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Les mystères du peuple, Tome V: Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges

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The Project Gutenberg eBook of Les mystères du peuple, Tome V

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Title: Les mystères du peuple, Tome V

Author: Eugène Sue

Release date: March 30, 2012 [eBook #39311]

Language: French

Credits: Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Pierre
Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DU PEUPLE, TOME V ***

LES MYSTÈRES DU PEUPLE.

TOME V.


Correspondance avec les Editeurs étrangers.

L'éditeur des Mystères du Peuple offre aux éditeurs étrangers, de leur donner des épreuves de l'ouvrage, quinze jours avant l'apparition des livraisons à Paris, moyennant 15 francs par feuille, et de leur fournir des gravures tirées sur beau papier, avec ou sans la lettre, au prix de 10 francs le cent.


Travailleurs qui ont concouru à la publication du volume:

Protes et Imprimeurs: Richard Morris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas Mock, Jules Desmarest, Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier, Victor Peseux, Etienne Bouchicot, Georges Masquin, Romain Sibillat, Alphonse Perrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître, Auguste Mignot, Benjamin.

Clicheurs: Curmer et ses ouvriers.

Fabricants de papiers: Maubanc et ses ouvriers, Desgranges et ses ouvriers.

Artistes Dessinateurs: Charpentier, Masson, Castelli.

Artistes Graveurs: Ottweit, Langlois, Lechard, Audibran, Roze, Frilley, Hopwood, Massard, Masson.

Planeurs d'acier: Héran et ses ouvriers.

Imprimeurs en taille-douce: Drouart et ses ouvriers.

Fabricants pour les primes, Associations fraternelles d'Horlogers, de Lampistes et d'ouvriers en Bronze: Duchâteau, Deschiens, Journeux, Suireau, Lecas, Ducerf, Renardeux, etc., etc.

Employés et correspondants de l'Administration: Maubanc, Gavet, Berthier, Henry, Rostaing, Jamot, Blain, Rousseau, Toussaint, Rodier, Swinnens, Porcheron, Gavet fils, Dallet, Delaval, Renoux, Vincent, Charpentier, Dally, Berlin, Sermet, Chalenton, Blot, Thomas, Gogain, Philibert, Nachon, Lebel, Plunus, Grossetête, Charles, Poncin, Vacheron, Colin, Carillan, Constant, Fonteney, Boucher, Darris, Adolphe, Renoux, Lyons, Letellier, Alexandre, Nadon, Normand, Rongelet, Bouvet, Auzurs, Dailhaux, Lecerf, Bailly, Baptiste, Debray, Saunier, Tuloup, Richer, Daran, Camus, Foucaud, Salmon, Strenl, Seran, Tetu, Sermet, Chauffour, Caillaut, Fondary, C. de Poix, Bresch, Misery, Bride, Carron, Charles, Celcis, Chartier, Lacoste, Dulac, Delaby, Kaufried, Chappuis, etc., etc., de Paris; Férand, Collier, Petit-Bertrand, Périé. Plantier, Etchegorey, Giraudier, Gaudin, Saar, Dath-Godard, Hourdequin, Weelen, Bonniol, Alix, Mengelle, Pradel, Manlius Salles, Vergnes, Verlé, Sagnier, Samson, Ay, Falick, Jaulin, Fort-Mussat, Freund, Robert, Carrière, Guy, Gilliard, Collet, Ch. Celles, Laurent, Castillon, Drevet, Jourdan Moral, Bonnard, Legros, Genesley, Bréjot, Ginon, Féraud, Vandeuil, Châtonier, Bayard, Besson, Delcroix, Delon, Bruchet, Fournier, Tronel, Binger, Molini, Bailly, Fort-Mussot, Laudet, Bonamici, Pillette, Morel, Chaigneau, Goyet, Colin-Morard, Gerbaldi, Fruges, Raynaut, Chatelin, Bellue, etc., etc., des principales villes de France et de l'étranger.

La liste sera ultérieurement complétée, dès que nos fabricants et nos correspondants des départements, nous auront envoyé les noms des ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à la propagation de l'ouvrage.

Le Directeur de l'Administration.

Paris.—Typ. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 16, au Marais.


LES MYSTÈRES DU PEUPLE

ou

HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES À TRAVERS LES ÂGES

PAR

EUGÈNE SUE.

Il n'est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l'INSURRECTION.

TOME V.

SPLENDIDE ÉDITION

ILLUSTRÉE DE GRAVURES SUR ACIER.

ON S'ABONNE
À L'ADMINISTRATION DE LIBRAIRIE, RUE NOTRE-DAME DES VICTOIRES, 32
(PRÈS LA BOURSE).

PARIS.
1851

LES MYSTÈRES DU PEUPLE OU HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES À TRAVERS LES ÂGES.

KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.

ÉPILOGUE.

LE MONASTÈRE DE CHAROLLES

ET

LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT.

560-615.


CHAPITRE II.

Le château de Brunehaut.—Le marchand d'esclaves.—Aurélie, la pleureuse, et Blandine, la rieuse.—Ce que faisait la reine Brunehaut de ses petits-fils.—Lettre du PAPE saint Grégoire le Grand à cette sainte femme sur l'ÉDUCATION DE SON FILS.—Childebert, Corbe, Mérovée, arrière-petits-enfants de la reine Brunehaut.—La bonne aïeule.—Arrivée de Sigebert, fils aîné du défunt roi Thierry.—Le maire du palais Warnachaire.—Loysik et Brunehaut.—La reine marche à la tête de son armée pour aller combattre Clotaire II, fils de Frédégonde.

«Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur puissance! qu'il remplisse leur chef des clartés de sa grâce, qu'il protége l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à ceux qui les gouvernent sous les auspices de Notre-Seigneur Jésus Christ!»

—Foi de vieux Vagre, ce début tout catholique de la loi salique vous revient toujours à la pensée lorsqu'il s'agit des rois franks ou de leurs reines.... Entrons donc dans le repaire de Brunehaut, splendide repaire! non pas rustique comme celui du comte Neroweg, vaste burg, que nous autres anciens de la Vagrerie nous avons vu joyeusement réduire en cendres! non, cette grande reine a le goût raffiné: une de ses passions est l'architecture; elle aime les arts antiques de la Grèce et de l'Italie, cette noble femme! oui, elle aime les arts, doux délassement des belles âmes! Voyez plutôt le magnifique château qu'elle a fait construire à Châlons-sur-Saône, capitale de la Bourgogne; ses autres châteaux, même celui de Bourcheresse, ne sont rien auprès de son habitation royale, dont les jardins magnifiques s'étendent jusqu'aux bords de la Saône... palais à la fois splendide et guerrier; car en ces temps de batailles incessantes les rois et les seigneurs se fortifient de plus en plus dans leurs repaires. Le palais de Brunehaut est ceint d'épaisses murailles, flanqué de tours massives; on y arrive par une seule entrée, voûte profonde fermée à ses deux extrémités par des portes énormes, renforcées de barres de fer. Sous cette voûte veillent jour et nuit les guerriers de Brunehaut, toujours armés; dans les cours intérieures sont d'autres logis pour un grand nombre de cavaliers et de gens de pied. Les salles du palais sont immenses, pavées de marbre ou de mosaïque, enrichies de colonnades de jaspe, de porphyre et d'albâtre oriental, surmontées de chapiteaux de bronze doré; ces magnificences architecturales, chefs-d'œuvre de l'art, dépouilles des temples et des palais de la Gaule, ont été transportées à grand renfort de dos d'esclaves et de chariots dans le palais de la reine. Ces salles immenses, ornées de meubles d'ivoire, d'argent ou d'or massif, de statues païennes du travail le plus rare, de vases précieux, de trépieds, précèdent l'appartement particulier de Brunehaut.... Le jour est à peine levé; déjà ces grandes salles se remplissent des esclaves domestiques de la reine, des officiers de ses troupes, des hauts dignitaires de sa maison, chambellans, écuyers, majordomes, connétables, venant attendre les ordres de leur maîtresse.

Une pièce de forme circulaire, pratiquée dans une des tours du palais, avoisine la chambre où se tient habituellement la reine; trois portes sont percées dans le mur: l'une conduit à la salle où se tiennent les officiers du palais, l'autre à la chambre à coucher de Brunehaut; la troisième, simple baie fermée par un rideau de cuir doré, donne sur un petit escalier tournant, pratiqué dans l'épaisseur de la muraille. Cette pièce est somptueusement meublée: sur une table recouverte d'un riche tapis brodé sont des parchemins préparés pour écrire, et un grand coffret d'or, enrichi de pierreries. Autour de la table sont rangés des siéges ornés de coussins d'étoffe pourpre; çà et là des fûts de colonne servent de piédouches à des vases de jaspe, d'onyx ou de bronze de Corinthe, plus précieux que l'or ou l'albâtre rose. Sur un socle de vert antique est un magnifique groupe de marbre de Paros d'un travail exquis, représentant l'Amour païen caressant Vénus. Non loin de là, deux figures en airain, verdi par les siècles, offrent l'image obscène d'un faune et d'une nymphe. Entre ces chefs-d'œuvre de l'art païen, un tableau peint sur bois, apporté à grands frais de Byzance, représente le Christ enfant et saint Jean-Baptiste aussi enfant. Ce tableau de sainteté rappelle que Brunehaut est une fervente catholique... n'est-elle pas en correspondance réglée avec le pape de Rome, le pieux Grégoire, qui n'a pas assez de bénédictions pour cette sainte fille de l'Église! Et plus loin, sur cette console d'ivoire, quel est ce riche médaillier rempli de grandes médailles romaines et gauloises en argent et en or? Parmi elles en voici une de bronze, la seule qui soit de ce métal... Que représente-t-elle?

Quoi! ici! dans ce lieu! ce visage auguste et vénéré?

Ah! si le Dieu des catholiques veut faire un miracle, jamais moment ne fut plus opportun, plus solennel, et bientôt, oui, si le Seigneur veut terrifier les méchants, cette effigie de bronze devra, prodige effrayant, frissonner d'horreur et d'épouvante!


Une vieille femme richement vêtue et d'une physionomie froide, sardonique, rusée, sortant de la chambre à coucher de Brunehaut, entre dans la salle de la tour. Cette femme, de noble race franque, est Chrotechilde, confidente depuis longues années des crimes et des débauches de la reine; elle s'approche d'un timbre, le fait vibrer et attend. Bientôt paraît à la porte, qui s'ouvre sur le petit escalier pratiqué dans l'épaisseur du mur, une autre vieille femme; son costume annonce un rang inférieur:

—J'ai entendu le timbre, noble dame Chrotechilde, me voici.

—Samuel le marchand d'esclaves est-il venu?

—Depuis une heure il attend dans la salle basse avec deux jeunes filles et un vieillard à longue barbe blanche.

—Qu'est-ce que ce vieillard?

—Madame, je l'ignore; c'est sans doute un esclave que le juif Samuel doit conduire ailleurs en sortant d'ici.

—Ordonne à Samuel d'amener à l'instant les deux filles.

La vieille femme disparaît: presque au même instant Brunehaut sort de sa chambre; cette reine est âgée de soixante-six ou sept ans; l'on retrouve les traces d'une beauté remarquable sur ses traits, encore moins flétris par l'âge que par la débauche, et par la dévorante ardeur de la haine ou de l'ambition. Son visage blafard, ridé, semble illuminé par le sombre éclat de ses deux grands yeux, profondément caves et cernés; ils sont noirs comme ses longs sourcils, ses cheveux seuls ont blanchi; front d'airain, lèvres impassibles, regard profond, port de tête altier, démarche fière, superbe, car sa taille s'est conservée droite et svelte, telle est Brunehaut. À peine entrée, elle prête l'oreille et dit à Chrotechilde:

—Qui vient là, par le petit escalier?

—Le marchand d'esclaves; il amène les deux jeunes filles.

—Qu'il entre... qu'il entre...

—Madame, à qui voulez-vous faire don de ces esclaves?

—Tu le sauras... Mais j'ai hâte d'examiner ces créatures, le choix est important.

—Madame, voici Samuel.

Le marchand de chair gauloise, juif d'origine comme la plupart de ceux qui se livraient à ce trafic, entra bientôt suivi des deux esclaves qu'il amenait; elles étaient enveloppées de longs voiles blancs, assez transparents pour qu'elles pussent voir à se conduire.

—Illustre reine,—dit le juif en mettant dès la porte un genou en terre et inclinant son front presque à toucher le plancher,—je me rends à vos ordres; voici deux jeunes esclaves, véritables trésors de beauté, de douceur, de grâces, de gentillesse et surtout de virginité. Votre excellence sait que le vieux Samuel n'a qu'une qualité... celle d'être honnête homme.

—Debout, debout!—dit Brunehaut s'adressant aux deux esclaves qui, en présence de la terrible reine, s'étaient agenouillées comme le marchand au seuil de la porte,—debout, les filles, et ôtez vos voiles.

Les deux esclaves se hâtèrent de se relever et d'obéir à la reine; le juif, afin de mieux mettre en valeur sa marchandise, avait vêtu les deux jeunes filles de tuniques à manches courtes et dont la jupe descendait à peine au-dessus du genou, tandis que l'échancrure du corsage découvrait à demi le sein et les épaules. L'une des esclaves, grande et svelte, portait une tunique blanche; elle avait les yeux bleus, une torsade de corail s'enroulait dans les nattes de ses cheveux noirs: on pouvait lui donner dix-huit ou vingt ans; son visage, d'une beauté touchante et candide, était baigné de larmes, abîmée dans la douleur et la honte, tremblant de tous ses membres, elle tenait constamment baissé son regard noyé de pleurs, de crainte de rencontrer les yeux de Brunehaut. La vieille reine, après avoir longtemps et attentivement examiné cette jeune fille, en la faisant se tourner et se retourner devant elle en tous sens, échangea un signe approbatif avec Chrotechilde, non moins occupée à examiner l'esclave, et dit à celle-ci:

—De quel pays es-tu?

—Je suis de la ville de Toul,—répondit la jeune fille d'une voix altérée.

—Aurélie! Aurélie!—s'écria Samuel en frappant du pied,—est-ce ainsi que tu te rappelles mes leçons? On répond: Glorieuse reine, je suis de la ville de Toul...—Et se tournant vers Brunehaut:

—Veuillez lui pardonner, madame... mais c'est si naïf, si simple, que...

Brunehaut coupa d'un geste la parole au juif, et s'adressant à l'esclave:—Où as-tu été prise?

—À Toul, madame, lors du sac de cette ville par les troupes du roi de Bourgogne.

—Étais-tu de condition libre?

—Oui... mon père était maître armurier.

—Sais-tu lire? écrire? As-tu des talents agréables?

—Je sais lire, écrire, et ma mère m'avait appris à jouer du théorbe et à chanter.

Et en disant qu'elle savait chanter, la malheureuse ne put retenir ses sanglots convulsifs... Elle songeait sans doute à sa mère.

—Allons, pleure encore et pleure toujours!—maugréa Samuel avec dépit,—voilà ce que tu fais de mieux... Mais, vous le savez, grande reine! on a une certaine dose de larmes à pleurer, après quoi, c'est fini... la poche est vide...

—Tu crois cela, juif? heureusement tu calomnies l'espèce humaine,—reprit la reine avec un cruel sourire en continuant d'examiner la jeune fille, à qui elle dit:—Tu n'as été jusqu'ici esclave nulle part?

—Foi de Samuel, illustre reine, elle est aussi neuve à l'esclavage qu'un enfant dans le sein de sa mère!—s'écria le juif, voyant la jeune Gauloise éclater en sanglots et hors d'état de répondre.—J'ai acheté Aurélie le jour même de la bataille de Toul, et depuis, ma femme Rebecca et moi nous avons veillé sur cette chère fille comme sur notre propre enfant, sachant que nous tirerions d'elle un très-haut prix.

Brunehaut, après avoir contemplé de nouveau la jeune fille, qui cachait à demi sa figure dans ses mains, dit à Samuel:

—Remets-lui son voile et fais approcher l'autre.

Aurélie reçut son voile des mains du juif comme un bienfait et se hâta de s'envelopper dans les plis de l'étoffe pour y cacher sa douleur, sa honte et ses larmes. À l'ordre de la reine, l'autre esclave était prestement accourue; mignonne et fraîche comme une Hébé, si elle avait seize ans, c'était beaucoup: un collier de perles s'enroulait dans les nattes épaisses de ses cheveux d'un blond doré; ses grands yeux, d'un brun orangé, pétillaient de malice et de feu; son nez fin, légèrement relevé, ses narines roses, palpitantes, ses lèvres vermeilles, un peu charnues, ses petites dents d'émail, son menton et ses joues à fossettes, donnaient à cette fillette la physionomie la plus vive, la plus gaie, la plus effrontée qui fût au monde... Sa tunique de soie vert-pâle rendait plus éblouissante encore la blancheur de son sein et de ses épaules... Oh! le juif n'eut pas besoin de lui dire à celle-là de se tourner, de se retourner, pour que la vieille reine pût examiner à son aise les charmes de sa taille; elle se rengorgeait, se cambrait, se redressait sur la pointe de ses petits pieds, arrondissait gracieusement les bras, faisant enfin de son mieux la belle aux yeux de Brunehaut et de Chrotechilde, qui échangeaient entre elles des regards approbatifs, tandis que le juif, aussi inquiet de l'audace de cette esclave que de l'accablement de sa compagne, lui disait à demi-voix:

—Tiens-toi donc en place, Blandine... ne remue pas ainsi les jambes et les bras... Un peu de retenue, ma fille, en présence de notre illustre et bien aimée reine! On dirait que tu as du salpêtre dans les veines! Que votre excellence l'excuse, illustrissime princesse; c'est si jeune, si gai, si fou... ça ne demande qu'à s'envoler de sa cage pour faire admirer son plumage et son ramage. Baisseras-tu les yeux, Blandine! oser regarder ainsi en face notre auguste reine!!

Blandine, en effet, au lieu de fuir le noir regard de Brunehaut, le cherchait, le provoquait d'un air malin, souriant et assuré; aussi la reine lui dit-elle après un long et minutieux examen:

—L'esclavage ne t'attriste pas, toi?

—Au contraire, glorieuse reine, car pour moi l'esclavage a été la liberté.

—Comment cela, effrontée?

—J'avais une marâtre, quinteuse, revêche, grondeuse; elle me faisait passer sur le froid parvis des basiliques tout le temps que je n'employais pas à manier l'aiguille; cette vieille furie me battait, lorsque par malheur, levant le nez de dessus ma couture, je souriais aux garçons par ma fenêtre; aussi, grande reine, quel sort que le mien! mal nourrie, moi si friande! mal vêtue, moi si coquette! sur pied au chant du coq, moi si amoureuse de me dorloter dans mon lit! de sorte que grande a été ma joie quand votre invincible petit-fils, ô reine illustre! est approché l'an passé de Tolbiac, où j'habitais.

—Pourquoi ta joie?

—Pourquoi, glorieuse reine? Oh! je savais, moi, que les guerriers franks ne tuent jamais les jolies filles; aussi, me disais-je: «Peut-être je serai prise par un baron de Bourgogne, un comte ou même un duk, et une fois esclave, si je m'en crois, je deviendrai maîtresse... car l'on a vu des esclaves...»

—Devenir reine, comme Frédégonde, n'est-ce pas, ma mie?

—Pourquoi donc pas, quand elles sont gentilles?—répondit audacieusement cette fillette sans baisser les yeux devant Brunehaut qui l'écoutait et la contemplait d'un air pensif.—Mais, hélas!—reprit Blandine avec un demi-soupir,—je n'ai pas eu cette fois le bonheur de tomber aux mains d'un seigneur. Un vieux leude, à moustaches blanches et des moins amoureux, m'a eue pour sa part du butin, et il m'a vendue tout de suite au seigneur Samuel; mais enfin peut-être une chance heureuse me viendra-t-elle? Que dis-je!—ajouta Blandine en adressant à Brunehaut son plus gracieux sourire,—n'est-ce pas déjà un grand, un inespéré bonheur que d'avoir été conduite en votre présence, ô reine illustre!

Brunehaut, après avoir réfléchi pendant quelques instants, dit au marchand:—Juif, je t'achèterai une de ces deux esclaves.

—Illustre reine! laquelle des deux prenez-vous, Aurélie ou Blandine?

—Je ne sais encore... elles resteront au palais jusqu'à ce soir... on va les conduire dans l'appartement de mes femmes.

Chrotechilde, à un signe de la reine, frappa le timbre; la vieille femme reparut; la confidente de Brunehaut lui dit:—Emmenez ces deux esclaves...

—Illustre reine! choisissez-moi...—dit Blandine en se retournant une dernière fois vers Brunehaut, tandis que le juif enveloppait soigneusement de son voile cette petite diablesse.—Oh! choisissez-moi, glorieuse reine! vous ferez une bonne œuvre... je voudrais tant rester à la cour...

—Tais-toi donc, effrontée,—disait tout bas Samuel en poussant doucement Blandine vers la porte de la chambre à coucher de la reine que Chrotechilde désignait du geste.—Trop est trop, ces familiarités peuvent déplaire à notre redoutable souveraine!

Les deux jeunes filles, l'une toute joyeuse, l'autre chancelante et accablée, entrèrent dans l'appartement de la reine, tandis que, après avoir une dernière fois humblement salué Brunehaut, le juif quitta la salle en refermant sur lui le rideau de cuir qui masquait la baie de l'escalier tournant.

Brunehaut et sa confidente restèrent seules.


(Et maintenant, ô vous! descendants de Joël, qui en ce moment allez continuer de lire ce récit, le dégoût, l'horreur, l'épouvante que vous éprouverez n'égalera jamais le dégoût, l'horreur, l'épouvante dont je suis saisi en écrivant la scène sans nom qui va se passer entre ces deux exécrables vieilles.)


—Madame,—dit Chrotechilde à Brunehaut,—à qui donc destinez-vous celle des deux esclaves que vous voulez acheter?

—Tu me le demandes?

—Oui, madame...

—Chrotechilde... l'âge affaiblit ta pénétration habituelle... c'est fâcheux...

—Madame, expliquez-vous!...

—Il faut que j'éprouve jusqu'où peut aller ce manque d'intelligence si nouveau chez toi...

—En vérité, madame, je m'y perds...

—Dis-moi, Chrotechilde, lorsque mon fils Childebert est mort assassiné par Frédégonde, il m'a laissé, n'est-ce pas, la tutelle de mes deux petits-fils Thierry et Theudebert?

—Oui... madame... mais moi je vous parlais de ces esclaves...

—Justement... mais écoute... À quel âge mon petit-fils Theudebert était-il père?...

—À TREIZE ANS, madame[A]; car à cet âge il eut un fils de Bilichilde, cette esclave brune aux yeux verts, que vous avez payée si cher... Je vois encore son regard fauve, étrange comme sa beauté... Du reste, une taille de nymphe, des cheveux crépus d'un noir de jais traînant jusqu'à terre... Je n'ai de ma vie vu pareille chevelure...

—Cette esclave... qui la mit un soir dans le lit de mon petit-fils, alors à peine âgé de douze ans?...

—Vous, Madame[B]; je vous accompagnais... Ah! ah! ah! j'en ris de souvenir... Il avait d'abord une peur, cet innocent; mais comme vous voilà devenue sombre...

—Cette vile esclave! cette Bilichilde, malgré les autres concubines que nous avons données à mon petit-fils Theudebert, n'avait-elle pas pris sur lui un funeste ascendant?

—Si funeste, madame, qu'elle nous a fait toutes deux chasser de Metz et conduire prisonnières jusqu'à Arcis-sur-Aube, confins de la Bourgogne, royaume de votre autre petit-fils Thierry. Mais c'est là, madame, une vieille histoire: cette Bilichilde n'a-t-elle pas été, l'an dernier, étranglée par votre petit-fils[C], ce farouche idiot ayant passé de l'amour à la haine, et lui-même, après la bataille de Tolbiac, vaincu par son frère, que vous aviez déchaîné contre lui, n'a-t-il pas été, selon vos ordres, tonsuré, puis poignardé? Enfin son fils, âgé de cinq ans, n'a-t-il pas eu la tête brisée contre une pierre[D]? que voulez-vous de plus?...

—Chez moi la haine survit à la vengeance, comme le poignard survit au meurtre.

—Et vous n'êtes point, madame, en ceci, raisonnable... Haïr au delà de la tombe, c'est naïf pour notre âge.

—Mais passons... Ainsi, ce que nous venons de dire ne t'ouvre point l'esprit...

—À l'endroit de ces deux jolies esclaves?

—Oui...

—Non, madame...

—Poursuivons... Puisque ton intelligence est à ce point devenue obtuse... dis-moi, avant que nous n'ayons mis cette Bilichilde dans son lit, quel était le caractère de mon petit-fils Theudebert?

—Violent, actif, déterminé, opiniâtre et surtout fort glorieux... À dix ans ou onze ans, il sentait déjà l'orgueilleuse ardeur de son sang loyal, et disait fièrement: «Je suis roi d'Austrasie, moi!»

—Et deux ans... un an même après qu'il a eu possédé cette esclave brune aux yeux verts et aux cheveux crépus, si judicieusement choisie par toi, Chrotechilde, quel était le caractère de mon petit-fils?

—Oh! madame, Theudebert était méconnaissable... Énervé, indécis, languissant, il n'avait plus que la volonté d'aller du lit à la table avec ses concubines... Car nous avions donné des compagnes à la Bilichilde... C'est à peine s'il avait le courage de chasser au faucon, divertissement de femme; la chasse aux bêtes fauves était pour lui trop fatigante. Cela ne m'étonnait point; né robuste, pétulant, aimant dans sa première enfance les jeux bruyants, le grand air, il était devenu chétif, pâle, étiolé, recherchant le demi-jour, comme si l'éclat du soleil eût blessé sa vue; enfin, il annonçait devoir être de grande taille, et il est mort tout rabougri, presque imberbe!

—Mes vœux s'accomplissaient, Chrotechilde... Les débauches précoces énervent l'âme autant que le corps, et la postérité de Theudebert n'est pas née viable...

—De fait, je n'ai jamais vu d'enfants si chétifs... Quelle race, d'ailleurs, pouvait laisser un père nabot et presque idiot?

—Et dès l'âge de douze ou treize ans, Theudebert disait-il encore fièrement: «Je suis roi d'Austrasie, moi!»

—Non, certes, madame... car s'il vous arrivait par manière d'épreuve de lui parler des affaires de l'État, sous prétexte qu'il était roi, l'enfant vous répondait de sa voix allanguie et les yeux à demi fermés: «Grand'mère, je suis roi de mes femmes, de mes amphores de vin vieux et de mes faucons! Régnez pour moi, grand'mère... régnez pour moi si cela vous plaît!»

—Et cela m'a plu, Chrotechilde... Et de fait, j'ai régné en Austrasie, pour mon petit-fils Theudebert, jusqu'au jour où cette vile esclave Bilichilde, usant de son ascendant sur cet idiot, m'a chassée de Metz... m'a chassée, moi, Brunehaut!

—Encore ce souvenir, encore l'orage sur votre front, encore des éclairs dans vos yeux! Mais pour Dieu, madame, l'esclave a été étranglée, l'idiot et son fils tués... j'oubliais même, pour compléter l'hécatombe de ces animaux malfaisants... j'oubliais Quintio, maire du palais, duk de Champagne, qui, s'étant incongruement mêlé de l'affaire de Metz, a été mis à mort par vos ordres[E]! Que vouliez-vous de plus? et d'ailleurs, est-ce que pour une Austrasie perdue vous n'avez pas retrouvé une Bourgogne? Si Theudebert vous a chassée de Metz, ne vous êtes-vous pas réfugiée ici, à Châlons, auprès de votre autre petit-fils Thierry? Hébété, énervé par les femmes que nous lui choisissions, ne l'avez-vous pas, par vengeance, poussé à une guerre implacable contre son frère qu'il a vaincu à Toul, à Tolbiac, et qui, après cette défaite, a été mis à mort lui et son fils, comme je vous le rappelais tout à l'heure? Ainsi vengée de l'exil de Metz, n'avez-vous point dominé Thierry et régné à sa place? Aegila, maire du palais, vous inquiétait par son influence sur votre petit-fils, vous vous défaites d'Aegila et vous le remplacez par votre amant Protade, qui devient ainsi maire du palais, juste récompense des services de ce beau garçon.

—Il me l'ont tué... Chrotechilde! ils me l'ont tué... mon Protade[F]!

—Allons, madame, entre nous, avouez qu'il n'est pas qu'un Protade au monde; une reine ne chôme jamais d'amoureux! Vous n'avez qu'à choisir parmi les plus beaux, les plus jeunes et les plus fringants de la cour de Bourgogne; et puis, madame, sans reproche, s'ils vous ont tué Protade, vous leur avez tué l'évêque Didier[G].

—Il ne méritait pas son sort, peut-être?

—Lui! madame! jamais punition n'a été plus légitime! Astucieux prélat! vouloir nous supplanter dans notre commerce amoureux! Imaginer de faire épouser cette princesse d'Espagne à votre petit-fils, afin de l'arracher, disait ce Didier, aux fangeuses débauches dont nous étions les pourvoyeuses[H]. Aussi, qu'est-il arrivé?... les flots de la Chalaronne ont emporté le corps de l'évêque. Cette Espagnole, sur laquelle il comptait pour vous évincer et dominer par elle Thierry, et par Thierry la Bourgogne; cette Espagnole, répudiée par votre petit-fils, est retournée dans son pays au bout de six mois de mariage, et nous avons mis la main sur sa dot[I]; enfin, Thierry est mort cette année de la dyssenterie (dites donc, madame,—ajouta la vieille avec un sourire affreux,—mort de la dyssenterie?); de sorte que par la grâce de cette bienheureuse dyssenterie, vous voici aujourd'hui maîtresse et reine souveraine de ce pays de Bourgogne, puisque Sigebert, le plus âgé des fils de Thierry, vos arrière-petits-enfants, n'a pas encore onze ans... Il ne faut pas qu'ils meurent, ces roitelets, car par leur mort, le fils de Frédégonde deviendrait l'héritier de leurs royaumes... Il faut seulement qu'ils vivotent, afin que vous régniez à leur place... Eh bien, madame, ils vivoteront... Mais, j'y songe, nous oublions l'esclave que vous voulez acheter à Samuel.

—Au contraire, Chrotechilde, cet entretien nous ramène à l'esclave...

—Comment cela?

—Il n'y a plus à en douter, l'âge amortit ton intelligence; autrefois si prompte à me comprendre, depuis un quart d'heure tu me donnes la preuve de ce fâcheux affaiblissement de ton esprit.

—Moi, madame?

—Oui, autrefois au lieu de me demander ce que je compte faire d'une de ces deux esclaves de Samuel, tu m'aurais devinée; mais je viens de me convaincre tout à mon aise de la lenteur sénile de ta perception... cela est triste, Chrotechilde.

—Triste... autant pour moi que pour vous, madame... Mais expliquez-vous... je vous en prie...

—Quoi! cervelle appesantie! Tu sais que j'ai la tutelle de mes arrière-petits-enfants, et sottement tu me demandes ce que je compte faire de ces jolies esclaves? devines-tu, maintenant?

—Eh! oui, madame, je devine, mais vos reproches sont injustes! Comment imaginer que vous songiez à cela... Sigebert n'a pas onze ans!

—Tant mieux!

—C'est vrai,—reprit l'autre monstre avec un éclat de rire épouvantable,—c'est vrai, tant mieux!

Pendant cet horrible entretien, l'auguste masque de bronze, toujours immobile dans son médaillier sur la console d'ivoire, ne sourcilla pas... Sa bouche d'airain ne fit pas entendre un cri de malédiction, retentissant comme les clairons du dernier jugement. Non; ces monstruosités se dirent impunément... Où était-il donc le Dieu des catholiques, qui se manifestait par de si grands miracles en faveur de Clotaire, le tueur d'enfants?

L'entretien des deux matrones continua:

—Donner une concubine à votre arrière-petit-fils Sigebert,—avait dit Chrotechilde à la reine;—mais il n'a pas onze ans!

—Tant mieux!—reprit Brunehaut;—seulement, vois-tu, Chrotechilde, l'exemple de cette infâme Bilichilde me donne à réfléchir, et je ne sais laquelle préférer de ces deux esclaves... Qu'en pense ton expérience?

—Madame, la chose est délicate... La grande brune qui pleure toujours ne sera jamais dangereuse; c'est doux, candide et bête comme une brebis... Il n'y a point à craindre que cette innocente donne jamais à Sigebert de méchantes pensées contre vous.

—Aussi je penche fort pour cette pleureuse; l'autre me paraît une petite commère par trop effrontée... As-tu remarqué cette impudente? elle n'a pas baissé les yeux devant moi, dont le regard fait baisser les plus fermes, les plus audacieux regards!

—Il se peut, madame, que cette frétillante petite diablesse ait trop de ce que la grande pleureuse n'a point assez... ou point du tout; mais ce sera peut-être un mal pour un bien. Examinons en experts le vrai des choses. Sigebert n'a pas onze ans, il est très-enfant, ne songe qu'à la toupie ou aux osselets, il est de plus doux et timide, c'est un véritable agneau; or, cette grande innocente étant de son côté une manière de sotte brebis... vous m'entendez, madame? D'un autre côté, cette petite endiablée pourrait effaroucher notre agneau... Je me rappelle toujours la peur de Theudebert, à la vue de l'esclave aux yeux verts et aux cheveux crépus... Aussi je vous le répète, madame, ceci demande réflexion... D'ailleurs, rien ne presse... Sigebert est en Germanie avec le duk Warnachaire, maire du palais de Bourgogne.

—Ils peuvent être de retour d'un moment à l'autre... Je les attends...

—Quoi! déjà?

—Oui, peut-être arriveront-ils ici aujourd'hui; aussi j'ai d'autant plus hâte d'acheter une esclave pour Sigebert, que je crains que pendant ce voyage en Germanie, Warnachaire n'ait pris une certaine influence sur Sigebert; or, cette influence serait bientôt perdue au milieu du trouble et des curiosités du premier amour de cet enfant.

—Puisque vous vous défiez du duk, madame, pourquoi lui avoir confié Sigebert?

—Excepté en toi, peut-être, en qui ai-je confiance ici? Ne fallait-il pas faire accompagner Sigebert... La vue de cet enfant roi, d'une douce figure, aura intéressé les chefs de tribus germaines d'au delà du Rhin, dont ce Warnachaire est allé rechercher l'alliance... Leurs troupes doubleront mon armée... Oh! dans cette guerre suprême, sans merci entre moi et Clotaire II... ce fils de Frédégonde sera écrasé... Il le faut... il le faut...

—Et cela sera, madame. Jusqu'ici vos ennemis ont toujours tombé sous vos coups..... La mort du fils de Frédégonde couronnera l'œuvre..... cependant ce duk Warnachaire m'inquiète..... Tenez, madame..... ces maires du palais qui ont, il y a quarante ou cinquante ans, sous le règne des fils du vieux Clotaire, commencé par être intendants des maisons royales... et qui, peu à peu, sont devenus gouvernants des peuples, ces maires du palais finiront par manger les rois si les rois ne les mangent point. Ces habiles gens disent aux princes: «Ayez des concubines, buvez, jouez, chassez, dormez, prodiguez l'argent dont nous remplirons vos coffres, tenez-vous en joie, ne prenez point souci de régner, nous nous chargeons de ce fardeau.» Ce sont là, madame, de dangereuses scélératesses; qu'une mère, qu'une aïeule, agisse ainsi envers ses fils et ses petits-fils, c'est chose concevable; mais chez les maires du palais, ceci touche fort à l'usurpation, et ce Warnachaire, à qui vous avez laissé son office de maire après la mort de Thierry, me semble vouloir dominer Sigebert et vous évincer, madame... Je sais que nous aurons la petite ou la grande esclave... pour nous maintenir contre le duk. Mais souvenez-vous, madame, de votre exil de Metz!

—Tu prêches une convertie... j'ai dernièrement écrit à Aimoin, qui revient avec Warnachaire, de le tuer en route.

—Eh! madame, que ne parliez-vous! je vous aurais épargné ma rhétorique.

—Malheureusement Aimoin n'a pas exécuté mes ordres.

—Quel serviteur!... et pourquoi n'a-t-il pas obéi?

—Je l'ignore encore; je le saurai aujourd'hui peut-être.

—Du reste, il ne faut point nous hâter de penser mal de cet Aimoin. Une favorable occasion lui aura peut-être manqué; qui sait si vous n'allez pas le voir revenir seul avec le petit Sigebert! En cas contraire, une fois ici, à Châlons, dans ce château, il en sera, madame, ce qu'il vous plaira de Warnachaire... et croyez-moi, ces maires du palais! oh! ces maires du palais me semblent menaçants pour les royautés. Aussi, madame, les rois ne seront tranquilles sur leurs trônes que lorsqu'ils sauront se délivrer de ces dangereux rivaux toujours grandissants.

—Je le sais, mais il faut du temps pour abattre leur puissance; ils ont rallié à eux tous ces seigneurs bénéficiers enrichis par la générosité royale! Oh! le temps! le temps! ah! que la vie est courte, lorsque l'on sent en soi vouloir, pouvoir et force! Ce temps qu'il me faut, c'est un long règne, je l'aurai; les tribus barbares, de l'autre côté du Rhin, ont répondu à mon appel; elles se joindront à mon armée. Grâce à ce renfort, les troupes de Clotaire II écrasées, il tombe en mon pouvoir! lui, Chrotechilde, lui... le fils de Frédégonde! Oh! la frapper dans son fils! puisque du fond de sa tombe elle brave ma haine! oh! faire lentement expirer le fils dans les tortures que je rêvais pour la mère! venger ainsi le meurtre de ma sœur Galeswinthe et de mon époux Sigebert! m'emparer des royaumes de Clotaire et régner seule sur la Gaule entière durant de longues années, car, malgré mes soixante ans passés, je me sens pleine de vie, de force et de volonté!...

—Je vous l'ai souvent dit, madame, vous vivrez cent ans et plus.

—Je le crois, je le sens; oui, je sens en moi un vouloir, une vitalité indomptables. Oh! régner! ambition des grandes âmes! régner comme régnaient les empereurs de Rome, mes modèles! Oui, je veux les imiter dans leur toute-puissance souveraine! compter par millions les instruments de mes volontés! d'un signe redouté faire obéir les multitudes! d'un geste pousser mes armées d'un bout à l'autre du monde! agrandir mes royaumes à l'infini! et dire: Ces contrées des plus voisines aux plus lointaines, c'est à moi! c'est à moi! Courber cent peuples divers sous un même joug! toutes ces forces éparses les concentrer dans ma main, ainsi que faisaient les empereurs de Rome... Dire je veux, et voir tant de populations différentes soumises à une loi unique, la mienne! dire je veux, et voir s'élever sur toute la Gaule ces merveilles de l'art, dont j'ai déjà couvert la Bourgogne; châteaux forts, palais splendides, basiliques aux nefs d'or, chaussées immenses, prodigieux monuments, qui diront aux siècles futurs le grand nom de Brunehaut! et pour arriver à de si grandes choses quelques scrupules m'arrêteraient! Voyons? ces enfants que j'énerve! ces hommes que je tue parce qu'ils me gênent! pourraient-ils accomplir ou seulement concevoir mes desseins gigantesques? de quel prix est la vie de ces obscures victimes? Leurs os seront poussière, leur nom oublié depuis des siècles, tandis que d'âge en âge mon nom continuera d'étonner le monde! Mes victimes! eh! s'il en est quelques-unes dont la mémoire survive, c'est qu'elles auront été frappées par Brunehaut! on les plaint... je les immortalise...

—Voilà, madame, une raison que sauraient faire pieusement, pour votre salut, ces prêtres cupides et rusés qui vous assiégent de demandes de terres et d'argent!

—Ne médis pas des prêtres, ils traînent mon char triomphal...

—L'attelage, madame, est ruineux.

—Pour qui? les dons que je leur fais afin qu'ils enseignent aux peuples à vénérer Brunehaut; ces dons m'appauvrissent-ils? n'est-ce pas le superflu de mon superflu? ne vais-je pas rétablir les impôts autrefois décrétés par les empereurs, et remplir ainsi incessamment mes coffres? Les peuples crieront! ils m'appelleront la Romaine! Peu m'importe, si mon fisc atteint à la fois les plus pauvres et les plus riches! et puis que veux-tu, Chrotechilde? Il est du devoir d'une grande reine de payer royalement ceux qui l'amusent... quand ils l'amusent.

—Que trouvez-vous donc, madame, de divertissant chez ces mendiants hypocrites?

—Tiens... prends cette clef, ouvre ce coffret qui est sur la table, et cherches-y un parchemin noué d'un ruban pourpre.

—Le voici.

—Baise-le.

—Allons, madame, vous voulez rire.

—Baise ce parchemin, te dis-je, femme de peu de foi; il est écrit de la main d'un pape... d'un pape vivant, du pieux Grégoire, en un mot.

—Je comprends, mais je ne baiserai point le parchemin, madame, s'il vous plaît... Ainsi le pieux Grégoire, détenteur des clefs du paradis, vous promet de vous ouvrir toutes grandes les portes du séjour éternel?

—N'est-ce pas justice? ne les ai-je pas assez richement dorées les clefs de leur paradis?... Ah! tu me demandes ce que je trouve d'amusant chez ces prêtres que je rémunère royalement? lis tout haut ce que contient ce parchemin; je me sens en gaieté aujourd'hui... Allons, lis.

—Madame, voici: «Grégoire, à Brunehaut, reine des Franks.—La manière dont vous gouvernez le royaume et l'éducation de votre fils attestent les vertus de votre excellence...» Chrotechilde ne put continuer; elle poussa un éclat de rire diabolique en regardant Brunehaut qui fit chorus d'hilarité avec sa confidente; celle-ci reprit se contenant à peine:—Par ma foi, madame, vous avez raison, lire de telles choses écrites de la main du pape, le pieux Grégoire, c'est là un divertissement que l'on ne saurait payer trop cher... Je continue, nous en étions, je crois, madame, à vos vertus...

—Nous en étions à mes vertus...

—Donc je reprends: «... L'éducation que vous donnez à votre fils atteste les vertus de votre excellence, vertus que l'on doit louer et qui sont agréables à Dieu; vous ne vous êtes point contentée de laisser intacte à votre fils la gloire des choses temporelles, vous lui avez aussi amassé les biens de la vie éternelle, en jetant dans son âme les germes de la vraie foi avec une pieuse sollicitude maternelle[J].»

Et les deux vieilles de rire de nouveau, de rire tant et tant, ces deux monstres, que les larmes leur vinrent aux yeux, après quoi Brunehaut dit à sa confidente:—Va, Chrotechilde... je me suis fait lire souvent les comédies satiriques des Romains... jamais celles de Plaute et de Térence ne vaudront celles que jouent chaque jour devant moi ces odieux hypocrites pour gagner les richesses dont je les comble.

—C'est la vérité, madame, ce sont de fières comédies que les leurs; ils mettent Dieu en scène!

—Et quelle scène! le ciel, le paradis, l'enfer, l'éternité... Ah! comédie, te dis-je, comédie! royale comédie!...

À cette nouvelle saillie de la reine, les deux vieilles recommencèrent de rire aux éclats; mais soudain cette hilarité fut interrompue par le bruit de cris joyeux et enfantins, partant de la chambre voisine; presque au même instant les trois frères de Sigebert, alors en voyage, entrèrent suivis de leurs gouvernantes et coururent entourer leur bisaïeule. Childebert, le moins jeune de ces arrière-petits-fils de Brunehaut, avait dix ans, Corbe neuf ans, Mérovée, le dernier, six ans; nées d'un père presque épuisé avant son adolescence par la précocité des excès de toutes sortes où sa grand'mère Brunehaut l'avait plongé par une infernale prévoyance, ces trois petites créatures, délicates, frêles, étiolées déjà, faisaient peine à voir; leur gaieté même attristait; au lieu d'être rondes, fermes et roses, leurs joues creuses, d'une pâleur maladive, semblaient rendre plus grands encore leurs yeux caves et cernés; leur longue chevelure, symbole de la royauté franque, tombait fine et rare sur leurs épaules; ils portaient de petites dalmatiques d'étoffes d'or ou d'argent. La gouvernante, après avoir respectueusement fléchi le genou à l'entrée de la salle, se tint auprès de la porte, tandis que les enfants entouraient leur bisaïeule. Childebert, le moins jeune, se tenait debout auprès d'elle; Corbe et Mérovée, les deux plus petits, avaient grimpé sur ses genoux, tandis qu'elle leur disait:

—Vous voici très-gais ce matin, chers enfants!

—Grand'mère, c'est Corbe, notre frère, qui nous faisait rire...

—Voyons, qu'a donc dit Corbe de si plaisant?

—Tu sais bien, grand'mère, sa tourterelle blanche?

—Oui.

—Il lui a arraché toutes les plumes, et elle criait... et elle criait...

—Et vous de rire... et de rire... démons!...

—Oui, grand'mère; seulement à la fin notre petit frère Mérovée a pleuré!

—Tant il riait, ce garçonnet?

—Oh! non, moi j'ai pleuré, parce qu'à la fin l'oiseau était tout saignant.

—Alors, moi j'ai dit à mon frère Mérovée: Tu n'as donc pas de courage, que le sang te fait peur? Et quand nous irons à la bataille, cela te fera donc pleurer, de voir le sang couler? N'est-ce pas, Childebert, que j'ai dit cela?

—C'est vrai, grand'mère; et moi, pendant que Corbe parlait ainsi à Mérovée, j'ai pris un couteau et j'ai coupé le cou à la colombe... Ah! c'est que je n'ai pas peur du sang, moi; et quand j'aurai l'âge, j'irai à la guerre, n'est-ce pas, grand'mère?

—Ah! mes enfants, vous ne savez pas ce que vous désirez! On peut bien, voyez-vous, chers petits, s'amuser à couper le cou à des colombes, sans pour cela se croire obligé d'aller un jour à la guerre. Figurez-vous donc que la guerre, mes enfants, c'est chevaucher jour et nuit, souffrir de la faim, du chaud, du froid, coucher sous la tente, et qui plus est, risquer de se faire tuer ou blesser, ce qui cause une grande douleur; ne vaut-il pas mieux, chers enfants, se promener tranquillement en char ou en litière? coucher dans un lit douillet? manger des friandises tout son soûl? s'amuser tant que la journée dure? satisfaire aux moindres fantaisies qui nous viennent? Dites, n'est-ce point préférable aux vilaines fatigues de la guerre? Le sang des races royales est trop précieux pour l'exposer ainsi, mes jolis roitelets; vous avez vos leudes pour combattre l'ennemi à la bataille, vos serviteurs pour tuer les gens qui vous déplaisent ou vous offensent, vos prêtres pour vous faire obéir de vos peuples et vous absoudre de vos crimes, si vous en commettez. Vous n'avez donc qu'à vous amuser, qu'à jouir des délices de la vie, heureux enfants, sans autre souci que de dire: Je veux. Comprenez-vous bien mes paroles, chers petits? Dis, Childebert, toi l'aîné de vous trois? toi un garçon déjà raisonnable?

—Oh! oui, grand'mère, moi je ne suis pas plus soucieux qu'un autre d'aller à la guerre attraper de bons coups, je préfère m'amuser et faire ce qui me plaît; mais alors, pourquoi donc notre frère Sigebert s'en est-il allé à cheval, suivi de guerriers, en compagnie du duk Warnachaire?

—Votre frère est maladif, mes enfants; les médecins m'ont conseillé de lui faire entreprendre, pour le bien de sa santé, un long voyage...

—Et reviendra-t-il bientôt?

—Peut-être demain... peut-être aujourd'hui.

—Oh! tant mieux, grand'mère, tant mieux, sa place ne restera pas vide dans notre chambre, il nous manque...

—Ne vous réjouissez pas trop quant à cela, chers roitelets; désormais Sigebert aura sa chambre à part... Oh! c'est que c'est déjà un petit homme, lui!

—Il n'a pourtant qu'un an de plus que moi.

—Oh! oh! mais dans un an tu seras aussi un homme, toi, mon petit Childebert,—répondit Brunehaut en échangeant avec Chrotechilde un épouvantable regard,—alors, comme ton frère, tu auras ta chambre à part et... et tout ce qui s'en suit; n'est-ce pas, Chrotechilde?

—Certainement, madame... il ne faut point faire de jaloux.

—Qu'est-ce que j'aurai donc, grand'mère, de plus que ma chambre à part?

—Eh! mais, tes chambellans, tes écuyers, tes serviteurs, tes esclaves, tous gens soumis à tes caprices, comme les chiens à la houssine.

—Oh! que je voudrais donc être plus vieux d'un an!

—Et moi aussi, je te voudrais voir plus vieux d'un an... et Corbe aussi, et toi aussi, petit Mérovée, je voudrais vous voir tous de l'âge de Sigebert.

—Patience, madame,—dit Chrotechilde en échangeant de nouveau un regard diabolique avec Brunehaut,—patience, cela viendra... Mais quel est ce bruit dans la grande salle... De nombreux pas approchent... si c'était le seigneur Warnachaire...

Chrotechilde ne se trompait pas, c'était en effet le maire du palais de Bourgogne, accompagné de Sigebert; cet enfant, à peine âgé de onze ans, était comme ses frères chétif et pâle; cependant l'animation du voyage, la joie de revoir ses frères coloraient légèrement son doux visage, car, ainsi que l'avait dit Chrotechilde à Brunehaut, ce pauvre enfant, malgré les exécrables conseils de sa bisaïeule, conservait jusqu'alors un caractère angélique; il courut dès qu'il entra embrasser la vieille reine, puis il répondit aux caresses et aux questions empressées de ses frères qui l'entouraient; à chacun d'eux il remit de petits présents rapportés de son voyage et renfermés dans un coffret qu'il avait voulu prendre des mains d'un des serviteurs de sa suite, afin d'offrir plus tôt à ses frères ces témoignages de son souvenir. Chrotechilde, s'approchant alors de la reine, lui dit tout bas:—Madame... si vous m'en croyez, gardons les deux esclaves jusqu'à ce soir; d'ici là nous aviserons...

—Oui, c'est le meilleur parti à prendre,—répondit Brunehaut; et s'adressant à l'enfant:—Va te reposer... tu raconteras ton voyage à tes petits frères; j'ai à causer avec le duk Warnachaire...

Chrotechilde emmena les enfants, la reine resta seule avec le maire du palais de Bourgogne, homme de grande taille, d'une figure froide, impénétrable et résolue; il portait une riche armure d'acier rehaussée d'or à la mode romaine; sa large épée pendait à son côté, son long poignard à sa ceinture. Brunehaut, après avoir attaché longtemps son noir et profond regard sur Warnachaire, toujours impassible, lui fit signe de s'asseoir auprès de la table, s'y assit elle-même, et lui dit:—Quelles nouvelles?

—Bonnes... et mauvaises, madame...

—Les mauvaises d'abord.

—La trahison des duks Arnolfe et Pépin, ainsi que la défection de plusieurs autres grands seigneurs d'Austrasie, n'est plus douteuse; ils se sont rendus au camp de Clotaire II avec leurs hommes.

—Depuis longtemps je soupçonnais cette trahison. Ah! seigneurs enrichis, rendus si puissants par la générosité des rois, vous poussez à ce point l'ingratitude! Soit; je préfère la franche guerre à la guerre sourde; les domaines, terres saliques ou bénéfices de ces traîtres, retourneront à mon fisc. Continue...

—Clotaire II a levé son camp d'Andernach, et il est entré au cœur de l'Austrasie. Sommé de respecter les royaumes de ses neveux, dont vous avez, madame, la tutelle, il a répondu qu'il s'en remettrait au jugement des grands d'Austrasie et de Bourgogne.

—Le fils de Frédégonde espère soulever contre moi les peuples et les seigneurs de mes royaumes; il se trompe; des exemples prompts, prochains, terribles, épouvanteront les traîtres... tous les traîtres, entends-tu, Warnachaire?

—Oui, madame.

—Tous les traîtres, quel que soit leur rang, leur puissance, quel que soit le masque dont ils se couvrent, entends-tu, Warnachaire? maire du palais de Bourgogne...

—J'entends, madame... J'entends même ce que vous ne me dites pas...

—Tu lis dans ma pensée?

—Oui, vous me croyez un traître... Vous me soupçonnez surtout depuis votre récent retour de Worms?

—Je soupçonne toujours...

—Votre soupçon, madame, s'est changé en certitude; vous avez écrit à Aimoin, un homme à vous, de me poignarder.

—Je ne fais poignarder... que mes ennemis...

—Je suis donc pour vous un ennemi, madame? Voici les morceaux de la lettre écrite de votre main à Aimoin pour lui ordonner de me tuer[K].

Et le duk déposa sur la table plusieurs morceaux de parchemins déchirés; la reine regarda le maire du palais d'un œil défiant.

—Ainsi Aimoin t'a livré ma lettre?

—Non, madame, le hasard a mis en ma possession ces morceaux de parchemin.

—Et pourtant... tu reviens ici?

—Pour vous prouver l'injustice de vos soupçons.

—Ou pour mieux me trahir.

—Madame, si j'avais voulu vous trahir, je me serais rendu, comme tant d'autres seigneurs de Bourgogne, auprès de Clotaire II; je lui aurais donné votre petit-fils en otage, et je serais resté dans le camp de votre ennemi avec les tribus que j'ai ramenées de Germanie.

—Ces tribus me sont dévouées... elles ne t'auraient pas suivi, elles viennent ici pour renforcer mon armée...

—Ces tribus, madame, viennent ici pour piller, peu leur importe que ce soit comme auxiliaires de Brunehaut ou de Clotaire II; pays de Soissons, de Bourgogne ou d'Austrasie, ces Franks n'ont pas de préférence, pourvu qu'après s'être vaillamment battus et avoir aidé à la victoire, ils puissent ravager la contrée vaincue, faire un gros butin, et emmener de nombreux esclaves de l'autre côté du Rhin, tels sont les Franks que je vous ramène.

—Je te dis, moi, que la vue de mon petit-fils, ce roi enfant, venant demander par ta bouche aide et force aux Germains, a intéressé ces barbares.

—Si vous n'aviez, madame, expressément promis à ces tribus le pillage des territoires vaincus, ils seraient demeurés, croyez-moi, insensibles à la jeunesse de Sigebert; ils sont aussi sauvages que l'étaient nos pères, les premiers compagnons de Clovis; il m'a fallu de grands efforts pour les empêcher de tout ravager sur notre route; dans leur farouche impatience ils se croyaient déjà en pays conquis; chaque jour leurs chefs me demandaient à grands cris la bataille, afin d'être de retour en Germanie avec leur butin et leurs esclaves avant la saison d'hiver qui rend périlleuse la traversée.

—Et ces tribus où sont-elles?

—Je les ai laissées vers Montsarran.

—Pourquoi si loin de Châlons?

—Malgré mes recommandations, ces barbares ont volé et tué sur leur passage; les conduire ici, au cœur de la Bourgogne, puis les renvoyer ensuite en une autre contrée, selon les besoins de la guerre, c'était exposer à des désastres inutiles les populations qu'ils auraient traversées... Ces nouveaux malheurs pouvaient augmenter l'irritation; or, vous le savez, madame... de ce côté-ci de la Bourgogne une certaine agitation fermente dans la populace esclave.

—Oui... à l'instigation de ces traîtres qui ont rejoint le fils de Frédégonde, ils tentent de soulever le peuple contre moi, contre la Romaine, comme ils m'appellent; oh! seigneurs et populace sauront ce que pèse le bras de Brunehaut.

—Les ennemis de Brunehaut trembleront toujours devant elle, mais j'ai craint d'augmenter leur nombre en rendant nos populations victimes de la barbarie de vos nouveaux alliés; le territoire où j'ai fait camper ces tribus sera dévasté sans doute, mais ce ravage sera du moins limité. De plus, la position est assez centrale pour que ces auxiliaires soient dirigés partout où il le faudra selon les mouvements de l'armée de Clotaire II; j'ai donc agi, je crois, madame, avec sagesse et prévoyance.

—Et l'armée? quelles sont ses dispositions?

—Elle est pleine d'ardeur, ne demande que la bataille; le souvenir des deux dernières victoires de Toul et de Tolbiac, et surtout l'immense butin, le grand nombre d'esclaves que les troupes ont enlevés, redoublent leur désir de combattre le fils de Frédégonde... Ce sont là, madame, les bonnes nouvelles qui, selon moi, balancent les mauvaises. Brunehaut croit-elle encore, que Warnachaire ait agi en traître?

—Qui sait?

—Moi, je le sais, madame.

—Un homme dont on a voulu se défaire, qui l'apprend, et qui revient à vous; ah! Warnachaire, Warnachaire! cela donne à penser!

—Brunehaut est prompte au soupçon et au châtiment; mais elle est magnifique envers qui la sert fidèlement.

—Tu as donc quelque chose à me demander?

—Oui, madame, mais seulement après la guerre, ou plutôt, je l'espère, après la victoire... si je la remporte sur Clotaire II, si je parviens à vous l'amener prisonnier...

—Warnachaire!—s'écria la reine, frémissant d'une joie féroce à la pensée de tenir en son pouvoir le fils de Frédégonde...—si tu m'amènes Clotaire prisonnier, je te défierai alors de former un vœu qui ne soit accompli par Brunehaut, et...—Mais se ravisant, elle jeta un sombre regard sur le maire du palais, et ajouta:—Si c'est un piége que tu me tends pour détourner mes soupçons, Warnachaire, il est habile...

—Soit, madame, je suis un traître; vous frappez sur ce timbre, à l'instant vos chambellans, vos écuyers accourent, et me tuent là! sous vos yeux; me voilà mort?... Mais quel est l'homme que vous ne soupçonnez pas? Voyons? Qui prendrez-vous pour général? est-ce le duk Alethée! Est-ce le duk Roccon?

—Non!

—Est-ce le duk Sigowald?

—Lui? tu railles!

—Est-ce le duk Eubelan?

—Peut-être... et encore ses anciennes liaisons avec Arnolfe et Pépin... ces deux traîtres! Non, jamais je ne me fierai à Eubelan!

—Ceux-là seuls pourtant, madame, sont capables de commander l'armée; ceux-là seuls sont des hommes de guerre.

—Oui, mais je n'ai voulu faire tuer aucun d'eux... ou du moins ils l'ignorent... tandis que j'ai voulu ta mort, Warnachaire.

—Madame, raisonnons froidement...

—Peux-tu raisonner autrement, homme impassible... homme impénétrable...

—Impénétrable à la trahison, madame...

—Des mots... des mots...

—Voici des faits: vous me croyez animé contre vous d'un ressentiment de haine, parce que vous avez voulu ma mort? L'espoir de la vengeance me ramène, dites-vous, ici? Alors, madame, qui m'empêche de mettre la main sur ce timbre pour vous empêcher d'appeler aide?

Et le duk fit ce qu'il disait.

—Qui m'empêche de tirer ce poignard?

Et le duk fit briller cette arme aux yeux de Brunehaut, dont le premier mouvement fut de se rejeter en arrière sur le dossier de son siége.

—Qui m'empêche enfin de vous tuer d'un seul coup de ce fer empoisonné comme l'étaient les poignards des pages de Frédégonde?

Et en disant ces derniers mots, Warnachaire s'était tellement rapproché de Brunehaut qu'il pouvait la frapper avant qu'elle eût poussé un cri... La reine, sauf un premier mouvement de crainte ou plutôt de surprise, n'avait pas sourcillé; son regard indomptable était resté hardiment fixé sur les yeux du maire du palais; elle écarta d'un geste de dédain la lame du poignard, demeura quelques instants pensive, et reprit comme à regret:—Il faut pourtant croire à quelque chose; tu aurais pu me tuer, c'est vrai; tu ne l'as pas fait... je ne peux nier l'évidence. Tu ne veux donc pas te venger de moi... à moins que tu me réserves un sort selon toi plus terrible que la mort; pourtant, non, un homme qui hait fermement, tombe peu dans ces raffinements hasardeux. L'avenir n'appartient à personne; on trouve une belle occasion pour frapper son ennemi, on le frappe tôt et vite... Donc, je te crois sans haine contre moi; tu conserveras le commandement de l'armée. Écoute, Warnachaire, tu l'as dit: Brunehaut est implacable dans ses soupçons et sa haine; mais elle est magnifique pour qui la sert fidèlement... Que par toi le fils de Frédégonde tombe entre mes mains, et ma faveur dépassera tes espérances... Oublions le passé.

—Il est oublié, madame.

—Vrai?

—Vrai...

—Et puis, il faut, vois-tu, Warnachaire, aller au fond des choses. J'ai voulu te faire tuer... Eh! mon Dieu! c'est vrai! j'en ai fait tuer tant d'autres! Mais ce n'est pas, je t'en assure, par amour du sang. Que veux-tu? il faut se mettre à la place des gens... On m'a tué ma sœur Galeswinthe, on m'a tué mon mari, on m'a tué mon fils, on m'a tué mes plus fidèles serviteurs; seule j'ai eu à défendre les royaumes de mon fils et de mes petits-fils contre des rois acharnés à ma perte; toute arme m'a été bonne, et, après tout, j'ai remporté de brillantes victoires, j'ai accompli, avoue-le, Warnachaire, de grandes choses. Et pourtant l'on me hait, les seigneurs franks me jalousent... cette vile plèbe gauloise, esclave ou populace, sourdement excitée contre moi... se rebellerait peut-être sans la terreur que je lui inspire... Et... mais, cet homme! quel est cet homme?—s'écria Brunehaut en s'interrompant. Et se levant brusquement, elle indiqua du geste Loysik, qui, debout au seuil de la porte donnant sur l'escalier tournant pratiqué dans l'épaisseur de la muraille, soulevait d'une main le rideau qui l'avait jusqu'alors tenu caché aux yeux de la reine et du maire du palais de Bourgogne. Warnachaire fit quelques pas à l'encontre du vieil ermite-laboureur qui s'avançait lentement et dit:—Moine, comment te trouves-tu là? Ton audace est grande de t'introduire dans l'appartement de la reine... Qui es-tu?

—Je suis le supérieur du monastère de la vallée de Charolles.

—Tu mens,—dit Brunehaut,—j'ai envoyé l'un de mes chambellans à cette abbaye pour s'assurer de la personne de ce Loysik.

—Votre chambellan,—reprit le moine d'une voix moins assurée,—votre chambellan, ainsi que l'archidiacre et vos hommes de guerre, sont à cette heure prisonniers dans le monastère.

Venir annoncer soi-même, supérieur de la communauté, une nouvelle non moins improbable qu'offensante pour l'orgueil despotique de Brunehaut, venir l'annoncer à cette femme implacable, et s'exposer ainsi à une mort certaine, cela parut tellement exorbitant à la reine qu'elle n'y crut pas; elle haussa les épaules d'un air de pitié dédaigneuse et dit au maire du palais:—Duk... ce vieillard est fou... Mais comment ce mendiant s'est-il introduit ici?

D'autres circonstances devaient bientôt augmenter la créance de Brunehaut à l'insanité de la raison du moine. Loysik avait continué de s'avancer lentement vers la reine; mais malgré cette fermeté d'âme, dont il avait donné tant de preuves durant sa longue vie, à mesure qu'il s'approchait de cette femme épouvantable, il perdit peu à peu son assurance, son esprit se troubla, ses lèvres se refusèrent à la parole, il sentit ses genoux vaciller, il fut obligé de s'arrêter et de s'appuyer un instant sur une console d'ivoire à sa portée; cette émotion profonde, insurmontable était encore moins causée par l'horreur qu'inspirait la reine au vieux moine, que par la conscience de la terrible position où il se trouvait; peu lui importait la vie, il en avait fait le sacrifice en se rendant chez Brunehaut; mais il voulait sauver ses frères de la vallée d'un horrible désastre, quel que fût l'héroïsme de leur résistance; et quoiqu'il eût une ferme confiance dans le moyen qu'il espérait employer pour arriver à ses fins, son trouble lui faisait momentanément perdre le fil de ses idées; la tête penchée sur sa poitrine il tâchait, déplorant sa faiblesse, de raffermir ses esprits, de relier ses pensées... En réfléchissant ainsi, son regard s'arrêta par hasard sur le médaillier que soutenait la console d'ivoire où il s'appuyait. La grande médaille de bronze attira d'autant plus facilement les yeux du moine, que celle-là seule était de ce métal, au milieu d'autres effigies en or et argent. D'abord Loysik la contempla machinalement, puis peu à peu attiré malgré lui par un intérêt indéfinissable, il se baissa, observa de plus près l'empreinte, et lut une inscription placée au-dessous de visage auguste qui semblait saillir du bronze... Le vieillard tressaillit, éprouva une impression soudaine, extraordinaire, mélangée d'enthousiasme, de stupeur et d'espoir; le trouble de son esprit cessa, il se sentit rassuré, reconforté, comme s'il eût trouvé un appui aussi inattendu que puissant; il voyait enfin quelque chose de providentiel dans ce rapprochement formidable:—L'image de Victoria, dans le palais de Brunehaut.—Oui, cette médaille, c'était celle de la mère des camps; au-dessous de son effigie on lisait: Victoria empereur.

Loysik s'était courbé, afin de contempler de plus près les traits de l'héroïne gauloise; lorsqu'il l'eut reconnue il fléchit un genou, et levant ses deux mains vers l'image auguste, il murmura:

—O Victoria... sainte guerrière de la Gaule! ta présence en cet horrible lieu raffermit mon esprit et mon espoir; il me semble qu'elle me donnera la force de sauver la descendance de Scanvoch, ce fidèle soldat que tu appelais ton frère, et qui fut un de mes aïeux!... Oui, je le sauverai lui et tous nos frères de cette vallée, où ta mémoire auguste est encore glorifiée.

Brunehaut et Warnachaire, stupéfaits de l'étrangeté de ce vieillard, qui n'avait d'ailleurs rien d'offensif, tantôt le suivaient des yeux, tantôt se regardaient en silence durant le peu d'instants qui suffirent à Loysik pour reconnaître l'effigie de Victoria. La reine, de plus en plus convaincue que ce moine était fou, perdit patience, frappa du pied et s'écria:

—Duk, appelle mes pages, qu'ils chassent d'ici à coups de houssine ce vieux fou qui se dit abbé du monastère de Charolles, et qui vient s'agenouiller devant mes médailles antiques, en leur adressant je ne sais quelles invocations insensées; mais je ferai rudement châtier ceux qui ont laissé ce vagabond s'introduire ici.

Brunehaut parlait encore lorsqu'un de ses pages entra par la porte de la grande salle, et après avoir fléchi le genou lui dit:

—Glorieuse reine... un messager arrive à l'instant de l'armée, il est porteur de lettres urgentes pour le seigneur Warnachaire.

—Cela est important, duk, va recevoir ce messager, reviens promptement m'instruire des nouvelles qu'il apporte.—Puis s'adressant au page et lui montrant Loysik qui, le front haut, le regard ferme, s'avançait vers elle:—Va chercher quelques-uns de tes compagnons et chasse d'ici, à coups de houssine, ce vieux moine fou; la perte de sa raison lui épargne un autre châtiment.—La reine se levant alors se dirigea vers sa chambre à coucher, disant au maire du palais:—Warnachaire, reviens au plus tôt m'instruire des nouvelles apportées par le messager.

—Je vais, madame, le recevoir à l'instant; mais ce fou...

—Cela regarde mes pages... Allons, aux houssines... aux houssines!

Le maire du palais sortit; au moment où la porte se trouvait ainsi ouverte, le page, sans quitter la salle, appela plusieurs de ses compagnons rassemblés dans la pièce voisine. Loysik voyant la reine, sans s'occuper plus de lui que l'on ne s'occupe d'un insensé, rentrer dans sa chambre, Loysik courut vers Brunehaut, et lui présentant un parchemin qu'il venait de tirer de sa robe, il lui dit d'une voix forte:—Je ne suis pas fou... Cette charte du feu roi Clotaire Ier vous prouvera que je suis le supérieur du monastère de Charolles, où votre chambellan et ses soldats sont à cette heure, je vous le répète, retenus prisonniers par mon ordre.

—Loysik!—s'écria l'un des jeunes pages qui venaient d'accourir à la voix de leur compagnon,—le frère Loysik ici?

—Quoi! ce moine!—s'écria Brunehaut stupéfaite,—c'est Loysik?... l'abbé du monastère de Charolles?

—Oui, glorieuse reine!

—D'où le connais-tu?

—On me l'a montré et nommé au dernier marché d'esclaves; il achetait des captifs pour les affranchir; ce matin je l'ai vu traverser une des cours du palais en compagnie du juif Samuel, que tout le monde connaît à Châlons.

Brunehaut fit signe aux pages de sortir, et après un instant de réflexion, s'adressant à l'un d'eux:—Va dire à l'ami Pog de se rendre dans sa cave avec ses garçons; il allumera son brasier, ses lanternes et il attendra.

Le page s'inclina en pâlissant; mais avant de s'éloigner il jeta sur le vieillard un regard de commisération et d'épouvante. La reine, restée seule avec Loysik, marcha quelques instants silencieuse et d'un pas agité; puis elle dit à l'ermite laboureur d'une voix sourde et brève:—Donc, tu es Loysik, toi?

—Je suis Loysik, supérieur du monastère de Charolles.

—Et d'abord, comment as-tu pénétré ici?

—J'ai rencontré ce matin aux abords de ce château un marchand d'esclaves nommé Samuel; dernièrement encore je lui avais acheté plusieurs captifs: il m'a appris qu'il se rendait ici; sachant que l'on entrait difficilement dans ce palais, j'ai demandé à Samuel de l'accompagner; il a d'abord hésité, deux pièces d'or l'ont décidé.

—Ces juifs! Et comme les gardiens des portes avaient l'ordre d'introduire Samuel et des esclaves, tu as passé avec sa marchandise?

—C'est la vérité.

—De sorte que pendant que le juif m'a amené ici les deux jeunes filles, tu attendais dans la salle basse?

Loysik fit un signe de tête affirmatif.

—Mais ensuite, lorsque Samuel a quitté le palais?

—Le juif m'ayant dit que de la salle basse on montait ici par cet escalier, j'y suis monté tout à l'heure, et, caché derrière le rideau, j'ai entendu votre entretien avec une de vos femmes.

Brunehaut bondit sur son siége, puis regardant le moine d'un air de doute effrayant:—Ainsi, cet entretien tu l'as entendu?

—Oui; j'allais entrer, vous croyant seule; les premiers mots de votre conversation avec votre confidente m'ont frappé... j'ai écouté; ailleurs je ne me serais jamais permis cette action basse et déloyale... mais...

—Mais dans le palais de Brunehaut, tout est permis, n'est-ce pas?

—Le palais de Brunehaut est hors de l'humanité; lorsqu'on met le pied ici, l'on sort du monde connu; ses lois n'existent plus. Lorsque je me suis approché de cette porte, il m'a semblé entendre deux damnées dans l'enfer des catholiques... Cette rencontre est rare... j'ai écouté.

—Vieillard... j'aime ton courage, tu supporteras vaillamment la torture, elle durera plus longtemps. Tu connais l'ami Pog et ses garçons, que j'ai tout à l'heure fait avertir par un de mes pages?

—Le bourreau et ses aides, je suppose...

—Justement... Dis-moi... quel âge as-tu?

—L'âge d'un homme qui va mourir.

—Tu t'attendais à la mort?

Loysik haussa les épaules sans répondre.

—C'est juste,—reprit Brunehaut avec un sourire affreux,—apporter de pareilles nouvelles, c'était courir au-devant du supplice...

—Je suis venu ici de mon plein gré, votre chambellan et ses hommes sont restés prisonniers dans le monastère; il ne leur sera fait aucun mal.

—Vieillard, tu te trompes... Oh! un châtiment terrible les attend. Infamie... lâcheté... honte et trahison! Un officier, des hommes de guerre de Brunehaut prisonniers d'une poignée de moines! L'ami Pog et ses garçons auront plus de besogne que je ne le croyais.

—Vos hommes de guerre n'ont pas été lâches; eussent-ils été deux fois plus nombreux, ils n'auraient pu résister aux gens du monastère et de la vallée de Charolles...

—Vraiment...

—Non, car mes frères ont résolu de vivre ou de mourir libres. Si vous méconnaissez les droits que leur garantit une charte du feu roi Clotaire Ier.

—Et cette charte... tu l'invoques auprès de moi?...

—Pourquoi non?

—Tu le demandes? Une charte du père du mari de Frédégonde? une charte de l'aïeul de Clotaire II, fils de Frédégonde, mon plus mortel ennemi. Moine, je te croyais un homme dangereux et subtil, je me trompais; tu viens ici me parler d'une charte signée de l'aïeul de l'homme que je poursuivrai jusqu'à la tombe... Mais, vieillard insensé! un arbre qui aurait prêté son ombrage au fils de Frédégonde, je le ferais brûler, cet arbre! Une source où cet homme se serait désaltéré... je la ferais empoisonner, cette source... Et il s'agit, non plus d'objets inanimés, mais d'hommes, de femmes, d'enfants qui doivent leur liberté à l'aïeul du fils de Frédégonde! Je peux, ces affranchis de Clotaire Ier, les faire souffrir dans leur âme, dans leur chair et dans leur race! Oh! merci! moine, merci; dès demain tous les habitants de cette vallée seront envoyés comme esclaves à ces farouches tribus qui me viennent de Germanie... Ce sera une avance sur le pillage promis.

—Soit, vous allez envoyer de nombreuses troupes dans la vallée; elles y pénétreront de vive force, elles écraseront nos habitants malgré leur résistance héroïque: hommes, femmes, enfants sauront mourir. Vos soldats, après un combat acharné, entrant dans la vallée n'y trouveront que cendres et cadavres; c'est dit; maintenant, écoutez ceci. La guerre est déclarée entre vous et le fils de Frédégonde; le moment est suprême, vous avez besoin de toutes vos forces. Exécrée du peuple, exécrée des grands, dont les plus considérables sont déjà dans le camp de Clotaire II, soupçonnant vos généraux, ne rêvant que trahison; à peine êtes-vous certaine de la fidélité de votre armée, puisqu'il vous faut appeler comme auxiliaires des tribus barbares et leur promettre le pillage... Écoutez encore... Notre malheureux peuple est énervé par l'esclavage, je le sais; mais, guidé par son instinct et voyant s'accroître de jour en jour la grandeur des maires du palais, il fait des vœux pour eux; songez-y, à leur voix il se soulèvera, parce que il voit en eux les ennemis des rois franks; et cette lutte sanglante nous profitera tôt ou tard, à nous peuple conquis!

—Ah! tu sais bien que l'on ne périt qu'une fois dans les tortures, de là vient ton audace,—dit Brunehaut frappée, malgré sa fureur, des paroles de Loysik.—Continue... je veux voir jusqu'où ira ton insolence!

—Nos gens de la vallée, malgré leur résistance héroïque, seront écrasés... Cependant, voyons! croyez-vous que les populations voisines, si hébétées, si craintives qu'elles soient devenues, resteront impassibles lorsqu'elles auront vu des hommes de leur race, défendant leur liberté, se faire exterminer jusqu'au dernier? Savez-vous que l'horreur de la conquête, la haine de la servitude, l'excès de la misère, ont souvent poussé à d'indomptables révoltes des peuples encore plus abâtardis que le nôtre! Savez-vous que demain... demain! une insurrection terrible peut éclater contre vous à la voix des grands qui vous abhorrent!

—Insensé! est-ce que ces grands ne sont pas autant que nous les ennemis de ta vile race conquise!

—Oui, leur but atteint, votre perte accomplie, ces grands écraseront ce peuple comme vous l'écrasiez vous-même, c'est le droit qu'ils vous disputent; oui, après l'explosion de sa colère, ce malheureux peuple reprendra son joug avec docilité... car les temps, hélas! ne sont pas encore venus! Mais qu'importe! Cette révolte au cœur de votre royaume en ce moment où votre implacable ennemi menace vos frontières, en ce moment où la trahison vous enveloppe... cette révolte serait aujourd'hui votre perte... et vous livrerait vous, vos royaumes, au fils de Frédégonde!

À ce nom Brunehaut tressaillit de fureur... Puis, le front penché, le regard fixe, elle parut plus attentive encore aux paroles de Loysik, qui continua avec un amer dédain:

—La voilà donc cette reine si fameuse par l'effrayante audace de sa politique! Pour assurer son empire elle a commis des crimes qui feront un jour douter de la vérité de l'histoire... Et elle va risquer ses royaumes, sa vie, par haine d'une poignée d'hommes inoffensifs! L'avaient-ils donc outragée? Non, ils lui étaient inconnus jusqu'ici; son attention a été attirée sur eux par la cupidité d'un évêque envieux de posséder leurs biens. Mais ces hommes qu'elle veut réduire à l'héroïsme du désespoir! ces hommes, si elle les épargnait, seraient-ils pour elle de dangereux ennemis? Non, ils ne demandent qu'à continuer de vivre libres, paisibles, laborieux; s'ils peuvent devenir redoutables, c'est par l'exemple de leur martyre... et cette femme n'a qu'une idée fixe: leur martyre... Il peut provoquer des soulèvements dont elle sera la première victime... Elle les brave... pourquoi? Pour se venger de ce que la liberté de ces hommes a été garantie par un roi mort il y a un demi-siècle... Oh! vertige du crime! avec quelle joie je te verrais pousser cette femme aux abîmes, si le pied ne devait lui glisser dans le sang de mes frères!

Brunehaut, après avoir écouté Loysik avec une attention profonde, garda un moment le silence et reprit:—Moine... il est fâcheux que tu aies l'âge des gens qui vont mourir... tu serais devenu mon conseiller le plus écouté; je ne raille pas, je suivrai tes avis. Cette vallée sera épargnée pour le présent... Tu dis vrai; en ce moment où la guerre menace... où les grands n'attendent que l'occasion de se rebeller contre moi, réduire les habitants de cette vallée au désespoir, au martyre, serait de ma part une folie.

—Mon but est rempli; je ne vous demande pas de promesse au sujet du monastère et des habitants de la vallée de Charolles, votre intérêt est pour moi la meilleure garantie. Maintenant je voudrais une feuille de parchemin pour écrire...

—À qui?

—À mon frère... et à mes moines... quelques lignes seulement; vous pourrez les lire... Ce sont des adieux à ma famille; je désire aussi prier les membres de ma communauté de laisser libres votre chambellan, l'archidiacre et vos hommes de guerre; un de vos messagers portera ma lettre.

—Il y a là sur cette table ce qu'il faut pour écrire. Assieds-toi...

Loysik s'assit et se mit à écrire avec sérénité; cependant sa joie était si grande d'avoir heureusement réussi dans cette difficile occurrence, que sa main vacillait un peu; Brunehaut l'observait, sombre et silencieuse; elle lui dit:—Tu trembles... vieillard?

—C'est vrai, mais excusable; la satisfaction d'avoir épargné tant de maux à mes frères m'émeut et ma main tremble.

—As-tu fini?

—Voici la lettre... Lisez.

Brunehaut lut, et reprit en roulant le parchemin:—Ces adieux sont simples, dignes et touchants; je comprends de mieux en mieux la puissante et dangereuse influence que tu exerces sur ces gens-là... Ils sont le bras, tu es la tête. Tout à l'heure ils ne seront plus qu'un corps sans tête... et, après la guerre, je les réduirai plus facilement. Tu n'as rien à me demander?

—Rien... sinon de hâter mon supplice.

—Je serai généreuse; ton inébranlable fermeté me plaît; je te fais grâce de la torture, et te laisse le choix de ta mort...

—Faites-moi simplement couper la gorge...

—De quelle manière?

—Avec un rasoir; j'indiquerai le bon endroit à l'ami Pog; je suis assez chirurgien pour renseigner votre bourreau.

—Tu seras content... Allons, cherche bien, moine... Tu n'as rien de plus à me demander?

—Si,—répondit Loysik en se dirigeant lentement vers la console d'ivoire où était le médaillier,—je voudrais emporter cette grande médaille de bronze; je la garderais seulement pendant le peu de temps qui me reste à vivre... Il me serait doux de mourir les yeux attachés sur cette glorieuse effigie.

—Quoi! cette médaille à laquelle en entrant ici tu as adressé je ne sais quelle invocation, qui m'a fait te prendre pour un fou? Voyons-la donc, cette médaille... Ce sont de ces choses antiques que l'on a par curiosité. Vraiment... cette femme est belle et fière sous son casque de guerrière... Qu'y a-t-il de gravé au-dessous: Victoria, empereur. Une femme empereur? Qu'est-ce à dire?

—Ce titre souverain lui fut décerné après sa mort...

—C'était tard... Et pendant sa vie, que faisait-elle donc?

—Elle aimait son fils...

—Ah! elle avait un fils? Elle était sans doute de race royale?

—Elle était de race plébéienne.

—Mais sa vie... quelle fut sa vie?

—Simple... austère, illustre! Sa grande âme se lisait dans ses traits, d'une sérénité grave... Figure auguste que le bronze a reproduite pour la postérité.

—Moine... assez sur sa figure... Quelle fut sa vie?...

—Sa vie fut celle d'une chaste épouse... d'une mère sublime... d'une vaillante Gauloise. Elle ne quittait sa modeste demeure que pour suivre son fils à la guerre ou aux camps. Les soldats l'adoraient; ils l'appelaient leur mère. Elle élevait virilement son fils dans le saint amour de la patrie, et lui donnait l'exemple des plus hautes vertus. Son ambition...

—Cette femme austère était ambitieuse!

—Autant qu'une mère peut l'être pour son fils; elle avait l'ambition de faire de ce fils un grand citoyen, l'ardent désir de le rendre digne d'être un jour élu chef de la Gaule par le peuple et par l'armée.

—Élevé par une mère... si incomparable, il fut élu?

—Citoyens et soldats l'acclamèrent d'une seule voix. En le choisissant, ils glorifiaient encore Victoria... Victoria, sa mâle éducatrice! Ces qualités brillantes qu'ils honoraient en lui, c'était son œuvre à elle! L'élection du fils consacrait l'influence souveraine de la mère... Oh! véritablement souveraine par le courage, le génie, la bonté. Alors commença pour le pays une ère de gloire et de prospérité. S'affranchissant du joug de Rome, la Gaule libre, forte, refoula les Franks hors de ses frontières, et jouit enfin des bienfaits de la paix! Aussi d'un bout à l'autre du territoire un nom était idolâtré! Ce nom! le premier que les mères apprenaient à leurs enfants, après celui de Dieu... Ce nom si populaire, ce nom entouré de tant de vénération, de tant d'amour, c'était celui de Victoria!

—Enfin, moine... cette femme... que dis-je? cette divinité régnait pour son fils!

—Oui... comme la vertu règne sur le monde! Invisible aux yeux, c'est aux cœurs qu'elle se révèle; Victoria la Grande, aussi modeste dans ses goûts que la plus obscure matrone, fuyait l'éclat et les honneurs. Retirée dans son humble maison de Trèves ou de Mayence, elle jouissait de la gloire de son fils, de la prospérité de la Gaule... Mais pour régner en reine... non... non... elle méprisait trop les royautés.

—Et la cause de ce dédain superbe!

—Victoria disait sagement que le pouvoir royal héréditaire se transmettant avec la possession des peuples comme un domaine avec ses esclaves est une usurpation monstrueuse. Victoria disait encore que ce pouvoir presque sans bornes finit tôt ou tard par dépraver les meilleurs naturels et par rendre les méchants l'exécration du monde... Fidèle à ses principes, elle refusa de rendre le pouvoir héréditaire pour son petit-fils!

—Il eût été dommage qu'une si glorieuse race s'éteignît... Ah! elle avait un petit-fils.

—Oui, comme vous... Victoria était aïeule...

Et Loysik regarda fixement la reine. Dans la manière dont le vieux moine accentua ces mots adressés à Brunehaut:—Comme vous, Victoria était aïeule il y avait quelque chose de si souverainement écrasant! une condamnation si flétrissante des épouvantables moyens employés par ce monstre pour dépraver, énerver, tuer moralement ses petits-fils dont elle était forcée de respecter la vie pour régner en leur nom... que Brunehaut, livide de rage, mais se contenant toujours, de crainte de laisser voir les blessures saignantes de son orgueil infernal, ne put soutenir le regard du vieillard et baissa les yeux devant lui. Loysik poursuivit:

—Oui, Victoria était aïeule, et tout en régnant sur la Gaule par son génie, dont le renom s'étendait jusqu'aux nations voisines, Victoria la Grande filait sa quenouille auprès du berceau de son petit-fils; elle veillait sur lui comme elle avait veillé sur le père de cet enfant, avec une mâle sollicitude; son espoir était de faire de lui un bon citoyen, un brave soldat; cet espoir fut détruit, une trame épouvantable enveloppa le fils et le petit-fils de cette femme auguste; ils périrent dans un soulèvement populaire.

—Ha! ha!—s'écria Brunehaut avec un éclat de rire sardonique et joyeux, comme si sa haine contre l'héroïne gauloise eût été assouvie.—Elle a dû bien souffrir... Telle est donc, moine, la justice de Dieu!

—Telle est la justice de Dieu... car ce crime permit à Victoria de léguer à l'admiration des siècles un noble exemple d'abnégation et de patriotisme! Après la mort de son fils et de son petit-fils, Victoria, suppliée par le peuple, par l'armée, par le sénat, de gouverner la Gaule... refusa. Oui,—ajouta Loysik, répondant à un geste de surprise échappé à Brunehaut, ce monstre qui pour régner avait dépassé les limites des crimes connus,—oui, Victoria refusa par deux fois; elle désigna ceux qu'elle croyait les plus dignes d'être élus chefs du pays, leur offrant le tout-puissant appui de sa popularité, les conseils de sa haute sagesse, pour le bien de l'État; il en fut ainsi; Victoria continua de vivre modestement dans la retraite, et tant que dura sa vie la Gaule vécut grande et prospère. Victoria mourut...

—Enfin... elles meurent ces héroïnes... Continue, maître.

—La mort de Victoria couronnait une série de crimes dont son fils et son petit-fils avaient été victimes... Cette femme illustre mourut par le poison.

—Ha! ha!—s'écria Brunehaut avec un nouvel éclat de rire sardonique...—Moine... moine... tu vois... toujours la justice de Dieu!...

—Toujours la justice de Dieu... car la mort des plus grands génies qui aient illustré le monde n'a jamais été pleurée comme fut pleurée la mort de Victoria! On eût dit les funérailles de la Gaule! Dans les plus grandes cités, dans les plus obscurs villages, les larmes coulaient partout. Partout on entendait ces mots entrecoupés de sanglots: Nous avons perdu notre mère... Les soldats, ces rudes guerriers des légions du Rhin, bronzés par cent batailles, les soldats pleuraient avec les enfants... C'était un deuil universel, imposant comme la mort. À Mayence, où Victoria mourut, ce fut un spectacle de douleur sublime!

—Assez, moine...—murmura Brunehaut les dents serrées de rage,—oh! assez...

—Ce fut, disais-je, un spectacle de douleur sublime; Victoria, couchée sur un lit d'ivoire recouvert de drap d'or, fut exposée pendant huit jours; hommes, femmes, enfants, l'armée, le sénat, encombraient les abords de son humble maison; chacun venait une dernière fois contempler dans un pieux recueillement les traits augustes de celle qui fut la gloire la plus chérie, la plus admirée de la Gaule...

—Moine...—s'écria Brunehaut en saisissant le bras du vieillard et voulant l'entraîner avec elle,—les bourreaux attendent... Viens... viens... Oh! je serai là...

Loysik n'employa qu'une force d'inertie pour résister à la reine, resta immobile, et continua d'une voix calme et solennelle:

—Les restes de Victoria la Grande, portés sur le bûcher, disparurent dans une flamme pure, brillante, radieuse comme sa vie; enfin, pour honorer son génie viril à travers les âges, le peuple des Gaules, lorsqu'il eut perdu sa mère, lui décerna ce titre souverain que toujours elle avait refusé, par une modestie sublime; oui, il y a plus de quatre siècles, ce bronze fut frappé à l'immortelle effigie de Victoria, empereur!

En disant ces derniers mots, Loysik avait pris la médaille entre ses mains. Brunehaut, dont la rage était arrivée à son paroxysme, arracha l'auguste image des mains du vieillard, la jeta sur le sol, et foula ce bronze sous ses pieds avec une fureur aveugle.

—Oh! Victoria... Victoria!—s'écria Loysik, la figure rayonnante d'enthousiasme,—ô femme empereur! héroïne des Gaules! je peux mourir! ta vie aura été pour Brunehaut le châtiment de ses crimes;—et se tournant vers la reine toujours possédée de son vertige frénétique:—Va... ainsi que ce bronze que tu foules aux pieds, elle défie ta rage impuissante, la gloire immortelle de Victoria la Grande!

Soudain Warnachaire entra dans la salle en s'écriant:

—Madame... madame... désastreuse nouvelle... Un second messager arrive à l'instant de l'armée... Clotaire II, par une manœuvre habile, a enveloppé nos tribus germaines; l'espoir d'un prompt pillage les a réunies à ses troupes; il s'avance à marches forcées sur Châlons. Votre présence et celle des jeunes princes au milieu de l'armée est indispensable en un moment si grave. Je viens de donner les ordres nécessaires pour votre prompt départ. Venez, madame, venez; il s'agit du salut de vos états, de votre vie peut-être... Car, vous le savez, le fils de Frédégonde est implacable...

Brunehaut, frappée de stupeur à cette brusque nouvelle, resta d'abord pétrifiée... tenant encore son pied sur la médaille de Victoria; puis ce premier saisissement passé, elle s'écria d'une voix retentissante comme le rugissement d'une lionne en furie.

—À moi, mes leudes! un cheval... un cheval... Brunehaut se fera tuer à la tête de son armée! ou le fils de Frédégonde trouvera la mort en Bourgogne. Qu'on amène les princes... et, à cheval! à cheval!...


CHAPITRE III.

Camp de Clotaire II.—Le village de Ryonne.—Sigebert, Corbe et Mérovée, petits-fils de Brunehaut.—Entretien d'un roi et d'une reine.—Trois jours de supplice.—Loysik.—Entrevue.—Le chameau et le cheval indompté.—Le bûcher.—La charte de l'évêque de Châlons.—Fête dans la vallée de Charolles.

Le village de Ryonne, situé sur les bords de la petite rivière de la Vigenne, est éloigné d'environ trois jours de marche de Châlons. Autour de ce village sont campées une partie des troupes de Clotaire II, fils de Frédégonde. La tente de ce roi a été dressée sous des arbres plantés au milieu du village. Le soleil vient de se lever; on voit, non loin de ce royal abri, une masure un peu plus grande et moins délabrée que les autres; sa porte fermée est gardée par deux guerriers franks; une seule petite fenêtre donne jour dans l'intérieur de cette masure; de temps en temps l'un des guerriers postés au dehors, écoute ou regarde par cette fenêtre; un coffre vermoulu, deux ou trois escabeaux, quelques ustensiles de ménage, une sorte de caisse remplie de bruyères desséchées; tel est l'ameublement de la hutte; sur le lit de bruyères sont trois enfants vêtus de leurs habits de soie brodés d'or ou d'argent. Quels sont ces enfants si magnifiquement habillés et couchés comme des fils d'esclaves sur ce grabat? Ce sont les fils de Thierry, défunt roi de Bourgogne, ce sont les arrière-petits de la reine Brunehaut; ces enfants dorment tous trois enlacés. Sigebert, l'aîné, est couché au milieu de ses deux frères; appuyée sur sa poitrine est la tête de Mérovée, le plus jeune; Corbe, le second, a un bras passé autour du cou de Sigebert. Les traits de ces petits princes, plongés dans un sommeil profond, sont à demi cachés par leurs longs cheveux, symbole de race royale; ils semblent paisibles, presque souriants; la douce figure de l'aîné surtout a une expression d'angélique sérénité... Le soleil montant de plus en plus à l'horizon darda bientôt en plein ses vifs rayons sur le groupe des enfants endormis. Sigebert, éveillé le premier par l'ardeur de cette vive lumière, passa ses mains blanches et fluettes sur ses grands yeux encore demi-clos, les ouvrit, regarda autour de lui d'un air surpris, se dressa presque sur son séant, puis, sans doute, se souvenant de la triste réalité, il retomba sur son grabat; bientôt les larmes inondèrent son pâle visage, et il appuya sa main sur ses lèvres afin de comprimer ses sanglots convulsifs; le pauvre enfant craignait d'éveiller ses frères; ils dormaient toujours, et, malgré le mouvement de Sigebert, qui, en se dressant, avait un peu dérangé la tête du petit Mérovée, son sommeil profond ne fut pas interrompu. Mais Corbe, à demi éveillé par l'ardeur des rayons du soleil, se frotta les yeux et murmura:—Crotechilde... je veux... mon lait et mes gâteaux... j'ai faim...

—Corbe,—reprit Sigebert la figure baignée de pleurs et les lèvres encore palpitantes,—mon frère... éveille-toi donc... Hélas! nous ne sommes plus dans notre palais, à Châlons...

Corbe, à ces mots de son frère, s'étant éveillé tout à fait, répondit avec un soupir:—C'est vrai... je me croyais encore dans notre palais...

—Nous n'y sommes plus, mon frère... pour notre malheur...

—Pourquoi dis-tu: Pour notre malheur? est-ce que nous ne sommes pas fils de roi... nous?

—Pauvres fils de roi... car nous sommes en prison, et notre grand'mère, où est-elle? et notre frère Childebert! où est-il?... Tous deux peut-être sont aussi prisonniers.

—Et à qui la faute? À l'armée qui a trahi notre grand'mère,—s'écria Corbe avec colère.—On le disait autour de nous... les troupes ont fui sans combattre. Le duc Warnachaire... le chien qu'il est, avait préparé cette trahison!

—Plus bas, Corbe... plus bas,—reprit Sigebert d'une voix étouffée,—tu vas éveiller Mérovée... cher petit! je voudrais dormir comme lui, je ne penserais à rien.

—Tu pleures toujours, toi, Sigebert... que veux-tu qu'on nous fasse?

—Ne sommes-nous pas entre les mains de l'ennemi de notre grand'mère?

—Ne crains rien, elle va venir nous délivrer avec une autre armée, et elle tuera Clotaire... Tu n'as pas faim, toi?

—Non... oh! non!

—Le soleil est levé depuis longtemps; on va sans doute nous apporter à manger. Ah! elle disait vrai, notre grand'mère: c'est fatigant et ennuyeux la guerre, même quand on n'est pas prisonnier... Mais comme il dort, ce Mérovée; éveille-le donc.

—Oh! mon frère, laissons-le dormir; il se croit peut-être, comme toi tout à l'heure, dans notre palais de Châlons.

—Tant pis! nous sommes éveillés nous autres. Je ne veux plus qu'il dorme, lui...

—Corbe... ce que tu dis là n'est pas d'un bon cœur.

—Sigebert! Sigebert! la porte s'ouvre... on nous apporte à manger.

La porte s'ouvrit en effet; quatre personnages entrèrent dans l'intérieur de la masure; deux étaient vêtus de casaques de peaux de bête, et l'un tenait à la main un paquet de cordes. Clotaire II et Warnachaire accompagnaient ces deux hommes: le duk portait son armure de bataille, le roi une longue robe de soie de couleur claire, bordée de fourrure.

—Seigneur roi,—lui dit à demi-voix le duc Warnachaire,—vous ne voulez décidément pas attendre le retour du connétable Herpon?...

—Qui sait s'il sera seulement de retour aujourd'hui?

—Songez qu'il a des chevaux frais, que ceux de Brunehaut sont épuisés de fatigue. Il est impossible qu'il n'ait pas atteint la reine au pied des montagnes du Jura, où elle n'aura pas osé s'aventurer. Le connétable peut d'un moment à l'autre arriver avec elle.

—Warnachaire, j'ai hâte d'en finir; ce coup ne serait que peu sensible à Brunehaut, pourquoi l'attendre? Cela doit être fait... Allons!...

Et le jeune roi ayant fait un signe aux deux hommes, ils s'approchèrent des enfants. Le sommeil du premier âge est si profond, que le petit Mérovée, de qui Sigebert avait doucement déposé la tête sur la bruyère, continuait de dormir. Ses deux frères, interdits, effrayés surtout par la figure sinistre des deux hommes portant des casaques de peau de bête, se reculèrent jusqu'à l'extrémité de leur couche; là ils se serrèrent l'un contre l'autre, tout tremblants et sans mot dire. Au signe de Clotaire II, l'un des hommes, celui qui portait un paquet de cordes, le déroula, et s'avança vers les petits princes, tandis que son compagnon tirait de sa ceinture un couteau, large, long, droit et aigu comme celui d'un boucher; il tâta légèrement du bout du doigt le fil de la lame fraîchement aiguisée, tandis que le fils de Frédégonde lui disait:

—Et surtout, hâte-toi.

Le bourreau répondit au roi par un signe de la main qui semblait signifier:—Soyez tranquille, j'irai vite.—L'autre homme s'était approché des deux enfants livides et muets d'épouvante, tremblant si fort que l'on entendait leurs dents se choquer; le bourreau mit sur chacun d'eux sa large main, et dit sans retourner la tête.

—Roi... par qui commencer?... Le plus grand, le plus petit, ou celui qui dort?

—Commence par l'aîné,—dit Clotaire II d'une voix sourde et brève;—dépêchons, dépêchons...

Les deux enfants se rencognèrent dans l'angle du mur où était appuyé le grabat, et s'enlacèrent étroitement dans les bras l'un de l'autre.—Grâce!—criait Sigebert d'une voix plaintive et étouffée,—grâce pour mon frère! grâce pour moi!

—Nous sommes fils de roi!—criait Corbe avec plus de colère encore que d'épouvante.—Si vous nous faites du mal, ma grand'mère vous tuera tous!...

À ce moment le petit Mérovée, enfin éveillé par le bruit, s'assit sur son séant et regarda autour de lui avec surprise, mais sans terreur... Cet enfant de six ans ne pouvait comprendre ce dont il s'agissait, et, se frottant les yeux, il tournait de-ci, de-là, sa petite tête aux yeux encore bouffis par le sommeil, regardant tour à tour les quatre nouveaux venus et ses frères, comme pour leur demander ce que cela signifiait. L'un des bourreaux, à ces mots du roi:—Commence par l'aîné,—s'était emparé de Sigebert... La pauvre créature, plus morte que vive, ne fit aucune résistance; il se laissa garrotter les pieds et les mains ainsi que l'agneau se laisse garrotter par le boucher; il murmurait seulement d'une voix dolente, en tâchant de tourner la tête vers Clotaire II:—Seigneur roi! bon seigneur roi, ne nous faites pas mourir... Pourquoi nous tuer? nous serons esclaves si vous voulez... Envoyez-nous garder vos troupeaux bien loin d'ici; nous vous obéirons en tout; seulement, grâce, bon seigneur roi! grâce de la vie pour mes petits frères et pour moi!...

Clotaire II, digne petit-fils du tueur d'enfants, resta impassible aux prières de sa victime, il dit seulement au bourreau:—Hâtons-nous...

Sigebert passa des mains de l'un des bourreaux dans celles de l'autre: l'enfant avait les bras liés derrière le dos et les jambes aussi attachées; sa défaillance l'empêchait de se tenir debout. Il tomba sur ses deux genoux aux pieds de l'égorgeur... Celui-ci prit l'enfant par sa longue chevelure, avança l'un de ses genoux, y appuya fortement la nuque de l'enfant, de sorte que sa gorge bien tendue s'offrait à son couteau. Sigebert murmurait cependant encore d'une voix étouffée, en jetant un regard agonisant sur le maire du palais:—Warnachaire, vous qui m'appeliez en voyage votre cher enfant, vous ne demandez pas ma grâce...

Ce furent les derniers mots de l'innocente créature. Clotaire II fit un signe d'impatience. Le bourreau approcha son couteau du cou de l'enfant; mais, éprouvant sans doute malgré lui un ressentiment de pitié éphémère, l'égorgeur détourna, pendant un instant, la tête en fermant les yeux, comme pour échapper au regard mourant de Sigebert; puis cessant de s'apitoyer, il plongea son large couteau dans la gorge de l'enfant en imprimant à la lame un mouvement de scie jusqu'à ce qu'il eût rencontré les vertèbres du cou... Deux jets de sang vermeil jaillirent de cette large plaie béante, et allèrent tomber çà et là comme une rosée rouge sur l'un des pans de la robe du fils de Frédégonde et sur les jambards de fer du duk Warnachaire... L'enfant avait cessé de vivre. Le bourreau, retirant son genou, qui lui avait servi de billot, abandonna le petit corps à son propre poids; il tomba à la renverse; la tête inerte rebondit sur la sol: quelques tressaillements convulsifs agitèrent les épaules et les jambes, puis le cadavre resta immobile au milieu d'une mare de sang[A]. Pendant ce premier meurtre, Mérovée, toujours assis sur la bruyère, avait pleuré à chaudes larmes parce qu'il voyait bien que l'on faisait du mal à son frère; mais l'idée de la mort ne pouvait apparaître clairement à la pensée d'un enfant de cet âge; son frère Corbe, d'un caractère violent, vindicatif, n'avait pas imité la douce résignation de Sigebert; il s'était débattu en poussant des cris aigus, tâchant d'égratigner ou de mordre le bourreau chargé de le lier... aussi celui-ci terminait-il de serrer les derniers nœuds lorsque l'égorgement de l'autre enfant s'achevait.—Chiens! meurtriers!—s'écria Corbe de sa petite voix grêle, tandis que ses yeux flamboyaient au milieu de son pâle visage, et il se roidissait, se tordait si convulsivement dans ses liens, que le bourreau pouvait à peine le contenir.—Oh!—ajoutait-il en grinçant des dents tout haletant de cette lutte,—oh! ma grand'mère vous fera tous torturer... tous... par Pog, son bourreau... vous verrez... vous verrez...

Clotaire II, se retournant vers le maire du palais de Bourgogne, lui désigna Corbe du geste et lui dit:—Warnachaire, il eût été impolitique de laisser vivre cet enfant haineux et vindicatif! il serait devenu un homme dangereux, quoique détrôné.

Les deux bourreaux franks eurent facilement raison de Corbe, malgré ses cris et ses soubresauts; mais comme il s'agitait violemment dans ses liens, l'un des deux tueurs, afin de contenir l'enfant, s'agenouilla sur sa poitrine, tandis que l'autre, enroulant autour de son poignet gauche la longue chevelure du petit prince, attira ainsi fortement la tête à lui, de sorte que le cou très-tendu offrit toute facilité au couteau. Une seconde fois la lame joua, une seconde fois le sang jaillit... et le cadavre de Corbe tomba sur celui de son frère[B]. Il restait à égorger le petit Mérovée, toujours assis sur la bruyère; soit ignorance du danger, soit insouciance du premier âge, lorsqu'il vit le bourreau s'approcher, il se leva, vint à lui d'un air soumis, et voulant parler sans doute de la résistance de Corbe, il dit de sa voix enfantine, en tâchant de contenir ses pleurs:—Mon frère Sigebert ne s'est pas débattu... moi, je serai doux comme Sigebert...

Et l'enfant, renversant sa petite tête blonde en arrière, tendit de lui-même le cou.

Soudain un cavalier couvert de poussière entra en criant d'une voix à demi étouffée par la joie:—Grand roi! je précède de peu le connétable Herpon; il ramène la reine Brunehaut prisonnière... Après deux jours de poursuite acharnée, il a pu la joindre à Orbe, au delà des premières montagnes du Jura...

—Oh! ma mère! tu vas tressaillir de joie dans ton sépulcre... La voici enfin entre mes mains, cette femme que tu n'as pu frapper!—s'écria le fils de Frédégonde. Et s'adressant aux bourreaux qui tenaient entre leurs mains le petit Mérovée:—Ne tuez pas cet enfant... qu'on le conduise dans ma tente... Vous attendrez mes ordres... vous ne savez pas la gloire qui vous attend,—ajouta Clotaire II avec une expression de férocité sardonique. Puis, se tournant vers Warnachaire:—Viens, allons recevoir dignement cette fille de roi, cette femme de roi, cette aïeule et bisaïeule de rois, Brunehaut, reine de Bourgogne et d'Austrasie... Viens... viens...


Quel est ce bruit? on dirait les pas sourds et les cris lointains d'une grande multitude... Grande est la multitude en effet qui s'avance vers le village de Ryonne, où sont campés les guerriers de Clotaire II. Cette multitude, d'où vient-elle? Oh! elle vient de loin, des montagnes du Jura d'abord; puis en route elle s'est grossie d'un grand nombre d'habitants des lieux qu'elle traversait; des esclaves, des colons, des hommes des cités, des femmes, des enfants, des vieillards, tous ont quitté leurs champs, leurs huttes, leurs villes; colons et esclaves, au risque de la mutilation, de la prison et du fouet au retour; citadins, au risque de la fatigue de ce voyage rapide, qui, pour les uns, durait depuis deux jours, pour les autres, depuis un jour, un demi-jour, deux heures, une heure, selon qu'ils s'étaient joints à la foule depuis plus ou moins longtemps. Mais cette foule si empressée, qui l'attirait ainsi? Ces mots répétés de proche en proche:—C'est la reine Brunehaut qui passe... on l'emmène prisonnière pour la livrer au fils de Frédégonde...—Oui, telle était la haine, le dégoût, l'horreur, l'épouvante qu'inspiraient en Gaule ces deux noms, Frédégonde et Brunehaut, qu'un grand nombre de gens n'avaient pu résister à la curiosité terrible de voir et de savoir ce qu'il allait advenir de la capture de Brunehaut par le fils de Frédégonde. Cette multitude s'avançait donc vers le village de Ryonne... Une cinquantaine de guerriers à cheval ouvraient la marche, puis venait le connétable Herpon, armé de toutes pièces, derrière lui, entre deux cavaliers qui tenaient la bride de sa haquenée, on voyait Brunehaut; cette vieille reine, garrottée sur sa selle, avait les mains liées derrière le dos, sa longue robe pourpre brodée d'or, couverte de poussière et de boue, tombait presque en lambeaux, par suite de la résistance désespérée de cette femme indomptable lorsqu'elle fut atteinte par le connétable Herpon et par ses hommes; une des manches et la moitié de son corsage arrachés, laissaient nus un des bras de la reine, ainsi que son cou et ses épaules couvertes de meurtrissures livides, bleuâtres, à demi cachées par ses longs cheveux blancs, dénoués, hérissés, emmêlés; on voyait sur sa chevelure des débris d'ordures et de fumier, que le peuple lui avait jetés sur la route en l'accablant d'injures. De temps à autre elle tâchait, par un mouvement de tête convulsif, de dégager son front voilé par son épaisse chevelure... alors apparaissait son visage, hideux, horrible. Avant de se laisser prendre, elle s'était défendue comme une lionne; on voulait surtout l'amener vivante au fils de Frédégonde. Dans la lutte brutale et acharnée du connétable Herpon et de ses hommes contre Brunehaut, on lui avait donné des coups de poing, des coups de pied; on lui avait meurtri les bras, les épaules, le sein, le visage; un de ses yeux portait encore l'empreinte d'une atteinte violente; les paupières et une partie de la joue disparaissaient sous une large contusion noirâtre; sa lèvre supérieure, fendue et gonflée, par suite d'un coup qui lui avait cassé deux dents, était couverte de sang desséché; cependant, telle était l'énergie sauvage de cette créature, que son front restait altier, son regard étincelant d'un orgueil farouche... Chargée de liens, meurtrie, déguenillée, couverte de poussière, de boue, Brunehaut semblait encore redoutable: cris, huées, menaces, rien, durant cette longue route, n'avait pu ébranler cette âme inflexible...

Bientôt Clotaire II, sortant du village dans sa hâte de jouir de la vue de sa victime, accourut à sa rencontre, accompagné de Warnachaire; d'autres seigneurs de Bourgogne et d'Austrasie, qui avaient pris parti pour Clotaire, l'accompagnaient; c'étaient les duks Pépin, Arnolf, Alethée, Eudelan, Roccon, Sigowald, l'évêque de Troyes, et d'autres encore. Le connétable Herpon, à la vue du roi, voulut se rapprocher de lui; il fit un signe aux deux cavaliers qui conduisaient la monture de Brunehaut, et partit au galop; les deux guerriers, se guidant sur son allure, emmenèrent la vieille reine; celle-ci, non garrottée, se fût tenue en selle comme une amazone; mais gênée par les liens qui l'assujettissaient, elle ne pouvait suivre avec souplesse les mouvements de sa monture, de sorte que le galop de sa haquenée imprimait au corps de Brunehaut des soubresauts ridicules. La foule et les guerriers de l'escorte, la suivant en courant, l'accablèrent de railleries et de huées. Enfin, le connétable Herpon rejoignit le roi, sauta à bas de son cheval, et dit à ses hommes en leur montrant la reine:—Mettez-la par terre... laissez-lui seulement les mains attachées derrière le dos.

Les cavaliers obéirent, et dénouèrent les cordes qui garrottaient la reine sur sa selle; mais la rude pression des liens avait tellement endolori ses jambes, que, ne pouvant se tenir debout, elle tomba d'abord sur ses genoux. Craignant que l'on n'attribuât sa chute à la faiblesse ou à la crainte, elle s'écria:—J'ai les membres engourdis, sans cela je resterais debout... Brunehaut ne s'agenouille pas!...

Les guerriers franks ayant relevé la reine, la soutinrent. Sa haquenée de prédilection, qu'elle montait le jour de la bataille, et dont elle venait de descendre, allongea sa tête intelligente et lécha doucement les mains de la reine attachées derrière son dos... Pour la première fois, et pendant un moment, les traits de Brunehaut exprimèrent autre chose qu'un orgueil farouche ou une rage concentrée; elle tourna comme elle put la tête par-dessus son épaule et dit à sa haquenée d'une voix presque attendrie:—Pauvre animal! tu as tâché de me sauver par la rapidité de ta course... tes forces ont trahi ton courage; maintenant tu me dis adieu à ta manière... Toi seul tu n'éprouves pas de haine contre Brunehaut; mais Brunehaut est fière d'être haïe par tous... car elle est redoutée par tous...

Clotaire II s'approcha lentement de la vieille reine. Un cercle immense, composé des seigneurs franks, des guerriers de l'armée et de la foule qui l'avait suivie, se forma autour du fils de Frédégonde et de sa mortelle ennemie. La vue de ce roi, la volonté de ne pas défaillir devant lui, donnèrent à Brunehaut une énergie, une force surhumaines. Elle s'écria d'un air farouche en s'adressant aux guerriers qui la soutenaient par-dessous les bras:—Arrière! je saurai me tenir debout!...

Elle se tint debout en effet, et fit deux pas à l'encontre du roi, comme pour lui prouver qu'elle ne ressentait ni faiblesse ni crainte. Clotaire et Brunehaut se trouvèrent ainsi tous deux face à face au milieu du cercle qui se rétrécit de plus en plus. Un grand silence se fit dans cette foule; toutes les respirations étaient suspendues, on attendait avec anxiété le résultat de cette terrible entrevue. Le fils de Frédégonde, les deux bras croisés sur sa poitrine palpitante d'un triomphe farouche, contemplait silencieusement sa victime. Celle-ci, le front superbe, le regard intrépide, dit de sa voix mordante, sonore, qui retentit au loin:

—Et d'abord, bonjour, duk Warnachaire, lâche soldat... toi qui as commandé à mon armée de fuir sans combattre; ton infâme trahison m'a perdue... Gloire à toi! tu as vaincu mes soupçons, tu m'as livrée à mon ennemi... me voici donc moi, moi, fille, femme, mère de rois... me voici garrottée, me voici la figure meurtrie de coups de poing que l'on m'a donnés... me voici souillée de fumier, de boue et d'ordures que les populations m'ont jetés sur la route... Triomphe, fils de Frédégonde! triomphe, jeune homme! depuis deux jours le peuple couvre de huées, de mépris et de fange, non-seulement moi, mais en ma personne la royauté franque! la tienne, celle de ta race! Triomphe! la royauté ne se relèvera pas du coup que tu m'as porté!

—Glorieux roi!—dit tout bas l'évêque de Troyes à Clotaire II,—si vous m'en croyez, vous ne laisserez point parler cette femme diabolique; sa langue est plus venimeuse que celle d'un aspic...

—Non, non; je veux d'abord la torturer dans son orgueil, je veux la rendre l'horreur et la risée de cette populace!

Pendant ces quelques mots, échangés entre le prélat et le roi, Brunehaut avait continué d'une voix de plus en plus retentissante en se tournant vers la foule des guerriers:

—Et le peuple stupide! le peuple hébété nous respecte... nous craint, nous autres de race royale, qui nous traitons si royalement entre nous... C'est pourtant une face royale et couronnée que ma figure meurtrie à coups de poing, comme celle d'une vile esclave! Tenez, guerriers, la mère de votre roi que voilà, devait me ressembler lorsqu'elle avait été battue par quelque goujat, son amant! vous savez, Frédégonde... cette infâme créature, prostituée à tous les valets du palais de Chilpérik, avant d'être la concubine, puis l'épouse de ce glorieux roi, lorsqu'il eut, de ses propres mains, étranglé ma sœur Galeswinthe!...

—Oses-tu parler de prostitution, vieille louve blanchie dans la débauche!—s'écria Clotaire d'une voix non moins retentissante que celle de Brunehaut,—toi qui, rebutante et ridée, ne pouvais avoir d'amants qu'en les payant avec les fonctions du palais...

—Et ta mère Frédégonde! la chaste femme!... avec sa cour de jeunes pages qui, tout chauds de ses baisers lubriques, ont poignardé mon mari Sigebert et mon fils Childebert!...

—Et toi, vieille chienne altérée de carnage! tu irais dans ta soif de meurtre lécher le sang corrompu des charniers!... N'as-tu pas fait égorger Lupence, évêque de Saint-Privat, par le comte Gabale, un de tes amants!...

—Que veux-tu... je suis un monstre, moi! un monstre couronné! c'est tout dire, entendez-vous, guerriers? apprenez en un jour à juger vos rois! Mais, écoute, Clotaire; évêque pour évêque, ta mère Frédégonde n'a-t-elle pas fait poignarder Prétextat dans sa basilique de Rouen, parce que, après le meurtre de mon mari, Prétextat m'avait mariée à Mérovée, ton frère...

—Si mon frère t'a épousée, c'est grâce à tes maléfices, abominable sorcière! car après avoir abusé de sa jeunesse, tu as poussé Mérovée au parricide... tu l'as armé contre son père, qui était aussi le mien.

—Quel tendre père! Écoutez, guerriers, et admirez la paternité de vos rois. Ce Chilpérik, non content de faire égorger son fils Mérovée à Noisy, a livré au poignard ou au poison de Frédégonde tous les enfants qu'il avait eus de ses autres femmes!...

—Te tairas-tu!—s'écria Clotaire grinçant les dents de rage.—Tu mens, monstre! tu mens!...

—Seigneur roi, que ne m'avez-vous écouté?—dit à demi-voix l'évêque de Troyes.—Cette femme est un véritable basilic!...

—Il restait à ton père Chilpérik, parmi ses épouses répudiées, une seule femme vivante, Audowère,—reprit Brunehaut;—Audowère avait deux enfants, Clodwig et Basine: la mère est étranglée, le fils poignardé, la fille, livrée aux pages de Frédégonde qui la violent sous ses yeux à elle[C]... l'auteur de ces meurtres!... Hein! vaillants guerriers! ces reines! comme elles sont raffinées dans leurs sanglantes débauches!...

—Et toi!—s'écria Clotaire II, ne voulant pas laisser sans réplique ces effroyables accusations contre la mémoire de sa mère,—et toi, infâme entremetteuse! qui mets des concubines dans le lit de tes petits-fils pour les énerver et régner à leur place; toi qui fais égorger les honnêtes gens que ces monstruosités révoltent: témoin Berthoald, maire du palais de Bourgogne, poignardé par tes ordres; l'évêque Didier, écrasé à coups de pierre aux bords de la Chalaronne.

—C'est vrai... je ne recule devant aucune monstruosité, moi. J'aime à voir torturer mes ennemis: je suis de bon sang royal... comme ton père. Jugez-en, guerriers. Chilpérik, après avoir fait assassiner mon mari, s'empare de mon parent Sigila et lui fait brûler les jointures des membres avec des fers ardents, arracher les narines et les yeux, enfoncer des fers entre les ongles, après quoi on coupe à la victime les mains, les bras, les jambes et les cuisses... Hein! ces rois, quels fins bourreaux de naissance!...

—Warnachaire,—dit Clotaire II, rugissant de fureur,—rappelle-toi ces supplices; n'oublie rien... ils trouveront leur place.—Puis s'adressant à Brunehaut:—Et toi, n'as-tu pas rougi tes mains du sang de ton petit-fils Theudebert, après la bataille de Tolbiac? Son fils, un enfant de cinq ans, n'a-t-il pas eu, par tes ordres, la tête brisée sur une pierre?...

—C'est vrai. Mais, réponds, toi qui avais mes petits-fils en ton pouvoir, réponds, quel est ce sang tout frais dont ta robe est rougie? c'est le sang innocent de trois enfants, dont tu viens d'usurper les royaumes! Voilà comme nous agissons, nous autres de race royale. Nous voulons régner à la place de nos enfants, nous les énervons; des héritiers nous gênent, nous les tuons; des parents nous gênent, nous les tuons; notre époux nous gêné, nous le tuons. Ton père Chilpérik gênait ta mère Frédégonde dans ses crapuleuses débauches, elle le fait poignarder!

—C'est toi, monstre, qui as fait assassiner mon père!

—Tu veux rire... c'est ta mère...

—C'est toi, bête féroce!...

—C'est ta mère... Tu ne me crois pas? Tiens, interroge Landri, que je vois là derrière toi, Landri, un de tes fidèles, et l'un des anciens amants de ta mère, il te le dira comme moi, qu'elle a fait poignarder ton père!

—C'est l'enfer que cette femme!—s'écria Clotaire.—Qu'on l'entraîne! qu'on la bâillonne!...

—Ô mes chers fils en Christ!—s'écria l'évêque de Troyes, afin de couvrir la voix haletante de Brunehaut,—comment pourriez-vous croire les paroles de cette femme exécrable, qui accuse de forfaits inouïs, impossibles, la vénérable famille de notre glorieux roi Clotaire...

—Guerriers, écoutez-moi!—s'écria Brunehaut.—Je vais mourir... mais je veux...

—Tais-toi, démon! Belzébuth femelle!...—reprit l'évêque de Troyes d'une voix tonnante. Puis il dit tout bas à Clotaire:—Glorieux roi! faites-la donc bâillonner... Il est temps, plus que temps...

Deux leudes, qui sur le premier ordre de Clotaire s'étaient mis en quête d'une écharpe, la mirent sur la bouche de Brunehaut et la nouèrent derrière sa tête.

—Oh! monstre sorti de l'enfer!—lui dit alors l'évêque de Troyes,—si cette glorieuse race de rois franks, à qui le Seigneur a octroyé la possession de la Gaule en récompense de leur foi catholique et de leur soumission à l'Église; si ces rois avaient commis les crimes dont tu as l'audace de les accuser par tes impostures diaboliques, seraient-ils, comme le prouve le visible appui que Dieu leur prête en terrassant leurs ennemis, seraient-ils les fils chéris de notre sainte Église? Est-ce que nous, les pères en Christ du peuple des Gaules, nous lui ordonnerions l'obéissance, la résignation devant ses maîtres, s'ils n'étaient pas les élus du Seigneur? Va, rechercheuse de maléfices! tu es l'effroi du monde; il te revomit en enfer d'où tu es sortie. Retournes-y, monstre, qui t'es faite l'entremetteuse de tes petits-enfants pour les énerver. Dites, ô mes frères en Christ! qui de vous ne frémira d'épouvante à la pensée de ce crime inouï, dont ce monstre, vous l'avez entendu, s'est glorifié?...

L'évêque toucha le but... Ce crime, le plus exécrable de tous ceux de cette reine infâme, révoltait si profondément la nature humaine, que les âmes les plus grossières s'émurent d'horreur, et un seul cri vengeur sortit de la foule:—À mort, le monstre! qu'il périsse dans les supplices!...


Trois jours se sont passés depuis que Brunehaut est tombée au pouvoir de Clotaire II, le soleil de midi commence à décliner. Un homme à longue barbe blanche, vêtu d'un froc brun à capuchon, et monté sur une mule, suit la route par laquelle Brunehaut, accompagnée de son escorte et de la foule, est arrivée au village. Cet homme est Loysik; il a échappé à la mort que lui destinait Brunehaut, oublié par cette reine lorsqu'elle fut obligée de quitter précipitamment Châlons pour marcher à la tête de son armée à la rencontre de Clotaire II; un des jeunes frères de la communauté accompagne à pied le vieux moine et guide sa mule par la bride. Venant à la rencontre du moine, un guerrier, armé de toutes pièces, gravissait au pas de son cheval la route ardue que Loysik descendait au pas de sa mule. Lorsque ce Frank fut à quelques pas du vieillard, celui-ci lui dit:—Vous êtes de la suite du roi Clotaire?

—Oui, saint patron.

—Est-il encore dans le village de Ryonne?

—Jusqu'à ce soir... Je vais faire préparer ses logements sur la route.

—Le duk Roccon n'est-il pas parmi les seigneurs qui accompagnent le roi?

—Oui... Tu le connais?

—Je le connais... la reine Brunehaut a été, dit-on, menée prisonnière au roi Clotaire, qui s'est aussi emparé de ses petits-fils.

—C'est une vieille nouvelle... D'où viens-tu donc?

—Je viens de Châlons, où j'ai appris ces choses par des gens arrivant de l'armée... Qu'est-ce que le roi a fait de sa prisonnière et des enfants?

—Mon cheval a besoin de souffler, après la rude montée de cette côte... Je peux te répondre, saint patron, d'autant mieux qu'il est, dit-on, d'un bon présage d'avoir rencontré un prêtre au commencement de sa route.

—Réponds-moi, je te prie; qu'a-t-on fait de Brunehaut et de ses quatre petits-fils?

—D'abord, il n'y a eu que trois enfants de pris sur les bords de la Saône; le quatrième, Childebert, n'a pu être retrouvé... A-t-il été tué dans la mêlée? s'est-il échappé? on l'ignore...

—Et les trois autres?

—L'aîné et le second ont été tués...

—Dans la bataille?

—Non, non... ils ont été tués dans le village... là-bas... Le roi les a fait périr sous ses yeux, afin d'être certain de leur mort, ne voulant pas que ces enfants reviennent un jour revendiquer leur royaume... Pourtant on dit que le roi a fait grâce au plus petit des trois... M'est avis qu'il a tort; car... Mais qu'as-tu, saint patron? tu frissonnes... C'est le froid du matin, sans doute?

—C'est le froid du matin... et la reine Brunehaut?

—Elle est arrivée ici avec une fière escorte! un véritable triomphe! du fumier pour encens et des injures pour hosannah.

—On m'a dit cela sur la route; mais la reine, à son arrivée dans le village, a été mise à mort, sans doute?

—Non; elle est encore en vie.

—S'il l'a gardée prisonnière pendant trois jours, Clotaire a donc eu pitié d'elle?

—Clotaire... pitié de Brunehaut? Il faut, en effet, bon patron, que tu viennes de loin pour parler de la sorte... Écoute bien ceci... Il y a trois jours Brunehaut a été conduite dans ce village que tu vois là-bas; on l'a amenée dans la maison où ont été tués ses petits-fils: deux bourreaux fort experts et quatre aides, munis de toutes sortes d'ustensiles, se sont enfermés avec la vieille reine, il y a de cela trois jours, et elle n'est pas encore morte[D]. Je dois ajouter qu'on lui laissait la nuit pour se reposer. De plus, comme elle avait entrepris de se laisser mourir de faim, on lui entonnait de force, tantôt du vin épicé, tantôt de la farine détrempée de lait, ce qui la soutenait suffisamment... Mais, saint patron, voilà que tu frissonnes encore.

—C'est toujours le froid du matin... Et à cette torture de trois jours, Clotaire assistait?

—Je vais te dire... La porte de la maison de torture était fermée à tous et gardée; mais il y avait une petite fenêtre donnant dans l'intérieur de la maison: c'est par là que le roi, les duks, l'évêque et quelques leudes favoris allaient regarder chacun à son tour. Clotaire, lui, en connaisseur, n'allait jamais regarder au dedans lorsque Brunehaut criait, car elle criait parfois à être entendue d'un bout du village à l'autre; mais dès qu'elle ne faisait plus que gémir, il allait jeter un coup d'œil par la fenêtre, car il paraît que les moments où l'on gémit sont plus terribles que ceux-là où l'on crie. C'est d'ailleurs une vraie fête dans le village; Clotaire, en roi généreux, a permis à bon nombre de gens qui ont suivi Brunehaut jusqu'ici d'y rester jusqu'à la fin; il leur a fait distribuer des vivres... Ah! patron! il faut les entendre, chaque fois que les cris de la reine arrivent jusqu'à eux, ils y répondent par des huées... Mais mon cheval a soufflé... Adieu, bon patron; je te conseille de te hâter, si tu es curieux d'assister à un spectacle que tu n'as jamais vu et que tu ne verras jamais... On parle de choses extraordinaires pour la fin des tortures; le roi a fait revenir de dix lieues d'ici un des chameaux qui portaient ses bagages. Que va-t-on faire de ce chameau? c'est encore un secret; mais tu le sauras si tu te hâtes. Adieu, donne-moi ta bénédiction.

—Je souhaite que ton voyage soit heureux.

—Merci, bon patron; mais hâte-toi, car lorsque j'ai quitté le village, on venait de sortir le chameau de la grange où il avait passé la nuit. Que va-t-on faire de ce chameau? Enfin, adieu...

Et le cavalier, pressant son cheval de l'éperon, s'éloigna rapidement. Peu de temps après Loysik arriva à l'entrée du village de Ryonne. Le vieillard descendit de sa mule et pria le jeune frère de l'attendre. Un leude, auquel Loysik demanda la demeure du duk Roccon, le conduisit à la tente de ce seigneur frank, voisine de celle du roi. Presque aussitôt le moine fut introduit auprès du duk, qui lui dit avec un accent de déférence respectueuse:—Vous ici, mon bon père en Christ?

—Je viens te demander une chose juste.

—Parlez... si elle est en mon pouvoir, je vous l'accorde d'avance.

—Tu es ami du roi Clotaire? tu as quelque influence sur lui?

—Certes, si vous avez à lui demander une grâce, vous ne pouvez arriver plus à propos; il est très-joyeux... car, vous savez?... Brunehaut...

—Je sais, je ne sais que trop,—se hâta de répondre le vieillard.—Je ne veux pas de grâce de ton roi... je veux justice... Voici une charte octroyée par son aïeul Clotaire Ier; en droit, elle n'a pas besoin d'être confirmée, puisque la concession est absolue; mais l'évêque de Châlons nous inquiète; il élève des prétentions sur les biens du monastère, sur ceux des habitants de la vallée, et par suite, sur leur liberté, biens et liberté garantis par la charte que voici... Nous nous soucierions peu des prétentions de l'évêque, et nous saurions lui résister au besoin par les armes, si la charte était de nouveau confirmée par ton roi, puisqu'en ces temps-ci les droits les plus sacrés ont besoin de confirmation... Veux-tu donc demander à Clotaire, maintenant roi de Bourgogne, d'apposer son sceau sur cette charte octroyée par son aïeul?

—Quoi! mon père en Christ, c'est là toute la faveur que vous sollicitez du roi? Rien de plus facile... Le roi honore trop la mémoire de son glorieux aïeul pour ne pas confirmer une charte octroyée par ce grand prince. Clotaire doit être à cette heure dans sa tente... Attendez-moi ici, mon père en Christ, je reviens.

Pendant la courte absence du seigneur frank, Loysik entendit au dehors le tumulte, les cris de la foule impatiente des guerriers appelant à grands cris Brunehaut. Le duk Roccon reparut bientôt rapportant la charte sur laquelle Clotaire le jeune avait apposé son sceau au-dessous de ces mots fraîchement écrits:

«Nous voulons et ordonnons à tous leudes, duks, comtes et évêques, que ladite charte, signée de notre glorieux aïeul Clotaire, soit maintenue et respectée en tout ce qu'elle contient pour le présent et pour l'avenir, croyant en ceci honorer la mémoire de notre glorieux aïeul. Que ceux qui me succéderont maintiennent donc cette donation inviolablement, en tant qu'ils voudront participer à la vie éternelle, en tant qu'ils voudront être sauvés du feu éternel. Quiconque retranchera quelque chose de cette donation, que le portier du ciel retranche sa part dans le ciel; quiconque y ajoutera quelque chose, que le portier du ciel y ajoute quelque chose.»

Le vieillard haussa imperceptiblement les épaules et dit au duk:

—Qui a écrit ces mots sur cette charte?

—Le saint évêque de Troyes.

—Vous n'aviez pas parlé à votre roi des prétentions de l'évêque de Châlons?

—Je n'ai pas cru cela nécessaire... J'ai dit à Clotaire: Je te prie, moi, ton fidèle, de confirmer cette charte octroyée par ton aïeul en faveur d'un saint homme de Dieu.—«Je n'ai rien à te refuser, a-t-il répondu,»—et il a prié l'évêque d'écrire ce qu'il fallait. Après quoi le roi a apposé son sceau royal au-dessous de l'écriture.

—Et maintenant, Roccon,—dit le vieillard,—je te remercie... adieu...

Puis, se ravisant, Loysik ajouta:

—Tu me l'as dit, le moment est favorable pour obtenir une faveur de ton roi... promets-moi de lui demander l'affranchissement de quelques esclaves du fisc royal, et de me les envoyer à mon monastère de la vallée de Charolles.

—Ah! mon père en Christ, j'étais certain que notre entretien ne se passerait pas sans quelque demande d'affranchissement.

—Roccon, tu as une femme, des enfants... les chances de la guerre sont variables: Brunehaut est prisonnière et vaincue; mais si cette reine implacable, tant de fois victorieuse dans les batailles, n'eût pas été trahie par son armée, par ses auxiliaires... oui, si elle eût vaincu Clotaire, quel aurait été votre sort, à vous, seigneurs de Bourgogne, qui avez pris parti pour ce roi? que seraient devenues ta femme, ta fille?

—Brunehaut m'aurait fait couper le cou; elle aurait livré ma femme et mes filles à l'esclavage des farouches tribus d'outre-Rhin! Malédiction! mes deux filles, Bathilde et Hermangarde, esclaves!... Mon père en Christ, ne parlons pas de cela. À cette seule pensée, la sueur me vient au front... Non, ne parlons pas de cela...

—Parlons-en, au contraire, car parmi ces esclaves inconnus dont je te demande la liberté, il en est peut-être qui ont avec eux des filles qu'ils chérissent autant que tu chéris les tiennes... Juge donc de la joie que leur causerait leur délivrance par la joie que tu éprouverais, toi et tes enfants, si, étant esclaves, on vous affranchissait. Roccon, deux mots seulement, deux mots de toi à ton roi, et tu peux donner cette ineffable joie à de pauvres captifs...

—C'est donner grande joie à bon marché. Allons, mon père en Christ, je vous promets les dix esclaves... Clotaire ne me les refusera pas.

—Seigneur duk,—dit un serviteur en entrant précipitamment dans la tente,—la promenade du chameau va commencer.

—Oh! oh! c'est un des meilleurs spectacles de la fête... je ne le manquerai pas... Venez-vous, mon père en Christ? je vous ferai convenablement placer.

—Ah!—s'écria le vieillard avec horreur,—je ne veux pas rester un moment de plus dans cet horrible lieu... Adieu, Roccon; j'ai ta parole...

—Oui, père en Christ; mais en retour vous prierez pour moi, afin que j'aie une bonne part de paradis.

—L'homme trouve le paradis dans son cœur lorsqu'il fait le bien: les prêtres qui promettent le ciel sont des fourbes. Je demanderai à Dieu qu'il t'inspire souvent des pensées charitables... Adieu.

—Adieu, père en Christ; je songerai à vos paroles... Je cours voir le chameau.

Loysik quitta la tente du duk, espérant sortir à l'instant du village; cet espoir fut déçu. En s'éloignant, il se trouva dans une ruelle étroite, séparant deux rangées de huttes, et coupée transversalement par une voie plus large. Loysik se dirigeait de ce côté afin d'aller rejoindre le jeune frère qui gardait sa mule, lorsque soudain les cris qu'il avait déjà plusieurs fois entendus redoublèrent; presque aussitôt un flot de ce peuple, qui avait suivi Brunehaut pour jouir de la vue de son supplice, faisant irruption par cette rue transversale, vint à l'encontre de Loysik, et, malgré ses efforts, l'entraîna: hommes, femmes, enfants, tous déguenillés, étaient esclaves et de race gauloise; ils criaient:

—Brunehaut revient du camp! elle va passer!...

Loysik ne chercha pas à lutter vainement contre cette foule; bientôt il se trouva porté, malgré lui, presque au premier rang, et fut forcé de s'arrêter aux abords de l'espèce de place, au milieu de laquelle s'élevait la tente de Clotaire II, plusieurs guerriers à pied formant le cordon autour de cette place, empêchaient la foule d'y pénétrer; voici ce que vit Loysik: En face de lui, une sorte d'avenue assez large et complétement déserte; à gauche, l'entrée de la tente royale; devant cette tente, Clotaire II, entouré des seigneurs de sa suite, parmi lesquels se trouvait l'évêque de Troyes. Deux esclaves à pied venaient d'amener sous les yeux du roi un étalon fougueux, ils pouvaient à peine le contenir au moyen de deux longes pesant sur son mors; il se cabrait violemment, quoique ses deux pieds de derrière fussent entravés: l'œil sanglant, les naseaux fumants, il faisait de tels efforts pour échapper aux esclaves, que sa robe, d'un noir foncé, ruisselait d'écume aux flancs et au poitrail; il ne portait pas de selle, sa longue crinière, tantôt flottait au vent, désordonnée par les bonds de cet animal furieux, tantôt cachait presque entièrement sa tête farouche. Les esclaves parvinrent cependant à l'amener devant Clotaire II; il fit un signe, et aussitôt ces malheureux, rampant à genoux, et au risque d'être broyés, passèrent à chacune des jambes de derrière du cheval le nœud coulant d'une longue corde; puis d'autres esclaves, raidissant ces liens, empêchèrent ainsi les ruades du cheval, que leurs compagnons purent alors délivrer de ses premières entraves. Durant cette périlleuse manœuvre, l'étalon devint si furieux, qu'il se cabra de nouveau avec une force irrésistible, et de ses pieds de devant atteignit la tête de l'un des esclaves; il tomba sanglant sous les pieds du cheval, qui, s'acharnant alors sur lui, l'écrasa sous ses sabots. Le cadavre fut roulé loin de là; et deux autres esclaves reçurent l'ordre de se joindre à ceux qui, pour maintenir l'étalon, se cramponnaient de toutes leurs forces à chacune de ses longes. De nouveaux cris, d'abord lointains, puis de plus en plus rapprochés, retentirent. La voie, d'abord déserte, qui aboutissait à la place, en face de Loysik, se remplit d'une foule innombrable de soldats à pied; bientôt un chameau, dominant de toute l'élévation de sa taille cette multitude armée, apparut aux yeux du vieillard. La troupe de soldats franks poussait des clameurs furieuses.

—Brunehaut! Brunehaut!—criaient ces milliers de voix.—Triomphe à Brunehaut!... Bonne reine, regarde donc ton bon peuple de Bourgogne! Brunehaut! Brunehaut!...

Quoique mourante, quoique brisée par cette torture de trois jours, la vieille reine, rappelée sans doute à elle par ce redoublement de cris féroces, eut la force de se redresser une dernière fois sur le dos du chameau, où elle avait été mise à cheval et garrottée. À ce moment, elle n'était qu'à quelques pas de Loysik. Ce qu'il vit alors... oh! ce qu'il vit est sans nom, comme les crimes de Brunehaut... Ses longs cheveux blancs, maculés de sang caillé, couvraient seuls... seuls la nudité de la vieille reine... Ses jambes, ses cuisses, ses bras, ses épaules, son sein, son corps enfin, n'avait plus forme humaine; ce n'étaient que plaies vives, ou brûlures boursouflées, noirâtres, sanguinolentes; plusieurs ongles de ses pieds ayant été arrachés, pendaient encore, soutenus par une pellicule rougeâtre au bout des orteils; à d'autres doigts des pieds et des mains, on voyait, plantées entre l'ongle et la chair, de longues aiguilles de fer... Le visage seul n'avait pas été martyrisé; malgré sa lividité cadavéreuse, malgré les traces de souffrances inouïes, surhumaines, qu'y avaient laissées ces tortures de trois jours, il respirait encore l'orgueil et le défi: un sourire affreux crispait les lèvres bleuâtres de la reine; un éclair de fierté farouche illuminait encore parfois son regard agonisant... Et, fatalité! ce regard s'arrêta par hasard sur Loysik, au moment où Brunehaut passait devant lui. À la vue du vieux moine, dont le froc, la longue barbe blanche et la haute stature avaient sans doute attiré le regard mourant de la reine, elle parut frappée d'une commotion soudaine, se redressa, et rassemblant le peu de force qui lui restait, elle s'écria d'une voix désespérée, presque repentante:

—Moine, tu disais vrai... il est une justice au ciel!... À cette heure, sais-tu à quoi je pense?... à la mort de Victoria la Grande... cette femme empereur, pleurée de tout un peuple...

Les clameurs furieuses de la foule couvrirent la voix de Brunehaut; son dernier effort pour se redresser et parler à Loysik avait épuisé ses forces défaillantes... Elle tomba renversée en arrière, et son corps inerte ballotta sur la croupe du chameau. Loysik avait longtemps lutté contre l'horreur de cet épouvantable spectacle; Brunehaut cessait à peine de parler, qu'il sentit sa vue se troubler, ses genoux faiblir; sans deux pauvres femmes qui, frappés de compassion pour sa vieillesse, le soutinrent, le moine eût été foulé aux pieds.

Loysik resta longtemps privé de sentiment... Lorsqu'il reprit ses sens, la nuit était venue; il se trouva couché dans une masure, sur un lit de paille; à côté de lui, le jeune frère, qui était parvenu à le rejoindre, en demandant si l'on n'avait pas vu un vieux moine laboureur à barbe blanche. Deux pauvres femmes esclaves avaient fait transporter Loysik dans leur misérable hutte. Le premier mot qu'il prononça, encore sous l'impression de l'horrible scène dont il avait été témoin, fut le nom de Brunehaut.

—Bon père,—dit une des femmes,—cette horrible reine a été descendue de son chameau, elle n'était plus qu'un cadavre... On l'a liée par les bras au bout des cordes que l'on avait attachées aux jambes de derrière d'un cheval fougueux, et puis on a lâché l'animal; mais, par malheur, le supplice n'a pas duré longtemps: le cheval, dès sa première ruade, a cassé la tête de Brunehaut; son crâne a éclaté comme une coque de noix, et sa cervelle a jailli partout.

Soudain le jeune moine laboureur dit à Loysik, en lui montrant sur le seuil de la porte une lueur causée sans doute par la réverbération d'une grande flamme lointaine:

—Mon bon père, entendez-vous ces cris éloignés? voyez donc cette lueur!

—Cette lueur, mon enfant, est celle du bûcher,—dit la vieille;—ces cris sont ceux des gens qui dansent joyeusement à l'entour du feu!

—Quel bûcher?—demanda Loysik en tressaillant;—de quel bûcher parlez-vous?

—Quand le cheval fougueux a eu d'une bonne ruade brisé la tête de ce vieux monstre de Brunehaut, ceux qui l'avaient suivie pour la voir mourir ont demandé au roi de porter sur un bûcher les restes maudits de cette vieille louve: le roi y a consenti avant son départ, car il est parti depuis tantôt... et... mais, tenez, tenez, bon père... voyez quelle belle flamme il fait, ce bûcher! Il est dressé là-bas sur la place, et la lueur vient jusqu'ici; nous y voyons comme en plein jour... et ces cris... entendez-vous? écoutez...

Et le vent du soir apporta jusqu'à Loysik ces cris poussés par la foule dans l'ivresse de sa vengeance:

—Brûlez, brûlez, vieux os de Brunehaut la maudite! brûlez, brûlez, vieux os maudits[E]!...

Loysik alors s'écria:

—Oh! rapprochement formidable comme la voix de l'histoire!... Le bûcher de Brunehaut... le bûcher de Victoria la Grande!...


Ronan, la vieille petite Odille, le Veneur et l'évêchesse, se promenaient sur le rivage de la rivière de Charolles, en face la logette destinée aux moines du monastère et aux habitants de la vallée, qui, tour à tour, venaient la nuit veiller sur le bac. En outre, depuis la révélation des prétentions de l'évêque de Châlons, dix frères et vingt colons, bien armés, gardaient tour à tour ce passage, et campaient là sous une cabane de planches.

—Mon vieux Veneur,—disait tristement Ronan,—voici le septième jour depuis le départ de Loysik; il n'est pas encore de retour; je ne peux vaincre mon inquiétude...

—Le voici là-bas!—s'écria joyeusement Odille;—voyez-vous sa mule blanche? il descend le coteau et se dirige vers la rivière.

C'était Loysik. Ronan, le Veneur, Odille, l'évêchesse, quelques moines et colons se jettent dans le bac; on passe la rivière, on aborde, et tous de courir au-devant du bon moine. La vieille Odille et la vénérable évêchesse retrouvèrent ce jour-là leurs jambes de quinze ans. À peine donne-t-on à Loysik le temps de descendre de sa mule; c'est un pêle-mêle de bras, de mains, de têtes, autour du vieillard; c'est à qui l'embrassera le premier. Il ne sait à quelles caresses répondre. Enfin cette tempête de tendresse s'apaise; on se calme, la joie n'étouffe plus, l'on peut causer en revenant au monastère, Loysik alors raconte à ses amis ce qu'il sait des tortures et de la mort de la reine Brunehaut; il leur apprend la confirmation de la charte de Clotaire Ier par Clotaire II.

—Enfin,—ajouta Loysik,—à mon retour de Ryonne, je suis allé trouver l'évêque de Châlons... La confirmation de notre charte par Clotaire II, c'était beaucoup, mais ce n'était pas tout.

—Frère Loysik,—reprit Ronan,—nous avons eu des nouvelles de l'évêque de Châlons... Voici comment: ensuite du départ des hommes de guerre de Brunehaut, que nous avons relâchés, selon tes ordres, après que tu as eu échappé à la mort que ce monstre te réservait, l'archidiacre n'a-t-il pas eu l'audace de revenir ici à la tête d'une cinquantaine de tonsurés et d'autant de pauvres esclaves de l'évêché... Esclaves et tonsurés, armés tant bien que mal, portaient une croix en guise de drapeau à la tête de leur troupe cléricale, ils venaient bravement nous déclarer la guerre, si nous refusions d'obéir aux ordres de l'évêque, et de laisser mettre nos biens dans son sac épiscopal.

—Ah! la bonne journée!—reprit en riant le Veneur;—cette troupe cléricale avait amené sur des chariots une barque pour traverser la rivière... J'étais ce jour de veille ici avec une trentaine de nos hommes; nous voyons d'abord mettre à l'eau la barque et y entrer l'archidiacre avec deux clercs pour rameurs. Trois hommes nous inquiétaient peu; nous les laissons aborder. L'archidiacre met pied à terre, casqué, cuirassé, par-dessus sa robe de prêtre, avec une longue épée au côté. «Si vous ne voulez pas vous soumettre aux ordres de l'évêque de Châlons,—nous dit d'un ton triomphant ce capitaine de basilique,—ma troupe va entrer dans cette vallée, afin de la réduire de vive force... Je vous accorde un quart d'heure pour réfléchir.»

—Il ne m'en faut pas tant, à moi, pour me décider, saint homme armé en guerre,—lui ai-je répondu.—Écoute ceci: Nous t'avons déjà une fois relâché la peau sauve, malgré tes insolences; cette fois-ci tu vas recevoir d'abord une rude discipline, mon capitaine de Dieu...

—Ah! vieux Vagre, vieux Vagre!—dit Loysik en secouant la tête,—voilà des violences que je n'aime pas... Si j'avais été là, vous n'eussiez point ainsi gâté votre cause...

—Bon père,—reprit le Veneur en riant, ainsi que Ronan, les vieux damnés!—il n'y a eu rien de gâté que le cuir de l'archidiacre. Aussitôt dit que fait: on prend mon homme, on trousse sa robe de prêtre, et à grands coups de ceinturon on applique une rude discipline à mon capitaine de Dieu, tout casqué, cuirassé qu'il était... après quoi on le met dans le bac; moi et mes gens nous y entrons, et nous trouvons en ligne, sur l'autre bord, l'armée cléricale. Cinq ou six de ces tonsurés s'étaient munis d'arcs; ils nous envoient une volée de flèches assez mal visées; mais le hasard veut qu'elle tue l'un des nôtres et en blesse deux; nous étions trente au plus, nous abordons cette centaine de soldats d'église et de pauvres esclaves, amenés là de force; ils essayent de nous résister, mais nous invoquons notre très-sainte Trinité: épée, lance et hache; aussi les vaillants de l'évêque de Châlons nous montrent bientôt comment est cousu le derrière de leurs chausses... Le glorieux capitaine épiscopal saute sur sa mule et donne le signal de la retraite en fuyant au galop; les tonsurés l'imitent... nous enterrons une demi-douzaine de morts; nous ramassons quelques blessés, qui ont été soignés au monastère, plus tard, remis en liberté; or, depuis nous n'avons pas entendu parler de la vaillante armée épiscopale.

—Je savais cela, mes amis, et je vous approuve, sauf la discipline de l'archidiacre, que je blâme fort,—dit Loysik;—car j'ai eu grand'peine à calmer la juste colère de l'évêque de Châlons à ce sujet... Vous avez donc agi comme il fallait; oui, défendre son bon droit, repousser la force par la force, c'est justice, et de plus, la résistance poussée jusqu'à l'héroïsme est souvent politique; car, Brunehaut, je vous l'ai dit, a reculé devant l'idée de vous pousser au désespoir... À mon retour du camp de Clotaire, j'ai vu l'évêque; je l'ai trouvé furieux de votre résistance et de l'outrage fait à l'archidiacre. Je lui ai dit ceci:—Je blâme fort l'outrage, mais j'approuve fort la résistance légitime de mes frères de la vallée... Voyez à quoi bon la violence? Vous, homme d'église, vous avez envoyé des gens armés contre des moines et des colons qui ne demandaient qu'à vivre libres, paisibles et laborieux, selon leur droit. Vos gens ont été battus, et ils le seront encore s'ils reviennent... Renoncez donc à toute prétention sur cette vallée, nous reconnaîtrons, de notre côté, vos droits de juridiction spirituelle, mais rien de plus...—«Alors,—s'est écrié l'évêque furieux,—je vous retirerai les prêtres qui disent la messe au monastère! tremblez! j'excommunierai la vallée!»—Soit, évêque; nous serons excommuniés; cependant nos prairies continueront de verdir, nos bois de brancher, nos champs de produire le blé, nos vignes le vin, nos troupeaux leur lait, nos abeilles le miel; les enfants naîtront robustes et vermeils comme par le passé: votre excommunication, vous le savez, ne peut rien changer à la nature des choses; seulement nos voisins se diront:—Oh! oh! voici une vallée excommuniée toujours fertile; voici des gens excommuniés toujours gais et bien portants; c'est donc une raillerie que l'excommunication.—Or, évêque, croyez-moi, de ce châtiment que vous dites, et que tant de pauvres gens croient terrible, l'on se souciera peu ou point... Suivez mon avis, renoncez à la violence, à la bataille; vos soldats tonsurés ne brillent pas, vous le voyez, à la guerre; respectez nos biens, nos libertés, nous respecterons votre juridiction spirituelle... sinon, non; et les malheurs que peut causer votre iniquité retomberont sur vous!... Enfin, mes amis, après de longs débats, j'ai obtenu de l'évêque la charte que voici; écoutez-en attentivement la lecture. Il y a peut-être là, en germe, l'affranchissement de la Gaule: je vous dirai tout à l'heure pourquoi.

Et Loysik lut ce qui suit:

«Au saint et vénérable frère en Christ Loysik, supérieur du monastère de Charolles, bâti en la vallée de ce nom, concédée audit frère Loysik en donation perpétuelle, en vertu d'une charte octroyée par le glorieux roi Clotaire, l'an 558, et confirmée par l'illustre Clotaire II, cet an-ci 613, Salvien, évêque de Châlons: Nous croyons devoir insérer dans cette feuille ce que nous et nos successeurs devront faire, avec l'assistance du Saint-Esprit: 1º l'évêque de Châlons, par respect pour le lieu, et sans en recevoir aucun prix, bénira l'autel du monastère de Charolles et accordera, si on le lui demande, le saint chrême chaque année; 2º lorsque, par la volonté divine, un supérieur aura passé du monastère à Dieu, l'évêque, sans en attendre de récompense, élèvera au rang de supérieur ou d'abbé le moine remarquable par les mérites de sa vie, qui aura été choisi par la communauté; 3º nos successeurs évêques ou archidiacres, ou tous autres administrateurs, ou quelque personne que ce puisse être de la cité de Châlons, ne s'arrogeront aucune autre puissance sur le monastère de Charolles, ni dans l'ordination des personnes, ni sur les biens, ni sur les métairies de la vallée, déjà données par le glorieux roi Clotaire Ier, et confirmées par l'illustre roi Clotaire II;nos successeurs n'oseront pas non plus prétendre extorquer, à titre de présent, quoi que ce soit du monastère ou des paroisses de la vallée; 5º nos successeurs, à moins d'être priés par le supérieur et la communauté de venir faire la prière au monastère, n'entreront jamais dans son intérieur ou ne franchiront l'enceinte de ses limites, et après la célébration des saints mystères, et avoir reçu de courts et simples remercîments, l'évêque songera à regagner sa demeure sans besoin d'en être requis par personne; 6º si quelqu'un de nos successeurs (ce qu'à Dieu ne plaise), rempli de perfidie, et poussé par la cupidité, voulait, dans un esprit de témérité, violer les choses ci-dessus contenues, qu'abattu sous le coup de la vengeance divine, il soit soumis à l'anathème. Et pour que cette constitution demeure toujours en vigueur, nous avons voulu la corroborer de notre signature.

«Salvien.

«Fait à Châlons, le huitième jour des kalendes de novembre de l'an de l'Incarnation 613[F].»

—Mon bon frère Loysik,—dit Ronan,—cette charte garantit nos droits; merci à toi de l'avoir obtenue; mais n'avions-nous pas nos épées pour les défendre, ces droits?

—Oh! toujours ce vieux levain de Vagrerie! les épées, toujours les épées! ainsi les meilleures choses deviennent mauvaises par l'abus et l'emportement; oui, l'épée, oui, la résistance, oui, la révolte poussée jusqu'au martyre, lorsque votre droit est violé par la force; mais pourquoi le sang? pourquoi la bataille? lorsque le bon droit est reconnu, garanti? et d'ailleurs, qui vous dit que dans de nouvelles luttes vous auriez le dessus? qui vous dit que l'évêque de Châlons, ou son successeur, si vous refusiez de reconnaître sa juridiction, n'appellerait pas, malgré la charte royale confirmée par Clotaire, n'appellerait pas quelque seigneur bourguignon à son aide?... Vous sauriez mourir, c'est vrai... mais à quoi bon mourir lorsqu'on peut vivre libres et paisibles? Cette charte engage l'évêque et ses successeurs à respecter les droits des moines de ce monastère et des habitants de cette vallée; c'est une garantie de plus; mais si quelque jour on la foule aux pieds, alors à vous les résolutions héroïques; jusque-là, mes amis, vivez les jours tranquilles que cette charte vous assure.

—Tu as raison, Loysik,—reprit Ronan;—ce vieux levain de Vagrerie fermente toujours en nous... Un mot encore... cette soumission à la juridiction spirituelle de l'évêque, soumission consacrée par cette charte, n'est-ce pas une humiliation?

—N'exerçait-il pas auparavant, plus ou moins, son pouvoir spirituel? La reconnaître est peu de chose, la méconnaître c'est nous exposer à des luttes sans fin... Et à quoi bon? nos biens, notre liberté, ne sont-ils pas consacrés? Attendez du moins qu'on les attaque.

—C'est juste, mon bon frère...

—Et puis, tenez, mes amis, je vous le disais tout à l'heure, cette charte, obtenue de l'évêque parce que vous avez su énergiquement résister à son iniquité, au lieu de vous résigner lâchement à son usurpation, cette charte, si l'avenir ne me trompe, contient en germe l'affranchissement progressif de la Gaule...

—Comment cela, bon frère Loysik?

—Tôt ou tard, ce que nous avons fait ici dans la vallée de Charolles s'accomplira en d'autres provinces, le vieux sang gaulois ne restera pas toujours engourdi; quelque jour nos fils, se comptant enfin, diront à leur tour aux seigneurs et aux évêques, malgré leur puissance: Reconnaissez nos droits et nous reconnaîtrons le pouvoir que vous vous êtes arrogé; sinon, guerre à outrance, guerre à mort!...

—Et pourtant, Loysik!—s'écria Ronan,—honte! iniquité!... reconnaître ce pouvoir maudit, né d'une conquête spoliatrice et sanglante! le reconnaître, ce droit du vol et du meurtre! l'oppression de la race gauloise par la race franque!...

—Frère, autant que toi je déplore ces malheurs; mais que faire? Hélas! la conquête et l'Église, sa complice, pèsent sur la Gaule depuis plus d'un siècle, elles y ont déjà poussé de détestables mais profondes racines; les populations hébétées, énervées par les prêtres, sont accoutumées à respecter ce pouvoir odieux que le temps, l'habitude, la peur, l'ignorance des peuples, ont déjà en partie consacré. Notre descendance aura donc à compter avec ce pouvoir fortifié par les années; elle devra forcément le reconnaître, tout en revendiquant de lui, par la force s'il le faut, une partie des droits dont nos pères ont été déshérités par la conquête. Mais qu'importe, mes amis! ce premier pas fait, d'autres suivront d'âge en âge, hélas! au prix de luttes terribles sans doute; mais à chacun de ces pas, marqué par son sang, notre race se rapprochera de plus en plus de l'affranchissement... oui, viendra enfin ce beau jour prophétisé par Victoria la Grande, ce beau jour où la Gaule, foulant enfin sous ses pieds la couronne des rois franks et des papes de Rome, se relèvera fière, glorieuse et libre...

La nouvelle du retour de Loysik, volant de bouche en bouche, amena spontanément à la communauté tous les habitants de la vallée. On fêta ce jour avec une joyeuse cordialité; il assurait de nouveau le repos, les biens, la liberté des moines du monastère et de la colonie de Charolles.

Moi, Ronan, fils de Karadeuk, j'ai terminé d'écrire ce dernier récit deux ans après la mort de la reine Brunehaut, vers la fin des kalendes d'octobre de l'année 615. Clotaire II continue de régner sur toute la Gaule, comme avait régné seul son bisaïeul Clovis et son aïeul Clotaire Ier. Le meurtrier des petits-enfants de Brunehaut ne dément pas les sinistres commencements de sa vie. Cependant la charte royale et la charte épiscopale, relatives à la colonie et à la communauté, ont été jusqu'ici respectées. Mon frère Loysik, ma bonne vieille petite Odille, l'évêchesse et mon ami le Veneur, continuent de défier l'âge par leur santé.

Je charge le fils de mon fils de porter ce récit aux descendants de Kervan, frère de mon père, et comme lui fils de Jocelyn... La Bretagne est toujours la seule province de la Gaule qui soit jusqu'ici restée indépendante; elle a repoussé les troupes franques de Clotaire II, comme elle a repoussé les attaques des autres rois. L'esprit druidique inspire et soutient l'indomptable Armorique; puisse Hésus la préserver ainsi à travers les âges du souffle empoisonné, cadavéreux, liberticide, de l'Église catholique et romaine!

Mon petit-fils arrivera, je l'espère, sans malencontre jusqu'au berceau de notre famille, situé près des pierres sacrées de Karnak, ainsi que j'ai fait moi-même ce pieux pèlerinage, il y a cinquante ans et plus. Là, dans cette terre libre, mon petit-fils retrempera, comme moi, sa foi à l'indépendance future de la Gaule.

Je consigne sur cette feuille un fait important pour notre famille, divisée en deux branches, l'une habitant la Bourgogne, l'autre la Bretagne. En ces temps de guerre civile et de désordre, la paix, la liberté dont nous jouissons peuvent être violemment attaquées; nos descendants sauront, je l'espère, mourir plutôt que de redevenir esclaves; mais si, par faiblesse, ce malheur arrivait, si des événements imprévus s'opposaient à une résolution héroïque, si notre race devait de nouveau subir la servitude et être emmenée au loin captive, il serait bon, en prévision d'infortunes, hélas! toujours possibles, que tous ceux de notre famille portent, ainsi que les enfants de mon fils, un signe de reconnaissance ineffaçable imprimé sur le bras au moyen de la pointe d'une aiguille rougie au feu et trempée dans le suc de baies de troëne; la douleur n'est pas grande, et la peau délicate des enfants reçoit et conserve à jamais ces traces indélébiles: les mots gaulois Brenn et Karnak, mots qui rappellent les glorieux souvenirs de nos ancêtres, devraient être écrits sur le bras droit de tous les enfants de notre descendance, et toujours ainsi de génération en génération... Qui sait s'il n'adviendra pas à travers les âges des rencontres telles que notre famille, maintenant divisée en deux branches, puisse trouver dans ce signe convenu le moyen de se reconnaître et de se prêter secours?

Et maintenant, ô nos fils! vous qui lirez ces récits dictés, comme les autres légendes de nos aïeux, par l'ardent désir de conserver en vous le saint amour de la patrie, de la famille, l'horreur du joug des conquérants, et l'espoir de le briser un jour, ce joug abhorré... ô nos fils! que la moralité des aventures de ma vie, de celle de mon père Karadeuk et de mon frère Loysik, ne soit pas perdue pour vous; puisez-y enseignement, exemple, espoir, courage... oui, guerre éternelle aux deux ennemis mortels de la Gaule, les rois franks, les évêques de Rome! guerre à outrance contre la royauté, contre l'Église, jusqu'au jour de liberté!... prédit par Victoria la Grande à notre aïeul Scanvoch!

FIN DE RONAN LE VAGRE ET KARADEUK LE BAGAUDE.


LA CROSSE ABBATIALE

OU

BONAIK L'ORFÉVRE ET SEPTIMINE LA COLIBERTE.

615-793.


CHAPITRE PREMIER.

Les Arabes en Gaule.—Ils ravagent la Bourgogne, le Limousin; prennent Bordeaux et s'avancent jusqu'à Blois, Tours et Poitiers.—Abd-el-Melek.—Abd-el-Kader et ses cinq fils à Narbonne.—Rosen-aër.—Arrivée de Karl-Martel (ou Marteau).—Le monastère de Saint-Saturnin.—Septimine la Coliberte.—Le dernier rejeton de Clovis.—Comment Amael avait changé son nom pour celui de Berthoald, capitaine aventurier.—Karl-Martel.

Moi, Amael, pour accomplir le vœu de notre ancêtre Joël, le brenn de la tribu de Karnak, j'ai écrit les récits suivants: Né en l'année 712, j'avais pour père Guen-aël, pour grand-père Wanoch, pour bisaïeul Alan, fils de Grégor, petit-fils de Ronan le Vagre, mort en 616, dans la vallée de Charolles, paisible colonie où, à l'abri des guerres civiles qui désolaient la Gaule, la descendance de Ronan vécut libre et heureuse jusqu'en 732. À cette époque, les Arabes, depuis longtemps établis dans le midi de la Gaule, envahirent la Bourgogne, pillèrent et incendièrent Châlons-sur-Saône, ravagèrent la vallée de Charolles, et emmenèrent esclaves le peu d'habitants qui avaient survécu à une défense désespérée. Pendant les cent vingt ans qui s'écoulèrent entre la mort de Ronan et l'année 737, où commence ce récit, dix rois de la race de Clovis régnèrent sur la Gaule: Clotaire II, justicier de Brunehaut, mourut en 628; Dagobert en 638, Clovis II en 660, Childérik II en 673, Thierry III en 690, Clovis III en 695, Childebert III en 711, Dagobert II en 715, Chilpérik II en 720, Thierry IV en 736.

Après la mort de Dagobert Ier, commença le véritable règne des maires du palais, fonctions devenues presque toujours héréditaires, entre autres dans la famille de Pépin d'Héristal, famille de race franke, issue de l'évêque Arnulf, dont les immenses domaines, dus à la sanglante iniquité de la conquête, embrassaient une grande partie de l'est de la Gaule. La plupart des rois descendant de Clovis, dépossédés de l'exercice de la royauté par l'ambition toujours croissante des maires du palais, se montrèrent dignes de leur royale lignée par leurs vices, leurs crimes, leurs précoces et honteuses débauches. N'ayant de rois que le nom, ils furent appelés rois fainéants. Sauf la Bretagne, toujours rebelle au joug des Franks, et la Bourgogne, qui trouvait sa sécurité dans son éloignement des contrées que les Franks d'Ostrasie et les Franks de Neustrie se disputaient dans de sanglantes batailles, la Gaule continua d'être livrée à toutes les misères de l'esclavage, à tous les désastres des guerres civiles, désastres portés à leur comble en 719 par la première invasion des Arabes venus d'Afrique à travers l'Espagne, leur première conquête. Ces fils de Mahomet, après s'être établis en Languedoc, en Provence et en Roussillon, ravagèrent la Bourgogne, s'avancèrent jusqu'à la Loire, prirent la cité de Bordeaux, pillèrent Tours, Blois, Poitiers, ville près de laquelle ils furent battus, en 732, par Karl-Martel, maire du palais de Thierry IV et bâtard de Pépin d'Héristal. Malgré cette défaite, les Arabes conservèrent le Languedoc, où ils vivaient en maîtres depuis plus de vingt ans.

Les premiers événements de cette nouvelle légende de notre famille se passent en Languedoc, pays cher à nos souvenirs; l'époux de Siomara, cette vaillante Gauloise, aïeule de Margarid, femme de Joël, n'était-il pas chef d'une des tribus originaires de cette contrée, qui allèrent en Asie fonder l'empire oriental des Gaules? Plus tard, grand nombre des mêmes peuplades accompagnèrent Brennus lors de cette campagne d'Italie, où il fit payer rançon à Rome, rançon que la Rome des empereurs et que la Rome des papes n'a fait que trop chèrement payer à la Gaule, conquise à son tour! Les funestes divisions suscitées par les descendants des rois détrônés et rasés par Ritta-Gaür vinrent ensuite ébranler et désunir la glorieuse république des Gaules, à qui le pays, sous la sage et patriotique inspiration des druides, avait dû tant de siècles de grandeur et de prospérité; alors le Languedoc, presque livré à ses propres forces pour résister à l'invasion romaine, combattit intrépidement, ayant à sa tête Budok, ce guerrier géant, qui, dédaigneux de la mort, allait demi-nu, à la bataille, armé d'une massue de fer; Bituit, un des plus vaillants hommes de l'Auvergne, ce chef qui donnait pour repas à sa meute de guerre une légion romaine, se joignit à Budok; mais, malgré leur résistance héroïque, ils furent écrasés par les forces supérieures des Romains, et ceux-ci établirent en Gaule leur première colonie, dont Narbonne fut la capitale. Triste souvenir!... ce fut non loin de Narbonne que notre aïeul Sylvest, livré aux animaux féroces dans le cirque d'Orange, échappa à une mort presque certaine, pour entendre les cris déchirants de sa sœur Siomara, la courtisane, expirant dans les tortures sous les yeux de Faustine, la patricienne. Lors de la grande insurrection nationale de Vindex, le Languedoc, à la voix de ses druides, se souleva de nouveau. À cette formidable insurrection, ce pays gagna d'être régi par ses propres lois, d'élire ses chefs, et de faire respecter le culte druidique, dont les innombrables monuments sont encore debout, à cette heure... pierres sacrées qui défieront les âges! Cette fertile province, sous le nom de Gaule narbonnaise, grandit de nouveau en prospérité, en richesse; et au temps où vivait Victoria la Grande, nulle contrée ne fut plus opulente, plus civilisée; partout les arts, les lettres florissaient; partout s'élevaient des écoles dont le renom s'étendait jusqu'aux confins du monde connu; les vaisseaux de commerce sillonnaient la Méditerranée ou naviguaient sur la Garonne et sur le Rhône; mais bientôt les prêtres catholique envahirent ces provinces, prêchant d'abord, ainsi qu'ils le firent partout ailleurs, la divine parole de Jésus; puis, lui substituant peu à peu, en abusant de la confiante crédulité populaire, la religion des papes de Rome, ils commencèrent, là comme ailleurs, à dégrader, à hébéter les peuples.

Lors de l'invasion des hordes venues des forêts du Nord, les Franks de Clovis conquirent le nord de la Gaule; les Wisigoths, autres tribus franques, conquirent le midi, et, après des ravages sans nombre, ils s'établirent en Languedoc, vers 460, sous leur chef Théodorik. Les peuples du midi de la Gaule avaient jusqu'alors professé l'arianisme, secte dissidente, qui, se rapprochant davantage du primitif Évangile, voyait avec raison dans Jésus, le charpentier de Nazareth, non pas un Dieu, mais un sage. Les Évêques, après avoir, selon leur coutume, lâchement adulé et consacré la conquête des Wisigoths, afin de partager avec eux la puissance et le butin, appelèrent à leur aide Clovis, l'orthodoxe, contre Théodorik, roi de ces Wisigoths, dont le crime était de tolérer l'hérésie arienne. Clovis, ce fils chéri de l'Église, accourut à l'appel de ses bons amis les évêques, et, pour mériter le paradis, il désola, pilla le pays sur son passage, exterminant ou emmenant esclaves les populations accusées d'arianisme. Dans cette guerre horrible, prêchée par les prêtres catholiques, de nouveau le sang coula par torrents, de nouveau les ruines s'amoncelèrent, et, en 508, Clovis, entrant à Toulouse, incendie, massacre, et s'en retourne au nord de la Gaule, traînant à sa suite de nombreux captifs. Après son départ, les anciens chefs wisigoths se disputent cette contrée, les discussions civiles la, déchirent encore. En 561, elle est partagée entre les trois fils de Clotaire I. Nouvelles guerres, nouveaux désastres. En 613, le Languedoc rentre sous la domination de Clotaire II, justicier de Brunehaut, et seul roi de toute la Gaule; plus tard, en 630, le bon roi Dagobert cède à son frère Charibert une partie du Languedoc, l'Aquitaine et la Septimanie (ainsi nommée à cause des sept villes principales de cette province). Bientôt Charibert meurt; son fils est tué au berceau par ordre de Dagobert. Plus tard, ce roi cède l'Aquitaine, à titre de duché héréditaire, aux deux frères de Charibert; leur descendant Eudes, duc d'Aquitaine, se soulève alors contre les rois franks du nord, déjà gouvernés par les maires du palais; de cruelles guerres intestines dévastent encore ce pays jusqu'à l'invasion et la conquête des Arabes, en 719. Ceux-ci chassent ou asservissent les Wisigoths; les Gaulois, énervés par l'Église, subissent la domination arabe, comme ils avaient autrefois subi la domination des Wisigoths, gagnant presque à ce changement, les conquérants du Midi, fidèles à la religion de Mahomet, étaient du moins, malgré leur ardeur guerrière, plus civilisés que les conquérants du Nord. Un grand nombre de ces Gaulois, hommes libres, colons, Coliberts [A] ou esclaves, avaient même, autant par haine de l'Église catholique que pour vivre en paix avec leurs nouveaux dominateurs, embrassé la religion de Mahomet [B], religion qui, du moins, exaltant le sentiment de nationalité chez ses croyants, et ne mettant pas son paradis au prix d'atroces souffrances, ou d'une lâche résignation à la conquête de l'étranger, promettait à ses élus un paradis peuplé de charmantes houris.—Le croyant vertueux (disait le Koran, évangile des Mahométans) doit être introduit dans les délicieuses demeures d'Éden, jardins enchantés où coulent des fleuves aux rives ombragées. Là le croyant, paré de bracelets d'or, vêtu d'habits verts tissus de soie, rayonnant de gloire, reposera sur le lit nuptial, prix fortuné du séjour de délices.

Ainsi, grand nombre de Gaulois du midi, préférant les blanches houris promises par le Koran aux séraphins joufflus du paradis des catholiques, embrassèrent avec ardeur le mahométisme. Les mosquées s'élevaient en Languedoc à côté des basiliques; les Arabes, plus tolérants que les évêques, permettaient aux catholiques restés fidèles à leur culte de l'exercer paisiblement. Le mahométisme, fondé par Mahomet pendant le siècle passé (vers 608), proclamait d'ailleurs la divinité des saintes Écritures, reconnaissait Moïse et les prophètes juifs comme élus du Seigneur; mais ne reconnaissait pas Jésus comme fils de Dieu.—O vous qui avez reçu les Écritures, ne passez pas les bornes de la foi; ne dites de Dieu que la vérité: Jésus est le fils de Marie, l'envoyé du Très-Haut, mais non son fils. Ne dites pas qu'il y ait une Trinité en Dieu, il est un. Jésus ne rougira pas d'être le serviteur de Dieu: les anges qui environnent le trône de Dieu obéissent à Dieu!—Telles sont les paroles du Koran; elles sembleront peut-être curieuses à notre descendance, à nous, fils de Joël... Voilà pourquoi Amael les cite ici.

La ville de Narbonne, capitale du Languedoc, sous la domination arabe, avait, en 737, un aspect tout oriental, autant par la pureté du ciel et l'ardeur du soleil, que par le costume et les habitudes d'un grand nombre de ses habitants: les lauriers-roses, les chênes verts, les palmiers, rappelaient la végétation africaine. Les femmes sarrazines allaient aux fontaines ou en revenaient une amphore d'argile rouge, élégamment posée sur leur tête, et drapées dans leurs vêtements blancs, comme les femmes du temps d'Abraham ou du jeune homme de Nazareth, que Geneviève, notre aïeule, avait vu mettre à mort plus de six siècles avant cette époque. Des chameaux au long cou, chargés de marchandises, sortaient de la cité pour se rendre à Nîmes, à Béziers, à Toulouse ou à Marseille; souvent ces caravanes rencontraient dans les champs, tantôt des masures de boue, recouvertes de roseaux, habitées par les Gaulois laboureurs, tour à tour esclaves des Wisigoths et des Musulmans, tantôt les tentes d'une tribu de Berbères, montagnards arabes, descendus des sommets de l'Atlas, et qui conservaient en Gaule leurs habitudes nomades et guerrières, toujours prêts à monter leurs infatigables et rapides chevaux pour aller combattre au premier appel de l'émir de la province; de loin en loin, sur les crêtes des montagnes, l'on voyait des tours élevées, où les Sarrazins, en temps de guerre, allumaient des feux afin de correspondre entre eux par ces signaux de nuit.

Dans la cité presque musulmane de Narbonne, ainsi que dans toutes les autres villes de la Gaule, soumises aux Franks et aux évêques, il y avait, hélas! des marchés publics où l'on vendait des esclaves; mais ce qui donnait au marché de Narbonne un caractère particulier, c'était la diversité de race des captifs que l'on offrait aux acheteurs: on voyait là grand nombre de nègres, de négresses et de négrillons d'Éthiopie d'un noir d'ébène; des métis, au teint cuivré, de belles jeunes filles et de beaux enfants grecs venant d'Athènes, de Crète ou de Samos, captifs enlevés lors des nombreuses courses des Arabes, chez qui Mahomet, leur prophète, avait, en politique habile, développé la passion des expéditions maritimes:—Le croyant qui meurt sur terre n'éprouve qu'une douleur à peine comparable à celle d'une piqûre de fourmi,—dit le Koran;—mais le croyant qui meurt sur mer éprouve, au contraire, la délicieuse sensation qu'éprouverait l'homme en proie à une soif ardente, à qui l'on offrirait de l'eau glacée mélangée de citron et de miel.—Autour du marché aux esclaves s'élevaient de nombreuses boutiques arabes remplies d'objets fabriqués surtout à Grenade et à Cordoue, alors centres des arts et de la civilisation sarrazine: c'étaient des armes brillantes, des tasses d'or et d'argent ornées d'arabesques délicats, des coffrets d'ivoire ciselé, des coupes de cristal, de riches étoffes de soie, des chaussures brodées, des colliers, des bracelets précieux; à l'entour de ces boutiques se pressait une foule aussi variée de race que de costume: ici les Gaulois originaires du pays, avec leurs larges braies, vêtement qui avait fait, depuis des siècles, donner à cette partie de la Gaule le nom de Bracciata (ou brayée); là les descendants des Wisigoths conservaient, fidèles à la vieille mode germanique, leurs habits de fourrures malgré la chaleur du climat; ailleurs c'étaient des Arabes portant robes et turbans de couleurs variées; de temps à autre, les cris des prêtres musulmans, appelant les croyants à la prière du haut des mosquées, se joignaient aux tintements des cloches des basiliques, appelant les catholiques à la prière.—Chiens de chrétiens!—disaient les Arabes ou Gaulois musulmans.—Maudits païens! damnés renégats!—répondaient les catholiques; et chacun s'en allait, paisiblement d'ailleurs, exercer son culte. Mahomet, beaucoup plus tolérant que ces évêques de Rome qui faisaient massacrer, au nom du Seigneur, les Gaulois ariens par les Franks de Clovis, Mahomet ayant dit dans le Koran:—Ne faites aucune violence aux hommes à cause de leur foi.

Abd-el-Kader, l'un des plus vaillants chefs des guerriers d'Abd-el-Rhaman, lors du vivant de cet émir, tué depuis cinq ans dans les plaines de Poitiers, où il livra une grande bataille à Karl-Martel (ou marteau), Abd-el-Kader, après avoir ravagé et pillé le pays et les églises de Tours et de Blois, occupait une des plus belles maisons de la cité de Narbonne, depuis la conquête arabe; il avait fait accommoder cette demeure à la mode orientale, boucher les fenêtres extérieures, et planter de lauriers-roses la cour intérieure, au milieu de laquelle jaillissait une fontaine d'eau vive: son sérail occupait une des ailes de cette maison; dans l'une des chambres de ce harem, tapissée d'une riche tenture, entourée de divans de soie et éclairée par une fenêtre garnie d'un treillis doré, se trouvait une femme encore d'une beauté rare, quoique elle eût environ quarante ans. Il était facile de reconnaître, à la blancheur de son teint, à la couleur blonde de ses cheveux, à l'azur de ses yeux, qu'elle n'était pas de race arabe; on lisait sur ses traits pâles, attristés, l'habitude d'un chagrin profond; le rideau qui fermait la porte de la chambre où elle se tenait se souleva et Abd-el-Kader entra; ce guerrier, au teint basané, avait environ cinquante ans; sa barbe et sa moustache grisonnaient; sa figure, calme, grave, avait une expression de dignité douce. Il s'avança lentement vers la femme et lui dit:—Rosen-Aër, nous nous voyons peut-être aujourd'hui pour la dernière fois...

La matrone gauloise parut surprise et répondit:—Si je ne dois plus vous revoir, je vous regretterai; je suis votre esclave; mais vous avez été compatissant et généreux envers moi. Jamais je n'oublierai qu'il y a six ans, lorsque les Arabes ont envahi la Bourgogne, et sont venus ravager la vallée de Charolles, où ma famille vivait libre, paisible, heureuse, depuis plus d'un siècle, vous m'avez respectée: prise par vos soldats et conduite à votre tente, je vous ai déclaré qu'à la moindre violence je me tuerais..... vous m'avez crue, depuis vous m'avez toujours dignement traitée en femme libre et non pas en esclave...

La miséricorde est le partage des croyants,—dit notre Koran; je n'ai fait qu'obéir à la voix du prophète; mais toi, Rosen-Aër, peu de temps après avoir été amenée ici captive, lorsque Ibrahim, mon dernier né, a failli mourir, ne m'as-tu pas demandé à lui donner les soins d'une mère? ne l'as-tu pas veillé durant de longues nuits comme s'il eût été ton propre fils? Aussi, par récompense, et pour accomplir ces paroles du Koran:—Délivrez vos frères de l'esclavage,—je t'ai offert la liberté.

—Qu'en aurais-je fait? où serais-je allée?... J'ai vu tuer sous mes yeux mon frère, mon mari, dans leur résistance désespérée contre vos soldats, lors de l'attaque de la vallée de Charolles, et déjà, en ce triste temps, je pleurais mon fils Amael, disparu depuis six années, je le pleurais, hélas! comme je le pleure encore chaque jour.

Rosen-Aër, en disant ces mots, ne put retenir ses larmes; elles inondèrent son visage. Abd-el-Kader la regarda tristement et reprit: —Ta douleur de mère m'a souvent touché; je ne peux malheureusement ni te consoler ni te donner quelque espoir. Comment retrouver ton enfant disparu si jeune, car il avait, m'as-tu dit, quinze ans à peine?

—Oui, et maintenant il en aurait vingt-cinq; mais,—ajouta Rosen-Aër en essuyant ses larmes,—ne parlons plus de mon fils; il est à jamais perdu pour moi... Pourquoi m'avez-vous dit que nous nous voyions peut-être aujourd'hui pour la dernière fois?

Karl-Martel, le chef des Franks, s'avance à marches forcées à la tête d'une armée formidable pour nous chasser des Gaules. Hier, nous avons été instruits de son approche; dans deux jours peut-être les Franks seront sous les murs de Narbonne. Abd-el-Melek, notre nouvel émir, venu d'Espagne, pense, et je partage cet avis, que nos troupes doivent aller à la rencontre de Karl... Nous partons; la bataille sera sanglante: peut-être Dieu voudra-t-il m'envoyer la mort dans ce combat; voilà pourquoi je viens te dire: Rosen-Aër, il se peut que nous ne nous voyions plus... Si tel est le dessein de Dieu, que deviendras-tu?

—Vous le savez, la mort de mon époux et de mon frère m'a brisée; un espoir insensé de retrouver mon enfant me rattache seul à la vie... Plus d'une fois vous m'avez généreusement offert, non-seulement la liberté, mais de l'or, mais un guide pour voyager à travers les Gaules à la recherche de mon fils; mais le courage, mais la force m'ont manqué, ou plutôt ma raison m'a démontré la folie d'une pareille entreprise au milieu des guerres civiles qui désolent ce malheureux pays... Aussi mes jours se passent à gémir sur la vanité de mes espérances, et cependant à espérer malgré moi; si je ne dois plus vous revoir, si je dois quitter cette maison, où j'ai du moins pu pleurer en paix, à l'abri des hontes et des misères de l'esclavage, j'ignore ce que je deviendrai: si ma triste vie m'est trop pesante... je m'en délivrerai...

—Je ne veux pas que toi, qui as été une seconde mère pour mon fils, tu te désespères ainsi. Rosen-Aër, voici ce que je crois sage: Pendant mon absence, tu quitteras Narbonne.

—Pourquoi cela?

—Nous allons à la rencontre des Franks; notre armée est vaillante, mais la volonté de Dieu est immuable; ils peuvent nous vaincre, nous poursuivre, mettre le siége devant cette ville et la prendre. Alors, toi, ainsi que tous les habitants, vous serez exposés au sort de ceux qui se trouvent dans une ville enlevée d'assaut: ce sort, c'est la mort ou l'esclavage. Pour ne pas t'exposer à ces maux, je t'offre de te faire conduire à quelques lieues d'ici, dans un lieu écarté, chez l'un des colons gaulois qui cultivent mes terres.

—Vos terres!—reprit Rosen-Aër avec amertume,—dites plutôt celles dont vos guerriers se sont emparés par la force et la violence.

—Telle a été la volonté de Dieu...

—Ah! pour vous et votre race, Abd-el-Kader, je souhaite que la volonté de Dieu vous épargne la douleur de voir un jour les champs de vos pères à la merci des conquérants!

—Les desseins de Dieu sont à lui... l'homme se soumet. Si Dieu veut que dans la prochaine bataille contre Karl-Martel nous soyons victorieux, tu reviendras ici à Narbonne; si nous sommes vaincus, si je suis tué dans le combat, si nous sommes chassés des Gaules, tu n'auras rien à craindre, je l'espère, dans la solitude où je t'envoie. Le colon est, comme toi, de race gauloise; il est honnête homme. Tu resteras près de lui et de sa famille... Voici un petit sac de pièces d'or; tu vivrais jusqu'à cent ans, que tu ne seras jamais à charge à ce colon, et tu te souviendras de moi comme d'un homme humain.

—Je me souviendrai de vous, Abd-el-Kader, comme d'un homme généreux, malgré le mal que votre race a fait à la mienne.

—Dieu nous a envoyés ici pour faire triompher la religion prêchée par Mahomet, la seule vraie.

—Les évêques disent aussi leur religion la seule vraie.

—Qu'ils le prouvent... nous les laissons libres de prêcher leurs croyances. La foi musulmane, depuis un siècle à peine qu'elle a été proclamée, a déjà soumis l'Orient presque tout entier, l'Espagne et une partie de la Gaule... Nous sommes, je te le répète, les instruments de la volonté divine. Si elle veut que je meure dans la prochaine bataille, nous ne nous reverrons plus; si, malgré ma mort, nos armes triomphent, mes fils, s'ils me survivent, prendront soin de toi... Ibrahim te vénère comme sa mère.

—Quoi! lui si jeune, vous l'emmenez à la guerre?

—L'adolescent qui peut dompter un cheval et tenir un sabre est en âge de se battre... Ainsi, tu acceptes mes offres, Rosen-Aër?

—Je les accepte... J'aurais horreur de tomber aux mains des Franks! Triste temps que le nôtre! l'on n'a que le choix de la servitude. Heureux du moins ceux qui, comme moi, rencontrent des cœurs compatissants.

—Fais donc tes préparatifs de voyage... Moi-même je vais partir dans une heure à la tête d'une partie de nos troupes; je reviendrai te chercher, et nous quitterons ensemble cette maison, toi, pour aller chez le colon, moi, pour aller à la rencontre de l'armée des Franks.

Lorsque Abd-el-Kader revint chercher Rosen-Aër, il avait revêtu son costume de bataille: il portait une cuirasse d'acier brillant, un turban rouge enroulé autour de son casque doré; à son côté pendait un cimeterre d'un merveilleux travail: le fourreau, d'or massif ainsi que la poignée, était orné d'arabesques, de corail et de diamants. Le guerrier arabe dit à Rosen-Aër avec une émotion contenue:—Permets que je t'embrasse comme ma fille.

Rosen-Aër tendit son front en répondant à Abd-el-Kader:—Je fais des vœux pour que vos enfants conservent longtemps leur père.

L'Arabe et la Gauloise quittèrent ensemble le harem. À l'extérieur de la maison, ils trouvèrent les cinq fils du vieillard: Abd-Allah, Hasem, Abul-Casem, Mohamed et Ibrahim, son dernier né, tous armés et à cheval, portant par-dessus leurs armes de longs et légers manteaux de laine blanche à houppes noires. Le plus jeune de la famille, adolescent de quinze ans au plus, descendit de cheval en voyant Rosen-Aër, alla lui prendre la main, la baisa respectueusement et lui dit:—Tu as été pour moi une mère, permets que je te salue comme un fils.

La matrone gauloise répondit les larmes aux yeux en songeant à son fils Amael, qui avait aussi quinze ans lorsqu'il disparut de la vallée de Charolles:—Que Dieu te protége, toi, qui, si jeune encore, vas courir les danger de la guerre!

Croyants, lorsque vous marchez à l'ennemi soyez inébranlables, dit le prophète,—reprit l'adolescent d'une voix grave et douce.—Nous allons guerroyer contre ces Franks, maudits infidèles! Je combattrai vaillamment sous les yeux de mon père... Dieu a marqué le terme de notre vie!

Et le jeune Arabe, après avoir de nouveau respectueusement baisé la main de Rosen-Aër, l'aida à monter sur une mule amenée par un esclave noir qui la tenait par la bride. Alors on entendit au loin le bruit guerrier des clairons. Abd-el-Kader fit de la main et du regard un dernier adieu à Rosen-Aër; puis l'Arabe, dont l'âge n'avait pas affaibli la vigueur, s'élança sur son cheval, et partit bientôt au galop suivi de ses cinq fils. Pendant un moment encore, la Gauloise suivit des yeux les longs manteaux blancs que soulevait la course rapide de l'Arabe et de ses fils; puis, lorsqu'ils eurent disparu à ses yeux, dans un nuage de poussière, Rosen-Aër dit à l'esclave noir de diriger la mule vers la porte de Narbonne, afin de gagner la campagne et la demeure du colon.


Environ un mois s'était passé depuis le départ d'Abd-el-Kader et de ses cinq fils, allant à la tête de l'armée arabe combattre les Franks de Karl-Martel.

Un enfant de onze à douze ans, renfermé dans le couvent de Saint-Saturnin, en Anjou, s'accoudait à l'appui d'une étroite fenêtre, située au premier étage, de l'un des bâtiments de l'Abbaye, ayant vue sur la campagne; la chambre voûtée où se tenait cet enfant était froide, vaste, nue et dallée de pierres; dans un coin l'on voyait un petit lit, et sur une table quelques jouets grossièrement taillés dans du bois brut; des escabeaux et un coffre meublaient seuls cette grande salle. L'enfant, vêtu d'une robe de serge noire, tout usée, çà et là rapiécée, était d'un aspect malingre; ses traits, d'une pâleur bilieuse, avaient une expression de tristesse profonde; il regardait au loin les champs, et des larmes coulaient lentement sur ses joues creuses. Pendant qu'il rêvait ainsi, la porte de sa chambre s'ouvrit, et une jeune fille de seize ans au plus entra doucement; elle avait le teint très-brun, mais d'une fraîcheur extrême, la bouche vermeille, les cheveux d'un noir de jais, ainsi que ses grands yeux, et ses sourcils finement arqués; l'on ne pouvait imaginer une plus gracieuse personne, malgré son cotillon de bure et son tablier de grosse toile bise, rattaché par les coins à sa ceinture, et rempli de chanvre prêt à être filé, car Septimine tenait sa quenouille d'une main, et de l'autre un petit coffret de bois. À la vue de l'enfant, toujours tristement accoudé à la fenêtre, la jeune fille soupira et se dit d'un air appitoyé:—Pauvre petit... toujours chagrin... je ne sais si cette nouvelle sera pour lui un mal ou un bien... S'il accepte, puisse-t-il ne jamais regretter ce sombre couvent...—Puis elle s'approcha légèrement de l'enfant, toujours sans qu'il l'entendît, lui mit avec une gentille familiarité la main sur l'épaule, en disant d'un air enjoué:—À quoi pensez-vous là?

L'enfant tressaillit de surprise, tourna son visage baigné de larmes vers Septimine, et répondit en se laissant tomber avec accablement sur un escabeau près de la fenêtre:—Hélas! je m'ennuie... je m'ennuie à mourir.—Et ses pleurs continuèrent de couler de ses yeux fixes et rougis.

—Allons, séchez ces vilaines larmes,—lui dit affectueusement la jeune fille.—Je viens justement vous désennuyer; j'ai apporté une grosse provision de chanvre afin de filer auprès de vous, en causant, à moins que vous ne préfériez une partie d'osselets, qu'en dites-vous?

—Rien ne m'amuse...

—Voilà ce que je vous reproche: rien ne vous amuse, rien ne vous plaît, vous êtes toujours accablé, taciturne, vous ne prenez aucun soin de votre personne. Voyez comme vos cheveux sont emmêlés... et cette vieille robe toute rapiécée? elle vous fait honte. Pourquoi n'en pas demander une neuve au père Clément?

—À quoi bon!

—Vous seriez du moins proprement vêtu, et puis si vos cheveux étaient lissés sur votre front, au lieu de tomber ainsi en désordre, vous n'auriez pas l'air d'un petit sauvage... Voilà deux jours que vous ne m'avez pas voulu laisser arranger votre chevelure, mais aujourd'hui il n'en sera pas ainsi.

—Non... non, je ne veux pas,—dit l'enfant en frappant du pied avec une impatience fébrile,—laisse-moi...

—Oh! oh! vos trépignements ne me font pas peur,—reprit gaiement Septimine,—j'ai ma volonté aussi... Allons, tournez votre escabeau du côté du jour; j'ai apporté dans cette boîte tout ce qu'il me faut pour vous peigner.

—Septimine, je t'en prie... laisse-moi.

Mais la jeune fille, bon gré, mal gré, tourna la chaise du récalcitrant, et avec l'autorité d'une grande sœur, le força de laisser démêler sa chevelure en désordre; tout en lui rendant ces soins avec autant d'affection que de bonne grâce, Septimine, debout derrière l'enfant, lui disait:—Je vous demande si vous n'êtes pas ainsi cent fois plus gentil?

—Que m'importe cela! je m'ennuie tant dans ce couvent... ne pouvoir jamais en sortir, mon Dieu... qu'ai-je donc fait pour être si malheureux?

—Hélas! mon pauvre petit... vous êtes fils de roi!

L'enfant ne répondit rien, cacha sa figure entre ses mains, et se mit à pleurer de nouveau en disant d'une voix étouffée:—Mon père... mon père...

—Oh! si vous recommencez à pleurer et surtout à parler de votre père, vous me ferez pleurer aussi, car si je vous gronde de votre incurie, j'ai grand'-pitié de vos chagrins, oui, grand'-pitié; je venais ici ce matin pour vous donner peut-être un bon espoir.

—Que veux-tu dire, Septimine?

La jeune fille ayant donné ses soins à la chevelure de l'enfant, s'assit près de lui sur un escabeau, prit sa quenouille et commençant à filer lui dit à demi-voix d'un air grave et mystérieux:—Me promettez-vous d'être discret?

—À qui veux-tu que je parle? j'ai en aversion tous ceux qui sont ici.

—Excepté moi... n'est-ce pas?

—Oui, excepté toi, Septimine... tu es la seule qui m'inspires un peu de confiance.

—Quelle défiance pourrait vous inspirer une pauvre Coliberte, comme on dit en Septimanie, où je suis née? ne suis-je pas esclave, ainsi que ma mère, femme du portier extérieur de ce couvent? Lorsqu'il y a dix-huit mois, vous avez été conduit ici, je n'avais pas quinze ans, j'étais enfant comme vous; on m'a mis auprès de votre personne pour tâcher de vous distraire, en partageant vos jeux; depuis ce temps-là nous avons grandi ensemble; vous vous êtes habitué à moi... n'est-il pas naturel que vous me témoigniez quelque confiance?

—Tout à l'heure tu me disais que peut-être tu me ferais espérer... quelle espérance peux-tu me donner?

—D'abord me promettez-vous d'être discret? très-discret?

—Je te le promets.

—Promettez-moi aussi de ne pas recommencer à pleurer... car il faut que je vous parle du roi, votre père...

—Je ne pleurerai plus, Septimine.

—Il y a dix-huit mois de cela, le roi Thierry, votre père, est mort dans son domaine de Compiègne, et le maire du palais, ce méchant Karl-Marteau, vous a fait conduire et emprisonner ici...

—Pourtant mon père m'avait toujours dit: «Mon petit Chilpérik, tu seras roi! comme moi, tu auras des chiens et des faucons pour chasser, de beaux chevaux, des chars pour te promener, des esclaves pour te servir...» Et ici je n'ai rien de tout cela, moi! Mon Dieu! mon Dieu!... que je suis malheureux!

—Quoi! vous allez recommencer à pleurer, malgré vos promesses?

—Non, Septimine... non je ne pleure pas.

—Ce méchant Karl-Marteau vous a donc fait conduire en ce couvent pour régner à votre place, comme il régnait, dit-on, à la place de votre père.

—Il y a pourtant en ce pays des Gaules assez de chiens, de faucons, de chevaux, d'esclaves pour que ce Karl en ait sa suffisance, et moi la mienne.

—Oui... si régner c'est seulement avoir toutes ces choses... mais moi, pauvre fille, je n'en sais rien. Voilà seulement ce que je sais: votre père avait des amis qui sont les ennemis de Karl-Marteau, et ils voudraient vous voir hors de ce couvent.

—Et moi aussi, va, Septimine, je voudrais être hors d'ici!

Après un moment d'hésitation la jeune fille, cessant de filer, dit au jeune prince d'une voix plus basse encore et regardant autour d'elle comme si elle eût craint d'être entendue:—Vous voulez sortir de ce couvent... cela dépend de vous.

—De moi!—s'écria Chilpérik,—et comment faire?

—De grâce, ne parlez pas si haut,—reprit Septimine avec inquiétude en jetant les yeux sur la porte.—Je crains toujours que quelqu'un soit là... à épier...—Puis se levant elle alla sur la pointe du pied écouter à la porte et regarder par le trou de la serrure. Rassurée par cet examen, Septimine revint prendre sa place, se remit à filer, et dit à Chilpérik:—Durant le jour vous pouvez vous promener dans le jardin?

—Oui, mais ce jardin est entouré d'une clôture, et je suis toujours suivi d'un moine; aussi j'aime mieux rester dans cette chambre que de me promener.

—Le soir on vous renferme ici...

—Et un moine couche au dehors à ma porte.

—Regardez un peu par cette fenêtre.

—Pourquoi cela?

—Pour voir si l'élévation de cette croisée à terre vous semble très-effrayante...

Chilpérik regarda au dehors et répondit:—C'est très-haut, Septimine.

—Très-haut? il y a là peut-être huit à dix pieds au plus... Supposez qu'une corde garnie de gros nœuds soit attachée à cette barre de fer que voilà... auriez-vous le courage, la nuit, de descendre le long de cette corde?

—Moi, Septimine... oh! mon Dieu!

—Vous auriez peur?

—Hélas!

—Êtes-vous peu courageux... Je n'aurais pas peur, moi qui ne suis qu'une fille...

L'enfant regarda de nouveau par la fenêtre et reprit en réfléchissant:—Tu as raison... c'est moins élevé que cela ne me l'avait paru d'abord; mais cette corde, Septimine, comment me la procurer? et puis lorsque je serais en bas... pendant la nuit? que ferais-je?

—Au bas de cette fenêtre vous trouveriez mon père, il vous jetterait sur les épaules la mante à capuchon que je porte habituellement; je ne suis guère plus grande que vous; en croisant bien la mante et rabaissant le capuchon sur votre visage, mon père pourrait, la nuit aidant, vous faire passer pour moi, traverser l'intérieur du couvent, regagner sa loge au dehors; là des amis de votre père vous attendraient avec des chevaux; vous partiriez vite, vous auriez toute la nuit devant vous, et le matin quand on s'apercevrait de votre fuite, il serait trop tard pour courir après vous... Maintenant, répondez, aurez-vous le courage de descendre par cette fenêtre pour regagner votre liberté?

—O Septimine! j'en ai fort envie, mais...

—Mais vous avez peur... Fi! un grand garçon comme vous!

—Et cette corde qui me la donnerait?

—Moi... Répondez: êtes-vous décidé? Il faut-vous hâter, les amis de votre père sont dans les environs... ils viendront durant cette nuit et celle de demain attendre avec les chevaux, non loin des murs du couvent...

—Septimine, j'aurai le courage de descendre...

—Un dernier mot, Chilpérik,—dit la jeune fille d'une voix triste et émue:—Ma mère, mon père et moi nous nous exposons à des peines terribles, à la mort peut-être... en favorisant votre fuite! nous n'avons d'autre intérêt à cela que la pitié que vous nous faites... lorsque l'on a proposé à mon père d'aider à votre évasion, on lui a offert de l'argent; il a refusé, disant: «—Je ne veux d'autre récompense que la satisfaction de contribuer à la délivrance de ce pauvre petit, qui est toujours triste ou pleurant depuis dix-huit mois, et qui périrait ici de chagrin.»

—Oh! sois tranquille; quand je serai roi comme mon père, je te ferai de beaux présents.

—Je n'ai pas besoin de vos présents; vous êtes un enfant très à plaindre; voilà ce qui nous touche, et comme disait mon père, qui sait bien des choses, quoique esclave: «—Ce n'est pas parce que ce pauvre petit est fils de roi qu'il m'intéresse, car, après tout, il est de la race de ces Franks qui nous tiennent en esclavage, nous autres Gaulois, depuis Clovis; non, je veux tâcher de le sauver parce qu'il me fait peine à voir...»—Songez-y, Chilpérik, la moindre indiscrétion de votre part attirerait sur nous de terribles malheurs.

—Septimine, je te le promets, je ne dirai rien à personne, j'aurai du courage, et cette nuit même, je tâcherai de fuir pour aller rejoindre les amis de mon père. Oh! quel bonheur!—ajouta l'enfant en frappant dans sa main,—quel bonheur! demain je serai libre... je redeviendrai Roi comme mon père...

—Attendez pour vous réjouir que vous soyez hors d'ici... Maintenant, écoutez-moi bien: on vous enferme toujours après la prière du soir; la nuit est alors tout à fait noire; il vous faudra attendre environ une demi-heure, puis attacher votre corde et descendre; mon père, je vous l'ai dit, vous attendra au bas de cette fenêtre... Est-ce pour cette nuit?

—Oui, c'est convenu; mais cette corde, où est-elle?

—Tenez,—dit Septimine en tirant du milieu du chanvre contenu dans son tablier, une corde enroulée, mince, mais très-forte, garnie çà et là de gros nœuds,—il y a, vous le voyez, à ce bout, un crochet de fer; vous l'attacherez à la barre de cette croisée, puis vous descendez, nœud à nœud, jusqu'à terre; vous n'aurez ainsi rien à craindre.

—Oh! je n'ai plus peur. Mais, cette corde, où la cacher?

—Sous les matelas de votre lit.

—Tu as raison... donne vite...—Et le jeune prince, aidé de Septimine, cacha la corde vers le milieu du lit, entre deux matelas. À peine le lit était-il recouvert, que l'on entendit au loin et au dehors un bruit lointain de clairons. Septimine et Chilpérik se regardèrent un moment interdits; puis la jeune fille dit vivement en retournant s'asseoir sur son escabeau et reprenant sa quenouille.—Il se passe quelque chose d'inaccoutumé au dehors de l'abbaye; on va peut-être venir ici... prenez vos osselets et jouez vite, vite...

Chilpérik obéit machinalement à la jeune fille, s'assit à terre, et se mit à jouer aux osselets, tandis que Septimine continuait de filer tranquillement sa quenouille auprès de la fenêtre. Peu d'instants après, la porte de la chambre s'ouvrit; le père Clément, abbé du monastère, entra, et dit à la jeune fille:—Laisse-nous.

Septimine se hâta de se retirer; mais croyant profiter d'un moment où le moine ne la verrait pas, elle mit son doigt sur ses lèvres, pour recommander une dernière fois la discrétion à Chilpérik. L'abbé s'étant alors retourné brusquement, elle n'eut que le temps de porter la main à sa chevelure pour dissimuler la signification de son premier geste; cependant la Coliberte craignit d'avoir éveillé les soupçons du père Clément, qui la suivit d'un regard pénétrant, ainsi qu'elle s'en aperçut, lorsque arrivée au seuil de la porte, et se retournant une dernière fois pour saluer le père, elle rencontra l'œil scrutateur du moine toujours fixé sur elle.

—Que Dieu nous sauve,—dit la jeune fille saisie d'une angoisse mortelle, en sortant de la chambre.—À la vue du moine, le malheureux enfant est devenu pourpre, et il ne quitte pas des yeux son lit, où est caché la corde. Ah! je tremble pour le petit prince et pour nous.


Karl-Marteau (ou Martel) venait d'arriver au couvent de Saint-Saturnin, escorté seulement d'une centaine de guerriers; il devait bientôt rejoindre un détachement de son armée, qui faisait halte à quelque distance du monastère. Le maire du palais et l'un des chefs de bande qui l'accompagnait venaient d'être introduits dans l'appartement du père Clément, pendant que celui-ci se rendait auprès du jeune prince. Karl-Marteau, alors dans toute la vigueur de l'âge, exagérait encore, dans son langage et dans son costume, la rudesse de la race germanique; sa barbe et sa chevelure d'un blond vif, incultes, hérissées, encadraient ses traits fortement colorés, où se peignait une rare énergie jointe à une sorte de bonhomie parfois joviale et narquoise; son regard audacieux révélait une intelligence supérieure; il portait, comme le dernier de ses soldats, une casaque de peau de chèvre par-dessus son armure ternie; ses bottines de gros cuir étaient armées d'éperons de fer rouillé; à son baudrier de buffle pendait une longue et large épée de Bordeaux, ville alors renommée pour la fabrication de ses armes.

Le guerrier qui accompagnait Karl-Marteau paraissait âgé d'environ vingt-cinq ans; grand, svelte, robuste, il portait avec une aisance militaire sa brillante armure d'acier, à demi cachée par un long manteau blanc à houppes noires à la mode arabe; son magnifique cimeterre à fourreau et à poignée d'or massif, orné d'arabesques de corail et de diamants, était aussi d'origine arabe; l'on ne pouvait imaginer une figure d'une beauté plus accomplie que celle de ce jeune homme; il avait déposé son casque sur une table; sa chevelure noire bouclée, séparée au milieu de son front, sillonné d'une profonde cicatrice, tombait de chaque côté de son mâle visage, ombragé d'une légère barbe brune; ses yeux bleus de mer, au regard ordinairement doux et fier, semblaient cependant exprimer parfois l'obsession d'un chagrin ou d'un remords caché... Alors un tressaillement nerveux fronçait ses noirs sourcils, ses traits, pendant quelques instants, devenaient sombres; mais bientôt ils reprenaient leur expression habituelle, grâce à la mobilité de ses impressions, à l'ardeur de son sang et à l'impétuosité de son caractère. Karl, gardant depuis quelques instants le silence, contemplait son jeune compagnon avec une sorte de satisfaction narquoise. Enfin il lui dit de sa grosse voix rauque:—Berthoald, comment trouves-tu cette abbaye et les champs que nous venons de traverser?

—L'abbaye me semble vaste, les champs fertiles; mais pourquoi cette question?

—Parce que je voudrais te faire un cadeau selon ton goût, mon garçon.—Le jeune homme regarda le chef des Franks avec une surprise profonde. Karl-Marteau continua:—Écoute... En 732, il y a bientôt six ans de cela, lorsque ces païens d'Arabes, établis en Gaule, s'étaient avancés jusqu'à Tours et à Blois, je marchais vers eux; j'ai vu arriver à mon camp un jeune chef suivi d'une cinquantaine de braves diables...

—Ce guerrier, c'était moi...

—C'était toi... fils d'un seigneur frank, mort, m'as-tu dit, dépossédé de ses bénéfices, comme tant d'autres; peu m'importait à moi ta naissance; quand la lame est de bonne trempe, je me soucie peu du nom de l'armurier,—poursuivit Karl sans remarquer un léger tressaillement des sourcils de Berthoald, dont le front rougit et dont le regard s'abaissa avec une sorte de confusion involontaire.—Tu cherchais fortune à la guerre, tu avais rassemblé ta bande de gens déterminés, tu venais m'offrir ton épée et leurs services. Le lendemain, dans les plaines de Poitiers, toi et tes hommes, vous vous battiez si rudement contre les Arabes, que tu perdais les trois quarts de ton monde; tu tuais de ta main Abd-el-Rhaman, le général de ces païens, et tu recevais deux blessures en me dégageant d'un groupe de cavaliers Berbères qui sans toi me tuaient.

—C'était mon devoir de soldat de défendre mon chef.

—Et à moi, mon devoir de chef était de récompenser ton courage de soldat. Jamais je ne l'oublierai, ta vaillance m'a sauvé la vie: mes fils ne l'oublieront pas non plus, ils liront dans quelques notes que j'ai fait écrire sur mes guerres: Lors de la bataille de Poitiers, Karl a dû la vie à Berthoald; que mes fils s'en souviennent en voyant la cicatrice que porte au front ce courageux guerrier.

—Karl, tes louanges m'embarrassent.

—Il me plaît de te louer; je t'aime sincèrement; depuis la bataille de Poitiers je t'ai regardé comme l'un de mes meilleurs compagnons d'armes, quoique tu sois parfois têtu comme un mulet et bizarre dans tes goûts.

—Comment cela?

—Oui, s'il s'agissait de guerroyer au nord ou à l'est contre les Frisons ou les Saxons, au midi contre les Arabes, il n'était pas de plus enragé tapeur que toi; mais lorsqu'il a fallu deux ou trois fois comprimer quelques révoltes de gens de race gauloise, tu bataillais mollement, presque à contre-cœur...

—Karl, les goûts varient,—reprit Berthoald en souriant d'un air forcé qui trahissait une pensée amère.—Il en est souvent du goût des batailleurs comme de celui des femmes: les uns aiment les blondes, les autres les brunes; ils sont de feu pour celles-ci, de glace pour celles-là... Ainsi je préfère à toutes la guerre contre les Saxons et les Arabes.

—Moi, je ne connais point ces délicatesses; aussi vrai que l'on m'a surnommé Marteau, pourvu que je frappe ou que j'écrase ce qui me fait obstacle, tout ennemi m'est bon; je démolis pour fonder... Écoute encore, je croyais après leur déroute à Poitiers, ces chiens d'Arabes, si rudement martelés, qu'ils repasseraient en hâte les Pyrénées; je me suis trompé, ils ont tenu, ils tiennent encore ferme dans le Languedoc; malgré le succès de notre dernière bataille nous n'avons pu nous emparer de Narbonne, place de refuge de ces païens. Il me faut retourner dans le nord de la Gaule; les Saxons redeviennent menaçants. Je regrette de laisser Narbonne aux mains des Sarrazins; mais du moins nous avons ravagé les environs de cette grande cité, fait un immense butin, emmené beaucoup d'esclaves, dévasté, en nous retirant, les pays de Nîmes, de Toulouse et de Béziers; bonne leçon pour ces populations qui avaient pris parti pour les Arabes; elles se rappelleront ce qu'on gagne à quitter l'Évangile pour le Koran, ou plutôt, car je me soucie de Mahomet comme du Pape, ce qu'on gagne à s'allier aux Arabes contre les Franks. Du reste, quoiqu'ils restent maîtres de Narbonne, ces païens m'inquiètent peu: des voyageurs arrivés d'Espagne m'ont appris que la guerre civile a éclaté entre les deux kalifes de Grenade et de Cordoue; occupés à batailler entre eux, ils n'enverront pas de nouvelles troupes en Gaule, et ces maudits Sarrazins n'oseront sortir du Languedoc, d'où je les chasserai plus tard... Tranquille au midi, je retourne au nord; je voudrais auparavant caser à leur goût et au mien bon nombre de braves soldats, qui, comme toi, m'ont vaillamment servi, et faire d'eux de gros abbés, de riches évêques ou de grands bénéficiers.

—Karl, tu voudrais faire de moi un abbé ou un évêque?

—Pourquoi non? L'abbaye et l'évêché ne font-ils pas l'évêque et l'abbé?

—Je ne te comprends pas.

—Écoute encore... Tu l'as vu, je n'ai pu soutenir mes grandes et continuelles guerres du nord et du midi, qu'en recrutant sans cesse des tribus germaines au delà du Rhin, afin de renforcer mes armées; les descendants de ces seigneurs bénéficiers, créés par Clovis et par ses fils, se sont amollis; ils sont devenus aussi fainéants que leurs rois; ils tâchent d'échapper à leur obligation d'amener leurs colons à la guerre, sous prétexte que faute de colons pour cultiver la terre elle ne produit point; enfin, à part quelques évêques batailleurs, vieux endiablés, qui ont quitté le casque pour la mitre, et qui, reprenant la cuirasse, m'amenaient leurs hommes, l'Église n'a pas voulu, ne veut pas contribuer aux frais de la guerre... Or, foi de Marteau, cela ne peut durer... Mes braves guerriers, nouveaux venus de Germanie, les chefs de bande qui, comme toi, m'ont bravement servi, ont droit à leur tour au partage des terres de la Gaule; voyons! n'y ont-ils pas plus droit que ces évêques rapaces, que ces abbés débauchés, qui ont pardieu des sérails comme les kalifes des Arabes! Non, non, je veux mettre ordre à cela, récompenser les courageux, châtier les fainéants et les lâches... Je distribuerai à mes hommes nouvellement arrivés de Germanie, une bonne partie des biens de l'Église... J'établirai ainsi mes chefs et leurs hommes; au lieu de laisser tant de terres et d'esclaves au pouvoir de paresseux tonsurés, je me créerai une forte réserve aguerrie, toujours prête à marcher au premier signal. Donc, pour commencer, je te fais comte en ce pays, et te fais don, Berthoald, de cette abbaye[C], terres, bâtiments, esclaves, à la charge par toi de payer une somme à mon fisc, et de te rendre, avec tes hommes, en armes à mon premier appel.

—Quoi! moi comte en ce pays! moi, possesseur de tant de biens!—s'écria le jeune chef avec joie, pouvant à peine croire à une donation si magnifique;—mais les biens de cette abbaye sont immenses!

—Tant mieux, mon garçon; toi et tes hommes vous vous établirez ici, il doit y avoir de jolies esclaves, vous ferez bonne souche de soldats; d'ailleurs, cette abbaye, et voilà surtout pourquoi je te la donne à toi, cette abbaye doit, par sa position, devenir un poste militaire important. Je concéderai à l'abbé de ce couvent d'autres terres... s'il en reste. Mais ce n'est pas tout, Berthoald, j'ai pour toi autant d'affection que de confiance... je te fais ce don, voilà pour l'affection; reste la confiance, je veux t'en donner une grande preuve en t'établissant ici, et te chargeant d'un devoir si important que...

—Karl, pourquoi t'interrompre?—dit Berthoald en voyant le chef des Franks réfléchir au lieu de continuer de parler.

—Écoute,—reprit Karl après quelques moments de silence.—Depuis près d'un siècle et demi que nous régnons de fait, nous autres, maires du palais... à quoi servaient les rois, ces descendants de Clovis?

—À quoi? mais à rien. Ne t'ai-je pas entendu dire cent fois que ces lâches fainéants passaient leur vie à boire, à manger, à jouer, à chasser, à dormir dans les bras de leurs concubines et à aller à la messe pour racheter quelques crimes commis dans la furie du vin?

—Je t'ai dit, mon garçon, la vérité... Telle était la vie de ces rois fainéants, les bien nommés. Nous autres, maires du palais, nous gouvernions de fait; à chaque assemblée du champ de Mai, nous tirions un de ces mannequins royaux de sa résidence de Compiègne, de Kersy-sur-Oise ou de Braine; on vous plantait mon homme sur un char doré, attelé de quatre bœufs, selon la vieille coutume germanique, et, couronne en tête, sceptre en main, pourpre au dos, le visage orné d'une longue barbe postiche[D], s'il était imberbe, afin de lui donner un certain air de majesté, on promenait autour du champ de Mai ce royal simulacre, qui recevait, pour la forme, foi et hommage des duks, des comtes et des évêques, venus à cette assemblée de tous les coins de la Gaule... La comédie jouée, l'on remettait l'idole dans sa boîte jusqu'à l'an suivant. Or, à quoi bon ces momeries? le vrai roi, le seul roi est celui qui gouverne et se bat! aussi, n'aimant point le superflu, j'ai supprimé la royauté...

—De ceci, Karl, je te loue et t'ai loué; autant qu'à toi, plus qu'à toi, peut-être, tout obscur soldat que je sois, les rois franks, ces descendants de Clovis, m'inspiraient la haine et le mépris...

—Et d'où te venait cette haine?

Berthoald rougit, fronça ses noirs sourcils, et répondit:—J'ai toujours haï la fainéantise et la cruauté.

—Alors tu as eu de quoi haïr amplement... Revenons à ces rois. Le dernier d'entre eux, Thierry IV, mort il y a dix-huit mois, a laissé un fils, un enfant de neuf ans... je l'ai envoyé ici...

—Ici? qu'en veux-tu faire?

—Le garder... voici pourquoi. Nous autres Franks, nous avons l'esprit variable; nous sommes habitués, depuis un siècle et demi, à mépriser ces rois, que jadis nous glorifiions... Aussi, lors du premier champ de Mai qui s'est passé sans la momerie royale, abolie par moi, les comtes et les évêques n'ont eu souci de l'idole qui manquait à la fête; mais, cette année, quelques-uns ont demandé où était le roi; un plus grand nombre, il est vrai, a répondu: À quoi bon le roi?... Cependant il se peut qu'ils veuillent un an ou l'autre revoir le mannequin royal faire son tour du champ de Mai, selon la vieille coutume... peu m'importe, pourvu que je règne. Aussi je leur tiens en réserve l'enfant qui est ici; ce marmot, moyennant une fausse barbe au menton et une couronne sur la tête, figurerait dans le char, ni mieux ni pire que tant d'autres rois de douze ou quinze ans qui ont figuré avant lui! il serait au besoin, l'an prochain, le roi Chilpérik III.

—Des rois de douze ans!... À quel abaissement arrivent les royautés!...

—Il s'en est fallu de peu que la charge de maire du palais, devenue héréditaire, fût non moins abaissée... N'ai-je pas eu un frère, âgé de onze ans, maire du palais d'un roi de dix ans?

—Karl, tu plaisantes!

—Non, pardieu! car ce temps-là ne fut point plaisant pour moi... Ma marâtre Plectrude m'avait fait jeter en prison après la mort de mon père, Pépin d'Héristal... Oui, selon cette bonne dame, je n'étais qu'un bâtard, bon pour le gibet ou pour le froc, tandis que mon père laissait à mon frère Théobald la charge de maire du palais, héréditaire dans notre famille... De sorte que mon frère, âgé de onze ans, devint maire du palais de ce Dagobert III, roi de dix ans[E], qui fut plus tard l'aïeul de ce petit Chilpérik, prisonnier en ce monastère... Ce roi et ce maire du palais enfantins ne pouvaient guère, tu le vois, usurper l'un sur l'autre que des toupies ou des osselets. Aussi la bonne dame Plectrude comptait régner à la place de ces deux marmots, pendant qu'ils joueraient aux billes... Tant d'audace et de sottise ont soulevé les seigneurs franks. Plectrude, au bout de quelques années, a été chassée, son fils aussi. Tandis que moi, Karl, le maudit, le bâtard, je sortais de prison, et devenais, à mon tour, maire du palais de Dagobert III; depuis lors j'ai tant fait de bruit dans le monde en martelant de ci, de là, Saxons, Frisons et Sarrazins, que le nom de Marteau m'en est resté... Dagobert III laissa un fils, Thierry IV, mort il y a dix-huit mois, lequel Thierry était père de ce petit Chilpérik, prisonnier ici. J'ai voulu, en passant dans cette contrée, visiter ce marmot afin de savoir comment il supportait sa captivité. Maintenant, écoute... Je t'ai parlé d'une marque de confiance que je voulais te donner, la voici: Je te confie la garde de cet enfant, le dernier rejeton de Clovis...

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