Les mystères du peuple, Tome V: Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges
LE DÉFILÉ DE GLEN-CLAN.
Le défilé de Glen-Clan est le seul passage praticable à travers le dernier chaînon des montagnes Noires, ceinture de granit qui défend le cœur de la Bretagne. Il est si étroit, le défilé de Glen-Clan, qu'un chariot peut à peine y trouver passage; elle est si rapide, la pente du défilé de Glen-Clan, que six paires de bœufs suffisent à peine à traîner un chariot sur sa rampe escarpée, du haut de laquelle une pierre roulerait d'elle-même avec vitesse jusqu'en bas de ce chemin creusé comme le lit d'un torrent, au fond d'immenses rochers à pic de cent pieds de hauteur. Un bruit lointain, d'abord confus, et de plus en plus rapproché, vient troubler le profond silence de cette solitude; on distingue peu à peu le sourd piétinement de la cavalerie, le cliquetis des armes de fer sur des armures de fer, le pas cadencé de nombreuses troupes de piétons, le cri de la roue des chariots cahotant sur un sol pierreux, le hennissement des chevaux, le mugissement des attelages de bœufs; tous ces bruits divers se rapprochent, grandissent, se confondent, ils annoncent l'approche d'un corps d'armée considérable. Soudain le cri lugubre et prolongé d'un oiseau de nuit se fait entendre à la cime des roches qui surplombent les défilés; d'autres cris, de plus en plus éloignés, répondent au premier signal comme un écho de plus en plus affaibli; puis l'on n'entend plus rien... rien que le bruit tumultueux du corps d'armée qui s'avance. Une petite troupe paraît à l'entrée de ce tortueux passage, un moine à cheval la guide; toujours les gens d'église, toujours! lorsqu'il s'agit d'une conquête spoliatrice et sanglante! À côté de ce moine marche un guerrier de grande taille, revêtu d'une riche armure; son bouclier blanc, sur lequel sont peintes trois serres d'aigle, pend à l'arçon de sa selle, une masse de fer pend de l'autre côté; derrière ce chef frank s'avancent quelques cavaliers accompagnés d'une vingtaine d'archers saxons, reconnaissables à leurs larges carquois.
—Hugh,—dit le chef des guerriers à l'un de ses hommes,—prends avec toi deux cavaliers, cinq ou six archers te précéderont pour s'assurer que nous n'avons pas à craindre d'embuscade; à la moindre attaque, repliez-vous sur nous en poussant le cri d'alarme. Je ne veux pas imprudemment engager le gros de ma troupe dans ce défilé.—Hugh obéit à son chef. Cette petite avant-garde, hâtant le pas malgré la pente rapide de la route tortueuse, disparut à l'un de ses tournants.
—Neroweg, la mesure est sage,—dit le moine;—l'on ne saurait s'avancer avec trop de précaution dans ce maudit pays de Bretagne; je l'habite depuis longtemps, je le connais.
—Ainsi, au sortir de ces défilés, nous entrerons dans un pays de plaine?
—Oui, mais auparavant nous aurons à traverser le marais de Peulven et la forêt de Cardik; puis nous arriverons aux vastes landes de Kennor, rendez-vous des deux autres corps d'armée de Louis-le-Pieux qui se dirigent vers ce point en traversant la rivière de la Vilaine et le défilé des monts Oroch, comme nous allons traverser celui-ci. Morvan, attaqué de trois côtés, est perdu.
—Je crains toujours de tomber dans quelque embuscade. Comment un passage aussi important que celui-ci n'est-il pas défendu?
—Tu vas le comprendre. Je t'ai dit le plan de campagne de Morvan, tel qu'il m'a été livré par Kervor, excellent catholique, et chef des tribus du sud que nous venons de traverser sans rencontrer la moindre résistance.
—Il est vrai; ces populations nous apportaient des vivres, et à ta voix s'agenouillaient à notre passage.
—Du temps des autres guerres, tu aurais laissé la moitié de tes troupes dans ce pays entrecoupé de marécages, de haies et de bois; aujourd'hui, tu l'as traversé en maître! D'où vient ce changement? de ce que la foi catholique pénètre peu à peu chez ces peuples jusqu'alors indomptables; nous leur avons prêché la soumission à Louis-le-Pieux, les menaçant du feu éternel s'ils résistaient à vos armes. Ils ont craint l'enfer et nous ont obéi.
—En effet, plusieurs Centeniers de ces vieilles bandes, qui ont guerroyé ici du temps de Karl-le-Grand, me disent chaque jour qu'ils ne reconnaissent plus ce peuple breton, jadis presque invincible. Cependant, moine, malgré tes explications, je ne puis comprendre que le passage de ces défilés soit abandonné.
—Rien de plus simple, cependant; Morvan, d'après son plan de campagne, comptait sur la résistance des tribus que nous venons de traverser, et que cette résistance durerait deux ou trois jours; Kervor, chef de ces tribus, est au contraire venu m'instruire des desseins de Morvan, et m'assurer que ses hommes ne se battraient pas; ces excellents catholiques ont tenu parole; aussi, en un jour, sans tirer l'épée, tu as traversé un pays qui, sans la défection de Kervor, devait te coûter plus de trois jours de bataille et le quart de tes troupes. Morvan, ne se doutant pas de ta prompte arrivée aux défilés de Glen-Clan, ne les enverra occuper que ce soir ou demain; il n'a pas assez de combattants pour les laisser un ou deux jours oisifs, surtout lorsqu'il est attaqué de trois côtés différents par trois corps d'armée.
—Je n'ai rien à répondre à cela, père en Christ; tu connais le pays mieux que moi. Ah! que cette guerre réussisse, j'aurai ma part des terres de la conquête. Selon la promesse de Louis-le-Pieux, je deviendrai aussi puissant seigneur en Bretagne que Gonthram, mon frère aîné, l'est en Auvergne, depuis la conquête de Clovis.
—Et tu n'oublieras pas de doter les églises. Songes-y, sans l'appui des prêtres catholiques, aucune conquête n'est possible!
—Je ne serai pas ingrat, bon père; j'emploierai une partie du butin que nous ferons ici à bâtir une chapelle à saint Martin, pour lequel notre famille a toujours conservé une dévotion particulière; mais, toi, qui sais les usages de ces damnés Bretons, en quels lieux cachent-ils leur argent? L'on dit que lorsqu'ils fuient leurs maisons, ils ne laissent que les quatre murs, et se retirent, avec leurs trésors, au fond de retraites inaccessibles?
—Quand nous arriverons au cœur du pays, où s'est concentrée la résistance, je t'indiquerai le moyen de découvrir ces riches cachettes; elles sont presque toujours enfouies au pied de certaines pierres druidiques, pour lesquelles grand nombre de ces païens conservent un culte idolâtre; ils croient ainsi mettre leurs trésors sous la protection de leurs dieux exécrables!
—Mais, ces pierres, où les chercher? À quels signes les reconnaître?
—C'est mon secret, Neroweg; ce sera le nôtre, lorsque nous serons, je te l'ai dit, au cœur du pays.—En devisant ainsi, le moine et le chef frank gravissaient lentement les pentes escarpées du défilé; de temps à autre quelqu'un des cavaliers ou des soldats de pied, détachés en éclaireurs, venaient instruire Neroweg de leurs observations. Enfin, Hugh, de retour, apprit à son chef que rien ne pouvait faire soupçonner une embuscade. Neroweg, complétement rassuré par ces rapports et par les affirmations du moine, donna l'ordre de faire avancer ses troupes, les hommes de pied d'abord, ensuite les cavaliers, après eux les bagages, et enfin un dernier corps de soldats de pied. Le corps d'armée s'ébranlant, s'engagea dans cette passe si resserrée, que quatre hommes pouvaient à peine y marcher de front. Cette longue et tortueuse file d'hommes, couverts de fer, pressés les uns contre les autres, et cheminant lentement, offrait, du sommet des rochers qui dominaient cette route étroite, un aspect étrange; on eût dit un gigantesque serpent à écailles de fer déployant ses replis sinueux dans un ravin creusé entre deux murailles de granit. La confiance des Franks, assez ébranlée au moment où ils s'engagèrent dans ce passage si propice aux embuscades, se raffermit bientôt. Déjà l'avant-garde, que précédaient Neroweg et le moine, approchait de l'issue du défilé de Glen-Clan, tandis que, commençant à peine à y entrer, les chariots de bagages, attelés de bœufs, se mettaient en mouvement suivis de l'arrière-garde, composée de cavaliers Thuringiens et d'archers Saxons. Les derniers chariots et la tête de l'arrière-garde entraient dans le défilé, lorsque soudain le cri lugubre d'un oiseau de nuit, cri semblable à ceux qui avaient salué l'approche des Franks, retentit de loin en loin sur la cime des deux escarpements; aussitôt s'en détachant, poussés par des bras invisibles, plusieurs énormes blocs de rochers roulèrent, bondirent du haut en bas des montagnes avec le fracas de la foudre, tombèrent au milieu des chariots, et en broyèrent un grand nombre, écrasant ou mutilant leurs attelages. Les voitures brisées, les bœufs tués ou furieux de leurs blessures, s'affaissant ou se ruant les uns contre les autres, jetèrent un désordre effroyable dans l'arrière-garde des Franks, hors d'état d'avancer parmi ces obstacles, et ainsi séparée du gros des troupes, elle fut réduite à l'impuissance. Dans toute la longueur du défilé de Glen-Clan, des fragments de rochers roulèrent ainsi du haut des cimes, écrasant, décimant la file compacte des guerriers; ce gigantesque serpent de fer, mutilé, coupé en plusieurs tronçons ensanglantés, grouillait convulsivement au fond du ravin, lorsque ses deux faîtes, se couronnant d'une foule de Bretons, jusqu'alors cachés, ceux-ci firent pleuvoir une grêle de flèches, d'épieux, de pierres, sur les cohortes franques éperdues, épouvantées, impuissantes et enserrées entre ces deux murailles de granit, du sommet desquelles nos rudes hommes envoyaient à l'ennemi une mort prompte et sûre. Vortigern commandait ces vaillants, son arc d'une main, son carquois au côté; pas un de ses traits ne manquait son but. Terrible boucherie! superbe carnage! les cris de guerre et de triomphe des Gaulois armoricains répondaient aux imprécations des Franks! terrible boucherie! superbe carnage! cela dura tant que nos hommes eurent à lancer une pierre, un trait, un épieu. Ses munitions et celles de ses compagnons épuisées, Vortigern s'écria de la cime d'un rocher, en faisant aux Franks un geste de défi:—Nous défendrons ainsi notre sol pied à pied; chacun de vos pas sera marqué par votre sang ou par le nôtre: toutes nos tribus ne sont pas lâches et traîtres comme celles de Kervor, le bon catholique!
—Et Vortigern entonna le chant guerrier laissé par son aïeul Scanvoch, le frère de lait de Victoria la Grande: «—Ce matin nous disions:—Combien sont-ils donc ces Franks?—Combien sont-ils donc ces barbares?—Ce soir nous dirons:—Combien étaient-ils ces Franks?—Combien étaient-ils ces barbares?»
LE MARAIS DE PEULVEN.
Le parais de Peulven est immense; il forme, à l'est et au sud, une sorte de baie; ses rives sont bordées par la lisière de l'épaisse forêt de Cardik; au nord et à l'ouest, il baigne la pente adoucie des collines qui succèdent aux derniers chaînons des montagnes Noires dont les cimes apparaissent à l'horizon, empourprées par les derniers rayons du soleil; une jetée, ou langue de terre aboutissant aux confins de la forêt, traverse le marais de Peulven dans toute sa longueur; le silence est profond dans cette solitude; les eaux dormantes réfléchissent les teintes enflammées du couchant; de temps à autres des volées de courlis, de hérons et d'autres oiseaux aquatiques, s'élevant du milieu des roseaux dont le marais est en partie couvert, tournoient ou montent vers le ciel en poussant leurs cris plaintifs. Plusieurs cavaliers franks, après avoir gravi le revers de la colline, arrivent à son faîte, y arrêtent leurs chevaux; leurs regards plongent au loin sur le marais, et après quelques moments d'examen ils tournent bride afin d'aller rejoindre Neroweg et le moine dont les soldats ont été décimés, quelques heures auparavant, au fond des défilés de Glen-Clan, et, ensuite, continuellement harcelés sur leur route par de petites troupes de Bretons qui, embusquées derrière les haies ou dans de profonds fossés à demi couverts de broussailles, attaquaient à l'improviste l'avant-garde ou l'arrière-garde des Franks, et après des engagements acharnés disparaissaient à travers ce terrain coupé d'obstacles de toute nature, impraticable à la cavalerie, et complétement inconnu des soldats de pied qui n'osaient s'éloigner de la colonne principale, craignant de tomber dans de nouvelles embuscades. Neroweg, à cheval, à côté du moine, se tenait au sommet d'une colline peu éloignée de celle que les éclaireurs avaient gravie; il attendait leur retour pour continuer sa route. À quelque distance du chef, l'avant-garde faisait halte; plus loin, le gros de ses troupes faisait halte aussi; une partie de l'arrière-garde avait dû rester à une lieue de là pour garder les bagages, les chariots et les blessés de ce corps d'armée qui auraient ralenti sa marche. Les traits du chef des Franks étaient sombres, abattus; il disait au moine:—Ah! quelle guerre! quelle guerre! J'ai combattu les North-mans, lorsqu'ils ont attaqué nos camps fortifiés à l'embouchure de la Somme et de la Seine; ces damnés pirates sont de terribles ennemis, aussi prompts à l'offensive qu'à la retraite qu'ils trouvent dans ces légers bateaux à bord desquels ils viennent des mers du Nord jusque sur les côtes de la Gaule; mais par saint Martin! ces maudits Bretons sont encore plus endiablés, plus insaisissables que ces pirates, redoutables hommes pourtant que ces North-mans! ils ont été l'inquiétude des dernières années de Karl, le grand empereur! ils sont la désolation de son fils.—Puis Neroweg répéta d'un air sinistre,—Ah! quelle guerre! quelle guerre!
Le moine se retourna sur sa selle, et étendant la main dans la direction que les troupes des Franks venaient de parcourir, il dit à Neroweg:—Regarde vers l'Occident.
Le chef des Franks, suivant l'indication du prêtre, vit derrière lui, de loin en loin, des tourbillons de fumée teintée de feu qui s'élevaient des collines que l'armée laissait derrière elle. Le moine dit alors au Frank:
—Vois! l'incendie signale partout notre passage; les bourgs, les villages abandonnés par leurs habitants en fuite, ont été par nos ordres livrés aux flammes; les Bretons n'ont pas, comme les pirates North-mans, la ressource de leurs bateaux pour fuir sur l'Océan avec leurs richesses. Nous poussons devant nous ces populations fuyardes, les deux autres corps d'armée de Louis-le-Pieux font de leur côté une pareille manœuvre, aussi devons-nous comme eux arriver demain matin dans la vallée de Lokfern; là se trouveront refoulées, acculées, les populations attaquées depuis plusieurs jours au sud, à l'est et au nord; là, entourées d'un cercle de fer, elles seront anéanties ou emmenées en esclavage. Ah! cette fois la Bretagne à jamais domptée sera soumise enfin à la foi catholique et à la puissance des Franks! Qu'importe que tes soldats aient été décimés pour le triomphe de la foi et de la royauté franque! les troupes qui te restent, jointes aux autres corps de l'armée, ne suffiront-elles pas pour exterminer les Bretons?
—Moine,—répondit brusquement Neroweg,—tes paroles ne me consolent pas de la mort de tant de vaillants guerriers, dont les os blanchiront au fond du défilé de Glen-clan et dans les bruyères de ce maudit pays!
—Envie plutôt leur sort; ils sont morts pour la religion, le paradis leur est assuré.
Neroweg hocha la tête et reprit après un assez long silence:—Tu m'as promis de m'indiquer les lieux où ces païens Bretons enfouissent leurs richesses?
—Écoute: au delà du marais de Peulven que nous devons traverser, est une forêt profonde, où se trouvent grand nombre de pierres druidiques; je suis certain qu'en fouillant à leurs pieds, nous trouverons de grosses sommes d'argent enfouies là depuis le commencement de la guerre.
—Et à cette forêt, quand arriverons-nous?
—Ce soir, avant la tombée de la nuit.
—Engager mes troupes si tard dans cette, forêt, et tomber dans quelque embuscade pareille à celle du défilé, non! non!—s'écria Neroweg;—le jour touche à sa fin, nous camperons cette nuit au milieu des collines nues où nous sommes; l'on n'a point à redouter ici de surprises.
—Tes éclaireurs sont de retour,—dit le prêtre au chef des Franks,—interroge-les avant de prendre une résolution.
—Neroweg,—dit l'un des cavaliers qui venaient de descendre le versant de la colline opposée,—aussi loin que la vue peut s'étendre, l'on n'aperçoit rien sur le marais, pas un homme, pas un bateau et sur ses rives aucune hutte, aucun retranchement. La lisière d'une grande forêt borne ce marais à l'horizon.
Le chef frank, impatient de juger de la disposition du terrain, eut bientôt, suivi du moine, atteint le faîte de la colline; de là il vit l'incommensurable nappe d'eau dont la morne surface miroitait aux derniers feux du soleil couchant; la chaussée verdoyante, coupant de grands massifs de roseaux, allait rejoindre la lisière de la forêt.—Il n'y a pas du moins à craindre d'embûches durant la traversée de cette solitude,—dit Neroweg;—cette marche peut durer une demi-heure au plus.
—Et il reste environ une heure de jour,—reprit le moine.—La forêt que tu aperçois là-bas s'appelle la forêt de Cardik; elle s'étend très-loin à droite et à gauche du marais, puisque à l'ouest elle atteint le rivage de la mer armoricaine; mais la partie qui fait face à la jetée a tout au plus un demi-quart de lieue de largeur; nous pourrons l'avoir traversée avant la fin du jour, et nous arriverons alors aux landes de Kennor, plaine immense où tu pourras camper en toute sécurité. Demain à l'aube, nous retournerons dans la forêt fouiller au pied des pierres druidiques où doivent être enfouies les richesses des Bretons.
Neroweg, après quelques moments d'hésitation, tenté par la cupidité, envoya un homme de son escorte donner l'ordre à ses troupes de se mettre en marche afin de traverser la chaussée, large d'environ trente pieds, parfaitement plane, recouverte d'herbe fine et accessible aux regards d'un bout à l'autre. Neroweg se sentit rassuré; néanmoins se souvenant des rochers de Glen-Clan, il ordonna prudemment à plusieurs cavaliers de précéder de cent pas les troupes. Celles-ci, à la suite de leur chef, commençant de défiler sur la chaussée, elle fut bientôt couverte de troupes dans toute sa longueur; au loin l'on voyait massées depuis le pied jusqu'au sommet de la colline les dernières cohortes de l'armée, s'ébranlant à mesure qu'arrivait leur tour de passage. Soudain, de loin en loin et du milieu de plusieurs massifs de roseaux, disséminés le long de la langue de terre, s'élevèrent des cris d'oiseaux de nuit, cris semblables à ceux qui avaient déjà retenti sur la cime des rochers de Glen-clan. À ce signal les coups sourds et réitérés de plusieurs cognées semblèrent répondre, puis la chaussée, en différents endroits, s'effondra sous les pieds des soldats; malheur à ceux qui se trouvèrent sur ces espèces de trappes, construites de poutres et de fortes claies cachées sous une couche de terre gazonnée; cette invention, due à Vortigern, qui durant ses longues veillées d'hiver s'amusait au charronnage; cette invention fort simple était d'un succès certain; ces ponts mobiles pouvaient ou supporter le poids des troupes qui les traversaient, ou basculer sous leurs pas, si l'on coupait à coups de hache certaines énormes chevilles de bois, seul point d'appui de ces planchers volants. Vortigern et bon nombre d'hommes de sa tribu, plongés dans l'eau jusqu'au cou, s'étaient tenus immobiles, muets, invisibles au milieu des roseaux qui à l'endroit des trappes bordaient la jetée. Lorsqu'elle fut entièrement couverte de soldats Franks, les haches jouèrent, les chevilles, tombèrent, et elle se trouva soudain coupée par plusieurs tranchées de vingt pieds de largeur au fond desquelles s'entassèrent pêle-mêle piétons, cavaliers et chevaux, reçus dans leur chute sur la pointe aiguë d'une grande quantité de pieux enfoncés à fleur d'eau. À l'aspect de ces terribles piéges s'ouvrant sous leurs pas, aux cris féroces des blessés, un effroyable désordre suivi d'une terreur panique se répand parmi les Franks; croyant la chaussée partout minée, ils refluent éperdus les uns sur les autres, soit en avant, soit en arrière des tranchées; les chevaux épouvantés se cabrent, se renversent, ou furieux s'élancent dans le marais où ils disparaissent avec leurs cavaliers. Au plus fort de la déroute, Vortigern et ses Bretons, choisis parmi les meilleurs archers, se dressent du milieu des roseaux et font pleuvoir une grêle de traits sur cet amoncellement de guerriers éperdus de frayeur, se foulant aux pieds ou écrasés par les chevaux; d'autres cris de guerre lointains répondent à l'appel de Vortigern, et une foule de Bretons sortis de la lisière de la forêt se rangent en bataille sur la rive du marais, prêts à disputer aux Franks le passage, s'ils osaient le tenter. La vue de ces nouveaux ennemis porte à son comble la panique des troupes de Neroweg; au lieu de marcher vers la lisière de la forêt, elles tournent casaque afin de rejoindre le gros de l'armée encore massée sur la colline, et se ruent de ce côté avec une telle furie que la profondeur des tranchées est bientôt comblée par les corps d'une foule de guerriers blessés, mourants ou morts, et cet entassement de cadavres sert de pont aux fuyards criblés de traits par les Bretons. Alors Vortigern et ses vaillants répètent ce chant de guerre dont avaient déjà retenti les défilés de Glen-Clan: «—Ce matin, nous disions:—Combien sont-ils ces Franks?—Combien sont-ils ces barbares?—Ce soir, nous disons:—Combien étaient-ils ces Franks?—Combien donc étaient-ils ces barbares?»
LA FORÊT DE CARDIK.
—Quelle guerre! quelle guerre!—disaient les guerriers de Louis-le-Pieux, laissant à chaque pas les ossements de leurs compagnons au milieu des rochers et des marais de l'Armorique. Quelle guerre! chaque haie des champs, chaque fossé des prairies cache un Breton au coup d'œil sûr, à la main ferme: la pierre de la fronde, la flèche de l'arc sifflent et ne manquent jamais le but... Quelle guerre! Le creux des précipices, la vase des eaux dormantes, engloutissent les cadavres des soldats franks; pénètrent-ils dans les forêts, le danger redouble; chaque taillis, chaque cime d'arbre recèle un ennemi. Aussi la veille, n'osant pénétrer dans la forêt de Cardik, soudain environnée d'une ceinture de braves, Neroweg, échappé au désastre du marais de Peulven, Neroweg a fui en disant:—Quelle guerre! quelle guerre!—La nuit, il l'a passée, ainsi que son armée, de plus en plus amoindrie, la nuit il l'a passée sur les collines, où il ne redoutait pas d'embuscades. Voici l'aube; la honte, la rage au cœur, songeant à sa déroute de la veille, le chef frank fait sonner trompettes et clairons. À la tête de ses guerriers il traverse de nouveau la jetée du marais; il veut pénétrer de vive force dans la forêt de Cardik. Piétons et cavaliers foulent de nouveau les cadavres entassés dans la profondeur des tranchées; aucune embuscade n'a retardé le passage des Franks. Au lever du soleil les dernières phalanges ont traversé le marais, toutes les troupes de Neroweg sont développées sur la lisière de la forêt; elle sert de retraite aux Gaulois armoricains; ils s'y sont retirés la veille. Ces bois séculaires s'étendent à l'ouest jusqu'aux bords escarpés d'une rivière qui se jette dans la mer, et à l'est, jusqu'à d'insondables précipices. Furieux de sa défaite de la veille, espérant piller les richesses enfouies au pied des pierres druidiques, le chef frank peut à peine contenir son ardeur farouche; toujours accompagné du moine, grièvement blessé la veille, il s'avance vers la forêt: les chênes, les ormes, les frênes, les bouleaux pressent leurs troncs gigantesques, entrelacent leurs branchages; entre ces troncs, ce ne sont que taillis, ronces, broussailles; une seule route tortueuse s'offre à la vue de Neroweg; il s'y engage; c'est à peine si le jour peut pénétrer cette voûte de verdure, formée par les cimes touffues des grands arbres. Des fourrés de houx de sept à huit pieds d'élévation bordent le chemin, leurs feuilles épineuses rendent ces retraites impénétrables. Les soldats, ne pouvant s'écarter ni à droite ni à gauche, sont forcés de suivre ce défilé de verdure, encore frappés du souvenir de leurs désastres récents, ils s'avancent avec défiance à travers la sombre forêt de Cardik, se parlant à voix basse, et de temps à autre interrogeant d'un regard inquiet la cime touffue des arbres ou les taillis des bords de la route. Cependant rien n'a jusqu'alors justifié la crainte des cohortes; le bruit sourd et cadencé de leur marche, le cliquetis de leurs armures, troublent seuls le silence de la forêt. Ce silence même redouble le vague effroi des Franks; ils étaient d'abord silencieux aussi les défilés de Glen-Clan et le marais de Peulven! Déjà plus de la moitié de l'armée est engagée dans ces grands bois lorsqu'à l'un des détours de la route, Neroweg, qui marchait en tête, accompagné du moine, s'arrête tout à coup... Aussi loin que sa vue peut s'étendre, devant lui, à gauche, à droite, il voit un immense abattis d'arbres; des chênes, des ormes de cent pieds de hauteur et quinze ou vingt pieds de tour, tombés sous la cognée des bûcherons, couvraient le sol, tellement enchevêtrés dans leur chute, que leurs branches énormes, leurs troncs gigantesques, formaient une barrière infranchissable à la cavalerie; les gens de pieds seuls auraient pu, après des peines inouïes, escalader ces obstacles et s'y frayer un passage à coups de hache.—Ah! quelle guerre!—s'écria de nouveau Neroweg en fermant les poings.—Après le défilé, le marais! après le marais, la forêt! À peine me restera-t-il le tiers de mes troupes lorsque je rejoindrai les autres chefs... Oh! Gaulois indomptables! Bretons endiablés! que les flammes de l'enfer vous soient ardentes!
—Ils y brûleront, les idolâtres! jusqu'au jour du dernier jugement, car ils méprisent la foi catholique!—s'écria le moine.—Courage, Neroweg! courage! ce dernier obstacle surmonté, nous arriverons aux landes de Kennor. Là nous rallierons les deux corps de l'armée de Louis-le-Pieux, et nous pénétrerons dans la vallée de Lokfern, où nous exterminerons, jusqu'au dernier, ces maudits Armoricains.
—Est-ce le courage qui me manque, moine insensé?—s'écria Neroweg furieux.—M'as-tu vu manquer de vaillance? Toi qui nous conduis, tu nous as déjà fait tomber deux fois dans des embuscades. Par le grand saint Martin! tu serais d'accord avec l'ennemi que tu ne nous aurais pas autrement guidés!
—Ces périls, ne les ai-je pas bravés avec toi?—répondit dédaigneusement le prêtre en montrant son bras gauche soutenu par une écharpe ensanglantée.—Cette blessure reçue hier dans le marais de Peulven, ne te répond-elle pas de ma bonne foi? Quant à ces abattis d'arbres, quoiqu'ils nous paraissent s'étendre à perte de vue, ils sont peut-être plus bornés que nous ne le pensons.
—Qu'importe! comment trouver une autre route que celle-ci? la seule, as-tu dit, qui traverse cette forêt, partout ailleurs impraticable à une armée.—Le moine, hochant la tête d'un air pensif, ne répondit rien. Les troupes commençaient de murmurer, en proie au découragement et à une terreur croissante, lorsque trois cris d'oiseaux nocturnes dominèrent le tumulte. Aussitôt, de derrière les abattis d'arbres, et du faîte de ceux qui bordaient la route, les frondeurs et les archers bretons, embusqués, assaillirent les Franks d'une nuée de pierres et de flèches; d'énormes branches sciées au sommet des chênes s'en détachaient, et tombant, écrasaient ou mutilaient les soldats: nouvelle panique, nouveau carnage des Franks; cavaliers renversés de leurs montures, piétons broyés sous les pieds des chevaux, soldats aveuglés, déchirés en se précipitant effarés au milieu des fourrés de houx hérissés de pointes. Quel doux spectacle pour les yeux d'un Gaulois de l'Armorique! Gémissements des mourants, imprécations des blessés, menaces de mort contre le moine accusé de trahison... Quel doux concert à l'oreille d'un Gaulois de l'Armorique! Le carnage allait croissant au milieu de cette panique, lorsque Vortigern, tenant son arc d'une main et s'attachant de l'autre à l'une des branches qui dominaient le point le plus élevé de l'abattis d'arbres, parut aux yeux des Franks; sa voix sonore fit entendre ces paroles:—Et maintenant, maudits, traversez, si vous le pouvez, cette forêt; nos carquois sont vides; nous allons vous attendre aux abords de la vallée de Lokfern!—Puis avisant le chef des Franks, qui, descendu de cheval, opposait aux pierres et aux traits des assaillants son grand bouclier blanc, où se voyaient peintes trois serres d'aigles dorées, Vortigern, reconnaissant à cet emblème un fils des Neroweg, poussa une exclamation de surprise et de haine, ajusta sur la corde de son arc sa dernière flèche, et la lançant au chef des guerriers, s'écria:—Moi, descendant de Joël, je t'envoie ceci à toi, descendant de Neroweg, tué par mon aïeul Karadeuk-le-Bagaude.—La flèche siffla, et effleurant la bordure inférieure du bouclier du Frank, lui traversa le genou au-dessous du cuissard. À cette vive douleur, Neroweg, tombant agenouillé, s'écria, désignant le Gaulois à plusieurs arbalétriers saxons:—Tirez! tirez sur ce bandit!
Trois flèches saxonnes volèrent, deux d'entre elles s'enfoncèrent en vibrant dans la branche d'arbre à laquelle se tenait Vortigern; mais le troisième trait l'atteignit au bras gauche. Le descendant de Joël, arrachant aussitôt de sa plaie le fer acéré, le rejeta sanglant contre les Franks avec un geste de méprisant défi, et disparut derrière les branchages. Par trois fois, le cri de l'oiseau nocturne se fit entendre dans la forêt, et les Bretons se dispersèrent par des sentiers connus d'eux seuls, chantant ce vieux bardit de guerre, qui se perdit peu à peu dans l'éloignement:«—Ce matin, nous disions:—Combien sont-ils, ces Franks?—Combien sont-ils ces barbares?—Ce soir, nous disons:—Combien étaient-ils ces Franks?—Combien donc étaient-ils ces barbares?»
LES LANDES DE KENNOR.
Elles ont environ quatre lieues de longueur et trois lieues de largeur, les landes de Kennor; elles forment un vaste plateau; il s'abaisse au nord vers la vallée de Lokfern; il est borné à l'ouest par une large rivière qui, à peu de distance, se jette dans la mer armoricaine; la forêt de Cardik et les dernières pentes de la chaîne du Men-Brèz bordent ces landes; elles sont couvertes, dans toute leur étendue, de bruyères hautes de deux à trois pieds, l'ardent soleil caniculaire les a presque desséchées. Unie comme un lac, cette plaine immense, nue, déserte, offre un aspect désolé. Un vent violent, soufflant de l'est, fait onduler, comme des flots, les hautes bruyères couleur de feuilles mortes. Le ciel, par cette journée de vent et de hâle, est d'un azur éclatant; le soleil d'août inonde de sa lumière torride ce désert, dont le silence est seulement parfois troublé par l'aigre cri des cigales ou par les longs gémissements de la bise qui siffle dans ces landes. Bientôt, longeant le bord de la rivière, une masse noire, confuse, paraît, s'étend, s'augmente, et se dirige vers le centre de la plaine de Kennor. C'est un des trois corps de l'armée que Louis-le-Pieux conduit en personne contre les Gaulois bretons. Longtemps avant son apparition, d'autres troupes, formées en cohortes compactes, descendaient à l'est les dernières pentes de la chaîne du Men-Brèz, s'avançant aussi vers la plaine, lieu marqué pour la jonction des trois armées qui avaient envahi l'Armorique, incendiant, ravageant le pays sur leur passage et repoussant les populations vers la vallée de Lokfern. Seules, les troupes de Neroweg, engagées dans la forêt de Cardik depuis le matin, manquaient encore à ce rendez-vous. Enfin elles sortent en désordre des bois et se reforment en phalanges. Après des fatigues et des travaux inouïs, se frayant un passage la hache à la main, abandonnant la cavalerie, obligée de rebrousser chemin vers les marais de Peulven, les troupes de Neroweg sont parvenues à traverser la forêt, diminuées presque de moitié, autant par les pertes subies dans le passage des défilés et des marais, que par la défection de nombreuses cohortes qui, dans leur panique croissante, et malgré les ordres de leurs chefs, ont suivi le mouvement de retraite de la cavalerie. Ces trois corps d'armée se sont aperçus; leur marche converge vers le centre de la plaine; déjà la distance qui les sépare s'est tellement amoindrie, que de l'un à l'autre de ces corps, on voit miroiter au soleil les armures, les casques et le fer des lances. Les phalanges de Louis-le-Pieux, descendues les premières dans la plaine par les pentes du Men-Brèz firent halte, afin d'attendre des autres corps. Ces troupes démoralisées, décimées comme celles de Neroweg, ensuite de leur longue marche à travers des périls, des embûches de toutes sortes, reprenaient cependant courage. Elles allaient, cette fois, combattre en plaine, après avoir traversé cet immense plateau, que l'on pouvait mesurer des yeux dans toute son étendue; il ne devait cacher aucun piége; cette dernière bataille allait mettre fin à la guerre; les Bretons acculés dans la vallée de Lokfern seraient écrasés par des forces trois ou quatre fois supérieures aux leurs. Les premières cohortes des deux armées venant des bords de la rivière et de la forêt, allaient se confondre avec les troupes de Louis-le-Pieux... Soudain vers l'est d'où soufflait un vent sec et violent, de petits nuages de fumée, d'abord presque imperceptibles, s'élèvent, de loin en loin, sur les confins de la lande qui se prolongeait jusqu'à la dernière pente du Men-Brèz; puis ces points fumeux s'étendant, se reliant entre eux sur un développement de plus de deux lieues, forment peu à peu une immense ceinture de fumée noirâtre, rougie d'ardents reflets... Le feu vient d'être allumé en cent endroits à la fois par les Gaulois bretons dans les bruyères desséchées des landes de Kennor! Poussée par la violence de la bise, cette houle de flammes, embrassant bientôt l'horizon de l'est au midi, des versants du Men-Brèz à la lisière de la forêt, s'avance, rapide comme les grandes marées que le souffle du veut précipite encore... Épouvantés à la vue de ces flots embrasés qui arrivent sur leur droite avec la vitesse de l'ouragan, les Franks hésitent un moment: à leur gauche est une rivière profonde, derrière eux la forêt de Cardik, devant eux la pente du plateau qui s'abaisse vers la vallée de Lokfern; Louis-le-Pieux, se sauvant à toute bride dans la direction de cette vallée, donne à ses troupes le signal de la fuite, espérant sortir du plateau avant que les flammes, envahissant la lande entière, aient coupé tout passage à l'armée. La cavalerie, impatiente d'échapper au péril, rompt ses rangs, suit l'exemple du roi frank, traverse les cohortes d'infanterie, les culbute, leur passe sur le corps. Elles se débandent; le désordre, le tumulte, la terreur sont à leur comble: les flots de feu avancent, avancent toujours... La course la plus impétueuse ne saurait longtemps les devancer. L'immense nappe de feu atteint d'abord les soldats renversés, mutilés par le choc de la cavalerie, enveloppe ensuite le gros de l'armée; en un instant, les phalanges effarées sont dans la flamme jusqu'au ventre. Par la vaillance de nos pères! c'est l'enfer des damnés en ce monde! douleurs atroces! inouïes! gai spectacle pour l'œil d'un Gaulois breton! des cavaliers franks, bardés de fer, tombés de leurs chevaux, grillent dans leur armure rougie, comme tortues dans leurs écailles; des piétons font des sauts réjouissants pour échapper au flot embrasé; il les rejoint, les devance; leurs pieds, leurs jambes, brûlés jusqu'aux os ne peuvent plus les soutenir, ils s'affaissent, ils tombent dans la fournaise en poussant des hurlements affreux; des chevaux, malgré leur course haletante, sentant la flamme qui les poursuit dévorer leur flancs et leurs entrailles, deviennent furieux; frappés de vertige, ils se cabrent, se renversent sur leurs cavaliers; chevaux et cavaliers roulent au milieu du feu: les chevaux hennissent, les hommes gémissent ou hurlent; un immense concert d'imprécations, de cris de douleur et de rage, monte vers l'azur du ciel avec la flamme de ce magnifique hécatombe de guerriers franks! Oh! qu'elle était belle à voir, la lande de Kennor, rouge et fumante encore, une heure après son embrasement, qui avait mis en braise jusqu'aux racines des bruyères! Splendide brasier de trois lieues d'étendue! couvert de milliers de débris humains, informes, calcinés, chaude curée, au-dessus de laquelle tournoyaient déjà les bandes de corbeaux de la forêt de Cardik. Gloire à vous, Bretons! plus d'un tiers de l'armée des Franks a trouvé la mort dans les landes de Kennor.
—Quelle guerre! quelle guerre!—disait aussi Louis-le-Pieux.—Oui, guerre impitoyable, guerre sainte, trois fois sainte, d'un peuple qui défend sa liberté, sa famille, son champ, son foyer! O terre antique des Gaules! vieille Armorique! mère sacrée! tout devient arme pour tes rudes enfants! rochers, précipices, marais, bois, landes enflammées! O Bretagne à demi glacée par le poison mortel du souffle catholique! Bretagne trahie, frappée au cœur, frappée à mort par l'épée des rois franks, perdant ton généreux sang par la poitrine de tes enfants, tu subiras peut-être le joug des conquérants et des prêtres de Rome; mais les os de tes ennemis écrasés, noyés, brûlés dans cette lutte suprême, diront à nos descendants la résistance héroïque de la Gaule armoricaine!
LA VALLÉE DE LOKFERN.
L'armée des Franks, décimée par l'incendie de la lande de Kennor, avait fui en désordre dans la direction de la vallée de Lokfern que dominait l'immense plateau où s'étaient réunis les trois corps de troupes. Échappée au désastre, emportée par l'impétuosité de sa course, une partie de la cavalerie franque, suivant Louis-le-Pieux dans sa course précipitée, arriva la première aux confins du plateau. Là, les cavaliers, poussés par la terreur, et ne songeant qu'à se dépasser les uns les autres, virent au-dessous d'eux, au pied du versant qu'il leur fallait descendre pour l'attaquer, la nombreuse cavalerie bretonne, rangée en bataille et commandée par Morvan et Vortigern, cavalerie rustique, mais intrépide, aguerrie et parfaitement montée. Les Franks, entraînés sur la pente rapide du vallon par la fougue de leurs chevaux, et ne pouvant les maîtriser, afin de se reformer en ordre d'attaque, s'élancèrent à toute bride en masses confuses, dans l'espoir d'écraser la cavalerie ennemie sous l'irrésistible élan de cette descente impétueuse; mais soudain se divisant en deux corps, commandés l'un par Morvan, l'autre par Vortigern, les cavaliers armoricains prirent la fuite à droite et à gauche, au lieu d'attendre les Franks. Le vaste espace qui s'étendait du pied de la colline à la rivière, se trouvant ainsi dégagé par la volte subite et rapide des Gaulois, les premiers rangs des Franks purent à grand'peine arrêter leurs chevaux à cent pas du bord de la Scoër. Alors Morvan et Vortigern, profitant du désordre des ennemis, successivement arrêtés par la largeur de la rivière, revinrent au combat, les prirent en flanc, à droite, à gauche, les chargèrent avec furie, et en firent un effroyable carnage, culbutant dans les eaux les Franks qui échappaient à leurs sabres ou à leurs haches. Pendant ce combat acharné, les débris de l'infanterie de Louis-le-Pieux, fuyant aussi la lande embrasée de Kennor, arrivèrent tour à tour en désordre; mais, ces troupes, se reformant en cohortes sur le sommet des versants de la vallée, s'élancèrent sur les cavaliers bretons d'abord vainqueurs, et, changeant la face du combat, cette réserve les écrasa sous le nombre; de l'autre côté de la rivière, leur dernière barrière, était rangée la rustique infanterie gauloise, laboureurs, bergers, bûcherons, armés de piques, de faux, de haches, les plus exercés portant l'arc et la fronde. Derrière eux, dans une enceinte défendue par des abattis de bois et des fossés, étaient rassemblés les femmes, les enfants des combattants; ces familles éplorées fuyant devant l'invasion, avaient emporté leurs objets les plus précieux, et attendaient dans une angoisse terrible l'issue de cette dernière bataille.
Pleure! pleure! Bretagne, et pourtant glorifie-toi! Tes fils écrasés par le nombre ont résisté jusqu'à la fin! tous sont tombés blessés ou morts en défendant leur liberté! La rivière était en un endroit guéable pour l'infanterie; le moine qui avait guidé Neroweg indiqua aux troupes de Louis-le-Pieux ce passage, et elles le traversèrent après l'extermination de la cavalerie de Morvan. Les Armoricains, rangés sur l'autre rive de la Scoër, défendirent héroïquement le terrain pied à pied, homme à homme, se repliant vers l'enceinte fortifiée, dernier refuge de leurs familles. Les soldats catholiques de Louis-le-Pieux, le catholique, marchant sur des monceaux de cadavres, assaillirent l'enceinte fortifiée dont tous les défenseurs étaient tués ou blessés. Les Franks, selon leur coutume, égorgèrent les enfants, violèrent les femmes et les filles dans le sang de leurs proches, les dépouillèrent et les emmenèrent esclaves dans l'intérieur de la Gaule. Ermold le Noir, un moine, compagnon de Louis-le-Pieux dans cette guerre impie (toujours les gens d'église), en a écrit le récit en vers latins. Il raconte de la sorte la mort de Morvan: «—Bientôt le bruit se répand que la tête du chef des Bretons a été apportée au roi des Franks.—Les Franks accourent en poussant des cris de joie pour contempler ce spectacle;—l'on se passe de main en main la tête sanglante de Morvan, horriblement déchirée par le glaive qui l'a séparée du tronc.—L'abbé Witchaire est appelé pour reconnaître si c'est bien celle du chef des Bretons.—Le moine jette de l'eau sur cette tête;—l'ayant lavée, il en écarte la longue chevelure et déclare qu'il reconnaît les traits de Morvan.—Ainsi la Bretagne, qui était perdue pour les Franks, est de nouveau placée sous leur dépendance[E].»
Vortigern, petit-fils d'Amael, a écrit ce récit de la guerre des Franks contre la Bretagne: laissé pour mort sur les rives de la Scoër, lorsqu'il a repris ses sens, un jour et une nuit s'étaient passés depuis la défaite des Bretons. Quelques druides chrétiens, guidés par Caswallan, qui, blessé, avait cependant échappé au massacre, vinrent sur le champ de bataille recueillir les blessés survivants. Vortigern fut de ce nombre; il apprit que sa sœur Noblède, femme de Morvan, et quelques autres femmes et jeunes filles réfugiées dans l'enceinte fortifiée, s'étaient donné la mort pour se soustraire aux outrages des Franks et à l'esclavage. Vortigern, après que l'abbé Witchaire avait eu quitté la maison de Morvan, afin d'aller annoncer à Louis-le-Pieux le refus des Gaulois armoricains au sujet du tribut qu'il exigeait d'eux, Vortigern était retourné avec sa femme et ses enfants, près de Karnak, pour y moissonner ses champs. La moisson faite, il laissa sa famille dans la maison de ses pères, et alla rejoindre Morvan afin de combattre l'armée de Louis-le-Pieux. Vortigern, à peine guéri de ses blessures, revint à Karnak, où il retrouva sa femme et ses enfants; les Franks n'avaient pas osé pousser leur invasion au delà des vallées de Lokfern, laissant l'Armorique ravagée, dépeuplée de ses plus courageux défenseurs, mais non soumise et n'attendant que le moment de se révolter de nouveau. Vortigern a joint cette légende aux autres récits de sa famille, ainsi que les deux pièces de monnaie karolingiennes, don de Thétralde, une des filles de Karl-le-Grand. Ce jour-ci, 20 novembre de l'année 818, les pieuses reliques de la famille de Joël se composent de la faucille d'or d'Hêna, de la clochette d'airain de Guilhern, du collier de fer de Sylvest, de la croix de Geneviève, de l'alouette de casque de Scanvoch, de la garde de poignard de Ronan le Vagre, de la crosse abbatiale de Bonaïk l'orfévre, et des pièces de monnaie karolingiennes de Vortigern.
FIN DES PIÈCES DE MONNAIE KAROLINGIENNES.
Moi, fils aîné de Vortigern, j'écris ici la date de la mort de mon père. Je l'ai perdu hier, le cinquième jour du mois de février 889.—La Bretagne a vu de tristes temps et notre famille de plus tristes jours encore, par la division de mes deux frères: l'un a quitté notre pays pour s'en aller dans les pays du nord avec les pirates North-mans; le cœur me saigne à ces souvenirs, je n'ai ni le courage ni la volonté d'écrire ici ces lamentables récits; peut-être mon fils aîné, Gomer, aura-t-il un jour ce courage et cette volonté qui me manquent.
FIN DU CINQUIÈME VOLUME.
Les Notes et la Table de ce volume sont renvoyées à la fin du sixième volume.
Paris.—Imprimerie de madame veuve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.