Les Nez-Percés
CHAPITRE X
LE CHIEN-FLAMBOYANT
L'hiver de 1833-34 particulièrement rigoureux dans toute l'Amérique septentrionale, et surtout à l'ouest des Montagnes-Rocheuses. Chose extraordinaire le rio Columbia gela, à diverses places, sur des étendues de plusieurs milles, et principalement aux environs du fort. Vancouver, c'est-à-dire à trente lieues environ de son embouchure.
Les vieux voyageurs du Nord-Ouest ne parlent jamais qu'avec effroi de cette terrible saison, qui coûta la vie à des milliers d'Indiens et à une grande quantité de trappeurs blancs. Les factoreries établies immédiatement sur les bords de la baie d'Hudson, depuis la rivière Thlewdiza jusqu'aux chutes d'Albany, furent décimées. Dans toute cette région, l'esprit de vin se figea et des rochers énormes éclatèrent, comme s'ils eussent été minés avec de la poudre.
Pour être moins intense au pied des Montagnes-Rocheuses et dans la
Colombie, la température n'y sévit pas moins avec une violence inouïe.
Tous les cours d'eau furent glacés; et, comme je viens de le dire, le fleuve principal prit lui-même avec assez de force pour obliger les Indiens à recourir aux traîneaux. Heureusement que, vers la fin de janvier, il tomba une bonne quantité de neige. Le ciel s'adoucit, et les communications qui avaient été interrompues furent renouées.
La plaine, entre les rivières Umatala et Voila-Voila, se déroulait à perte de vue, comme une immense nappe blanche dont les franges bleuâtres se confondaient avec le firmament. En la regardant, rien ne heurtait le rayon visuel, rien que quelques arbustes cristallisés par la gelée, et qui étincelaient au soleil comme des girandoles de pierreries.
Nulle maison, du reste, nulle hutte apparente dans cette vaste campagne. Seulement quelques minces filets de fumée montant à l'horizon près du ruisseau des Nez-Percés, et de temps en temps un individu, homme ou femme, soigneusement enveloppé dans une robe de buffle et chaussé de raquettes, glissant, comme une ombre sur la neige, annonçaient que ces lieux n'étaient pas complètement déserts.
En se rapprochant du ruisseau, on remarquait des monticules par le sommet desquels la fumée s'échappait en spirale.
L'ouverture qui lui livrait issue était étroite, juste assez grande pour laisser passer un homme. Une pierre plate la bouchait à demi. Cette ouverture conduisait à une cabane construite sous la neige. On y descendait au moyen d'un perche, dans laquelle étaient pratiquées des entailles pour poser le pied.
Arrivé dans la hutte, une acre odeur de graillon vous saisissait tout d'abord à la gorge, tandis que des vapeurs opaques vous prenaient aux yeux et vous empêchaient de voir à l'intérieur.
Après quelques minutes pour s'habituer à cette atmosphère lourde, écoeurante, on distinguait une fourmilière d'hommes, femmes, enfants et chiens qui grouillaient dans la loge ou se chauffaient autour d'un feu d'eulekon. L'enceinte formait un carré long; le foyer était au centre, à deux pieds environ de l'ouverture supérieure. De chaque côté s'étendaient des lits en peaux ou en nattes de jonc, distribués en haut et en bas comme les cadres d'un navire, et séparés par des compartiments également en jonc. On en comptait huit ou dix par hutte, c'est-à-dire autant qu'il y avait de familles dans la loge. A des traverses en bois, qui s'entre-croisaient au plafond, pendaient des armes, des instruments de chasse et de pêche, du poisson séché, des quartiers de venaison et des bottes de plantes et de racines bonnes à manger ou à panser les blessures.
C'était là toute l'ornementation, tout le mobilier, à l'exception pourtant des albinos ou paquets de pelleteries qui servaient de sièges aux chefs de la chambrée, et des tikkinagons, planches peinturées, ornées de verroteries et de fanfreluches sur lesquelles les squaws emmaillotent leurs pouparts.
Dans l'une de ces demeures souterraines, nous retrouverons Merellum, la Petite-Hirondelle. Mais elle est bien changée! Sous la couche d'ocre qui cache son visage, jadis si charmant, on découvre l'empreinte de cruelles souffrances. Elle travaille à broder, avec de la rassade et des piquants de porc-épic, une tunique de cuir de daim, tandis que d'autres femmes, vêtues de robes tissées avec du duvet de cygne, s'occupent, soit à préparer des aliments, soit à blanchir des peaux avec la pierre ponce, et que les hommes jouent au heullome [12] ou devisent entre eux.
[Note 12: Pour une description de ce jeu, voir la Tête-Plate.]
Parmi ces derniers, on remarque l'Aigle-Gris et son fils, le
Castor-Industrieux.
Molodun habite aussi cette cabane, mais il est absent pour le moment, et visite ses alliés les Arcs-Plats, les Voila-Voilas, les Indiens-de-Sang et les Serpents; car on a appris tout dernièrement que les Chinouks ont traversé la Colombie au-dessus du cap de la Roche-Rouge, et que, renforcés des Clallomes, ils s'avancent vers l'ienhus.
Merellum prête une oreille attentive aux discours de ses ennemis. Son coeur bondit de joie en entendant dire qu'Oli-Tahara n'est pas mort et qu'une amulette magique lui a sauvé la vie. Elle connaît la valeur du Dompteur-de-Buffles, elle sait combien il l'aime, et elle espère qu'il la délivrera d'une captivité qui devient chaque jour plus insupportable. Molodun l'a ménagée, il est vrai, jusqu'ici, par crainte des parents de sa femme; mais se montrera-t-il encore aussi réservé, et si, comme il est probable, les Clallomes ont immolé Lioura, les Nez-Percés ne se vengeront-ils pas en torturant, enfin la pauvre Merellum? Jadis, elle ne tenait guère à l'existence. Mais, depuis quelques lunes, depuis qu'elle a rencontré le trappeur blanc, ses idées ont subi une métamorphose. Elle se plaît à tresser des couronnes pour les brillantes images qui reviennent caresser ses rêves et ses insomnies. Elle songe à l'avenir; elle aime à respirer; elle se creuse sans cesse l'esprit pour trouver le moyen de s'échapper de sa prison.
Rien n'est moins aisé cependant, car elle est gardée à vue avec toute la scrupuleuse vigilance d'une relique, et jamais elle ne sort de la loge sans être accompagnés par la femme de Renolunc, la Panthère-Cruelle, ou celle de l'Aigle-Gris, la Flèche-Rapide. Néanmoins, aujourd'hui Merellum a foi dans sa destinée. Un pressentiment lui dit qu'elle trompera la surveillance des Nez-Percés. Elle écoute avidement leur conversation.
L'Aigle-Gris a pris la parole.
Il dit avec l'emphase particulière aux Indiens:
«—Oui, braves Nez-Percés, Molodun remportera la victoire sur les Chinouks, car il a épousé Lioura ma fille, et je descends de Manabozzo, qui fut toujours protégé par le Grand-Esprit.
«Je dirai à mes frères comment:
«Il y a bien des lunes, alors les Visages-Pâles n'étaient pas, et les
Peaux-Rouges étaient sept: quatre guerriers et trois squaws.
«Un Manitou vint sur la terre, et y prit une femme choisie entre les trois squaws.
«Elle eut quatre fils de Manitou.
«Le premier fut Manabozzo, l'ami de la race humaine.
«Le second fut Chibiabos, qui a soin des morts et commande leur territoire.
«Le troisième, Ouabano, qui s'enfuit vers le Nord dès qu'il vit la lumière, et fut changé en lapin blanc.
«Il est, là-bas, le Grand-Esprit.
«Le quatrième, Chokamipok, l'Esprit de la pierre à feu.
«La femme de Manitou mourut aussitôt après leur avoir donné le jour, et h guerre éclata parmi ses enfants.
«Manabozzo accusa son frère Chokamipok d'avoir tué leur mère. Il s'arma contre lui, le poursuivit, le rencontra, lui livra un combat et le vainquit, après une lutte longue et terrible.
«L'ayant renversé et percé avec son couteau, il lui arracha les entrailles qui se changèrent on vigne.
«Puis il coupa sa chair en morceaux, et ces morceaux devinrent des pierres à feu.
«Manabozzo se retira ensuite dans son wigwam avec son frère Chibiabos et s'occupa à rendre les hommes heureux.
«Il leur enseigna à fabriquer des cabanes, des arcs, des flèches et des harpons.
«Et les hommes reconnaissants adorèrent Manabozzo.
«Les autres Manitous du ciel furent jaloux de sa puissance et conspirèrent contre lui.
«Mais comme ils ne pouvaient l'atteindre à cause de sa sagesse et de son habileté, ils tachèrent de surprendre Chibiabos.
«Chibiabos était, comme je vous l'ai dit, le frère aîné de Manabozzo.
«Celui-ci conseilla à Chibiabos de ne pas le quitter et de marcher toujours à son côté.
«L'autre fut imprudent.
«Un jour, il s'aventura sur le grand fleuve, qui était gelé comme à présent.
«Les Manitous ne l'eurent pas plutôt vu qu'ils brisèrent glace sous ses pieds, et Chibiabos se noya.
«Manabozzo, chagrin et furieux, leur déclara la guerre. Il les chassa avec les armes qu'il avait inventées, les atteignit et en précipita un grand nombre dans les abîmes.
«Sa douleur n'était pas apaisée; ses lamentations firent gémir les échos des montagnes.
«Il se couvrit, la face de noir et pleura son frère pendant six hivers.
«Touchés de sa peine, les Manitous se consultèrent pour tacher de le calmer.
«A cet effet, ils construisirent une loge sacrée près de celle de Manabozzo et préparèrent un festin de viande d'animal et de chair de poisson.
«Ils invitèrent Manabozzo à y prendre part.
«A leur prière il vint, triste et désolé.
«Les Manitous lui servirent des mets exquis, puis ils lui offrirent du tabac délicieux, des peaux magnifiques et une tasse d'une liqueur qui dissipe la mélancolie.
«Manabozzo mangea, accepta les présents, but la liqueur.
«Après cela, ils dansèrent la grande danse médicinale, et il fut guéri.
«Heureux de sa joie, les manitous voulurent la combler.
«Par leur puissance, Chibiabos fut rappelé à la vie; mais il lui fut défendu d'entrer dans la loge sacrée.
«Quand il parut, on lui tendit par une fente un tison ardent, avec ordre de régner sur le pays des morts et d'entretenir pour les hommes un feu éternel.
«Manabozzo monta après cela sur le dos d'un aigle qui le transporta vers le Grand-Esprit.
«Il en reçut le don de guérir les maladies et de vaincre tous ses ennemis.
«Ce don, il le transmit à ses fils qui le confièrent à leurs descendants.
«C'est d'eux que moi, l'Aigle-Gris, je le tiens, et c'est par eux que j'ai pu le communiquer à Molodun, le mari de ma fille Lioura.»
Après ces mots, prononcés avec un ton d'orgueil indicible, le vieillard se leva et se mit à danser autour du feu en battant la mesure sur un tambourin qu'il avait décroché d'une poutrelle.
—Oui, les Nez-Percés triompheront des Chinouks, clamèrent les assistants en imitant les grimaces de l'Aigle-Gris.
Les femmes, les enfants, se joignirent aux hommes, et la loge devint bientôt le théâtre d'une scène de turbulente confusion, impossible à décrire.
Elle fut tout à coup troublée ou plutôt redoublée par un aboiement si lugubre, si retentissant, que les Indiens en tressaillirent tombèrent pêle-mêle, la face contre terre, en poussant des hurlements de terreur.
On aurait dit que tous ils avaient vu la Mort approcher à grands pas.
Quoique élevée par les sauvages et au courant de leurs rites, Merellum ne comprenait rien à cette soudaine révolution.
Elle cherchait à s'en expliquer la cause, quand la pierre qui fermait à moitié la sortie de la loge fut subitement reculée, et une tête horrible parut à la place.
Des flammes jaillissantes, rouges et bleues, l'enveloppaient.
—Le Chien-Flamboyant! le Chien-Flamboyant! le Chien-Flamboyant! s'écrièrent sur tous les tons de la gamme les Nez-Percés, grands et petits.
Un deuxième aboiement, plus sinistre encore que le premier, répondit à leurs accents d'effroi.
Et un long corps, entièrement couvert de ces flammes rouges et bleues qui entouraient la tête, tomba tout d'une pièce au milieu des sauvages, fous d'épouvante.
Semblables à des autruches, pressées par un chasseur, ils couraient ça et là en désordre et cherchaient à se cacher la tête sous leurs pelleteries.
L'étrange créature exhala un troisième aboiement aussi formidable que les précédents, et se mit à rire en gambadant dans la cabane comme un démon.
Elle n'était que feu de la plante des pieds à la pointe des cheveux. On eût pu la prendre pour un météore vivant.
Un instant Merellum partagea l'appréhension générale. Mais les quelques connaissances scientifiques que lui avait inculquées Poignet-d'Acier la mettaient jusqu'à un certain point au-dessus des superstitions indiennes, dont elle ne se servait que quand elles étaient favorables à ses intérêts.
Aussi revint-elle promptement de l'émoi que lui avait causé l'apparition du Chien-Flamboyant.
Alors elle l'examina hardiment, et, bien qu'elle ne pût se rendre compte des flammes qui semblaient sourdre par ondes de son corps, elle reconnut que c'était un homme, un nègre.
Il était grand, maigre, osseux, couvert d'une peau d'animal noircie, qui emprisonnait ses membres comme un maillot, et marchait à quatre pattes en bondissant et se dressant tour à tour à la manière des singes.
Sans s'inquiéter de la perturbation qu'il avait soulevée dans la hutte, il saisit une tranche de saumon fumé, s'établit, sans façon, sur son séant et se mit à manger à belles dents eu faisant, entendre de temps à autre un grognement de satisfaction.
Puis il tourna autour de lui ses gros yeux ronds et blancs et partit d'un violent éclat de rire. Se moquait-il de la panique dont il était la cause, ou voulait-il assouvir le plaisir qu'il éprouvait d'avoir assouvi sa faim?
Cela fait, il frotta ses mains sur son visage et sur son accoutrement, et les flammes qui s'en échappaient doublèrent de force. Durant une minute il nagea dans un tourbillon de feu.
La frayeur des Nez-Percés augmenta encore et se traduisit par des cris inarticulés.
Mais le Chien-Flamboyant continua ses frictions en sautant, de côté et d'autre, faisant tomber des éclairs partout, où il passait, et bientôt la loge souterraine parut envahie par un incendie.
En allant ainsi, tantôt à droite, tantôt à gauche, il s'arrêta plusieurs fois devant Merellum et murmura chaque fois en français:
—Squaw belle! squaw belle! mais pas Indienne, pas Indienne en tout.
La jeune fille comprenait bien cette langue; mais, étonnée et redoutant ses ennemis, elle n'osait interroger son singulier admirateur. Enfin, après vingt évolutions en tous sens, il s'approcha d'elle et lui dit directement:
—Massa commander à squaw d'être prête. Nègre revenir bientôt!
Là-dessus, le Chien-Flamboyant lança une série d'aboiements qui mit en rage toute la gent canine de l'ienhus, et, s'accrochant avec ses doigts aux bords du trou de sortie, il disparut, par un rapide mouvement de projection des membres inférieurs hors de la loge..
Derrière lui, comme trace de son passage, il laissait, tout ainsi que nos diables du moyen âge, une suffocante odeur de soufre.
Et si ce n'était pas le diable pour les Nez-Percés, ce n'était pas moins, car c'était le fils de Chibiabos, l'Esprit du feu.
CHAPITRE XI
LA BATAILLE
Les habitants de la loge pas encore revenus de la stupeur où les avait plongés l'apparition du Chien-Flamboyant, quand un grand tumulte d'hommes, de chiens et de chevaux se fit entendre au dehors.
—C'est Molodun qui arrive! s'écria l'Aigle-Gris. Que chacun des guerriers se prépare à marcher contre l'ennemi!
Renolunc secoua la tête d'un air sombre en disant:
—Les présages sont mauvais. Scoucoumé est irrité contre nous. Déjà la confection du bouclier sacré a été suivie d'une tempête de sinistre augure. La venue de l'Esprit du feu n'annonce rien de bon non plus.
—J'ai rendu à Molodun son arc de dent de narval; nous sommes sûrs de la victoire, répondit l'Aigle-Gris.
—Mon père est libre de le penser, mais moi je crois le contraire, repartit le Castor-Industrieux à voix basse et de façon à n'être entendu que par le vieillard; les Manitous ne sont pas apaisés. La dernière expédition de la Roche-Rouge nous a coûté plus de deux fois cent guerriers. A peine nous en reste-t-il deux fois cent à conduire contre les Chinouks…
—Et nos alliés!…
—Nos alliés périront comme nous. Il faudrait faire un sacrifice à
Scoucoumé.
—Mais nous n'avons plus d'esclaves!
—Et cette face blanche! fit Renolunc en désignant du regard Merellum, qui réfléchissait aux mystérieuses paroles du nègre.
—Cette face blanche! Jamais, mon fils, jamais, tant que ta soeur Lioura, ma fille, vivra! Si par malheur nous sommes vaincus, ce sera le moyen d'arrêter les Chinouks par leurs auxiliaires les Clallomes. Leur dévouement à cette squaw m'est connu. Ils consentiront à tout pour la ravoir.
Avant que Renolunc eût répliqué, Molodun parut dans la hutte.
Il était vêtu d'une longue robe de buffle, le poil tourné en dehors et serrée à la taille par une corde de crin. Des mitas et des mocassins élégamment brodés couvraient ses pieds et ses jambes. Sur son épaule se balançaient son laineux arc en dent de narval et un carquois de peau de loup marin, renfermant une douzaine de flèches, toutes empoisonnées. Un couteau à scalper était passé à sa ceinture, et un tomahawk pendait par un cordeau à son poignet. Une profusion de plumes multicolores ornait sa chevelure. Son visage, sa poitrine et ses bras étaient bigarrés de peintures.
Son premier coup d'oeil, en entrant, fut adressé à Merellum.
Un jeune homme lui présenta alors l'albino qui lui était propre et dont personne autre que lui n'avait le droit de se servir.
Il s'assit, reçut des mains de l'Aigle-Gris un calumet qu'il fuma lentement en silence pendant plusieurs minutes, et dit:
—J'ai l'oreille ouverte au discours de mes frères.
—Sois donc le bienvenu dans la loge, mon fils, répliqua le vieillard.
—Amènes-tu les alliés? demanda Renolunc.
—Oui, Molodun amène deux fois cinquante guerriers, choisis parmi les meilleurs des Voila-Voilas; deux fois quarante Arcs-Plats; deux fois vingt Indiens-de-Sang et deux fois soixante Serpents.
—Ah! dit l'Aigle-Gris, avec tous ces braves nous n'aurons pas de peine à écraser nos ennemis et à leur reprendre ma pauvre Lioura.
Le Renard-Noir essaya de dissimuler une grimace, mais son mouvement n'échappa point au Castor-Industrieux.
—Je suis certain, dit-il, que mon frère est de mon avis. Il pense que
Lioura a été tuée par les Chinouks.
Molodun devina une intention maligne dans cette question indiscrète.
Il répliqua par une interrogation:
—Mes frères ont-ils des nouvelles de l'ennemi?
—Oui, dit l'Aigle-Gris; il doit être à présent près de la Grande-Combe.
—Alors, dit Molodun avec joie, nous avons le temps de danser la danse de la guerre avant de partir. Qu'on dresse un festin dans la loge du conseil!
—Il sera fait suivant tes ordres, mon fils, dit le vieillard.
Mais comme il prononçait ces mots, un Indien tout essoufflé se montra à l'entrée de la loge.
—Les Chinouks! les Chinouks! cria-t-il.
—Où sont-ils? fit le chef.
—A cinq mille pas d'ici, sur la Grande-Rivière. Les jappements de leurs chiens retentissent jusqu'à nous. Que mes frères écoutent! C'est le mugissement du taureau d'Oli-Tahara!
Le meuglement lointain d'un buffle venait effectivement d'éclater.
Les Nez-Percés s'entre-regardèrent avec émoi. Ils ne s'attendaient pas à une attaque aussi soudaine.
Cette impression dura peu toutefois.
—Que mes frères me suivent! cria Molodun.
Et, s'adressant aux femmes:
—Vous garderez la prisonnière, sans la quitter pour aucun motif, et ne laisserez pénétrer personne ici jusqu'à mon retour.
Il s'élança hors de la loge et tous les hommes valides l'accompagnèrent.
Le temps était sombre, le ciel d'un gris inflexible; quelques flocons de neige jouaient dans l'air.
Sur l'emplacement de l'ienhus, cinq à six cents guerriers, armés d'arcs, de flèches, de traits, de couteaux et de massues se tenaient prêts à partir: les uns montés dans des traîneaux d'écorce, tirés par des chiens-loups ou des chevaux, les autres à pied, mais chaussés de raquettes, et tous, hommes et bêtes, en proie à une excitation fébrile, qui s'exprimait par des clameurs effrayantes.
Ils n'avaient ni drapeaux ni pennons, mais des signes particuliers distinguaient les diverses tribus: les Arcs-Plats étaient reconnaissables à leur arme de prédilection; les Voila-Voilas, aux peaux de boeufs encornées dont ils se couvraient la tête; les Serpents, aux reptiles empaillés dont ils s'étaient fait des colliers et des anneaux; les Indiens-de-Sang, qui se prétendent les plus anciens et les plus nobles du désert américain, aux plumes de condor plantées droites dans leurs chevelures; les Nez-Percés, aux ornements de leurs narines; et dans cette foule étrange, démoniaque, où l'horrible s'accouplait au grotesque, on remarquait encore quelques Grosses-Babines, ainsi nommés par les Canadiens-Français, à cause des morceaux d'os ou de bois qu'ils se logent entre la lèvre inférieure et les gencives pour allonger la première.
Quant aux costumes de cette bande, quant aux peintures qui la chamarraient, quant à la physionomie de son ensemble, je renonce à les décrire.
Ma plume est impuissante. La palette d'un peintre n'aurait pas assez de nuances.
Molodun, l'Aigle-Gris et Renolunc sautèrent, dans un traîneau en forme de canot, décoré à son avant d'un hibou, et s'avancèrent vers la place du village, où les principaux chefs des tribus tenaient conseil.
La délibération fut courte. Les moments pressaient; car, à chaque minute, les mugissements du taureau d'Oli-Tahara devenaient plus distincts. Il fut convenu que les Arcs-Plats se porteraient avec les Voila-Voilas sur le bord de la Colombie, et qu'ils le couvriraient d'une ligne de tirailleurs, pendant que les Nez-Percés, avec le reste des alliés, recevraient l'ennemi de front, tout en cherchant à jeter une partie de leurs forces sur l'autre rive du fleuve, afin de tâcher de cerner les Chinouks ou tout au moins de les assaillir en tête et sur les flancs.
Ce plan n'était point maladroit. Et ici je me permettrai de faire observer que certains voyageurs ont avancé trop légèrement que les sauvages de l'Amérique septentrionale n'apportaient ni ordre ni stratégie dans leurs batailles. A peine ces voyageurs admettent-ils que les Peaux-Rouges font usage de tactique, tandis qu'au contraire ils sont fort habiles dans les choses de la guerre, et combinent toujours avec une rare sagacité leurs systèmes d'attaque ou de défense.
Renolunc, le Castor-Industrieux, avait eu l'idée de ce plan, qui fut aussitôt mis à exécution.
Les traîneaux des Arcs-Plats commencèrent à défiler.
Chacun était monté par six ou huit hommes, et mené par une quinzaine de chiens, de chaque côté desquels se tenait un Indien en raquettes, qui devait les suivre à la course, stimuler on refréner leur ardeur, avec un fouet muni d'un aiguillon.
Les hommes avaient leurs arcs bandés, leurs flèches ajustées.
Ils étaient prêts à tirer.
Mais aucun coup ne devait être porté, aucun cri proféré avant que Molodun, le chef de l'expédition, n'eût donné le signal en sonnant d'une trompe qu'il avait jadis enlevée à un chasseur blanc.
Le départ s'opéra donc au milieu d'un silence relatif.
Arrivés devant le rio Columbia, Molodun et l'élite de ses guerriers étant descendus des traîneaux mirent leurs raquettes. Une partie des véhicules fut rangée comme un rempart devant le village et confiée à la garde des chiens, l'autre s'élança à fond de train sur la glace pour gagner la rive septentrionale du fleuve, pendant que le chef déployait sa bande en ligne droite afin de masquer le passage de la troupe chargée d'entourer les Chinouks.
Ceux-ci se montraient déjà derrière les bourdigneaux, amoncellement de glaçons dont la Colombie était hérissée.
A cet endroit, elle est fort resserrée et n'a pas plus d'un demi-mille de largeur.
Des côtes assez escarpées la bordent au nord; mais au sud elle se trouve presque de niveau avec la plaine.
Les Chinouks, qui avaient espéré tomber à l'improviste sur les Nez-Percés, ne les eurent pas plutôt aperçus qu'ils lâchèrent le houp de guerre. Un son rauque, parti de la trompe de Molodun, et instantanément suivi de vociférations sans nom, riposta à cette provocation.
L'air fut obscurci par une grêle de flèches.
L'engagement commença, à travers un tourbillon de neige et des clameurs à épouvanter les plus farouches animaux. Rien d'humain, rien qui puisse emprunter à la nature un point de comparaison dans tous ces cris, chassés, croisés, froissés, heurtés, confondus, qui, pour appartenir à la race bestiale entière, n'appartenaient à aucun animal en particulier.
Il y eut bientôt un inénarrable mélange d'hommes, de chiens, de chevaux, de choses.
On se frappait avec les armes, avec les poings, avec les pieds, avec tout. Les massues résonnaient sur les crânes comme sur des enclumes. Le sang coulait à flots. Il sillonnait la glace en ruisseaux pourpres. La mêlée augmentait. Les cadavres s'exhaussaient les uns sur les autres et formaient des monceaux, des barrières que les combattants s'opposaient comme des boucliers.
La neige, soulevée par les pattes des chiens, par la pointe des raquettes, par les ricochets des flèches, volait en nuages au-dessus des deux armées; et plus haut, les hérauts de la mort, les vautours, passant et repassant en essaims, sonnaient le glas des victimes.
Au loin, dans la campagne, se montraient furtivement les loups blancs, ces autres courtisans des grandes tueries. On voyait leurs museaux rouges se profiler aux angles des bois; on entendait leur jappement continu qui, sinistre accompagnement, semblait servir de basse au hourvari général, tandis que, d'intervalle en intervalle, un mugissement prolongé dominait toutes ces voix échauffées par de brûlants appétits.
C'était Tonnerre, le taureau d'Oli-Tahara, réclamant le droit de faire sa partie dans l'horrible concert.
Et on le voyait bondir au milieu de la multitude, rejetant derrière lui des fragments de glace concassée sous ses sabots, et exhalant par ses naseaux en feu une épaisse fumée.
A califourchon sur sa large encolure, la main droite crispée au manche d'un tomahawk; la main gauche à la poignée d'un coutelas, Oli-Tahara pressait ses adversaires avec une indicible ardeur. Partout où il allait, des masses de cadavres marquaient son chemin. Avec ses cornes puissantes, le taureau enfonçait les rangs les plus serrés, baissant la tête jusqu'au ras de la glace, puis la relevant avec deux ou trois hommes éventrés qu'il envoyait ensuite rouler à dix pas sur leurs compagnons glacés d'épouvante. Chaque mouvement du redoutable animal était marqué par la retraite des ennemis. Et pendant ce temps-là, à droite, à gauche, en avant, en arrière, frappait le métis. Ses armes étaient émoussées, mais ses bras ne se lassaient pas. Sa monture et lui étaient rouges de sang. Ils ne cessaient pourtant de semer le carnage autour d'eux.
Quel spectacle que celui-là!
Les voici qui atteignent un parti commandé par l'Aigle-Gris.
Le vieillard aperçoit Oli-Tahara. Ses gens reculent effrayés; mais lui, il ajuste une flèche à son arc, vise; la flèche part, elle siffle. Le chef des Chinouks est blessé, car il pousse un cri.
—Tu périras de ma main, bâtard! dit l'Aigle-Gris en se précipitant sur lui.
Mais le Bois-Brûlé, qui a chancelé une seconde, se redresse. Il brandit son casse-tête; la lourde massue s'abat sur le crâne du Nez-Percé, qui tombe pour ne plus se relever.
Son fils Renolunc le saisit dans ses bras et l'emporte à quelque distance.
A la vue du corps inanimé de son beau-père, Molodun s'exclame:
—Tu viens d'aller vers cette terre où sont, allés nos ancêtres; tu as fini ton voyage ici avant nous; mais nous te vengerons ou nous te suivrons et rejoindrons les groupes heureux que tu rencontreras.
Puis il s'élance au fort de la mêlée, pousse droit au métis.
Renolunc marche à côté de lui.
Devinant leur, intention, plusieurs chefs s'unissent à eux.
Oli-Tahara les voit venir. L'animation de son visage redouble en reconnaissant Molodun. Trois flèches lui sont décochées. Par bonheur, aucune ne l'atteint.
Il va foncer sur les sagamos nez-percés, quand un Chinouk l'avertit que les Clallomes plient, se débandent sur le flanc-gauche et que leurs ennemis tentent une évolution pour les envelopper.
Aussitôt le métis fait volte-face.
Il presse de ses genoux son buffle qui part comme l'éclair.
Les Nez-Percés s'imaginent qu'il fuit. Ils entonnent le chant de la victoire et les Chinouks reculent.
Molodun l'apostrophe:
—Vil rejeton d'une louve, tu n'iras pas loin, et le Renard-Noir t'atteindra dans quelque tanière que tu ailles cacher ta honte.
Mais le Dompteur-de-Buffles ne l'entend pas.
Il poursuit sa course à travers les amas de cadavres et de glaçons. Les Clallomes sont rattrapés, sont ralliés; ils chargent les Nez-Percés qui fléchissent à leur tour, et Oli-Tahara, haletant, le front baigné de sueur, le cerveau en feu, retourne à la rencontre de Molodun.
Loin de calmer son irritation, la blessure qu'il a reçue l'embrase davantage.
Tout ce qui se trouve sur son passage, ennemi ou ami, est renversé. Jamais Tonnerre n'a mieux mérité son nom. La fièvre de son maître s'est inoculée dans ses veines. Il dévore l'espace. La poudre n'est pas plus inflammable, la foudre n'est pas plus prompte.
Les Chinouks, qui avaient commencé à battre en retraite, reviennent à la suite de leur chef.
Une cohue d'hommes, de chiens et de chevaux se foulent, de nouveau sur le théâtre du premier engagement.
La lutte se renouvelle avec plus de vigueur et d'acharnement.
De chaque côté, Oli-Tahara, Molodun et Renolunc accomplissent des prodiges de valeur en cherchant à se rapprocher. Mais le dernier est percé d'une flèche, et des grappes de Nez-Percés s'accrochant aux jambes du buffle, l'empêchent d'avancer.
Cependant, ils ne parviennent, pas à le tuer, car, avant le combat, le métis a eu le soin de lui cuirasser le corps avec une peau à l'épreuve du couteau.
Molodun et Oli-Tahara se déchirent des yeux en attendant qu'ils puissent s'étreindre corps à corps.
Et les insultes qu'ils se crachent à la face sont sanglantes comme le supplice réservé par le vainqueur au vaincu.
—Je te scalperai, fils de chienne! je lacérerai ta chair avec mes ongles; je mangerai ton coeur et je ferai de ton crâne une coupe à boire.
—Et moi, je ferai fouetter ta femme par mes esclaves; je l'écorcherai vive, et, avec sa peau, je fabriquerai un tambourin pour mes jeesukaïns.
—Moi, reprit le Renard-Noir, je tiens captive Merellum, la souveraine des Clallomes; je la ferai cuire à petit feu, et je servirai son corps aux coyotes!
—Tu seras scalpé avant que la lune se lève! répliqua Oli-Tahara.
Et, tournant son tomahawk comme une fronde, il le lança tout à coup à la tête de Molodun.
Serré au milieu des siens, et ne pouvant faire usage de ses armes, le Renard-Noir se démenait alors pour se frayer un chemin jusqu'à son adversaire dont il n'était plus éloigné que de quelques pieds.
Le projectile l'atteignit au front. Il éleva convulsivement les bras en l'air et s'affaissa sur lui-même.
Ce coup hardi, mais qui, s'il eût manqué le but, privait son auteur de son meilleur moyen de défense, jeta la terreur parmi les Nez-Percés.
Les Chinouks, au contraire, se répandirent en acclamations triomphales.
Néanmoins, la victoire n'était pas décidée. Les pertes de part et d'autre étaient à peu près égales, et les tirailleurs dispersés sur la rive septentrionale du Columbia, frais et vigoureux, pouvaient, longtemps encore, tenir les Chinouks en échec.
Mais, à ce moment, un craquement effroyable fit tressaillir les assaillis elles assaillants.
Puis, soudain, la glace se partagea en deux; les eaux du fleuve éructèrent avec impétuosité de leur prison hivernale. Des centaines d'individus, morts, blessés et vivants forent précipités dans l'abîme.
Une clameur immense s'éleva vers le ciel et fut redite avec des répercussions déchirantes par les échos de la côte.
Les Nez-Percés eurent plus à souffrir de cet accident que leurs antagonistes, car ils étaient accumulés à l'endroit où la glace se divisa, et ceux qui avaient été dirigés sur le bord septentrional furent séparés du reste de la tribu.
Oli-Tahara tomba dans le gouffre; mais, en tombant, il empoigna Molodun par sa longue chevelure, et soutenu par Tonnerre, qui remontait vigoureusement le courant, il le traîna avec lui jusqu'au rivage.
Là, il le remit, entre les mains de ses guerriers, avec ordre de l'épargner s'il n'avait pas succombé. Profitant ensuite de la consternation où cette catastrophe avait plongé ses ennemis, il pénétra dans le village et se mit à la recherche de Merellum.
Après avoir visité plusieurs loges, il arriva à celle de Molodun. La frayeur y était plus grande encore que dans les cabanes qu'il avait précédemment fouillées.
Mais la Petite-Hirondelle avait disparu; et quand le Dompteur-de-Buffles demanda où elle était, on lui répondit que Chibiabos, l'Esprit du feu, l'avait enlevée.
Peu satisfait de cette réponse, Oli-Tahara se livra à des perquisitions minutieuses.
Elles n'eurent aucun résultat.
CHAPITRE XII
BAPTISTE LE NÈGRE
L'enlèvement de la jeune fille n'avait pas été bien difficile.
Pendant la bataille, le Chien-Flamboyant était entré dans la loge de
Molodun.
A son habitude, il ruisselait de flammes.
L'effroi saisit tous les habitants qui se tenaient à l'intérieur,
Merellum exceptée.
Après avoir rempli de feu la hutte, il s'avança vers la
Petite-Hirondelle et lui dit:
—Vous pas avoir peur, bonne demoiselle; nègre Baptiste, pas méchant, li pas vouloir faire mal à vous, mais vous faire comme li.
Et il lui frotta la tête, les mains et les vêtements avec une sorte, de pâte qui la couvrit de flammes rouges et bleues, comme lui-même.
Puis il lui dit:
—Venez!
Il la prit par la main, l'entraîna hors de la hutte, et Merellum fut surprise de remarquer que les flammes qui les inondaient dans la demi-obscurité de la loge, s'éteignaient complètement au grand air.
Inutile de dire que les femmes, les vieillards et les enfants étaient trop atterrés pour songer à s'opposer à l'évasion de la prisonnière.
Une fois sorti, il fallait fuir rapidement, sans perdre une minute.
Le Chien-Flamboyant sauta dans un traîneau attelé de deux vigoureux poneys, fit asseoir la Petite-Hirondelle auprès de lui et aiguillonna les chevaux, qui détalèrent à fond de train, en remontant la rive sud du rio Columbia.
Pendant qu'ils filaient ainsi, et pendant qu'Oli-Tahara faisait d'inutiles perquisitions pour trouver Merellum, les Chinouks, avides de butin et de débauches, se répandaient dans les loges souterraines, où ils se livraient à toutes sortes de violences. Ceux que le chef avait préposés à la garde de Molodun ne purent résister à la tentation d'imiter leurs compagnons. L'ennemi semblait s'être totalement éclipsé, et le corps du sagamo nez-percé était tellement froid que la vie semblait l'avoir abandonné. Après quelques hésitations, ils se décidèrent donc à le quitter un instant et à profiter, comme les autres, des bénéfices de la victoire.
Cependant, afin que le prétendu cadavre ne fut pas scalpé pendant leur absence, ils l'ensevelirent dans la neige.
Ensuite ils allèrent prendre part aux excès que commettait à l'envi le reste de la bande, dont les hurlements de triomphe se mêlaient aux lamentations des femmes, aux plaintes des vieillards, aux piaillements des enfants.
Mais à peine se furent-ils éloignes, qu'un petit Indien, vêtu comme un Clallome et la figure cachée dans sa couverte de peau d'orignal, s'approcha du lieu où ils avaient inhumé Molodun.
Le crépuscule commençait alors à étendre ses voiles grisâtres sur la terre.
Le petit Indien eut bien vite enlevé la couche de neige qui recouvrait le Nez-Percé. Il se pencha sur le corps, appuya son oreille à l'endroit du coeur, s'assura qu'il battait encore, puis il courut à la première hutte, s'empara d'un canot d'écorce posé au dehors, le tira jusqu'au rivage, y traîna Molodun, le plaça dans le canot et se mit à ramer de toutes ses forces, en se dirigeant vers le bord septentrional du rio Columbia.
Cet Indien, c'était Lioura, la Blanche-Nuée, qui, ayant réussi à tromper la vigilance des Clallomes, avait de loin suivi les troupes commandées par Oli-Tahara, et était ainsi, après s'être déguisée en homme, arrivée sans accident à son village, pour assister à la défaite des Nez-Percés et de leurs alliés.
La colère du métis, en constatant la disparition de son captif, fut terrible.
Il fit venir les malheureux Chinouks à qui il l'avait confié, et les condamna à être attachés nus à des poteaux et à passer la nuit dans cette position. De plus, il fit placer sur la tête de chacun d'eux un quartier de venaison, afin que les vautours, attirés par l'odeur de la viande, s'abattissent sur eux et leur déchirassent, le visage.
Cette cruelle sentence, qui équivalait à un arrêt de mort, fut rigoureusement exécutée.
Cependant, malgré le succès signalé qu'il avait remporté sur ses ennemis, Oli-Tahara n'était point content. Le double but de son expédition lui échappait; car il voulait surtout sauver Merellum et s'emparer de Molodun, pour lui faire expier dans des supplices barbares sa tentative d'assassinat.
Son désappointement l'empêcha de participer au banquet et à la danse des scalpes qui eurent lieu, le soir même, dans la loge du conseil des Nez-Percés.
Sombre et maussade, il interrogeait brutalement les gardiens de la Petite-Hirondelle, les menaçant et les flattant tour à tour, dans l'espoir d'en obtenir une révélation qui le mettrait sur la piste de la jeune fille.
Mais leur réplique était invariable.
—Le Chien-Flamboyant, le fils de Chibiabos, l'Esprit du feu, a ravi la face blanche.
Comme tous les Bois-Brûlés, Oli-Tahara était aussi superstitieux qu'un Indien pur sang, sinon plus. Après avoir pensé que cette réponse était un artifice pour le dérouter, il finit par croire qu'elle pourrait bien être vraie; il allait même cesser ses investigations, quand un jeune guerrier chinouk lui dit qu'il avait vu deux individus, un homme et une femme, s'enfuir ensemble dans un traîneau, en amont du Grand Fleuve.
Quoiqu'il fût déjà tard et que cette indication fût assez vague, le
Dompteur-de-Buffles donna l'ordre de les poursuivre.
On lui obéit aussitôt, et deux traîneaux furent lancés sur les traces de
Merellum.
L'instinct plutôt que la réflexion avait fait céder celle-ci aux suggestions du nègre. Mais une fois dans le véhicule, seule avec cet homme noir qu'elle ne connaissait pas et qui jouissait du mystérieux pouvoir d'épancher des flammes autour de lui, elle eut quelque appréhension.
Leur traîneau rasait le sol avec la célérité du vent. L'air était si vif qu'il gênait la respiration.
Pelotonnée sous une peau de buffle, Merellum n'essaya point d'entamer la conversation. Elle attendit qu'il plût à son étrange libérateur de commencer. Ce dernier ne paraissait pas s'en soucier beaucoup. Il pressait ses chevaux et regardait à chaque instant derrière lui pour voir si on ne leur donnait pas la chasse.
La nuit tomba, une nuit claire et sereine, toute diamantée par les constellations célestes.
Le Chien-Flamboyant, qui côtoyait le fleuve sur la glace, afin d'éviter les bancs de neige accumulés sur le rivage, s'arrêta tout à coup au pied d'un roc escarpé et dit à Merellum:
—Bonne demoiselle, demeurer tranquille; Baptiste monter là-haut. De là découvrir très-loin, très-loin, et savoir si méchants Indiens venir après.
—Que mon frère fasse comme il lui plaira, répondit-elle.
Le nègre grimpa sur le rocher, reste une minute en observation et redescendit aussi vite que ses longues jambes purent le lui permettre.
—Indiens sur piste à nous! Indiens sur piste à nous! proféra-t-il.
—Les Nez-Percés? demanda Merellum.
—Indiens!… Indiens!… Peaux-Rouges… Deux traîneaux! Moi pousser les chevaux, pousser les chevaux, pour eux pas rattraper nous! s'écria-t-il en se rasseyant près de la jeune fille.
Il voulut reprendre sa course. Mais les poneys reculèrent, se cabrèrent et refusèrent d'avancer.
—Coyotes! coyotes! marmotta le nègre en promenant les veux autour de lui.
On ne percevait encore aucun animal sauvage, mais des jappements continus indiquaient, que les loups des prairies n'étaient pas loin.
Baptiste frappa son attelage qui, après une vive résistance, partit soudain avec une éblouissante vélocité.
Bientôt le conducteur n'en fut plus maître. Il fut contraint de s'abandonner au caprice des animaux.
—Il faut quitter le traîneau, sans quoi nous nous jetterons dans une mare, mon frère, dit Merellum.
—Non, pas quitter traîneau; coyotes derrière nous, coyotes manger nous, si nous quitter traîneau.
—Mais ne comprends-tu pas?…
—Nous près de loge à Chien-Flamboyant, interrompit-il brusquement.
—Tiens!… s'écria la jeune fille en montrant devant eux un large espace qui, par son miroitement, contrastait avec la blancheur mate de la glace.
Elle ne put achever sa pensée, car ils furent à l'instant inondés d'eau.
Le traîneau venait de tomber dans une crevasse; et les chevaux, empêtrés par leurs traits, se déballaient en hennissant, mais sans pouvoir résister à la violence du courant qui les poussait sous la glace.
Merellum savait parfaitement nager, Baptiste aussi.
Après avoir fait un plongeon, ils remontèrent à la surface du fleuve et cherchèrent du regard le bord le plus rapproché.
—Là, à droite! cabane tout près! cria le nègre à la Petite-Hirondelle en lui indiquant une falaise, éloignée d'une vingtaine de brasses environ, au sommet de laquelle se dressait un groupe d'arbres gigantesques.
Et comme il remarqua qu'elle avait peine à vaincre l'impétuosité des flots, il lui tendit la main.
Grâce à son aide, Merellum arriva au rivage; mais la, ses vêtements trempés d'eau l'empêchaient de prendre pied. Le nègre, s'adossant à un rocher, lui fit une échelle avec ses mains. Ainsi elle se hissa sur la grève.
Cependant elle était épuisée, incapable de mouvoir ses jambes.
—Grimpez sur dos à moi, dit Baptiste en s'agenouillant.
—Mon frère est bon, répondit-elle après s'être suspendue à son cou.
—Oh! massa heureux! bon, bon heureux! répliqua-t-il en se relevant aussi légèrement que s'il n'eût pas été chargé.
—On mon frère me conduit-il? interrogea-t-elle pendant qu'il gravissait un sentier tortueux creusé le long de la falaise.
—Dans la case à nègre; pas belle, pas belle, mais chaude, chaude et sûre. Indiens pas trouver petite demoiselle là; non, non, jamais trouver.
Une à une, les étoiles s'éclipsaient au firmament, le jour commençait à paraître, et, avec ses premières clartés, le froid augmentait..
La jeune fille grelottait de tous ses membres; ses dents cliquetaient, ses pieds étaient placés, sa tête brûlante, malgré les congélations qui, comme un réseau de filigranes, s'enchevêtraient dans sa chevelure.
Elle avait la fièvre.
—Un peu de courage! un peu de courage! Nous bientôt arrivés, lui disait à chaque instant Baptiste, quand il sentait, au relâchement de ses bras autour de son cou, qu'elle faiblissait.
Ils atteignirent le haut de la falaise.
—Mais, mon frère, je ne vois pas de cabane, murmura Merellum, en n'apercevant devant elle qu'un étroit plateau planté d'une douzaine de cèdres de la plus forte espèce.
Le nègre se mit à rire d'un rire fin et bienveillant.
—Case à Baptiste là, dit-il en frappant avec la paume de la main contre un arbre.
Cet arbre avait bien vingt mètres de circonférence à son pied; ses rameaux inférieurs se projetaient à une hauteur d'au moins trente. Ils s'élançaient d'un centre commun dont le diamètre énorme dépassait peut-être celui de la base du tronc, et ombrageaient une vaste superficie de terrain. Une forêt de brandies de toutes dimensions s'entrelaçaient ensuite en s'élevant à la cime du cèdre.
Avec l'agilité d'un chat sauvage, Baptiste grimpa jusqu'aux premiers rameaux. Il se baissa et ramena à lui une sorte d'échelle en lanières de cuir de buffle qu'il fit glisser vers le sol.
Puis il sauta à terre.
—Bonne demoiselle monter; moi assister elle, dit-il à Merellum en pointant du doigt l'échelle.
Assez inquiétée par ce manège, la Petite-Hirondelle s'imagina que le Chien-Flamboyant avait la cervelle dérangée. Elle ne se souciait pas trop de se rendre à son invitation.
Mais il la souleva dans ses bras, et, avant qu'elle fût revenue de son étonnement, il l'eut transportée au faîte de l'échelle, qu'il retira aussitôt.
Une fois au-dessus, entre les membres vigoureux qui formaient, pour ainsi dire, le premier étage du cèdre, Merellum vit que le tronc était creux, et qu'une ouverture, assez spacieuse pour laisser passer aisément deux personnes, occupait la majeure partie de ce palier d'un nouveau genre.
Un grand morceau d'écorce, ayant deux ou trois pouces d'épaisseur, relevé au bord de l'ouverture, servait sans doute à la fermer et à dérober le secret de la cavité.
—Voilà case à nègre! dit Baptiste en se frottant joyeusement les mains.
Puis il poussa une couple d'aboiements si stridents que la jeune fille en tressaillit.
—Mon frère n'a donc pas peur des Nez-Percés? dit-elle.
—Peur! non, nègre pas peur! jamais peur, jamais! Indiens avoir peur de nègre, li pas!
Et comme preuve de son assertion, il recommença ses aboiements, en retournant l'échelle dans le trou.
—Maintenant, dit-il, petite demoiselle, vous aller en bas.
Merellum secoua négativement la tête.
—Descendre tout de suite, tout de suite! Bon nègre prier, reprit-il avec instance.
—Non, répliqua Merellum d'un ton décidé, car un soupçon s'était glissé dans son coeur.
Le Chien-Flamboyant la contemplait d'un air désolé. Il ne savait que dire, que faire pour la convaincre de sa bonne foi, lorsqu'un des traîneaux dépêchés à leur poursuite se montra sur le fleuve au-dessous d'eux.
—Voyez, demoiselle, voyez! s'écria-t-il.
Cet incident changea la résolution de Merellum. Supposant que c'étaient les Nez-Percés qui la cherchaient, elle consentit à précéder Baptiste dans le creux de l'arbre.
Il la suivit immédiatement et referma l'orifice..
Au bas de l'échelle, Merellum posa son pied sur un escalier, puis un second, puis un troisième et elle ainsi une dizaine de marches en s'enfonçant dans les entrailles de la terre.
Taillé dans le roc vif, cet escalier était faiblement éclairé par des fentes naturelles, à travers lesquelles filtraient des courants d'air glacial.
Merellum était à demi rassurée, car elle comprit que le nègre avait choisi pour retraite une des nombreuses cavernes qu'on rencontre, presque à chaque pas, sur les deux rives du rio Columbia.
Les eaux pluviales, en tombant par la cavité du cèdre, avaient peu à peu découvert l'entrée du souterrain, entre les racines de l'arbre, et quelques coups de hache ou de pioche avaient ensuite suffi pour en rendre l'accès facile, sinon commode.
Tout à coup la jeune fille fut arrêtée par le contact d'un corps dur.
Il n'y avait plus de marches sous ses pieds.
Elle se retourna; le roc nu l'entourait de toute part.
—Un moment, un moment! Nègre ouvrir porte! lui dit Baptiste.
Il appuya fortement son genou contre la roche, qui céda sous la pression, et Merellum se trouva dans une grande salle voûtée qu'éclairait une étroite fenêtre, devant laquelle on avait fixé un parchemin en guise de carreau.
Cette salle avait un certain cachet de luxe, peu commun dans ces régions sauvages.
La muraille et le sol étaient garnis de pelleteries.
Au centre, il y avait une table et des bancs; dans un coin un lit de fourrures, dans un autre une cheminée; ça et là des armes, des instruments de chasse et de pêche; des ustensiles de ménage.
—Petite demoiselle coucher, dit le nègre à Merellum.
Après ces mots, il lui présenta une robe de peau de cygne et sortit en disant:
—Baptiste regarder si Indiens approchent.
Merellum s'empressa de changer de vêtement; puis, comme elle n'était pas bien convaincue de la pureté des intentions de son noir libérateur, elle décrocha un couteau et le cacha sous les couvertures du lit dans lequel elle s'étendit.
Le sommeil ne tarda point à la surprendre, quoiqu'elle s'efforçât de rester éveillée.
Baptiste rentra, alluma du feu, et, s'asseyant sur un escabeau au chevet de la Petite-Hirondelle, il la contempla longuement avec une expression de ravissement indicible.
Sa chute dans l'eau avait, en partie, lavé la couleur brune qui couvrait son visage. Mais, au lieu d'être blanc comme à l'ordinaire, son teint était coloré. Des nuances écarlates enflammaient ses tempes et ses pommettes. Elle avait la respiration chaude, précipitée; un tremblement convulsif l'agitait à chaque instant, et des gouttes de sueur perlaient à son front.
Baptiste lui prit le poignet et étudia son pouls.
Une fièvre intense la dévorait.
Le lendemain, elle eut le délire: une congestion cérébrale s'était déclarée.
Pendant près de deux mois, le brave nègre soigna Merellum avec le dévouement d'un frère et la délicate sollicitude d'une mère. Enfin, il eut le bonheur de la voir renaître à la vie, reprendre la santé.
Tant de prévenances n'avaient pas été perdues pour lui. Le coeur de Merellum était bon et reconnaissant. Elle aimait vivement Baptiste, quoiqu'elle ignorât entièrement la cause de l'intérêt qu'il lui manifestait.
A ses questions il ne répondait que par ces mots:
—Massa heureux, bon heureux, quand li connaître.
Tant qu'elle fut dangereusement malade, il coucha sur une peau au pied de son lit, mais, lorsqu'elle entra en convalescence, il sortit chaque soir de la caverne et ne revint que le matin.
Bien qu'élevée parmi les Indiens, la Petite-Hirondelle se souvenait toujours de son origine. Elle savait gré au nègre de ses chastes attentions et faisait tous ses efforts pour lui prouver sa gratitude.
Un matin, tandis qu'il était à la chasse, elle quitta la salle, gravit l'échelle de l'arbre, descendit sur le plateau, puis sur la grève et se promena le long du rivage de la Colombie.
Le temps était beau; le soleil rayonnait de tout son éclat. Pas un nuage au ciel, pas la plus légère brise égarée dans l'air. Les oiseaux disaient leur romance d'amour sous la fouillée; les mauves, les pervenches, la violette, l'hélianthème, le lupin azuré diapraient de leurs nuances chatoyantes les opulents tapis de verdure et exhalaient des parfums délicieux. C'était l'aube d'une de ces splendides journées de printemps qui dilatent le coeur et égayent l'esprit par de riantes images de félicité.
Merellum ne pouvait se lasser du spectacle qui enivrait ses sens. Elle marchait sans but, tout entière au bonheur de vivre, de respirer les fortifiantes exhalaisons de la terre en travail de fructification.
Enfin, elle s'assit au pied d'un acacia pour mieux savourer son bien-être.
Un doux sommeil, bercé par des songes agréables, s'empara d'elle.
Quand elle s'éveilla, un homme, un étranger, accoudé contre l'acacia, la considérait attentivement.
CHAPITRE XIII
ENTRE JEUNES GENS
Naturellement d'une beauté poétique et mystérieuse comme les créations aériennes d'Ossian, la Petite-Hirondelle avait, ce jour-là, des charmes presque indéfinissables, tant la touche en était légère, tant l'expression en était séduisante. Comme sur le pollen impalpable qui velouté les ailes du papillon, on eût craint d'y porter la main, dans la crainte que le moindre contact en flétrît l'éclat.
Blanche, avec un éclair rose oublié sur les joues, frêle, exquisément gracieuse dans ses formes, elle portait une charmante tunique de cuir de daim, bordée avec une passementerie rouge et bleue, qui rehaussait la diaphanéité lactée de son teint.
Une ceinture de coquillage lui dessinait la taille; des mocassins coquets, en peau de castor, emprisonnaient son pied mignon.
Près d'elle, était négligemment jeté un chapeau de paille de riz sauvage, à demi couvert par les ondes de son opulente chevelure. Tout cela, vêtement et ornements, avait été, sauf le chapeau, confectionné par Baptiste; durant la maladie de sa protégée, et je vous assure qu'il y avait dépensé un art infini. Une modiste-née se fût pas montrée plus habile dans la coupe des matériaux et dans le choix des nuances, sans parler des points d'aiguille! Ils laissaient loin derrière eux l'adresse de nos plus expertes couturières.
En voyant cet homme qui la contemplait en silence, Merellum s'imagina d'abord qu'elle poursuivait son rêve, un bien doux rêve, car il lui avait montré, à ses genoux, le trappeur blanc rencontré l'automne précédent à la rivière des Sables-Mouvants.
Et cet homme, cet étranger, c'était le trappeur blanc lui-même! Agitée d'un frémissement voluptueux, Merellum referma les paupières. Ses sens, assoupis par le sommeil, reprirent leur lucidité. Elle rouvrit imperceptiblement les yeux, et, à travers le voile transparent de ses longs cils, à son tour elle examina le curieux.
Il était grand, svelte, un peu mince peut-être, mais droit et de belle prestance.
Son visage formait un ovale allongé. Il avait le front découvert, couronné par des cheveux blonds bouclés; le nez bien coupé, les yeux d'un bleu céleste, la bouche fine et bienveillante, la peau brunie par le hâle et les intempéries.
Ses traits respiraient l'intelligence, l'affabilité et l'enthousiasme.
Une large blessure, à peine cicatrisée, lui partageait la joue gauche.
Il n'avait pas de barbe, sauf une petite moustache, jaune comme l'or, qui ombrageait sa lèvre supérieure.
Son costume ressemblait à celui que portent habituellement les commis riches de la Compagnie de la haie d'Hudson. Il consistait en une blouse de chasse ornée de piquants de porc-épic, à la manière indienne, mocassins, mitas ou guêtres en cuir et toque de feutre brun.
Un carnier, une poudrière pendaient en sautoir sur son dos; des pistolets doubles, un couteau, une hachette à sa ceinture.
La paume de sa main gauche reposait sur le canon d'un fusil à deux coups, monté avec un luxe dangereux dans ces contrées où le vol et l'assassinat sont pour ainsi dire à l'ordre du jour.
Il remarqua bien le premier mouvement de la jeune fille; mais, soit qu'il eût peur de l'effaroucher par une apostrophe trop brusque, soit qu'il voulût prolonger une situation agréable pour lui, soit même qu'il fût d'un naturel timide, il feignit de ne point s'apercevoir qu'elle était éveillée.
Merellum put donc le lorgner tout à son aise.
Peu à peu, sans y penser, elle s'enhardit: ses paupières se dessillèrent, elle les releva à demi, puis entièrement, et il arriva que tout à coup ils se regardèrent l'un l'autre sans crainte, mais avec un mélange de surprise et de plaisir.
Ils ne bougeaient pas; elle, étendue à la racine de l'arbre; lui, incliné, le visage à quatre pieds au-dessus du sien. On eût dit qu'ils craignaient que le moindre mouvement ne détruisit le charme qui les subjuguait.
Mais déjà leurs yeux disaient un langage bien éloquent; pour leurs coeurs, ils s'entendaient sans le savoir, sans se connaître.
Cependant, comme il n'est position si délectable qui ne finisse par devenir incommode quand elle dure trop, le jeune homme se décida à rompre le silence.
—Mademoiselle comprend le français? dit-il d'une voix musicale.
La Petite-Hirondelle répondit par un signe de tête affirmatif.
—Mademoiselle a pour ami un vaillant trappeur, continua-t-il.
—Et comme elle paraissait étonnée, il se hâta d'ajouter:
—Je veux parler de Poignet-d'Acier.
—Mon frère se trompe, dit Merellum se relevant et se mettant sur son séant: Poignet-d'Acier n'est pas un trappeur; c'est un grand chef qui commande la plupart des blancs de la Colombie, et qui est aimé ou redouté de tous les Peaux-Rouges du Nord-Ouest.
—Je vous demande pardon…, commença le jeune homme.
Mais elle l'interrompit avec la pétulance qui formait une des particularités de son caractère:
—Mon frère connaît-il Poignet-d'Acier?
—Oui, mademoiselle.
—Et, fit-elle en arrêtant sur lui un regard scrutateur, mon frère est-il son ami?
—Je n'ai pas eu l'avantage de le voir beaucoup, mais il a bien voulu m'honorer de sa sympathie.
—Où mon frère a-t-il vu Poignet-d'Acier?
—Je l'ai vu l'automne dernier au fort Colville. Il m'a beaucoup entretenu de vous, sa Petite-Hirondelle.
—Poignet-d'Acier est bon; Merellum l'aime. Où allait-il?
—Aux établissements.
—Mon frère sait-il quand il reviendra?
—A la saison prochaine.
—A la saison prochaine! répéta la jeune fille en soupirant.
Et, après une courte pause, elle demanda:
—Qu'a-t-il dit à mon frère de la Petite-Hirondelle?
—Il craignait qu'elle n'eût péri sur le brick qui appareillait au cap de la Roche-Rouge, ou qu'elle ne fût tombée au pouvoir de ses ennemis les Nez-Percés.
—Il n'a rien dit de plus?
—Poignet-d'Acier aurait voulu pouvoir s'assurer du sort de la Petite-Hirondelle avant de partir; mais ses affaires le rappelaient immédiatement au Canada. Cependant, il avait chargé le Dompteur-de-Buffles d'aller au secouru de sa protégée, car je lui appris qu'elle avait échappé à l'explosion… Puis…
Le chasseur hésita:
—Mon frère n'a-t-il pas été prisonnier chez les Arcs-Plats? s'écria
Merellum.
—Oui, mademoiselle, j'ai été leur prisonnier. Et, si j'ai bonne mémoire, c'est vous que j'ai rencontrée captive des Nez-Percés, sur le bord de la rivière des Sables-Mouvants.
Merellum rougit et répliqua faiblement:
—C'est moi que mon frère a rencontrée.
—Vous aussi vous avez donc pu briser vos fers? fit-il avec animation.
—Mais la jeune fille ne comprit pas. Il s'aperçut de la gaucherie de sa métaphore, et reprit plus simplement:
—Vous avez réussi à échapper à vos ennemis?
—Oui, dit-elle, un nègre m'a sauvée.
—Un nègre?…
—Un nègre qui s'appelle Baptiste.
—Baptiste, mais c'est… mon camarade! Ah! le brave homme! l'excellent homme! Il vous a sauvée, dites-vous, mademoiselle? Mais où est-il? que je le remercie, que je l'embrasse, que…
—Mon frère connaît donc aussi ce Peau-Noire?
—Si je le connais! mais c'est, mon serviteur… un serviteur que j'ai retrouvé dans le désert.
—Et qu'est ce que mon frère est venu faire dans le désert? interrogea
Merellum.
Cette question décontenança un instant le jeune homme. Il changea de couleur, tourmenta sa toque qu'il tenait à la main comme s'il eût parlé à une grande dame du monde civilisé, et demeura coi.
La Petite-Hirondelle était aussi indiscrète qu'un enfant, mais aussi hardie qu'une sauvagesse, surtout quand elle avait affaire à une nature pliante ou peu osée. Du reste, investie, depuis le bas âge, d'un pouvoir absolu sur une tribu nombreuse d'Indiens, elle était impérieuse comme tous ceux qui ont été élevés dans l'exercice du commandement.
Prenant le silence du chasseur pour un manque d'égards, elle réitéra sa demande d'un ton sec.
—J'y suis venu, balbutia-t-il et en baissant les yeux, pour chercher une cousine.
A ces mots, Merellum tressaillit.
—Mon frère est venu chercher une cousine? dit-elle d'une voix altérée.
—Oui, une fille qu'a laissée le frère de ma mère en mourant dans la
Colombie.
—La cousine de mon frère est une face blanche, sans doute?
—Oh! assurément, dit-il en souriant.
—Alors, elle n'est pas dans la Colombie; car, à dix journées de marche de chaque côté du Grand-Fleuve, il n'y a d'autre femme blanche que moi! s'écria la Petite-Hirondelle avec un rayonnement d'orgueil indéfinissable.
Et elle se releva fièrement en rejetant de la main sur ses épaules les flots épars de son épaisse chevelure.
Cédant à un accès d'enthousiasme, le jeune homme s'exclama avec une admiration sincère:
—Oh! qu'elle est belle! mon Dieu, qu'elle est belle!
La franche vivacité de cette déclaration imprévue causa un frisson de joie à Merellum, cependant elle dit avec une finesse toute féminine.
—De qui parle donc mon frère?
—De ma cousine, de vous! s'écria impétueusement le chasseur.
—Moi! la cousine de mon frère?
—Oui, vous êtes ma cousine, celle que je cherche!
Elle essaya un geste de dénégation. Mais il s'écria vivement:
—Oh! oui, vous êtes ma cousine; j'en suis sûr, car votre père était Canadien-Français. Il s'appelait Joseph Decoigne, natif de Lachine, petit village près de Montréal, et ma mère était sa soeur.
Merellum secoua dubitativement la tête.
—Oh! reprit-il avec conviction, je suis certain de ce que j'avance. M. Villefranche ou, si vous aimez mieux, le capitaine Poignet-d'Acier connaît bien votre naissance. C'est lui qui m'a dit qui vous étiez et où je pourrais vous trouver.
—Mon frère me cherchait donc?
—Si je vous cherchais! Mais, depuis plus d'un an, je parcours cet infernal pays en vous réclamant à tout le monde; et je furèterais encore si le hasard ne vous avait envoyée sur ma roule, un soir que, fait captif par les Arcs-Plats, j'étais conduit je ne sais ou pour être échangé contre quelque Peau-Rouge. Mais la Providence veillait sur nous. A première vue, elle vous révéla à moi, ma chère cousine. Ensuite, elle me fournit un moyen de tourner les talons à mes bourreaux. J'allai me réfugier au fort Colville, où Poignet-d'Acier venait de s'arrêter. Je lui contai mon histoire, et c'est lui qui me donna la certitude que mes pressentiments ne m'avaient pas abusé en vous voyant. Si j'avais eu quelques doutes, mon coeur les dissiperait en ce moment, et, tenez, pour vous le prouver, laissez-moi vous embrasser comme une vraie Canadienne que vous êtes, ma belle cousine.
Sans plus de cérémonie, il jeta les bras autour du cou de la jeune fille et imprima sur ses joues deux bruyants baisers.
Elle eût bien essayé de s'en défendre, mais le moyen? son chaleureux parent avait les larmes aux yeux.
—Voyons, voulez-vous vous asseoir un instant, afin que nous causions? dit-il après un instant de silence.
Sans répondre, Merellum se plaça sur le gazon.
Il se mit à côté d'elle, et lui prenant une main qu'elle abandonna volontiers, il dit:
—D'abord, vous saurez, ma cousine, que je m'appelle Xavier Cherrier, et que votre mère, ma tante, se nommait Louise. Ainsi donc, avec votre permission, ce nom sera celui que je vous donnerai désormais, car Merellum, ce n'est pas français, et la Petite-Hirondelle, c'est long… long!… quoique vous soyez bien le plus gracieux oiseau qui ait jamais gazouillé dans ces abominables régions.
—Mon frère parlera comme il lui plaira! dit-elle mélancoliquement.
—Oh! mais ne me dites plus mon frère, c'est un titre… qui… qui… Je préférerais mon cousin, si ça vous était égal, et même Xavier tout court.
—Mais que vouliez-vous à votre cousine? s'enquit-elle subitement.
—Ce que je lui voulais… ce que je lui voulais?… Oh! c'est simple: notre grand-père est mort en laissant de la fortune; mon père et ma mère ne sont plus depuis bien des années. J'étais donc seul et sans parents, là-bas, dans les établissements…
En prononçant ces paroles, il avait des pleurs dans la voix; involontairement Merellum lui pressa la main.
—Oh! s'écria-t-il, vous êtes bonne autant que belle, je le sens. Quelque chose me l'avait dit. J'ai bien fait de quitter les établissements pour venir vous voir, n'est-ce pas? Dites que j'ai bien fait.
Il la suppliait éloquemment de son regard humide. Palpitante d'émotion, elle pencha la tête, pendant qu'il portait sa blanche main à ses lèvres.
Ce fut un moment de muette extase, troublé seulement par le battement précipité de leurs coeurs.
Deux aboiements, tels que n'en poussèrent jamais les membres de la race canine, interrompirent, cruellement ce délicieux tête-à-tête.
Et le nègre Baptiste, courant comme un blaireau sur ses pieds et sur ses mains, vint se rouler aux genoux du chasseur, en criant avec des transports de joie:
—Massa Xavier! massa Xavier! Ben heureux li, ben heureux! Et noir à Massa Xavier itou! et petite demoiselle blanche itou, et tout le monde itou, itou, itou!
Il couronna son verbiage par des cabrioles extravagantes et une kyrielle d'aboiements qui durent mettre en émoi tout le gibier de la forêt.
—Veux-tu bien te taire, vilain moricaud! s'écria
Xavier, qui ne savait trop s'il devait, rire ou se fâcher de cette burlesque apparition.
Mais Baptiste, fou de joie, n'entendait pas. Il multipliait ses sauts, ses bonds, ses gestes, ses cris, avec la fougue d'un jeune chien qui a retrouvé son maître.
A la fin, le chasseur impatienté se leva pour le frapper.
Merellum le retint par ces mots:
—C'est lui qui m'a sauvé la vie.
—Massa, fit Baptiste d'un ton humble, avoir dit à nègre de quêter après demoiselle blanche. Nègre avoir enlevé elle à Indiens et joué bon tour à eux.
—Ouaou! ouaou-ou-ou-ou! ouah! ahh! ahhh!
—Le brigand! exclama Xavier en colère. Il va tout à l'heure, par ses hurlements, attirer sur nous une bande de Peaux-Rouges.
—Peaux-Rouges loin, loin! repartit Baptiste. Eux peur de nègre! grand'peur de Chien-Flamboyant!
—Ah! c'est vrai, dit le jeune homme, riant de bon coeur; j'oubliais que tu as un artifice merveilleux pour écarter ces bandits. Figurez-vous, ma cousine, que le drôle, qui a servi comme aide-pharmacien chez mon père, a trouvé le moyen de fabriquer du phosphore avec des os calcinés, je crois, et qu'il s'en frotte le corps pour effrayer les Indiens, qui l'ont pris pour une divinité malfaisante.
Merellum ignorait ce que c'est que le phosphore; mais elle avait vu Baptiste à l'oeuvre et connaissait le secret de ces flammes dont il s'entourait afin d'intimider les sauvages.
—Comment vous êtes-vous connus? dit-elle à Cherrier.
—Il était esclave chez mon père, qui avait quitté le Canada pour s'établir pharmacien à la Nouvelle-Orléans.
—Mauvais massa! ben, ben mauvais! marmotta le nègre en hochant la tête.
—Certaine nuit, il s'enfuit, continua Xavier; on n'en entendit plus parler. Aussi ne fus-je pas médiocrement surpris de me heurter à mon fugitif un jour que je rôdais dans ces parages. Je lui expliquai le but de mon excursion. Il promit de m'aider. Lui ayant dépeint votre figure, je continuai mon chemin; mais, attaqué par les Janktons [13], je fus blessé à la joue. On me transporta au fort Colville où je dus passer l'hiver…
[Note 13: Indiens maraudeurs. Voir la Huronne.]
—Alors il est votre esclave? dit Merellum en réfléchissant.
—C'est-à-dire qu'il l'a été.
—Mais il l'est encore, puisqu'il est en votre pouvoir.
—Non, non, répliqua Xavier en souriant, il est libre maintenant, puisqu'au Canada et sur ces territoires les blancs ne reconnaissent point d'esclaves… Mais l'air du matin m'a singulièrement aiguisé l'appétit. Si nous allions à la grotte de Baptiste, car je suppose que c'est là que vous restez, ma cousine?
—Oui, bonne petite demoiselle rester là, s'écria le nègre. Elle avoir été malade, oh! ben malade; mais noir soigner elle, et elle guérir tout à fait. Moi préparer bon déjeuner. Aimer ben fils à massa, mais pas massa. Oh! non, pas li en tout.
Ils rentrèrent dans la caverne. Baptiste servit un succulent repas de biftecks de tortue, frai d'esturgeon, oeufs de canards sauvages et légumes divers.
Pendant ce repas, les deux jeunes gens achevèrent de faire connaissance. Xavier proposa à Merellum de la ramener au Canada et de lui rendre la moitié de la fortune laissée par leur grand-père. La seconde partie de cette proposition intéressait peu la Petite-Hirondelle. Mais depuis longtemps elle désirait voir le pays de ses aïeux. C'était même dans ce but qu'elle avait renoncé à commander les Clallomes pour s'embarquer à bord du brick de Poignet-d'Acier. Une réflexion l'arrêtait cependant: le capitaine ne serait-il pas de retour dans la Colombie avant qu'elle fût arrivée au Canada? Xavier lui assura qu'en se pressant un peu, on le trouverait encore soit à Montréal, soit à Québec.
Toutes les objections étant levées, Merellum consentit à accompagner le chasseur.
Il fut décidé qu'ils attendraient que la convalescente fût entièrement remise, et qu'ensuite ils se rendraient au Canada par la route de terre, c'est-à-dire en traversant les Montagnes-Rocheuses et en longeant, soit en canot, soit à pied, les bords de l'Assiniboine, puis de la Saskatchaouane jusqu'aux Grands Lacs.
Ces arrangements pris à la satisfaction générale, même de Baptiste, qui devait suivre «la petite demoiselle» aux établissements, Cherrier sortit avec le nègre pour se construire une cabane sur le plateau.
Huit jours ne s'étaient pas écoulés que les deux jeunes gens s'aimaient d'un amour pur et passionné.
Pouvait-il en être autrement à la face des grandes choses de la nature qui les entourait!
Xavier apprenait à Louise les nobles doctrines du christianisme et initiait cette âme jeune et candide aux mystères de la nouvelle société dans laquelle il se proposait de la produire. Elle saisissait ses explications et se les appropriait avec cette pénétration qui est particulière aux femmes. L'élève et le maître étaient enchantés l'un de l'autre, et le moment du départ approchait, lorsqu'une après-midi, tandis que Xavier lui enseignait la lecture au moyen de lettres tracées sur du sable, Baptiste entra brusquement dans la salle souterraine en criant:—Indiens! Indiens!
CHAPITRE XIV
UNE RUSE DE BAPTISTE
—Indiens! Indiens! répétait-il avec des accents de terreur.
—Où sont-ils? demanda Xavier inquiet.
—Là! eux là! sur grande rivière, répliqua le nègre.
—Savez-vous, Baptiste, à quelle tribu ils appartiennent? dit froidement
Merellum.
—Eux, Nez-Percés! Nez-Percés!
—Mais, reprit la jeune fille, vous avez un moyen de les repousser s'ils sont nombreux, et nous sommes en mesure de leur résister s'ils…
—Douze canots! douze, bonne demoiselle! Eux plus peur de nègre, plus peur en tout!
—Viennent-ils donc pour nous attaquer? dit Xavier.
—Attaquer nous, oui, massa! Attaquer, attaquer bientôt.
—Mais ils te prennent, m'as-tu dit, pour l'Esprit du feu; on n'attaque pas un Esprit, fit Xavier en souriant.
—Oh! massa, massa! flammes pas pouvoir luire dans le jour, répliqua
Baptiste d'un air désolé.
—Cette retraite est sûre; ils ne la découvriront pas.
Le nègre secoua la tête.
—Eux suivre moi depuis deux ou trois jours; eux voir moi; moi pas dire à vous, crainte d'effrayer vous.
—Tu as commis une imprudence, dit le jeune homme d'un ton de reproche; mais, encore une fois, où sont-ils?
—Là! regardez par fenêtre, repartit Baptiste en montrant la feuille de parchemin qui bouchait l'ouverture par laquelle la salle recevait le jour.
Cette ouverture se trouvait à cinq ou six pieds du sol. Le chasseur s'élança vers un escabeau pour regarder au dehors.
Mais, plus prompte que lui, Merellum monta sur l'escabeau en s'écriant d'un ton qui révélait tout l'intérêt qu'elle avait pour Cherrier:
—Non, non, Xavier, je vous en prie, ne vous mettez pas à cette fenêtre.
Si, par malheur, les Indiens vous apercevaient, vous seriez perdu.
—Pas à craindre ça, dit Baptiste. Fenêtre haute et masquée par buissons. Vous pouvoir reluquer Indiens, pas eux vous.
Se hissant sur un autre escabeau, il arracha la peau de parchemin. Un chaud rayon de soleil couchant tomba aussitôt comme une pluie d'or sur les pelleteries qui garnissaient la salle.
Éblouie par cette soudaine clarté, Merellum détourna la tête.
Xavier profila de son mouvement pour sauter sur le siège qu'avait quitté
Baptiste et arrondir son bras autour de la taille de la jeune fille.
Elle le remercia d'un regard qui lui fit, une minute, oublier les dangers de leur situation.
Tous deux ensuite plongèrent leur vue au dehors.
Un tronc de buis touffu cachait effectivement la baie de la fenêtre, et permettait d'embrasser un assez vaste horizon sur le rio Columbia, qui roulait ses eaux à cent mètres au-dessous, sans que ceux qui le traversaient à cet endroit pussent vous distinguer.
Quand les jeunes gens opérèrent leur reconnaissance, une douzaine de canots remplis de Nez-Percés naviguaient vers la falaise.
—Le Renard-Noir! murmura Merellum dont le visage s'enflamma de colère.
Xavier la sentit frémir.
—Qu'est-ce donc que le Renard-Noir? demanda-t-il.
—Ah! je me vengerai. Je n'y puis tenir, il faut que je me venge! s'écria la Petite-Hirondelle.
Et avant que Cherrier eût pu prévoir son intention, elle avait bandé un arc et décoché une flèche hors de la caverne.
—Touché! je l'ai touché! exclama-t-elle avec un geste de triomphe.
—Qui avez-vous touché? fit Xavier.
—Molodun, le Renard-Noir, le chef des Nez-Percés, mon persécuteur, si vous aimez mieux.
—Ah! marmotta Baptiste, petite demoiselle perdre nous!
—Bah! reprit Xavier avec l'exaltation de la jeunesse, ils ne sont qu'une cinquantaine en tout. Nous avons des armes et des munitions. Nous pourrons bien leur résister. Du diable! s'ils déterrent jamais l'entrée de ce souterrain. Passe-moi un fusil que je commence le feu.
—Non, mon cousin, non, ne faites pas cela! s'opposa Merellum.
Et s'adressant à Baptiste:
—Ne lui donnez pas ce qu'il demande.
—Mais pourquoi, Louise?
—Pourquoi, parce que j'ai commis une imprudence en tirant sur Molodun, et qu'il ne faut pas l'aggraver par de nouvelles légèretés. Tenez, voyez, les Nez-Percés ont pris l'éveil; ils examinent la côte pour savoir d'où vient cette flèche que j'ai lancée. Molodun n'a pas été atteint grièvement, puisque le voilà debout dans son canot et inspectant la falaise avec plus d'attention encore que les autres. Nous seront vraiment protégés par ce Dieu des chrétiens dont j'aime tant à vous entendre parler, s'ils ne découvrent pas cette ouverture.
—Et quand ils la découvriraient?
—S'ils la découvraient, c'en serait fait de nous.
—Bah! ils auraient besoin d'ailes pour arriver jusqu'ici.
—Vous ne connaissez pas les Indiens, mon cousin; ils y arriveraient.
—Ah! pour ça, ma cousine, je voudrais bien savoir comment, dit Xavier en riant.
—Je vous assure…
—Mais le rocher est à pic jusqu'au niveau du fleuve, à plus de cent verges au-dessous de nous.
—Ce qui ne les empêcherait peut-être pas de l'escalader.
—De grâce! expliquez-vous, ma chère Louise.
—Baissez la tête! baissez la tête! s'écria-t-elle tout à coup.
Machinalement Xavier suivit ce conseil, et presque au même moment une flèche passa en sifflant au-dessus de son oreille.
—Voilà, reprit Merellum en se retirant de la fenêtre, une partie de l'explication que vous désiriez, mon cousin. Si, comme ce n'est que trop présumable à présent, les Nez-Percés ont remarqué cette ouverture, ils chercheront d'abord la porte de la caverne, et, ne la trouvant pas, ils lanceront, au moyen d'une flèche, un lasso par-dessus le tronc de buis qui nous abrite et grimperont jusqu'à nous.
—Alors il faut couper ce tronc, dit Xavier.
—Pas pouvoir, pas pouvoir! répliqua Baptiste, tronc trop bas. Moi essayer une fois, deux fois, dix fois, jamais pouvoir.
Cinq ou six flèches pénétrèrent en même temps par la fenêtre dans la salle.
—Vous voyez, dit Merellum, ils cassent les branches du buis, afin de distinguer ce qu'il y a derrière.
—Que résoudre, quel parti prendre? murmura Cherrier.
—La première chose à faire, répondit la Petite-Hirondelle, c'est de boucher immédiatement cette fenêtre avec un morceau de roche, après avoir placé adroitement les flèches qu'ils nous ont tirées sur le buis. Quand ils l'auront dépouillé de ses feuilles et de ses rameaux, leurs armes retomberont dans le fleuve, et, n'apercevant que le roc, là où ils doivent à présent supposer qu'existe l'ouverture, ils croiront peut-être s'être trompés et iront ailleurs.
—Ah! voilà une idée excellente, ma cousine, je m'empresse de la mettre à exécution.—Prépare-moi des fragments de roche, moricaud.
Baptiste sortit pour chercher des cailloux dans le passage, tandis que le jeune Canadien, ayant ramassé les flèches des Indiens, remontait sur l'escabeau pour les arranger sur le buis, d'après le conseil de Merellum.
—Pas ainsi, mon cousin, pas ainsi! lui cria-t-elle, vous ne connaissez pas la subtilité des Peaux-Rouges.
—Que voulez-vous dire?
—Mais ces flèches se sont enfoncées dans les pelleteries qui garnissent les murailles de cette salle, par conséquent la pointe en est intacte.
—Qu'est-ce que cela fait?
—Cela fait, mon cher cousin, répliqua-t-elle en souriant, qu'ils ne seraient pas longtemps dupes de notre supercherie. Des que les flèches tomberont, ils courront les recueillir, car il n'est rien à quoi les Indiens tiennent plus qu'à leurs flèches.
—Mais je…
—Attendez, et gare à vous! En voici d'autres qui arrivent!
Xavier se jeta de côté pour livrer passage à une nouvelle volée de projectiles.
—Je vous disais donc, reprit Merellum, qu'ils se hâteront de repêcher leurs armes; les trouvant parfaitement affilées, ils comprendront vite qu'elles n'ont pas pu frapper le rocher, et alors…
—Alors, il faut les émousser, n'est-ce pas, ma cousine? dit Xavier en épointant chacune des flèches avant de la glisser dans les branches de buis.
—C'est cela, répliqua la jeune fille, qui se mit à l'aider dans sa besogne.
Le nègre rentra avec trois cailloux de la même couleur que la roche de la falaise.
Ils furent aussitôt ajustés dans la baie de la fenêtre, et l'obscurité envahit la salle.
—Maintenant nous sommes pour quelques heures au moins à l'abri de ces coquins. Allumons une torche et avisons au moyen de nous tirer d'affaire, dit Xavier.
Baptiste prit dans un coin une branche de sapin longue de quatre pieds, la fendit aux trois quarts de sa longueur en une foule de parties, y mit le feu et la ficha dans un trou creusé à cet effet près de la cheminée.
A la lueur fumeuse et vacillante de cette torche, ils tinrent conseil.
—Allons, ma cousine, que proposez-vous? demanda gaiement Xavier, à qui cette situation romanesque ne déplaisait pas trop, malgré l'imminence de ses périls.
Mais quand on est jeune, qu'on n'a pas encore tout à fait pris racine dans la vie sociale, si je puis m'exprimer ainsi, on a une sorte d'audace égoïste, amoureuse des témérités et ennemie jurée du doute.
—Que proposez-vous, ma cousine? Il est temps ou jamais de prendre une détermination, appuya-t-il en remarquant qu'elle rêvait.
—A mon avis, le plus sage serait d'attendre, répondit-elle. Les Nez-Percés se lasseront d'user leurs flèches contre le rocher; ils débarqueront, fouilleront la falaise, et ne découvrant pas notre refuge, ils finiront par s'éloigner.
—Si pourtant ils le découvraient? observa Xavier.
Merellum se tourna vers Baptiste, qui s'était étendu sur le sol, la tête dans ses mains.
—Bonne petite demoiselle veut opinion à nègre? dit-il.
—Eh oui! intervint le Canadien, car tu sais mieux que nous quelles sont les ressources de cette caverne.
—Massa dire vrai, mais noir rien pouvoir faire avant la nuit.
—Que feras-tu alors?
—Nègre faire Chien-Flamboyant, répondit Baptiste en bondissant deux ou trois fois.
—Comment cela nous sauvera-t-il? dit Xavier.
—Massa voir, massa voir.
Le jeune homme haussa les épaules.
—Oui, comment cela nous sauvera-t-il? insista la jeune fille, qui avait plus de confiance dans l'adresse du nègre que Cherrier.
—Vous écouter moi, et moi parler. Quand nuit venue, moi frotter mon corps avec matière qui flambe dans la noirceur; monter après ça dans gros arbre, et être tout en feu, tout en feu; Indiens effrayés; vous profiter d'épouvante à eux. Et après que moi avoir aboyé trois fois, sortir de cette grotte, descendre le cap vers le sud, avancer mille, deux mille, trois mille pas; là, trouver enclos à moi, prendre chevaux et filer comme vent.
—C'est juste, dit Merellum, vous avez des chevaux près d'ici. Mais que deviendrez-vous?
Le nègre partit d'un bruyant éclat de rire qui fit reluire dans la demi-obscurité, une double rangée de dents blanches comme l'ivoire.
—Oh! ma cousine, soyez sans inquiétude à son endroit, dit Xavier: Baptiste est trop ingénieux pour se laisser scalper par cette bande d'assassins. N'a-t-il pas déjà su leur faire accroire qu'il avait la puissance d'un Manitou?
—Oui, Indiens grand'frayeur de Chien-Flamboyant, dit-il avec une gravité comique.
—Tu nous rejoindras au fort Colville, dit Cherrier.
—Massa aller à fort Colville?
—Sans doute! pourquoi celle question?
—Difficile, difficile, Grande-Coulée, vilaine route; désert, sable, pas manger, pas à boire, marmotta Baptiste.
—Ta! ta! ta! j'ai déjà suivi ce chemin. Mais le crépuscule est venu. Il n'y a point de lune en ce moment. Il me semble que le soleil s'est couché sous un réseau de nuages. La nuit sera fort sombre. Si tu commençais la représentation?
—Massa et bonne petite demoiselle se munir d'armes et de provisions d'abord, dit Baptiste.
—Il a raison, et, sa prévoyance nous sera assurément d'un grand secours, répliqua Merellum.
Xavier Cherrier était convenablement équipé; il ne prit qu'une gourde de vieux rhum et un taureau de pemmican [14]. Merellum jeta un arc et un carquois sur ses épaules, entoura sa taille d'un long lasso, et plaça à sa ceinture un poignard dont le chasseur lui avait fait cadeau. Il désirait qu'elle y ajoutât une paire de pistolets, mais la Petite-Hirondelle refusa obstinément. Elle avait les armes à feu en horreur.
[Note 14: On appelle ainsi les énormes saucissons de viandes boucanées, confectionnés par les chasseurs du Nord-Ouest. (Voir la Huronne et les Pieds-Noirs.)]
Tandis qu'ils s'apprêtaient, Baptiste se frictionnait des pieds à la tête avec du phosphore. Jamais il n'avait fait aussi luxueuse dépense de ce combustible artificiel. Aussi la salle souterraine était-elle éclairée comme par une illumination à giorno.
Xavier enchanté battait des mains:
—Ah! comme il est drôle! mon Dieu, comme il est drôle! La bonne farce que nous allons jouer aux Peaux-Rouges! Que j'aurai du plaisir à conter cela un jour à mes amis de Montréal et de la Nouvelle-Orléans!
—Nouvelle-Orléans, massa! vous vouloir y retourner! dit le tourbillon de flammes avec une anxiété évidente. Oh! moi, pas aller là; plus esclave, plus recevoir coups de fouet; non, jamais de jamais!
—Bien! bien! je te laisserai au Canada, mon brave Baptiste, dit le jeune homme éclatant de rire.
—Ben sûr, au moins, massa?
—Nous vous le promettons, dit Merellum avec un sourire.
—Nègre croire vous, bonne petite demoiselle, dit le Chien-Flamboyant en pressant un ressort qui faisait mouvoir la pierre servant de porte à la salle.
Quand il fut sorti, Xavier se rapprocha de la jeune fille et lui dit d'un ton ému:
—Je vous parais peut-être bien léger, Louise, car je plaisante à cette heure critique.
—Point du tout, mon cousin, je vous aime mieux comme ça. N'oubliez pas que je suis une enfant du désert, accoutumée à braver, je dirai plus, à rechercher les périls, et, si je vous voyais timide et tremblant en cette circonstance, ma foi…
Elle s'arrêta court.
—Eh bien? fit Cherrier, charmé de la taquiner un peu.
Elle lui demanda grâce par un regard. Il ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre.
—Eh bien! mon cousin, répliqua-t-elle résolument, si vous n'étiez pas brave, vous ne me plairiez pas.
—Vous avez donc pour moi de l'amour, Louise?
—Je ne sais ce que c'est que l'amour, mais mon coeur vous aime, Xavier.
—Oh! s'écria-t-il en lui saisissant la main, cet aveu…
—Je dis ce que je pense. Vous êtes, après le capitaine Poignet-d'Acier, le premier homme vers lequel je me sois sentie attirée par une inclination secrète, et je suis heureuse du bonheur que mes paroles semblent vous causer.
—Louise! Louise! vous me rendez fou de joie!
Il porta sa main à ses lèvres.
—Pourquoi ne m'embrassez-vous pas sur les joues, comme d'habitude,
Xavier? dit Merellum d'un air surpris.
Il rougit, pâlit et baissa les yeux.
La naïveté de la jeune fille l'effrayait presque.
—Mais, reprit-elle candidement, qu'avez-vous donc?
Il tomba à ses genoux.
—Louise, lui dit-il d'une voix palpitante, Louise, je vous aime, vous le savez, n'est-ce pas! Je sens que loin de vous la vie pour moi ne serait plus possible; que désormais toutes mes pensées, toutes mes aspirations sont pour vous… Enfin, je vous aime!…
—Mais, moi aussi, je vous aime, Xavier, dit-elle avec l'innocente franchise d'une âme vierge.
—Alors, reprit-il en balbutiant, vous consentiriez…
L'émotion l'empêcha de poursuivre.
—Mais je consentirai à tout ce que vous voudrez, Xavier.
—Même à m'épouser?…
Et il l'enveloppa d'un regard suppliant.
Merellum tressaillit. Un nuage passa sur son front.
—Oui, n'est-ce pas que vous consentirez à m'épouser, dites-le, promettez-le moi, Louise? fit le jeune homme de cet air câlin et pressant qui est une des plus fortes expressions de la passion.
—Vous épouser! répondit-elle lentement, stupéfaite de cette prière.
Xavier ouvrit la bouche pour insister.
Trois aboiements successifs, vigoureusement cadencés, l'arrêtèrent.
—Le signal! Partons, mon cousin, partons! s'écria Merellum.
La première, elle s'élança sur l'échelle, et, en atteignant le faîte, elle vit le Chien-Flamboyant qui courait de branche en branche sur les cèdres voisins.
On eût dit un feu follet dansant au milieu des arbres.
Du bas de la falaise s'élevaient des hurlements effroyables.
—Indiens en fuite! en fuite! mais revenir bientôt, bientôt. Vous partir vite. Chevaux au sud! cria Baptiste.
Merellum et Xavier furent promptement de l'autre côté du cap.
Au lieu indiqué, ils trouvèrent des mustangs, en bridèrent deux avec des cordes de ouatap, et, sautant sur leur dos, se dirigèrent en toute célérité vers le sud.
Par malheur, dans sa précipitation, la Petite-Hirondelle avait laissé tomber son chapeau d'écorce près de l'enclos aux chevaux.
CHAPITRE XV
LA GRANDE-COULÉE
Merellum ne s'était pas trompée; elle avait atteint Molodun à l'épaule droite, mais si légèrement, que la flèche avait seulement éraflé l'épiderme.
Depuis une lune, ce chef était remis du terrible coup de tomahawk que lui avait asséné Oli-Tahara dans le combat des Nez-Percés contre les Chinouks. Sa vie, il la devait à son épouse Lioura. Elle l'avait transporté sur la rive septentrionale du Columbia, et ramené à l'ienhus aussitôt, après le départ des ennemis. Sa reconnaissance pour la Blanche-Nuée s'exprima en termes très-vifs lorsqu'il reprit ses sens, et la jeune femme put se croire aimée; mais il n'en était rien. Quand la possession n'aurait pas éteint les premières ardeurs qu'il lui témoigna à la suite de leur mariage, ses longues entrevues avec Merellum et la froide résistance de celle-ci avaient allumé dans le sein du sagamo une passion désordonnée et qui, quoique assoupie, n'avait jamais cessé de brûler.
D'ailleurs, la pauvre Lioura portait sur son visage et sur son corps les traces indélébiles des persécutions endurées chez les Clallomes: elle était devenue laide.
Avec cette laideur, qu'elle ne pouvait ignorer, sa jalousie avait augmenté. Son père, l'Aigle-Gris, et son frère, le Castor-Industrieux, étaient morts sur le champ de bataille; il ne restait plus personne pour la protéger.
Une fois guéri, Molodun se mit activement à la recherche de la face blanche. Il savait qu'elle avait échappé aux perquisitions d'Oli-Tahara et qu'elle était partie avec le Chien-Flamboyant.
Jongleur par sa position et, conséquemment, au fait des petites pratiques de la sorcellerie, Molodun était moins superstitieux que la plupart des Indiens.
Il avait vu le nègre en plein jour, dépouillé de tout son appareil flammifère, et le soupçonnait fort d'être un habile charlatan; mais comme, après tout, il ne faisait de mal à personne, le Renard-Noir l'avait, par politique, protégé jusque-là, comme une créature dont il pourrait peut-être un jour tirer parti.
L'enlèvement de Merellum changea sa manière de voir à l'égard du nègre.
Une centaine de guerriers nez-percés avaient survécu à la défaite.
Molodun choisit parmi eux cinquante des plus braves et explora le pays environnant.
Plus d'une fois il aperçut le noir et tenta de s'emparer de lui; mais chaque fois celui-ci sut mettre le sauvage en défaut. Un jour enfin, Molodun entrevit Merellum, qui se promenait avec le chasseur canadien sur le plateau de la falaise. Il n'avait certes pas besoin de cette découverte pour s'exciter à poursuivre son entreprise. Mais une nouvelle sensation traversa son coeur comme un fer rouge. Au désir de s'emparer de la Petite-Hirondelle se joignit le désir, non moins brûlant, de tuer le jeune homme avec qui elle causait si familièrement.
Seul alors dans son canot, sa bande étant campée à quelque distance, il rangeait la côte au pied du cap.
Il aborda, gravit l'escarpement en moins de cinq minutes, et arriva sur le plateau.
Les jeunes gens n'y étaient plus. Molodun ne trouva que la hutte grossière où le chasseur couchait avec Baptiste, Merellum occupant seule la salle souterraine.
Le Renard-Noir vit bien, tout de suite, que cette loge n'était qu'un abri passager, et que la face blanche avait une autre retraite.
Il fouilla, fouilla la falaise et ne trouva rien.
Revenant sur le rivage, il se rembarqua, retourna vers ses gens et les ramena dans un îlot, vis-à-vis du cap, où il les établit.
Lui-même se plaça de manière à observer ce qui se passerait au sommet du rocher.
Par bonheur pour nos héros, le cèdre qui servait comme d'escalier au souterrain, était en partie masqué par deux gros arbres du côté du fleuve.
Malgré sa vigilance, Molodun ne remarqua pas la rentrée du nègre dans la grotte, quoique celui-ci eût parfaitement distingué les canots des Nez-Percés.
Enfin, fatigué d'attendre, le Renard-Noir résolut d'explorer la falaise avec tout son monde. Il donna l'ordre de pousser vers le rivage. C'est à ce moment que Merellum le reconnut par la fenêtre et tira sur lui.
Surpris et irrité par cette attaque imprévue, Molodun craignit une embûche, et au lieu d'attérir, il commanda à ses guerriers de se tenir à flot, en tâchant de découvrir d'où venait le coup. Des flèches furent décochées sans effet sur le tronc de buis, et comme la nuit tombait rapidement, le Renard-Noir jugea qu'il était prudent de regagner son île et d'ajourner au lendemain la continuation des recherches.
Alors, dans les branches des arbres, tantôt, comme une gigantesque statue de feu, tantôt comme une boule incandescente, parut Baptiste.
Les Nez-Percés furent saisis de vertige. La plupart s'enfuirent, quelques-uns se précipitèrent dans les flots où ils se noyèrent.
Molodun lui-même se hâta de se réfugier dans son île.
Le triple aboiement du Chien-Flamboyant acheva de semer l'épouvante parmi les Peaux-Rouges.
—L'Esprit du feu! l'Esprit du feu! hurlaient-ils en faisant force de rames.
Mais cette fois Molodun ne fut pas dupe du stratagème. Il avait reconnu le nègre.
—Que mon frère Peopeomaxmax rassemble les jeunes hommes, dit-il à un chef qui l'accompagnait.
Peopeomaxmax ou le Serpent-Jaune essaya inutilement d'exécuter cet ordre.
Les Indiens étaient dispersés en tous sens. Le lendemain seulement,
Molodun parvint à en réunir une dizaine.
Au point du jour, il traversa le fleuve, sonda le terrain tout autour du plateau, mais sans deviner la cachette du cèdre. Une double piste détourna au reste son attention de l'arbre. Cette piste partait du pied. Il supposa que les auteurs des empreintes s'étaient, la veille, tenus cachés dans les rameaux.
Il examina les pas; c'étaient bien ceux d'un homme et d'une femme, et l'un et l'autre appartenaient à la race blanche, car la pointe du pied était tournée en dehors, au lieu d'être tournée en dedans, comme celle des Peaux-Rouges.
Ces impressions furent suivies jusqu'à l'enclos, où elles disparaissaient à travers des traces de poneys nombreuses. Mais aucun de ces animaux ne se trouvait alors dans l'enceinte.
Molodun ne savait trop à quelle détermination s'arrêter lorsque le chapeau que Merellum avait laissé tomber frappa sa vue. Il le connaissait bien, car elle l'avait fabriqué dans sa loge. Aussitôt son parti fut pris.
—Mon frère, dit-il au Serpent-Jaune, tu vas aller chercher des chevaux à l'ienhus, qui n'est qu'à un tour de soleil d'ici, et tu me rejoindras. Je suivrai cette piste qui monte vers l'est.
Peopeomaxmax partit incontinent avec trois hommes, laissant une partie des autres accompagner le Renard-Noir.
Pendant ce temps, Cherrier et Merellum, qui avaient galopé toute la nuit, déjeunaient gaiement à l'entrée d'une grotte, non loin de l'embouchure de la Voila-Voila, dans la Colombie.
Le paysage était nu et stérile. Une lande sablonneuse, sans bornes, l'occupait en entier vers le sud. Au nord, il était fermé par le fleuve qui roulait ses ondes grondeuses entre des roches volcaniques noirâtres. Sur la rive méridionale se dressaient deux colonnes colossales, mesurant sept à huit cents pieds d'élévation, nommées par les voyageurs canadiens-français les Cheminées, et sur le bord septentrional, vis-à-vis, un roc énorme dont la face répond assez à celle des cheminées. On dirait que, comme pour le Saguenay, au Canada, une révolution terrestre a tranché d'un seul coup les rochers en deux et ouvert ainsi un lit aux ondes du rio Columbia.
—Ces pics ont un aspect singulier, dit Xavier en indiquant du doigt les
Cheminées.
—Les Voila-Voilas, Indiens qui habitent ce pays, les ont nommés les filles Kiuses, répondit Merellum.
—Ah! et sans doute il y a une histoire attachée à cette dénomination.
Contez-la moi, tandis que nos chevaux se reposent, ma belle cousine.
—Avec plaisir.
—Je vous écoute.
Alors la Petite-Hirondelle parla ainsi:
«Vous savez, mon cousin, que le Loup est vénéré par la plupart des Peaux-Rouges riverains de la Colombie. Or, il y avait jadis un de ces animaux qui gouvernait la contrée. Ayant appris qu'une sauterelle, grande magicienne, y causait des ravages épouvantables, il se mit à sa recherche, la surprit, la vainquit par la ruse, la dévora et reprit le chemin de sa maison. En route, il rencontra trois Indiennes kiuses. Elles étaient soeurs, il devint amoureux de toutes les trois.
«Au moment où il les aperçut, elles construisaient une chute, afin de prendre au-dessous du saumon dans un filet qu'elles avaient l'intention de tendre. Le Loup les observa jusqu'à la nuit. Alors, quand elles se furent retirées, il détruisit leur ouvrage. Le lendemain, même manoeuvre, et ainsi durant trois nuits. Au matin du quatrième jour, les jeunes filles désolées s'étaient assises sur le rivage et poussaient des cris déchirants. Le Loup s'approcha d'elles et leur demanda pourquoi elles pleuraient.
«—Parce que, répondit l'aînée, nous avons faim et que nous ne pouvons bâtir une chute pour prendre des poissons.
«—Vraiment! dit le Loup, et si je vous en bâtissais une, que me donneriez-vous en échange?
«—Tout ce que vous voudrez, répliqua-t-elle.
«—Eh bien! reprit-il, si vous voulez devenir mes femmes, je vous ferai une belle cascade, et vous prendrez autant de poisson que vous voudrez.
«—Les filles kiuses se consultèrent.
«—Il leur répugnait de devenir toutes les trois les femmes du Loup, non point parce qu'elles étaient soeurs, car c'est la coutume chez les Indiens de la Colombie d'épouser plusieurs soeurs, mais parce qu'elles se jalousaient mutuellement.
«Elles demandèrent au Loup un peu de réflexion, espérant que pendant ce temps elles trouveraient des vivres.
«Elles n'en trouvèrent point, et la faim les pressait.
«Alors les filles kiuses consentirent à suivre le Loup dans son wigwam.
«Il leur donna du poisson, du gibier, des racines de ouappatous tant qu'elles en voulurent, et elles furent heureuses jusqu'à la fin de la saison.
«Mais un jour qu'il était parti à la chasse, un Manitou s'introduisit dans leur loge et leur lit des présents de ouampums.
«Le Loup, en rentrant, vit ces présents et se mit en fureur.
«Après avoir grondé et battu ses femmes, il leur ordonna de le suivre sur le bord de la rivière Voila-Voila.
«En y arrivant, il reprocha à l'aînée de l'avoir trompé, et la changea en grotte,—celle dans laquelle nous déjeunons, observa Merellum.
«Puis il métamorphosa les deux cadettes en ces deux pics qui s'élèvent là-bas.
«Ensuite, lui-même prit la forme du rocher qu'on aperçoit de l'autre côté du fleuve, afin d'être toujours à même de surveiller la conduite de ses squaws.
«On dit que, quand il est irrité, il attire sur elles la foudre et leur fracasse la tête [15].»
[Note 15: Parmi les tribus de la Colombie, le loup est en grand honneur. On lui attribue la plupart des cascades existantes. Voici une autre version de la légende ci-dessus. Le loup désirant avoir une femme, la voulut de la tribu des Spokani. Dans ce dessein, il leur demanda une de leurs vierges. Sa demande fut agréée. En récompense, le Loup promit que le saumon serait abondant, et, dans ce but il créa une chute, afin qu'on le pût prendre avec plus de facilité. Plus tard, il adressa une requête semblable aux Seskui ou Coeurs-d'Alène; mais ceux-ci la repoussèrent. Pour se venger, le Loup forma la grande cataracte des Spokani, qui a depuis empêché le poisson de remonter au territoire des Coeurs-d'Alène.]
—Et vous avez pourtant cru à tout cela, ma cousine! dit Xavier en souriant.
—Ah! mon cousin, vous êtes méchant! répliqua-t-elle joyeusement en lui donnant une petite tape sur la joue.
—Eh bien! reprit-il, je bois à la santé des filles kiuses!
—Ouaou! ouaou-ou-ou-ou! ahh! ahhh! ahhhh! répondit à ce toast un voix familière.
—Le moricaud, ma conscience [16]! C'est lui-même! dit le jeune homme en regardant autour d'eux après avoir mouillé ses lèvres au flacon de rhum qu'il avait tiré de sa carnassière.
[Note 16: Locution très-usitée parmi les Canadiens-Français.]
—Li! massa! li! riposta la grosse voix du nègre, apparaissant à cheval devant une saillie du rocher.
—Je savais bien que tu réussirais à échapper aux Peaux-Rouges!
—Peaux-Rouges, pas forts, pas forts en tout! dit Baptiste d'un ton crâne.
—Ils ont abandonné la partie, n'est-ce pas?
—Eux, pris au piége, d'abord, massa.
—Ont-ils perdu notre piste? demanda Merellum.
—Perdu oui, perdu non.
—Que signifie ce baragouinage? Allons, explique-toi, dit Cherrier.
—Massa, Indiens venir derrière moi; mais pas près, une, deux, trois, quatre, dix lieues!
—Ils sont à dix lieues de nous!
—Dix lieues, oui; eux pas de chevaux, mais bientôt en avoir.
Et Baptiste raconta, dans son langage pittoresque, que Molodun, ayant découvert la trace de Merellum, s'était immédiatement lancé à sa poursuite avec six Nez-Percés, après avoir envoyé le Serpent-Jaune au village pour y prendre et ramener des mustangs.
—Vous partir, partir tout de suite, dit-il en terminant; car Indiens revenir, revenir vite.
—Alors, montons à cheval! s'écria Cherrier.
Il courut chercher les poneys, qui tondaient quelques maigres arbousiers sur le rivage du fleuve.
Cinq minutes après, tous trois galopaient vers la rivière des Saaptim.
Ils suivirent son cours jusqu'à celle du Pavillon, et au bout de huit jours d'un voyage pénible, ils entrèrent dans la Grande-Coulée, ancien lit présumé du rio Columbia, et qui n'a pas moins de cent cinquante milles de longueur sur un à six de large.
Là, la végétation cesse entièrement. Partout ou se porte le rayon visuel, il n'aperçoit que rochers infranchissables, tronçons et fragments de colonnes ou projections basaltiques, strates micacées, brillantes comme l'or, schistes noirâtres et sables mouvants. A peine, d'intervalle en intervalle, rencontre-t-on quelques arbustes nains ou quelques plants de cactus sphéroïdal et de créosote; les pariétaires, la mousse elle-même semblent avoir horreur de cette gorge épouvantable. De chaque côté elle est cuirassée par des masses rocheuses verticales, formidables, dont l'élévation dépasse souvent cinq et six cents mètres. La solitude est complète en ces lieux; rarement la voix humaine s'y fait entendre; jamais les bêtes fauves ne la troublent par leurs cris. Mais quand un son y est lancé, il bondit d'écho en écho, doublant de puissance à chaque station, et il revient grossi de sa propre force, avec des réverbérations effrayantes. Les volatiles évitent soigneusement la Grande-Coulée. Les reptiles ne s'y montrent nulle part. Le serpent à sonnette, si commun dans toute l'Amérique septentrionale, fuit ce canon maudit. Seuls des créatures animées, les pélicans y barbotent dans des mares d'eau saline et bourbeuse, éparses ça et là dans des bas-fonds.
C'est une désolation qui afflige l'esprit le plus robuste, un silence qui glace le coeur, à moins que les stridentes clameurs de la tempête n'ébranlent toutes ces assises de granit, et les remuent jusque dans leurs entrailles. Alors le soi frissonne, la pierre parle, elle gémit, se lamente, et, de la Grande-Coulée, ordinairement morne et taciturne comme la tombe, s'échappent des mugissement semblables à ceux qui accompagnent les grandes convulsions de la terre en mal d'épanchement igné.
En rapprochant, de l'extrémité supérieure de la barranca, on remarque au milieu même, et atteignant par leur altitude la hauteur des escarpements dont elle est bastionnée, deux montagnes.
Ces montagnes durent former des îles quand la Colombie traînait ses flots dans ce vaste bassin.
Le plateau de la première est long, avec une étendue assez considérable; celui de la seconde est rond et n'a qu'un diamètre peu développé.
Elle ressemble à un cône tronqué.
Après de longues journées de marche, après avoir souffert de la soif et de la faim, un soir, la petite troupe de fugitifs arriva au pied de ce cône.
Merellum était exténuée; la disette de vivres, l'insalubrité de l'eau et des aliments, la fatigue, avaient altéré sa frêle constitution, à peine remise des secousses d'une longue maladie. Cependant elle ne se plaignait pas et trouvait dans son courage des paroles pour relever le moral de ses compagnons de misère.
Xavier Cherrier avait perdu une partie de son enjouement. Il souffrait doublement, pour elle et pour lui. Mais il s'efforçait de faire bonne contenance, et parfois plaisantait volontiers sur ce qu'il appelait «le romantique de leur situation.»
Quant à Baptiste, il ne cessait de jurer en jargon franco-hispano-anglais, et sur tous les tons, contre ces vermines d'Indiens qui obligeaient «bonne petite demoiselle et massa Xavier à promener eux par pareille chaleur, dans pareil pays.»
Au reste, actif, industrieux et toujours sur pied, il allait cueillir des pommes de cactus là ou on aurait supposé qu'un oiseau seul pouvait atteindre, et la chair juteuse de ces fruits n'avait pas été d'une mince importance pour leur sustentation, tandis que le brou offrait à leurs chevaux une provende substantielle.
Quand celle ressource manquait, Baptiste trouvait encore le moyen d'escalader des crêtes sourcilleuses de la Grande-Coulée, et de tuer au delà quelques oiseaux ou de rapporter de l'eau plein sa gourde.
Néanmoins, malgré toute son ingéniosité, aidée de la connaissance qu'avait Merellum du pays, ils durent, plus d'une fois, se coucher à jeun et fournir une longue traite, le lendemain matin, avant de trouver de quoi relever leurs forces et celles de leurs montures.
Ils étaient dans cette triste condition quand ils firent halte devant le cône dont je viens de parler. Depuis vingt-quatre heures ils n'avaient ni bu ni mangé, et leurs poneys trébuchaient d'épuisement à chaque pas.
—Il m'a semblé distinguer quelque chose comme un lac là-haut, dit Xavier; je m'en vais tacher de grimper. Peut-être trouverai-je des baies sauvages. Cela nous rafraîchira toujours mieux que ces cailloux que nous suçons du matin au soir, comme si c'étaient des morceaux de sucre. Allons, ma cousine, encore un brin de patience, et nous serons au fort Colville. Ça ne fait rien, vous devez vous dire que, pour un amoureux, j'ai de drôles de façons de faire la cour à ma prétendue…
—Votre prétendue! vous êtes bien hardi, monsieur! interrompit Merellum essayant de sourire.
—Massa reposer vous, nègre monter sur ce morne, dit Baptiste.
Xavier voulut insister; mais l'autre ajouta en lui parlant à l'oreille:
—Non, massa, pas vous, pas vous! garder petite demoiselle!
Cet argument était irrésistible; le Canadien demeura près de Merellum, et Baptiste partit à la découverte.
Au bout d'une heure, il revint portant sur sa tête une énorme botte de fourrages verts tout mouillés. A la main il tenait trois gros poissons, et sa gourde était remplie d'eau fraîche. Cependant il n'était pas joyeux comme à son habitude, quand il avait fait quelque bonne trouvaille.
—Vous, boire et manger, dit-il aux jeunes gens; petit lac et poisson en haut; pris poisson avec ligne et épine pour hameçon. Mais manger vite poisson; lui cuit, moi cuire lui avant de rapporter.
Les chevaux se jetèrent avec avidité sur les herbes succulentes que le bon nègre avait étalées devant eux. Leurs maîtres ne se firent pas prier non plus pour se restaurer. Le repas promptement expédié, Baptiste profita d'un moment où Merellum ne les observait pas pour dire à Cherrier:
—Massa, partir tout de suite. Indiens arriver près: moi voir eux, quand moi sur le morne.
CHAPITRE XVI
LE FORT COLVILLE ET LES CHUTES DE LA CHAUDIÈRE
—Les Indiens, dis-tu?
—Oui massa, oui, Indiens; moi sûr, moi voir eux.
—Mais à quelle tribu appartiennent-ils?
—Eux, Nez-Percés, massa, Nez-Percés!
—Enfin, ils ne sont pas si près de nous…
—Oh! si si, très-près: un, deux, trois, cinq milles, massa, cinq!
—Alors, il faut aller camper ailleurs.
Le Canadien se rapprocha de Merellum, qui s'était endormie. Quoiqu'il lui en coûtât beaucoup de l'arracher au repos, il dut se risquer à cet acte de cruauté, car la pauvre jeune fille était accablée de lassitude.
Aux premiers mots qu'il lui dit, cependant, elle se leva, prête à se remettre en route. Les poneys furent enfourchés, et nos voyageurs coururent toute la nuit sans poser pied à terre.
Le lendemain matin ils firent halte près d'une source d'eau fraîche, sur une petite prairie ombragée par des acacias en fleurs, véritable oasis dans ce désert.
Xavier tua un bouquetin, le premier quadrupède qu'ils eussent rencontré depuis leur entrée dans la Grande-Coulée.
Ils se reposèrent deux heures et reprirent leur marche.
Au bout de quatre jours, ils pénétrèrent dans une contrée nouvelle, montueuse et boisée, et sortirent enfin du canon maudit.
Désormais, l'eau et les vivres ne leur manqueraient plus. Ils se sentaient près du fort Colville. L'espérance, les réchauffant de ses rayons bienfaisants, ranima leurs forces.
Cependant, la première nuit qu'ils couchèrent sur les hauteurs, Cherrier s'éveilla tout à coup en proie à un violent émoi. Il était balancé à droite et à gauche, comme si la montagne eût été secouée par un tremblement de terre.
Merellum lui apprit en souriant que ce qui causait son effroi était simplement l'oscillation, au souffle du vent, des pins gigantesques sous lesquels ils étaient étendus.
Ces pins, de la plus grande espèce, appelés par les naturalistes lambertinæ, plantent leurs racines entre les fissures des rochers, à fleur de terre. Les débris de leur feuillage forment peu à peu, en dessous, un lit de verdure qui semble immobile. Mais viennent les plus légères brises, et le tronc des arbres ploie, comme un jonc sur sa base, et toutes les racines, avec le sol environnant, sont en mouvement.
Les Canadiens-Français désignent ces conifères par le nom de pins tremblants, et les endroits où ils poussent par celui de berceuses.
Xavier se rendormit en riant de sa peur.
Le lendemain, dans l'après-midi, ils arrivèrent à la chute des Chaudières, cataracte de près de soixante pieds, considérée comme la plus haute du rio Columbia. Elle doit sa dénomination aux trous ronds que l'eau et les cailloux ont, en tombant, pratiqués au bas. «Les cailloux, dit avec raison un voyageur, une fois retenus entre les inégalités des rochers, sous la cascade, tournent en spirale énorme et creusent ainsi des cavités aussi rondes et aussi polies que les parois intérieures d'une chaudière de fer.» Les fleuves de l'Amérique du Nord contiennent grand nombre de ces chaudières naturelles. Il y en a de fort remarquables au Canada, près de Québec et d'Ottawa.
Les Peaux-Rouges, dont le langage imaginé est tout fleuri d'onomatopées, les nomment tum-tum.
Ayant longé un village indien, bâti au-dessus de la cascade des Chaudières, Xavier, Merellum et le fidèle nègre ne tardèrent pas à découvrir le fort vers lequel tendaient leurs voeux depuis si longtemps déjà.
C'était le fort Colville, élevé au centre d'une charmante prairie toute chargée des trésors de la nature et entouré d'une ceinture de collines qui l'abrite contre les affreux ouragans dont cette région est trop souvent le théâtre.
Ils y touchèrent après avoir traversé la rivière Thompson.
Cet établissement, formé à deux cent cinquante lieues environ de l'embouchure de la Colombie, est une propriété de la Compagnie de la baie d'Hudson. Si à l'époque de notre récit il n'avait pas toute l'importance qu'il a maintenant, c'était cependant déjà une factorerie assez considérable, mais dont les chefs faisaient plutôt la traite de la chair de buffle et du saumon boucané que celle des pelleteries.
Le fort proprement dit se compose d'une enceinte palissadée, haute de vingt pieds, bastionnée aux angles et munie de vieilles coulevrines.
A l'intérieur s'étendaient les magasins de la compagnie, les chantiers, les logements des chefs facteurs, des commis, des engagés et un hangar spécial réservé aux aventuriers peaux-blanches et peaux-rouges, qui, chaque soir, venaient demander l'hospitalité.
Et on l'accordait, sans difficulté, cette hospitalité. Ennemis ou amis étaient reçus. Comme dans l'antiquité, comme dans les tribus indiennes, une fois le seuil passé, l'hôte, quel qu'il fût, était sacré. Aussi trouvait-on dans les caravansérails du désert américain les assemblages les plus bizarres, les couleurs les plus disparates, les hétérogénéités les plus sanglantes.
C'était un bruit, une confusion, un tohu-bohu à épouvanter tout autre que les rudes voyageurs, ces infatigables pionniers qui parcourent le Nord-Ouest américain.
Pour les idiomes, vous étiez transporté aux temps et autour de Babel.
Des costumes je ne vous parlerai point, sinon pour vous dire que, depuis le très-naturel costume de notre respectable aïeul Adam, jusqu'à celui du fashionable londonnais moderne, la plupart des accoutrements connus faisaient habituellement leur montre, chaque année, dans la grande salle du fort Colville.
Et l'on festoyait en compagnie; blancs, rouges, noirs, cuivrés, rien n'y faisait. Beau communisme, ma foi! Rarement on se disputait, même après boire; bien plutôt l'on chantait et l'on dansait, au son d'une musique inimaginable, tirée d'instruments outrés de se rencontrer ensemble; ce qui n'empêchait pas la gaieté d'aiguiser ses joyeux propos, d'allumer ses pétillants éclats de rire; mais une fois dehors, ah! dame, ça changeait quelquefois.
Rien n'est immuable en ce monde, pas même dans le Sahara de l'autre hémisphère.
La porte de l'enceinte du fort franchie, trêve de Dieu et trêve de
Manitous expiraient.
Au plus robuste ou au plus fin l'avantage de continuer les libations de la veille, mais au plus faible ou à l'inhabile le triste lot de payer, comme on dit chez nous, les pots cassés; car, indépendamment des antipathies de race, des vieilles inimitiés, les querelles surgissaient souvent à l'intérieur dans ces réunions de gens cosmopolites; les rixes, jamais! Elles étaient strictement défendues. Et deux individus en venaient-ils aux mains pour une cause ou pour une autre, on les chassait sans pitié et sans s'inquiéter s'il pleuvait, tonnait ou gelait. Beau temps, que celui-là, pour les hardis chasseurs nord-ouestiers, comme on les appelait!
Aujourd'hui ces coutumes s'effacent; l'hospitalité est encore pratiquée dans le désert, mais c'est une hospitalité parcimonieuse, que la Compagnie de la baie d'Hudson n'octroie que sous bonne recommandation et en échange d'une somme d'argent fort raisonnable, quand on ne fait point partie de son personnel.
Petit-fils d'un des principaux chefs-facteurs, Xavier Cherrier fut parfaitement accueilli au fort, Colville, et Merellum, célèbre depuis long-temps clans la Colombie comme souveraine de Clallomes, y fut l'objet d'une attention toute spéciale.
Le commandant du poste était, du reste, un homme aussi aimable que brave, qui s'acquittait de ses devoirs avec une urbanité rare dans ces pays incivilisés.
Il fit donner à chacun des jeunes gens une chambre particulière et tout ce qui pouvait contribuera les remettre des cruelles fatigues qu'ils avaient endurées en traversant la Grande-Coulée.
Xavier et Merellum résolurent de passer un mois au fort, pour attendre qu'ils fussent tout à fait rétablis.
Peu de temps après leur arrivée, ils assistèrent à l'ouverture d'une des vastes caves dans lesquelles la Compagnie de la baie d'Hudson conserve des centaines de buffles coupés par morceaux, pour être convertis en pemmican et expédiés sur les différents postes de ses immenses territoires.
Ces caves sont bâties avec de la glaise, à dix ou douze mètres au-dessous du niveau du sol, et, après un carnage[17] de bisons, avant l'hiver, on y entasse les carcasses, entre des glaçons, jusqu'à ce qu'elles soient pleines. Alors elles sont bouchées pour n'être rouvertes qu'en été, lorsqu'on a besoin de la viande. Chacune peut contenir cent bêtes dépecées. Et ce moyen de préservation est si parfait, qu'au bout de deux ans de séjour les chairs déposées dans les glacières sont encore fraîches et excellentes au goût.
[Note 17: Voir la Huronne.]
La cave ayant été mise à jour, on en retira une grande quantité de quartiers de buffles, qui furent taillés en tranches très-minces; avec la peau, on fit des sacs longs de trois pieds environ, sur un et demi de diamètre.
Dans des chaudières suspendues sur des bûchers en plein air bouillait la graisse des animaux.
Quand elle fut jugée à un degré d'ébullition convenable, on la versa, au moyen d'une poche, dans les sacs avec des tranches de viandes en proportion d'une livre de viande pour un quart de graisse à peu près. Ceci terminé, les sacs furent liés, pressés et fortement ficelés.
Ainsi façonnés comme de gros saucissons, ils pesaient une quarantaine de livres et constituaient ce que les trappeurs appellent un taureau. Les taureaux furent ensuite portés dans les séchoirs, sorte d'appentis à claire-voie, où étaient pendus à des perches des milliers de saumons, fendus en deux, et qui provenaient de la pêcherie établie au pied de la chute des Chaudières.
Le spectacle de cette préparation, faite au milieu des chants et des rires de toute la population du fort, intéressa fort Xavier Cherrier.
Merellum elle-même y prit plaisir, car c'était la première fois que, depuis son bas âge, elle se trouvait en aussi grande et aussi joyeuse compagnie de gens de sa race.
Pendant qu'on étendait les taureaux de pemmican pour les faire dessécher, ou qu'on les chargeait sur ces étranges chariots tout en bois (sans qu'un seul morceau de métal entre dans leur construction), les seuls en usage sur le territoire de la baie d'Hudson, pour les transporter aux divers postes de la Compagnie, le chef-facteur proposa aux deux jeunes gens de les conduire à la pêche au saumon, qui avait lieu au bas des chutes de la Chaudière.
Je n'ai pas besoin d'ajouter que Xavier accepta avec joie.
La Petite-Hirondelle aimait trop à le voir heureux pour ne pas être contente de ce qui le mettait en gaieté. Elle connaissait la pêche au saumon, l'avait souvent pratiquée, et n'était pas fâchée de déployer son adresse aux yeux des Canadiens.
Il n'y a guère que deux milles et demi du fort aux chutes, dominées par le village indien des Quiurlapi (peuplade au panier), qui se sont arrogé le monopole de la pêche en cet endroit de la Colombie.
Ces Peaux-Rouges obéissent à deux chefs, l'un préside à la chasse, l'autre à la pêche. Nul n'a le droit de se livrer à ces exercices sans leur autorisation. L'un et l'autre se réservent les meilleurs morceaux, les plus belles proies.
Leur pouvoir est sans bornes. J'ai ouï dire qu'ils cherchaient à l'étendre sur les blancs qui habitent le voisinage. J'en doute; mais, quoi qu'il en soit, les employés des forts Colville et Okanagan ne se permettaient pas alors de pécher le saumon sans le consentement du chef des eaux.
Un mois ou six semaines avant que d'accorder à qui que ce fût ce consentement, lui-même dressait au pied de la cascade sa vaste trappe à pêcher.
C'est un appareil en osier, à claire-voie, ayant la figure d'une nasse ou birc, dont l'orifice embrasse plus de cinquante pieds de circonférence.
On le place dans le fleuve, sous la chute, de façon à ce que la nappe d'eau tombe perpendiculairement dans l'ouverture, au-dessus de laquelle on fixe, à sept ou huit pieds, une sorte de charpente en bois.
Quand arrive le saumon, vers le commencement de saantylka [18], c'est-à-dire de juillet, après avoir remonté toute la Colombie depuis l'embouchure, il est excessivement fatigué par sa longue navigation à travers les nombreuses et rapides cascades qu'il a du franchir.
[Note 18: L'année des sauvages de la Colombie est aussi divisée en douze mois, dont voici les noms:
Sustiki (glace). Janvier.
Squasus (froid). Février.
Skiniramen (sorte d'herbes). Mars.
Skaputsi (départ, de la neige). Avril.
Staqumanos (racine amère). Mai.
Jtzwa (racine de kamassas). Juin.
Saantylka (chaud). Juillet.
Selamp (orageux). Août.
Skalnes (fin du saumon). Septembre.
Skàài (lune sèche). Octobre.
Kinni-Ayligutin (construction des loges). Novembre.
Kumakwala (lune de neige). Décembre.]
La plus rude épreuve l'attend à la Chaudière; car là, il lui faut faire une suite de bonds de soixante pieds de haut pour atteindre le sommet de la chute, d'où il ne redescend plus, dit-on, lorsqu'il a réussi à l'escalader.
«Les saumons remontent en juillet, écrit M. Paul Kane, et pendant deux mois ils affluent en masses incroyables. Ils ressemblent à une bande d'oiseaux au moment où ils font ce saut énorme pour remonter les chutes; le défilé commence à l'aurore et ne cesse qu'à la nuit tombante. Le chef me dit qu'il avait pris, en un jour, jusqu'à dix-sept cents saumons, chacun pesant trente livres en moyenne. L'un dans l'autre, chaque journée de pêche à la trappe du chef est de quatre cents poissons.»
On peut juger par là de la prodigieuse quantité de victimes faites chaque année par les seuls Indiens Quiurlapi, car, après l'expiration de son mois privilégié, le chef abandonne ses droits, le poisson devenant plus maigre et plus chétif. Alors tous ceux qui veulent pêcher le peuvent. Ils font usage de nasses plus étroites que celle du chef ou se servent de harpons qu'ils manient avec beaucoup de dextérité. Ils capturent ainsi jusqu'à deux cents poissons par jour. D'autres tendent dans les rapides de petits filets à main, où les saumons se prennent en foule à la surface de l'eau. Ces filets sont arrangés de façon que le poisson, une fois entre, fasse par ses efforts tomber un petit bâton qui en tenait l'orifice développé avant qu'il ne s'y introduisit. Le poids du saumon suffit alors à faire fermer l'ouverture de l'engin, comme une bourse, et on s'empare aisément du captif.
Le saumon constitue presque le seul aliment des Indiens de la Colombie méridionale: une pêche de deux mois fournit à leur consommation de toute l'année. Pour le préparer et le sécher, on commence par lui fendre le dos, puis on fend encore chaque moitié séparément, ce qui rend les fractions assez minces pour sécher en quatre ou cinq jours. On enveloppe ensuite les poissons dans des nattes de jonc ou d'herbes de façon à former des paquets de quatre-vingt-dix à cent livres chacun, lesquels sont cousus et placés sur des échafauds afin de les mettre à l'abri de la voracité des chiens.
«Les Chualpais [19], ajoute Paul Kane dans son intéressante relation, les Chualpais pourraient, s'ils le voulaient, prendre une quantité de saumons beaucoup plus grande; mais, comme le chef me le fit remarquer, s'ils prenaient tous ceux qui s'offrent à eux, il ne resterait rien pour les Indiens de la partie inférieure du fleuve, de sorte qu'ils se contentent de pourvoir strictement à leurs besoins.»
[Note 19: Orthographe et prononciation vicieuses du mot Quiurlapi.]
Cette assertion a pu être faite à l'aventureux artiste canadien, mais elle est fausse; car les Quiurlapi vendent ou échangent aux agents de la Compagnie de la baie d'Hudson un nombre considérable de saumons; et d'ailleurs, comment ceux qu'ils laisseraient volontiers échapper par un sentiment de prévoyance et de commisération complètement étranger à la race rouge, pourraient-ils être de quelque utilité «aux Indiens de la partie inférieure du fleuve,» puisqu'il est notoire (et Kane l'assure lui-même) que tous les saumons remontent la Colombie au delà de la chute de la Chaudière pour ne plus redescendre!
Au reste, avant d'atteindre ce point, une terrible guerre ne leur a-t-elle pas été faite par les Indiens de la partie inférieure eux-mêmes, qui, tout aussi bien que et avant les Quiurlapi, profitent de l'époque du frai pour s'approvisionner de saumon, soit à la pointe Astoria, soit près du fort Vancouver, soit à la dalle des Morts, soit au saut du Prêtre.
Les chutes de la Chaudière sont, il est vrai, l'endroit par excellence pour la pêche du saumon, et cette pêche est accompagnée de cérémonies fort réjouissantes. Durant, les premiers jours, les Quiurlapi y procèdent après s'être couvert le visage de masques grotesques [20] en écorce de cèdre, puis roulés, tout oints de graisse, sur des couches de plâtre en poudre, ce qui leur donne l'apparence de véritables fantômes.
[Note 20: Chose étrange,—et qui ne m'a pas moins surpris que la découverte de figures ayant une analogie frappante avec le Sphinx égyptien, représentées sur certaines pipes appartenant à des sauvages cantonnés à l'est des montagnes Rocheuses,—les masques dont se servent les Indiens de la Colombie ressemblent étonnamment par leurs formes à ceux dont les anciens acteurs grecs faisaient usage.]
Xavier Cherrier ne revenait pas de l'émerveillement que lui causaient ces bandes de spectres blancs qui erraient silencieusement sur les bords de la Colombie, quand ils arrivèrent, accompagnés du chef facteur, au bas des chutes de la Chaudière, vers cinq heures du soir.
Le soleil resplendissait dans toute sa majesté; et, glissant obliquement sur l'énorme nappe d'eau qui se tordait en grondant sourdement entre ses encaissements de quart, et dispersait dans l'air des nuages d'une poussière plus étincelante que le rubis, il donnait à la cataracte l'apparence et l'éclat éblouissant d'une immense coquille de nacre.
Sous cette masse d'eau qui tombait incessamment avec des roulements de tonnerre et des tourbillons d'écume, dressaient, presque à fleur d'eau, deux rochers, distants d'une soixantaine de pieds l'un de l'autre. A leurs arêtes on avait, au moyen de perches et nerfs de buffle, attaché la grande nasse du chef de la pêche.
L'épais bataillon des saumons, dont les écailles scintillaient aux rayons du soleil, s'avançait devant le filet et tentait par un vigoureux coup de queue de sauter à travers la colonne liquide; mais un à un, les poissons heurtaient leur hure à la charpente assujettie au-dessus de l'engin et ils retombaient étourdis dans la nasse, qu'une vingtaine d'Indiens, postés de chaque côté, devaient retirer trois fois par jour.
Suivant la coutume, la division des prises entre les familles avait eu lieu à midi.
Aussi, sur les grands rochers plats, au bas de la chute, une troupe de femmes était-elle occupée à faire cuire les poissons taboués [21].
[Note 21: Taboués est un terme usité par les pêcheurs indiens dans la Colombie et sur le Pacifique. Il signifie interdit. Les premiers poissons pris dans une pêche sont tous taboués. On ne les peut vendre. Mais il faut les trancher et les cuire le jour ou ils ont été captures.
Les Quiurlapi croient que si les chiens mangeaient le coeur d'un saumon pris par eux, la pêche manquerait l'année suivante; aussi ont-ils grand soin d'arracher le coeur de tous les saumons dont ils disposent pour la vente et de le brûler. Ce sacrifice est, pensent-ils, agréable à un de leurs dieux, Etalapas [a] créateur de toutes choses, qui rend le saumon abondant l'été, afin qu'on puisse en faire provision pour l'hiver.]
[a] Voir la Tête-Plate, chap. II.
Outre ces pécheurs, d'autres, munis de filets assez semblables à de gigantesques balances à écrevisses, et d'autres, armés de fouènes à dards mobiles, suivaient, soit à pied le long de la berge, soit dans des canots, les saumons qui avaient échappé à la nasse du chef des eaux ou qui, s'étant butés contre les rochers en essayant le saut de la chute, redescendaient emportés par le courant.
—Voyons, mon cousin, dit Merellum à Cherrier, munissez-vous d'un harpon, et nous aussi nous participerons à la pêche.
—Pas si vite! mon enfant, pas si vite! dit le chef facteur. Mieux que personne vous savez combien les Peaux-Rouges tiennent à leurs prérogatives; il faut que je demande l'autorisation au sagamo.
Et du doigt il désigna un Quiurlapi qui causait sur le bord du neuve avec deux Indiens masqués, dont les regards étaient à cet instant dirigés sur la Petite-Hirondelle.
L'un de ces derniers avait une taille colossale; l'autre était petit, trapu et solidement charpenté.
A leur aspect, Merellum éprouva un frisson, sans qu'elle pût se rendre compte de celle émotion.
—Allons! dit le chef facteur qui s'était approché du groupe et avait soufflé quelques mots au sachem quiurlapi, allons, à l'oeuvre! Nous avons la permission de sa rouge majesté.
Il saisit un harpon, Merellum et Xavier en firent autant, et ils montèrent dans un canot d'écorce où vinrent s'établir comme rameurs les deux Indiens qu'on avait vus, cinq minutes auparavant, s'entretenir avec le chef des eaux.
Aussitôt commencée, la pêche se prolongeait aux flambeaux après le coucher du soleil, et Merellum avait par son adresse amassé plus de saumons que ses deux compagnons ensemble, car chaque coup de son harpon amenait un nouveau poisson dans le canot, quand soudain, et comme accidentellement, celui-ci donna contre un écueil.
La petite troupe se trouvait alors à un quart de mille du reste des
Quiurlapi.
Xavier et le chef facteur, qui tournaient le dos aux pagayeurs, se sentirent brusquement frappés à la tête.
Ils poussèrent des cris, couverts par le mugissement de la cataracte.
Le canot s'était déchiré en deux; il enfonça, et ceux qu'il contenait tombèrent à l'eau.
Merellum se dirigea immédiatement à la nage vers Xavier, qui disparaissait sous l'onde. Mais deux bras robustes enlacèrent la jeune fille à la taille et l'entraînèrent au loin, malgré ses cris et ses efforts pour se dégager de cette étreinte.
CHAPITRE XVII
LES JEUX
Profondes étaient les ténèbres, car le naufrage de l'embarcation avait causé l'extinction des torches de pin fichées à son avant pour attirer le poisson.
Cependant, aux reflets des traînées d'écume que roulait la Colombie, Merellum put voir qu'elle était entre les mains du plus petit de leurs pagayeurs.
La nuit était douce, quoique le ciel fut couvert; mais l'air était plein de monotones sonorités produites par le formidable concert auquel se livrait, à quelque distance, la cataracte des Chaudières.
Lasse de crier sans obtenir de réponse, de se débattre inutilement, Merellum, à bout de forces, s'abandonna à son ravisseur. Il la mena, en la soutenant et en nageant jusqu'au rivage, où il fut rejoint par son compagnon, l'Indien aux proportions gigantesques, dont l'apparition avait déjà causé une inexplicable émotion à la Petite-Hirondelle.
En abordant, les deux Peaux-Rouges se démasquèrent, et une voix trop connue, hélas! dit à la jeune fille:
—Ma soeur est rapide comme l'oiseau dont elle porte le nom; mais le Renard-Noir est plus rusé qu'elle. L'habileté triomphe souvent de l'agilité.
—Molodun, intervint sèchement l'autre Indien, cette face blanche n'est pas à toi! C'est moi qui l'ai prise, elle m'appartient.
—Mon frère n'a-t-il pas promis de me la céder?
—Maxmaxpeopeo n'a rien promis. Il s'est emparé de la squaw, il la gardera.
Un éclair de courroux traversa les yeux du Renard-Noir.
Il allait se livrer à tous les emportements de sa nature fougueuse, mais une réflexion l'arrêta, et il dit d'un ton assez calme:
—Mon frère le Serpent-Jaune l'a prise, c'est vrai; mais si je ne l'avais pas conduit au tum-tum, il ne l'aurait pas prise. Par conséquent, elle est à moi aussi bien qu'à mon frère. Il est trop juste pour ne pas reconnaître que j'ai sur elle autant de droits que lui.
—Cela se peut, répliqua froidement Maxmaxpeopeo.
—Alors, reprit le Renard-Noir, mon frère consentira bien à accepter en échange deux de mes captives.
—Deux de tes captives! Non; pas même trois.
—Que veut le Serpent-Jaune?
—En échange de sa part de cette face blanche, il veut ce que tu refuseras de lui donner.
—Que mon frère parle! mes oreilles sont ouvertes.
—Il veut, Molodun, ton arc en dent de narval.
Le sagamo sourit ironiquement.
—Mon frère est exigeant, répliqua-t-il ensuite.
—J'ai dit, fit Maxmaxpeopeo.
—Si mon frère y consent, nous reviendrons sur ce sujet plus tard, dit
Molodun.
—Non! il me faut ta promesse maintenant.
—Je la donnerai plus loin à mon frère; mais, à ce moment, les
Visages-Pâles vont se lancer sur notre piste. Que mon frère démarre les
canots, et, en débarquant à l'ienhus, nous terminerons notre marché, le
Renard-Noir l'en assure.
Si, en parlant de la sorte, Molodun avait une arrière-pensée, Maxmaxpeopeo, en exécutant son ordre, se flatta de l'espoir qu'à leur arrivée au village nez-percé les anciens le confirmeraient dans la possession de Merellum; car, suivant les moeurs indiennes, tout captif appartient à son capteur, quels que soient, du reste, la fortune et le rang de ce dernier.
Molodun lia les pieds et les mains de la jeune fille; elle fut déposée dans un canot, et les deux ravisseurs descendirent à toute vitesse le cours du rio Columbia.
Après vingt jours d'une navigation pénible, et pendant laquelle Merellum eut à endurer de grandes souffrances, ils touchèrent au cantonnement des Nez-Percés.
Durant le voyage, la Petite-Hirondelle avait, par la conversation de ses ennemis, appris que Molodun l'avait poursuivie, avec une petite troupe, jusqu'à la sortie de la Grande-Coulée, et que, là, il avait congédié tous ses gens, à l'exception du Serpent-Jaune, dont il se croyait sûr.
L'un et l'autre avaient rôdé autour du fort Colville en épiant les démarches de Merellum et en cherchant une occasion de la surprendre. Cette occasion ne s'était pas présentée avant le soir de la pêche au saumon. Molodun, qui avait déjà su se mettre dans les bonnes grâces du chef des eaux, le gagna alors à sa cause par divers présents et une promesse de l'aider à se venger du chef facteur contre lequel celui-ci était irrité.
Avec le Serpent-Jaune il se masqua, se couvrit de plâtre, comme la plupart des Quiurlapi, et attendit la venue de celle qui faisait l'objet de ses ardentes convoitises,—un Indien employé au fort Colville l'ayant secrètement averti que le chef facteur et ses hôtes assisteraient à la pêche.
Le plan de Molodun fut bientôt dressé. Il ne fallait que monter dans le canot de Merellum, sous prétexte de le diriger; les circonstances feraient le reste.
On sait comment il réussit.
Sans suspecter complètement la bonne foi de Maxmaxpeopeo, le Renard-Noir, qui, mieux que personne, connaissait les usages de sa tribu, n'aurait pas été assez simple pour souffrir que, le premier, il mît la main sur la jeune fille et en fit ainsi sa prisonnière personnelle. Mais, au moment de la submersion du canot, il fut un peu entraîné par le courant du fleuve, ce qui donna au Serpent-Jaune le temps d'effectuer un coup qu'il méditait, au surplus, depuis qu'il était parti avec Molodun pour donner la chasse à Merellum.
Non qu'il eût grande envie de la face blanche. Il n'aimait guère les femmes, et la Petite-Hirondelle lui plaisait assurément moins qu'une Peau-Rouge. Mais le Serpent-Jaune était ambitieux. Comme tout Indien, il jalousait son chef suprême. Lui ravir son autorité était la plus caressée de ses aspirations; et comme tout Indien aussi, il avait un penchant prononcé à la superstition.
Parmi les Nez-Percés, personne peut-être, sauf son propriétaire, ne doutait que le fameux arc en dent de narval appartenant à Molodun ne jouît d'une influence magique. Il désirait donc cet arc, restitué, on se le rappelle, au Renard-Noir par son beau-père l'Aigle-Gris, dans la matinée qui précéda le combat des Nez-Percés contre les Chinouks, et sauvé du désastre par Lioura, alors même qu'elle arracha son mari à la mort dont il était menacé.
Mais il n'était pas facile d'obtenir cette arme. Molodun y tenait fort. En le tuant, Maxmaxpeopeo n'aurait pu reparaître au milieu des Nez-Percés sans s'exposer à leur vengeance. Il fallait user de subtilité, et, à cet égard, le Serpent-Jaune passait, avec raison, pour n'avoir pas son égal dans la tribu. Il devina l'amour qui poussait Molodun vers Merellum et se promit d'en tirer bon parti. Aussi fut-il indirectement cause que la jeune fille n'eut pas à essuyer d'outrages durant le trajet des chutes de la Chaudière à l'ienhus des Nez-Percés.
Elle était sous la sauvegarde du Serpent-Jaune, et jamais amant ne se montra plus vigilant pour protéger sa maîtresse contre les entreprises d'un rival. Ce n'était pas qu'il voulût du bien à Merellum. Nullement; il avait plutôt de l'antipathie que de la sympathie pour elle; mais il savait que si Molodun venait à assouvir sur elle sa passion, la face blanche n'aurait plus pour lui le même prix que si elle ne succombait pas à ses violences. De toute façon, l'arc de dent de narval lui échapperait; conséquemment, il était de son intérêt de la protéger jour et nuit jusqu'à ce que Molodun eût tenu sa parole, et il n'y manqua point, malgré les prières, les menaces et les explosions de colère auxquelles s'abandonna plus d'une fois ce dernier, pendant la longue route qu'ils eurent a faire.
A peine le bruit de leur retour au village se fut-il répandu, que les habitants se portèrent en foule au-devant d'eux.
Lioura, la Nuée-Blanche, la femme du Renard-Noir, marchait en tête de la multitude. Doublement irritée contre Merellum, à qui elle attribuait et les tourments qu'elle avait endurés chez les Clallomes, et le dégoût de son mari pour elle, et surtout les cicatrices qui la défiguraient alors, Lioura avait dans son esprit fait un impitoyable procès à la pauvre Merellum. Après avoir été son juge unique, elle voulait, à elle seule, être son bourreau. Et elle avait inventé mille persécutions, mille souffrances physiques et morales pour lui faire expier les crimes dont elle l'accusait. Je passe sous silence le détail des tortures qu'elle s'était promis d'infliger à la malheureuse face blanche:
Dès qu'elle l'aperçut, elle se précipita sur elle, les doigts crispés et recourbés comme des griffes, la bouche grande ouverte pour mordre et en poussant des caverneux.
Mais avant que la furie eût pu atteindre sa proie, Maxmaxpeopeo se plaça entre elles.
—Cette squaw m'appartient, dit-il; elle est mon esclave, je ne veux pas qu'on lui fasse de mal, car j'ai envie de l'épouser.
A ce mot, Molodun jeta sur le Serpent-Jaune un regard surpris et courroucé.
Il allait sans doute dire quelque chose, mais Lioura lui coupa la parole en s'écriant:
—Que cette face blanche soit à toi ou à un autre, je la déchirerai, je lui arracherai les ongles avec mes dents, je fourrerai mes doigts dans ses yeux et je lui mangerai la langue dans sa bouche. Retire-toi, Maxmaxpeopeo, ou…
—La femme de mon frère est trop vive, dit le Serpent-Jaune d'un ton froid.
—Trop vive! trop vive! reprit-elle; oui, Lioura est vive, et, pour te prouver que tu as raison, elle va te lacérer le visage si tu ne la laisses pas approcher de cette fille de chatte!
Les Indiennes présentes à cette scène applaudirent par des hurlements à l'audace de la Nuée-Blanche. Elles se pressaient de plus en plus autour des nouveaux venus et leurs mains crochues s'allongeaient déjà pour saisir Merellum qu'elles n'auraient pas tardé à mettre en pièces; mais alors Molodun s'interposa.
Repoussant brusquement sa femme, il dit d'une voix impérieuse:
—La face blanche appartient à mon frère. Il est libre d'en faire ce qu'il voudra, et je casserai la tête à quiconque lui cherchera dispute.
—Chien! exclama Lioura en dévorant du regard le Renard-Noir.
Elle n'avait pas achevé cette injure, qu'une violente gourmade l'envoya rouler à dix pas de là.
C'était Molodun qui avait ainsi corrigé l'insolence de son épouse.
Elle se releva en pleurant, mais plus calme et en apparence radoucie.
La défense du sachem suffit à apaiser les esprits. Chacun rentra paisiblement dans son wigwam, et le Serpent-Jaune put conduire en sécurité sa captive dans la loge qu'il occupait sur la place du village.
Depuis son enlèvement, Merellum avait repris son stoïcisme indien. Cependant elle ne désespérait pas de recouvrer encore sa liberté et en cherchait l'opportunité.
Le lendemain, Molodun vint trouver Maxmaxpeopeo et lui renouvela ses propositions.
—Je veux l'arc de mon frère pour la face blanche, fut la réponse unique qu'il reçut.
—Eh bien! dit enfin le Renard-Noir, je la joue à mon frère.
—A quel jeu mon frère me la joue-t-il?
—Au jeu de l'arc.
—Oui, mais à une condition. Mon frère ne se servira pas de son arc en dent de narval.
Après quelques nouveaux débats, Molodun adhéra à cette clause.
Les deux adversaires, accompagnés de leurs amis, se rendirent dans une plaine, près du village. Merellum y fut amenée et attachée à un arbre. A ses pieds on déposa l'arc magique, et Molodun et Maxmaxpeopeo, munis chacun d'un arc ordinaire et d'une vingtaine de flèches, distinguées par une marque particulière à chacun des antagonistes, se mirent en position.
Ils devaient tirer simultanément et aussi vite qu'ils le pourraient, jusqu'à ce qu'une flèche tombât à terre. Alors, défense A eux de continuer le tir. On compterait les flèches qui étaient en l'air, et celui qui en aurait le plus serait proclamé le vainqueur.
Le signal fut donné et une grêle de flèches partirent à l'instant, en succession, avec une rapidité si grande, qu'on eût presque dit qu'elles avaient été décochées par autant de mains différentes. L'une d'elles s'étant abattue sur le sol, les joueurs reçurent l'ordre de cesser la partie.
Quoique impassible à l'extérieur, Merellum n'avait pas suivi sans une vive émotion cet acte d'où dépendait son sort.
La première, et avec joie, elle remarqua que le Serpent-Jaune avait lancé quinze flèches avant la chute de celle qui constituait le point principal du jeu, tandis que le Renard-Noir n'en avait lancé que quatorze.
La victoire de Maxmaxpeopeo fut saluée par de bruyantes acclamations; car, ainsi que lui, ses parents supposaient que l'arc magique le rendrait invincible et lui acquerrait promptement la toute-puissance sur les Nez-Percés.
Molodun, rongeant son dépit, entra dans sa loge plus épris que jamais de
Merellum et décidé à tout tenter pour s'emparer d'elle.
Comme il fumait, soucieux et taciturne, accroupi sur une peau d'ours, Lioura lui dit de ce ton insinuant que les femmes savent si bien prendre quand elles désirent obtenir quelque chose:
—Si mon seigneur veut donner la face pâle pour esclave à sa femme, elle lui enseignera le moyen de la ravoir.
—Molodun, répondit-il durement, ne promet rien à Lioura. Elle est sa femme, elle doit lui obéir, et puisqu'elle sait un moyen de s'emparer de la face blanche, qu'elle l'enseigne à Molodun.
Lioura ne s'attendait pas à cette rebuffade. Mais déjà, dans son coeur, un sentiment de haine pour son mari s'associait à la jalousie que lui inspirait Merellum. Dissimulant donc son aigreur, elle répliqua d'un accent soumis:
—Lioura a toujours été prête à obéir à son seigneur.
—Qu'elle parle!
—Molodun, dit-elle, peut ravoir cette face blanche en ordonnant un grande liemola. Il n'ignore pas que c'est l'usage d'apporter comme enjeu, outre des pelleteries et des armes, des vêtements et des coquillages, les captifs faits pendant la lune précédente.
—La Nuée-Blanche a sagement dit! s'écria le sachem, sans pouvoir cacher la joie que lui causait cet avis.
Lioura lui jeta un coup d'oeil fauve, plein d'animosité. Mais il ne le vit pas et se leva pour aller sur-le-champ consulter les jongleurs de la tribu.
C'est que, comme la plupart des rites indiens, la liemola, ou jeu de la balle, est sacrée, et les jeesukaïns en sont les ordonnateurs et les juges.
Molodun se les était attachés depuis longues années. Ils lui étaient entièrement dévoués et n'hésitèrent pas à servir ses projets. Séance tenante, il fut décidé que la liemola serait annoncée le jour même, qu'elle aurait lieu le surlendemain, et que Molodun commanderait un parti de joueurs, tandis que Maxmaxpeopeo commanderait l'autre.
Tous les hommes choisis à cet effet étaient tenus de jeûner pendant vingt-quatre heures avant le commencement de la partie et tout le temps qu'elle durerait ensuite.
La nouvelle de la fête fut accueillie avec des transports d'allégresse dans l'ienhus et dans les villages nez-percés circonvoisins.
Deux cents jeunes gens se réunirent pour y prendre part.
Dans une vaste plaine, parfaitement unie, près du ruisseau qui longeait l'ienhus, on planta, à cinq cents mètres de distance, quatre perches, deux de chaque côté, séparées par un intervalle de vingt pieds, supportant une pièce de bois transversale.
C'étaient les buts, ou lonosi, pour me servir du terme local.
Ensuite les enjeux, composés d'instruments de chasse, de pêche, ustensiles de ménage, pièces d'habillement, provisions de bouche, furent étalés sur des couvertes, dans un espace réservé entre les lonosi, mais un peu sur le côté.
Auprès de ces objets, on rangea plusieurs captifs garrottés, parmi lesquels figurait Merellum, fière, pensive, quoique non abattue.
Elle avait confiance dans l'avenir.
Les enjeux, êtres et choses, étaient gardés par les femmes parées de leurs plus beaux ornements.
La nuit du jour qui précéda la partie de balle, il y eut une procession aux flambeaux.
Les jouteurs, le corps huilé, entièrement nu et strié de peintures, celles-ci rouges, celles-là blanches,—étaient tous admirablement, faits. Ils offraient, comme on l'a dit avec justesse, au sculpteur des types égaux à ceux qui ont inspiré l'âme et le ciseau de l'artiste dans ses représentations des jeux olympiques sur le forum grec.
Chaque bande marchait, distincte de l'autre, et sous les ordres de son chef immédiat.
Après avoir fait le tour de leurs lonosi respectifs, elles s'avancèrent l'une vers l'autre au son du tambourin et en entonnant des chants de provocation.
Entre les deux buts, s'élevait un monceau de nirens.
Ce sont des bâtons longs de quatre pieds, recourbés à une extrémité, de manière à former un ovale ayant huit à dix pouces de circonférence, et enserrant un petit filet en nerf d'animal.
Les nirens servent à attraper et à rejeter la balle: le jeu a quelque analogie avec celui de la raquette, mais il ressemble davantage à celui que nos gamins appellent, je crois, la truotte.
Chacun des joueurs prit sur le tas un niren, et les deux troupes revinrent près de leurs lonosi.
Là, elles dansèrent durant un quart d'heure, en décrivant des cercles concentriques, tous les hommes ayant le visage tourné vers le centre.
Après, ils s'assirent en rond et fumèrent; puis se remirent à la danse pendant un quart d'heure, fumèrent encore et ainsi de suite, jusqu'au lendemain matin.
Tandis que, par ces exercices, ils préludaient au jeu, les femmes priaient le Grand-Esprit en faveur des gens de leur parti [22], et les jongleurs, barbouillés de rouge et de blanc, suivant qu'ils appartenaient à la bande de Molodun ou à celle de Maxmaxpeopeo, pétunaient autour d'un feu sacré, qu'ils avaient allumé sur un petit tertre, à moitié de la distance séparant les lonosi.
[Note 22: Je me sers souvent de ce terme, parce qu'il est le seul usité pour signifier troupe, détachement, par les trappeurs canadiens-français.]
Au premier rayon du soleil, l'un d'eux prit une balle de bois, grosse comme un oeuf, et la lança entre les poteaux.
Alors, des deux côtés des buts, tous les joueurs à l'envi se précipitèrent, leur niren à la main, cherchant à saisir la balle, à la jeter ou à la pousser au delà des poteaux qui appartenaient à leur propre camp.
Les squaws, qui ce jour-là ont pleine liberté, se mêlaient aux hommes, les excitaient de la voix, du geste et même du bâton. Je vous laisse à penser si elles s'en donnent à coeur que veux-tu. C'était pour elles ce qu'était autrefois la fête des esclaves à Rome. Elles pouvaient largement user de représailles, car un mari qui se fut fâché aurait été hué par ses compagnons.
Aussi les horions pleuvaient-ils drus comme grêle sur les épaules des joueurs. Les Indiennes faisaient assaut d'insultes et de coups. Et sous prétexte de le stimuler à remporter la victoire, plus d'une assommait littéralement son époux.
Lioura n'était pas la moins active, pas la moins acharnée. Sans s'inquiéter de la confusion, des bousculades, elle ne quittait pas d'un pouce Molodun, et, armée d'un nerf de buffle, elle ne lui laissait ni trêve ni repos.
Le tumulte, la cohue, le mélange de ces corps rouges et blancs, les chutes des maladroits, les disputes, le mouvement de tous ces bâtons, allant à droite, à gauche, en avant, en arrière, en tous sens, et cette balle qui bondissait, tantôt ici, tantôt là, poursuivie à la course par une foule compacte, haletante, hurlante, sanglante, omnicolore, formaient un spectacle inénarrable.
Il avait été résolu que le jeu serait terminé après cent parties, c'est-à-dire après que la balle aurait été ramenée cent fois au delà des lonosi.
Quand une des bandes avait réussi à l'entraîner dans son camp, elle la renvoyait aux juges, qui faisaient alors une marque au profit de cette bande, puis relançaient le projectile.
La lutte recommençait aussitôt avec un redoublement d'ardeur.
Le soir vint, on continua le jeu aux flambeaux.
La troupe de Molodun avait remporté quarante-cinq parties, et celle de
Maxmaxpeopeo quarante.
A chaque moment, les gens du premier lâchaient un houp triomphal, signal ordinaire d'une victoire; ceux du second faiblissaient visiblement, malgré les efforts inouïs de leur chef pour les ranimer, et Merellum sentait son courage l'abandonner, quand une kyrielle d'aboiements lugubres domina le vacarme des Nez-Percés.
Et bientôt les squaws se mirent à crier en fuyant à toutes jambes.
—Le Chien-Flamboyant! le Chien-Flamboyant!
CHAPITRE XVIII
ATTAQUE DU FORT COLVILLE
Le coup destiné à assommer Cherrier ne lui avait causé qu'un étourdissement momentané, et le courant l'avait poussé sur la grève d'un îlot voisin, où il reprit ses sens au bout d'une heure.
Il essaya de rappeler ses souvenirs; mais ils ne lui disaient rien, et il attribua à sa chute, soit sur le bord du canot, soit contre quelque rocher, la douleur aiguë qu'il éprouvait à la tête.
Qu'étaient devenus ses compagnons de voyage? Il se leva, fit à tâtons le tour de l'îlot, sorte de môle de sable échoué au milieu de la Colombie, mais ne trouva personne. Il appela; point de réponse. Une pensée plus cuisante encore que sa blessure traversa le cerveau du jeune homme: si Louise avait péri! Cependant il se rassura.—Merellum, se dit-il, nage très-bien. Elle aura gagné une île ou le rivage, et le bruit de la cataracte empêche ma voix de porter.
Comme il faisait cette consolante réflexion, il lui sembla qu'une lumière apparaissait en amont du fleuve. Mais elle était si faible, si fugitive, et l'obscurité était si profonde, que d'abord il la prit pour une étoile filante.
—Bah! exclama-t-il, mes yeux sont le jouet d'une illusion. Il faudra coucher ici. Ce n'est pas que la place soit plus mauvaise qu'une autre; maintenant, Dieu merci, je sais dormir partout où je me trouve. Mais cette incertitude au sujet de Louise…
Il s'arrêta. La lueur approchait. Elle était distincte. Ses vacillations de côté et d'autre et le cercle rougeâtre, frangé de fumée, qui s'irradiait autour d'elle, annonçaient qu'elle provenait d'une torche de résine.
Bientôt Xavier entendit crier. Il prêta l'oreille; on appelait:
—Massa! massa! massa Cherrier!
—Baptiste! Ah! mon brave et fidèle nègre! murmura le chasseur avec un éclair de joie.
Et il répondit de toute la force de ses poumons:
—Ici! ici, Baptiste!
Un joyeux aboiement lui apprit qu'il avait été reconnu.
Cinq minutes après, le bon serviteur baisait en pleurant les mains de son maître.
Il lui expliqua en son patois qu'inquiet de ne pas le voir revenir, il avait chargé un canot sur son épaule et l'avait descendu au pied de la chute, où il s'était embarqué pour le chercher.
—Et tu n'a pas vu Louise? demanda Cherrier.
—Petite demoiselle! non, massa, non!
—Elle n'était pas rentrée au fort quand tu en es sorti?
Le nègre secoua négativement la tête.
Des appréhensions poignantes s'emparèrent encore de l'esprit du jeune homme.
—Il faut la retrouver! il le faut! s'écria-t-il d'une voix vibrante.
—Tard, dit le nègre, ben tard! Massa froid, massa faim. Petite demoiselle revenir demain, cette nuit, bientôt.
—Non, non, il n'est pas trop tard. Sautons dans ton canot et mettons-nous en quête.
—Plus de flambeau, massa; plus. Moi prendre une torche, rien qu'une; elle presque éteinte. Vous voir.
En effet, sa torche expirante ne répandait plus autour d'eux que des clartés indécises.
Les ténèbres étaient profondes; Cherrier dut, malgré toute sa bonne volonté, se résigner à renoncer à son projet; car essayer d'explorer sans lumière la Colombie à pareille heure, c'eût été s'exposer à la mort.
Merellum avait pu, du reste, retourner au fort pendant l'absence de
Baptiste.
Ce raisonnement acheva de convaincre Xavier que ce qu'il avait de mieux à faire était de se diriger sur la factorerie.
Ils s'embarquèrent, allèrent aborder au bas des Chaudières et prirent la route du village des Quiurlapi. En passant devant l'ienhus, ils furent surpris de remarquer que les habitants étaient encore debout et paraissaient fort affairés. On les voyait circuler sans bruit de côté et d'autre.
Au surplus, cette circonstance n'inquiéta pas Cherrier. Il s'imagina que les Indiens poursuivaient leur fête de la pêche du saumon. Mais Baptiste connaissait mieux les moeurs des Peaux-Rouges, et dès qu'il eut observé le mouvement qui se faisait dans le village, il dit au jeune chasseur:
—Baissez-vous! baissez-vous, massa!
—Pourquoi ça?
—Pour vous pas être aperçu; non, pas en tout, répliqua Baptiste d'un ton bas.
L'expérience avait déjà enseigné à Xavier que les moindres incidents ont souvent, dans le désert, une signification terrible, et que là surtout il faut obéir sans mot dire et sur-le-champ à plus expérimenté que soi. Il écouta donc le conseil donné par le nègre.
Tous deux longèrent le village en rampant, et parvinrent heureusement à l'autre extrémité sans avoir attiré l'attention des sauvages.
Une fois hors de vue, Baptiste se releva en disant:
—Debout, debout, massa! et vite courir au poste. Pas de temps à perdre.
—Dis-moi au moins…
—Indiens s'armer! Indiens s'armer! répliqua le noir d'une voix haletante et en arpentant de terrain avec tant de rapidité que Cherrier avait bien de la peine à le suivre.
Ils arrivèrent promptement au fort.
Nombreuse et bruyante était la réunion dans la grande salle. Les assistants, blancs, rouges, cuivrés et noirs entouraient un trappeur de haute taille, à la barbe et aux cheveux ardents, qui contait une bien drôle d'histoire, s'il fallait en juger, aux éclats de rire de l'assemblée à chaque parole du narrateur.
Mais, sans s'arrêter pour écouler cet intéressant personnage, Cherrier demanda si la jeune fille était de retour. On lui répondit que non.
—Et le chef facteur? reprit-il.
La réponse fut la même.
Xavier se rendit au bureau du sous-chef. Mais quel fut son étonnement en entrant de trouver Poignet-d'Acier chez celui-ci!
—Eh! bonsoir, jeune homme; bonsoir! Que je vous serre la main, car vous êtes un intrépide garçon! s'écria d'un ton affable le capitaine en s'avançant au-devant de lui.
—Bonsoir, monsieur, balbutia Cherrier.
—On m'apprend, jeune homme, continua Poignet-d'Acier, que vous avez arraché ma Petite-Hirondelle aux griffes des Nez-Percés. C'est beau, cela. Je vous en félicite et je vous en remercie. Ah! il y a de bon sang dans vos veines. Vous chassez de race. Votre grand-père a laissé ici des souvenirs impérissables. On parlera longtemps de Decoigne dans le Nord-Ouest. Je vois avec plaisir que vous marchez sur ses traces. Mais où donc est la fillette? j'ai hâte de l'embrasser. Vous ne serez pas jaloux? ajouta-t-il en souriant bienveillamment.
—Louise, monsieur, commença Xavier…
—Louise! qu'est-ce que cela?
—Je veux dire ma cousine, Merellum.
—Bien, bien, fit Poignet-d'Acier, souriant toujours, vous lui avez donné le nom de sa mère.
—Oui, monsieur.
—Vous allez vite en besogne, jeune homme. Je parie que vous en êtes amoureux?
Xavier rougit.
—Oh! il n'y a pas de mal, mon ami. C'est de votre âge, l'amour. Et Merellum est une noble créature qui ne trompera jamais son mari. Les femmes de cette espèce sont rares. Peut-être n'en trouve-t-on qu'au désert… et encore!
Il prononça ces dernières paroles avec une expression d'indicible amertume et en pressant convulsivement son front dans sa main droite [23].
[Note 23: Voir la Huronne et la Tête-Plate.]
Alors le sous-chef s'adressa à Cherrier.
—Avez-vous fait bonne pêche et pris beaucoup de plaisir, monsieur? lui dit-il.
—La pêche n'était pas mauvaise, mais notre canot a chaviré, répliqua
Xavier.
—Votre canot a chaviré?
—Oui, monsieur.
—J'espère qu'il ne vous est pas arrivé d'autre malheur?
—A moi personnellement, non, répondit le jeune homme d'une voix altérée; mais je ne sais pas ce qu'est devenue ma cousine.
—Comment! s'écria Poignet-d'Acier, Merellum n'est pas rentrée avec vous?
—Ni elle, ni le chef facteur.
—Mais de quelle manière ce naufrage a-t-il eu lieu? poursuivit le capitaine.
Cherrier raconta ce qui s'était passé, sans toutefois parler du coup qui lui avait été asséné sur la tête, parce qu'il croyait l'avoir reçu en tombant.
—C'est singulier, singulier! dirent Poignet-d'Acier et le sous-chef quand il eut fini.
—Mais, reprit le premier, il est étrange que vous n'ayez pas vu ou nageaient vos compagnons après l'accident?
—Je vous l'ai dit, monsieur, repartit le jeune homme les larmes aux yeux, j'ai été étourdi et j'ai même perdu connaissance. Sans doute je me serai heurté la tête contre un récif.
—Vous étiez cinq dans le canot?
—Cinq, monsieur: le chef facteur, ma cousine, les deux rameurs et moi.
—Ces rameurs, les connaissiez-vous? s'enquit le sous-chef.
—Non, monsieur. Ils m'ont paru être des Quiurlapi, car ils causaient avec le sachem avant notre embarquement.
Ils causaient avec le sachem avant votre embarquement? répéta l'autre en fronçant le sourcil.
—Je les ai vus comme je vous vois, monsieur.
—Ah! ah! dit Poignet-d'Acier, ça devient grave. Reconnaîtriez-vous ces
Indiens?
—Ce serait difficile. Ils étaient masqués.
—Masqués?
—Cela se peut et n'a pas d'importance, intervint le sous-chef; durant les fêtes de la pêche du saumon, les Quiurlapi ont l'habitude de se déguiser. Cependant, l'entretien préalable qu'ils ont eu avec le sagamo me donne beaucoup à penser. Je vais l'envoyer quérir [24].
[Note 24: Une fois pour toutes, je déclare que mon intention est de toujours mettre, autant que possible, dans la bouche de mes personnages le langage qui leur est propre, et de ne point faire parler les Canadiens comme les Français du dix-neuvième siècle, les gens du désert américain comme les gens des salons parisiens.]
—Ah! s'écria alors Xavier, j'ai oublié de vous dire, monsieur, qu'en revenant avec mon nègre, j'ai découvert une certaine animation dans le village. Baptiste m'a dit alors qu'il supposait que les Indiens se préparaient à une expédition.
Le front du sous-chef se rembrunit. Son regard chercha celui de
Poignet-d'Acier.
—Est-ce que ces coquins voudraient nous attaquer? dit celui-ci.
—Je le crains, répliqua le premier d'un ton soucieux; et je crains aussi que notre chef n'ait payé de sa vie un acte de justice qu'il a fait exécuter ces jours derniers. Un Quiurlapi avait, sans motif, tué un de nos hommes. On l'a pris, jugé et pendu; vous comprenez?
—Oh! s'il en est ainsi!… fit Poignet-d'Acier.
Il fut interrompu par Xavier, qui s'écria dans un transport de douleur inexprimable:
—Et vous penseriez, monsieur, que c'était un guet-apens; que Louise, ma cousine…
Les sanglots lui coupèrent la voix.
—Il faudrait faire venir le nègre, dit le capitaine au sous-chef.
—J'y songeais, répliqua-t-il.
Puis à Xavier:
—Allons, monsieur Cherrier, un peu de courage! Que diable! vous n'êtes pas une femmelette. Vous l'avez prouvé. Rien n'est désespéré, du reste. Il se peut que nos conjectures soient fausses. Soyez assez bon pour nous amener votre engagé.
Comme il terminait, un commis se précipita brusquement dans la pièce.
—Chef, dit-il, les Quiurlapi, sont en armes. Deux trappeurs, arrivant de la chute, assurent qu'ils marchent sur le fort.
—Qu'on ferme la porte d'enceinte! répondit le commandant.
—Monsieur, lui dit Poignet-d'Acier, quoique je ne sois pas un partisan de votre compagnie, j'espère qu'en cette occasion vous ne refuserez pas l'aide de mon bras.
—Je l'accepte au contraire avec reconnaissance, capitaine, répliqua le sous-chef; car j'apprécie à leur valeur vos éminentes qualités, et si la Compagnie avait suivi mes avis, elle aurait, fait de vous un allié, au lieu d'en faire un…
—Un ennemi, achevez, monsieur Boyer, repartit Poignet-d'Acier en riant.
Et à Cherrier:
—Allons, mon ami, ce n'est pas l'heure de se lamenter. Nous retrouverons Merellum. Soyez persuadé qu'elle me tient au coeur autant qu'à vous. Maintenant, il faut apprêter vos armes et nous prouver que les exploits que l'on rapporte de vous ne sont pas exagérés.
—Vous espérez donc, monsieur…
—Il faut toujours espérer quand on manque de certitude, répondit sentencieusement Villefranche.
—Oui bien, je le jure, votre serviteur! appuya une voix joviale derrière eux.
—Ah! Nick Whiffles! dit Poignet-d'Acier; je suis aise de vous voir. Qu'y a-t-il donc? On prétend que les Peaux-Rouges veulent assaillir le fort.
—Oh! Dieu, oui! Et je vous apportais votre carabine, capitaine.
—Merci, Nick, merci! Descendez à la cour avec ce jeune homme, dont vous prendrez soin comme de vous-même; j'ai à causer avec le sous-chef.
Le vieux trappeur et Cherrier sortirent aussitôt.
—Eh bien! qu'allez-vous faire, monsieur Boyer? demanda le capitaine au commandant du fort dès qu'ils furent seuls.
—Moi, répondit-il froidement, je vais les attendre après avoir éteint toutes les lumières; et quand ils seront sous la palissade, ne se doutant pas que nous sommes avertis de leur tentative, je les ferai mitrailler par mes coulevrines.
—Mauvais moyen, d'autant plus qu'il n'est pas humain, dit Poignet-d'Acier. Mon opinion est qu'il vaut mieux tâcher de s'emparer de leur sagamo par la ruse, en feignant de parlementer, afin de savoir ce qu'il a fait de votre chef.
—Heu! heu! nous n'obtiendrons rien par la douceur; mais voyons ce qui se passe en bas.
Ils se rendirent dans la cour, où une soixantaine de trappeurs blancs et d'Indiens apprêtaient leurs armes en attendant des ordres.
Il commença par faire faire silence et barricader la porte, et se transporta avec Poignet-d'Acier sur un petit bastion en bois, qui regardait le village quiurlapi.
D'abord, ils n'aperçurent rien et n'entendirent d'autres sons que les mugissements lointains de la cataracte. Mais, peu à peu, leurs yeux s'habituant à l'obscurité, ils distinguèrent une longue file d'ombres noires qui glissaient le long de la côte. Ils en comptèrent plus de trois cents. Elles avançaient une à une, munies de longues échelles, pour se ranger sans bruit autour de l'enceinte fortifiée.
Le sous-chef-facteur, après s'être concerté à voix basse avec Poignet-d'Acier, alla retrouver ses hommes et les fit monter sur une galerie circulaire qui régnait le long de la palissade. Puis il ordonna aux principaux commis de se placer, mèche allumée, près des pièces d'artillerie qui étaient braquées derrière des parapets couverts.
Alors, soit que les Peaux-Rouges eussent aperçu le feu des mèches à travers les créneaux, soit qu'ils jugeassent le moment favorable pour attaquer, ils lancèrent tumultueusement leur cri de guerre et se ruèrent sur le fort.
Le sous-chef essaya de les apostropher. Sa voix fut étouffée par d'épouvantables clameurs, et des centaines de flèches situèrent au-dessus du rempart.
—Vous voyez bien que nous ne pourrons jamais nous en débarrasser sans l'aide du canon, dit M. Boyer à Poignet-d'Acier.
—Laissez-moi leur parler, répliqua le capitaine.
—Non, non! Ils seraient dans le fort avant que vous eussiez achevé.
Et d'un ton perçant il cria:
—Feu!
Dix éclairs illuminèrent la scène et l'on vit sous l'enceinte une masse compacte de sauvages essayant de l'escalader. Dix détonations terrifiantes suivirent instantanément.
Et tout retomba dans les ténèbres.
Mais les cris redoublèrent plus furibonds, plus stridents, et bientôt une fusillade nourrie vint porter l'effroi dans les rangs des assaillante, qui, comptant surprendre leurs ennemis au milieu du sommeil, étaient loin de s'attendre à pareille réception.
Ils s'enfuirent en abandonnant leurs morts et leurs blessés sur le champ de bataille.
—Les voilà pour longtemps guéris de l'envie de nous faire peur! dit en riant M. Boyer à Poignet-d'Acier. Maintenant nous allons faire transférer les victimes dans la factorerie et tâcher de savoir ce que signifie cette attaque.
Les coulevrines furent rechargées, des sentinelles postées sur la galerie; on ouvrit ensuite les portes du fort et, à la lueur des torches, on procéda à l'inspection des pertes essuyées par les Quiurlapi.
Derrière eux, ils laissaient trente guerriers: dix morts et vingt blessés plus ou moins grièvement.
Parmi les premiers, qui furent jetés dans la Colombie, se trouvait le corps du sachem des eaux.
—C'est là un grand malheur, dit M. Boyer à Poignet-d'Acier. Si notre chef facteur a péri dans le naufrage du canot, et qui paraît plus que probable après cet acte d'hostilité, nous aurons maintenant bien de la peine à savoir quels sont les auteurs de ce crime.