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Les parisiennes de Paris

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XII

LA DIVINE COURTISANE
—CÉLINE ZORÈS—

Madame la vicomtesse Paule de Klérian est une de ces petites femmes que les peintres du siècle dernier avaient raison de représenter en amazones cuirassées ou en Dianes chasseresses, et qui sont braves en amour comme elle le seraient à la guerre, s'il survenait une nouvelle Fronde. Sa jolie tête, qui rappelle les fillettes de Greuze, charme par un mélange de décision et de naïveté. Le regard de ses grands yeux bleus a des étonnements ingénus, mais son sourire voluptueux pétille d'esprit, et son petit nez aux narines roses est bien de ceux qui changent les lois des royaumes. Elle appartient à la grande race de ces victorieuses qui reprendraient leur amant dans les bras d'une reine, et qui l'iraient chercher dans les enfers.

Gracieusement accoudée sur le rebord de sa loge, à l'Opéra, madame Paule de Klérian se réjouissait de se sentir admirée, lorsqu'un nom, prononcé assez haut pour qu'elle l'entendît, la força d'écouter la conversation échangée entre deux jeunes gens placés à l'amphithéàtre, sous sa loge même.

—Vous savez, disait le comte de Savalette à son jeune ami le marquis d'Auneuil, c'est une tête aux cheveux ébouriffés, noyée d'ombre, de lumière, et, au bas du tableau, il y a cette légende: Edmond Richard, à son ami Flavien de Lizoles.

—Oui, répondit M. de Savalette, merveilleux, mon cher, admirable. Cette tête est, pour moi, ce que Richard a le mieux réussi. Mais que ne trouve-t-on pas d'après un pareil modèle!

—Quel modèle? fit le marquis d'Auneuil.

—Mais, reprit le comte, c'est la tête de Céline Zorès!

—Ah! Je connais cette légende. Céline Zorès est une créature d'une beauté inouïe, qui pose quelquefois pour les grands peintres, mais à ses heures et seulement quand cela lui fait plaisir.

—Oui, et depuis un mois elle n'a pas quitté l'atelier d'où sortent les paysages, les tableaux de fleurs et les Vénus si agréablement maniérées, que signe Flavien de Lizoles.

—Alors, dit le marquis d'Auneuil, Flavien de Lizoles est un homme heureux. Je m'en étais toujours douté. Il faut qu'un artiste ait le coeur bien inondé de joie pour créer de si magnifiques pavots, de si triomphantes pivoines, et des roses trémières si contentes de vivre.

En entendant ces derniers mots, madame de Klérian frissonna comme si elle eût été mordue par une vipère, et se tourna vivement vers son oncle l'amiral, occupé à lire le cours de la Bourse.—Partons, lui dit-elle, je ne me sens pas bien.

L'amiral se leva avec une obéissance toute militaire, en témoignant seulement par un faible soupir le regret de ne pas entendre mademoiselle Alboni dans le dernier acte de La Favorite. Quand madame de Klérian, bien emmitouflée, se fut blottie dans sa voiture, emportée par les chevaux rapides, elle se mit à réfléchir, et jamais ses réflexions n'avaient été si tristes. Quoi, courtisée par les hommes les plus beaux, les plus nobles et les plus illustres, elle aimait étourdiment un artiste qui était tout au plus à demi-célèbre, et cet ami, choisi par elle entre tous, la dédaignait pour une créature vendue, pour une femme qui a laissé toute pudeur, et qui fait commerce de ses charmes vulgaires! Désormais son miroir peut bien lui dire, comme tous les jours, que sa chair délicate ressemble à la pulpe des fleurs de la balsamine, et que ses cheveux sont légers et aériens comme la cendre fine dans un rayon de soleil; l'abeille peut encore se tromper à ses lèvres et s'y poser comme sur les boutons d'une rose, et les poëtes peuvent rabaisser le céleste azur en le comparant aux saphirs de ses prunelles aux pupilles noires, Paule de Klérian ne les croira plus, car elle saura bien, elle, si tout le monde l'ignore, que ses enchantements ne sont plus irrésistibles.—Ah! se dit-elle, j'ai envie d'aller cacher dans quelque solitude ce triste visage, qui n'a pas su garder sa conquête! Et une larme, que personne ne devait voir, brûla les yeux de l'aimable Paule.

Cette franche et vive nature ne savait pas supporter l'incertitude. Le lendemain, de grand matin, au moment où Flavien, qui habitait au haut du faubourg Saint-Honoré, venait de sortir selon sa coutume pour faire une promenade à cheval, madame de Klérian descendit d'une voiture sans armoiries, où elle avait attendu avec patience pendant plus d'une heure. Elle monta précipitamment l'escalier de la maison où demeurait le peintre, et, arrivée à la porte de l'appartement, elle sonna avec résolution. Un groom, âgé de douze à treize ans, vint lui ouvrir.

—M. de Lizoles m'a indiqué cette heure pour une séance, dit-elle sans hésitation. Je sais qu'il est sorti, mais je l'attendrai.

L'enfant, un peu étonné, n'osa pas pourtant mettre en doute l'affirmation émise par une femme qui, évidemment, appartenait à la plus haute société parisienne. Il introduisit madame de Klérian dans un petit salon meublé avec une élégance parfaite, et se retira.

Arrivée là, la jalouse maîtresse de Flavien sentit son coeur battre violemment, et elle eut besoin de s'asseoir, car ses jambes faiblissaient. Elle avait déployé déjà une grande énergie, mais le plus difficile restait à faire. Il lui fallait chercher et trouver sa rivale dans cet appartement qui lui était inconnu, et cette action violente répugnait à toutes les délicatesses natives de son âme. Mais Paule était incapable d'indécision. Elle fit le geste de Célimène au moment où elle voit partir Alceste, et tourna le bouton de la première porte qu'elle rencontra. Madame de Klérian avait été bien inspirée; la porte qu'elle ouvrit donnait justement dans l'atelier de Flavien. Mais, au premier regard qu'elle y plongea, elle s'était arrêtée fascinée et comme éperdue.

Elle vit une femme, une déesse, une beauté, dont les cheveux rouges, aux reflets ardents, s'entouraient d'une lumineuse auréole. Tout d'abord, sur son visage sublime d'une pâleur fauve avivée par un sang jeune et riche, ses yeux vert de mer étincelaient sous leurs sourcils bruns, et sa bouche écarlate et savoureuse montrait à demi des dents de lys. Sur une espèce d'estrade, au-dessus de laquelle s'étendait un dais de trône en tapisserie, surmonté de panaches datant du règne de Louis XIV, assise dans un siége d'ivoire, elle travaillait à une tapisserie avec de la laine pourpre, et ses pieds chaussés de soie foulaient une riche draperie de satin à fleurs d'argent, jetée sur les marches. Elle était vêtue d'une robe à manches demi-flottantes et ajustées au poignet, faite d'une étoffe antique, et, comme l'arcade de ses paupières, ses mains idéales, blondes, transparentes, expliquaient la statuaire des âges fabuleux.

Au moment où cette éclatante figure l'éblouit, madame de Klérian ne pensa plus au motif qui l'avait amenée, ni à Flavien, ni à elle-même. Il lui sembla que le monde mystique imaginé par les poëtes s'animait sous ses yeux. Vénus encore frémissante du baiser des flots, Diane enivrée de la senteur des forêts, les Grâces tressant des fleurs, et les Muses dansant pieds nus sur la neige rose des cimes apparurent dans son esprit, soudainement inondé d'une sérénité inouïe. Comme si, remontant les âges, elle eût pu tout à coup se sentir vivre dans la Grèce héroïque, il lui semblait qu'elle venait d'entrer dans quelque temple de la Vénus guerrière, et qu'au bruit de la foudre tonnant dans un ciel pur, l'Immortelle s'était substituée à un vain simulacre et fixait sur elle ses prunelles immobiles. Ou, n'avait-elle pas devant les yeux la belliqueuse amante de Thésée, miraculeusement sortie de son tombeau en forme de losange, et cherchant à côté d'elle son baudrier magique et son glaive teint de sang? Puis, quand elle regardait les bronzes, les émaux, les miroirs de Venise, les chandeliers touffus aux grandes corolles de lys, tout ce luxe du XVIe siècle qui entourait magnifiquement la femme aux longs cils et à la crinière d'or, elle en faisait quelque nymphe thessalienne évoquée par la sorcellerie pour servir de modèle à Benvenuto, et elle aurait cru que le cruel statuaire allait paraître, soulevant une portière de soie, et tenant à la main son marteau qui ressuscite les effrayantes splendeurs des Olympes.

Enfin, toute cette magie se dissipa. Paule de Klérian comprit qu'elle avait devant les yeux une femme d'une beauté surhumaine, mais enfin une femme. Malgré le feu qui brûlait son visage et la sueur qui perlait sur son front, elle trouva la force de parler.

—Madame, dit-elle en s'inclinant légèrement, je croyais trouver ici M. de Lizoles?

Mais à peine eut-elle laissé échapper ces mots, comme si son coeur eût été de cristal, elle le sentit pénétré par le clair regard de l'inconnue, et elle eut la révélation positive que tout mensonge devait s'émousser contre sa clairvoyance terrible, comme les flèches d'acier sur une statue de diamant.

D'un geste rhythmé comme une musique, Céline Zorès montra un siége à madame de Klérian; ses lèvres s'ouvrirent, et avant qu'elle eût articulé une syllabe, Paule sentit qu'elle allait entendre une harmonieuse voix aux notes d'or.

—Madame, dit Céline Zorès, je suis heureuse que vous soyez venue, car on assure que la jalousie est un mal cruel, et ce mal, je puis vous en guérir. Vous pouvez sans crainte aimer Flavien.

Madame de Klérian éprouva une angoisse inouïe en entendant cette fille de rien qui lui parlait comme peut parler une reine, et en s'avouant tout bas qu'elle se soumettait malgré elle à un ascendant inexplicable. Ses jolies lèvres se froncèrent; la révolte éclata dans ses yeux charmants.

—Pourtant, répondit-elle avec impatience, vous êtes sa maîtresse.

—Madame, reprit Céline Zorès, je vous répète que vous ne devez pas être jalouse.

—Je le comprends, fit la belle Paule, en qui se réveilla tout l'orgueil de la race. Jalouse de quoi? d'un amour que vous accordez à tous ceux qui ont modelé ou peint vos images? de cette beauté qui n'a plus de secrets pour personne?

—Regardez-moi, dit Céline avec une douceur ineffable. (Et, rejetant derrière elle des flots d'étoffes, elle se leva triomphante et comme épouvantée elle-même des perfections qu'elle montrait au jour.) Regardez-moi et regardez-vous. Votre beauté ne perd rien auprès de ma beauté, hélas! divine; car partout dans ce sourire, dans ces plis où niche la grâce, se révèlent les sentiments humains. Mais moi, ne remarquez-vous pas que l'idée même de l'amour jure avec mon visage implacable; où l'amour pourrait-il se prendre dans cette perfection désespérée?

Certes, si j'avais été assez heureuse pour connaître ses délicieuses faiblesses, je pourrais l'avouer la tête haute, car la honte suppose une sorte de déchéance, et comment pourrais-je déchoir? Hélène enlevée à l'âge de treize ans par le vainqueur des Pallantides, ou Vénus aimant Adonis au fond des bois, vivent-elles dans notre mémoire comme des femmes méprisées et humiliées? La parfaite beauté n'est-elle pas comme la neige, comme les étoiles, comme la clarté des sources que rien ne peut souiller et ternir? Mais, hélas! jamais une lèvre embrasée n'a effleuré mon front; jamais la main d'un homme n'a touché mes doigts d'ivoire. Dans ma poitrine habite un coeur calme et héroïque dont rien ne trouble la pureté et que ne font pas battre les désirs terrestres.

—Mais, dit madame de Klérian effrayée, quelle est votre vie? Pourtant, vous avez aimé?

—Mille fois! mille fois! s'écria Céline Zorès avec enthousiasme. J'ai aimé d'abord tous ceux qui m'ont donné la vie quand ce corps sommeillait encore dans l'infini, Hésiode, Cléomène, Euphranor, Albert Durer qui a gravé ma puissante mélancolie, Michel-Ange pour qui j'ai été la Nuit immense et farouche, Rubens qui m'a enivrée de lumière pourprée et transparente, Henri Heine qui m'a vue en Hérodiade capricieuse, portant sur un plat d'or, au milieu des chemins, la tête pâle de saint Jean-Baptiste! J'ai aimé, j'aime encore tous ceux en qui je devine une parcelle de génie; car savez-vous quelle est ma seule, mon ardente passion? J'ai le désir effréné d'échapper à la mort, et l'Art seul peut m'accorder cette joie, car la nature succomberait à vouloir reproduire mes traits immortels. Peintres, graveurs, poëtes, les artistes en qui s'agite une étincelle du feu sacré m'ont tous trouvée sur leur chemin; j'ai été leur conscience, leur inspiration visible, la génératrice de leurs idées confuses. A celui-ci, j'ai révélé Ophélie et Juliette éplorée dans son tombeau; à celui-là, Marguerite aimante et simple dont il emporte dans la mort la chaste figure. C'est moi que tous les poëtes ont célébrée et qui ai fait renaître la lyre dans un âge où son nom même était oublié; c'est moi que les nouveaux cygnes ont appelée Véronique, Elvire, Deidamia et Cécile! C'est moi dont les traits gravés dans l'or respirent sur les médailles de ce temps; c'est moi, que les sculpteurs ont couronnée de raisins sur les onyx et les agates qui passeront aux époques futures.

J'ai soulagé bien des misères, soutenu bien des défaillances, relevé bien des courages abattus, mais je ne donnais rien; je faisais un marché d'usurier; je vendais à mes amants un peu de gloire; et, en revanche, ils m'ont assuré l'espace, l'infini, les siècles sans nombre. Quand je vois s'achever un tableau ou un poëme, je tressaille comme une mère qui baise au front son nouveau-né: toutes ces oeuvres portent au front mon effigie! Comme dans un miroir, j'y regarde l'ombre soyeuse de mes grands cils et les flammes vives de ma chevelure.

Telle est ma vie: enfant encore, la fortune m'est venue d'elle-même, et s'est donnée à moi sans que j'aie dû lui faire aucun sacrifice, car le génie, la beauté et la richesse sont des forces qui se cherchent sans cesse et qui tendent à se confondre pour réaliser la vérité absolue! Je n'aurais eu qu'à me montrer pour avoir un trône, mais il me faut plus que cela, je veux l'avenir! Maintenant, madame, voulez-vous savoir ce que je venais faire chez Flavien de Lizoles! Cet enfant, trop affolé de caprice et de fantaisie, avait perdu le sens du beau qui est en lui. Il s'éblouit des guirlandes qui tombent toutes fleuries de sa palette; je suis venue pour lui faire revoir la muse ensevelie dans son âme, et que n'apercevaient plus ses yeux aveuglés. Mais il a retrouvé son génie et sa force; je pars d'ici pour longtemps, sans doute pour toujours; vous pouvez aimer Flavien!

Paule de Klérian sortit émue et pensive de cette entrevue, mais elle l'oublia bien vite. Cette radieuse fille d'Ève a mieux que l'avenir des marbres inertes et des toiles périssables; elle a la vie! et ces petites dents sans tache, qui mordent si bien dans la pomme du bien et du mal. Rien ne troubla ses amours avec Flavien, qui serait devenu un grand peintre s'il se laissait moins ravir par ses pivoines et par ses roses trémières, les plus belles qui soient jamais écloses sous une brosse ivre de rose. Elle lui a donné quatre années de paradis parfait, ce qui peut passer pour le bonheur sur la terre. Au bout de cette félicité incommensurable, il s'ennuyait comme on s'ennuie dans tous les Édens; et, par un soir étoilé, assis avec Paule devant une fenêtre du château de Klérian, il regardait tristement la noire silhouette de Blois et les flots de la Loire étincelants d'astres.

Une figure lumineuse vint s'accouder sur le bord de la croisée. C'était Céline Zorès, dont les cheveux rouges brillaient comme un soleil au milieu de la nuit, positivement voilée. Elle regarda fixement le peintre, et, étendant son bras de statue, elle lui dit de sa voix mélodieuse et pénétrante:

—Allons travailler!

Flavien se leva, et la suivit silencieusement.

***

Ici finit ce douzain des Parisiennes de Paris, que les dilettanti de la musique parlée ont déjà lu avec quelque sympathie sur des feuilles volantes que le vent emporte. Sans doute j'aurais pu donner des soeurs à ce troupeau de folles amoureuses; mais, chère madame Philomène, quelle que soit l'indulgence des amis inconnus qui me suivent, je ne veux pas abuser de ces peintures, un peu violentes à cause de la réalité crue de leurs modèles. Si mes Parisiennes ont plu au lecteur, il les retrouvera dans quelque autre livre, toujours vouées à la poudre de riz, aux Euménides et aux passions impossibles, comme il sied aux filles de Gavarni et de Monna Belcolor. En attendant, nous allons vous dire le conte de l'Armoire, et vous raconter les célèbres noces du poëte Médéric, dans lesquelles il ne fut pas mangé, comme aux noces de Gamache, un bouvillon farci avec des cochons de lait, et vous saurez enfin par quel heureux concours de circonstances ce brillant mariage ne produisit pas d'autres enfants que des recueils de poésies lyriques imprimés sur papier vergé, avec des vignettes, des culs-de-lampe et des lettres majuscules dessinés par Thérond, d'après les plus beaux décors de l'Antiquité et de la Renaissance.

L'ARMOIRE.

AU DOCTEUR GÉRARD PIOGEY

Ce conte est dédié comme le très-faible témoignage d'une reconnaissance infinie par son ami,

Th. de B.

En vérité, plus je la regardais, moins je pouvais détacher mes regards de cette tête charmante, et je ne saurais dire à quel point elle éveillait en moi des idées de calme profond, de volupté douloureuse, de repos mystérieux dans un lieu embelli par les recherches du luxe et de l'élégance. Non-seulement elle avait la beauté, mais elle avait aussi ce charme saisissant et incisif de l'étrangeté qui nous emporte dans des abîmes de rêverie. Autour du front bas et large, puissamment modelé, une chevelure démesurée, d'une finesse arachnéenne, crêpée et courte sur le devant comme dans les figures du XVIIIe siècle, enveloppait ce visage d'une nuée fauve; les yeux, trop grands, couleur d'or bruni, encadrés par de larges sourcils rigoureusement droits et par une large frange de cils noirs, montraient dans leur pupille enflammée tout un ciel d'étoiles et d'étincelles magiques; le nez droit, étroit, mais avec des narines ouvertes et baignées de lumière rose, accusait le plus pur type hébraïque, et légèrement inclinait vers l'aquilin sans rien perdre de sa grâce régulière. Les lèvres, coupées à l'autrichienne, d'une finesse inouïe aux extrémités, mais charnues, gonflées, écarlates de sang jeune; savoureuses comme un fruit vivant, suscitaient dans l'esprit des poëmes de joie et comme une folie d'admiration sensuelle. La petite oreille, à peine entrevue sous le flot touffu de la chevelure, mais digne du plus beau buste grec, les rondeurs du menton coupé par une fossette pleine d'ombre, celles des joues où la pourpre du sang inondait de toute part les blancheurs argentées de la chair, accusaient une jeunesse enfantine et contrastaient de la manière la plus admirable avec le col, droit, large, d'une solidité héroïque, sur lequel posait la tête divine. Certes, s'il eût été possible de regretter quelque chose en face d'une peinture parfaite, on n'aurait pas pardonné au cadre implacable qui coupait brusquement là l'ineffable récit d'une telle enfance, mais cette tête seule était pour le regard une pâture inépuisable; et d'ailleurs, qui n'eût deviné, en la voyant, le corps virginal de la petite nymphe, dansant sans doute au clair de lune dans les forêts sacrées, au son du luth, sur le gazon semé de pervenches et de violettes? Comment ce rêve avait-il été fixé sur la toile? c'est ce que je me demandais avec une véritable anxiété; on l'eût dit dessiné, non pas avec des couleurs, mais réellement avec de l'imagination et avec de la lumière, car, sur cette toile enchantée, rien n'accusait le travail successif et la grossièreté des moyens matériels, mais il semblait que la pensée avait pu directement se traduire là par sa seule force expansive, et ce que je contemplais était bien, en effet, une impression et une vision. Vandevelle, chatouillé dans son plus cher orgueil, jouissait de mon admiration avec la complaisance d'un propriétaire de tableaux qui voit ses trésors enviés par un passant; il se réjouissait béatement que la tête d'enfant du maître inconnu fût sa propriété et non pas la mienne, et il n'était pas difficile de deviner qu'il se proposait de savourer plusieurs fois un plaisir analogue en me montrant les richesses entassées dans son cabinet. Mais son attente fut cruellement déçue, car je repoussai énergiquement la première proposition qu'il me fit de passer à l'examen de nouveaux chefs-d'oeuvre.

—Non, lui dis-je, les maîtres recueillis dans votre galerie en penseront ce qu'ils voudront; mais, sans les avoir vues, je déclare d'avance que cette tête est supérieure à leurs oeuvres les plus accomplies; et d'ailleurs, je ne saurais rien leur apporter aujourd'hui qu'une indifférence parfaite. Supposez que je viens de lire le Cantique des cantiques, et que vous venez m'offrir la lecture d'un autre poème, de quelque livre inconnu, pour lequel j'irais sottement échanger cette vision d'ailes frissonnantes, de tours d'ivoire, de roses fleuries, de grands lys au bord des eaux vives, de formes amoureuses, de parfums parmi les meubles de cèdre et les étoffes ornées de broderies!

—Pourtant, ajouta Vandevelle un peu piqué, sans vous parler de mon Rembrandt, de mon Hobbéma et d'une tête bien authentique de Raphaël, n'ai-je pas ici un Murillo que tous les musées de l'Europe ont voulu m'enlever, et qui mettrait bien vite à néant votre tranquillité parfaite?

—Laissez-moi, répondis-je exaspéré, Murillo n'existe pas!

—A la bonne heure, fit Vandevelle en souriant et en dépouillant tout à fait le visage gourmé de collectionneur de tableaux pour reprendre sa vraie physionomie d'homme d'esprit. Puisqu'il en est ainsi, parlons donc de ma tête d'enfant et d'elle seule; restons en plein Cantique des cantiques, puisqu'il ne vous reste pas d'yeux et d'oreilles pour autre chose.

—Oh! m'écriai-je, le peintre avait vingt ans, est-il besoin de le demander? Voilà de ces éclairs de génie comme on en a dans la première jeunesse, alors que nous portons encore dans nos prunelles le rayonnement des paradis parcourus pendant les existences antérieures. Il était amoureux, il était aimé, le grand cri des poëtes emportait son âme dans les étoiles, l'admiration des maîtres le transportait d'une fureur impatiente. A ce moment-là, pas une larme humaine qu'il ne voulût enchâsser comme une perle dans les ciselures les plus précieuses, pas une rose nouvellement fleurie qui ne lui arrachât des pleurs d'attendrissement! Hélas! aujourd'hui, j'en suis sûr, il est ventru, chauve, membre de l'Institut, revenu de toutes les illusions, et il peint des batailles de Malakoff grandes comme un salon de quarante couverts!

—Non, me dit Vandevelle, son histoire est aussi commune que celle-là, aussi peu extraordinaire, et cependant elle mérite d'être racontée, car il n'est jamais sans intérêt de savoir par quels chemins un artiste a passé pour arriver à ces souveraines exaltations ou à ces chutes profondes qui sont au bout des plus belles vies. Ce récit pourrait tenir en trois mots, il ne contient que des incidents vulgaires, mais il montre une fois de plus ce qu'il y a d'infirmité dans les génies incomplets, où la faculté créatrice ne règne pas absolument comme une reine tyrannique!

—Je vois, répondis-je, où vous voulez en venir. La muse est justement la plus jalouse, la plus exclusive, la plus intolérante des maîtresses, elle ne veut pas des coeurs qui ne lui appartiennent pas tout entiers; n'est-ce pas là ce qui fait sa grandeur? Le don de concevoir et de traduire le beau est incompatible avec toute passion humaine, car toute chose humaine est imparfaite, et les objets de nos désirs nous attirent par leurs imperfections même; c'est pourquoi notre âme perd dans ces vains attachements le pouvoir de s'élever jusqu'à la beauté immortelle, qui ne souffre aucun contact avec la chair! Je suppose que votre artiste aura aimé une femme plus qu'il ne convient aux amants de celle qui est la source de tout rhythme et de toute grâce! Mais faites-moi vite ce triste récit; j'ai hâte de savoir comment celui qui s'élevait à l'azur d'un vol si furieux a pu voir fondre si vite la cire de ses pauvres ailes.

—Nul mieux que moi ne peut vous renseigner à ce sujet, mais je désire qu'auparavant vous ayez vu les autres ouvrages du même peintre.

—Ah! dis-je avec étonnement, il existe des tableaux de lui! Mais alors il est impossible qu'il ne soit pas célèbre!

—Il existe de lui trois tableaux, qui sont tous les trois réunis à Versailles dans la collection de M. Silveira, un de mes bons amis et de plus mon rival le plus acharné, comme vous le savez peut-être. Ce n'est pas ma faute s'il les possède, mais il n'a voulu entendre à aucun arrangement! La tête que vous avez tant et si justement admirée n'est qu'une étude faite pour le premier de ces tableaux.

Comme Vandevelle l'avait bien pensé, je me sentis un violent désir de voir sans aucun retard la galerie de M. Silveira. Mon ami, cédant à mes sollicitations, consentit sans peine à m'accompagner sur-le-champ; mais, comme il avait en même temps à s'acquitter à Versailles d'un devoir pressant, il fut convenu que je l'assisterais tout d'abord dans sa première visite. Il s'agissait précisément d'aller porter quelques secours à un autre artiste tombé dans la plus affreuse misère; et malgré toute la complaisance qu'il voulait mettre à satisfaire ma curiosité, Vandevelle exigea que l'accomplissement de cette bonne oeuvre passât avant toute chose, car il craignait d'arriver trop tard, comme on a coutume de faire quand on va secourir un artiste qui meurt de faim.

Oserai-je dire qu'en entrant dans la triste maison de la rue de Marly où demeurait le protégé de Vandevelle, je sentais presque un sentiment de haine contre le pauvre misérable à qui nous portions peut-être son dernier morceau de pain, tant j'étais avide du spectacle promis, et tant je m'irritais contre tout retard qui me séparait de ce plaisir souhaité avec une impatience folle. Par bonheur, ce mauvais sentiment ne dura pas, car au moment même où, après avoir traversé une allée noire et fétide, nous montions l'escalier de pierre en nous appuyant à la corde graisseuse qui servait de rampe, un pressentiment impérieux m'avertit que l'homme chez lequel nous montions était précisément le peintre de la tête ineffable possédée par Vandevelle. Je compris tout à coup que mon ami avait mis une puérile vanité de conteur à ménager ses effets dans un certain ordre, et qu'il avait voulu me montrer l'artiste avant les tableaux, afin de pouvoir me dire en terminant: «Eh bien! l'auriez-vous cru, cet artiste inspiré, ce grand créateur est précisément le pauvre homme que vous avez vu dans un état si digne de pitié.» En un mot, Vandevelle avait résolu de m'étonner, oubliant en cela mon aversion décidée pour les surprises, que je hais de toute mon admiration pour les chefs-d'oeuvre des maîtres, où ces moyens misérables sont toujours dédaignés. Vandevelle frappa à une porte isolée dans un long corridor poudreux, et l'homme lui-même, un grand spectre usé par je ne sais quels excès, enseveli dans une longue redingote brune en lambeaux, vint nous ouvrir avec tous les signes d'un grand embarras et d'une terreur enfantine.

—Ah! monsieur, c'est vous, monsieur… donnez-vous donc la peine…

Il balbutiait ces paroles d'une voix hésitante, marchant au hasard et comme un homme égaré dans le grand taudis encombré d'objets grossiers de ménage, de plats où se voyaient des restes de nourriture, et surtout d'étoffes flétries, d'oripeaux crasseux à apparence théâtrale, et de toutes sortes d'objets à l'usage d'une femme, têtes de poupées, carcasses de chapeaux, aciers de jupes, bottines déchirées et poudreuses. Son oeil bleu était tout à fait mort et atone, et il cherchait ses mots avec un effort inouï. Enfin arrivé à ceux-là: donnez-vous donc la peine… il renonça à une lutte évidemment trop pénible, et, prenant tout à coup son parti, il s'élança avec une agilité de clown vers un des coins de la grande chambre.

Ce coin seul pouvait donner à penser que l'habitant de ce bouge était un artiste. Un beau panneau de vieux chêne à moulures antiques, très-étroit et très-haut, était posé en encoignure de façon à supprimer l'angle de la chambre, et formait ainsi une armoire, sur laquelle je vis un buste de femme en marbre blanc, rappelant par son élégance riche et poétique les meilleures sculptures de Coysevox. La demi-obscurité de la chambre, où le jour pénétrait par une seule fenêtre étroite et très-haute, à petits carreaux de couleur verte, ne me permettait pas de distinguer sur ce buste les traits du visage, mais d'ailleurs je n'avais besoin d'aucun examen pour être certain que cette tête sculptée et la tête peinte du cabinet de Vandevelle représentaient une seule et même personne.

Notre hôte ouvrit l'armoire, saisit un flacon curieusement gravé, à moitié plein d'eau-de-vie, et prenant en même temps un verre à pied placé à côté du flacon, il versa un verre d'eau-de-vie et l'avala d'un trait. Aussitôt, il referma l'armoire, dans laquelle il n'y avait pas autre chose que ce flacon et ce verre, et nous le vîmes se redresser, son oeil était brillant, son geste hardi. Il revint vers nous d'un pas ferme, et, cette fois, presque avec les façons d'un homme du monde.

—… De vous asseoir, dit-il, achevant sa phrase commencée, et il approcha des siéges, non sans une certaine grâce sénile, et en même temps avec une assurance que je n'avais pas soupçonnée en lui, tant elle contrastait vivement avec sa première attitude d'enfant troublé et pris en faute.

—Ah! monsieur Vandevelle, continua-t-il, que c'est aimable à vous d'être venu visiter si loin un pauvre solitaire! Dans une misère pareille à celle qui m'accable, on conserve si peu d'amis! mais ils nous deviennent alors doublement précieux. Madame Margueritte, ma pauvre Aglaé, sera bien… sera bien… sera bien…

Encore une fois, M. Margueritte s'arrêta éperdu, affolé, cherchant en vain le mot qui le fuyait. Évidemment le petit discours qu'il venait de prononcer avait épuisé toutes ses forces. Sa prunelle était devenue morne, sans couleur: il s'affaissait sur lui-même et tendait les mains comme un enfant qui redoute une correction. Il regarda autour de lui et fit un effort désespéré pour trouver encore un mot, une parole, pour se souvenir, mais il fit en vain appel à sa mémoire. Alors il retourna à l'armoire, but coup sur coup deux verres d'eau-de-vie et, comme la première fois, parut subitement ranimé.

—… Fâchée de ne pas s'être trouvée ici, dit-il en s'inclinant, dès qu'il put revenir vers nous, car l'eau-de-vie lui rendait le fil de sa pensée! Elle sait, monsieur, ajouta-t-il, que vous êtes notre sauveur. Obliger n'est rien, mais obliger d'une manière si délicate! Ma mère aussi, croyez-le bien, la pauvre vieille madame Margueritte, sera certainement désolée… désolée… désolée… (Il alla à l'armoire et but encore) de n'avoir pu vous offrir ses respects. Elles sont toutes les deux en voyage pour une petite affaire de succession. Un parent éloigné qui nous laisse un souvenir; mais presque rien. Oh! leur absence ne sera pas longue! Je les attends… je les attends… je les attends…

Et notre homme était déjà loin, et de nouveau je voyais briller dans l'armoire sinistrement vide le flacon d'eau-de-vie et le verre.

C'était quelque chose de poignant au delà de toute mesure que cette conversation banale échangée entre mon ami et M. Margueritte, conversation coupée à chaque instant par les allées et venues de ce malheureux, qui d'une façon automatique, avec la régularité d'une marionnette d'horloge, allait chercher à la fatale armoire une énergie factice de quelques secondes. Un chevalet était près de moi, supportant une toile couverte de barbouillages confus et insensés; en y jetant les yeux, je fus bien vite convaincu décidément que nous avions affaire à la plus navrante des folies; mais qu'y avait-il besoin de cette preuve? Vandevelle, profitant d'un moment de lucidité donné à Margueritte par l'alcool, m'avait présenté comme un amateur d'art qui serait heureux d'acheter un tableau. Le fou me parla de peinture, quelquefois avec une véritable éloquence, mais bientôt je sus quelle était sa préoccupation constante, car à propos des choses les plus divergentes, et sans aucune transition, il faisait sans cesse allusion à une femme que son interlocuteur était censé connaître, à sa femme sans doute, sans doute à la femme représentée par le buste de l'armoire et par le tableau de Vandevelle! Alors c'étaient les paroles de Roméo dans cette bouche édentée, sur ces lèvres blanches et pendantes où il n'y avait plus rien de la vie. De rares cheveux blonds complétement desséchés et coupés çà et là par un gros cheveu blanc comme la neige, se dressaient épars et confus sur le crâne aux tons d'ivoire; Margueritte avait perdu presque entièrement les sourcils et les cils, ses paupières tombaient tout à fait sur ses yeux, et son nez gonflé, toute sa face noyée dans une bouffissure pâle et malsaine, accusait les ravages simultanés de l'ivrognerie et de la démence. Et pourtant, quelle poésie encore, lorsqu'il parlait de son amour! En l'écoutant on rêvait de ces princesses des contes, accueillies dans un palais enchanté où quelque génie épris d'une mortelle emprisonne sa bien-aimée dans un paradis de délices. On le devinait, il aurait voulu, comme ces magiciens, mêler pour l'adorée les merveilles de l'art, les ciselures, les métaux, les étoffes, les parfums aux magnificences de la nature domptée, éternellement fleurie, offrant pour en faire un décor ses oiseaux, ses blanches étoiles, ses forêts de roses sous les rayons de lune. Et elle, sa divinité, à travers les discours du pauvre fou, elle apparaissait aussi comme ces reines de l'Ode aux éclatantes chevelures, aux colliers de perles, qui marchent sur les tapis d'or et sur le coeur des poëtes, les Béatrix, les Cassandre, les Elvire qui pour toute l'éternité se détachent sur un fond d'immuable azur.

Ainsi perdu dans une adoration extasiée, n'écoutant nos paroles que pour les rapporter à son idée fixe, il se berçait lui-même dans son rêve; mais à chaque instant, à toutes les minutes, redevenu automate et marionnette, il allait à l'armoire, et, maintenant sans interrompre ses divagations, car il s'était enfin familiarisé avec nous, régulièrement, froidement, mécaniquement, sans repos, sans trêve, il avalait le breuvage brûlant, et chaque fois il refermait l'armoire et il revenait vers nous ressuscité pour une minute, comme s'il eût bu en effet la flamme même de la vie. En bas de l'armoire, posée sur le parquet, il y avait une dame-jeanne noire et luisante que je n'avais pas vue d'abord; quand le flacon d'eau-de-vie était vide, Margueritte le remplissait avec la dame-jeanne, regardant sournoisement à droite et à gauche, comme pour s'assurer qu'il n'était pas épié, car il s'imaginait dans sa folie que nous ne pouvions rien saisir de tout ce manége. Mais comme il allait remplir le flacon pour la seconde fois, il leva et agita en vain l'énorme bouteille, elle était parfaitement vide, pas une goutte de liquide ne tomba de son goulot desséché. Alors le visage de Margueritte prit l'expression d'une stupéfaction désespérée; il eut le regard fixe, comme ces naufragés perdu sur un frêle radeau, qui interrogent l'immensité des mers, les profondeurs de l'eau et du ciel, et se demandent avec épouvante si le salut pourra sortir pour eux de ces vastes abîmes. Vanvedelle s'approcha de lui et lui glissa quelque chose dans la main; aussitôt sans le remercier, sans le regarder, Margueritte cacha la dame-jeanne sous sa longue redingote brune et sortit précipitamment avec la légèreté d'un fantôme, sans refermer la porte de sa chambre. Nous avions eu à peine le temps d'échanger quelques mots, Vanvedelle et moi, que déjà le fou était de retour, planté devant l'armoire, et que soulevant comme une plume la bouteille aux larges flancs, il remplissait le flacon avec une rare dextérité et sans répandre une seule goutte d'eau-de-vie. Il avait remis la dame-jeanne à sa place, il avait rempli son verre, et déjà il le portait à ses lèvres, quand ses yeux rencontrèrent directement les miens. Alors son bras s'abaissa et je le vis humble et troublé comme lorsqu'il était venu nous ouvrir sa porte à notre arrivée. Il se mit à balbutier, puis il chercha à la hâte sur un meuble encombré d'objets en désordre un verre qu'il lava avec soin et qu'il se mit à essuyer à tour de bras avec un chiffon tout déchiré, mais fort propre. Il sembla faire un très-pénible effort en versant un peu d'eau-de-vie dans ce verre, qu'il me présenta ensuite avec un empressement presque suppliant, comme s'il eût eu quelque chose à se faire pardonner.

—Monsieur, me dit-il, si j'osais me permettre… Monsieur (son geste devenait de plus en plus humble), celle-là est très-bonne… je vous assure, elle n'est vraiment pas mauvaise… pas du tout mauvaise…

Vanvedelle me faisait signe d'accepter, je pris le verre, et dès que je l'eus porté à mes lèvres, il me fut impossible de retenir une grimace significative. Jamais plus effroyable breuvage n'avait brûlé un palais humain, et ce fut pour moi un problème insoluble de me figurer où la police laissait fabriquer le poison innommé qui faisait vivre le pauvre Margueritte. Quant à lui, il était déjà à l'armoire, et il lappait son verre d'eau-de-vie avec une joie extatique, comme si cet odieux mélange eût été la pure ambroisie du ciel.

Sans lui donner le temps de revenir vers nous, Vandevelle, qui semblait exercer une sorte d'autorité sur Margueritte, alla à lui et lui posa sa main sur le bras pour le forcer à écouter.

—Eh bien, M. Margueritte, lui dit-il d'une voix ferme, est-ce que vous ne voulez plus faire de peinture? Vous savez que vous m'avez promis un tableau, et voilà mon ami M. X… qui serait aussi très-heureux de vous en acheter un.

—Ah! oui, fit Margueritte s'animant, un tableau, certainement, je veux faire un tableau, mais voyez-vous, c'est si difficile! On le porte dans sa pensée… les ombres se dissipent… il est là devant vos yeux… et puis vous prenez les pinceaux, ça n'est plus ça… (Il alla à l'armoire et but.) Et puis, voyez-vous…, vous les adorez… elles vous trompent! Un tableau, c'est un effort… un effort… d'amour. Nous n'avons pas… les mots, comme un poëte. Il faut trouver sur la palette… des tons… qui arrachent les larmes… qui exaltent, comme un cri de guerre! (Il alla à l'armoire et but deux verres.) Trompé, ce n'est rien, c'est-à-dire… ah! c'est horrible, mais ce n'est rien. L'enfer… c'est quand elle n'est pas là… alors le tableau… la pensée… vous déborde… vous tue à force d'amour!…

Il était retourné à l'armoire, et il vit mes yeux fixés sur les siens avec une expression de douloureuse pitié. Aussitôt il baissa la tête sans me quitter du regard, il se mit à agiter sa main, cherchant machinalement le verre dans lequel il m'avait une première fois offert de l'eau-de-vie.

—Monsieur, balbutiait-il, si j'osais vous offrir… vraiment elle est bonne… pas du tout mauvaise… on me la donne de confiance… pas du tout mauvaise… et s'adressant à Vandevelle: N'est-ce pas qu'elle est jolie… comme les anges! C'est ce rose de sa lèvre qui vous… qui vous persuade… en voyant ce rose… Monsieur, on comprend bien… qu'elle a raison… qu'elle est bonne… vraiment, fit-il en me tendant le verre, pas mauvaise… je vous assure… pas du tout mauvaise!

Vandevelle m'avait fait un signe; nous sortîmes sans dire adieu au pauvre fou, pour ne pas l'arracher à son rêve. Quand nous nous trouvâmes dans la rue, mon ami, très-curieux de savoir quelle impression j'en avais ressentie, se mit à me parler du singulier spectacle auquel nous venions d'assister, mais il m'était impossible de rien écouter patiemment ou plutôt de rien comprendre. Toujours j'avais devant les yeux ce spectre allant de la cheminée à l'armoire, buvant, revenant, avec la régularité automatique des personnages de bois que mettaient en mouvement les anciennes horloges d'Allemagne. Je marchais, poursuivi par ce cauchemar, qui ne me semblait plus avoir jamais eu rien de réel, mais qui avait pris possession de moi avec une tyrannie étrange; si bien que je le regardais encore, lorsque nous arrivâmes chez M. Silveira.

Le célèbre collectionneur était absent, mais les honneurs de sa galerie nous furent faits par son fils, charmant jeune homme de vingt ans qui semble avoir dérobé une beauté presque surhumaine aux chefs-d'oeuvre parmi lesquels il a été élevé et qui deviendra certainement un peintre, car il a su se nourrir de la moelle des lions, et vivre en communion de tous les instants avec Rembrandt, Léonard de Vinci et Rubens lui-même, sans laisser altérer jamais par la lèpre de l'imitation son originalité native. Rodrigue Silveira comprit tout de suite et à demi-mot que je désirais voir uniquement les trois tableaux annoncés par Vandevelle, et ces trois tableaux, Hélène, Dorimène, la Fille d'Hérodiade, il me les laissa examiner comme je le voulus et autant que je le voulus, admirable condescendance de la part d'un homme qui avait le droit de me faire subir tant de notices! Inutile de dire que du premier coup d'oeil j'avais reconnu dans les trois tableaux la tête si ardemment admirée chez Vandevelle, l'adorable tête d'enfant, mais trois fois embellie, transfigurée par la passion intérieure, et portant avec une joie sérieuse la fulgurante immortalité du chef-d'oeuvre qui vivra autant que la race des hommes.

Hélène! Hélène! la Vénus terrestre sans cesse rajeunie dans un flot d'éternité! la fiancée inviolée de toutes les nobles âmes, l'amante de Faustus bien avant cette vulgaire Gretchen qui ne sut que mourir! Hélène, la vivante divinité attendue par ce grand Ange de la Renaissance, qu'Albert Durer condamne, elle absente, aux affres du découragement et au supplice de l'immobilité farouche! Hélène! Hélène! elle vivait là, sur cette toile éclairée par la lumière du génie, mais jeune, mais vierge, échevelée, sauvage, enfant comme Juliette, telle que le géant Amour la regardait lui-même avec épouvante, lorsqu'elle allait fuir le palais de son père avec Thésée, le tueur de brigands, fière d'appuyer sa tête sur la large poitrine du héros et de baiser ses mains sanglantes. Attentive à chaque bruit, craignant d'être surprise, mais décidée à fuir, le front baigné dans le matin rose, elle dit à sa maison un dédaigneux adieu, et rassemble à la hâte des bijoux barbares. Certes, ce n'est pas là une figure grecque, copiée sur les bas-reliefs du Parthénon, et cependant c'est Hélène, et non une autre, car, quelle autre que celle-ci, éclatante comme le soleil et terrible comme une armée rangée en bataille, appelle d'une lèvre avide, attend comme une chose due, aspire d'une haleine embaumée de myrrhe les adorations de toutes les générations d'hommes? Oh! sa lèvre qui est pareille à un ruban d'écarlate! sa tête couronnée d'un or très-pur! quand nos lois, nos histoires, quand les vains monuments de notre poésie s'en seront allés à l'oubli et à la poussière, quand notre civilisation aura fait place à d'autres, des savants encore, dans des villes dont nul aujourd'hui ne peut deviner le nom, cacheront leur tête dans leurs mains brûlantes, dévorés d'amour pour la gloire impérissable d'Hélène! Et cette amante de tous les siècles, cette reine que rien ne détrône, brillante de jeunesse, entourée de fleuves de sang, je la voyais sous mes yeux, vivante, évoquée par la toute-puissance d'un magicien qui, d'un vol effréné, a plongé dans le gouffre du temps pour en rapporter cette proie adorable! Je la voyais, et près d'elle, également jeunes, belles et féroces, Dorimène et la fille d'Hérodiade. Dorimène la plus cruelle des créatures impitoyables enfantées par le doux Molière; Dorimène, vêtue de satin fleuri, de pourpre et de métaux, étalant ses perles, ses dentelles, ses rubans d'or, portant sa tête comme une fleur, et laissant tomber ces paroles, dont l'écho ne s'arrêtera plus jamais tant que durera l'épouvantable représentation de la comédie humaine. «Adieu; il me tarde déjà que je n'aie des habits raisonnables pour quitter vite ces guenilles. Je m'en vais de ce pas achever d'acheter toutes les choses qu'il me faut, et je vous envoierai les marchands.» Mais celle-ci, la plus chérie de toutes, celle dont le grand Heine fut le dernier amoureux, suivant sa chasse par les nuits d'étoiles, et, le jour, s'asseyant sur la pierre de son tombeau; celle-ci, la fille d'Hérodiade, que pare la grâce ingénue du meurtre, vivante figure de l'Asie sanglante et voluptueuse, noyée dans les parfums, celle-ci n'est-elle pas vêtue d'étoffes plus riches que ses deux compagnes, n'a-t-elle pas des yeux plus fauves et des cils plus soyeux, ne porte-t-elle pas au cou des perles plus rares? Celle-ci, le génie du peintre l'a créée tout entière, car l'évangile de saint Marc ne contient pas à propos d'elle un seul mot de description. «Car la fille d'Hérodiade y étant entrée et ayant dansé devant Hérode…» Et c'est tout. Ainsi le peintre l'a devinée, l'a faite de rien? Oh! non, je me trompe, déjà elle vivait dans toutes les âmes avec tous les enchantements de la forme divine, et pour cela, pour être vue plus brillante que l'Orient, plus jeune que l'Aurore, plus femme que ne fut Ève dans le jardin des parfums, il lui a suffi d'avoir tenu dans ses mains une tête coupée, car il est si vrai que nous ne pouvons rien aimer, sinon les petites mains teintes de notre sang! Mais cet amour de parure, de musique, de danse effrénée, cette joie sereine et tranquille du meurtre accompli, comme il les avait compris à travers le poëme non écrit, l'artiste qui avait tiré ces trois femmes de son coeur déchiré! Quel harem fait pour y rêver mille ans, la muraille où sourient ces trois femmes qui sont la même, avec leur nuage de cheveux crêpés sur le front, leur lèvre écarlate et leur prunelle d'or pleine d'étincelles! Jamais, dans le plus complet délire causé par l'ivresse du vin, je n'ai aussi absolument oublié des circonstances insignifiantes de ma vie que je n'oubliai ce jour-là tout ce qui a pu se passer depuis le moment où je contemplai, fou d'amour, éperdu de douleur, ces trois tableaux dans la galerie de M. Silveira. Comment j'en sortis, comment je quittait mon ami, comment je revins à Paris, c'est ce qu'il me serait impossible de dire, quand même on me donnerait trois éternités pour me le rappeler; car les heures passées devant ces figures suaves ne m'apparaissent plus que comme une sensation poignante, mortelle, infinie, dans laquelle l'idée de temps et de durée n'entre pour rien. Il me serait même bien difficile de déterminer le temps qui s'écoula entre ce moment unique dans ma vie et celui où Vanvedelle, m'ayant un jour mandé par une lettre pressante, me raconta enfin, tout en déjeunant, l'histoire du pauvre Margueritte, que je revoyais toujours ouvrant d'un geste effaré, pour y puiser la mort, la sinistre armoire, la porte de chêne sculpté que surmonte un buste de femme dans la manière de Coysevox, la porte de la sinistre armoire.

—Margueritte, me dit-il, avait dix-huit ans à l'époque où je le vis pour la première fois, c'est-à-dire en 1838. A ce moment-là, vous aurez peine à le croire, il était beau comme un prince de contes de fées. Je le vois encore, svelte, imberbe, blanc et rose comme une femme avec une forêt de cheveux châtains. Quoique peu parleur, nous le trouvions extrêmement spirituel, d'un esprit fait surtout de divination, car il nous étonnait tout à coup par des aperçus nouveaux et infinis sur des choses abstraites, qu'il n'avait pas étudiées et dont il ne devait avoir aucune notion. En ce qui concerne le côté pittoresque, son ingéniosité était plus inouïe encore et vous n'auriez pas trouvé un autre homme comme lui pour vous décrire pierre par pierre, après avoir bu quelques verres de punch, Babylone ou Palmyre, ou toute autre cité détruite depuis des milliers d'années. En temps ordinaire, et non animé par la conversation, il se montrait ignorant comme un danseur, et indifférent sur les affaires du temps au point de ne pas connaître le nom d'un seul des souverains de l'Europe. Mais le caractère distinctif de sa personnalité était surtout une paresse à toute épreuve et poussée jusqu'au paradoxe. Pauvre comme Job, il ne se serait pas baissé pour ramasser un billet de mille francs, et il n'aurait pas fait cinquante lieues en chemin de fer pour aller chercher une fortune. Il était peintre, ou passait pour un peintre, uniquement parce qu'il avait adopté le mot de «peintre» comme représentatif de la profession qu'il était censé exercer, car il ne peignait et même ne faisait absolument rien sur la terre, où il aurait semblé jouer un rôle tout à fait analogue à celui du lys de l'Écriture, si le délabrement excessif de sa toilette n'eût repoussé toute comparaison entre lui et la fleur plus splendidement vêtue que le roi Salomon. Il habitait, rue de Tournon, une grande chambre donnant sur des jardins; mais on aurait vainement cherché dans ce galetas une chaise ou un chevalet ou une carafe. Un matelas posé à même sur le carreau, et sur lequel une couverture en lambeaux et des draps sales formaient un hideux fouillis, plus une masse de bouquins et quelques gravures souillées et déchirées, le tout épars sur le carreau, tel était son mobilier. Quelquefois, cinq ou six fois par an peut-être, Pierre Margueritte ébauchait à la sanguine une tête de femme très-purement dessinée, ou, sur quelque planche volée au hasard, brossait un tableau de fleurs, ne représentant aucunement des fleurs, mais offrant au regard des harmonies de couleurs très-amusantes, quelque chose comme une palette arrangée à souhait pour le plaisir des yeux. Ces travaux, il les faisait dans son lit, couché, puis il les jetait en quelque coin et ne tentait en aucun cas de les vendre, car il recevait d'un sien oncle une pension de cinquante francs par mois, pension qui suffisait amplement à ses besoins, puisqu'il n'avait aucune espèce de besoins. La suite dans les idées ne se révélait chez lui que par la ténacité vraiment digne d'éloges avec laquelle il fumait la cigarette, ne se lassant jamais de rouler une pincée de tabac dans ces petits morceaux de papier, d'allumer la cigarette, de la jeter à peine entamée et d'en faire une autre. On aurait dit qu'il était condamné à accomplir ce travail comme Sisyphe à rouler son rocher au haut de la montagne, et Ixion à tourner sur la roue ailée où il est retenu par des noeuds de serpents. En fait de littérature, il connaissait, par les traductions courantes, la Bible et les poëtes grecs et latins, mais il faisait sa seule lecture des romans de M. Paul de Kock, qui, selon lui, est, de tous les écrivains, celui dont les ouvrages sont le plus faciles à lire. Il fuyait l'amour, comme exigeant des démarches trop multipliées. Souvent, après avoir courtisé, au bal ou au concert de la Chartreuse, quelque fillette en bonnet de linge et l'avoir invitée à dîner, il s'excusait sous quelque prétexte et vidait sa bourse dans le tablier de son infante, pour se dispenser de l'accompagner chez le traiteur. En un mot, il jouait ici-bas les inutilités avec une conscience rare, quand se produisit le tout petit événement qui devait être le seul événement de sa vie.

Il y avait alors dans la rue de la Verrerie (je ne sais s'il existe encore), un petit bal presque exclusivement fréquenté par les jeunes filles juives qui servent de modèles aux peintres et aux statuaires. Margueritte y rencontra une enfant de treize à quatorze ans, belle, vous la voyez! me dit Vandevelle, en me montrant la tête peinte que j'ai essayé de décrire au commencement de ce récit. Céliane Vion était une de ces créatures nées enchanteresses qui persuadent sans ouvrir la bouche, et qu'en les regardant on croit spirituelles. Elle n'a peut-être pas prononcé en sa vie quatre paroles qui eussent le sens commun, et dire qu'elle a été adorée, ce ne serait rien dire, elle a été admirée par les plus grands génies de ce temps. Quand elle murmurait: «Bonjour, Monsieur,» ou «Voulez-vous me couper du pain?» on était tenté de s'écrier: «Quel mot ravissant!» mais c'étaient ses cils, sa lèvre éclairée de rose, c'était la ligne ondoyante de son corps qui ravissaient les âmes. Margueritte et Céliane Vion s'aimèrent à première vue, comme des héros de Shakspeare, ce qui est bien permis à l'âge qu'ils avaient. Lui si paresseux, elle si peu éloquente, je suis sûr qu'ils n'avaient pas échangé vingt mots, lorsqu'on les vit s'en aller ensemble bras dessus bras dessous, mais ils ressemblaient à s'y méprendre à ce joli couple d'amants que la bonne fée bénit sur l'autel de vif-argent et de paillon rouge, à la fin des apothéoses. On aurait cru voir deux sylphes des premiers jours de printemps, quelque Titania enfant avec son page, et, en effet, c'était alors le commencement d'avril, et les feuilles des marronniers du Luxembourg commençaient à s'ouvrir. Margueritte ne raisonna pas plus son amour pour Céliane qu'il n'avait raisonné son goût pour la cigarette, la première fois qu'il avait fumé; le charme l'avait saisi, et il fut évident qu'il y en avait pour sa vie. Pendant quelques jours, la chambrette de la rue de Tournon fut délicieuse à voir; Céliane y avait apporté tout un jardin acheté sur le Quai aux fleurs; Margueritte passait les heures à faire des croquis d'après elle, tandis que la fillette, folle de parure, rapetassait avec amour des oripeaux dorés, des rubans, des bijoux de strass et des perles à la douzaine. Les amis, assis sur le matelas de Margueritte, ne se lassaient pas de regarder ce nid d'amants épris; mais, un beau matin, le peintre ferma sa porte en annonçant qu'il voulait travailler. Vous pensez si un pareil mot dans sa bouche dut étonner ceux qui le connaissaient; mais cet étonnement ne fut rien auprès de celui qui nous attendait six semaines plus tard, quand Margueritte pria ses amis de revenir le voir! Comme par un coup de baguette, le galetas poudreux avait été transformé en un atelier magnifique et sévère, tendu de vieilles tapisseries héroïques, meublé avec des bahuts du meilleur temps de la Renaissance, et décoré de belles armes orientales. Les sièges en cuir de Cordoue, les miroirs de Venise, le vin dans les carafes de Bohême, les assiettes de faïence sur le dressoir, le grand lustre de cuivre, les chandeliers à sept branches, les fleurs de pourpre dans les vases craquelés complétaient les harmonies d'un luxe sérieux; enfin là où l'on avait si longtemps marché sur des bouquins blancs de poussière, les pieds foulaient un épais tapis, moelleux comme un lit de mousse. Vêtue d'une robe de brocard sur laquelle tombait une lourde chaîne d'or, Céliane avait l'air d'une jeune patricienne de Venise. Et sur un beau chevalet de chêne, au milieu de l'atelier, il y avait… devinez quoi? Le tableau d'Hélène enfant! improvisé dans cet éclair de bonheur. Sous le puissant aiguillon de la passion, Margueritte avait trouvé à la fois du génie, de l'argent, l'âpre foi au travail qui déplace les montagnes. Dans une encoignure, l'armoire que vous avez vue à Versailles supportait comme aujourd'hui le buste de Céliane; pour elle, son amant avait deviné la statuaire comme la poésie, car il la chantait en des sonnets d'une superbe allure! Sur les tables on voyait des bois commencés pour les éditeurs; Margueritte avait entrepris des illustrations de La Fontaine et de Shakspeare, rien ne l'effrayait, il se serait chargé, si on avait voulu, de sertir les étoiles. A l'ouverture du salon de 1839, Margueritte, la veille obscur et inutile, était pour tout le monde un grand artiste; la presse l'avait salué comme un maître, la foule le portait aux nues, les commandes pleuvaient chez lui dru comme grêle, et il était insulté dans les petits journaux. Mais il ne jouit pas de ce triomphe, ou plutôt il n'en eut même pas conscience, car il avait en ce moment-là bien d'autres affaires en tête. Céliane lui jouait ce drame, si banal à Paris, qui, pourtant, se joue et se raconte encore, de la maîtresse adorée qui vous trompe avec tous les passants de la rue, et qui revient à la maison deux ou trois fois par semaine, pour s'écrier avec des pleurs de crocodile: «Pardonne-moi, c'est toi seul que j'aime!» Tandis qu'on parlait de lui dans tous les salons et que son nom défrayait les chroniques, l'amant de Céliane passait ses heures à interroger des commissionnaires, à se mettre en embuscade dans des allées de maisons suspectes et à suivre à pied des fiacres. Enfin, quand sa maîtresse eut disparu tout à fait, Margueritte, à bout de souffrances, tomba dans une indifférence complète; on le rencontrait avec une barbe longue, avec une chemise de quinze jours, roulant son éternelle cigarette. Son mobilier s'en était allé comme il était venu; quant au travail, il n'en voulait plus entendre parler. M. Silveira, qui avait acheté l'Hélène enfant, inventa des subterfuges impossibles pour forcer son peintre à reprendre les pinceaux; tout fier d'avoir conquis la première oeuvre du grand artiste, il convoitait déjà ses oeuvres futures, et ne craignait rien tant que de les voir s'en aller en fumée. On accabla Margueritte d'invitations, d'avances d'argent, on voulut le convertir à la vie de château, peines inutiles! M. Silveira proposa à l'artiste de lui faire obtenir un travail de décoration dans une église; il mit sur son chemin vingt femmes très-désirables; rien n'y fit, désormais la vie de Margueritte s'appelait Céliane. Cet homme, qui avait été grand une heure, marchait devant lui, échevelé, hébété, ne mangeant plus et se traînant de café en café pour y vider stupidement des carafons d'eau-de-vie. Comme tant d'autres, il demanda l'engourdissement à cette affreuse liqueur, et se laissa tout entier dévorer par elle. Mais, comme tous les malheureux qui se livrent à la sorcière blonde, il sentit bientôt son palais se blaser et ne le réveilla plus qu'en le déchirant avec des breuvages sans nom. L'eau-de-vie de l'estaminet et de la brasserie lui paraissait fade; il lui fallait cet alcool au goût de poivre que le marchand de vins débite dans des verres qui peuvent tomber du cinquième étage sans se casser. Parfois, attablé dans une brasserie devant un flacon d'eau-de-vie avec deux ou trois camarades, Margueritte, sous un prétexte, les quittait, laissant son verre à demi plein, et traversait la rue pour aller boire du trois-six sur le comptoir d'un liquoriste. A ces tristes excès il demandait, ai-je dit, l'engourdissement; oui, seulement cela, et non l'oubli; heureux s'il eût pu oublier Céliane; mais les femmes de cette trempe n'abandonnent jamais leur proie, et ces créatures aux appétits fauves ne manquent pas de revenir de loin en loin donner un coup de dent acérée dans la chair saignante. Ainsi faisait la juive, tombant du ciel pour un ou deux jours; alors c'était chez Margueritte une joie, une ivresse, un délire; il s'installait pour la vie, se remettait au travail, et nourrissait sa maîtresse de primeurs et de fruits réservés pour la table des rois. On voyait paraître chez les marchands quelque eau forte égratignée avec une pointe magistrale, on croyait le peintre ressuscité, puis toute cette fantasmagorie s'en allait en fumée, Céliane était partie, et, de nouveau, Margueritte se montrait dans les rues, ivre, pâle, muet, le visage enterré sous ses longs cheveux desséchés, se traînant de cabaret en cabaret, et roulant sa cigarette avec une dextérité qui vous donnait froid.

Il y avait cinq ans, cinq siècles, que l'Hélène enfant avait fait dans le monde artistique l'effet d'un coup de tonnerre, quand Margueritte, vieux, abruti, usé, n'ayant plus rien du jeune homme que nous avions connu, et n'étant même plus son propre fantôme, apprit la mort de son père. Il héritait d'une vingtaine de mille francs. Nous crûmes naturellement qu'il boirait pour vingt mille francs de verres d'eau-de-vie, mais sa folie se manifesta par de nouveaux caprices. Il se fit habiller par un tailleur en renom, sortit dans un coupé de louage, et porta des gants gris perle du matin au soir. On le vit dans les réunions, dans les foyers de théâtre: sans doute, il était las de ses haillons, et, comme Mercure, voulait se débarbouiller avec de l'ambroisie. Un soir, des compagnons de flânerie l'avaient entraîné dans les coulisses de l'École Lyrique. Une femme vêtue de satins splendides, superbe sous la dentelle et sous la frisure d'or, passait devant lui. Il n'avait vu qu'une robe et le port d'une femme inconnue, mais son coeur battait à se briser, c'est que c'était Céliane! Elle se retourna et le vit, elle tomba dans ses bras en pleurant. Elle n'avait jamais aimé que lui, elle avait eu bien des regrets, bien des remords, bien des désespoirs, car elle avait bien deviné avec son instinct de femme la haute supériorité de Margueritte et sa bonté angélique, enfin tout le chapelet des calembredaines sublimes! Ce n'était plus la Céliane du bal de la Verrerie; toujours svelte, elle était devenue grande, imposante; ses traits, en conservant toute leur grâce, avaient pris un caractère de noblesse farouche: sa coiffure seule, crêpée et courte sur le devant, frisée sur les joues en longues boucles fauves, n'avait pas changé, non plus que sur sa lèvre sanglante le charme du délicieux éclair rose!

Elle jouait Dorimène du Mariage forcé et jamais peut-être Molière n'a trouvé une incarnation si parfaite du type rêvé: «Il me tarde déjà que je n'aie des habits raisonnables pour quitter vite ces guenilles!» La représentation finie, Margueritte enleva, emporta Céliane sans lui laisser le temps de quitter son costume, et ne remarqua même pas qu'au départ elle causait à voix basse avec un jeune dandy, en l'enveloppant de ce regard qui sert à accompagner les mensonges. Le surlendemain il était à son chevalet, créant, tout armée, la Dorimène de Molière. La vieillesse, l'abattement, la fatigue avaient disparu, c'était le jeune artiste Margueritte rafraîchi dans les eaux de Jouvence que garde l'amour, et recommençant une vie glorieuse. Il donna à ses amis un beau dîner dans lequel il leur présenta Céliane comme la compagne de tout son avenir; là, il s'accusa, fit sa confession, demanda solennellement pardon pour les années gaspillées, et parla avec tant d'éloquence vraie qu'il arracha des larmes. Je compterais par trop sur votre naïveté, ajouta Vandevelle, si je me croyais obligé de vous dire que cette seconde liaison de Margueritte se gouverna et se termina absolument comme la première. Ces amours irrégulières se comportent avec une régularité parfaite, et rien n'est plus facile que de les réduire en équations algébriques. Une courtisane qui dévore un imbécile n'est pas plus injuste qu'un tigre avalant un mouton, et, qu'il le veuille ou non, chacun fait ici-bas son métier, car tout cela a été arrangé d'avance sur un scénario inflexible, tracé d'une main ferme. Céliane retourna à l'or, à la joie, au luxe, comme c'était son devoir, et, comme c'était son droit, Margueritte retourna à ses verres d'eau-de-vie versés sur le comptoir d'étain, sans cesser de rouler sa cigarette si bien roulée! Que les moutons aillent à l'abattoir, c'est la règle, et il n'y a rien à redire à cela, le point original, c'est que le même mouton y retourne trois fois de suite, et c'est ce que Margueritte ne manqua pas de faire scrupuleusement; aussi n'ai-je plus à vous raconter que le troisième acte de cette infernale comédie, c'est-à-dire le troisième tableau de Margueritte et ses troisièmes noces avec Céliane. Il y a maintenant douze années que s'est déroulé ce dernier épisode, dont certains incidents ont fait alors un assez grand bruit dans la Gazette des Tribunaux. Un matin, vers cinq ou six heures, Margueritte, devenu depuis longtemps un ivrogne honteux et solitaire, entend des cris épouvantables, partis d'un étage supérieur à celui qu'il habitait; c'était sur le boulevard Mont-Parnasse, si désert, comme vous le savez, et où rien ne trouble d'ordinaire le profond silence. Éveillé comme d'autres voisins par les funèbres clameurs, Margueritte monte l'escalier, on venait d'enfoncer la porte. Il entre et voici l'affreux spectacle qui frappe ses yeux. Dans un appartement d'un aspect bourgeoisement élégant, où l'on voyait épars sur le parquet des lettres déchirées et des joyaux mis en pièces, un jeune homme était couché, mort, sur le lit, envahi déjà par la blancheur de cire du cadavre. Au coeur, dans la plaie saignante, était fiché encore le couteau avec lequel il s'était frappé. Une mère à cheveux blancs, en deuil, accablait de ses malédictions une femme éplorée, agenouillée aux pieds du mort, Céliane! Margueritte resta là avec les autres voisins, il attendit l'arrivée des hommes de police, la fin des interrogatoires, et lorsqu'il fut dûment constaté que le jeune homme couché sur le lit sanglant était bien mort par un suicide, il prit Céliane par la main, et l'emmena. Jusqu'à présent elle n'avait eu que l'attrait du vice et de la haine, elle avait à présent celui du meurtre; et voilà, mon ami, pourquoi vous avez trouvé peinte avec une réalité si poignante la tête de saint Jean-Baptiste que porte sur son bassin d'or la fille d'Hérodiade. Ce tableau, qui fut payé par M. Silveira dix mille francs, vaporisés en quinze jours par le modèle, obtint au salon un si prodigieux succès qu'il fut question de décerner à l'artiste les distinctions les plus enviées; mais comme le flot du récit de Théramène, la commission des récompenses recula épouvantée en apprenant à quel homme elle avait affaire. Mais Margueritte ressemblait au héros du drame; ce qu'il lui fallait, ce n'était pas faveurs vaines! Tout entier à son rôle de Silvandre, il se débattait de plus belle dans le filet de Céliane. Il ne se lassait pas de regarder son sourire couleur de rose; plus que jamais il la crut pure, dévouée, enfant, angélique, amoureuse; plus que jamais il recommença à se blottir dans les allées, à payer des commissionnaires et à suivre des fiacres! Personne cette fois ne prêta la moindre attention au dénoûment de ce long dépit amoureux: le sentiment parisien était fixé! Sans rien demander, on sut bien que tout était fini, quand on revit Margueritte roulant sa cigarette chez les marchands de vin; non pas que l'on pût reconnaître son visage, car, tourné vers le comptoir d'étain, il apparaissait toujours de dos, mais on le devinait à son échine courbée et à ses cheveux jaunes!

—Ah! m'écriai-je, le malheureux!

—Et maintenant, dit Vandevelle, vous connaissez la simple histoire de Margueritte et de ses trois tableaux. Qu'a été ce pauvre homme, aujourd'hui tombé en ruine? Un grand peintre ou un amoureux imbécile? Les trois toiles sont d'incontestables chefs-d'oeuvre, mais le véritable artiste existe-t-il sans la fécondité, qui seule fait de lui un créateur? La nature, cette grande créatrice, s'arrête-t-elle jamais? Une qualité a-t-elle été véritablement possédée, si elle peut s'endormir en de si longues léthargies? Pour moi la question est résolue, malheureusement. N'eût-on jamais vu aucun tableau de Rubens, en en voyant un on devine qu'il en existe mille autres du même maître, et que celui-là a été tiré du néant par une main féconde!

—Oui, repris-je, votre artiste est un monstre adorable, mais enfin un monstre! L'artiste peut aimer, mais à la condition d'adorer dans sa maîtresse la beauté, et non la chair! Et quand même, au lieu d'être une courtisane haineuse, comme Céliane, l'idole serait une femme divine, il ne faut pas qu'elle devienne pour l'artiste l'incarnation palpable de son génie et la puissance créatrice elle-même, car alors vous vous exposez à voir votre génie voler des couverts d'argent et assassiner des fils de famille! La seule et vraie Béatrix du poëte, c'est cette Vénus idéale, immatérielle et vierge, dont le pied se salirait en marchant sur les blanches nuées, et dont la forme surhumaine vivra encore dans les âmes, même après que se seront évanouis les marbres suprêmes dans lesquels la Grèce en a délicatement fixé les lignes toutes spirituelles. Excepté celle-là, toutes nos compagnes ne seront jamais que des concubines, quand même nous les aurions épousées devant les vingt maires des vingt arrondissements de Paris! Mais à propos, il me manque un post-scriptum, car, pour compléter ces équipées, il me semble que votre Margueritte a fini par un mariage, comme les bons vaudevilles?

—Oh! fit Vandevelle, il s'est marié avec Céliane, naturellement! Tous les deux avaient trop bien mérité cette punition du ciel pour qu'elle leur fût épargnée. Margueritte, chassé du logement garni qu'il habitait, avait trouvé un asile à Versailles chez sa mère, pauvre vieille femme qui l'aime encore comme lorsqu'il avait quatre ans, et qui volontiers le bercerait sur ses genoux! Il y avait apporté son buste en marbre de Céliane et l'armoire qui lui servait de support, seul reste qu'il eût conservé de ses splendeurs, et il végétait dans un abrutissement sauvage, semant autour de lui des bouts de cigarettes que sa mère balayait avec une patience ineffable. En allant acheter de l'eau-de-vie dans un de ces mauvais lieux du plus bas étage, où le passant peut varier ses plaisirs comme sur les bateaux de fleurs de la Chine, et qui peuplent la rue de Marly, il y trouva Céliane en robe d'indienne, attablée entre des soldats, Céliane, vieille à trente-trois ans, presque chauve, défigurée par la petite vérole, enrouée et sale, et les joues peintes avec du rouge à deux sous. Mais lui, il la vit telle qu'elle était naguère au bal de la Verrerie, alors qu'il lui disait comme Faust à Marguerite: Ma belle demoiselle! et que flottait, confuse encore dans son cerveau, la cruelle enfant Hélène, rassemblant ses bijoux barbares pour s'enfuir avec le fils d'Ethra, le long des fleuves bordés de lauriers-roses! Cette fois-là, comme les autres, il la prit par la main et l'emmena. Ils se sont mariés un mois plus tard, et depuis lors Margueritte ne va plus chez les marchands de vin pour y boire l'eau-de-vie au goût de poivre; il la boit chez lui, comme vous l'avez vu, dans l'armoire. Céliane, qui le méprise et le hait de tout l'amour qu'il a toujours eu pour elle, le brutalise avec d'horribles façons de mégère, tandis qu'au contraire sa mère le choie comme un bambino et l'endort le soir en lui chantant des chansons de nourrice. Mais, par un singulier caprice de sa folie, il se figure que c'est Céliane qui lui dit des choses douces et sa mère qui le maltraite; quand sa mère lui adresse un de ces mots affectueux qui guérissent les plus cuisantes blessures, il lui lance en dessous un regard de haine, et, sous les injures de Céliane, il s'arrête extasié, comme s'il entendait la harpe d'un ange! Enfin, il croit reconnaître la voix de Céliane dans cette voix qui chante des chansons de nourrice pour l'endormir! Toutefois il se livre contre sa méchante femme à une vengeance à la fois terrible et bien involontaire. Comme, en entrant dans le cabaret où il l'a retrouvée, il a entendu les soldats attablés avec elle la nommer Aglaé, ce nom lui est resté dans la mémoire, et chaque fois que Céliane lui jette les épithètes de crétin ou de misérable, il la remercie avec un charmant sourire, mais toujours en l'appelant: Chère Aglaé! Ainsi, dans son innocente manie, il lui rappelle à chaque instant le bourbier d'où il l'a tirée, car la vérité sort de la bouche des enfants!

—Allons! dis-je avec mélancolie, en voilà un qui a fini sa tâche! S'il doit peindre encore, ce sera «dans les cieux,» comme le poëte Ronsard.

—Qui sait? me répondit Vandevelle d'un air de mystère. Si je vous ai prié de venir, si je vous ai fait ce récit aujourd'hui, c'est qu'il y a un grand événement. Voyez cette lettre à aspect bizarre, écrite sur du papier d'office, qui m'est arrivée par la poste; elle est de Margueritte lui-même! Tenez, regardez-la; ne sent-on pas toute la peine qu'il a eue à l'écrire? Et comme il est facile de deviner les repos qu'il a pris pour aller à l'armoire! Voyez, au bout de tous les cinq ou six mots, l'encre devient pâle, l'écriture faiblit; puis elle reprend, hardie et pleine de sûreté. Cette lettre, où il y a en tout dix-huit lignes, est d'un bout à l'autre transcrite avec deux écritures absolument différentes l'une de l'autre, si bien que, pour en donner une idée juste si on la reproduisait par la typographie, il faudrait composer en romain les mots tracés avec une ferme volonté, et en italique ceux qui ont été tremblés par une main défaillante.

Vandevelle me tendit la lettre, et je lus les lignes suivantes, où se mêlaient si étroitement, hélas! la raison et la folie:

«Monsieur VANDEVELLE, 15, rue des Saints-Pères, Paris.

«Monsieur, vous avez eu pour moi tant de bontés, que j'ose m'adresser à votre coeur généreux. Ceci est la prière d'un mourant; vous l'exaucerez, j'en suis certain, car aucune des souffrances de l'artiste ne vous est inconnue, et vous devinerez ce que j'ai subi de luttes intérieures avant de vous demander la seule chose qui puisse me donner ici-bas une heure d'apaisement. Il me faut deux mille francs, et je vous supplie de me les apporter; mais s'il est vrai que vous ayez trouvé à mes tableaux un mérite au-dessus du vulgaire, vous ne perdrez pas complètement cet argent. Il y a encore un peintre en moi, quoique tout le monde l'ignore; vous aurez donc un tableau. Il représente, sous sa figure de déesse, ma bien-aimée Aglaé, dont j'ai peint l'apothéose en plein ciel, où les génies l'adorent dans un jardin de délices fleuri et rayonnant, parmi le choeur émerveillé des étoiles. J'ai voulu assurer une immortalité glorieuse à celle qui a été mon ange sur cette terre de misère. J'espère, Monsieur, que cette vision, réalisée dans un moment d'inspiration fortifiante, ne vous déplaira pas, et que la possession de la seule toile où j'ai pu faire vivre mon âme compensera un peu le grand sacrifice que je vous demande. C'est le voeu ardent et réellement sincère de

«Votre très-humble, très-reconnaissant et très-dévoué serviteur,

«Pierre MARGUERITTE.»

—Et, dis-je à Vandevelle, vous croyez au tableau?

—Ma foi, fit-il, je ne sais que croire; mais en tout cas, s'il existe, je ne le perdrai pas par avarice et faute de m'être exposé à sacrifier deux mille francs. Par malheur, sa description naïve donne l'idée d'un décor du spectacle de Séraphin, et, en supposant que tout ceci ne soit pas rêverie pure, j'ai bien peur que le pauvre Margueritte n'ait peint qu'une enseigne pour les baraque de la foire. Enfin, je jouerai sur cette carte! D'ailleurs, les deux mille francs dussent-ils lui être offerts comme un présent, je les porterai encore au pauvre Margueritte. Je veux qu'il meure en paix et qu'il puisse satisfaire son dernier désir. Si les pauvres gens qui périssent dans un naufrage n'étaient pas séparés du monde vivant par l'immensité des mers, qui de nous leur refuserait quelque chose? Eh bien, ce malheureux artiste est cela, un naufragé aux doigts crispés sur une planche qui sombre et que le gouffre engloutit. Partons pour Versailles.

Comme nous traversions le corridor noir qui conduit à la chambre de Margueritte, nous entendîmes une voix perçante et enrouée, rendue tremblante par la colère. C'était Céliane qui injuriait son mari, comme de coutume; mais elle se tut en entendant frapper à la porte. Nous entrâmes, et tout de suite je vis cette affreuse créature, ô misère! ajustée comme une baladine de tréteaux, avec des loques et des bijoux de cuivre, lissant de la main ses rares cheveux, roux sous la pommade, et nous regardant avec son oeil stupide et féroce. A côté d'elle, sur la table, il y avait des oripeaux dorés qu'elle ravaudait, et sur lesquels elle cousait des paillettes, bleues de vert-de-gris. Comme l'autre fois, des casseroles, des plats non lavés étaient épars; mais la mère, pâle, triste, très-digne sous ses cheveux blancs, surveillait, assise près de la cheminée, une marmite pleine d'eau, évidemment destinée à réparer ce désordre, et, tout en se livrant aux travaux du ménage, elle contemplait son fils avec des regards fous d'amour; il n'était pas difficile de voir qu'elle avait aussi sa démence. Margueritte venait de refermer son armoire; il marchait, et essuyait de sa main maigre ses lèvres pendantes, où perlaient encore des gouttes d'eau-de-vie.

—Pardon, monsieur Vandevelle, dit Céliane, de vous recevoir dans une chambre si mal rangée.

—C'est à nous, madame, de nous excuser, fit Vandevelle.

—Mais, continua la cruelle mégère, que voulez-vous que nous fassions avec ce crétin, avec ce méchant homme qui nous fait tourner les sangs! Ah! monsieur, si vous pouviez obtenir qu'on nous le mette aux Incurables! A quoi est-ce bon, un ivrogne pareil? A se faire du mal et à en faire aux autres. Ah! fichue galère!

La vieille femme adressait à Céliane des gestes suppliants.

—Chère, chère Aglaé! s'écria gracieusement Margueritte en s'approchant subitement de Vandevelle. Puis, lui tournant le dos par un mouvement exécuté avec beaucoup de prestesse, il tendit derrière lui sa main ouverte. Vandevelle y mit les deux billets de mille francs, que le fou escamota avec une adresse inouïe. Feignant alors de voir, sur le collet d'habit de Vandevelle, une peluche qu'il voulait enlever, il se baissa vers lui et lui jeta tout bas dans l'oreille ces mots étranges:

—Chez le chaudronnier! chez le chaudronnier!

Il paraissait déjà arrivé au dernier degré de l'ivresse. Il alla à son armoire et but deux verres d'eau-de-vie, puis il revint vers nous, la taille droite et l'oeil presque brillant.

—Ah! nous dit-il, on est bien heureux d'être… d'être… d'être… (Il alla à l'armoire et but.) aimé comme je le suis, parce que, voyez-vous, il y a des… il y a des… (Il alla à l'armoire.) artistes… qui ne sont pas… heureux en… (Il alla à l'armoire.) ménage, et alors… (Puis, tout bas à Vandevelle.) Chez le chaudronnier! chez le chaudronnier!

—Pierre, mon bon fils, dit la mère éperdue, prends garde, ne t'anime pas ainsi, par pitié!

Margueritte lui jeta un regard de haine.

—Le scélérat! s'écria Céliane, il ne mourra donc jamais!

Et toujours elle rapetassait ses oripeaux dorés.

—Ma vie! mon âme! chère, chère Aglaé! murmura tendrement Margueritte.

Puis il retourna à l'armoire, et il parlait tout en buvant, ne s'interrompant plus de parler et de boire, tout en tournant la tête de tous côtés, comme un homme effaré.

—Il y a des artistes à qui leurs femmes mangent… mangent… mangent… (Il but.) le coeur! Mais elle, mon Aglaé, ma chère… Aglaé… c'est le trésor… le trésor… (Il buvait.) de ma vie! Sa beauté m'empêche de voir… de voir… (Il buvait encore.) le spectacle affreux… affreux… affreux.

Margueritte tomba ivre-mort. Cependant, il rouvrit encore les yeux, fit signe à Vandevelle de s'approcher, et lui dit d'une voix gutturale comme un râle de mort:

—Chez le chaudronnier! chez le chaudronnier!

Nous voulions porter quelque secours à Margueritte, que sa femme laissait là par terre avec une indifférence sereine, ravaudant toujours; mais la vieille mère courut à lui; elle le prit dans ses bras comme un petit enfant, couvrit son front de baisers, et d'une voix extasiée:

—Laissez-le, dit-elle; il est soûl!

Il est soûl! Elle nous dit ces mots abominables du ton dont une jeune mère, le modèle de la Vierge à la Chaise, aurait dit: Il dort! en parlant d'un ange enfant à la joue rose, couronné de ses boucles d'or; et certes, cette tendre folie de la mère au coeur saignant était bien le dernier mot de l'épouvante humaine! Céliane nous fit une belle révérence prétentieuse, comme si elle eût été encore au foyer de l'École Lyrique, dans son resplendissant costume de Dorimène.

J'avais hâte de fuir de cette maison de suppliciés. Je pris Vandevelle par le bras, et je l'entraînai d'un pas rapide.

—Ainsi, lui dis-je, ce malheureux meurt en vous volant, et il ne lui aura manqué aucune honte, aucune misère. Non-seulement le tableau promis n'existe pas et n'existera jamais, à coup sûr, mais aussi je n'ai pas revu cette toile couverte de barbouillages, triste monument de folie! qui avait attristé nos yeux la première fois que nous sommes venus visiter Margueritte. Le chevalet même a disparu; je suppose qu'on en aura fait du feu, et c'était bien le seul parti à prendre. D'ailleurs, ne dois-je pas vous féliciter pour vos deux mille francs perdus? Jugez de ce que ç'aurait été si, par-dessus le marché, vous aviez été condamné à accrocher sur vos murs la composition insensée qu'aurait pu rêver le cerveau de ce spectre! Pensez-vous qu'elle aurait été assez ridicule, cette apothéose de la farouche Aglaé parmi des pivoines et des anges de romance?

—Je pense, dit Vandevelle, dont la réflexion m'ouvrit les yeux, je pense qu'il faut trouver le chaudronnier.

Nous le trouvâmes en effet, en nous renseignant dans la première boutique venue. C'était un chaudronnier en chambre, nommé Mestrezat, qui habitait un galetas situé précisément au-dessus de celui où vivait la famille de M. Margueritte. En nous voyant, il devina qui nous étions, et comprit tout de suite ce dont il s'agissait.

—Monsieur Vandevelle, sans doute? demanda-t-il en regardant mon compagnon.

—En effet, monsieur.

—Monsieur, reprit-il, mon voisin, le pauvre M. Margueritte, croit être votre débiteur. Vous savez que cet excellent homme a le cerveau affaibli. J'ignore donc si cette dette est réelle ou si elle n'existe que dans son imagination. Quoi qu'il en soit, il a entrepris de faire un tableau pour s'acquitter envers vous; mais comme la vue de cet ouvrage commencé a mis dans une grande colère sa femme ou sa mère, je n'ai pas bien compris de laquelle il s'agit, M. Margueritte a profité d'une heure où il était seul à la maison pour apporter chez moi sa toile, son chevalet et ses brosses, et en même temps il m'a prié de lui acheter quelques couleurs. Depuis ce moment-là, chaque fois qu'il a pu s'échapper, il est venu travailler ici. Aujourd'hui, son ouvrage est terminé. Peut-être, monsieur, préférez-vous qu'il ne vaut pas votre argent. Moi, je ne puis juger cela qu'avec mon ignorance, il me semble que c'est vrai comme la vérité.

Le chaudronnier passa dans une pièce voisine, et revint apportant le chevalet sur lequel était posée une grande toile. O surprise de voir un pareil chef-d'oeuvre! Ce tableau, oeuvre d'une vengeance involontaire et d'une haine inconsciente, c'était l'affreux intérieur de Margueritte, avec les plats non lavés, avec les casseroles sales, avec les oripeaux, les jupes d'acier, les bottines et les corsets avachis épars sur les meubles. Un seul personnage était là, Céliane ou plutôt Aglaé, cruelle, hideuse, cynique, chauve sous ses cheveux pommadés, levant amoureusement ses yeux sans cils et sans sourcils, gravée de la petite vérole sous son rouge, et ravaudant une étoffe rose ornée de paillettes vert-de-grisées, sur laquelle se détachait le bord noir de ses ongles. Dans un coin, on voyait le flacon d'eau-de-vie et le verre encore doré par le liquide, sur un rayon de la sinistre armoire, que couronnait le buste de Céliane. O mystères de la démence! ce chef-d'oeuvre, ce drame poignant, ce cri d'une âme ulcérée, Margueritte l'avait trouvé malgré lui, sans le savoir; et tandis qu'il clouait son ennemie au pilori éternel, il avait cru la peindre en déesse triomphante, traînant sa robe de neige sur les bleus escaliers de saphir, blonde couronnée d'or échevelé, effarée au milieu des roses célestes, et ravissant vers les zones supérieures les anges entraînés dans le rhythme fulgurant de sa lyre et les choeurs éblouis et bondissants des froides étoiles!

Deux jours plus tard, une lettre de M. Mestrezat nous pressait, Vandevelle et moi, de nous rendre sans retard à Versailles. Margueritte était à sa dernière heure. Malgré toute la diligence possible, nous arrivâmes trop tard pour qu'il pût nous parler; mais de sa main livide, et levant vers nous un oeil éteint, il fit signe qu'il nous reconnaissait, et montra le chevet de son lit avec insistance; puis il expira. Sous son chevet, il y avait une clef, la clef de l'armoire, et, sous une enveloppe sans cachet, un papier plié en quatre, dont Vandevelle fit immédiatement la lecture à haute voix. Voici ce qu'il contenait:

«Ceci est mon testament.

»Je nomme mon exécuteur testamentaire M. Mestrezat, chaudronnier, chez qui j'ai trouvé la bonté indulgente et la charité que le peuple conserve, comme le véritable héritage de Jésus.

»Je nomme ma chère mère, dame Marthe-Marie Margueritte, née Duménis, ma légataire universelle, et je lui donne et lègue expressément, pour en jouir et disposer à son gré, la rente de six cents francs que j'ai récemment héritée de mon cousin par alliance, M. Jacques Renevey. Reconnaissant que le peu d'objets trouvés en ma possession au jour de mon décès lui appartiendront légitimement, comme une faible compensation des sacrifices inouïs qu'elle a faits pour loger et héberger chez elle, pendant trois années, moi et ma femme, mais sachant quelle est son inaltérable affection pour moi, je la supplie néanmoins de disposer desdits objets en faveur des personnes dont les noms sont énoncés ci-dessous. Je supplie aussi ma chère et excellente mère de me pardonner toutes les peines que je lui ai causées en cette vie, et de me bénir à cette heure où je vais prier pour elle dans une vie inconnue.»

Céliane eut un imperceptible haussement d'épaules. La mère, immobile à force de douleur, trouva une énergie nouvelle; chancelante, elle s'avança jusqu'au lit funèbre et couvrit de mille baisers la tête adorée de son fils mort. Vandevelle reprit:

«Ma chère mère voudra donc bien, pour l'amour de moi, délivrer en mon nom et le jour même de mon décès:

»1° A M. Eugène Vandevelle, propriétaire, demeurant à Paris, rue des Saints-Pères, n° 15, en lui faisant l'abandon des droits de gravure et de reproduction y attachés, celui de mes tableaux qui est actuellement entre les mains de M. Mestrezat.»

Céliane nous dévora d'un regard fauve, et de son poing fermé frappa sur la table avec colère. Vandevelle continua:

«2° A M. José Silveira, propriétaire, demeurant à Versailles, rue de la Paroisse, n° 3, pour sa galerie, le buste de femme en marbre qui sera trouvé chez moi, et l'armoire qui lui sert de support.

»3° A mademoiselle Céliane Vion, ma femme…»

En entendant ces mots, je regardai l'armoire fermée, et la clef dans la main de Vandevelle, et, par une pensée soudaine, je devinai ce qu'était devenu l'argent emprunté par Margueritte mourant. Je compris, oh! je compris bien tout de suite que, par un pieux effort d'amour, il avait voulu donner une dernière fois à Céliane la seule chose qu'elle aime, des joyaux!

«3° A mademoiselle Céliane Vion, ma femme, ce que contiendra ladite armoire au jour de mon décès.»

Vandevelle remit la clef à la mère en pleurs, qui la tendit à Céliane. Celle-ci se précipita vers l'armoire, sa proie, et l'ouvrit convulsivement. Ce qu'il y avait dans l'armoire, c'étaient bien des joyaux, en effet! Le flacon où Margueritte puisa la vie et la mort avait disparu, et à la même place il y avait un écrin de velours bleu tendre. Céliane l'ouvrit, y plongea ses mains frémissantes, et fit déborder à l'entour une magnifique parure de topazes, si semblables pour la couleur à l'eau-de-vie dorée de flammes qui avait été là si longtemps! On eût dit que l'eau-de-vie elle-même était devenue ces pierreries, qui, flamboyantes, sinistres, pleines de reflets sanglants, enflammées et menaçantes, ruisselaient de l'armoire.

LES NOCES DE MÉDÉRIC

CHAPITRE PREMIER

Où l'auteur, éminemment coloriste, prouve qu'il n'appartient pas à l'École du bon sens, et insinue qu'il possède un dictionnaire des rimes françaises.

Au dehors, la nuit était sereine. Et cependant ton âme, ô Médéric, était plus calme et plus sereine que cette blanche nuit d'hiver où le clair de lune et les rayons des étoiles faisaient danser leurs clairs esprits sur la terre gelée.

Car il était dans sa chambre, le beau, le blond, le spirituel, l'heureux Médéric! Dans sa bonne chambre de la place de l'Odéon, n° 4, à l'entresol, chambre souriante, bien close, bien chaude, calfeutrée par les étoffes de soie et les étoffes de laine, par la toile et le velours, et par les bourrelets innombrables.

Il était commodément assis dans un bon fauteuil, l'honnête Médéric; il était assis devant son feu, un grand feu, et ne faisait absolument rien. Je me trompe, il fumait une cigarette. O cigarette, cigarette, petite courtisane au panache bleu, follement campée dans ta robe de papel de hilo, je ferai certainement un poëme sur toi la prochaine fois que je retrouverai mon dictionnaire des rimes. Ce sera un poëme en strophes de six vers, comme La Malédiction de Vénus, et je le ferai imprimer sur papier à cigarettes, de sorte qu'on dira à l'avenir: voulez-vous fumer un sixain?

Il y avait un si grand feu que tout flamboyait et craquait dans la chambre: statuettes, cristaux et porcelaines de Chine! Pour Médéric, pareil à un monsieur qui a sa loge à l'Opéra, il écoutait nonchalamment les harmonies domestiques, sans se donner la peine d'applaudir aux beaux endroits.

Et d'abord, dans la flamme du foyer, au milieu des turquoises et des émeraudes et des floraisons flamboyantes de roses bleues et aurore, chantait et dansait, au bruit du triangle et des castagnettes, la folle salamandre, vêtue de toiles d'or et d'argent, et de papier métallique avec toutes sortes d'oripeaux et de paillettes! Et ses joyaux de Venise, ses colliers de verre, ses voiles de crêpe rose et bleu semés d'étoiles de fer-blanc, tourbillonnaient dans les éblouissants arcs-en-ciel des joyeux tisons.

—Je t'aime, disait-elle à Médéric, moi qui suis gaie comme l'oiseau, folle comme les comètes, éblouissante comme la prose de l'ami Théo, et qui rossignole comme une suite de triolets galamment troussés par un grand enfileur de perles! Je t'aime parce que tu es un honnête garçon et que tu aimes mieux me voir danser pour toi seul que d'aller applaudir cette bégueule de Rosati, en compagnie de quinze cents imbéciles. Va, mon cher trésor, je te ferai des feux d'artifice comme Ruggieri n'en a pas rêvé, des aurores boréales inconnues de Séraphitus-Séraphita, et des féeries comme tu n'en as jamais vu aux Funambules, même le jour où Joséphine, serinée par moi, jouait La Fille du feu, avec trente-deux mille escarboucles, sans compter ses yeux!

Et les torchères allumées, flammes fantasques, embarrassées et tortillées entre elles comme de jeunes Lesbiennes, disaient à Médéric:

—Nous sommes les astres et les étoiles de ta maison, et c'est pour toi que nous dansons nos folles sarabandes! Nous avons des robes orange, nous, et nous sommes rouges comme des cerises! Nous ne sommes pas comme nos maigres soeurs du ciel, qui se mettent du blanc pour plaire aux poëtes romantiques! Nous t'aimons parce que tu es un jeune homme sage et que tu ne vas pas à Feydeau, quoique tu demeures à côté d'un architecte qui y va tous les soirs!

CHAPITRE II

Où l'auteur, qui a lu les romans de Méry, et qui tient à étaler son érudition, met en scène des Chinois et un Suisse qui étonneront M. Stanislas Julien et feu M. Toppfer.

Et dans la pendule rocaille, retraite charmante où plus d'une fois s'était égarée la rêverie de madame de Pompadour, l'heure disait à Médéric:

—Je suis née au temps des belles amours et des beaux jardins, à cette époque fleurie où les parterres étalés sur des robes de soie ressemblaient aux jardins en fleur! Je t'aime et je t'envoie mille baisers de ma bouche en coeur, car je suis toujours jeune et charmante, bien que j'aie vu cet âge d'or où les femmes laissaient leur gorge à nu et mettaient des guirlandes sur leur tête poudrée à blanc, pour signifier la neige des coeurs et l'incarnat des roses mystiques! Je t'aime, et c'est pour toi que je frappe mon harmonica de cuivre doré, sur lequel je fais sans fin courir mon pied sonore!

Et nues dans les carafes de Venise, les naïades disaient ensemble:

—Nous aimons, ô Médéric, cette prison étincelante de laquelle nous passerons sur tes lèvres ou sur le cou de tes jeunes amantes. Nous aurions pu verser notre onde dans les vertes prairies, parmi les myosotis célestes, et nous reposer après dans le lit de la Loire immense, qu'ombragent les grands peupliers. Nous aurions pu avoir pour prison de beaux tuyaux de plomb solidement soudés et réparés, chaque année, par les soins du conseil municipal de la ville de Paris, et nous aurions versé nos pleurs à travers de belles urnes, tenues par une déesse égyptienne et surmontées d'un distique latin de Santeuil. Mais nous préférons pour palais et pour cachot tes carafes de Venise, à travers lesquelles nous voyons rayonner ton jeune sourire!

Et dans la vaste coupe autour de laquelle court dans le cristal une orgie sanglante, chef-d'oeuvre de Lahoche, la bacchante disait tout émue:

—C'est pour toi que j'ai suivi sur les monts et les coteaux de la fertile Bourgogne, le beau Lyoeus au visage de femme. J'ai déchiré de mes mains aiguës les grappes aux poitrines rebondies, pour te faire boire leur sang qui te rendra pareil aux dieux. Vierge vaincue, je t'offre, ô mon amant, mes lèvres plus chaudes que le soleil et plus embaumées que le miel de l'Hymète!

Et sur les plats, les rideaux, les paravents, les soucoupes et les éventails, tout le peuple des Chinois peints, disait à Médéric:

—C'est pour toi que nous avons quitté le pays du grand Yao et du grand Yu, le céleste empire où sur les fleuves indigo, les barques d'or, pareilles à des coquilles d'oeuf, voguent au milieu des soleils d'artifices et de monstres écarlates et verts en papier huilé. Pour toi, nous avons quitté le fleuve Choo-keang qui roule ses vagues célestes sous des voûtes de tamarins échevelés, et les forêts de sycomores où fleurissent à l'ombre, l'haïtang, le jasmin et le pégé-long, aux fleurs écarlates! Nous t'aimons, ô Médéric, parce que tu ne vas voir jouer aucune féerie chinoise, et que tu n'achètes pas de thé à la Porte Chinoise!

Et au bruit perçant du tam-tam, une jeune Chinoise, peinte à la gouache sur du papier brun, disait à Médéric:

—Vois mes yeux pareils à des oiseaux, ma bouche qui a l'air d'un gros bouton de rose, et mes ongles plus lumineux que les étoiles, plus doux que les plumes du paon!

Mais au moment où la jeune Kia allait oublier, en pinçant du lutchun à treize cordes, que la pudeur est la première vertu des femmes chinoises, le coucou de Nuremberg se mit à sonner huit heures du soir avec un effroyable carillon de sonneries et de sonnettes. Et aussitôt seize portes, comme à toutes les heures, s'ouvrirent dans le coucou prodigieux, et par ces portes s'élancèrent les oiseaux de bois, blancs et rouges, qui chantent mieux que les rossignols, les petits soldats qui montent la garde, les chemins de fer avec les wagons en mouvement, la petite sainte qui joue de la viole, et l'empereur Frédéric Barberousse.

Et quand tout ce monde-là eut défilé bien en ordre et gentiment sa petite parade, une porte plus grande que les autres s'ouvrit violemment, et par cette porte sortit, comme d'habitude, le bon Suisse, qui est le roi du coucou de Médéric.

Le bon Suisse du coucou de Médéric a de petits yeux gris, un nez écarlate, des joues écarlates, un chapeau très-bas de forme, un habit bleu boutonné, un gilet vert-bouteille, et des mains de fantaisie. Ses souliers sont vernis, son habit bleu est verni, son chapeau est verni, son nez écarlate et ses joues écarlates sont vernis. Le bon Suisse est parfaitement verni et brille comme une paire de bottes neuves.

Il s'avança gravement avec la petite planche qui lui sert de socle, et dit à Médéric en ôtant son chapeau:

—Bonjour, monsieur. Je vous salue, monsieur. Vous voyez, monsieur, que j'arrive fort exactement à l'heure juste, et que mon coucou est en règle. Les Suisses, monsieur, sont d'honnêtes gens, économes, mais serviables. Vous êtes un jeune homme rangé, qui restez chez vous au lieu d'aller voir jouer Les trois Maupin de M. Scribe. Je vous en félicite, monsieur. Je vous salue, monsieur. Bonsoir, monsieur.

Toutes les portes du coucou claquèrent en se refermant les unes après les autres, et la porte du bon Suisse se referma avec un cri sec.

CHAPITRE III

Où Médéric regrette ses chandeliers, ses poteries, mademoiselle Ninette, mademoiselle Louisa, et une femme du monde qui désire garder l'anonyme.

Médéric, qui pensait encore aux Trois Maupin de M. Scribe, s'écria soudain:

A propos, j'oubliais que M. de Bourjoly des Aubiers, mon futur beau-père, et mademoiselle Edwige de Bourjoly des Aubiers, ma future épouse, m'attendent ce soir, et que je dois signer chez eux mon contrat de mariage.

C'est cela, je me rappelle on ne peut mieux à présent. Je suis rentré chez moi cette après-dînée pour brûler la petite malle en cuir doré, cerclée de fer, qui contient les lettres et les gages d'amour de mes maîtresses! O jours trop vite envolés!

Eh bien! puisque tu m'aimes, ô salamandre, nymphe des feux et des flammes, déchire avec tes dents aiguës toutes ces choses de mes vingt ans: cheveux noirs, cheveux blonds comme le miel, et rubans feuille de rose! Et cette guipure, et ce haillon de soie couleur du ciel, et ces frêles tablettes, et ce bijou d'argent ciselé par l'ongle des fées, ô salamandre!

Et vous, ô torchères d'or, étoiles de ma maison, vous ne danserez plus pour moi vos danses! et toi, pendule de madame de Pompadour, ce n'est plus pour charmer mon oreille que ta petite enchanteresse agacera du pied la cloche amoureuse.

Mademoiselle Edwige achètera une pendule de Denière et des bronzes d'art.

Et vous, ô naïades familières, ondes caressantes et fraîches, naïades aux yeux d'azur moiré, vous pouvez aller faire l'amour sous les saules échevelés ou dans le vaste réservoir de la rue de l'Estrapade, orné de dauphins de fonte imitant le bronze!

Mademoiselle Edwige fera mettre à la cuisine ma belle fontaine de grès brun, découpée et fouillée comme l'Alhambra, et à l'office mes carafes de Venise.

Et toi, ô coupe altérée, sur laquelle les Ménades vêtues de fourrures ruisselantes ont écrit leur ode avec le sang des treilles!

Mademoiselle Edwige te rangera sur le plus haut rayon d'une armoire et elle achètera des verres de trois francs. Et non-seulement elle achètera des verres de trois francs, mais encore elle achètera des porcelaines élégantes et des étoffes de bon goût.

Ainsi, vous pouvez, ô gais Chinois couverts de grelots et de haillons d'or, paons écarlates et poissons de topaze aux ailes transparentes, vous pouvez regagner le fleuve Choo-keang, et la montagne du Ho-nan, et les forêts d'ébéniers où fleurit l'yo-kiank-hoa, la fleur qui s'ouvre et embaume la nuit!

Et toi, coucou de Nuremberg, avec tes charmantes fleurs grossières et ton peuple de bois peint de couleurs variées, mademoiselle Edwige te mettra dans la chambre de mon domestique! et tu seras réduit à honorer ce laquais de ton petit speech, bon Suisse si bien verni, qui me souhaitais le bonjour avec tant de politesse!

Donc, brûle et dévore, ô flamme azurée, tout ce qui fut mon coeur et ma vie, et même ce qui fut mon rêve pendant ces années joyeuses! Mets mon âme entre tes tisons et piétine dessus, danseuse folle!

Tu travailles pour mademoiselle Edwige jusqu'à ce que mademoiselle Edwige te chasse; car elle te chassera, ô salamandre! et elle dira que tu es une flamme libertine.

Mademoiselle Edwige fera établir ici un calorifère.

Devenez cendre et fumée, doux souvenirs!

Ce bouquet de violettes desséché, c'est à toi, Ninette! Pauvre ange! tu n'avais pas encore quinze ans! Te souviens-tu du petit jardin sur la fenêtre et de nos serments dans le mois des lilas, et du vent qui dénouait tes cheveux pendant que tu becquetais ta colombe! Pauvre Ninette! nous avons bien pleuré le jour où elle est morte, cette blanche tourterelle!

Brûle, petit bouquet d'un sou, dont le parfum divin semblait l'âme de nos jeunes amours!

C'est à Louisa, ce diadème d'impératrice fait de strass et de chrysocale, et ce collier de verroterie bizarre que Titien eût voulu passer au cou de sa maîtresse. C'est à Louisa, la grande funambule aux cheveux noirs comme la nuit, qui faisait le combat au sabre, vêtue d'une cuirasse d'or et coiffée d'un casque ombragé de plumes!

Brûlez, diadème et collier de cette amazone superbe, qui est retournée un beau jour dans la patrie de Praxitèle et de Laïs!

O Julie, noble femme! Il est à vous, madame la duchesse, ce camée inestimable qu'a porté avant vous Julie, la fille de l'empereur Octave-Auguste, Julie, l'amante du poëte Ovide! Vous aviez, madame, une fleur-de-lys dans votre blason, et c'est vous qui m'avez ordonné de vivre et de mourir en chevalier. Soyez bénie!

Et toi, brûle aussi, parure sacrée qui as touché le sein de la plus belle princesse de Rome et le front de la plus belle dame de France!

CHAPITRE IV

    Apothéose triomphante de Naïs, crêpe bleu, lycopode et feux de
    Bengale.

Mais que m'importent Ninette, Louisa et madame Julie? La voilà celle que j'ai vraiment aimée! Oui, c'est toi, Naïs, Naïs, doux nom virgilien! nom de poëme et d'églogue.

Oui, je te vois, Naïs bien aimée! mes vraies amours; c'est ton corps deviné par le seul Rubens, et cette tête enfantine, toute blonde, ces grands yeux étonnés, cette petite bouche écarlate, bouche de petite fille! Ses dents étaient blanches, blanches, mais pas d'une blancheur cruelle, comme celles d'Henriette. J'aimais surtout ses pieds et ses mains, si beaux, si purs, si bien proportionnés, mais qui avaient le bonheur de n'être pas tout petits; car c'est une terrible chose, les mains et les pieds de roman! Elle avait été au couvent, et lorsqu'elle chantait le Stabat ou Inviolata, c'était à ravir le paradis et Racine lui-même. Elle sait aussi des chansons populaires, cette enfant née au village, et je jure que c'est la vraie poésie et la vraie musique! Que me parlez-vous de mademoiselle Alboni et de madame Lauters? Il fallait entendre Naïs chanter:

  Mes souliers sont rouges,
  Ma mie, ma mignonne;
  Mes souliers sont rouges,
  Adieu mes amours!
  J'ai de beaux souliers,
  Que ma mie m'a donnés, etc.

Et ceci:

  J'ai un' commission à faire,
  Je ne sais qui la fera.
  Si je l'dis à l'alouette,
  L'alouette le dira.
  La violette se double, double,
  La violette se doublera.

Doux Ronsard, toi le vrai lyrique, tu aurais bien aimé Naïs! Elle avait imaginé un mot charmant: dormette (cela voulait dire un lit). Pour dormir, elle disait aussi: Je vais faire ma dormette (alors cela voulait dire: mon somme.)

Mais c'est qu'elle en avait inventé une merveilleuse dormette! En passant devant chez le serrurier qui vend des jardinières, sur le boulevard des Italiens, elle avait admiré, en souriant comme une petite folle, les petits berceaux d'enfants en fer doré et en soie jaune safran ou rose clair. Et Naïs, cette splendide femme de Flandre, s'était fait faire pour dormette un grand berceau rose et or!

C'est à Naïs, ce petit calepin à couverture d'argent niellé, ces souliers de chambre en soie blanche capitonnée, cette tresse de cheveux cendrés et ce marabout rose, (doux souvenir!) et encore cette poupée habillée par Palmyre; car elle joue à la poupée, Naïs.

Naïs, petite Naïs, ma bien-aimée, toi pour qui j'eusse essayé de traduire Le Cantique des Cantiques!

Poussée par une déesse, sans doute, je t'ai toujours vue arriver chez moi et frapper: toc! toc! les jours où j'allais faire une bêtise, et toujours tu m'en as empêché.

Petite Naïs, pourquoi n'es-tu pas venue me voir ce matin?

CHAPITRE V ET DERNIER

Le roman finit au moment où M. Bouquet allait devenir intéressant.

—Toc! toc!

(Mais je me suis trompé en écrivant le titre du chapitre précédent. C'est ici la vraie apothéose des Funambules, avec l'air rose! Il marche vivant dans son rêve étoilé.)

—Toc! toc!

C'est elle, Naïs, la petite Naïs avec sa robe de soie blanche et son cachemire collé à son beau corps! Naïs avec sa tête d'enfant noyée de tresses blondes!

—Mon cher seigneur, dit-elle en entrant, j'ai senti, où j'étais, que vous alliez faire une bêtise! Dites, mon âme?

—Mademoiselle, répond Médéric, asseyez-vous et buvez ce vin parfumé comme vos lèvres. Je vous jure que je vous aime comme jamais Juliette n'a aimé Roméo. Et voici votre dormette, qui étale sur sa couchette d'ébène des blancheurs de neige et d'ivoire!

Et Médéric fut si joyeux qu'il se récita tout d'une haleine Le Triomphe de Pétrarque, cette ode qui ressemble à un vase de diamants empli jusqu'aux bords de pleurs limpides.

Et il jeta par la fenêtre un exemplaire de L'Ombre d'Éric.

Au dehors, la nuit était sereine. Et cependant, ta poitrine, ô Naïs, brillait plus blanche que ce clair de lune!

Et ses lèvres! ô Sappho et Phryné, mes amantes idéales, qu'eussiez-vous dit en les voyant fleurir comme les lauriers-roses sur les bords argentés de vos fleuves!

Cependant, plus prompt que la mort envoyée par l'Objibewas, habile à lancer les traits;

Plus rapide que Le Véloce, qui brûlait plus de treize cents francs de charbon par jour pour porter Alexandre Dumas et sa compagnie;

M. Bouquet, l'estimable concierge de Médéric, courait à toutes jambes vers le numéro 1 de la rue du Havre, porteur d'une lettre ainsi conçue:

A M. de Bourgjoly des Aubiers.

Monsieur,

Mon médecin et ami, le docteur Crestié, m'a, sur mes instances, laissé voir la triste vérité dans toute son horreur. Je suis poitrinaire, monsieur, et je ne verrai pas la nature renaître au printemps prochain.

Il ne me reste plus qu'à pleurer l'honneur de votre alliance et mademoiselle des Aubiers, cet ange pour lequel j'irai prier les anges du ciel.

Je mourrai, en me disant, monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

MÉDÉRIC.

Telle est, racontée avec soin par un narrateur impartial, l'histoire exacte des noces de Médéric.

Et, disons-le en terminant, notre assembleur de syllabes a su trouver résolûment le vrai bonheur. Combien de mortels, au contraire, cherchent dans des sentiers où n'a jamais passé le vent de son aile, ce chatoyant phénix dont les yeux sont des diamants noirs! C'est là une vérité qui vous sera démontrée victorieusement, si vous consentez à laisser vivre encore un peu la sultane Schéhérazade, et si vous voulez bien ne pas trop fermer les yeux ou détourner la tête jusqu'à la fin de cette petite heure, pendant laquelle défileront devant votre fauteuil Un Valet comme on n'en voit pas, La Vie et la Mort de Minette, Le Conte pour faire peur, Sylvanie et Le Festin des Titans. La soirée sera terminée par L'Illustre Théâtre, épilogue curieux et surprenant, dans lequel toute notre troupe comique paraîtra avec des costumes entièrement neufs. Vous y reverrez surtout avec plaisir Arlequin, l'excellent compère, que nous avons recueilli pieusement, depuis le jour où messieurs les Comédiens français l'ont mis à la porte de chez Marivaux, comme rappelant trop exactement par son costume les arcs-en-ciel, les aurores boréales, les boutiques de joaillerie, les sonnets de Desportes, les paysages radieux et les bouquets de fleurs.

UN VALET COMME ON N'EN VOIT PAS

C'était au petit lever d'un des princes de la critique, entre dix et onze heures du matin. On causait. Tout à coup, un nouveau personnage, célèbre à plus d'un titre parmi les artistes, entra bruyamment, donna au feuilletoniste une vigoureuse poignée de main, et se laissa tomber dans une moelleuse bergère, en murmurant son fameux ouf! plus connu à Paris que le mon dieur-je! d'un bouffon célèbre.

—Louis, s'écria le critique, du rhum, des cigares!

—Ah! dit le nouveau-venu en admirant la noble candeur et l'impassibilité sérieuse avec laquelle Louis disposait sur un guéridon les jolis verres de Bohême, cet homme est heureux! Quel directeur-général d'une compagnie de chemin de fer, quel ténor, quel prélat du Lutrin oserait se dire plus heureux que Louis? Comme vous, il a vu familièrement dans ce petit salon mademoiselle Rachel, M. le comte Demidoff, M. Ballard du Vaudeville, et toutes les célébrités contemporaines! Comme vous, il marche sur des tapis de la Savonnerie et prend son café dans une tasse de Saxe! Il a été de moitié dans tous vos bonheurs et dans toutes vos joies. De votre vie il n'ignore qu'une chose, et quelle chose! Il ne sait pas ce que c'est que de faire de la copie, l'heureux homme.

Ce fruit merveilleux de la gloire qui flotte devant vous comme le repas de Tantale, ce rocher du feuilleton que vous roulez incessamment comme Sisyphe, cette nue éclatante qui s'appelle la popularité, et que vous étreignez comme Ixion entre vos bras avides, il ne les connaît pas, si bien que ce fortuné gaillard passe comme vous depuis vingt ans à travers tous ces amours, toutes ces fêtes, tous ces événements gais ou tristes, toutes ces pantomimes et ces belles comédies racontées chaque matin, et qu'il n'a pas corrigé une seule épreuve! Il ignore ce que c'est que le cicéro et le petit-romain; et le plus bel Horace de Baskerville ne vaut pour lui que cinquante centimes, comme pour l'épicier du coin! Que ne suis-je domestique!

—Tiens, s'écria un des assistants, vous avez dit cela comme: Que ne suis-je la fougère?

—Ah! messieurs, dit un peintre célèbre, ne rions pas. Après l'état de jolie femme, l'état de valet est bien le plus heureux que je sache. Vous savez que Gavarni a écrit si spirituellement: Quand on a dit qu'on a une femme, ça veut dire qu'une femme vous a! C'est bien plutôt votre domestique qui vous a. Je vous jure ma parole d'honneur que le mien est parvenu, par ses intrigues, à me faire faire le portrait de sa maîtresse!

—Et le mien! dit un jeune maestro, auteur d'une symphonie à succès, le mien joue de la clarinette chez moi, malgré moi, et je le souffre!

—Vous voulez dire que vous en souffrez, dit le peintre.

—Pourquoi le souffrez-vous? hasarda timidement un petit astre encore non découvert, ce qu'on pourrait appeler un poëte lyrique de première année.

—Il le fââllait! reprit le musicien en parodiant le grand Bilboquet.

Et la conversation continua sur ce ton, chacun se renvoyant le mot, si bien comparé par Balzac à la balle élastique des écoliers.

—Le mien, dit quelqu'un, apporte chez moi des opéras comiques!

—Comiques! C'est inouï! Vous cire-t-il vos bottes?

—Quelquefois.

—Enfin! pourvu qu'il ne vous fasse pas cirer les siennes!

—Cela s'est vu. Un de nos plus grands poëtes a écrit des feuilletons tout exprès pour raconter à l'Europe les étourderies de son nègre. Voilà un garçon qui savait se faire cirer ses bottes par son maître! Quand les théâtres envoyaient des loges, ce charmant jeune homme, qu'on appelait Abdallah, faisait son choix dans le paquet de billets, et allait voir, en partie fine, un vaudeville selon son coeur.

—Faisait-il le feuilleton, au moins?

—Allons donc! Pour qui le prenez-vous? Par exemple, quand son maître l'envoyait toucher de l'argent dans quelque boutique, il s'acquittait scrupuleusement de la commission.

—Bah! il rapportait l'argent?

—Au contraire. C'était lui qu'on rapportait, au bout de trois jours, et avec un mémoire de deux cents francs. Comme je viens de vous le dire, il touchait très-bien l'argent; mais il avait l'habitude de le boire après.

—Et il buvait deux cents francs comme cela?

—Non, il consommait le reste en carreaux. Son maître l'adorait.

—Je comprends ça. Après tout, un valet comme Abdallah, bon teint, c'est la poule aux oeufs d'or, une source éternelle de copie.

—Mon Dieu, c'est selon la manière de voir. Il y a des maîtresses qui rapportent ça et qui coûtent moins cher.

—Oui, mais ça compromet.

—Tout compromet. C'est précisément pour ça qu'il faut avoir un valet qui vous empêche d'être compromis, et ça coûte cher, parce qu'il sait tous vos secrets. C'est une autre variété de nègre, l'ancien Frontin.

—Dans ce genre-là, dit le peintre, j'en ai connu autrefois un très-beau à Valentin, le caricaturiste du Charivari. On l'appelait M. Félix. Figurez-vous un beau garçon de cinq pieds trois pouces. Habits, cheveux à la dernière mode, bottes très-remarquables, tenue de dandy et les mains blanches. Eh bien, messieurs, il passait rue Le Peletier pour un sous-secrétaire d'ambassade, et il entretenait une marcheuse.

—Joli!

—Très-jolie. Par exemple, avec M. Félix, on n'entend jamais parler de créanciers, de parents, de maîtresses, ni de toutes ces espèces-là. Prix: dix mille francs par an!

—Ce n'est pas cher.

—Attendez donc. Dix mille francs par an, qu'il faut payer.

—Diable!

—M. Félix n'est pas breveté?

—Si, il a inventé une eau Corinthienne qui fait pousser des cheveux.

—Où ça?

—Dans le prospectus. Il écrit très-bien.

—Messieurs, dit le musicien, voilà bien ce qui prouve la faiblesse de notre esprit. Nous voilà tous convaincus que l'état de valet est le meilleur de tous, et cependant nous n'en voudrions pas. Arrangez cela! D'ailleurs, qui servirions-nous? Nos laquais ne voudraient jamais se faire maîtres. Il n'y a que nous qui soyons assez bêtes pour cela.

—Amis, s'écria le critique qui n'avait rien dit encore, ne calomniez pas l'humanité tout entière. J'ai connu un homme d'esprit qui avait le courage de… votre opinion!

—Vraiment! fit l'ami pour lequel on avait apporté du rhum. Contez-nous cela, vous qui contez si bien!

Le critique s'arrangea et se pelotonna sur un divan, comme dut faire
Énée avant de réciter six livres de L'Enéide et parla ainsi:

—Mon ami s'appelait, par un caprice du sort, Louis Jodelet. Je l'ai beaucoup aimé. C'était un charmant garçon. J'avais fait sa connaissance chez une demoiselle allemande avec laquelle j'aimais beaucoup à causer, parce qu'elle ne savait pas le français.

—Est-ce que vous savez l'allemand?

—Non. Jodelet avait alors vingt-deux ou vingt-trois ans. C'était bien le plus singulier garçon qui eût jamais bayé aux grues de la place de l'Odéon au boulevart des Italiens! Rêveur et folâtre, enthousiaste et résigné, hérissé de systèmes et d'utopies, il mettait le paradoxe, non pas dans sa conversation, comme le vulgaire, mais, à la façon des grands hommes, dans sa vie. Négligent comme un bohémien et paresseux comme un poëte, tout à coup on le voyait se faire faire quatre habits complets et écrire des volumes de roman; et il laissait le tout dans ses tiroirs. Il faisait la cour aux femmes, tantôt avec la timidité de Chérubin, tantôt avec la hardiesse de don Juan, toujours avec la persistance de Lovelace; mais il oubliait ordinairement d'aller chez ses maîtresses le jour où elles se proposaient de n'avoir plus rien à lui refuser.

A toutes ces originalités, Louis en joignait une plus grande encore, sous forme d'opinion philosophique. Il était persuadé que la responsabilité personnelle étant la source de tous les maux humains, il n'y a ici-bas que deux bons états, l'état de femme et l'état de domestique. Ne pouvant absolument devenir femme, il poursuivait le rêve de se faire valet.

—Ah! mon cher Léon, me disait-il souvent, le bonheur est là. Quel jour endosserai-je enfin cette livrée, qui est la liberté, l'indépendance, l'oisiveté, la rêverie, l'oubli du bien et du mal!

J'étais tellement habitué à ces boutades, que je n'y faisais plus guère attention. Un matin, je vis Jodelet entrer chez moi transfiguré.

—Enfin, s'écria-t-il, j'en ai fini! J'ai eu le courage d'être heureux!
Oui, mon cher, ma dernière pièce de cinq francs avait vécu, je suis allé
dans un bureau de placement, et tu vois en moi le valet de chambre de M.
Bischoffsheim, riche banquier, comme on dit au théâtre.

Sans vouloir rien écouter, j'emmenai Louis. Nous montâmes dans un cabriolet et nous courûmes au bureau de placement où je dégageai, malgré lui, la parole de ce fou. Je le reconduisis jusque chez lui, je l'installai de force dans son propre fauteuil et je lui mis à la main un volume de Hugo. Cela fait, je renversai les tiroirs sens dessus dessous. La première chose qui me tomba sous la main était un manuscrit intitulé: Véronique. Sur-le-champ je me mis à lire.

Dès la seconde page, j'étais consterné d'étonnement. Le livre de Jodelet était un chef-d'oeuvre. Il y avait dans ces pages dédaignées par leur auteur toutes les grandes qualités des écoles modernes, les hautes conceptions, les larges vues morales et philosophiques, la hardiesse et l'élégance d'un style rompu à toutes les habiletés, et enfin cette lumière vive qui réchauffe la tranquille et puissante harmonie des compositions magistrales. Seulement, de loin en loin, je trouvais des développements parfaitement indiqués, mais que l'auteur avait négligé d'écrire, par dégoût ou par lassitude. Après avoir dévoré tout le manuscrit, je dis à Louis, qui, environné de fumée, semblait poursuivre son rêve favori:

—Écoute, Jodelet, je ne t'engage pas à compléter ton livre, je sais que ce serait inutile! Si tu veux, je souderai le tout et j'irai trouver Ladvocat. Mais sache bien une chose, il y a six mille francs là dedans.

—Fais comme tu voudras, me répondit Louis d'un ton dolent, mais à quoi bon! Un jour ou l'autre ne faudra-t-il pas finir par être domestique!

Je me levai furieux, et j'emportai le manuscrit. Huit jours après, Ladvocat au comble de la joie, m'envoyait les six billets de mille francs, dans un portefeuille enrichi d'une magnifique miniature d'Isabey. Il voulait absolument que le roman parût à quinze jours de là. Forcé par un douloureux événement de famille de faire un voyage à Tours, je suppliai Jodelet de revoir les épreuves avec soin. A mon retour, je trouvai une lettre de Ladvocat. Elle était courte, mais énergique. La voici dans toute sa simplicité:

«Mon cher Verdier,

»Vous m'avez fait boire un bouillon que je ne vous pardonnerai jamais. Votre roman, qui en manuscrit m'avait paru un chef-d'oeuvre, est tout simplement une ignoble platitude. Venez recevoir à loisir toutes nos malédictions, en vidant avec nous quelques bouteilles de ce Château-Margaux que vous avez trouvé si bon.

»Je suis votre tout dévoué.»

Je courus chez mon complice Jodelet! Le misérable avait disparu sans laisser le moindre indice qui pût mettre sur sa trace. Seulement, lui aussi avait laissé une lettre pour moi. Je brisai le cachet avec rage; j'avais la fièvre:

«Mon cher Léon, tu as failli me perdre! Si je t'avais laissé faire, notre Véronique se vendait à cinquante mille exemplaires et je devenais un littérateur célèbre! Merci. Où aurais-je trouvé après cela le courage de me faire domestique?»

Cette stupide raillerie m'avait exalté jusqu'au délire. Je ne sais comment j'arrivai chez Ladvocat. Sans le saluer, sans lui serrer la main, je me précipitai comme un fou sur un exemplaire de Véronique, et je lus!

Bonté divine! non jamais professeur de danse écrivant un poëme didactique, jamais poëte d'opérettes et d´opéras comiques n'auraient pu trouver dans leurs mauvais jours un galimatias pareil? Figurez-vous le chaos en délire, des figures ineptes, des accouplements d'images baroques et cruelles, pas d'idées, pas de style, la grammaire de Margot et l'orthographe de M. Marle! Atterré, confondu, j'aurais voulu être à six mille lieues de là, et je priais la terre de s'entr'ouvrir.

—Mon ami, dis-je à Ladvocat (et j'avais des larmes dans les yeux), j'y périrai ou je vous rendrai vos six mille francs.

—Non pas, me répondit Ladvocat avec cet aimable sourire et ces belles manières qui faisaient de lui le seul libraire de ce temps, vous ne me rendrez rien, mais vous me donnerez quarante mille livres de rente!

C'est avec des mots comme celui-là que ce grand homme nous renvoyait au travail plus forts, plus jeunes et plus audacieux après une chute. Quinze jours après, j'avais oublié cette histoire, et quant à Jodelet, je ne le revis pas de trois mois.

—Et où le revîtes-vous? demanda le peintre.

—Messieurs, c'est ici que l'histoire devient incroyable.

—Alors, dit le musicien, nous la croyons.

—C'était, reprit Verdier, au commencement de l'été, par une éclatante matinée de juin. Après avoir fait un très-bon déjeuner, je me promenais aux Champs-Elysées en songeant à une dame blonde, et en piétinant sur ces longs rubans d'asphalte que nous ont donnés des édiles prévoyants pour que nous puissions défier la fange et la poussière. L'air était pur, le ciel bleu, les nuages amusants; le feuillage éclatait sur ma tête avec des tressaillements de lumière chatoyante et fleurie, je ne songeais pas à mon feuilleton, j'étais ce qu'on appelle un homme content de vivre. Tout à coup, un spectacle singulier frappa mes regards.

Un jeune homme beau et fort, mais vêtu de haillons sordides, traînait une voiture de pains d'épices, à laquelle il était attelé! Une vieille, digne de Callot et de Goya, le suivait en criant d'une voix enrouée:

—Allons, hue! allons, hue! allons, hue!

Et parfois elle aiguillonnait, au moyen d'un méchant petit fouet, la paresse de ce coursier humain.

J'admirais cette scène comme le motif d'une jolie eau-forte, quand tout à coup l'attelage se jeta à mon cou sans quitter sa voiture et me dit d'un ton amical:

—Tiens, c'est Léon! comment te portes-tu?

—Malheureux! m'écriai-je.

J'avais reconnu Jodelet.

Je le regardai d'un air indigné. Sa figure exprimait un ravissement complet. Il avait l'air d'un homme aimé pour lui-même ou d'un boursier qui revient d'un voyage dans le bleu.

—O mon ami, s'écria-t-il, j'ai enfin trouvé le bonheur! je suis le domestique de madame! Le matin, nous venons de la place Maubert, toute la journée je traîne la voiture d'un bout à l'autre des Champs-Elysées, et le soir, je la remonte place Maubert! Madame me nourrit, me loge, m'habille, me donne six sous par jour; je n'ai à m'occuper de rien! C'est à présent seulement que je suis indépendant et libre! C'est à moi l'air, l'espace, les eaux, les feuillages, la nature, la rêverie, la poésie! C'est à moi et non pas à ceux qui ont à s'occuper de payer leurs loyers, leur nourriture et leur habillement, et surtout d'avoir de l'esprit!

Malgré tous ces beaux raisonnements, après avoir employé l'éloquence, la menace, la prière et tous les gestes nobles, je décidai enfin Jodelet à me suivre. En ôtant sa bride de son cou, il versa des larmes amères.

La vieille, restée sans domestique, nous suivit des yeux jusqu'à ce que nous fussions montés dans une voiture. Cette femme penchée avec désespoir sur sa charrette, semblait une Parque à qui l'on aurait enlevé le fil des destinées humaines.

—Ah! Léon, me dit Jodelet en sanglotant, voilà la seconde fois que tu m'empêches d'être heureux; tant que tu vivras, cela me sera bien difficile! Tu sais cependant qu'à mon sens il n'y a qu'un bon état:

Celui de domestique!

Décidément, il eût fallu être fou pour en douter, Jodelet ne voulait pas écrire des chefs-d'oeuvre.

Quoi tant de génie éteint, tant de jeunesse ensevelie! Ce domestique d'un rêve, cet esclave d'une raillerie ironique, toutes les muses s'offraient à lui et se donnaient sans résistance, et il leur préférait, pour en faire sa maîtresse, une marchande de pains d'épices! Ce poëte, il aurait pu sur les grandes ailes de l'ode élever nos âmes jusqu'au concert enivrant des sphères; il aurait pu, comme Théocrite, nous faire suivre d'un sourire mouillé de pleurs, le choeur charmant des amours idylliques sur le penchant des collines verdoyantes, au frais murmure des fontaines! S'il avait voulu nous raconter les tragédies de son âme, il aurait tordu la foule sous sa passion et sous sa colère. Esprit enthousiaste et hardi qui entrevoyait toujours le sourire des muses comiques à travers le terrible drame de la vie humaine, sans doute il aurait raillé comme Rabelais ou Henri Heine; peut-être il eût pu écrire le Voyage Sentimental, et il aimait mieux remplacer un cheval!

Heurter de front sa manie, c'était envoyer Jodelet tout droit chez le docteur Blanche. Mais ici, la difficulté devenait inouïe. Où trouver, de la Tamise au fleuve Jaune, une position de valet qui fût une position honorable? Il n'a guère jamais existé de lien bien sympathique entre les professions extrêmes. Si ce principe dut souffrir une exception, c'est seulement à propos des pairs de France et des marchands de peaux de lapins, et encore était-ce la toute-puissante fantaisie d'un humoriste qui avait rivé d'un trait de plume ces chaînes idéales! Que faire de Jodelet! Je m'y perdais.

Tout à coup j'eus une inspiration du ciel, un de ces éclairs qui, au moment des grandes batailles, illuminent d'une soudaine clarté le génie des capitaines.

J'avais trouvé mon affaire.

Messieurs, vous connaissez tous la marquise de T…, cette femme restée seule d'un grand siècle comme la figure vivante de la Courtoisie, cette grande dame qui fut aimée par un roi et par un poëte, et qui, presque centenaire, garde encore pour un historien à venir, les précieuses traditions de la politesse et des élégances françaises. Dès ce temps-là, la marquise m'honorait d'une amitié maternelle, et de tous les triomphes plus ou moins vides que j'ai dus à mon art, celui-là est le seul dont j'aie jamais été fier!

La dernière fois que je l'avais visitée dans son petit château de Bellevue, dans cette maison de briques roses peinte par Boucher, et où le grand Watteau lui-même a laissé tomber de sa palette radieuse quelques scènes attendrissantes et mélancoliques de son aventureuse élégie aux cent actes divers, j'avais trouvé la marquise très-triste. Les pieds sur ces tapis dont le moindre est un poëme comme L'Astrée, aux lueurs des torches voluptueuses, entourée de ces meubles contournés par les mains de la Grâce elle-même et sur lesquels les fleurs de marqueterie, déjà pâlissantes, se fanaient parmi les lacs d'amour, cette grande femme se sentait vaincue et désolée en voyant ainsi tomber autour d'elle tout ce qui avait été enfant au temps de sa jeunesse. Dans son parc dessiné par quelque noble élève de Lenôtre, dans ce lieu de délices où, reflétées par les eaux tranquilles, les naïades souriantes se mouraient sous le vert rideau des charmilles; parmi ces calmes vestiges d'un monde évanoui, la marquise faiblissait en sentant le souvenir l'abandonner, et enfin elle avait peur de ne pas mourir debout, une rose fleurie à la main, comme il convient à une femme de sa beauté et de sa race.

—Léon, m'avait-elle dit, vous pouvez me rendre un grand service, et je sais que vous êtes heureux d'obliger, comme nous l'étions autrefois. Vous le savez, je ne puis guère causer avec les livres; vos livres sont trop difficiles à vivre! De mon temps, les romans étaient pour nous des amis avec lesquels nous faisions de l'esprit et de l'amour comme avec nos autres amis; mais les vôtres, pour y trouver du plaisir, hélas! il faut d'abord les supplier de se laisser lire! Et puis, avouez, mon enfant, que vos poëmes n'ont rien compris à cette grande époque qui eut horreur de la laideur et de la mort, comme la Grèce d'autrefois.

—Ah! madame la marquise, répondis-je en tremblant, n'attendez pas de moi un livre qui vous rende ces joies du printemps et de la jeunesse! Tout au plus, au milieu de notre vie agitée à tous les vents, je pourrais raconter, dans quelque rhapsodie écrite au hasard, les faiblesses et les révoltes de nos âmes maladives qui ont soif de la joie et qui ne savent la chercher décidément ni sur la terre ni dans le ciel! Je pourrais faire agoniser devant vous une victime pâle et glacée, levant encore sur un lâche amant ses regards que voilent déjà les ténèbres de la mort! Mais un livre calme et spirituel, à lire les pieds sur les chenets, n'attendez pas cela de nous, madame, qui avons trop souffert et aussi trop espéré.

—Cher enfant, me dit la marquise, je ne vous demande pas un chef-d'oeuvre, hélas! C'est à peine si on en écrivait pour moi, du temps que Lancret peignait ce portrait où j'étais représentée en Diane demi-nue, avec mes lévriers couleur de rose! Ce que je vous demande, c'est une double bonne action à faire, quelque jeune homme savant et pauvre à sauver de la misère. Peut-être existe-t-il (et s'il existe, vous devez le connaître), un jeune poëte, grand et modeste, vaincu par l'envie ou par la misère, et qui consentirait à être le secrétaire d'une vieille femme qui n'a pas de lettres à écrire! En un mot, mon enfant, voilà ma dernière folie, je voudrais un secrétaire, assez instruit pour me parler de mes poëtes et de mes grandes dames comme s'il les avait connus. Je suis encore très-riche, et peut-être, pardonnez-moi cette dernière ambition, peut-être les ombrages et les fontaines de ce parc abandonné pourraient-ils encore donner à la France un poëte, auquel, moi, j'aurais donné d'abord cette médiocrité dorée que vous aimez, avec le calme, l'indépendance et la charmante oisiveté des retraites silencieuses.

Chercher la pierre philosophale aurait été plus court que de trouver ce jeune homme savant et modeste, et toutefois j'avais promis à la marquise de soulever, comme Asmodée, les toits de toutes les mansardes pour lui trouver ce livre vivant.

Peine inutile, comme vous pensez bien! mais une fois, en voiture avec Jodelet, je songeai à ces promesses, et comme je vous le disais, ce fut un éclair de génie. Lui seul peut-être était assez savant pour sauver la marquise et pour jouer auprès d'elle ce beau rôle de soeur de charité littéraire.

—Connais-tu ton dix-huitième siècle? lui demandai-je.

—Je crois que oui, me dit-il négligemment; et il se mit à me parler de la cour de Louis XV comme s'il y avait vécu toute sa vie.

Chose étrange! dans son insouciante existence de vingt-deux ans, Jodelet avait tout lu, et peut-être était-il arrivé au dégoût à force de science.

Le lendemain, quand je le présentai à la marquise, sous les ombrages de Bellevue, Jodelet, qui est né pour jouer tous les rôles, s'était mis en train d'avoir de grandes manières. Ses cheveux blonds, tourmentés par la bise, avaient l'air de la chevelure poudrée d'un marquis; mon habit noir lui allait comme s'il eût été taillé pour lui par le tailleur de Richelieu; il prenait du tabac à la rose et chiffonnait avec des airs de prince le jabot d'une de mes quatre chemises à jabot, seul héritage de mon grand-père!

Explique cela qui voudra! Jodelet fut grand seigneur comme la marquise fut grande dame. Moi-même, en écoutant sa conversation, ébloui, fasciné, je me trouvai transporté dans ce monde de scepticisme et d'élégance, avec les chevaliers, les paillettes, les épées en verrouil, les femmes en poudre, en paniers, en taille mince bariolée de soie et de dentelles, avec les bichons, les abbés, les rondeaux redoublés et les vers à mettre en chant! Parfois, dans cette causerie folle, étincelante, vague et poétique comme un rêve, je voyais bleuir autour de moi les forêts où le grand Watteau égare dans une lumière incertaine et divine son peuple de héros d'amour, frappés au coeur, mais cachant sous les livrées de la joie le désir inextinguible qui les dévore. J'y voyais sourire les Cidalises et les Florices enamourées, les Dorilas frappées de langueurs mortelles, tout ce troupeau fuyant vers Cythère sur une galère confiée aux flots infidèles!

A vrai dire, je vécus comme en songe jusqu'à l'heure où, repartant pour Paris, je laissai Jodelet installé chez la marquise avec six mille francs d'appointements et un pavillon où M. de Buffon aurait pu écrire en manchettes, le tout à la charge de lire la Gazette de France à la marquise et de causer avec elle du dix-huitième siècle.

Je vous l'avouerai très-naïvement, j'étais fier de mon ouvrage, j'avais résolu un problème qui eût fait reculer d'effroi M. de Humboldt lui-même. Enfin, pour parler comme Flambeau dans une charge devenue célèbre, Jodelet était domestique et il n'était pas domestique; il était domestique si l'on veut et il ne l'était pas si l'on ne veut pas; il était peut-être valet pour lui et il ne l'était pas pour les autres!

Ainsi je me berçais dans la gloire de mon triomphe, et considérez, mes amis, à quel point l'amour-propre d'auteur nous égare, tous tant que nous sommes! Mais je veux laisser parler la marquise, car je n'oublierai jamais avec quelle verve d'indignation cette excellente femme me raconta les nouvelles espiègleries de Jodelet.

—D'abord, me dit-elle, je fis prier votre ami de vouloir bien venir dîner avec moi, il me répondit qu'il mangerait à l'office, comme c'était le devoir de sa condition. Le lendemain, il me demanda quand sa livrée serait prête, et il me supplia de lui donner ma femme de chambre en mariage. Que vous dirai-je? En votre faveur, mon cher Léon, je m'étais imposé de prendre tout cela pour d'excellentes plaisanteries de chevalier en vacances, bien qu'elles me parussent un peu jeunes, adressées à une femme de mon âge. Malgré tout, j'aurais gardé mon secrétaire, car j'y tenais comme on tient à sa dernière fantaisie, mais jugez vous-même si cela m'a été possible!

—Bon, m'écriai-je, je gage qu'il vous aura brisé quelque meuble précieux ou quelque vase de vieux Sèvres, pour pasticher Jocrisse.

—Ah! si ce n'était que cela! s'écria la marquise. Votre ami, mon cher Léon, annoncé ici comme le fantôme de M. de Lauzun, me disait qu'il était fantaisiste! et mettait des gilets de cachemire écarlate. Il a absolument refusé d'ouvrir La Gazette, et il me lisait malgré moi un journal qui s'appelle Le Charivari. Enfin, sous prétexte qu'il était mon secrétaire, il prétendait que j'étais obligée d'écouter ses ouvrages, et il m'a forcée à entendre tout un livre qui avait pour titre: De l'inutilité de l'Amour, des Arts et de la Littérature!

En me racontant toutes ces folies, la pauvre marquise avait un sourire triste et semblait désespérer décidément d'un monde où les hommes de vingt ans trouvent l'amour inutile!

Je n'ai pas besoin de vous dire si je me confondis en excuses, et je crois que pour consoler ma vieille amie, je retrouvai dans ma mémoire au moins trois madrigaux inédits de Dorat et de Boufflers!

Mais, une fois sur la grande route, c'est alors que je laissai éclater ma colère et que je fis des serments terribles! Je jurai que, dussé-je retrouver Jodelet vêtu d'écarlate et de galons, je ne ferais plus rien pour le guérir de sa folie, et que je lui clouerais plutôt moi-même sa livrée sur le corps!

—En effet, dit le peintre à Verdier, il est fâcheux, pour l'intérêt de votre histoire, que vous n'ayez pas à la fin rencontré votre ami habillé en Scapin, en Pasquin ou en Basque. Ce serait plus complet.

—Je l'ai pardieu bien vu ainsi, reprit Verdier, et dans quelle circonstance, grands dieux! Je travaillais depuis six mois seulement au journal qui me fait l'honneur de me compter depuis vingt ans au nombre de ses collaborateurs. Le rédacteur en chef, M. B…, l'honnête et grand journaliste que vous savez, donnait un dîner auquel avaient été conviées toutes les illustrations des sciences et des arts. Bien entendu, je me bornais à écouter, et, ce jour-là, je devinai tout de suite combien de choses j'avais à apprendre! Seul, parmi tous les convives, l'Amphitryon où l'on dînait me parut être resté un peu au-dessous de sa renommée.

Malgré cette parfaite courtoisie que vous lui connaissez, M. B…, passionné avant tout pour son journal, ne pouvait dissimuler une excessive impatience. Une heure avant le repas, il avait appris qu'une maladie grave retenait au lit le grand écrivain dont les articles Variétés étaient alors l'événement en vogue dans tout le monde lettré. Il fallait laisser passer les nouvelles publications sans donner à un public, très-attentif dans ce temps-là, la suite des admirables travaux critiques qu'il attendait avec une réelle impatience.

Comme je songeais, à part moi, à cette insurmontable difficulté, mon attention fut tout à coup attirée par un des laquais qui servaient à table: ce valet, rose et blond, coiffé en Nicodème avec une queue et une cadenette, portait une culotte à agrafes et un habit rouge trop court, qui visait évidemment à rappeler la petite souquenille de Brunet.

Affairé; haletant, agile comme le clown le plus excentrique des théâtres de Londres, ce singulier domestique brisait des assiettes sur la tête des valets, enlevait les plats avant qu'on n'y eût touché, versait à boire coup sur coup à des personnages graves, et exécutait des tours de prestidigitation avec la serviette qu'il portait sous le bras, comme un marmiton dansant de Molière. Il se gardait bien de sortir de la salle sans faire le grand écart, et prenait des poses gracieuses.

Ma stupéfaction était au comble, quand le bizarre Jocrisse que j'avais sous les yeux ouvrit lui-même de gros yeux hébétés, étendit comme un danseur la jambe droite en avant, en roidissant la jambe gauche, et, levant les bras au ciel avec un entrain enthousiaste pareil à celui des paillasses de la foire, laissa tomber sur le parquet une énorme pile d'assiettes qui se brisa avec un fracas terrible.

—Tiens, dit Jodelet avec une excessive tranquillité, car bien entendu c'était Jodelet! c'est toi, Léon, comment te portes-tu?

—Malheureux, m'écriai-je avec une fureur étouffée, pas un mot!

Cependant j'avais beau vouloir me cacher, M. B… avait tout vu. Il n'y avait pas à tergiverser; il fallait à l'instant même prendre un parti.

Dès qu'on eut quitté la table, j'emmenai M. B… au fond du jardin.

—Monsieur, lui dis-je, par une de ces incroyables aventures que sans doute nous ne pourrons jamais expliquer, je viens de voir chez vous, caché sous la défroque d'un valet, le seul homme qui puisse vous tirer d'embarras. M. Jodelet est un des plus grands écrivains de notre époque. Seul peut-être, il a vu d'assez haut les questions économiques pour pouvoir vous donner, du jour au lendemain, l'article qui vous manque.

Vous riez, messieurs; le lendemain, Jodelet, traité par M. B… comme un prince de la science, donnait au journal un travail qui occupa pendant un an les revues anglaises et allemandes, et qui fut l'origine d'une polémique où furent dépensés des prodiges de patience et de génie.

—Alors, dit le musicien, Jodelet devint décidément, cette fois-là, un littérateur célèbre.

—Bon! reprit Verdier, vous ne le connaissez pas encore! il avait eu soin d'effacer sa signature sur les épreuves. Quand on le chercha pour l'accabler de remerciements, il avait irrévocablement disparu.

—Alors, il doit y avoir une dernière rencontre!

—Il y en a une, dit sentencieusement le critique, et celle-là, c'est précisément mon chapitre à effet, celui qui vaut seul un long poëme!

Il va sans dire, qu'à ce moment-là, on s'écria comme dans les comédies:

—Écoutons! écoutons!

—Encore par un jour de soleil, dit Verdier, je me trouvai arrêté sur le
Pont-Neuf par un embarras de voitures.

L'une de ces voitures était une carriole normande attelée d'un bidet. Dans cette carriole, il y avait deux hommes. L'un maigre, bilieux, impatient, faisait claquer son fouet et se donnait un mal inouï pour dégager la carriole; l'autre, calme, digne, obèse comme un vieux chinois, frais comme un champ de roses et de lys, était majestueusement appuyé au fond de la voiture et semblait attendre les événements, avec l'impassibilité du juste chanté par Horace.

Celui-là, c'était Jodelet.

—Mon ami, me dit-il d'une voix grave, j'ai enfin trouvé exactement l'état que je voulais. Monsieur est propriétaire d'une délicieuse métairie normande entourée de pommiers; en avril, on vit là sous une voûte de neige odoriférante et fleurie. Monsieur me trouve extrêmement spirituel; je suis son domestique, il me sert à table et me cire mes bottes. Nous sommes venus ici toucher de l'argent que je compte dépenser à embellir la maison de Monsieur. Embrasse-moi pour la dernière fois.

Ce fut fini, je ne vis plus Jodelet.

—Messieurs, s'écria le musicien, je demande la parole pour proposer quelque chose d'extrêmement sensé. Si nous reparlons de cette aventure, nous tirerons des conclusions et nous gâterons l'histoire. C'est comme cela que La Fontaine a nui à ses fables. Ainsi donc, n'imitons pas Naucratès, et passons immédiatement à un autre ordre d'idées.

—Parbleu, dit le peintre, voilà le premier mot spirituel de la matinée.

LA VIE ET LA MORT DE MINETTE

Sous la restauration florissaient encore sur les théâtres du boulevart le mélodrame à spectacle et le mélodrame-féerie, genres tout à fait perdus aujourd'hui, et dont il est difficile de se faire une idée, même en se reportant aux chefs-d'oeuvre de cet ordre les plus connus; car Guilbert de Pixérécourt, que nous nous figurons à distance comme le héros de cette littérature pompeuse, n'en fut au fond que le Malherbe. Il s'en empara pour la civiliser, et par conséquent pour y déposer les premiers germes de destruction. En ce temps peu éloigné encore, il est vrai, mais déjà séparé de nous par tant de faits, le théâtre populaire se proposait un but radicalement opposé à celui qu'il poursuit aujourd'hui: au lieu de chercher à émouvoir l'ouvrier des faubourgs par le spectacle de sa propre vie, au lieu de lui représenter ses poignantes misères de chaque jour, il était la fantaisie qui les lui faisait oublier par des fictions où le merveilleux abondait comme dans les contes de fées et les récits des Mille et une Nuits.

Autant les auteurs cherchent aujourd'hui à atteindre une réalité d'où puissent découler des enseignements, autant alors, se bornant au rôle modeste d'étourdir et de distraire au lieu d'instruire, ils employaient tous leurs efforts à faire vivre le spectateur au milieu des plus étincelantes poésies du rêve. Aussi le côté moral n'était-il représenté dans leur oeuvre que par le triomphe complet de la vertu au dénoûment, conclusion aussi éminemment consolante qu'elle est fausse au point de vue humain et religieux, car tout terminer ici-bas, n'est-ce pas démontrer l'inutilité d'une autre vie?

—Qu'on me pardonne ces quelques lignes d'avant-propos, sans lesquelles on se figurerait involontairement tel qu'il est aujourd'hui le théâtre de la Gaîté, où s'est passée tout entière l'existence poétique et singulière que je veux essayer de retracer. Pour l'imaginer tel qu'il était alors, il faut rêver une sorte de compromis entre les théâtres où l'on joue l'opéra et les petits spectacles où nous voyons représenter des pantomimes. Décors à effet montrant les cieux, les enfers, et, comme paysages purement terrestres, les sites de montagnes les plus échevelés, avec les torrents, les cascades et les pins croulants sur des abîmes; machines compliquées, trucs, illusions, vols aériens, feux de Bengale; armées de danseuses, de comparses et de personnages amalgamant dans leurs riches et prétentieux costumes toutes les mythologies et toutes les époques chevaleresques, tel était l'effet général d'un théâtre de boulevart, à cette époque où le spectacle était encore la seule pâture donnée aux instincts artistiques du peuple.

Les habitants du Marais, pour qui la représentation d'un mélodrame était une si grande affaire que pendant quinze jours au moins ils en critiquaient jusqu'à la partition avec le sérieux réservé aujourd'hui aux discussions politiques; les amateurs de la vieille roche qui nomment avec tout le respect du souvenir Tautain, Frénoy, Ménier père et mademoiselle Lévesque, se rappellent, encore une actrice, nommée Adolphina, qui remplissait habituellement les rôles de fées ou de génies, et qui jouissait d'une incomparable célébrité pour l'adresse qu'elle apportait dans l'exercice vulgairement nommé: combat au sabre et à la hache.

En 1813, une année avant la naissance de sa fille Minette, qui a laissé, elle, une véritable réputation, Adolphina était une femme de seize ans à peu près, mais à qui tout le monde en aurait donné vingt-deux, tant sa tête était flétrie et déflorée par les habitudes les plus grossières. Magnifiquement proportionnée, mais d'une taille colossale, dont les statues de villes posées sur la place de la Concorde peuvent donner une idée avec leurs muscles de taureau et leurs membres athlétiques, cette amazone de bas étage eût été belle, si l'idée de beauté pouvait s'allier avec le manque complet d'intelligence et d'idéal. En effet, ses traits admirablement réguliers effrayaient et éloignaient pourtant le regard par tous les signes qui indiquent l'âme absente. Son front étroit, sur lequel empiétait encore une forêt touffue et inextricable de cheveux d'un blond fauve, l'expression hébétée et féroce de ses yeux d'un gris verdâtre, sa bouche charnue, exprimant tous les appétits sensuels, et meublée de dents blanches comme celles d'un nègre ou d'un animal carnassier, ses oreilles trop petites et d'une merveilleuse structure, enfin les taches de rousseur répandues à profusion sur sa peau où se brouillaient inégalement le blanc et le rose et l'or du hâle, tout en elle accusait ces races éternellement indomptées qui en pleine France vivent de la vie sauvage.

A sept ans, Adolphina s'était enfuie de chez ses parents, pauvres ouvriers de Châlon-sur-Saône, pour suivre des saltimbanques, dont elle avait depuis lors exercé le métier, fourrant sa tête dans la gueule des lions, faisant des armes avec des sergents-majors, enlevant avec ses dents des poids de cinq cents livres et se faisant fracasser des pavés sur le ventre. Remarquée à la foire de Saint-Cloud par un directeur qui l'avait trouvée superbe l'épée en main, elle avait été engagée au théâtre de la Gaîté. Peu de temps après, on y voyait entrer à sa suite l'homme à qui obéissait cette étrange créature, moitié femme moitié bête fauve.

Qui ne l'a observé? Le besoin de s'agenouiller devant un maître follement aimé existe chez ces natures sauvages au même degré que chez les âmes d'élite. Adolphina avait trouvé son vainqueur dans un clown, nommé Capitaine, qui, grâce à sa protection, avait quitté les baraques de la foire pour représenter dans les mélodrames-féeries les crapauds, les tortues et tous les monstres infernaux qui disparaissent par une trappe anglaise, au commandement de la sorcière. Il est inutile de dire que la sauteuse, en qui tout était vice, et qui passait son existence noire de coups et ivre d'eau-de-vie, ne pouvait se donner qu'au Vice; seulement, elle avait su en trouver une expression plus honteuse et plus basse que ce qu'elle était elle-même, car elle représentait du moins la Force aveugle et intrépide!

Au contraire, quoique lui aussi fût doué d'une vigueur qui le rendait redoutable, Capitaine était lâche. Haut de quatre pieds dix pouces à peu près, il avait tout à fait l'aspect d'un nain à côté de la géante qu'il tyrannisait et qu'il battait sans rien perdre de son prestige. Sa figure était exiguë et ignoble. Ses yeux noirs, humides, enfouis sous des sourcils épais, avaient l'air d'avoir été percés avec une vrille. Son nez grotesque, sa bouche démeublée et capricieusement fendue, son menton trop court exprimaient la cruauté stupide. Surmonté de cheveux rares, toujours trop bien frisés, ce visage était envahi tout entier par une barbe qui, même rasée avec soin, le laissait tout entier d'un bleu foncé. L'incroyable toilette de Capitaine ne contribuait pas peu à compléter cet ensemble. En tout temps, il portait sous un col rabattu une cravate de soie couleur de rose; son corps maigre flottait dans une redingote garnie de velours, et une énorme chaîne en chrysocale émaillé balançait sur son gilet de velours bleu de ciel. Ajoutez un pantalon de fantaisie collant, des chaussures toujours percées et toujours vernies, des mains courtes et maigres chargées de bagues et de pierreries, et une de ces pipes courtes et noires dites brûle-gueule, dont toute la personne du clown exhalait le parfum mêlé, à celui de l'alcool, vous aurez à peu près cette figure de mime, si ignoble qu'elle en devenait presque effrayante.

Tel était à peu près le couple que, même dans un monde trop exempt de préjugés, personne ne voyait sans terreur, après plusieurs mois de rapports quotidiens. Aussi, quand, le spectacle fini, Adolphina traversait les couloirs, appuyée sur le bras du monstre qu'elle appelait son homme, tout le monde s'écartait par un mouvement involontaire. Plusieurs fois, dans des guets-apens, Capitaine, qui était d'une habileté prodigieuse à tous les exercices du corps, avait laissé ses adversaires sur le carreau avec des dents brisées et des côtes enfoncées; d'ailleurs, on le savait capable de tout. Il inspirait un effroi mortel jusque dans la maison qu'il habitait avec Adolphina, rue de la Tour. Chaque soir on les voyait rentrer, portant l'un ou l'autre avec le paquet de hardes une bouteille de litre pleine d'eau-de-vie, et lorsqu'une demi-heure après commençaient les cris, les bruits de lutte et de vaisselle brisée, personne ne songeait à aller s'entremettre dans ces querelles de ménage, comme aussi personne ne s'avisait jamais de questionner Adolphina sur les coups de couteau dont elle portait les traces, ou sur les coups de bâton à la suite desquels elle se montrait avec le crâne fendu et sanglant.

Tous les voisins s'attendaient à voir le clown sortir seul quelque matin, et à trouver sa compagne assassinée. Pourtant les deux saltimbanques continuaient au contraire à s'adorer de cet amour mêlé de haine qui était le fond de leur vie, et c'est là surtout qu'il n'eût pas fait bon de venir mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce. Si la curiosité des voisins ne fut pas entièrement déçue, du moins ne se trouva-t-elle pas satisfaite par le dénouement qu'elle attendait; un jour, ils s'aperçurent que l'actrice était enceinte.

Dans quel étrange dessein la Providence pouvait-elle vouloir donner un enfant à cette créature qui, non-seulement n'avait rien d'une mère, mais qui n'avait rien d'une femme? Adolphina ne se souvenait pas d'avoir jamais été embrassée par sa mère, et les enfants lui faisaient horreur. A travers ses voyages de saltimbanque, quand par hasard elle avait vu une de ses compagnes allaiter un de ces petits anges dont la vue désarme même les coeurs les plus cruels, ce spectacle n'avait excité chez elle que du dégoût et de l'impatience. Du jour où elle sut qu'elle aussi allait être comme ces femmes qu'elle avait raillées, ses querelles avec son amant devinrent encore plus violentes et plus furieuses que par le passé. L'ivresse seule, cette ivresse de plomb qui succède à d'effroyables excès, pouvait mettre un terme à leurs combats toujours sanglants, et cependant Adolphina résistait à tout cela, grâce à son corps de fer. On croyait bien que le clown aurait tué vingt fois son enfant avant qu'il ne vînt au monde; mais personne n'osa aller le dénoncer aux magistrats. Enfin, le jour de la délivrance arriva sans que Capitaine eût cessé ses brutalités envers sa maîtresse, sans que celle-ci eût éprouvé un sentiment humain tandis que tressaillaient ses entrailles. Dans ce grand moment qui dompte les courages les plus fiers, ce ne furent pas des cris de douleur qu'elle poussa, mais des cris de rage.

Une fois qu'elle fut mère, il y eut un point sur lequel les deux amants s'entendirent à merveille: ce fut pour reporter sur l'enfant, mais cent fois plus vive, cent fois plus acharnée, cent fois plus implacable, la haine qu'ils avaient l'un pour l'autre.

Maintenant, quel enfant pouvait être né de parents semblables? Un collectionneur qui laissera une bibliothèque dramatique aussi complète que celle de M. de Soleinne et une remarquable galerie de tableaux représentant tous des acteurs, conserve deux beaux portraits de la jeune fille qui fut célèbre au théâtre sous le nom de Minette.

Le premier, daté de 1822, la représente à l'âge de sept ans, l'autre à celui de quatorze ans, où elle mourut à la suite d'un accident tragique dont le souvenir existe encore au boulevart.

Le lecteur voudrait sans doute un nom plus poétique, et je n'aurais pas manqué de le choisir tel, s'il m'eût été permis d'inventer. Mais celui-là a été consacré par les journaux du temps et par les pièces de théâtre imprimées, aussi dois-je le conserver. D'ailleurs, comme il arrive toutes les fois qu'on s'est habitué à attacher à un nom tout un ensemble de souvenirs, pour moi le nom étrange de Minette représente merveilleusement la douce et pâle figure de cette enfant morte si jeune.

Dans le premier portrait déjà, la pâleur nacrée et transparente de la tête sur laquelle flotte une indicible mélancolie, le nez et la bouche d'une finesse excessive, et pour ainsi dire exagérée, de grands yeux bleus d'un bleu céleste de myosotis, qui boivent tout le ciel, et des cheveux blonds comme ceux des saintes, qui se confondent avec l'auréole, séparés au milieu de la tête et aplatis tout droits au-dessus d'une oreille d'une délicatesse infinie, jettent l'âme dans un attendrissement profond, car on aperçoit sur cette image tous les signes dont sont marqués les êtres qui ne doivent pas vivre. Par un heureux caprice, l'artiste a eu le bon goût de ne rien changer à l'habillement de la petite Minette. Elle grelotte sous un fichu bleu troué, dont les plis fatigués et flasques ne peuvent pas du tout dissimuler une maigreur dont la vue fait peine.

Quant à l'autre portrait, je dirais qu'il est tout à fait celui d'une sainte, ravie en extase, si je ne craignais de blasphémer en parlant ainsi d'une pauvre fille qui mourut sans avoir été lavée par l'eau du baptême. Dans ce tableau, fait comme le premier par un artiste qui, sans connaître la petite Minette, avait admiré sa beauté angélique dans les coulisses de la Gaîté, le regard est tout à fait perdu dans l'infini, la bouche pâle et triste est éclairée par un sourire qui ne la quittera plus, même au delà de cette vie, les cheveux trop fins volent au souffle de la brise comme des fils de la Vierge, les mains amaigries et transparentes semblent vouloir saisir les palmes vertes du paradis.

Est-il besoin de dire quelle inguérissable tristesse s'empara de cette enfant délicate et frêle, glacée d'effroi dès que ses yeux s'ouvrirent, dès qu'elle commença à entendre et à comprendre, car elle n'entendit que des cris et des menaces et ne vit que des scènes de violence. Abandonnée sur un méchant berceau garni de haillons indescriptibles, elle s'était tout de suite habituée à serrer contre son corps ses pauvres petits membres quand le froid la saisissait, car elle avait bien vite compris que personne ne viendrait la couvrir; quand elle avait faim, elle se taisait, car elle savait qu'en le disant elle exciterait la colère de son père et de sa mère, et ferait redoubler ces cris qui la faisaient frémir. Pendant les six heures à peu près que durait le spectacle, la petite Minette restait sans lumière, toujours couchée dans son berceau défait, et frissonnant sous sa chemise de grosse toile qui lui déchirait la peau. Alors, une fois qu'elle avait entendu le double grincement de la clef qui l'enfermait, déchirée par le froid et la faim, enveloppée par la nuit noire, l'enfant se sentait élevée par les ailes du rêve, car c'est une grâce que Dieu ne refuse jamais aux créatures complètement malheureuses, de leur ouvrir la porte d'or qui mène aux paradis invisibles. Elle voyait des choses dont rien n'avait pu lui donner l'idée dans le triste galetas dont elle n'était pas sortie, des feuilles, des fontaines, de grands paysages pleins de fleurs, où passaient des figures de femmes en robes bleues semées d'étoiles.

Puis elle était réveillée par le retour de ses parents déjà à demi ivres, qui rentraient avec colère en renversant les meubles et en s'injuriant. Adolphina se délaçait en jurant et s'enveloppait de quelques méchantes jupes; Capitaine allumait son brûle-gueule et endossait une souquenille rouge pareille à celle que portent les forçats; puis assis chacun d'un côté à une table de bois blanc qu'éclairait une chandelle fumeuse, les deux mimes commençaient à boire de l'eau-de-vie en criant, en se disputant et en hurlant des chansons que l'enfant ne comprenait pas, mais qui la jetaient dans une profonde terreur. Enfin, l'ivresse allait croissant, et les coups se mettaient de la partie. La lutte s'engageait pour durer jusqu'à ce que les deux combattants tombassent ivres-morts sur le lit ou sur le carreau; et la chandelle dont la longue mèche rouge faisait flamboyer les ténèbres à l'entour, ne s'éteignait que lorsqu'elle était tout à fait consumée après avoir répandu sur le chandelier, sur la table et sur les verres des torrents de suif noirâtre.

Alors c'était de nouveau la nuit, l'ombre et le silence affreux, au milieu duquel les ronflements du clown et de sa maîtresse épouvantaient l'enfant presque autant que l'avaient fait leurs vociférations. Minette, les yeux tout grands ouverts, les mains pendantes hors de son petit lit, essayait de ressaisir les belles visions qui l'avaient bercée en l'absence de ses parents, et parfois elle parvenait à s'endormir parmi ces jolis rêves. Aussi tressaillait-elle de tout son corps au bruit horrible que faisait en se levant Capitaine, qui allumait sa pipe et vernissait ses bottes trouées en hurlant à tue-tête sa chanson favorite: Il était un grenadier du régiment de Flan-an-dre.

C'est ainsi que la pauvre petite fille atteignit l'âge de six ans, n'ayant jamais été embrassée et n'ayant jamais entendu un mot qui ne fût une injure. Alors ses parents songèrent à l'utiliser en lui faisant jouer des rôles d'enfant dans les mélodrames-féeries, et il fut décidé que Capitaine lui apprendrait à lire. Jusque-là, elle n'avait été que rudoyée; de ce jour elle commença à être battue. Mais de ce jour-là aussi s'ouvrit pour elle tout un monde de consolations, car son père avait choisi pour lui enseigner la lecture un exemplaire des Contes des Fées de madame d'Aulnoy, imprimé sur papier gris, et qu'il avait acheté quatre sous sur le boulevard, à l'étalage d'un bouquiniste. Si elle tremblait comme la feuille en entendant son père l'appeler des noms les plus abominables, si elle devinait, à lui voir froncer les sourcils, qu'il allait encore lui briser ses pauvres petits doigts avec la tringle d'acier qu'il ne quittait pas pendant tout le temps que durait la leçon, si elle toussait à rendre l'âme, étouffée par les bouffées de fumée que le clown lui envoyait en plein visage, du moins elle put vivre en idée loin de la hideuse réalité qui la tuait.

Pour elle qui n'avait rien vu, qui ne savait rien, le monde enchanté de madame d'Aulnoy, avec ses féeries, ses princesses captives, ses palais magiques, ses combats, ses épreuves, ses triomphes, ses costumes splendides, fut le monde réel. En apprenant par ces poëmes si bien faits à l'image de la vie, qu'ici-bas toute félicité devait être achetée par des travaux et des souffrances, elle s'imagina qu'elle aussi respirerait un jour l'air pur, débarrassée de ses haillons et de l'enfer qui l'entourait, et elle sentait son front rafraîchi par le souffle de quelque bonne fée. Dans ses extases, elle traversa les airs sur des chariots célestes; accoudée sur une conque de nacre, elle glissa sur les eaux, aux chants des nymphes couronnées de fleurs. Quand elle avait marché toute une nuit au milieu d'une campagne aride où les ronces et les cailloux déchiraient ses pieds, alors, guidée par quelque lumineuse étoile, elle arrivait à un palais dont les portes de diamant s'ouvraient d'elles-mêmes, et où de belles servantes l'attendaient pour la laver dans les eaux de senteur, et pour lui passer, avec le linge blanc comme la neige, les colliers, les diamants, les saphirs, les robes couleur de soleil et couleur de lune. Debout, près de la table chargée d'aiguières d'or, un beau chevalier appuyé sur sa grande épée encore souillée du sang des monstres, l'attendait pour s'agenouiller devant elle et pour lui offrir le talisman qui fait obéir les génies. Ainsi elle vivait, désolée, meurtrie, mais donnant toute sa pensée à l'existence idéale dans laquelle elle se voyait transfigurée et heureuse.

Comme son père lui apprenait à lire, sa mère lui apprit à coudre, afin de l'employer à mettre en état les robes de ville et les oripeaux de théâtre. Adolphina maltraita sa fille plus cruellement encore que ne le faisait le clown; mais Minette, qui était née pour ainsi dire avec les suaves douceurs d'une âme résignée, était devenue la résignation même depuis que son esprit d'enfant avait trouvé une fenêtre ouverte pour s'envoler dans le ciel. En songeant aux jeunes filles des contes renfermées dans quelque grotte obscure, ou condamnées à de pénibles travaux par la méchanceté des enchanteurs, elle se sentait presque heureuse de ravauder les chiffons de sa mère et de tendre ses jolis doigts à la tringle d'acier de Capitaine. Maintenant qu'elle savait assez de couture pour faire adroitement ce que lui ordonnait Adolphina, on lui laissait de la chandelle pour passer la soirée, mais en lui infligeant un travail au-dessus de ses forces. De plus, elle devait préparer le souper de ses parents avec les provisions qu'on lui laissait, et se remettre ensuite à l'ouvrage. Mais elle avait bien vite expédié toute cette besogne avec ses doigts de fée, et elle pouvait revenir à son cher livre, qui lui racontait les aventures merveilleuses.

Elle lisait déjà si couramment et si bien que Capitaine avait arrêté là ses leçons, seule éducation que dût jamais recevoir Minette. Un jour, pour la première fois depuis longtemps, sa mère la lava et la peigna avec soin, lui mit du linge blanc, une petite robe neuve et un fichu de laine bleue qu'elle avait apportés du dehors, et ayant fait elle-même une toilette aussi soignée que le lui permettaient ses habitudes de désordre, dit à Minette:

—Prends ton livre, tu vas venir avec moi.

L'enfant ne savait que penser, mais suivit aussitôt Adolphina avec son obéissance accoutumée. Comme elle n'avait jamais passé la rue de la Tour, où ses plus longues courses consistaient à aller chez le boulanger, chez le charbonnier ou chez la fruitière, elle se sentit toute joyeuse en respirant l'air dans la rue des Fossés-du-Temple, où le boulevard envoyait quelques parfums de fleurs et de printemps, car on était en juin. Pendant la route, qui dura trois ou quatre minutes à peine, elle se demandait où la conduisait sa mère, lorsque celle-ci s'arrêta devant un grand bâtiment percé de nombreuses fenêtres et d'une petite porte au-dessus de laquelle on lisait en grosses lettres: Entrée des artistes. C'était le théâtre de la Gaîté.

—Entrons, dit Adolphina, c'est ici.

Puis, entraînant toujours l'enfant après elle, elle monta l'escalier, traversa les couloirs, la scène obscure, d'autres couloirs encore, arriva enfin à une antichambre meublée de quelques mauvaises banquettes et dit à une espèce d'huissier:

—Il m'attend, dis-lui que c'est moi.

—Dans un instant, répondit le domestique; madame Paul est avec lui; ils n'en ont pas pour cinq minutes.

En effet, moins de cinq minutes après, Minette ouvrit de grands yeux en voyant passer devant elle une femme élégamment parée qui lui représenta les fées et les princesses dont elle lisait tous les jours l'histoire; puis sa mère et elle furent introduites dans le cabinet du directeur.

—Ah! dit celui-ci à Adolphina, tu ne m'as pas trompé, l'enfant est très-jolie! Ah çà, comment diable as-tu fait pour être la mère d'un bijou pareil? Tu dis qu'elle sait lire?

—Comme toi et moi.

—Eh bien! dis-lui qu'elle me lise quelques lignes, à haute voix, et bien lentement.

L'enfant, tout interdite, ne bougeait pas.

—Tu n'entends donc pas, petite mendiante, petite misérable! lui cria sa mère en la frappant violemment sur l'épaule.

—Oh! fit le directeur, je vois qu'elle a été bien élevée.

Minette ouvrit son livre et se mit à lire le conte de Gracieuse et Percinet, mais avec tant d'âme et d'intelligence, car ce beau récit était pour elle une histoire vraie, avec une voix si délicieusement sympathique et suave, que le directeur charmé prêtait l'oreille comme à une musique! Sans doute il n'eût pas songé de longtemps à interrompre la petite fille dont il contemplait la tête blonde et mélancolique avec le plaisir qu'on éprouve à laisser se prolonger un rêve agréable; mais le domestique entra.

—Monsieur… dit-il.

—Va-t'en au diable! s'écria le directeur avec une voix si bourrue que le valet s'enfuit épouvanté.

Puis, se retournant vers Adolphina:

—Cela me va parfaitement, dit-il, aux conditions que tu sais. Demain on répète la féerie au théâtre; amène-la dès demain, et tâche qu'elle sache son petit rôle par coeur. Surtout ne bats plus ce pauvre petit ange, tu la tuerais!

—Bon, répondit Adolphina en emmenant sa fille, j'en ai reçu bien d'autres, et ça ne m'a pas empêché de grandir.

Tels furent les simples événements à la suite desquels Minette se trouva remplir un petit rôle de génie pendant les nombreuses répétitions d'un mélodrame fantastique, sans savoir ce que c'était que le théâtre, dont elle n'avait jamais entendu parler d'une manière qui fût compréhensible pour elle. Habituée qu'elle était par ses rêveries et par son livre à se figurer que toute existence humaine avait deux côtés bien distincts, l'un hideux comme ce qu'elle voyait chez sa mère, l'autre merveilleux comme les aventures qui occupaient toute sa pensée, elle ne s'étonna pas du tout d'entendre des hommes et des femmes en habit de ville s'appeler entre eux prince et princesse, ni de voir des nymphes des fontaines en manches à gigots et des génies du feu en polonaise verte. De même elle trouva tout naturel d'entendre parler de forêts magiques, de palais célestes et de torrents enchantés parmi de vieux châssis poudreux couverts de toile peinte; car elle se doutait bien qu'un jour la lumière inonderait ce monde enfoui dans l'obscurité et dans la poussière, et en ferait un monde de réelles féeries et de splendeurs éblouissantes. Elle devinait qu'alors sous les rayons qui perceraient toute cette ombre, les fleuves rouleraient des flots pleins de fraîcheurs et de murmures, que les feuillages se balanceraient sous le vent, que les fleurs s'épanouiraient éclatantes et parfumées, et que les palais découperaient sur l'azur du ciel leurs délicates sculptures.

Et, elle le sentait aussi, tout le peuple merveilleux qui devait habiter ces salles, ces clairières, ces paysages, ces maisons de diamant incendiées par le soleil, ces campagnes penchées sur des ondes endormies au clair de lune, toute cette foule passionnée, ivre d'amour, reprendrait ses riches habits, ses pierreries, sa dorure, et aussi la noblesse des traits et du geste. Vieillards à la chevelure de neige couronnés d'un cercle d'or; fées voltigeant sur un lis; chevaliers agitant leur épée flamboyante; jeunes femmes aux robes lamées, éperdues sous les menaces des divinités ennemies; génies et anges traversant le ciel comme des sillons de lumière; tous ces personnages de sa comédie laisseraient là leurs grossières enveloppes, et apparaîtraient tels que les lui avait montrés madame d'Aulnoy, éclairés par toutes les flammes que secoue sur ses créations la main mystérieuse de la Poésie.

Aussi dois-je le dire hardiment, au risque de paraître avancer une chose incroyable, le jour venu, la représentation, les décors, les costumes, les machines, les feux de la rampe et du lustre, la salle, les parures, les toilettes, la foule curieuse et palpitante n'excitèrent chez Minette aucune surprise. Les seuls étonnements qu'elle devait connaître de sa vie, elle les avait éprouvés chez sa mère, dans son berceau et dans son lit d'enfant, en ne comprenant pas que la vie pût être ce qu'elle voyait, ce taudis infect, cette chandelle rouge et fumeuse, ces chansons d'orgie, ces ivresses et ces combats horribles. Du moment où une révélation inattendue était venue lui dire: la vie n'est pas cela! elle y avait cru avidement; ces contes qu'elle avait lus étaient devenus pour elle l'histoire du monde. Aussi ne devait-elle jamais comprendre que le théâtre fût une fiction; pour elle, ces féeries dans lesquelles elle jouait un rôle devaient toujours être des drames réels. Jusqu'au jour où elle mourrait, son coeur devait se serrer quand l'héroïne se débattait contre des monstres qui, pour elle, sortaient en effet de l'enfer; et ce fut avec une émotion bien réelle, avec une croyance bien profonde, que, soutenue par un fil de fer auquel elle croyait moins qu'à ses petites ailes, elle s'arrêta au milieu des airs pour dire à son camarade Couturier: «Rassure-toi, prince Charmant, les puissances infernales se lasseront bientôt de te persécuter, et cette radieuse étoile dissipera les ténèbres qui te cachent la retraite d'Aventurine!» La pauvre petite, en étendant la main pour montrer son étoile en strass tenue par une queue de laiton, croyait bien vraiment porter dans ses mains un astre du ciel; illusion qui n'était pas même ébranlée lorsque le chef d'accessoires lui reprenait des mains cette verroterie.

Les critiques me demanderont sans doute comment ces rêveries ne s'enfuyaient pas au moment où tombait le rideau de manoeuvre, et comment Minette continuait à y croire une fois que le décor était défait, les quinquets éteints, et lorsque les chevaliers vainqueurs avaient quitté la cotte de maille pour la houppelande sous laquelle ils daignaient se laisser admirer au café Achille. D'abord je répondrais que j'essaye de raconter et non pas d'expliquer cette douce et poétique folie; mais n'y aurait-il pas là le sujet d'une remarquable étude psychologique? Une fois notre éducation faite, nous ne nous rappelons pas assez les peines qu'on s'est données pour séparer dans notre esprit le merveilleux du réel; nous oublions tout ce qu'il a fallu d'études, de raisonnements et d'expériences pour détruire en nous cette confusion qui enivre les âmes naïves. De même que nous ne naissons pas avec le sentiment des distances, et que l'expérience, la comparaison et le secours des sens nous apprennent seuls que tous les objets que nous pouvons apercevoir ne sont pas à la portée de notre main; de même aussi il nous faut tout un enseignement pour apprendre où finit l'ordre matériel des choses et où commence la vie surnaturelle; et encore les âmes et les hommes de génie ne le savent-ils jamais bien.

Pour la petite Minette, à qui rien n'avait été appris, elle voyait bien chaque jour s'arrêter à la même heure ce qui lui semblait être l'existence vraie, mais elle n'y croyait pas moins pour cela; même dépouillés de leur costume, les personnages de la féerie gardèrent toujours pour elle leur puissance, et, même vus dans leur réalité hideuse, les machines, les trappes, les cordages furent toujours pour elle les éléments d'enchantements formidables. Il y avait alors au théâtre de la Gaîté un machiniste nommé Simon, très-brave homme tout chargé de famille, exact à remplir ses devoirs, à qui la nature s'était plu à donner, par un jeu singulier, le physique rébarbatif des diables qui sortent des boîtes à surprise. Malgré tous les éloges que la petite Minette avait entendu faire de ce père excellent, et quoiqu'il lui témoignât une profonde douceur, elle le regardait comme un démon venu de l'enfer, et rien ne put la rassurer à ce sujet. En voyant le visage rouge de l'honnête Simon, ses yeux sanguinolents, ses sourcils terribles, et la crinière en broussailles qui lui servait de chevelure, elle reconnaissait un suppôt de Satan et de Proserpine, la dame au diadème de paillon rouge, à qui les mythologues du boulevard le mariaient si cavalièrement, sans respect pour les théogonies. Jamais elle ne montait sans tressaillir sur une machine ou dans une gloire dont le maniement était confié à Simon; et s'il fallait qu'elle passât à côté de lui dans un couloir, elle se reculait toute tremblante et se serrait contre le mur en se faisant si petite qu'on ne la voyait plus. Alors le bonhomme souriait tristement, et Minette tremblait plus fort, croyant voir le sourire d'un bourreau attendri d'avance sur la victime qu'il sera forcé d'égorger.

En revanche Minette avait une adoration pour une belle personne, pleine de douceur, madame Paul, qui jouait les bonnes fées, les princesses vertueuses, et en général tous les rôles sympathiques. Le fait est que c'était une jeune femme bienveillante et aimable, blanche et timide comme une colombe, et peu faite pour vivre au milieu des triomphants Almanzors qui composaient la troupe de la Gaîté. Madame Paul adorait la petite Minette: lorsqu'elle la voyait au foyer, elle la prenait sur ses genoux, l'embrassait, et lui donnait des bonbons qui faisaient moins de plaisir que les baisers à cette enfant toujours privée de caresses. Une fois que Minette regardait avec une convoitise involontaire un petit sachet turc brodé de soie et de paillettes, que madame Paul portait au cou, et qui dans la pièce représentait un talisman, celle-ci le lui donna après le spectacle. Une autre fois, un artiste avait apporté à madame Paul, dans les coulisses, plusieurs exemplaires d'une lithographie coloriée qui la représentait dans un costume de Fée des Eaux. Les dessins lithographiés, d'une invention encore toute récente alors, étaient un objet de grande curiosité; tout le monde s'empressait autour de la comédienne pour admirer ce portrait et pour tâcher d'en obtenir une épreuve. Minette qui, bien entendu, n'osait rien demander, mais qui ouvrait tout grands ses beaux yeux bleus, fut la première favorisée et faillit devenir folle de joie.

Le sachet qu'elle portait à son cou pour ne jamais le quitter, fut pour elle un véritable talisman. De même que dans les féeries elle voyait madame Paul, armée de sa baguette de diamant et couronnée de resplendissantes étoiles, terrasser les démons, rapporter la lumière au milieu des nuits funèbres et changer les voûtes infernales en paysages du paradis; de même elle s'imagina que cette bonne fée la sauverait de tous les périls, et ferait briller enfin d'une clarté pure sa vie maintenant voilée par tant de ténèbres. Elle avait attaché avec des épingles, sur le papier de la pauvre chambre qu'elle habitait avec son père et sa mère, le portrait dont elle faisait une idole; et quand par hasard on lui donnait quelques fleurs, elle en parait cette chère image. C'est devant elle qu'elle élevait son âme dans les rêveries qui étaient pour elle la prière, puisqu'elle ne savait aucune prière. C'est aussi devant cette image qu'elle passait de longues heures à broder, entre les répétitions et le spectacle.

En effet, Adolphina et Capitaine avaient bien vite pensé que cette enfant de leur haine ne leur rapportait pas encore assez d'argent, et qu'il fallait lui faire apprendre un métier. D'abord elle ne jouait pas dans toutes les pièces; puis sa mémoire lui permettait de dépenser très-peu de temps à étudier ses rôles. Justement, il y avait dans la maison une madame Lefèvre, entrepreneuse de broderies, dont le mari, monteur en bronze, avait pris Minette en amitié pour sa gentillesse. On fit marché avec cette femme, et on lui confia Minette, dont l'intelligence miraculeuse dévora là encore les difficultés avec une incroyable ardeur. En moins d'une année, elle était devenue une ouvrière de première force, et dès lors sa mère la reprit avec elle. Tous les trois ou quatre jours, elle allait chez les marchands, et apportait à Minette une tâche qui eût découragé les filleules des fées. Lorsque, en rentrant à l'heure du dîner, elle ne trouvait pas la tâche faite, elle battait sans pitié la pauvre enfant qui ne répliquait pas un mot, et pleurait sans rien dire. Pourtant, elle faisait des merveilles de prestesse et d'habileté. Sous ses doigts agiles, les fleurs, les fleurettes, les festons, les guirlandes, les arabesques; les feuillages naissaient par enchantement. Lorsque ses petits doigts n'en pouvaient plus, elle regardait le portrait de sa belle fée chérie et se mettait à travailler de plus belle, faisant jouer son aiguille et ses fins ciseaux, comme s'ils eussent été vivants.

A douze ans qu'elle avait alors, Minette, qui ne devait jamais connaître ni le nom du roi, ni l'existence de la cour, brodait déjà des chefs-d'oeuvre, qui, vendus pour rien à une célèbre marchande de la rue de la Paix, excitaient l'admiration à la cour de Charles X. Mais tant de fatigues l'avaient tuée. Ses traits, naturellement très-fins, étaient devenus d'une ténuité extrême; son nez aminci, ses lèvres pâlies, et les taches roses qui coloraient ses pommettes, indiquaient, sans que le doute fût possible, une maladie de poitrine qui allait devenir mortelle. Parfois, au foyer, quand madame Paul la mettait sur ses genoux, à la voir si souffrante et si frêle, elle pleurait en se rappelant une fille qu'elle avait perdue et qui aurait eu l'âge de Minette. Rafraîchie par ces larmes qui coulaient sur son front comme une douce rosée, l'enfant prenait dans ses petites mains la tête de son amie et la couvrait de baisers ardents. En termes assez mesurés pour ne pas fâcher Adolphina, madame Paul la suppliait de ménager sa fille.

—Vous la tuerez, disait-elle.

—Bah! répliquait la funambule en jouant avec son sabre de la pantomime, la mauvaise herbe croît toujours!

Plus Minette, en grandissant, avait montré d'intelligence, de soumission et de douceur, plus la haine de ses parents s'était accrue, sans que rien pût expliquer ce sentiment étrange. Au milieu de leur ivresse quotidienne, une seule pensée survivait en eux bien distincte et jamais endormie: celle de tourmenter et de désespérer leur enfant. Ces deux êtres violents, qui se craignaient et s'exécraient sans pouvoir se passer l'un de l'autre, voyaient-ils chacun dans la petite fille un portrait de l'être qu'ils haïssaient? Ou bien cet ange tendrement résigné leur semblait-il être un reproche vivant de leurs vices, de leurs débauches et de leur vie irréparablement souillée? Peut-être encore, en la voyant si délicate, si pareille en sa beauté aristocratique à ces enfants riches que leurs bonnes promènent aux Tuileries, sentaient-ils redoubler leur rage contre la vie honnête dont ils étaient à jamais exclus? Car, malgré leurs talents, et malgré tout le parti qu'ils tiraient de Minette, leur inconduite les condamnait forcément à la misère.

Sans doute, en regardant cette créature poétique, qui, toute maltraitée et abandonnée qu'elle était, ressemblait aux enfants nés pour le luxe, ils songeaient à ces maisons commodes et bien rangées, égayées par une élégance simple et éclairées par un feu souriant, que le soleil visite avec joie! Chacun d'eux, en regardant son sauvage compagnon, se disait à part soi: J'aurais tout cela si j'étais seul! Et alors leurs regards se tournaient féroces et impitoyables contre le pauvre être dont la naissance avait encore resserré une chaîne détestée. Du moins, ils le croyaient ainsi; car quelle femme assez robuste pour boire sans sourciller des litres d'eau-de-vie, et pour recevoir sans en être ébranlée des coups qui auraient terrassé un lutteur, pouvait remplacer pour Capitaine l'athlétique Adolphina; et, quant à elle, quel homme lui eût fait oublier son charmant clown à cravate rose?

Déjà Minette avait cette petite toux sèche, si effrayante quand on l'a déjà entendue, et qui retentit dans le coeur de ceux qui l'écoutent. Souvent, dans le foyer, les jambes et le col nus, vêtue en ange ou en amour, elle avait des quintes si terribles qu'elle semblait prête à rendre l'âme. Le sang affluait à son visage, ses yeux se fermaient, et elle pouvait à peine se soutenir. Alors sa mère lui criait:

—Veux-tu te taire, méchante drôlesse!

Elle la prenait par la main, la faisait sortir du foyer en la bousculant, et l'emmenait dans sa loge. Dès qu'elles étaient sorties, on frissonnait en entendant dans le couloir les menaces d'Adolphina et les pleurs étouffés de l'enfant. Capitaine, costumé en diable ou en grenouille, avec sa tête sous les bras, ne faisait aucune attention à cet épisode et continuait à fredonner quelque romance sentimentale. Si quelqu'un de ses camarades lui faisait remarquer les cruautés d'Adolphina:—Bah! disait-il, ce sont leurs affaires! Je n'entends rien aux questions de pot-au-feu, je suis un artiste!

Pourtant les souffrances de Minette, ce martyre de toutes les heures infligé à une enfant qu'on voyait déjà couronnée par les roses blanches de la mort, avaient attendri quelques honnêtes coeurs, et on fit des efforts pour intéresser le directeur à cette histoire fatale. Madame Paul, qui était entourée au théâtre de ce respect que savent imposer dans tous les mondes les caractères dignes, le supplia d'interposer son autorité.

—Hélas! madame, lui répondit le directeur, je souffre comme vous de voir assassiner, sous mes yeux, cette créature angélique; sa toux me bouleverse l'âme. Je donnerais tout au monde pour la sauver, mais j'y perdrais mes peines! Vous me demandez de moraliser ces familles de comédiens; mais j'ai déjà assez de peine à concilier leurs amours-propres et à obtenir qu'ils sachent leurs rôles! A ce que je vous dis là, vous devez croire que je n'ai pas de coeur. Le seul être que j'aie aimé sur la terre, ma propre fille, une enfant de quinze ans, belle comme une sainte, s'est enfuie de ma maison pour suivre un ténor sans voix, qui portait des cols en papier et des gants verts! Elle a subi toutes les horreurs de la pauvreté et de la faim, et elle est morte désespérée, sans soins et sans secours, avant que j'aie pu savoir ce qu'elle était devenue! Madame, ma pauvre Marie, pour qui j'aurais donné, une à une, toutes les gouttes de mon sang, elle a été battue! Elle a rendu le dernier soupir dans des draps déchirés et sales! Tenez, nous vivons du théâtre, sachons vivre au théâtre tel qu'il est, et que Dieu prenne pitié de la petite Minette!

Dieu prit pitié d'elle en effet, car il lui envoya ce qui est le dernier espoir des malheureux et des désespérés, la seule illusion qui puisse faire vivre encore les âmes profondément blessées et saignantes d'une plaie mortelle, l'amour! Quoi, direz-vous, à treize ans! Hélas! c'est la destinée de ces existences de hasard, que les âges mêmes soient déplacés pour elles, et que leur plus charmante promesse soit moissonnée en sa fleur! N'oubliez pas que nous sommes au théâtre de la Gaîté en 1828, c'est-à-dire que deux révolutions et tout un monde d'idées ont passé sur ces événements obscurs.

J'ai nommé Couturier, qui jouait le prince Charmant! Quelques années auparavant, tout le boulevard du Temple avait beaucoup parlé de Couturier, qui était le Lauzun d'un monde impossible. La vie de cet acteur, pour qui avaient soupiré les plus célèbres courtisanes du temps, et dont le nom mis en vedette sur l'affiche avait encore une influence directe sur la recette des avant-scènes, avait commencé de la manière la moins romanesque. A douze ans, il faisait partie de ces cohortes de gamins, nés dans le ruisseau de la rue, qui ramassent des bouts de cigares, ouvrent les portières des fiacres, vendent des contre-marques et se livrent en outre à tous les commerces non reconnus par le code de commerce. Couturier n'annonçait aucune des dispositions qui caractérisent l'enfance des hommes destinés à devenir illustres, si ce n'est qu'il avait une prédilection particulière pour la musique des régiments. Quand il avait suivi pendant une heure les soldats le long des boulevards et à travers les rues, il entrait avec eux dans la caserne et se faisait donner quelques sous, soit en faisant la roue suivant les traditions les plus pures, soit en chantant des chansons obscènes dont il savait un répertoire inépuisable. Dans ses fréquents rapports avec l'armée, le petit Couturier apprit à imiter d'une manière assez grotesque différents types de conscrits et de grognards, et de plus, acquit pour battre la caisse un talent dont se fût montré jaloux plus tard le héros du divin poëte Henri Heine.

C'est grâce à cette double spécialité de tambour et de chanteur qu'il fut engagé en qualité de tambour sauvage au café des Aveugles et du Sauvage, sous les galeries du Palais-Royal. Coiffé de plumes, vêtu d'un maillot couleur de chair sur lequel s'étalait une amulette de velours noir brodé d'argent, et affublé d'une barbe d'un noir terrible, Couturier tapait sur trois ou quatre timbales à la grande joie des vieillards qui viennent passer là deux ou trois heures devant une corbeille d'échaudés et une bouteille de bière. De là il se trouva tout naturellement amené à prendre un rôle dans les comédies à trois personnages qui remplissent les intervalles du concert, car le personnel du café des Aveugles n'était pas assez important pour permettre à Couturier de se borner à exercer exclusivement la profession de sauvage. Quoiqu'il fût petit et trapu, et que son front disparût presque entièrement sous une chevelure ondoyante et crespelée qui semblait vouloir manger sa figure, ce jeune homme pouvait passer alors pour beau. Ses traits, pour ainsi dire prétentieusement réguliers, offraient une vulgaire copie de ceux que la statuaire prête à l'Apollon antique, et il représentait assez bien un dieu grec devenu marchand de chaînes de sûreté. Il joua donc les amoureux, moyen infaillible pour faire des conquêtes, à Paris surtout, où les femmes voient toujours dans le comédien le héros qu'il représente. Aussi ne tarda-t-il pas à exciter une grande passion chez une femme à la mode, que protégeait ostensiblement un des plus hauts fonctionnaires du royaume. Dès lors on vit Couturier venir à sa cave en gants blancs, en chemise de batiste, et couvert de plus de rubis, de saphirs et d'émeraudes que n'en étale une madone italienne. Il fit fureur dans le monde des impures, et chaque jour, à cinq heures du soir, le café était encombré de bouquets à son adresse. Fleurs, bonnes fortunes et femmes élégantes, tout le suivit au théâtre Lazary, où il débuta peu de temps après par le rôle de Roméo dans «Roméo et Juliette, drame-vaudeville en deux actes, imité de l'anglais.»

Bien qu'il affichât cinq ou six maîtresses, depuis une riche marchande du quartier Saint-Martin jusqu'à la bouquetière en renom qui lui attachait à la boutonnière de délicieuses roses du Bengale, la femme qui avait mis en lumière cette perle enfouie continua ses folies pour Couturier au théâtre Lazary. Elle y avait loué à l'année deux loges d'avant-scène, dont les cloisons avaient été abattues de façon à ménager une petite antichambre, et qui, richement tendues d'étoffes de soie à crépines d'argent par le tapissier de la cour, faisaient à peu près l'effet d'un joyau de duchesse oublié sur la table d'un cabaret borgne. Par l'ostentation d'un bizarre caprice, la courtisane recevait les visites de ses familiers dans sa loge, où l'on savait la rencontrer de huit à dix heures du soir. Elle n'eut pas une amie intime qui ne tînt à honneur de rendre infidèle l'amant si complétement adoré, et Couturier ne fut plus appelé que le beau Couturier, nom sous lequel on le désigne encore au théâtre, en dépit de ses cinquante-trois ans.

Le directeur de la Gaîté, qui était, comme nous l'avons vu, un philosophe, ne voulut pas laisser aux petits théâtres une si éclatante réputation, et engagea le comédien «pour les avant-scènes», disait-il. Grâce à l'auréole dont l'entourait sa renommée, Couturier fut accepté sans conteste par les auteurs, par ses camarades et par le public, pour tous les rôles qui demandaient de la jeunesse, du charme et de l'élégance, quoique son talent fût absolument nul et sa distinction on ne peut plus contestable. A l'époque où nous le rencontrons au théâtre de la Gaîté, il avait eu la petite vérole, était devenu presque chauve, et, à vingt-sept ans, ne montrait plus que des ruines. Depuis longtemps, les fameuses émeraudes du café des Aveugles avaient été remplacées par des verroteries; Couturier, à force d'artifices, tâchait de persuader à ses camarades qu'il était toujours l'homme à bonnes fortunes d'autrefois; mais il sentait avec une profonde humiliation que personne ne croyait plus à ce mensonge, et que bientôt on ne ferait même plus semblant d'y croire. Il était complétement découragé, et se l'avouait enfin! D'abord, il avait espéré de jour en jour que quelque éclatante passion excitée chez une femme brillante lui rendrait tout son luxe et sa gloire ancienne; mais il était désabusé et ne comptait plus sur rien. Un seul rêve lui restait, habituel à ces natures lâches: il cherchait une femme à tourmenter, et voulait immoler à sa célébrité perdue une dernière victime. Sa dernière consolation, c'était l'idée qu'il ferait payer à quelque douce créature toutes les déconvenues dont il était abreuvé, et il tressaillait de joie en songeant qu'il pourrait encore sentir une proie vivante saigner sous ses griffes à demi arrachées. Ce fut le beau Couturier que Minette aima secrètement jusqu'à l'adoration, et sans espoir!

Pour cette âme enfantine qui flottait irrésolue dans les limbes célestes de l'idéal, pour cette vierge enthousiaste qui vivait dans un poëme et croyait aux féeries, Couturier était beau et brave, les princesses l'aimaient, les divinités assises sur des nuages roses venaient lui parler à l'oreille: il avait emporté l'eau de beauté de la grotte des Sirènes, il était le prince Percinet, il était le prince Charmant! Elle passait de longues heures à le regarder d'une coulisse agitant son épée au bruit des musiques triomphales; elle le voyait s'agenouiller devant de belles personnes toutes tremblantes, et elle l'écoutait, désolée et ravie, murmurer d'une voix persuasive les plus belles phrases de l'amour. Elle fixait sur lui ses yeux bleus, puis elle versait des torrents de larmes, car il lui semblait impossible qu'elle devînt jamais une de ces glorieuses filles de roi qu'elle saluait au sortir d'un bosquet de roses, ou pour lesquelles, pauvre petit génie, elle agitait au haut des airs les rameaux verdoyants et les étoiles enchantées.

Or elle se disait qu'à moins de se voir ainsi la couronne en tête, et suivie par de jeunes pages portant la queue de sa robe tissée de rayons, elle n'attirerait jamais les yeux de ce héros qui triomphait des géants et des enchanteurs. Alors elle se sauvait au foyer, elle se jetait dans les bras de madame Paul, et elle pleurait encore, jusqu'à ce que la cruelle Adolphina l'eût rappelée au sentiment de ses misères réelles par quelque parole dure et brutale.

Pourtant la pauvre Minette eût été trop heureuse si cet amour fût resté ignoré de celui qui l'inspirait, et il n'entrait pas dans sa destinée qu'elle évitât aucune souffrance. Elle devait être une de ces martyres qui, toutes brisées et meurtries par les coins et les chevalets des tortures humaines, s'envolent purifiées et une palme à la main à l'heure ou s'exhale leur dernier souffle. Un soir, au moment où Couturier, ses derniers cheveux au vent, récitait en scène un monologue de désespoir et se tournait vers la coulisse de gauche en s'écriant: «Et vous que j'invoque à votre tour, ne pourrez-vous rien non plus pour moi, puissances infernales, divinités de l'abîme!» à la lueur des flammes qui sortaient du parquet pour répondre à cet audacieux blasphème, il aperçut entre deux portants Minette, qui, les bras pendants, le col tendu, le regardait fixement, avec une expression à laquelle ne pouvait pas se tromper un homme déjà vieux dans la débauche. En même temps, il entendit la toux déchirante de l'enfant, et vit distinctement une grosse larme couler sur sa joue aux transparences de nacre.

Tout rompu aux planches qu'il était, Couturier oublia son rôle pendant deux secondes, et ne put retenir un mouvement de joie. Oh! se dit-il, cette enfant me sauve. Et il savoura d'avance les jouissances d'orgueil qu'il aurait à effeuiller la pâle couronne de cette blanche fiancée et à s'enivrer des adorations de cette mourante qui ne devait aimer personne après lui. Mais il était trop habile en ces matières pour ne pas se figurer qu'il devait employer les précautions les plus minutieuses, tant pour ne pas effrayer l'innocence de Minette que pour ne pas éveiller les soupçons d'Adolphina et de Capitaine. D'ailleurs, comme tous les hommes qui n'éprouvent absolument rien, il était admirablement apte à jouer le rôle d'un amoureux platonique et à s'accouder dans des poses à effet. Il pouvait d'autant mieux «contenir les élans de son coeur» que, tout déchu qu'il était, il avait encore su conserver deux ou trois maîtresses.

Jamais jeune homme de seize ans, amoureux de sa cousine, ne ramassa mieux les fleurs fanées et ne tressaillit en frôlant une robe de soie plus naturellement que ne le faisait Couturier, et ces plates comédies rendaient Minette folle de joie, car pour elle c'était l'amour même. Comme tous les roués, le comédien ignorait une seule chose: la passion vraie, et par conséquent il n'aurait pas pu se douter qu'il se donnait des peines inutiles.

Dès le premier moment, Minette s'était donnée à lui corps et âme en pensée; elle l'aurait suivi au bout du monde sans lui demander seulement: M'aimez-vous? et si Couturier lui avait dit: Je veux te tuer, elle n'aurait senti que du bonheur en tendant sa gorge au couteau. Il aurait pu la prendre dans ses bras, échevelée, et l'emporter où il aurait voulu, elle ne se serait pas détournée pour regarder derrière elle! Les gens vicieux ne croient jamais à ces amours-là, et c'est leur punition. Couturier se contentait de serrer à la dérobée la main de Minette, et il ne s'apercevait pas qu'elle recevait cette caresse banale comme une faveur inespérée. Une fois pourtant il la rencontra seule au théâtre dans une pièce peu éclairée, et elle le regarda avec un abandon si passionné, que Couturier la prit dans ses bras et posa sur sa bouche un long baiser. Toute renversée en arrière, Minette sentit son coeur battre un grand coup; tout son sang s'agita: elle crut mourir. Quelqu'un venait: Couturier, qui entendit du bruit, se sauva précipitamment, et Minette s'en alla avec le ciel dans son coeur.

A présent Minette avait trouvé ses vertes Florides; elle y marchait parmi les fleurs en écoutant chanter les oiseaux et murmurer les fontaines! Libre et joyeuse, elle allait, appuyée sur le bras du bien-aimé, livrant ses mains aux baisers, sa chevelure aux folles brises. Elle s'enivrait de parfums; elle s'arrêtait sous les berceaux de jasmins, pour y regarder passer les beaux papillons et les scarabées au corsage d'or. Elle se délassait au murmure des flots argentés; elle guérissait sa tête brûlante dans la fraîcheur des nuits d'étoiles. Quant à sa vie réelle, qu'était-ce auprès de ces rêves? Ses souffrances? Est-ce qu'elle les sentait seulement? Aimée, tout lui semblait doux, et son pénible travail de couturière et de brodeuse, et la servitude affreuse du ménage. Battue, meurtrie, prisonnière dans le bouge où sa mère buvait l'eau-de-vie, et où Capitaine fumait son brûle-gueule en chantant ses chansons infâmes, elle se trouvait heureuse, car l'espérance lui faisait un paradis, même de cette chambre, soudainement peuplée de visions riantes! Elle ne sentait plus sa poitrine déchirée, elle ne s'affligeait pas de sa toux opiniâtre, elle ne songeait qu'au bonheur de vivre! Le clown pouvait fredonner, dans les intervalles de ses colères, le Grenadier du régiment de Flandre; elle n'entendait que les hymnes des fées et les harpes de sainte Cécile!

Mais, hélas! il lui fallut bien sortir de cette extase pour entendre les cris qui éclataient dans son enfer, car de nouveaux événements y étaient survenus et rendaient sa vie tout à fait impossible. Depuis quelque temps Adolphina, devenue coquette, se parait d'une manière inusitée et ne rentrait presque plus à la maison. Les courts instants où elle y paraissait se passaient en querelles et en batailles abominables avec Capitaine. Le clown comprit qu'il était trompé, et s'abandonna à des fureurs insensées. La nouvelle passion d'Adolphina n'était déjà plus un secret pour personne; mais, comme toujours, Capitaine fut le dernier à apprendre qu'elle s'était follement éprise d'un jeune homme de dix-sept ans, écuyer au Cirque, et beau comme un enfant trouvé qu'il était. Au dire de la sauteuse, ce diable à quatre passait à travers les ronds de papier de soie avec une grâce qui devait faire rêver une femme! Toujours est-il qu'elle n'avait pas trop mal choisi, car son amant s'engagea dans l'armée quelques mois plus tard, et mourut en Afrique, officier de hussards et aide de camp d'un général. Capitaine battait et déchirait sa maîtresse sans obtenir un aveu; et Adolphina, que rien n'engageait plus à ménager son tyran, ne se faisait pas faute de lui rendre coups pour coups. Minette avait beau se jeter entre eux et tendre ses mains suppliantes, son père ou sa mère la foulait aux pieds sans plus s'inquiéter d'elle que si elle n'avait pas existé, et, leurs visages saignants, leurs cheveux arrachés, continuaient leurs luttes de bêtes fauves. Le plus souvent Minette, évanouie d'effroi et d'horreur, se trouvait seule quand elle revenait à elle.

Éperdue, elle se levait en versant des torrents de larmes, et sentait mille pointes aiguës déchirer sa poitrine. Elle s'épongeait le visage avec de l'eau froide, rajustait sa pauvre toilette fripée, et moitié folle, courait au théâtre, où elle retrouvait pour quelques heures sa vie d'enchantements, la musique, les lumières, et les poëmes animés, dont le héros était toujours celui dont la seule vue la faisait trembler de bonheur, et madame Paul son bon génie! Mais ces alternatives de terreur et de plaisir la laissaient brisée, sans souvenirs et sans force. L'harmonieuse pâleur d'une mort prochaine glaçait ses joues amaigries, ses prunelles s'éclairaient d'une flamme intérieure, et, comme une auréole, ses fins cheveux blonds frissonnaient dans une transparente lumière. Tout le monde le voyait, une année plus tard, cette douce enfant aurait fini de souffrir, et croisant ses mains délicates sur sa poitrine enfin apaisée, dormirait d'un calme sommeil.

Mais les cruels événements de sa vie n'étaient pas finis là. Voici le terrible drame auquel assistèrent un matin les locataires qui habitaient la rue de la Tour.

Après un tumulte épouvantable qui dura une demi-heure, et dans lequel se confondaient les cris de rage, les hurlements de douleur, les imprécations, le craquement des meubles qu'on brise et le bruit des vaisselles cassées, on entendit les vitres d'une fenêtre voler en éclats. Cette fenêtre était celle du logement où demeurait le clown. Les fragments des vitres tombèrent avec fracas sur les pavés et s'y émiettèrent; en une seconde tout le monde était dans la cour. On vit le châssis s'agiter comme si une personne faisait des tentatives désespérées pour l'ouvrir, et comme si une autre personne l'en empêchait avec violence. Enfin la fenêtre fut ouverte.

Adolphina parut, sanglante, percée de coups de couteau, les lèvres écumantes, terrible encore de l'effort affreux qu'elle venait de faire. Elle ouvrit la bouche comme pour parler, mais le sang l'étouffa; elle tournoya sur elle-même et retomba, cadavre inerte, contre l'appui de la fenêtre, sur lequel pendirent ses cheveux. Elle était morte. Alors seulement, on aperçut Capitaine dressé tout roide sur ses pieds, fou de fureur, les yeux sortis de leurs orbites, les cheveux hérissés. Ses manches de chemise étaient relevées sur ses bras tatoués de coeurs enflammés et de lacs d'amour; il tenait encore à la main le couteau avec lequel il venait d'assassiner sa maîtresse.

En voyant la cour pleine de monde, en entendant les cris qui le menaçaient, le clown bondit en arrière et se mit à tourner autour de la chambre comme un tigre forcé par les chasseurs. Avec sa force d'athlète, il traîna tous les meubles vers la porte, les entassa les uns sur les autres, et en fit une solide barricade. Il était temps. Déjà les crosses des fusils sonnaient sur le carreau dans le corridor. Alors, par un saut effrayant et qu'un clown seul pouvait tenter, car le logement était situé au troisième étage, Capitaine s'élança par la fenêtre. Il espérait tomber à terre sain et sauf, et s'enfuir, grâce à l'étonnement que causerait sa chute. Cette pensée avait traversé son esprit, et il l'avait exécutée en moins de temps que ne dure un éclair. Malheureusement pour lui, sa chemise s'accrocha à un gros clou enfoncé au deuxième étage, et le tint ainsi suspendu. Il entendait toujours crier; il sentait à quelques pieds au-dessous de lui la foule menaçante, il perdit complétement la tête et se débattit avec rage. La chemise céda, et vainement de ses mains étendues Capitaine chercha un point d'appui. Il tomba sur le pavé, mais non pas mort. Il avait le crâne ouvert, les deux jambes et une épaule brisées.

Au même instant Minette rentrait de la répétition. Elle se glissa dans la foule. D'un coup d'oeil elle vit sa mère morte, dont la tête échevelée pendait à la fenêtre, et son père gisant à ses pieds. Elle se dressa en arrière, étendit les mains et tomba sur le pavé inanimée, blanche elle aussi comme un cadavre, à côté du corps de Capitaine.

Ce fut seulement huit jours après que Minette, couchée dans un lit blanc à l'hôpital Saint-Louis, s'éveilla de son délire. Une bonne religieuse, la soeur Sainte-Thérèse, assise à son chevet, semblait épier ce moment, et se pencha vers elle avec sollicitude. Minette sentit en même temps une soif ardente et une horrible douleur dans sa tête, qu'assiégeaient à la fois tous ses souvenirs. Elle considérait avec étonnement la grande salle où elle était couchée, ce parquet ciré, ces nombreux lits aux rideaux blancs, ces bassins de cuivre, ces hautes fenêtres, ces infirmières allant et venant. La religieuse prit une mesure d'étain placée sur la table de nuit, remplit de tisane un gobelet et le tendit à Minette, qui but avidement.

—Ah! s'écria-t-elle, où est ma mère?

Tout le sang qu'elle avait vu le jour du fatal événement passa devant ses yeux, et avant que soeur Sainte-Thérèse eût eu le temps de lui répondre, la fièvre et le délire l'avaient reprise. Elle fut encore pendant quinze jours entre la vie et la mort. Le médecin en chef la soignait avec un zèle extrême, quoiqu'il se fût aperçu dès le premier moment que, si la fièvre pardonnait, la maladie de poitrine ne pardonnerait pas. Enfin le mal céda, et on put enlever la glace que Minette avait sur la tête, jour et nuit. Peu à peu le sentiment lui revint; mais elle était si pâle qu'elle faisait peine à voir, si faible qu'elle pouvait à peine articuler une parole, et elle toussait sans relâche. On était alors en février, et après l'avoir sauvée de la maladie aiguë, le médecin déclarait qu'en supposant les chances les plus heureuses, Minette ne vivrait plus six mois plus tard. Aussi la bonne soeur qu'elle avait intéressée voyait-elle surtout non pas un corps à sauver, mais une âme. Toutes les paroles échappées au délire de Minette, l'avaient non-seulement étonnée, mais alarmée. En effet, la jeune fille priait les fées de sauver son père et sa mère; elle se plaignait des sortiléges qui passaient sur eux et qui les rendaient méchants; elle embrassait son talisman en invoquant Couturier et madame Paul! Soeur Sainte-Thérèse pensa d'abord que c'étaient là des paroles incohérentes, produites seulement par une folie passagère; mais en remarquant chez sa petite malade la persistance avec laquelle revenaient les mêmes idées exprimées de la même façon, elle se prit à craindre que Minette n'eût reçu aucune éducation religieuse, et se promit d'amener à Dieu, si elle pouvait, cette pauvre brebis égarée.

Minette approchait assez de son rétablissement pour pouvoir supporter une émotion; mais le médecin avait recommandé avec une extrême sévérité de ne lui jamais faire savoir comment sa mère était morte, insistant sur ce point qu'une révélation pareille la tuerait à l'instant. La première fois qu'elle fit sa question habituelle, en demandant où étaient ses parents, la soeur la regarda avec une commisération profonde.

—Hélas, mon enfant, dit-elle, vous ne devez plus les revoir qu'au ciel!

—Au ciel! murmura Minette. Mais pourquoi ma mère était-elle ainsi étendue contre la fenêtre, les cheveux dénoués? Pourquoi mon père était-il couché dans la cour au milieu du verglas? Pourquoi cette foule criait-elle? Et qui les a conduits au ciel; pourquoi y sont-ils montés sans moi?

—Mon enfant, répondit la religieuse stupéfaite, Dieu nous y rappelle quand il lui plaît, et nous ne pouvons que nous soumettre à ses décrets.

—Dieu! répéta Minette avec étonnement. Puis elle ajouta: Ah! sans doute quelque mauvais sort les tourmente, mais si je pouvais voir ma chère fée Paul, elle les délivrerait, allez! et s'ils sont vraiment dans le ciel, elle m'y mènerait avec elle! Oui, voyez-vous, quand même il faudrait traverser les forêts pleines de démons! elle étendrait sa baguette, et elle rallumerait la lumière des étoiles! Et lui, lui, madame, il la défendrait bien contre les enchanteurs! Et puis, tenez, j'ai un talisman!

Et Minette, écartant sa chemise, montrait l'amulette qu'elle avait au cou. Puis, apercevant le chapelet de soeur Sainte-Thérèse, auquel pendait un crucifix de cuivre.

—Ah! dit-elle, est-ce aussi un talisman que vous avez là?

—Eh quoi, s'écria la soeur tout effrayée, ne connaissez-vous pas l'image du Sauveur, de celui qui est mort sur la croix pour racheter les péchés des hommes?

Soeur Sainte-Thérèse, avec une piété fervente, sut apitoyer sur le sort de la jeune fille qu'on avait déshéritée du pain de l'âme le vénérable aumônier de l'hôpital Saint-Louis. Il voulut parler à Minette qui se levait déjà et commençait à pouvoir marcher hors de la salle. En quelques conversations d'une simplicité et d'une élévation angéliques, il essaya de lui faire entrevoir les mystères de la religion. Minette écoutait avec enthousiasme tous les récits de ce digne homme qui se sentait surpris de trouver dans une enfant idolâtre une âme toute chrétienne et pleine de vertus. Elle s'attendrissait partout avec le prêtre, son coeur agonisait au jardin des Olives, et elle pleurait avec les saintes femmes sur les pieds sanglants du Christ; mais, hélas! jamais elle ne put concevoir la vérité des histoires divines, et cesser de les confondre avec les fictions de la poésie. La lumière avait pénétré dans son esprit sans en chasser les folles visions; aussi celui qui voulait être son père spirituel attendait-il que ces ténèbres se furent dissipées pour verser sur le front de Minette l'eau sainte du baptême. La jeune fille était devenue chère aux religieuses par son inaltérable douceur. Elle avait demandé les objets nécessaires pour broder, et pendant les deux mois qu'elle passa encore à l'hospice, elle acheva une nappe d'autel qui excitait l'admiration de ces pieuses filles.

Si leurs voeux et ceux de l'aumônier avaient pu être exaucés, Minette serait entrée dans une maison religieuse pour y passer le temps nécessaire à son éducation chrétienne. Mais comme Capitaine n'avait survécu que quelques heures à sa chute, le sort de Minette avait dû être immédiatement fixé. Le directeur de la Gaîté avait obtenu qu'elle restât au théâtre en vertu de l'engagement signé pour elle par sa mère; et, à défaut de tous parents, on lui avait donné pour tuteur M. Lefèvre, le mari de la brodeuse qui demeurait dans la maison rue de la Tour. Lui et sa femme vinrent plusieurs fois voir Minette en lui apportant des friandises et des fleurs, et enfin, comme elle était tout à fait guérie de sa fièvre, M. Lefèvre, après avoir pris l'avis du médecin, se décida à emmener sa pupille. Soeur Sainte-Thérèse voulut expliquer à l'artisan qu'il ferait une oeuvre méritoire en facilitant à la jeune fille les moyens de continuer à s'instruire des vérités religieuses, et de recevoir les sacrements. Mais aux premiers mots que lui répondit Lefèvre, elle comprit qu'elle devait renoncer à l'espoir de convaincre ce brave homme, profondément voltairien. Minette aurait ressenti un cuisant chagrin en disant adieu aux bonnes soeurs, et en quittant la triste et grande maison où, pour la première fois de sa vie, elle avait trouvé le calme, si elle avait pu croire à la mort de ses parents, mais rien ne l'avait persuadée. Avant le jour où elle s'était évanouie sur le corps de son père, elle n'avait jamais vu la mort, et ce mot affreux n'avait aucune signification pour elle. Comme le seul livre qu'elle avait lu, comme les féeries dans lesquelles elle vivait au théâtre, les paroles du prêtre, qu'elle n'avait que vaguement comprises, lui avaient enseigné que toutes les épreuves sont passagères. Rien ne pouvait lui ôter de l'idée qu'elle reverrait ses parents, non pas tels qu'elle les avait laissés, mais redevenus bons et aimants, pareils enfin à ces personnages des drames qui dépouillent tout à coup les haillons du vice et de la misère, pour apparaître souriants, étincelants de beauté et de jeunesse, et le coeur plein de joie.

—Mais, disait-elle au prêtre, ne m'assuriez-vous pas que ceux qui sont morts se relèveront pour goûter d'éternelles délices? Eh bien! si quelque bon génie a eu pitié d'eux, peut-être m'attendent-ils maintenant pour me faire partager leur bonheur?

N'ayant pu comprendre ni la mort ni la vie future, elle appliquait à notre vie terrestre toutes les diverses espérances de résurrection et d'existence purifiée qui nous donnent la force de supporter tous les maux. De même, elle prenait dans un sens purement matériel les saintes paroles qui nous montrent l'humilité et la résignation comme les plus puissantes de toutes les armes; aussi avait-elle hâte de revoir madame Paul, de qui sa superstition faisait un véritable ange du ciel. Elle ne savait pas que, pour porter le glaive à la main et la flamme au front, les âmes angéliques doivent avoir laissé à la terre leur dépouille mortelle. Elle croyait que sa bonne fée calmerait le feu qui lui brûlait la poitrine, puis, qu'elle la prendrait dans ses bras et la porterait jusqu'au pays inconnu où l'attendaient les baisers de sa mère. Les nuages et les flots obéiraient, les rochers s'entr'ouvriraient pour laisser passer la belle enchanteresse. Et puis Minette rêvait aussi de le retrouver, lui à qui elle s'était donnée, en tout ce qu'elle connaissait d'elle-même, lui aux pieds de qui elle aurait voulu verser en une fois, comme le parfum d'un vase, tout le trésor de sa délicate jeunesse.

Soeur Sainte-Thérèse craignait beaucoup pour elle l'impression que lui ferait la vue des vêtements de deuil, modestes, mais très-convenables, qu'on lui avait apportés. Elle n'avait voulu les lui montrer qu'au dernier moment, mais, ce moment venu, il fallait bien que Minette les mit pour sortir. Quoi que la bonne soeur eût supposé, les paroles de l'enfant furent bien autrement navrantes.

—Oh! la belle robe! c'est pour moi? s'écria-t-elle avec admiration. La pauvre petite ne savait pas ce que c'est que de porter le deuil; jusqu'alors on l'avait affublée de si misérables haillons, que la vue d'une robe de mérinos noir, d'un col et d'un bonnet en crêpe noir ne l'attristait pas! Elle ne s'était pas figuré qu'elle ne posséderait jamais, en dehors du théâtre, bien entendu, une aussi riche toilette! Elle embrassa mille fois soeur Sainte-Thérèse en lui disant adieu, et celle-ci lui donna un petit crucifix de cuivre pareil à celui qu'elle portait elle-même à son chapelet.

—O ma chère fille, lui dit-elle en la serrant dans ses bras et en lui tendant l'image du Christ; voilà le véritable talisman, le seul qui guérisse toutes les angoisses!

Une dernière fois encore, Minette tendit son front à la bonne soeur, et elle partit avec M. Lefèvre. Une demi-heure après, elle était de retour dans la maison où s'était écoulée sa triste enfance. Elle eut un serrement de coeur devant la porte du logement qu'elle avait habité avec ses parents, et demanda à M. Lefèvre la permission d'y entrer pour revoir les objets au milieu desquels elle avait vécu.

—Ma pauvre enfant, lui dit l'ouvrier, j'y consentirais bien volontiers, mais aucun de ces objets-là n'existe plus, pour toi du moins. A la mort de tes parents, il a fallu vendre leurs meubles pour payer les dettes qu'ils avaient laissées.

—Ah! dit Minette avec l'accent d'un vif regret.

—Ma foi oui, continua Lefèvre, on a mis un écriteau, et le logement a été loué tout de suite: tiens, à un acteur de ton théâtre, je crois, un chauve, pas jeune!

Certes, lors même qu'une fatalité invincible ne l'eût pas poussée à suivre sa destinée, Minette n'aurait pas reconnu à ce portrait, exact pourtant, le beau Couturier, l'idole de sa secrète passion.

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