchestre, les voix s'appellent, se répondent; alerte, marchands d'Alep et du Caire, le visage en terre, voilà le Simoun! Ce chœur:
| Allah! pitié pour les croyants! |
| L'ange de la mort, |
| Plane sur nos têtes. |
est quelque chose de prodigieux. C'est aussi beau que l'orage de la Pastorale de Beethoven. L'auteur a montré là qu'il connaissait l'orchestre autant qu'homme du monde, et qu'il en était maître. Il est impossible de mieux ménager, accroître et déchaîner la tempête instrumentale. Cet ensemble est foudroyant sans cesser d'être harmonieux; les mille sons divers qui le composent s'y pressent, s'y fondent en un son unique, comme les grains de sable soulevés par le Simoun s'unissent pour former un nuage brûlant.
La trombe passe cependant. Hommes et animaux se relèvent. La caravane reprend sa marche. Halte.
DEUXIÈME PARTIE
Le désert est retombé dans son calme, dans sa majestueuse immobilité.
La tenue.—La voix:
| Comme un voile de fiancée |
| La nuit tombe au fond du désert: |
| Aux charmes de la nuit notre cœur s'est ouvert, |
| Lorsque, brillante aux cieux, Vénus s'est élancée. |
Hymne à la Nuit.—Chant de ténor seul avec accompagnement d'orchestre. La caravane se repose, un jeune Arabe sort de sa lente et chante en regardant les cieux. Ceci est délicieux et ne se peut décrire. Il n'y a que la musique pour parler à l'imagination, au cœur, aux sens, aux souvenirs, un pareil langage. Cette mélodie suave et d'un accent si vrai, ces molles ondulations de l'orchestre vous bercent, vous rafraîchissent; on repose, on respire. Oh! le beau, l'admirable morceau!!!
Mais voici un charmant contraste: c'est la fantasia arabe, air syrien, et la danse des almées, air égyptien, c'est-à-dire chansons sur quelques notes, rapportées par David d'Égypte et de Syrie; perles de l'Orient qu'il nous présente enchâssées dans l'orchestre le plus savant, le plus gracieusement original qui se puisse entendre. Ce morceau a excité d'incroyables transports.
Assez du style léger! un chœur robuste et grandiose maintenant:
| Le désert est notre patrie, |
| Nous sommes libres, fiers et forts. |
Et encore le jeune Arabe, heureux, las de volupté, qui revient seul et chante cette fois une chanson d'amour égyptienne avec chœur et orchestre.
Ce thème, plein de morbidesse et d'une langueur passionnée, est composé de quatre petites phrases en désinence féminine.
L'Arabe a chanté, tout se tait. Sommeil.
TROISIÈME PARTIE
Le Lever du Soleil.
Le désert dort encore.—La tenue.—La voix:
| Des teintes roses de l'aurore |
| La base des cieux se colore; |
| L'astre du jour |
| Rayonne tout à coup comme un hymne sonore, |
| Et remplit le désert de lumière et d'amour. |
Imperceptible trémolo suraigu d'une partie de violon; crescendo; entrée d'une seconde partie de violon frémissant comme la première; entrée d'une troisième, des instruments à vent, de tout l'orchestre; torrents d'harmonie; voilà le jour! ah oui! voilà le jour! et la salle tout entière s'est levée pour le saluer, sans songer aux anathèmes systématiques des adversaires de l'harmonie imitative. Les onomatopées en musique sont stupides, j'en conviens, quand elles sont déplacées, mal faites, ou qu'elles ont pour objet la représentation de sujets bas ou indignes de l'art. Il est clair que si David, en peignant le Réveil du Désert, était venu contrefaire les rugissements des lions ou les cris des chacals, il eût fait une sottise et se fût couvert de ridicule; il est sûr aussi que Haydn est demeuré impuissant et nul quand il a voulu peindre la création de la lumière; mais ce n'est pas la faute de l'art; et l'Orage de Beethoven; le Simoun de David, son Aurore, son Soleil éclatant sont les résultats de l'art musical le plus pur et le plus élevé, qu'on admirera malgré toutes les théories du monde, parce qu'ils émeuvent, parce qu'ils sont beaux et parce qu'ils représentent réellement, fidèlement et grandement les phénomènes naturels que l'art leur permet de reproduire et dont le sujet qu'ils traitaient leur imposait la reproduction. Passons, passons.
C'est à cette heure matinale, la voix du muezzin que nous entendons. David s'est borné ici, non pas au rôle d'imitateur, mais à celui de simple arrangeur; il s'est effacé tout à fait pour nous faire connaître, dans son étrange nudité et dans la langue arabe même, le chant bizarre du Muezzin:
| El salem alek |
| Aleikoum el salam. |
| Allah hou akbar |
| Ja aless salah! |
| La allah ill' allah |
| Ou mohamed rassoul' allah. |
| Allah hou akbar |
| Ja aless salah. |
Le dernier vers de cette espèce de cri mélodique finit par une gamme composée d'intervalles plus petits que des demi-tons, que M. Béfort a exécutée fort adroitement, mais qui a causé une grande surprise à l'auditoire.
Après la prière du muezzin, la caravane reprend sa marche, s'éloigne et disparaît. Le désert reste seul. La tenue.—La voix:
| L'ambulante cité se perd dans le lointain; |
| Elle fuit, elle fuit... on la voit disparaître |
| Comme une vapeur du matin: |
| Et, du désert redevenant le maître, |
| Le silence éternel que l'âme seule entend, |
| Sur sa couche de sable, immobile, s'étend. |
La voix du désert, représentée par le chœur, reprend alors son hymne du début à la glorification d'Allah; et l'œuvre est achevée!
Il a fallu, pour concevoir et produire, ainsi faite, une pareille symphonie, quelque peu plus d'imagination, de silence, d'inspiration, de génie musical et poétique, ce me semble, que pour écrire une millième fois la petite et mesquine symphonie de Haydn.
Je n'ai pas besoin d'ajouter maintenant que David écrit en maître; que ses morceaux sont coupés, développés, modulés avec autant de tact que de science et de goût, et qu'il est grand harmoniste; que sa mélodie est toujours distinguée, et qu'il instrumente extraordinairement bien. C'est une conclusion qu'on doit tirer, j'imagine, de tout ce que j'ai dit.
David avait pour l'exécuter un bel orchestre dirigé par Tilmant, un chœur de cinquante hommes, un ténor (Alexis Dupont) et un contralto, un vrai contralto féminin (M. Béford, père de trois enfants). Les vers non chantés ont été récités par M. Milon, du théâtre de l'Odéon. L'exécution a été excellente, irréprochable; Dupont a chanté avec une grande suavité son hymne à la nuit; l'étrangeté de la voix de M. Béford a un peu désorienté, ou plutôt orienté le public en éveillant chez lui des idées de harem, etc. Il faut cette fois donner des éloges aux choristes; l'orchestre y est fait; pour Tilmant, il a conduit avec soin, intelligence et avec cette verve joyeuse qu'il apporte dans les solennités musicales, dont le but et l'organisation l'intéressent artistement. Le public s'est montré bien attentif, bien intelligent, chaleureux et enthousiaste.
M. le duc de Montpensier, pressentant sans doute qu'il y avait au Conservatoire ce jour-là quelque chose de beau à entendre et quelque chose de beau à faire pour lui, s'y était rendu de bonne heure; il paraissait aussi ému, aussi radieux que nous tous.
N'oublions pas de dire que les vers, parmi lesquels on en trouve de fort beaux que je n'ai pas cités, sont de M. Auguste Colin.
AMBROISE THOMAS
LE CAÏD
7 janvier 1849.
C'est une assez bonne idée d'avoir placé le lieu de la scène de cet opéra dans la capitale de l'Afrique française. De ce mélange bizarre de mœurs et de costumes résultent en effet des contrastes bouffons et des situations propres à donner au style musical de l'imprévu et de la variété. Mais ces oppositions, si piquantes qu'on les suppose, ne pouvaient dispenser l'auteur du livret de les rattacher à une fable intéressante et de trouver un sujet de pièce piquant et original. Il semble malheureusement qu'il se soit dit: «Voilà un cadre, le musicien y placera le tableau.» Voyons donc ce cadre en deux actes, cadre doré, orné de perles, de mousseline, de jolis visages arabes et de moustaches françaises, sans compter les têtes de nègres, un eunuque et un muezzin.
Je commettrai plus d'une erreur, je le crains, dans cette analyse. Malgré toute mon attention, j'ai été fort longtemps à comprendre ce dont il s'agissait; les paroles ne m'arrivaient qu'indistinctes, ou ne me parvenaient pas du tout. Le dialogue, écrit en vers, contre l'usage établi à l'Opéra-Comique, achevait encore de me dérouter.
Évidemment cet opéra se rattache, par sa physionomie et son genre de comique, au style des deux ouvrages qui ont fait un nom à M. Grisar: l'Eau merveilleuse et Gilles le Ravisseur; sans oublier le Tableau parlant, que Grétry n'a pas été tout à fait seul à peindre, et dont le livret ne forme pas le cadre seulement.
Voici ce que j'ai cru comprendre dans le Caïd:
Au lever de la toile, nous sommes sur une plage d'Alger; il fait encore sombre, le soleil n'est pas levé. Une petite troupe d'Arabes, marchant à pas comptés, chante, selon l'usage: «Taisons-nous! cachons-nous! ne remuons pas! faisons silence!» (en vers), bien entendu. On voit qu'ils guettent quelqu'un et qu'ils ne veulent point être aperçus.
Ils s'éloignent sans bruit, dans l'ombre de la nuit. Mais un groupe les suit. Le Caïd, gros bonhomme, le dos un peu voûté, assez peu fier, en somme, de son autorité, craint en faisant sa ronde quelque rencontre féconde en mauvais coups, puis, crac! d'être mis en un sac et lancé des murailles par des gens sans entrailles, et de trouver la mort au port.
Si je ne me trompe, cet alinéa est en vers, en véritables vers d'Opéra-Comique. J'en demande pardon au lecteur, c'est une distraction. Je n'ai garde d'abandonner l'usage de la prose, et je suis persuadé qu'on me saura gré d'y revenir. Donc notre bossu donnerait bien des choses pour finir, sans attraper de nouvelles bosses, sa tournée matinale. Il a de très méchants ennemis sans doute, et de très bonnes raisons de se méfier d'eux. Rien n'est plus vrai.
Il n'a pas fait vingt pas, que des grands coups de gaules tombant sur ses épaules vous le jettent à bas: «Au secours, on m'assomme, au meurtre!» Un galant homme fait fuir les assassins, appelle les voisins. Une jeune voisins, à la mine assassine, en jupon court, accourt. Et le battu de geindre, de crier, de se plaindre, en contant l'accident. «Il me manque une dent! j'en mourrai! misérable! Il m'a rompu le râble! Il a tapé trop dur, c'est sûr!»
Ah ça! mais voilà qui est un peu fort, la poésie m'a repris de plus belle. Il serait curieux que j'en fusse arrivé à ne plus pouvoir écrire en prose, et à faire le contraire de ce que faisait M. Jourdain! Voilà pourtant les conséquences des innovations ou des rénovations (car déjà à la fin du siècle dernier on voyait fréquemment les vers se mettre aux opéras-comiques), c'est l'exemple de M. Sauvage qui m'a mis la rime au corps. Voyons donc si je ne parviendrai pas à me désenrimer. La jeune fille accourue aux cris du Caïd et de son défenseur est une modiste française (il n'y a pas là dedans l'ombre de poésie, ce me semble), que ce dernier, coiffeur gascon, aime tendrement. Ils sont même fiancés, et n'était l'état un peu maigre de leurs finances, ils porteraient déjà le même nom et habiteraient sous le même toit. Une idée vient au gascon, une idée d'or qui doit lui rapporter de l'argent vivement.
Il n'a pas été sans reconnaître dans son obligé, le caïd, un de ces hommes simples auxquels on pourrait faire croire qu'Abd-el-Kader va devenir président de la République française, ou pape ou membre de l'Institut. L'idée d'or consiste donc à persuader au bonhomme que lui, le gascon, il possède un secret infaillible pour mettre le caïd à l'abri des coups de bâton et des embuscades nocturnes. «Il n'y a là ni rime, ni...» (Allons, ça va bien, j'écris à peu près comme tout le monde.) Le caïd naïf dit: «Bah!» L'autre plein d'aplomb, réplique: «Rien n'est plus vrai!—Brave Français, vends-moi ton secret.—Ce sera, je le crains, bien cher pour vous.—Combien donc?—Mille boudjous (ou boudjoux, ou bouts de joue, ce qui mettrait en effet notre gascon à même de faire une certaine figure en Algérie).
Comment veut-on que nous autres Français de France nous puissions écrire correctement ces nouveaux mots du français d'Afrique! Nos chers compatriotes les Bédouins disent maintenant: un burnous pour un manteau, une razzia pour un pillage, un cheïk pour un chef (passe encore pour ce mot-là qu'un philologue m'a assuré n'être que du français altéré par la prononciation arabe), des silos pour des caves à grains, une smala pour... je ne sais plus quoi, des boudjous pour une somme d'argent quelconque. Tellement que nous voilà obligés d'envoyer nos jeunes citoyens achever leurs études universitaires à Alger, à Constantine, à Oran, à Blidah, et se former au beau langage en fréquentant pendant plusieurs années la bonne société du désert. Je reviens à mon gascon. «Mille boudjous, dit-il, c'est à prendre ou à laisser.» Le caïd trouve la somme exorbitante. Ce sur quoi il ne m'est pas permis d'avoir une opinion, car je veux bien que le prophète m'emporte en croupe sur sa jument-femme Borack, si je sais ce que vaut un boudjou. Il se ravise pourtant. «Eh bien, oui, dit-il, je veux acheter ton secret au prix même d'un trésor bien supérieur à la somme que tu demandes. Monte dans ce palanquin; mes esclaves te porteront chez moi, où je te suis pour conclure notre marché.» On revêt le coiffeur d'un riche manteau; que dis-je? d'un burnous, et le candide gascon se laisse emporter. A gascon, gascon et demi. Le gros rusé de Caïd, assez simple pour croire au talisman du coiffeur contre la bastonnade, ne l'est point tellement qu'il n'ait trouvé un moyen de l'acheter sans bourse délier. Il a une fille, le brave homme; il la donnera sans dot au coiffeur, et, dans son estime, les beaux yeux de Zaïde (elle doit s'appeler Zaïde) valent beaucoup plus que ceux de sa cassette pour un Français..... de France. Il a raison de spécifier, car, pour les Français natifs d'outre-mer, bien que jeunes encore, ils sont âpres au gain, durs comme des chênes, et entre eux et l'écorce tout le monde sait qu'il faut se garder de mettre le doigt.
Malheureusement Zaïde a vu passer sous son balcon un superbe tambour-major, français et brun, qu'elle prend pour un général, et à qui elle a jeté son cœur par la fenêtre (on commence à avoir des fenêtres à Alger). Le prétendu général ne se sent pas de joie d'avoir inspiré un sentiment à une si jolie particulière; il veut mener cette affaire tambour battant, enlever Zaïde, bien résolu, si le gouvernement lui cherche noise à ce sujet, à envoyer sa canne au ministre et à laisser la France s'arranger ensuite comme elle pourra. Et voici notre gaillard qui entre dans le harem du caïd comme il entrerait à la caserne, en se dandinant sur les hanches, en balançant sa tête empanachée, et chantant ra ta plan de manière à ravir les amateurs du genre. Zaïde est de cette école-là, selon toute apparence, car elle se montre d'une amabilité parfaite pour son grand vainqueur; elle lui fait fumer un narguilé, boire du café, manger des confitures, etc. Mais notre coiffeur en palanquin vient malheureusement interrompre ce doux tête-à-tête. Le voilà déposé dans la chambre de Zaïde, chambre ouverte à tout venant, à ce qu'il paraît. Il veut savoir pourquoi le caïd l'a fait transporter en ce charmant séjour; Zaïde ne serait pas fâchée de connaître aussi la destination de ce coiffeur en burnous que son père lui envoie; quant au tambour-major, il a déjà la main à son sabre pour demander une explication au gascon. Voilà bien des gens curieux! Une quatrième curiosité se manifeste cependant, curiosité féminine et jalouse. Notre petite modiste française vient pour essayer à la belle Zaïde un nouveau bonnet de sa façon. A l'aspect du coiffeur, la coiffure lui tombe des mains. «Que vient-il faire ici?—Je ne sais pas.—Que viens-tu faire ici?—Je ne sais pas.» Attendez: voilà le bon caïd et tout va s'expliquer. «Ma fille, je vous ai choisi un époux.....» Sans le laisser achever, le tambour-major, qui ne saurait croire qu'on puisse avoir songé à un autre que lui, s'avance en frisant sa moustache: «Présent! dit-il.—Comment? présent! Quel est ce grand drôle? Voici, ma chère enfant, celui que ma tendresse vous destine.—Moi? s'écrie le gascon stupéfait et incertain sur le parti qu'il doit prendre.—Oui, toi-même; que j'aie ton secret, et je te donne ma fille; tu le vois, elle est jeune et charmante, tu seras logé chez moi, tu n'auras qu'à t'occuper de ton bonheur et du sien.—Si tu dis oui, je t'arrache les yeux, dit la modiste à son amant hésitant.—Si tu acceptes, gronde le tambour-major, mon sabre aura pour fourreau ta peau.»—L'autre se décide, et dit: «Non, je suis déjà fiancé. Voici celle qui possède mon cœur et ma foi. Sans affront pour votre aimable demoiselle, vous pouvez remarquer l'éclat de ses yeux et la finesse de sa taille; qualité dont vous ne faites pas grand cas, je le sais, vous autres musulmans, mais que nous prisons fort au contraire. Ainsi j'en reviens à ma première proposition: mille boudjous.» Le caïd a beau regimber, crier, se démener, la peur des coups l'emporte; il fait signe à un esclave qui présente à l'instant une petite cassette ouverte où l'on voit une douzaine de pièces d'or, formant la totalité de la somme; ce qui me ferait croire que mille boudjous, après tout, ce n'est pas le Pérou. Le coiffeur s'empare de la cassette et donne en retour au caïd un petit pot de pommade du lion qu'il lui recommande comme un spécifique infaillible contre les coups de bâton. Le caïd rassuré accorde la main de sa fille au tambour-major; car encore faut-il bien qu'elle épouse quelqu'un, et le gascon embrasse la modiste. Les voilà heureux, ils volent à l'autel, et n'ont plus qu'à filer des jours d'or et de soie.
Je donne ma parole que c'est là tout ce que j'ai cru comprendre au livret du Caïd. Et j'ai écouté de toutes mes oreilles, regardé de tous mes yeux; j'ai même imposé silence d'une façon très peu courtoise à mes voisins de loge, qui disaient beaucoup de mal de l'administration de l'Opéra. Ainsi, on peut me traiter de tout ce qu'on voudra, ce n'est pas ma faute, je ne sais rien de mieux. Ah! pardon, je me le rappelle maintenant: il y a encore dans la pièce un eunuque très drôle qui chante comme M. Béford chantait dans le Désert de Félicien David, et s'enivre avec une bouteille de parfait-amour.
Eh bien, M. Ambroise Thomas a trouvé moyen d'écrire sur ce poème en vers une charmante et vive partition, pétillante de verve et bien adaptée au talent et à la voix de chacun de ses chanteurs. L'introduction de l'ouverture, instrumentée d'une façon neuve et piquante, est trop jolie pour être si courte, on voudrait que l'auteur l'eût développée davantage; l'allegro qui lui succède est plein de feu et fort habilement traité. Les chœurs syllabiques qui ouvrent la scène ont de la couleur, un excellent caractère dramatique; mais paraissent un peu difficiles pour des choristes auxquels le genre syllabique, débité, rapide, n'est pas très familier; leur exécution a laissé à désirer pour la précision et la justesse. Il y a beaucoup d'élégance dans les principaux passages du duo entre la modiste et le coiffeur. Les couplets du tambour-major, avec leur refrain accompagné de six tambours battant la diane, plaisent par leur allure vraiment soldatesque. L'air que le même personnage chante un peu plus tard est bien fait et fait valoir l'agilité de vocalisation que possède incontestablement Hermann-Léon; mais il semble trop avoir été ajouté après coup à la partition pour donner plus d'importance au rôle du chanteur; il ne tient pas à la pièce.
Celui de l'eunuque dégustant sa fiole de parfait-amour est une excellente bouffonnerie; l'idée de lui faire donner le la bémol tonique aigu à la fin d'une cadence parfaitement dirigée vers le la grave a fait éclater de rire toute la salle, et Sainte-Foix a dû recommencer le morceau.
Cet acteur s'acquitte de son rôle étrange avec une intelligence et une modestie qui montrent qu'il sait tirer parti même des qualités négatives de sa voix, et qu'il sent bien le prix de ce qui lui manque. On a applaudi très vivement encore certains passages du rôle de la modiste, étincelants de brio et d'une audace que celle de la cantatrice, madame Ugalde-Baucé, a seule surpassée; puis un morceau d'ensemble tissu et modulé de main de maître, et un finale dont la mise en scène est réglée d'après le système des ballets italiens, où les acteurs et comparses font le même geste tous à la fois, élèvent ou abaissent les bras, inclinent la tête, roulent les yeux, sourient ou pleurent comme un seul polichinelle.
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GOUNOD
SAPHO
22 avril 1851.
La mise en scène de cet opéra et l'étude que j'ai faite de mes impressions en l'écoutant attentivement, d'abord à la répétition générale, ensuite à la représentation, m'ont démontré, pour la vingtième fois au moins, l'utilité de ce précepte que les auteurs et les directeurs ne devraient jamais oublier: N'admettez personne aux répétitions.
Dans la salle de l'Opéra surtout, il n'y a pas d'ouvrage, si magnifique qu'il soit, capable de résister à cette épreuve. Au milieu de ce demi-désordre, devant ces banquettes et ces loges dégarnies, avec ces chanteurs qui donnent la moitié de leur voix, ces décors mal emmanchés, ces costumes de ville, ces choristes fatigués, cet orchestre ennuyé, rien ne ressort, excepté les défauts de la composition; tout en elle paraît alors froid, faux, plat et mesquin. Les instruments ne sonnent pas, ils ne produisent qu'une rumeur confuse; l'auditeur même le plus bienveillant emporte en sortant de là une opinion tout à fait défavorable au nouvel ouvrage, opinion contre laquelle ses raisonnements les plus justes ne peuvent rien. Il est blessé, irrité, désappointé; et en dépit de l'intérêt que lui inspirent auteurs et acteurs, il ne peut s'empêcher de laisser voir ensuite aux gens qui le questionnent à ce sujet la fâcheuse impression qu'il a reçue. Des calomnies quelquefois, des médisances toujours, voilà ce qu'on gagne en admettant un auditoire quelconque aux répétitions de l'Opéra. L'expérience m'a prouvé que, dans ce théâtre, sur vingt belles idées parfaitement écrites par le compositeur et bien rendues par ses interprètes, c'est à peine s'il y en a dix que le public aperçoive à la représentation; à la répétition, il n'y en a pas cinq qui surnagent à demi noyées dans ce vaste gouffre. Une partition, quelle que soit la clarté de son dessin, le relief des idées qu'elle renferme, ressemble toujours plus ou moins ces jours-là à un portrait au pastel qu'on aurait laissé pendant huit jours exposé à la pluie. C'est à peine si l'auteur peut reconnaître son œuvre; et ce n'est pas là la moindre de ses tribulations.
Les défauts qui m'avaient choqué, à la répétition générale de Sapho, ne m'ont pas paru moindres, il est vrai, à la représentation. Seulement des beautés que je n'avais point remarquées d'abord se sont révélées ensuite clairement et sans effort. Non parce que j'entendais pour la seconde fois, mais parce que j'entendais mieux. Elles m'ont conduit à résumer mes premiers doutes dans cette opinion au moins sincère: que M. Gounod est un jeune musicien doué de précieuses qualités, dont les tendances sont nobles, élevées, et qu'on doit encourager et honorer d'autant plus, que notre époque musicale est plus platement corrompue et corruptrice. Les belles pages, dans son premier opéra, sont assez nombreuses et assez remarquables pour obliger la critique à les saluer comme des manifestations du grand art, et pour l'autoriser aussi à dire sans ménagements ce qu'il y a de grave dans les erreurs qui déparent une œuvre aussi sérieuse et prise d'un si beau point de vue. C'est ce que nous allons faire.
Le sujet de Sapho partage avec quelques autres le privilège de passer pour essentiellement musical. Il l'est en effet. Mais beaucoup de gens, les poètes surtout, appellent musicaux tous les sujets où il est question de musique, dans lesquels elle est glorifiée, où elle agit et produit des effets merveilleux. A mon avis, ce sont précisément ceux-là que les compositeurs devraient regarder comme les plus dangereux. Le moyen de réaliser jamais ce que l'imagination prévenue de l'auditeur se représente à l'avance pour un chant d'Apollon, pour un chœur des Muses, pour un hymne d'Orphée, de Linus, de Tamyris, d'Amphyon; pour une improvisation de Timothée, d'Alcée ou de Terpandre, pour une ode de Sapho! Si Gluck est parvenu à produire un chef-d'œuvre en faisant chanter Orphée, ce n'est pas en profitant des prétendus avantages du sujet qu'il avait à traiter, mais au contraire en surmontant, à force d'inspiration réelle, les obstacles non moins réels que ce sujet lui présentait. Son Orphée, on a beau dire, ne chante pas comme on se figure que chantait le demi-dieu de la poésie et de la musique; il chante seulement comme un jeune homme souffrant et aimant, tantôt accablé de regrets, tantôt ivre de joie; il émeut parce qu'il est ému, il arrache des larmes parce qu'il pleure; sa voix trouble le cœur, le charme et l'attendrit, seulement parce qu'elle est la voix d'un homme et non pas celle d'un dieu; la voix d'un amant éperdu et non pas celle d'un professeur patenté et reconnu de chant sublime. L'Orphée de la fable antique, c'est l'idéal de la poésie, de la mélodie, de l'art du chant et de la sonorité vocale. L'Orphée de Gluck, c'est tout simplement l'idéal de l'amour poétique exprimé musicalement, mais si bien exprimé que, malgré les traditions semi-mythologiques toujours offertes à l'esprit de l'auditeur, on oublie le chantre de Thrace pour ne plus songer qu'à l'amant d'Eurydice; et l'on se sent entraîné par son chant non parce qu'il est surhumain, mais parce qu'il est humain. C'est donc uniquement par son côté passionné, et par les oppositions heureuses qu'il contient que le drame de la descente d'Orphée aux enfers est resté accessible à l'art musical. Malgré plusieurs tentatives infructueuses, dont elle a été le prétexte, je crois que la donnée historique de l'amour et de la mort de Sapho était dans le même cas. M. Émile Augier d'ailleurs a su en rendre, selon moi, les diverses péripéties fort attachantes. Il eût dû, je crois, en dépit de ce que l'opinion populaire leur trouve de musical, éviter les scènes où la puissance de la musique est mise en scène et proclamée souveraine, et cela surtout dans l'intérêt du compositeur.
Au début de l'action, Phaon, amant aimé de Glycère, commence à ressentir pour Sapho une admiration assez semblable à de l'amour. Glycère s'en inquiète. Pythéas, gros voluptueux qui fait le bouffon, a des vues sur Glycère, et se propose d'exploiter habilement les soupçons jaloux qu'elle vient de concevoir. Nous sommes à la veille de l'ouverture de Jeux Olympiques. Alcée et Sapho doivent y concourir pour le prix de chant ou de poésie. Car jusqu'à présent, nous autres modernes, nous n'avons pu comprendre clairement ce que les anciens Grecs appelaient chant; ni s'ils avaient un art appelé musique indépendant de la parole rythmée; ni même si leur musique unie à la poésie n'était pas quelque chose de très peu musical. En tout cas, dans l'espèce de musique instrumentale qu'ils appliquaient à l'accompagnement des vers, il est certain que la lyre au moins ne devait ni gêner ni couvrir l'émission de la voix. Et je voudrais qu'on essayât de faire entendre aujourd'hui un ou plusieurs de ces instruments dont la statuaire est censée nous avoir légué des modèles, et qui se nommaient lyra ou testudo. Nos guitares, en comparaison, paraîtraient des foudres d'harmonie. Mais je soupçonne fort les sculpteurs de nous avoir trompés, surtout depuis que j'ai vu au musée de Pompéi un tableau antique représentant l'éducation d'Achille par le centaure Chiron. Dans ce tableau, le fils de Pelée, prenant sa leçon de musique, joue avec les deux mains d'une lyre à onze cordes attachée par une courroie contre sa poitrine. Sa main gauche attaque les cordes avec un petit crochet d'airain (plectrum), pendant que l'autre main semble effleurer ces mêmes cordes, comme font les harpistes pour produire les sons harmoniques. A la bonne heure! Il y a une possibilité de musique là dedans; mais avec vos petits tétracordes de vingt pouces de hauteur, que faire, sinon quatre notes plus ou moins sèches et d'une impuissance ridicule?
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Le concours de chant est ouvert; on invoque Jupiter; un héraut, placé au pied d'Apollon et entouré de la foule attentive, appelle trois fois et vers différents côtés: «Alcée! Alcée! Alcée!» Alcée s'avance; son regard étincelle: c'est qu'il ne s'agit pas pour lui d'obtenir le vain laurier du poète; il aspire à la gloire du libérateur. Pittacus tyrannise en ce moment Lesbos: il faut frapper Pittacus; et Alcée, en se présentant au concours, n'a d'autre but que de mettre à l'épreuve les sentiments du peuple. S'il voit son auditoire frémir et s'indigner à ses accents, alors il sait ce qui lui reste à faire; sinon Alcée pleurera, poète inutile, sur l'impuissance de son génie et la patrie humiliée. Mais le peuple ne reste point froid à l'appel d'Alcée, et s'écrie:
| Honte à la tyrannie! |
| Malheur à qui s'endort |
| Dans cette ignominie! |
| Plutôt la mort! |
Pittacus périra. Phaon est du complot; Pythéas lui-même s'y est laissé entraîner. Maintenant le héraut appelle trois fois: «Sapho!» Elle monte à l'autel, et chante les amours d'Héro et de Léandre. Cette fois, l'émotion populaire se répand en cris d'enthousiasme; la voix publique décerne le prix du chant à Sapho. Le généreux Alcée est le premier à proclamer la victoire de sa rivale. Phaon, dont le cœur indécis hésitait encore entre Glycère et Sapho, n'y tient plus alors, et se précipitant aux pieds de l'inspirée, s'écrie:
Chacun t'admire, et moi je t'aime!
Au second acte, nous sommes dans la maison de Phaon. Il est décidément l'amant de Sapho et chef de la conspiration contre Pittacus. Sous prétexte d'une fête, il a réuni chez lui les conjurés. On boit, on chante l'hymne à Bacchus, puis on tire au sort l'honneur de frapper le tyran. Le sort favorise Phaon, c'est lui qui tuera Pittacus. Les conjurés s'engagent par écrit à soutenir Phaon dans son audacieuse entreprise et signent leur serment. Pythéas en qualité d'homme riche, fera copier par des esclaves sûrs
Ce manifeste, afin que demain on l'affiche
Dans tous les coins sur tous les murs.
Tous alors se dispersent. Survient Glycère, furieuse de l'abandon de Phaon. Rien ne lui coûtera pour s'en venger. Pythéas, resté seul plus qu'à demi ivre, profite de l'occasion pour courtiser la belle outragée. Dans son ardeur amoureuse il laisse échapper le secret du complot, et s'oublie jusqu'à montrer à Glycère la liste des conjurés. «Donnez-la-moi! dit-elle.—Je vous la vends.—Je vous l'achète.—Reste à s'entendre sur le prix.»
| GLYCÈRE |
| Va m'attendre, mon maître, |
| Va clore ta fenêtre, |
| Allumer ton trépied! |
| J'irai, vêtue en rose, |
| Te joindre, à la nuit close, |
| Sur la pointe du pied. |
Glycère, ainsi armée, ordonne à une de ses esclaves d'aller enfermer le fatal manuscrit dans un lieu secret de sa maison. Si, après quelques heures, Glycère n'est pas rentrée chez elle, c'est qu'elle sera morte, et l'esclave devra porter l'écrit à Pittacus. Le piège est bien tendu. La malheureuse Sapho vient s'y prendre la première. Glycère, en la voyant entrer chez Phaon, n'hésite point à lui dire de quel terrible secret elle est maîtresse, et son intention de perdre Phaon. «Qu'ordonnez-vous? s'écrie Sapho.—Que Phaon parte!—Il partira, je le jure par le Styx.—Ce n'est pas tout, jure encore de ne pas le suivre.—Jamais.—Aimes-tu mieux que je le livre?
| Ah! c'est trop!... Va-t'en, fuis, misérable! |
| Fais connaître une femme assez inexorable, |
| Assez vouée à Némésis, |
| Pour immoler sans épouvante |
| Celui qu'elle se vante |
| D'avoir aimé jadis. |
| GLYCÈRE |
| Adieu! Je vais chez Pittacus. |
| SAPHO |
| Arrêtez! Je promets..... |
Phaon survient et rend la scène plus violente. Glycère, non contente du sacrifice qu'elle vient d'imposer à Sapho, après avoir démontré à Phaon la nécessité de la fuite, en lui persuadant que le complot est découvert, exige encore que Sapho, feignant de ne plus aimer Phaon, se refuse à le suivre; bien plus, elle s'offre elle-même à accompagner le fugitif. Phaon, indigné de l'apparente inconstance de Sapho, accepte Glycère pour compagne et s'éloigne avec elle. Nous le retrouvons seul, à l'acte suivant, sur le bord de la mer, où lui ont donné rendez-vous ses complices pour quitter avec lui le rivage hellénique. Il s'en va, l'âme ulcérée de l'abandon de Sapho:
| ...Reçois-moi sur tes flots, mer profonde! |
| Elle me laisse fuir sans regrets, sans adieux! |
| Emporte où tu voudras ma course vagabonde, |
| Car je n'attends plus rien des hommes ni des dieux! |
Glycère et les conjurés arrivent. Sapho paraît derrière un rocher. Elle vient assister à sa propre agonie. Elle entend Phaon la maudire une dernière fois, et tombe évanouie en le voyant partir. Pour faire encore ressortir la tristesse de cette poignante scène, l'auteur a eu la belle et simple idée d'y jeter un épisode de Théocrite, une pastorale calme et souriante, dont le charme même oppresse le cœur. Un jeune pâtre paraît sur le haut du rocher; sa silhouette gracieuse se dessine sur l'azur de la mer et du ciel; il rêve nonchalamment, ses pipeaux à la main, et chante:
| Broutez le thym, broutez, mes chèvres, |
| Le serpolet avec le thym... |
| La blonde Aglaé, de ses lèvres, |
| Toucha les miennes ce matin; |
| Et j'attends que Vénus se lève |
| Pour la rejoindre sur la grève. |
| Brille enfin, étoile d'amour, |
| Et dans les cieux, éteins le jour. |
Puis Sapho, revenue à elle, adresse à Phaon et à la vie son dernier adieu, gravit le rocher qui domine le gouffre amer et s'y précipite.
A part les réserves que j'ai faites en commençant pour les scènes où la musique se chante elle-même, et la rédaction de plusieurs parties importantes de la pièce, écrites évidemment par un poète qui ne s'est pas rendu compte des nécessités de l'art musical, j'avoue ne point partager l'opinion des gens qui blâment le choix de ce sujet et ne lui trouvent pas d'intérêt dramatique. Il faut croire que j'ai le malheur de n'être ni de mon temps ni de mon pays, car cet amour douloureux de Sapho, cet autre amour implacable de Glycère, l'erreur de Phaon, l'enthousiasme inutile d'Alcée, ces rêves de liberté aboutissant à l'exil, et ces fêtes olympiques et cette glorification de l'art par un peuple entier, et cette admirable scène finale où Sapho mourante revient un instant à la vie pour entendre, d'un côté, le dernier et lointain adieu adressé par Phaon aux rives lesbiennes, de l'autre, le chant joyeux du pâtre attendant sa jeune maîtresse; et cette morne solitude, cette mer profonde, digne tombeau de cet immense amour, mugissant sourdement avant de recevoir sa proie; puis ces beaux paysages de la Grèce, cette architecture élégante, ces admirables costumes, ces nobles cérémonies dont la gravité a encore de la grâce, tout cela me ravit, me passionne, me gonfle le cœur, m'attendrit, m'élève la pensée, me jette en un trouble profond, délicieux, je ne le nierai point; tandis que beaucoup d'autres opéras, qui passent pour fort dramatiques, m'ennuient, me fatiguent, par leurs mille détails, me choquent par leurs prétentions même de toujours m'intéresser, et me sont antipathiques par le prosaïsme obséquieux de leur industrie; je ne le nierai pas davantage.
Et ce sont ceux-là néanmoins qu'il faut au public. Pour l'immense majorité des habitués de l'Opéra, ce n'est ni pour la pièce ni pour la musique qu'ils viennent à ce théâtre, mais pour les accessoires seulement; et quant au reste qui croit aimer dans un opéra l'opéra lui-même, ce n'est pas le beau qui lui convient, ce n'est pas le mauvais non plus, c'est le médiocre, c'est ce qui lui ressemble.
Combien de fois, au temps où je m'obstinais encore à faire entendre dans les concerts des fragments des sublimes poèmes de Gluck, ne me suis-je pas dit, en sentant mes artères battre, ma tête brûler, mes yeux se gonfler: «En ce moment le public lutte contre un mortel ennui!» Et quand, tout frémissant, j'avais peine à contenir mes cris de souffrance admirative, combien de fois ne me suis-je pas répété, avec la triste certitude d'être dans le vrai: «En ce moment, si le public osait, il couvrirait de ses sifflets notre orchestre et nos chanteurs, car nous lui infligeons une véritable torture, nous le fatiguons, nous l'obsédons!» O profane vulgaire! ô blasés qui n'avez jamais rien senti! imaginations aux ailes de pingouin, c'est pourtant devant vous qu'il faut s'agenouiller dans les théâtres!
Eh bien donc, oui, la Sapho de M. Augier me touche et m'émeut vivement; oui je trouve que c'est un magnifique texte pour la musique, et j'ajoute que ce texte, M. Gounod l'a très bien traité dans plusieurs parties. Voilà pourquoi j'ai été si attristé, je veux dire si irrité, de voir le musicien manquer la composition de plusieurs autres parties non moins importantes de cette œuvre. J'ai trouvé la plupart de ses chœurs d'un accent grandiose et simple; le troisième acte tout entier me paraît très beau, extrêmement beau, à la hauteur poétique du drame; mais le quatuor du premier acte, le duo et le trio du second, où les passions des principaux personnages éclatent avec tant de force, m'ont positivement révolté; je trouve cela hideux, insupportable, horrible. J'espère que l'auteur ne me prendra pas en haine pour la brutalité avec laquelle je m'exprime là-dessus. Si son œuvre ne décélait pas en lui de si hautes tendances, si elle ne contenait pas tant de choses tout à fait belles, si elle était au contraire de la famille de ces pâles productions où l'on n'entend que les échos inutiles de mille autres voix plus ou moins éloquentes, ou de celle des produits d'un sot industrialisme musical, je n'eusse pas ainsi perdu mon sang-froid. Non, mon cher Gounod, l'expression fidèle des sentiments et des passions n'est pas exclusive de la forme musicale; la coupe des paroles dans le dialogue de vos personnages n'est pas favorable sans doute au développement du chant, la mélodie ne sait où se poser là-dessus, la phrase y est à chaque instant brisée; mais votre poète, à coup sûr, ne se fût point refusé à donner à sa pensée une autre forme que vous deviez vous-même lui indiquer. Avant tout, il faut qu'un musicien fasse de la musique. Et ces interjections continuelles de l'orchestre et des voix dans les scènes dont je parle, ces cris de femmes sur des notes aiguës, arrivant au cœur comme des coups de couteau, ce désordre pénible, ce hachis de modulations et d'accords, ne sont ni du chant, ni du récitatif, ni de l'harmonie rythmée, ni de l'instrumentation, ni de l'expression. Il arrive dans certains cas au compositeur d'être obligé par son sujet à des espèces de préludes, dans lesquels se montrent à demi les idées qu'il se propose de développer immédiatement après; mais il faut qu'enfin il les développe ces idées, il faut que l'espoir de voir le morceau de musique commencer et finir ne soit pas continuellement déçu. Non, vous avez écrit ces scènes, je le crois, sous la préoccupation d'une doctrine erronée et sous l'influence d'une disposition fâcheuse de votre poème. Si cette doctrine est celle que je soupçonne, elle a été introduite dans votre esprit par un mot trop célèbre attribué à Gluck. A en croire la tradition, ce grand maître n'aurait jamais commencé une partition sans dire: «Mon Dieu! faites-moi la grâce d'oublier que je suis musicien!» vœu impie qui, fort heureusement, ne fut jamais exaucé. Si, comme il est certain, la disposition des vers que vous aviez à mettre en musique vous a d'ailleurs gêné, il fallait songer à un autre mot de Mozart qu'on ne médite pas assez: «Depuis bien longtemps, a-t-il dit, les compositeurs torturent leurs idées pour les placer servilement sous les paroles; quand donc en viendra-t-on à faire des paroles sous leur musique? Ce serait plus naturel!» Il y a, en effet, beaucoup de cas où la situation étant déterminée, les sentiments à exprimer parfaitement indiqués, la musique devrait être écrite la première; à la condition, pour le compositeur, de n'admettre ensuite que des paroles en rapport intime et direct avec sa musique, et d'en surveiller attentivement la prosodie.—Maintenant, sans plus parler de ces morceaux dont il faut faire abstraction dans la nouvelle Sapho, je vais recueillir mes souvenirs sur le reste de la partition; je les crois fidèles.
M. Gounod n'a pas écrit d'ouverture, il s'est borné à une introduction d'une belle physionomie antique, où se retrouve malheureusement une trop forte réminiscence de la marche religieuse de l'Alceste de Gluck. Le chœur processionnel qui ouvre la scène: O Jupiter! est d'une harmonie mâle et pleine de noblesse. Le suivant est surtout remarquable par son rythme énergique, sans violence. Le récitatif de Pythéas est naturel, sans rien offrir de bien saillant. Il y a de la grâce dans la mélodie de la romance de Phaon: Puis-je oublier, ô ma Glycère! mais l'orchestre me semble trop effacé, trop stagnant; le chœur des femmes: Salut, ô rivale d'Alcée! a beaucoup de distinction. Au moment où le peuple sort du temple pour assister au concours de poésie, un solo de timbales ou de tambour sans timbre, accentué à découvert d'une façon étrange, étonne d'abord l'oreille qui s'y accoutume bien vite; et le trouve même convenable à cette joie populaire dont il précède les éclats. On se figure aussi, volontiers, que les sacrifices antiques aient pu, dans quelques parties de la Grèce, être annoncés par ce bruit cadencé d'un instrument semblable à nos timbales.
Le chœur des prêtres: O puissant Jupiter! qu'on a raccourci de moitié après la répétition générale, est un beau tissu harmonique pompeusement accompagné par des accords de harpes et des coups sourds de cymbales et de grosse caisse. Ces pulsations mystérieuses reparaissant à intervalles réguliers sous la masse instrumentale, en augmentent l'accent solennel, sans rien produire qui ressemble au bruit vulgaire pour lequel ces instruments sont aujourd'hui presque exclusivement employés.
J'avoue que l'improvisation d'Alcée n'est pas digne de son objet. La première partie de son thème rappelle la seconde phrase de la Marseillaise, et les paroles: O Liberté, déesse austère! contribuent à ramener plus vite encore ce souvenir. Mais la Marseillaise d'Alcée n'a rien autre de commun avec le terrible chant de Rouget de Lisle; l'orchestration en est d'ailleurs flasque, sans nerf, sans élan. La trompette qui s'y fait entendre sonne mollement, tristement. Elle semble annoncer la défaite plutôt que la victoire. En général, il est fort difficile, sans tomber dans la fanfare vulgaire, de donner aux instruments de cuivre des phrases qui en fassent ressortir le caractère menaçant ou triomphal. Il n'y a pas un compositeur sur cent qui y soit parvenu. Et rien n'est aussi grotesque qu'une trompette dépoétisée; cela provoque le rire comme pourrait le faire une statue de Pélopidas ou de Thémistocle portant, au lieu de casque au fier cimier, une casquette de loutre.
Le chœur du peuple: Guerre à la tyrannie, est bien écrit, d'une coupe excellente; il pourrait avoir plus d'emportement.
L'improvisation de Sapho est récitée plutôt que chantée sous un frémissement continu de violons divisés en plusieurs parties à l'aigu, pendant qu'un dessin obstiné de basse murmure dans les profondeurs de l'orchestre. Le compositeur a voulu reproduire ainsi, sans doute, les puissants soupirs de la mer endormie pendant la nuit sereine que décrit Sapho:
| Tremblant à la voûte des cieux, |
| Phébé, sur la plaine marine, |
| Répand la caresse argentine, |
| De ses rayons silencieux. |
L'effet résultant de cet ensemble instrumental, uni à la récitation lente de Sapho sur les notes graves et moyennes de sa voix, est d'une poétique mélancolie. L'allegro suivant retombe dans la prose; on y retrouve les cris dont j'ai parlé plus haut, et ces affreuses roulades dont le bruit ressemble à celui que l'on fait en déchirant du calicot. Mais voici le finale. Il est grand et beau; les plus magnifiques accords s'y succèdent avec un retentissement d'une solennité admirable, et s'accumulent et montent jusqu'à une explosion dernière qui a électrisé l'auditoire tout entier. Les forces des voix et de l'orchestre y sont ménagées avec autant d'art que de bonheur. On a fait répéter ce morceau, salué deux fois par un orage d'applaudissements.
L'hymne à Bacchus et la chanson à boire de Pythéas, au second acte, n'ont pas été beaucoup remarqués et ne me semblent pas devoir l'être à l'avenir davantage. La chanson surtout gagnerait à être plus franchement gaie; le repos sur la dominante, amené par l'accord de sixte augmentée sous le vers:
Un soldat à jeun est transi.
en brise l'élan et l'assombrit en pure perte. Le serment des conjurés, plein de décision et de hardiesse, produit encore un excellent et vigoureux effet. Le duo entre Pythéas et Glycère offre de piquants détails; on y retrouve un charmant roucoulement de flûte vers la fin. Ce duo devrait être, ce me semble, compris par les exécutants d'une tout autre façon. Qu'elle qu'ait pu être la licence des mœurs antiques, il est probable qu'on mettait plus de mystère dans les transactions de la nature de celle dont il s'agit ici. Et quand une femme se vendait à un homme pour une liste de conjurés, elle n'allait pas crier les clauses de son ignoble marché aux quatre coins de l'atrium; ici je passe sur le duo des deux femmes et sur le trio qui lui succède, comme j'ai passé sur le quatuor du premier acte, et par la même raison. Je signalerai seulement au compositeur, qui devrait et pourrait aisément la changer, l'exclamation de Sapho:
Ah! c'est trop insulter au tourment que j'endure!
Il y a dans le syllabisme rapide et dans le rythme ternaire de la musique de ce vers quelque chose de très malheureux. Cela annonce une intention de vérité d'expression qui voudrait arriver à l'imitation du langage parlé; mais le but est ici dépassé, d'où je conclus, parce que je le sens, que c'est faux d'expression. Sans doute, Sapho est éperdue de douleur, mais lors même que dans la nature une femme exhalerait ainsi la sienne (ce que je ne crois pas), ce ne serait point une raison pour l'art de l'imiter: il y a des réalités que l'art rejette. Ce rythme sautillant sur ses trois pieds dans un mouvement aussi vif, au milieu d'une pareille scène, n'est qu'une choquante et risible excentricité.
Au troisième acte, je n'ai plus qu'à louer. Tout y est musical, grand, harmonieux, bien dessiné, bien net d'une expression juste autant que profonde; le coloris de l'orchestre y est tantôt sombre comme une nuit d'hiver, tantôt radieux et doux comme une belle matinée de printemps. J'adore ce troisième acte, je le reverrai aussi souvent que je pourrai, tant qu'il sera bien exécuté. C'est une large et poétique conception. Le premier air de Phaon:
J'arrive le premier au triste rendez-vous,
est admirable; le récitatif, l'andante et l'allegro en sont également beaux. Il est déchirant ce dernier cri d'un désespoir indigné:
Non, je n'attends plus rien des hommes ni des dieux!
Le solo de Sapho, qui répond aux malédictions de Phaon par une triste et douce bénédiction, brise le cœur. La voix y est secondée par un effet de cor et de cor anglais comme on en rencontre chez les très grands maîtres seulement. Rien n'est plus délicieux, plus souriant, plus frais, plus virgilien que la chanson du pâtre et son accompagnement monotone: c'est le calme, c'est la paix, c'est le bonheur mis en présence du malheur infini de cette mourante dont le cœur déchiré saigne goutte à goutte. Et la dernière apostrophe de Sapho, accompagnée des râlements sourds de la mer sur la grève déserte:
| Adieu, flambeau du monde, |
| Tu descends dans les flots, |
termine magistralement une scène dont la grandeur triste m'a causé une des plus vives émotions que j'aie ressentie depuis longtemps. Si les deux premiers actes étaient, égaux en valeur au dernier, M. Gounod eût débuté par un chef-d'œuvre. Telle qu'elle est néanmoins, sa partition me paraît de beaucoup supérieure aux partitions écrites sur le même sujet par ses devanciers. Quelle fortune s'il eût trouvé le duo de la Sapho de Reicha! Ce brûlant morceau semblait tout dépaysé au milieu de la pâle et froide composition du célèbre contrepointiste: il figurerait à merveille dans celle du jeune compositeur. La Sapho nouvelle a obtenu devant le public exceptionnel qui l'écoutait un succès juste, c'est-à-dire brillant pour les belles choses dont le nombre, je l'ai déjà dit, est assez grand pour que l'auteur doive s'estimer très heureux.
La mise en scène, due à un artiste aussi modeste qu'intelligent, M. Leroy, est parfaite; les cérémonies des Jeux Olympiques, les scènes de l'orgie, du départ des conjurés, et de l'évanouissement de Sapho, sont réglées avec un art exquis. Les décorations du temple de Jupiter, de la maison de Phaon et de la mer m'ont paru fort belles, la dernière surtout.
Parlons maintenant de l'exécution.
L'orchestre a été irréprochable, il n'a pas, dans les accompagnements, couvert les voix, ainsi qu'il lui arrive trop souvent de le faire dans d'autres opéras; par la simple raison que les accompagnements dans Sapho sont des accompagnements et non des hurlements. Le public est toujours disposé à s'en prendre à l'orchestre et non à l'auteur de la musique, quand un fracas instrumental quelconque se fait entendre en même temps que les chanteurs qu'il aime et qu'il voudrait écouter. Comme si les musiciens, si habiles et si attentifs qu'on les suppose, pouvaient se dispenser d'exécuter leur partie telle qu'elle est écrite, d'accompagner tous fortissimo une seule voix, quand le compositeur a écrasé cette voix unique sous un orchestre plein et complet, auquel il a ordonné de jouer tout entier fortissimo. Ainsi il est convenu qu'à l'Opéra on accompagne trop fort; et cela est vrai, mais parce que les compositeurs ordinaires et extraordinaires de ce théâtre donnent trop souvent à l'orchestre un rôle incompatible avec celui d'accompagnateur.
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II
7 janvier 1852.
Après une assez longue interruption dans le cours de ses représentations, l'opéra de Sapho a repris place au répertoire. La pièce a été mutilée pour rendre sa durée compatible avec la dignité du ballet de Vert-Vert. Car le ballet, si sot qu'il soit, est, dans une foule de cas, la chose importante, attrayante, productive, considérable et considérée quand il n'a pour auxiliaire qu'un opéra en trois actes, fût-ce un chef-d'œuvre. En conséquence, si le ballet dure trois heures, l'opéra qui le précède, annoncé en petites lettres sur l'affiche comme un accessoire dont le public est prié de ne pas trop se préoccuper, ne doit en durer que deux au plus.
Si la merveille chorégraphique a besoin de plus de temps encore, on prendra ce temps sur la durée de l'opéra, qui devra se faire alors petit, humble, absurde, s'il le faut, se recroqueviller, s'aplatir, rentrer sous terre, se réduire à rien, pour donner place aux grands écarts de son rival. Puis quand une partition est ainsi remise en scène pour servir de lever de rideau, il faut voir avec quel zèle chacun dans le théâtre s'empresse d'entrer dans la pensée méprisante qui en tolère la représentation! comme on traite l'œuvre et l'auteur! comme tout âne se fait un devoir de venir donner aux deux malades son coup de pied officiel! comme la machine se détracte! comme la tiédeur devient froid glacial, la verve mollesse, l'harmonie discordance, l'expression non-sens!
C'est ce qui est arrivé tout d'abord pour la reprise de Sapho. L'exécution en a été pitoyable. Fort heureusement les observations qui ont été faites sur elle au foyer de l'Opéra, ce soir-là, ne sont pas tombées dans l'oreille de sourds; elles ont produit leur effet, et la seconde représentation a motivé, sinon le pardon, au moins l'oubli de la première. Les mouvements ont été mieux pris, les nuances mieux observées, les principaux rôles mieux rendus; et l'effet, en dépit des mutilations infligées à l'œuvre, a été grand, et l'auditoire ému et surpris de son émotion, a applaudi sincèrement lui-même et de toutes ses forces, après la chute du rideau.
Les coupures ont enlevé plusieurs morceaux remarquables, mais elles en ont aussi fait disparaître quelques-uns dont j'ai, dès l'abord, regretté l'existence. Telle qu'elle est maintenant, cette œuvre m'attire, je l'avoue, elle me charme, elle me passionne, et je l'entendrai tant que je pourrai l'entendre. C'est si beau, le beau! C'est si rare, la passion noblement exprimée, le bon sens dans l'art, le naturel poétique, la vérité simple, la grandeur sans enflure, la force sans brutalité! Oh! une œuvre dictée par le cœur, en notre temps de machinisme, de mannequinisme (et de néologisme), et d'industrialisme plus ou moins déguisé sous un prétexte d'art! Mais il faut l'adorer, jeter un voile sur ses défauts, et la placer sur un piédestal si élevé, que les éclaboussures qui jaillissent autour d'elle ne puissent l'atteindre! Vous êtes les Catons de la cause vaincue, nous dira-t-on; soit! mais cette cause est immortelle, le triomphe de la vôtre n'est que d'un instant, et l'appui de vos dieux lui manquera tôt ou tard, avec vos dieux mêmes.
D'ailleurs le beau, en musique et dans tous les arts reproduisant un idéal élevé, n'atteint jamais la foule proprement dite, elle est de trop petite taille, et les traits du génie volent bien au-dessus d'elle. Vous ne voulez pas, direz-vous, de ces succès qui excitent des passions admiratives et ne remplissent pas la caisse! Vous êtes orfèvre, monsieur Josse! et nous aussi. Tout le monde a son ours! Le vôtre est celui qui rapporte beaucoup d'argent; le nôtre, celui qui fait naître des impressions, qui excite des élans d'âme que vous ignorez, et que des millions de millions ne paieraient pas.
Or, je vous le dis en vérité, si la chimie inventait un procédé capable d'extraire du minerai de la musique dramatique moderne les idées pures qui s'y trouvent, il faudrait mettre un bien grand nombre d'opéras dans son creuset, pour y trouver, après la fonte, la valeur du troisième acte de Sapho et les beaux morceaux des deux autres. Ces paroles sont folles, je le sais, selon l'opinion générale, on n'y verra que d'insensés blasphèmes. Tant pis! tant mieux plutôt! Je les ai dites avec préméditation, et je regrette de ne pouvoir leur donner vingt fois plus d'énergie encore.
Et pourtant je vois l'œuvre telle qu'elle est.
Le rôle entier d'Alcée a disparu, je ne disconviens pas que ce soit peu regrettable. La musique du dithyrambe de ce socialiste antique était pâle, sans nerf, et semblait accompagnée par des trompettes de carton. La suppression des chants de l'orgie ne laisse pas non plus un grand vide dans la partition. M. Gounod n'a pas trouvé sur sa lyre grecque les cordes de fer dont les violentes vibrations suffisent seules à rajeunir les vieux cris de liberté, et à donner l'ardeur communicative, l'éclat fracassant qui conviennent aux mélodies de l'ivresse.
Mais l'introduction religieuse est restée, on a conservé l'hymne: O puissant Jupiter! l'improvisation sur Héro et Léandre, les gracieux couplets: Puis-je oublier, ô ma Glycère! le grand et beau finale: Merci, Vénus! le chant si voluptueusement languissant de Sapho: Aimons, mes sœurs! et tout le troisième acte. Et c'est assez. Pourquoi n'a-t-on pu enlever aussi la scène du deuxième entre Sapho et Glycère? Les deux cantatrices, les auditeurs et l'auteur, tout le monde y eût gagné. Mais l'élément dramatique, le nœud de la pièce, eussent alors disparu....
En écoutant ce duo, dernièrement, j'ai été amené à reconnaître la vérité d'une observation déjà faite par d'excellents critiques, et qui est celle-ci: une situation étant donnée, dans laquelle deux femmes expriment l'une le désespoir et l'autre la fureur, le compositeur, s'il veut rester vrai, n'évitera point de leur faire pousser à l'une et à l'autre des cris d'autant plus disgracieux et intolérables que le timbre des deux voix est plus aigu. Elles auront toujours l'air de mégères aux prises, et les hurlements sympathiques de l'orchestre ne serviront qu'à rendre plus pénible pour l'auditeur cette lutte de sons criards, que l'accent musical n'adoucit plus. C'est à l'auteur du drame à éviter des scènes pareilles, qui compromettent le compositeur et ses interprètes.
Gueymard a bien dit deux passages du bel air qui ouvre le troisième acte, celui de l'andante:
| Sapho, je donnerai le reste de ma vie |
| Pour te revoir encore une dernière fois: |
et l'exclamation désespérée de la fin:
Non, je n'attends plus rien des hommes, ni des dieux!
L'orchestration de l'allegro de cet air me paraît trop chargée, ou tout au moins écrite de façon à couvrir trop constamment la voix. Mais à partir de l'imprécation de Phaon:
| O Sapho! sois trois fois maudite! |
| Je te voue aux dieux infernaux! |
à cette navrante réponse de l'abandonnée à son injuste amant:
Sois béni par une mourante!
commence une orchestration monumentale, parfaite, admirable. Chacun des instruments dit ce qu'il doit dire, et tout ce qu'il doit et rien que ce qu'il doit dire. L'art est si complet qu'il disparaît. On ne songe plus qu'à la sublimité de l'expression générale sans tenir compte des moyens employés par l'auteur. C'est un cœur qui se brise et dont on compte les derniers battements, c'est l'amour indigné qui exhale sa suprême plainte, c'est le râle de la mer attendant sa proie, ce sont tous les bruits mystérieux des plages désertes, toutes les harmonies cruelles d'une nature souriante, insensible aux douleurs de l'être humain. C'est beau, mais c'est très beau, miraculeusement beau!
FAUST
26 mars 1859.
Cette fois je n'aurai pas à raconter la pièce; tout le monde est censé avoir lu le poème de Gœthe.—«Oui, oui, oui, direz-vous, nous savons par cœur notre Marguerite, notre Faust, notre Méphistophélès, et notre sabbat, et nos sorcières.»—Et moi je vous répondrai: «Non, non, non! vous ne savez rien par cœur, d'abord parce qu'il se peut que vous n'ayez point de cœur, et ensuite parce qu'en réalité vous n'avez jamais lu Faust, et que, l'eussiez-vous lu un soir pour vous endormir, comme on lit un roman de Paul de Kock qui ne vous endort pas, au contraire, vous ne le connaissez pas mieux pour cela. Mais c'est égal, je vais faire semblant de croire que chacun a médité, senti et compris le merveilleux poème, et divaguer sur ce sujet comme si nous avions tous été élevés dans le giron de Jupiter.»
Ces rêveries, ces aspirations à l'infini, cette soif de jouissances, ces passions naïves, ces ardeurs d'amour et de haine, ces lueurs du ciel et de l'enfer, ont dû tenter et tentèrent en effet bien des musiciens, bien des dramaturges, sans parler des dessinateurs et des peintres. Combien de fois n'a-t-on pas dérangé Gœthe, qui lui-même avait dérangé Marlowe, pour mettre son œuvre en opéra, en légende, en ballet! oui, en ballet. L'idée de faire danser Faust est bien la plus prodigieuse qui soit jamais entrée dans la tête sans cervelle d'un de ces hommes qui touchent à tout, profanent tout sans méchante intention, comme font les merles et les moineaux des grands jardins publics prenant pour perchoir les chefs-d'œuvre de la statuaire. L'auteur du ballet de Faust me paraît cent fois plus étonnant que le marquis de Molière occupé à mettre en madrigaux l'histoire romaine. Quant aux musiciens qui ont voulu faire chanter les personnages du célèbre poème, il faut leur pardonner beaucoup parce qu'ils ont beaucoup aimé et aussi parce que ces personnages appartiennent de droit à l'art de la rêverie, de la passion, à l'art du vague, de l'infini, à l'art immense des sons.
En outre du ballet de Faust, il y a sur le même sujet un opéra allemand de Spohr, un opéra italien de mademoiselle Berlin, des ouvertures de Richard Wagner, de Lindpaintner, une symphonie de Liszt, des illustrations et une foule de légendes, ballades, cantates, sonates, variations pour la clarinette et pour le flageolet. De combien de dédicaces Gœthe l'olympien a été affligé! Combien de musiciens lui ont écrit: «O toi!» ou simplement: «O!» auxquels il a répondu ou dû répondre: «Je suis bien reconnaissant, monsieur, que vous ayez daigné illustrer un poème qui, sans vous, fût demeuré dans l'obscurité, etc.» Il était railleur, le dieu de Weimar, si mal nommé pourtant par je ne sais qui, le Voltaire de l'Allemagne. Une seule fois seulement, il trouva son maître dans un musicien. Car, cela paraît prouvé maintenant, l'art musical n'est pas aussi abrutissant que les gens de lettres ont longtemps voulu le faire croire, et, depuis un siècle, il y a eu, dit-on, presque autant de musiciens spirituels que de sots lettrés.
Or donc Gœthe était venu passer quelques semaines à Vienne. Il aimait la société de Beethoven, qui venait d'illustrer réellement sa tragédie d'Egmont. Errant un jour au Prater avec le Titan mélancolique, les passants s'inclinaient avec respect devant les deux promeneurs, et Gœthe seul répondait à leurs salutations. Impatienté à la fin d'être obligé de porter si souvent la main à son chapeau: «Que ces braves gens, dit Gœthe, sont fatigants avec leurs courbettes!—Ne vous fâchez pas, Excellence, répliqua doucement Beethoven, c'est peut-être moi qu'ils saluent.»
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que le drame fantastique de Gœthe ait eu à subir un si grand nombre d'attentats prémédités non suivis d'effet. Je suis surpris, au contraire, qu'on n'ait pas, vingt ans plus tôt, fait pour le plus grand de nos théâtres lyriques le plus grand des opéras sur ce grand sujet de Faust.
Mais non, c'est un petit théâtre sans subvention qui s'est dévoué à cette noble tâche. Il a fait des efforts, il s'est imposé des sacrifices, des dépenses de talent, de temps et d'argent qui lui donnent des droits incontestables aux plus vives sympathies, aux plus chaleureux encouragements. Entourés, comme nous le sommes dans le monde des arts, de gens dont l'unique souci est de rapetisser ce qui est grand, il faut louer ceux qui tentent.
Beaucoup de personnes, néanmoins, trouvent le sujet de Faust incompatible avec les exigences musicales; pour d'autres il est peu dramatique, ennuyeux, triste. Il fallait entendre dans les corridors du Théâtre-Lyrique ce cliquetis d'opinions étranges et contradictoires:
«Eh bien! voilà un succès....
—Oui. Pour moi c'est peu amusant.—Amusant! Vous conviendrez que l'expression est mal choisie. On ne va pas voir un Faust pour s'amuser.—Vous êtes singulier; faudra-t-il aller au théâtre suivre un cours de philosophie? Je prétends....
—...quatuor du jardin. Est-ce frais? est-ce touchant? plein de chaste passion, d'angélique tendresse?—Allons, bon, voilà encore ce mot chaste, un des termes les plus indécents que l'on puisse employer. Votre chaste Marguerite est une jeune drôlesse; elle mérite, et au delà, toutes les épithètes dont son frère Valentin en mourant va la stigmatiser. Elle se rend aux premiers mots d'amour que lui adresse un inconnu. A leur deuxième entrevue, la chaste jouvencelle le reçoit dans sa chambre. Fausse niaise!—Voulez-vous vous taire!...—Petite pécore, qui a fait....—Taisez-vous,—... et qui le noie ensuite.—Vous dépoétisez tout ce que...—un infanticide. Chaste! Tudieu! quelle chasteté!
—Ils présentent leurs épées par la poignée, ce simulacre de croix fait trembler et fuir Méphistophélès. Idée ingénieuse, dont Gœthe ne s'est pas avisé.—Seulement, cette ingénieuse idée fait paraître absurde la belle scène de l'église, dont Gœthe s'est avisé, puisque Méphistophélès, entré dans le sanctuaire, n'y a plus peur d'aucun objet sacré. Lui qui frissonnait à l'aspect des gardes d'épée figurant la croix, ne craint maintenant ni vraies croix, ni bannières, ni châsses de saints, ni pieux cantiques.—Vous poussez la logique...—Jusqu'au sens commun.
—...Je le veux bien, ce n'est pas coupé comme les autres opéras, tant mieux! cela change des habitudes dont nous sommes cruellement fatigués.
—...la scène du jardin est manquée...
—Quel délicieux morceau que ce duo du jardin!—Ce n'est pas un duo, mais un quatuor.—Il y a de beaux passages dans le quatuor du jardin.—Euh! harmonieux oui, mais voilà tout. D'ailleurs, ce n'est pas un quatuor; on pourrait y voir plutôt deux duos alternatifs.—Comme il vous plaira; le nom m'est égal; pourvu que l'auteur m'émeuve, je suis content. Et il m'a ému. Et ce monologue de Marguerite à sa fenêtre? Ce n'est pas beau, peut-être? ce n'est pas une idéale peinture de la passion croissante?...
—Pourquoi cette grosse caisse et ces cymbales pendant le monologue de Marguerite? à quel propos? dans quelle intention?—Vous venez bien tard pour faire cette question. Elle a déjà été faite pendant les répétitions, et personne n'a pu y donner une réponse satisfaisante.—Je m'adresserai à l'auteur, cela m'intrigue.
—Ce chœur du peuple après la mort de Valentin est un chef-d'œuvre!—Je suis de votre avis, et j'ajoute que le récitatif de Valentin mourant est plus remarquable encore. Cette scène est d'une force....
—Avec tout cela, il n'y a pas à se le dissimuler, c'est un succès.—Certainement.—Et un grand succès.—Oui. Aviez-vous espéré une chute?—Je l'avoue, la chute me souriait.—Pourquoi? Vous détestez donc M. Gounod?—Je le déteste.—Parce que?—Parce qu'il porte une longue barbe. A-t-on jamais vu musicien si barbu? Rossini porte-t-il la barbe, Meyerbeer, Halévy, Auber portent-ils la barbe? Qu'est-ce que ces habitudes de moujik? Sommes-nous en Russie?...—C'est vrai, c'est vrai. Oh! dès que vous me donnez des raisons... En effet, un musicien barbu ne peut avoir aucun talent, et vous êtes plus qu'autorisé à détester M. Gounod. Pourtant un poète l'a dit:
Du côté de la barbe est toujours la puissance.
Félicien David, d'ailleurs, et Verdi, portent la barbe; vous n'avez jamais paru les haïr...—Ce n'est pas la même race d'artistes, et leur barbe est moins longue.—Très juste. Vous êtes très juste. Rentrons, voilà le quatrième acte qui commence.
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Voilà pourtant ce qui se dit, avec bien d'autres choses encore, dans les foyers, dans les corridors des théâtres lyriques, à toutes les premières représentations des œuvres de quelque valeur.
A la première des Huguenots, un poète d'esprit fit ce mot qu'on a longtemps répété: «Voilà un bel opéra! c'est dommage qu'on ne l'ait pas mis en musique!» Ainsi il faut méditer, inventer, travailler, perdre le sommeil et la santé, à cette tâche ardue de la composition d'une grande partition dramatique, pour se voir tout d'abord tiré à quarante-huit chevaux, loué et déchiré à tort et à travers, baffoué par les uns, ridiculement exalté par les autres, mal compris de tous...
Famæ sacra fames!
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Voici les nombreuses beautés que je puis signaler dans la partition de Faust après l'avoir entendue deux fois et en commençant par constater le grand et légitime succès qu'elle a obtenue. Dans l'introduction instrumentale qui remplace l'ouverture se décèle le savant harmoniste. Le caractère de ce morceau est celui d'une triste rêverie; il fait vivement saillir la fraîche et joviale villanelle qu'on entend bientôt après. Le solo de Faust, accompagné des instruments de cuivre, succède à cette jolie chanson rustique, placée là par les arrangeurs de la pièce, à la place du chant de la Fête de Pâques de Gœthe, pour éveiller en Faust le souvenir des pures émotions de sa jeunesse et lui faire tomber des mains la coupe empoisonnée. J'ignore la raison de cette substitution. Le bruit solennel des cloches et les pieuses harmonies retentissant dans l'église voisine du cabinet de Faust, ont, ce me semble, quelque chose de bien plus émouvant qu'une chanson de paysans, si jolie qu'elle soit. Après l'apparition de Méphistophélès, ce prologue se termine par un duo dont le style ne paraît pas assez relevé; il est instrumenté d'ailleurs avec trop de violence, les violons crient trop constamment dans le haut.
Le premier acte s'ouvre par un chœur populaire plein d'entrain, dont le thème, proposé par les ténors, passe ensuite aux soprani et circule dans les diverses parties vocales avec une aisance et un brio remarquables. Dans le tutti, les femmes du chœur ont chanté beaucoup trop haut. On avait déjà à souffrir de cet horrible défaut dans l'exécution de la villanelle du prologue.
A la scène de la fontaine de vin, on entend un beau chœur d'hommes d'une rare énergie, et dont le thème revêt avec bonheur et à propos la forme des chorals. La couleur religieuse de ce chant se trouve parfaitement justifiée par l'intention des chanteurs de conjurer le mauvais esprit.
Rien de plus naturel et de plus gracieux que la phrase de Marguerite, si délicieusement dite par madame Carvalho à son entrée:
| Je ne suis demoiselle |
| Ni belle, |
| Et je n'ai pas besoin |
| Qu'on me donne la main. |
Je ne puis me rappeler la forme ni l'accent du petit morceau chanté par Siébel, cueillant des fleurs dans le jardin de Marguerite.
L'air suivant de Faust: Salut, demeure chaste et pure, m'a au contraire beaucoup touché. C'est un beau sentiment, très vrai et très profond. Le solo qui accompagne le chant du ténor nuit peut-être plus qu'il ne sert à l'effet de l'ensemble, et je crois que Duprez avait raison quand il dit un jour, à propos d'une romance ou un instrument solo l'accompagnait ou plutôt l'importunait dans l'orchestre: «Ce diable d'instrument, avec ses traits et ses variations, me tourmente comme une mouche qui bourdonnerait autour de ma tête et voudrait toujours se poser sur mon nez.»
Ici pourtant l'instrument solo n'exécute pas précisément des traits ni des variations; il est même employé avec réserve. Quoi qu'il en soit, l'air, je le répète, est délicieux. On l'a applaudi, mais pas assez; il mérite de l'être vingt fois davantage. Je ne connais rien de plus décourageant pour les compositeurs que cette tiédeur du public français pour les beautés musicales de cette nature. Il les écoute à peine. La mélodie en est insaisissable pour lui, le mouvement est trop lent, le coloris trop doux, l'accent trop intime. Il dit: «Oui, ce n'est pas mal», approuve vaguement du geste, et n'y pense plus, autre application du mot de Shakespeare:
Caviar to the general.
J'insiste donc: le morceau est excellent et Barbot l'a très bien chanté. Tant pis pour les gens qui ne sentent pas cela.
La chanson du roi de Thulé est écrite dans un des tons du plain-chant, ce qui lui donne une tournure gothique bien motivée; mais elle est interrompue par un court récitatif, et cette interruption ne me semble pas suffisamment motivée; je voudrais entendre la jeune fille chanter tout droit sa vieille chanson.
L'observation que je relevais tout à l'heure au milieu des conversations du foyer ne me paraît pas dénuée de justesse. Marguerite chante un morceau doux et gracieux, après avoir essayé la parure qu'elle a trouvée dans un coffret, et l'on entend en même temps des coups sourds de cymbales et de grosse caisse. L'auteur a certainement eu ici une intention, mais je ne la devine pas.
Tout est bien frais, bien vrai, bien senti, dans le quatuor entre Méphisto, la vieille Marthe, Marguerite et Faust. Cette belle scène eût pu être mieux disposée pour la musique par les auteurs du libretto; telle qu'elle est, le compositeur l'a supérieurement rendue. Rien de plus doux que l'harmonie vocale, si ce n'est l'orchestration voilée qui l'accompagne. Cette charmante demi-teinte, ce clair de lune musical caressent l'auditeur, le fascinent, le charment peu à peu, et le remplissent d'une émotion qui va grandissant jusqu'à la fin.
Et cette admirable page est couronnée par un monologue de Marguerite à sa fenêtre, où la passion de la jeune fille éclate à la péroraison en des élans de cœur d'une grande éloquence. C'est là, je crois, le chef-d'œuvre de la partition.
Pourquoi, par un mécanisme placé sous les pieds de Marguerite dans l'intérieur de sa chambre, soulever peu à peu l'actrice au fur et à mesure que son chant et ses intonations s'élèvent? Le spectateur ne subit pas l'illusion; il sait bien que Marguerite n'est pas un pur esprit et qu'il ne lui est pas possible de monter ainsi graduellement dans l'espace. On a voulu faire mieux que bien: le but est dépassé, c'est absurde. Il serait sage de renoncer à cet effet d'ascension.
Dans ce morceau où d'ingénieux enlacements enharmoniques amènent de si belles modulations, le timbre du cor et des flûtes est employé avec le plus grand bonheur. Dans un passage du morceau précédent au contraire, à ces mots: Félicité du ciel l'intervention des trombones me paraît moins heureuse.
Le troisième acte s'ouvre par la romance de Marguerite abandonnée. Elle est assise à son rouet et file. De quoi s'agit-il? De la douleur profonde de la pauvre enfant, de son amour dédaigné, des angoisses de son cœur. Le musicien ne doit là songer à exprimer rien autre chose. Pourquoi donc avoir encore introduit dans l'accompagnement cette espèce de ronron qui veut imiter le bruit du rouet? Schubert fut peut être excusable, dans un morceau de chant non destiné au théâtre, de vouloir faire penser au rouet qu'on ne pouvait voir. (Si tant est que l'idée du rouet ait la moindre importance.) Mais dans l'opéra on le voit: Marguerite file en réalité; l'imitation n'est donc nullement nécessaire.
Le chœur des compagnons de Valentin:
Déposons les armes,
est joli. Le thème de la marche, richement instrumenté d'ailleurs, manque de distinction. La phrase épisodique du milieu est ingénieusement accompagnée d'un dessin d'ophicléïde au grave. Le crescendo de rentrée qui ramène le thème devrait être, à mon sens, un peu plus long, à faire entendre et désirer davantage l'explosion finale.
Cette marche a été redemandée à grands cris, et l'on a peu applaudi l'air exquis de Faust au deuxième acte!!!
Pudding to the general!
La sérénade de Méphistophélès est peu saillante. On a remarqué plusieurs passages d'une excellente intention dramatique dans l'ensemble de la scène de la mort de Valentin. Celui:
| Ce qui doit arriver, |
| Arrive à l'heure dite, |
est accompagné de sinistres harmonies, puis les trombones jettent des beaux cris d'horreur, et l'ensemble des voix du peuple termine supérieurement ce beau morceau. C'est grandiose. La scène de l'église avec l'orgue et les chants religieux mêlés aux imprécations de Méphisto et aux lamentables accents de la fille repentie est supérieurement traitée.
Le sabbat du Blocksberg paraît écourté; mais je ne sais trop s'il eût été possible de le mettre en scène plus complètement sur un petit théâtre. Nous avons ensuite une apparition antique, où l'on voit Cléopâtre entourée de sa cour voluptueuse; la reine d'Égypte et Iras et Charmian boivent nonchalamment couchés sur des lits de pourpre et d'or. On entend un chant bachique d'une certaine langueur, que la nature de la scène justifie.
Le cinquième acte est précédé d'un entr'acte instrumental trop long. Ce n'est pas à minuit moins un quart, quand il a encore de si terribles choses à nous dire, que le compositeur doit s'amuser à faire jouer des solos de clarinette.
Cet acte toutefois est fort court. La fameuse scène de la prison l'occupe presque seule. La tâche du musicien était bien difficile à remplir. Ce désespoir affreux, cette fille folle, couchée sur la paille, ces cris désespérés, les supplications inutiles de Faust, tout cela est trop tendu, trop violemment, trop physiquement douloureux pour la musique. Puis, quand Méphistophélès survient et crie: «Hâtez-vous! mes chevaux s'impatientent!» Il faut une rapidité d'interjections, une accentuation brève, impérieuse, sifflante, si je puis ainsi parler, que l'on ne sait pas comment obtenir des chanteurs, surtout en France, où ils filent des sons dans les récitatifs pour dire: «Oui! non! tu mens! viens donc!» Après quatre heures de musique, on éprouve toujours une grande fatigue. En conséquence, de cet acte, à vrai dire, je n'ai qu'une idée confuse, et j'ai besoin de l'entendre à nouveau avant d'en parler. Le chœur final pendant l'apothéose de Marguerite est évidemment chanté beaucoup trop fort. Quelle horreur nos théâtres lyriques professent pour les chœurs doux, et quelle ignorance inexplicable chez nos directeurs de chœurs de l'effet que la nuance douce dans l'exécution vocale produit infailliblement sur tout le monde!
Madame Carvalho, qui a chanté comme elle chante toujours, a savamment composé le rôle de Marguerite; ses attitudes, ses gestes sont d'une séduisante suavité; son costume est charmant. Dans la scène du jardin, sous ces pâles rayons lunaires, on eût dit d'une poétique apparition.
Barbot s'est acquitté avec bonheur, souvent avec un vrai talent, du rôle difficile et exigeant de Faust, et Ballanqué fait un excellent Méphistophélès. Il en a la tournure, le profil anguleux, le regard sanglant, la voix stridente et railleuse. Enfin un jeune débutant, Reynal, dont la voix est bonne et ne chevrotte pas, a fort convenablement représenté l'honnête soldat Valentin.
L'orchestre habilement dirigé par M. Deloffre, a droit à tous nos éloges et à la reconnaissance du compositeur.
Il n'est pas nécessaire, je suppose, d'ajouter que le décor et la mise en scène sont fort soignés. On sait que M. Carvalho, quand il s'agit des grandes œuvres en l'avenir desquelles il a foi, fait largement les dépenses indiquées et prodigue l'argent avec une intelligente hardiesse.
J'ai dit en parlant de la Fée Carabosse: ce pourrait bien être le succès de la veille[50]. Faust est à coup sûr le succès du lendemain.