Les Nez-Percés
CHAPITRE XIX
RETOUR AU CAP DE LA ROCHE-ROUGE
—Oui, mon jeune monsieur, nous avons rencontré au fort William, sur le Lac-Supérieur, la brigade qui arrivait de Montréal; j'allais quitter le capitaine, bien à regret, je vous assure, car c'est un homme comme il n'y en a pas deux au monde que Poignet-d'Acier, ô Dieu, non! Mais, que voulez-vous? Nick Whiffles a des idées à lui. On ne l'en fera pas changer pour tout l'or de la terre. Je n'aime pas les établissements, moi. Ils me sentent mauvais! Les gens, les animaux, les maisons, les usages n'y ont rien de naturel. Est-ce que j'aurais jamais pu me coucher sur la plume, me lever, boire, manger, marcher, dormir à une heure plutôt qu'à une autre? Ma foi, non! Aussi je disais à Poignet-d'Acier: A la revue, capitaine! Mais, par bonheur, la brigade de Montréal nous apportait des lettres, j'entends au capitaine. Ses amis du Canada lui annonçaient, à ce qu'il paraît, qu'ils lui avaient envoyé un navire, et nous avons fait demi-tour, oui bien, je le jure, votre serviteur!
—Un navire! et pourquoi faire? demanda Cherrier.
—Oh! répliqua Nick, ça ne se dit pas à tout un chacun, mais vous n'êtes pas tout un chacun, vous. Le capitaine est votre ami, et vous pouvez en être fier, mon jeune monsieur; car il ne la prodigue pas son amitié, le capitaine! Je vous dirai donc tout bas que ce navire, on le lui expédie pour charger des trésors qu'il a dans la Colombie. L'année dernière, il voulait déjà les emmener. Mais les vermines de Nez-Percés ont pris son vaisseau par surprise et l'ont fait sauter, sans le vouloir, comme de raison. Oui les nègres rouges ont dansé ce jour-là une fameuse danse, allez! Surtout n'allez pas jaser…
—Soyez tranquille. Je suis discret.
—Ah! s'écria Nick, voici le capitaine avec le bourgeois! Je voudrais bien savoir ce qu'ils ont tiré des vermines!
Poignet-d'Acier et M. Boyer entraient effectivement dans la grande salle du fort, où Nick Whiffles causait à part avec Xavier Cherrier, tandis que les employés, les trappeurs de passage et quelques Indiens fidèles à la Compagnie de la baie d'Hudson, buvaient, à pleines écuelles, le whisky qu'on leur avait libéralement fait servir après l'attaque des Quiurlapi.
Le jeune homme s'approcha timidement du sous-chef facteur. Ses regards inquiets sollicitaient une réponse à une question qu'il n'osait adresser.
Poignet-d'Acier le devina tout de suite.
—Nous n'avons rien pu découvrir, lui dit-il en secouant la tête.
—Non, ajouta M. Boyer. J'ai interrogé les blessés. Ils ne savent rien ou ne veulent rien révéler, et vous n'ignorez pas que quand un Indien s'est mis en tête de ne pas desserrer les dents, il n'est prière ou menace qui pourrait triompher de sa détermination. Tout ce que j'ai pu obtenir d'eux, c'est la déclaration qu'avant de nous assaillir, le chef des eaux leur avait dit que notre commandant était mort.
—Ah! mon Dieu! et Louise aussi! exclama Xavier en frappant avec désespoir ses mains l'une contre l'autre.
—Allons, allons! pas de découragement, mon ami, dit Poignet-d'Acier d'un ton sympathique. Ce rapport ne prouve rien. Il est peut-être faux. En tous cas, il a besoin de confirmation. Demain matin, nous saurons à quoi nous en tenir à cet égard.
—Le ciel vous entende, monsieur! dit mélancoliquement Cherrier. Mais ne pourrait-on pas faire des recherches immédiatement?
—A présent, c'est impossible, repartit le sous-chef. Il pleut à torrents et nous exposerions inutilement la vie de plusieurs hommes. Dès que le soleil sera levé, je vous promets que nous nous mettrons à l'oeuvre. Voyons, soyez calme, et venez boire un verre de punch avec nous; cela réconfortera vos esprits.
—C'est ça, mon jeune monsieur, prenez un verre de punch; il n'y a rien de meilleur pour la santé! s'écria Nick Whiffles. Moi, qui vous parle, j'ai eu des chagrins dans ma vie, ô Dieu, oui! Eh bien! je les ai tous flambés dans le punch!
Malgré ces cordiales instances, Xavier ne voulut rien accepter. Il avait le coeur gros, des larmes dans les yeux; il se hâta de regagner sa chambre, où il se prit à pleurer. C'est qu'il aimait sérieusement Merellum; il l'aimait comme on aime à vingt ans; surtout quand, orphelin et n'ayant, plus un être qui vous soit attaché par les liens du sang et de l'habitude, on rencontre, par hasard, une femme jeune, belle, poétique, qui accepte les trésors d'affection qu'on voudrait pouvoir épancher sur la création entière. Il l'aimait avec passion, avec délire. La première, elle avait fait battre son sein; la première, elle avait soulevé en lui ces fiévreuses émotions, joie et vie de la jeunesse. Aussi son amour pour elle unissait-il, à l'ardeur d'une nature enthousiaste, le charme d'une âme habituellement réservée et taciturne. Il l'aimait encore comme le maître aime son élève; car il en avait fait une chose à lui. Il se mirait en elle, l'élevait sur un piédestal pour avoir le plaisir de l'adorer, et la couronnait de l'auréole d'intelligence qui rayonnait à son propre front.
Jugez donc de sa douleur, de sa désespérance! La perdre au moment où il croyait l'avoir sauvée, se l'être acquise pour une éternité de félicité! Car la jeunesse, elle ne compte pas, elle, avec les années. Elle est si riche! elle a tant des ressources, tant de sève dans le cerveau, que l'existence, pour elle, c'est l'infini, quand le bonheur est là qui lui sourit. Mais vienne l'infortune, oh! alors, elle n'a plus de force, plus de souffle, cette brillante jeunesse; ou plutôt, non: elle aspire au changement; elle demande une transformation rapide, foudroyante, le suicide, quitte à reprendre bientôt, plus légère, plus étincelante, plus croyante, sa course ici-bas, si on réussit à lui faire traverser l'orage.
Xavier Cherrier en était là. Il songeait déjà à se détruire et se promenait, à grands pas, dans sa chambre, en ruminant un sinistre projet. Mais son nègre le surveillait des yeux; et par cette secrète intuition que possèdent les gens aimants à l'égard des êtres aimés, il lisait sur le visage du jeune homme les pensées qui l'agitaient.
—Massa souffrir, ben, ben souffrir! dit-il tout à coup en remarquant que son maître examinait l'amorce d'un pistolet.
Cherrier, qui avait oublié que Baptiste couchait dans la même pièce que lui, tressaillit et se retourna brusquement vers le noir.
—Tu ne dors pas! lui dit-il d'un ton rude.
—Non, nègre pas dormir, pas sommeil quand massa malade.
—Qui t'a dit que j'étais malade?
—Moi voir, sentir.
—Eh bien! oui, je suis malade; va me chercher de l'eau: j'ai soif.
Baptiste s'était levé. Il hocha la tête.
—Non, moi pas aller chercher de l'eau; massa pardonner moi, mais massa vouloir se débarrasser de nègre pour…
Il appuya son doigt sur son front, afin de montrer qu'il devinait l'intention du jeune homme de se faire sauter la cervelle pendant son absence.
Cherrier rougit d'avoir été si bien compris.
—Bon Dieu pas aimer ça! mauvais, mauvais! dit naïvement Baptiste.
—C'est vrai! s'écria Xavier; tu as raison. Je serais un lâche si je commettais cette action. Merci de m'avoir rappelé au bon sens et donne-moi ta main.
—Oh! massa, moi pas oser!
—Allons donc! tes sentiments sont plus élevés que les miens!
—Esclave jamais donner main à massa.
—Il n'y a pas d'esclave devant Dieu, répliqua religieusement Cherrier; et, ajouta-t-il d'un ton noble, il ne devrait point y en avoir devant les hommes.
Cela dit, il pressa affectueusement dans la sienne la main du nègre tout confus d'un pareil honneur.
—Massa, dit ce dernier avec la conviction d'un pressentiment, moi retrouver petite demoiselle.
Ces paroles ravivèrent la plaie du chasseur. Il tressauta comme s'il eût été frappé au coeur.
—Oui, massa, moi retrouver petite demoiselle, insista le nègre.
—Toi, Baptiste! Ah! si tu faisais cela! s'écria Xavier en élevant les bras au ciel. Mais comment, comment? C'est impossible! Qui me la rendra? Elle si bonne, si belle, si affectueuse! Non, non! je ne puis me bercer dans cette illusion. Elle est morte…
—Moi pas penser ça, massa!
—Cherrier fondait en larmes.
—Ah! fit-il à travers ses sanglots, puisses-tu dire vrai, Baptiste, mon ami, mon frère!
—Bon massa, dit le nègre en essuyant ses yeux humides, jour paraître maintenant. Vous venir avec moi; nous chercher.
Xavier jeta les yeux vers la fenêtre de la chambre. Une teinte grise se montrait à l'est. C'était l'aube.
Le jeune Canadien répara le désordre de sa toilette, saisit ses armes et descendit, accompagné de Baptiste, à la grande salle, où les trappeurs et les employés de la factorerie se rassemblaient déjà pour prendre le coup du matin.
Le sous-chef facteur et Poignet-d'Acier ne tardèrent pas à arriver.
Ils serrèrent amicalement la main du jeune homme, qui attendait impatiemment que la porte du fort fût ouverte pour sortir avec Baptiste.
—Nous allons, dit M. Boyer, nous porter une trentaine au bas de la chute. Les autres feront bonne garde ici; car les Quiurlapi pourraient bien revenir à l'assaut.
Il choisit, parmi ses hommes, les plus déterminés, en composa une petite troupe, et, laissant le fort sous le commandement d'un principal commis, se dirigea avec sa bande vers la cataracte.
Inutile de dire que Cherrier. Baptiste, Poignet-d'Acier et Nick Whiffles en faisaient partie.
En passant près du village indien, on remarqua que tous ses habitants, hommes, femmes et enfants, l'avaient abandonné.
—Ah! les vermines! s'écria Nick Whiffles, ils n'ont pas même eu la politesse de nous attendre pour leur souhaiter le bonjour. Est-il permis d'être aussi malhonnêtes! Nous qui aurions eu tant de plaisir à leur rendre, par une aubade, la gentille sérénade qu'ils nous ont donnée hier!
—Vous les avez, ce me semble, assez mal reçus, ami Nick, dit
Poignet-d'Acier en souriant.
—Pour ça non, capitaine; je proteste, ô Dieu, oui! Qu'est-ce, je m'en rapporte à vous, qu'une centaine de dragées de plomb que nous leur avons envoyées! Quand mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale…
—Je sais, je sais, se hâta de dire Poignet-d'Acier voulant esquiver le merveilleux récit qui allait indubitablement lui échoir, et que Nick ne lui aurait certes pas épargné, sans l'intervention du sous-chef facteur, ordonnant aux hommes de mettre à l'eau les canots qu'ils avaient apportés sur leurs épaules.
La troupe se divisa en deux fractions: l'une monta dans les embarcations, l'autre eut pour mission d'explorer la rive méridionale du fleuve.
Le même canot portait M. Boyer, Cherrier, Poignet-d'Acier, Baptiste et Nick Whiffles. Au bout d'une demi-heure, il arriva au môle de sable sur lequel le courant du fleuve avait poussé Xavier. Le nègre et lui n'eurent pas de peine à reconnaître cet îlot. Mais toutes leurs recherches pour découvrir les naufragés furent infructueuses.
La journée entière se passa ainsi.
Sur le soir, M. Boyer rassembla ses gens et décida de retourner au fort.
Cherrier était atterré.
En rentrant dans la factorerie, Poignet-d'Acier lui prit le bras en disant:
—Venez avec moi, mon ami; nous ferons un tour sur le bord de la
Colombie; je désire vous parler.
Le jeune homme se laissa machinalement conduire. Quand ils furent seuls, à quelque distance du fort et sur une élévation qui permettait de distinguer fort loin autour de soi, le capitaine dit à Xavier:
—Mon ami, j'ai une proposition à vous faire.
Cherrier ne répondit pas. Il regardait d'un air sombre le rio Columbia qui roulait avec fracas au-dessous d'eux ses ondes écumeuses.
—Écoutez-moi, continua Poignet-d'Acier; ce que vous souffrez, je l'ai souffert; j'ai même souffert davantage, et je puis dire que peu d'hommes ont été éprouvés par la fatalité aussi cruellement que moi. Comme vous, j'ai contemplé le suicide avec amour. Mais il faut vivre. La nature nous l'enjoint expressément, et cette vie, qui vous paraît si amère maintenant, elle aura encore des saveurs agréables, du miel pour vous.
—Jamais, monsieur! oh! jamais! s'écria Xavier avec angoisses.
—Voulez-vous vous confier à moi, monsieur Cherrier? demanda le capitaine d'un accent sérieux.
Son interlocuteur le regarda avec étonnement.
—Ma question vous surprend, je le conçois, reprit Villefranche. Mais supposez qu'au lieu d'une blessure morale vous soyez afflige d'une blessure physique, trouveriez-vous étrange qu'un médecin vous fît cette question? Non, assurément. Eh bien! vous n'ignorez pas qu'il y a des médecins pour l'âme comme il y en a pour le corps. J'ai plus du double de votre âge, une assez grande connaissance des hommes et des choses, et la certitude de vous guérir si vous consentez à suivre mes conseils.
—Oh! mais je ne veux pas, je ne peux pas guérir de mon amour! fit
Xavier. Vous ne savez pas combien je l'aimais, monsieur!
—Au contraire, répondit doucement Villefranche, je suis assuré que vous l'aimiez beaucoup et que vous étiez digne de sa tendresse.
—N'est-ce pas, monsieur? dit-il en pleurant.
—Oui, j'en suis convaincu.
—Ah! comme elle m'aimait, elle aussi!
—Je n'en doute pas. Elle avait de grandes qualités. Je le sais, moi qui l'ai presque élevée! Aussi, croyez que sa perte m'affecte jusqu'au fond des entrailles.
Poignet-d'Acier prononça ces mots d'une voix émue dont le timbre toucha vivement Xavier.
—Si, reprit le capitaine, vous voulez venir avec moi, nous causerons d'elle et ce sera une grande consolation pour moi.
—Ah! oui, causer d'elle, ce sera encore du bonheur! murmura le jeune homme en remerciant Villefranche par un regard reconnaissant.
—Alors, dit celui-ci, je puis compter sur vous.
—Mais pour où aller?
—Nous nous rendrons, dit Poignet-d'Acier en baissant le diapason, nous nous rendrons à l'embouchure de la Colombie. Là, nous nous embarquerons pour le Canada.
—Quitter ce pays si tôt! balbutia Xavier.
—Monsieur Cherrier, repartit le capitaine, vous n'êtes plus un enfant, mais un homme robuste, éclairé et généreux. Vous avez été aux États-Unis. Que pensez-vous des Anglais?
—Les Anglais? répéta-t-il distraitement, car il était à cent lieues de ce sujet.
—Oui, les Anglais, les oppresseurs de votre pays, ceux qui ont si lâchement assassiné Ducalvet [25], votre aïeul, si je ne me trompe.
[Note 25: Voir l'Histoire du Canada, par M. F. X. Garneau, et le Canada reconquis par la France, par M. Barthe.]
—C'était le frère de mon grand-père, monsieur.
—Eh bien! quelle est votre opinion sur ses meurtriers?
—Les Anglais! je les exècre; je donnerais tout ce que je possède pour que mon pays fût délivré de leur odieuse tyrannie! s'écria Xavier avec la mobilité et l'emportement de la jeunesse.
—J'étais sûr de vous. Touchez là, mon ami, touchez là, dit Villefranche en lui présentant la main.
Puis il ajouta à son oreille:
—Accompagnez-moi au Canada, et, avant peu, vos souhaits seront réalisés. Mais il faut de l'énergie, de la prudence et une discrétion à toute épreuve. Je n'ai pas besoin de vous demander le secret à propos de notre conversation.
—Ah! monsieur, je vous jure…..
—Non, non, mon ami, votre parole me suffit. Ainsi, je compte sur vous.
—Comptez-y, monsieur.
—Nous partirons demain avec l'aurore.
—Je serai prêt, répliqua Cherrier, complètement subjugué par cette influence magnétique que le célèbre capitaine exerçait sur tous ceux qui l'approchaient.
Il rentra au fort brisé par les émotions, et, s'étant jeté sur son lit, il dormit, quoique d'un sommeil agité, jusqu'au jour. En se levant, il se sentit plus calme, et une faible idée que Merellum avait échappé au naufrage, qu'il la retrouverait peut-être en descendant la Colombie, lui fit envisager avec quelque satisfaction le voyage qu'il allait entreprendre.
Il en informa Baptiste.
—Moi chercher encore petite demoiselle, répondit le nègre; oui, chercher et ramener elle à massa.
—Mais où me rejoindras-tu?
—Pointe Astoria, répliqua Baptiste.
—Et quand?
—Un, deux mois.
Xavier n'était pas fâché de le voir rester quelque temps encore dans ces parages.
Il l'embrassa avant de se séparer de lui, fit ses adieux au sous-chef facteur et se mit en route avec Poignet-d'Acier, qu'escortaient Nick Whiffles, Louis-le-Bon et une demi-douzaine de trappeurs.
Le second jour de marche, la petite troupe fut grossie de cinq ou six hommes, qui semblaient entièrement dévoués au capitaine, et elle augmenta ainsi, presque quotidiennement, jusqu'à leur arrivée au cap de la Roche-Rouge.
Alors elle se composait d'environ quatre-vingts individus, tous fort bien équipés et disciplinés comme une armée régulière.
Au milieu de ces gens, francs et gais compagnons, et à travers les sites pittoresques qu'ils rencontraient à chaque pas, et les vicissitudes d'une existence incessamment variée, le chagrin morne de Cherrier se changea peu à peu à une mélancolie douce, qui lui permettait d'admirer la beauté des paysages et d'étudier le mystérieux protecteur que le hasard lui avait donné.
Il savait déjà que Poignet-d'Acier, chef d'une nombreuse bande de francs-trappeurs, avait exploité une mine d'or sur le bord de la rivière Caoulis, enfoui son trésor dans un souterrain près de la Colombie, et qu'avec ses hommes et cet or, il se proposait de soulever les Canadiens-Français contre la domination anglaise.
Loin de l'effrayer, ce complot lui plaisait. Et, dans ses aspirations chevaleresques, le bouillant jeune homme souhaitait que la mort vînt le frapper quand il aurait remplacé, sur les murs de Québec, le pavillon britannique par le drapeau tricolore ou la bannière étoilée.
A la Roche-Rouge, on trouva le Phoque, trois-mâts qui avait été secrètement dépêché du Montréal pour prendre les aventuriers. Un peu plus loin, au cap Désappointement, un brick américain faisait la traite des pelleteries. Les gens de Poignet-d'Acier se hâtèrent d'embarquer sur le Phoque les sacs que recelait la caverne, puis le capitaine traversa, avec Nick Whiffles, le rio Columbia. Ils se rendirent à l'ancien fort Astoria. Là, sous les décombres d'une maison incendiée, ils creusèrent le sol, découvrirent une cache. Le capitaine descendit à l'intérieur et en retira diverses caisses et objets qui furent ensuite transportés à bord du trois-mâts.
Plus de deux mois s'étaient écoules depuis qu'on avait quitté le fort
Colville.
Xavier Cherrier avait, protégé par quelques trappeurs, établi son camp ù la pointe Astoria.
Il attendait Baptiste; mais, hélas! Baptiste ne reparaissait pas; et, à mesure que s'éteignaient ses dernières lueurs d'espérance, le jeune homme sentait le vide et la désolation reprendre possession de son coeur.
Chaque jour, il suppliait Poignet-d'Acier de différer encore son départ.
Le capitaine accéda pendant quelque temps à ses pressantes sollicitations. Mais enfin, le vent étant favorable, il résolut de lever l'ancrée, et vint lui-même chercher Xavier pour l'installer sur le Phoque.
CHAPITRE XX
LE NAUFRAGE
—Bonne chance et au revoir, capitaine! dit Nick Whiffles à
Poignet-d'Acier en lui serrant la main.
—C'est donc bien décidé, mon brave ami, vous ne voulez pas venir avec nous? répondit celui-ci d'un ton d'affectueux reproche.
—Moi, aller aux établissements, ô Dieu non, capitaine! Là-dessus Nick Whiffles a ses idées. Vous ne le feriez pas changer pour tous les trésors de la terre, oui bien, je le jure, votre serviteur!
—Alors, dit Villefranche, laissez-moi vous offrir un souvenir de moi…, ce fusil à deux coups, que vous estimez tant.
Le trappeur secoua la tête.
—Non, non! dit-il; ces inventions-là ne me vont pas, à moi. Ma carabine me suffit. Elle n'est pas belle, pour ça j'en conviens. Mais, entre mes mains, elle vaut le meilleur fusil du monde.
—Je voudrais pourtant…
—Me faire plaisir? Eh bien! capitaine, laissez-moi vous embrasser. Il y a longtemps que j'ai cette fantaisie. Ma foi! vous me rendrez heureux en me permettant de la satisfaire.
—De grand coeur, mon ami, répondit Poignet-d'Acier, ouvrant ses bas à
Nick qui l'accola bruyamment.
Villefranche ensuite s'élança dans un canot et se fit conduire au Phoque, en train d'appareiller à cent brasses de la côte.
Vers six heures de l'après-midi, on leva l'ancre.
Le temps était beau; une forte brise nord-est pouvait faire espérer qu'on sortirait aisément de la Colombie. Cependant, au ciel se montraient quelques traînées de ces nuages blanchâtres que, dans leur langage métaphorique, les marins appellent queues de vache.
Le capitaine, commandant le vaisseau, après avoir fait carguer les trois focs de beaupré et ses voiles de misaine, donna l'ordre de mettre le vent sur les huniers, pour traverser la barre du fleuve et gagner la pleine mer.
On sait que la barre de sables mouvants qui roule incessamment à l'embouchure du rio Columbia est un des plus dangereux passages de tout le littoral du Pacifique[26].
[Note 26: Voir la Tête-Plate.]
Le navire filait amures bâbord, en se rapprochant de la rive méridionale du fleuve pour doubler la pointe Adams.
Debout sur le couronnement, Xavier Cherrier, une longue-vue à la main, examinait le cap Astoria (ou Georges), espérant, à chaque instant, y voir paraître Baptiste. Toute son attention, toutes ses facultés étaient concentrées sur ce rocher grisâtre, où l'on découvrait les tristes débris des bâtiments qui l'avaient jadis couronné.
Si absorbante était la préoccupation du jeune homme, qu'il ne remarqua point que le ciel se chargeait rapidement de nuages noirs aux franges violacées, et que les eaux haussaient en grondant sourdement autour du Phoque, quoique la brise eût fléchi.
Des troupes de goélands volaient en tous sens, en poussant des cris aigus au-dessus du navire.
Le capitaine se promenait, anxieux, sur le pont; il ordonna de serrer toutes les toiles, à l'exception des focs de beaupré, et de dépasser les perroquets.
Mais comme il achevait ce commandement, un éclair éblouissant déchira les nues; cet éclair fut instantanément suivi d'un éclat de tonnerre épouvantable; une mèche de feu sillonna l'espace; on entendit un craquement horrible, le navire roula sur lui-même et le grand mât brisé s'abattit avec fracas à tribord.
Au même moment, le vent sauta au nord-ouest, et chassa contre le bâtiment des vagues hautes comme des montagnes, qui, déferlant par-dessus le gaillard d'avant, emportèrent les roufs avec une partie de l'étrave.
Ce désastre avait eu lieu en moins de temps que je n'en ai mis pour le raconter, et la bourrasque était, comme il n'arrive que trop dans ces parages, tombée sur le navire avec une foudroyante rapidité.
Surpris par la soudaineté de l'ouragan, Xavier fut précipité contre le bastingage.
Mais il se redressa bientôt, et, sans s'occuper de ce qui se passait autour de lui, sans prendre souci des rugissements de la tempête, des lames qui battaient les murailles du vaisseau et l'inondaient, à chaque minute, de la tête aux pieds, il se cramponna à la lisse et se remit à contempler la côte.
Tout à coup il lâcha une exclamation perçante.
Puis il leva les bras en l'air et les yeux au ciel.
—Un canot! cria-t-il, je veux un canot!
Mais il n'y avait personne pour lui obéir, personne pour l'entendre.
Alors seulement Xavier remarqua l'affreuse situation dans laquelle se trouvait, le bâtiment. Loin de l'effrayer, cette situation parut lui faire plaisir. Il eut comme un tressaillement de joie et braqua de nouveau son télescope sur la pointe Astoria.
Mais bientôt il pâlit, laissa échapper la lunette et s'affaissa sur lui-même en disant d'une voix strangulée:
—Ah! mon Dieu!
C'est que là-bas, sur ce rocher, se jouait un drame bien autrement intéressant pour Cherrier que celui dont le Phoque était alors le théâtre.
Arrachée aux Nez-Percés par la panique que leur causa l'apparition du Chien-Flamboyant, Merellum s'était immédiatement dirigée avec lui vers la pointe Astoria. Mais bientôt ils avaient été poursuivis et obligés de se cacher pour se soustraire aux recherches de leurs ennemis. Une grotte leur servit d'asile. Et quand, après une retraite de plus d'un mois, Baptiste supposa que les Nez-Percés étaient rentrés à leur village, ils se remirent en route. Par malheur, le bon nègre avait compté sans la passion de Molodun pour la Petite-Hirondelle. Ce chef, qui n'avait cessé de rôder autour du lieu de leur refuge sans pouvoir le découvrir, ne tarda guère à retrouver la piste des fugitifs: il la suivit activement, ne se doutant pas que lui-même était surveillé de près par Lioura, dont la jalousie avait atteint son paroxysme.
Baptiste et Merellum arrivèrent à la pointe Astoria au moment où l'orage fondait sur le Phoque. La nuit approchait déjà. Le temps était assombri par les nuages qui drapaient, comme d'un linceul, la voûte céleste.
A la lueur des éclairs, la jeune fille distingua néanmoins le vaisseau rangeant la côte à un demi-mille de distance au plus; avec les yeux d'une amante, avec ces yeux qui, de même que ceux d'une mère, se trompent rarement, elle reconnut Xavier, et, comme lui, en même temps que lui, elle proféra ces mots d'une voix frémissante:
—Un canot! je veux un canot!
Baptiste comprend son intention. Lui aussi a vu le navire! Sans crainte du danger, il se précipite au pied du cap pour y chercher une embarcation, lorsque deux cris l'arrêtent brusquement.
Il se retourne et aperçoit Merellum qui se débat entre les bras d'un sauvage d'une taille gigantesque.
—Le Renard-Noir! fait-il en armant un pistolet et s'élançant au secours de la jeune fille.
Mais alors, derrière le groupe, se lève un autre personnage.
D'une flèche, ce dernier frappa Molodun en hurlant:
—La Nuée-Blanche a enduré assez d'outrages; elle se venge!
Le sagamo tombe sans articuler une parole, et Lioura, qui a aussitôt saisi Merellum par sa longue chevelure, va la percer à son tour du dard empoisonné qu'elle tient à la main, mais la détonation d'une arme à feu retentit, et la femme de Molodun roule inanimée près du cadavre de son mari.
Le lendemain matin, le rio Columbia, uni comme une glace, chantait harmonieusement sur ses grèves que baignaient les rayons dorés du soleil.
A la pointe Astoria, une foule d'hommes, trappeurs et matelots, construisaient des cabanes en causant joyeusement.
C'étaient les passagers et l'équipage du Phoque. Le magnifique navire, battu par les éléments déchaînés, avait calé [27], la veille, dans les sables de la Colombie. Les hommes avaient échappé au naufrage. Mais le vaisseau et sa précieuse cargaison étaient à jamais perdus.
[Note 27: Ce terme, encore usité, dans quelques ports de là Normandie, comme synonyme S'enfoncer dans le sable, la glace ou la boue, est le seul employé dans ce sens par les Canadiens-Français.]
—Oh! les femmes! les femmes! elles m'ont toujours porté malheur! Je les fuis; je n'en voudrais jamais voir une seule, et la Destinée impitoyable les mêle ironiquement à tous les actes importants de ma vie! murmurait Poignet-d'Acier en regardant Merellum et Xavier qui devisaient, tendrement penchés l'un vers l'autre, sur le bord du fleuve. Oui, poursuivit-il avec un sourire amer, les femmes ont été ma ruine! Sans celle-ci encore,—bien innocente pourtant,—je partais l'année dernière deux jours plus tôt pour le Canada; par conséquent j'évitais l'attaque des Nez-Percés; sans elle aussi, j'aurais mis à la voile il y a une semaine, et la mer n'aurait pas engouffré mon or. Fatalité!
L'aventurier s'arrêta, pensif, les yeux baissés vers le sol.
Un sourire sardonique glissa sur ses lèvres; puis il releva au ciel des regards superbes, et, étendant sa main à l'est, il s'écria:
—N'importe! la lutte me plaît, fût-ce la lutte avec Satan! J'embarquerai demain ces deux jeunes gens sur le brick américain mouillé au cap Désappointement. Qu'ils se marient, puisqu'ils croient trouver le bonheur dans le mariage. Pour moi, je m'acheminerai par terre, avec mes gens, vers le Canada, et, avant deux ans, j'aurai arraché mon pays au joug des Anglais!
FIN
TABLE
CHAPITRE Ier. Poignet d'Acier.—Nick Whiffles.
II. Poignet d'Acier.—Nick Whiffles.—Oli-Tahara.
III. Va mariage chez les Nez-Percés.
IV. Merellum.
V. Lioura.
VI. Iribinou.
VII. Les captifs.
VIII. Le captif blanc.
IX. Le bouclier sacré.
X. Le Chien-Flamboyant.
XI. La bataille.
XII. Baptiste le nègre.
XIII. Entre jeunes gens.
XIV. Une ruse de Baptiste.
XV. La Grande-Coulée.
XVI. Le fort Colville et les chutes de la Chaudière.
XVII. Les jeux.
XVIII. Attaque du fort Colville.
XIX. Retour au cap de la Roche-Rouge.
XX. Le naufrage.
________________________________________
WASSY.—IMP. ET STÉR. MOUGIN-DALLEMAGNE.