Les parisiennes de Paris
—Ainsi, reprit-elle avec un air de doute, c'est bien vrai, mes parents sont morts? C'est-à-dire, n'est-ce pas, que je ne les reverrai jamais?
—Hélas! dit Lefèvre, tu n'as plus d'autre famille que nous, ni d'autre maison que la nôtre. Mais viens, ma femme t'attend.
Ils montèrent les quelques marches et entrèrent. Madame Lefèvre vint au-devant de Minette, qui fondit en pleurs, car, en voyant sa maîtresse d'apprentissage, elle retrouva mille souvenirs de son enfance et de sa mère. La brodeuse fit à Minette un excellent accueil, et lui montra toute la bienveillance possible. Son mari avait tellement insisté auprès d'elle et auprès des ouvrières sur les recommandations du médecin, qu'il ne fut fait de près ni de loin aucune allusion à l'événement tragique par lequel avait péri Adolphina. Madame Lefèvre était d'ailleurs une très-bonne femme, n'ayant qu'un seul défaut, celui d'aimer l'argent avec idolâtrie; et encore cette passion était-elle excusable chez elle, car elle avait deux fils, pour lesquels elle rêvait un bel avenir; aussi comprenait-on la rapacité avec laquelle elle essayait d'entasser un trésor sou à sou.
—Ma petite, dit-elle à Minette, ici tu ne rouleras pas sur l'or, mais du moins tu ne seras ni injuriée ni battue. Tu auras pour te nipper tes petits appointements du théâtre, dont tu disposeras à ta guise. En attendant, voici un peu d'argent qui te revient sur la vente. Tu es si habile ouvrière, que ton travail chez nous suffira à ton entretien et à ta nourriture; mais, dame! il faudra piocher ferme.
Le logement, situé au quatrième étage, était trop exigu pour qu'il fût possible d'y coucher une personne de plus. Lefèvre avait donc loué au-dessus, au cinquième, une toute petite mansarde dans laquelle il avait mis un lit de fer et une petite commode antique. Madame Lefèvre prit Minette par la main, et la mena voir cette chambre qui devait être la sienne, puis elle lui donna la liberté d'aller au théâtre. C'était justement l'heure de la répétition. Minette entra au foyer, où on s'empressa autour d'elle avec tout le respect inspiré par son malheur. Son premier regard tomba sur Couturier, un nuage passa devant ses yeux, et elle s'évanouit presque. Madame Paul la prit sur ses genoux, et la réchauffa à force de baisers.
—Ah! chère Paul, dit la jeune fille, n'est-ce pas que je reverrai ma mère? N'est-ce pas que tu me conduiras vers elle?
—Oui, oui, mon enfant, répondit l'actrice.
—Bientôt, n'est-ce pas, tu me le promets?
—Oui, bientôt, je te le jure.
En prononçant ces derniers mots, madame Paul pouvait à peine cacher l'émotion qui faisait trembler sa voix. Car elle venait de regarder Minette, si pâle et de nouveau si amaigrie, et elle se disait que bientôt, en effet, la pauvre enfant serait près de sa mère.
Le directeur vint aussi parler affectueusement à Minette.
—Ma chère petite, lui dit-il, tu auras au moins quinze jours de liberté, et je suis heureux que tu puisses les consacrer à ta douleur. Soigne-toi et repose-toi bien pendant ce peu de temps-là! J'aurais voulu t'en laisser davantage, mais c'est impossible. Je donne une grande pièce pour laquelle tu m'es indispensable, et où tu joueras pour la première fois le rôle de jeune fille. Je veux que tu y sois charmante, et ta bonne amie que voilà m'a promis de t'aider de ses conseils.—Tout en rougissant, Minette remercia de son mieux, et madame Paul, qui n'avait plus affaire au théâtre, voulut la reconduire elle-même. Elles sortirent donc sans que Couturier pût adresser un mot à Minette, mais il avait vu l'évanouissement de la jeune fille causé par sa seule présence; il étouffait de joie et d'orgueil. Il se mit à marcher avec agitation dans le foyer, en passant fiévreusement ses mains dans ses rares cheveux.
—Tiens, lui dit un de ses camarades, qu'as-tu donc, le beau
Couturier! Est-ce que tu médites un crime?
—Oh? dit l'amoureux en souriant avec l'adorable fatuité qui avait fait sa gloire, je médite toujours un crime!
Il faisait un beau soleil, quoique l'air fût encore froid; on était au milieu d'avril. Madame Paul monta dans un fiacre avec Minette, et la conduisit au cimetière. Elle savait, elle, comme il fallait parler à cet enfant pour ne pas heurter les illusions qui la consolaient. Elle fit ce que le prêtre n'avait pas pu faire; elle fit comprendre à Minette, autant que cela était possible, l'idée de la mort et l'idée de l'âme. Elles étaient arrivées devant la croix de bois qui indiquait la tombe d'Adolphina.
—Ainsi, dit Minette, en répondant à madame Paul et en montrant la terre à ses pieds avec un geste d'effroi, ma mère n'est pas là, n'est-ce pas?
—Non, dit l'actrice; mais puisque tu sais maintenant des prières, c'est ici que tu prieras pour elle. Mais, jamais seule! Nous y viendrons ensemble!
—Oui, répondit Minette.
Madame Paul bénit alors les circonstances qui avaient laissé cette jeune âme s'égarer dans un monde tout idéal, car, grâce à cette ignorance de tout, Minette, qui avait si peu de temps à vivre, ne saurait jamais qu'elle était la fille d'un criminel. Elle s'agenouilla sur la terre humide, et fit une courte prière. Minette l'imita. Puis elles partirent, et, après avoir cordialement embrassé sa protégée, madame Paul la quitta seulement à la porte de madame Lefèvre.
—Cher trésor, dit-elle, puisque tu m'appelles ta bonne fée, ne m'oublie jamais quand tu auras du chagrin.
—Oh! murmura Minette, jamais! Quand je souffrirai trop, je me mettrai à genoux, et je t'appellerai. Je suis bien sûre que tu sauras toujours venir à mon secours!
Et elle entra dans la maison, tandis que madame Paul lui envoyait pour dernière consolation son charmant sourire.
Et maintenant, avant d'écrire les dernières lignes de cette histoire (car le dénoûment en fut trop horrible pour ne pas devoir être raconté en quelques mots), j'ai besoin de rappeler au lecteur que c'est la réalité elle-même qui nous montre certaines existences vouées tout entières à une infortune imméritée et implacable. N'est-ce pas là l'irréfutable argument que Dieu nous donne pour prouver que tout ne finit pas à la tombe! Ce qu'avait souffert jusqu'alors la jeune fille que je tâche de faire revivre n'était rien auprès de ce qui lui restait à endurer, car elle devait mourir comme elle avait vécu, martyre.
Encore toute tremblante pour ainsi dire du coup qui avait failli la briser, troublée par les souvenirs qui abondaient dans sa tête brûlante, agitée par les mille idées confuses qui s'y pressaient au milieu des rêves et voulaient ouvrir leurs ailes encore captives, affaiblie par le mal qui la tuait, exaltée par l'amour tyrannique qui s'était emparé de tout son être, Minette s'était remise à sa vie laborieuse, et travaillait avec un acharnement qui aurait satisfait une maîtresse plus exigeante encore que madame Lefèvre. Pendant tout le jour, elle brodait avec cette activité fébrile qui endort la pensée, et, ne voulant songer à rien, elle s'absorbait dans cette tâche, qui, heureusement, demandait assez d'application et d'attention délicate pour endormir son âme. Elle avait beau s'apercevoir que sa force la trahissait, car, à peine levée, elle sentait ses membres engourdis par la fatigue et luttait contre de dévorantes envies de sommeil, elle avait beau retirer de ses lèvres son mouchoir, taché par de légers filets de sang, elle persistait, s'enivrant de la fatigue elle-même, jusqu'à ce que les feuillages et les fleurs de sa broderie arrivassent à l'affoler et à lui faire perdre le sentiment des choses extérieures. Ravie de cette application effrénée, madame Lefèvre se montrait très-bonne envers l'orpheline, car, les intérêts d'argent sauvegardés, elle était au demeurant, comme je l'ai dit, la meilleure femme du monde. Pendant les repas, tout le monde était affectueux pour Minette, et le soir, on lui laissait la meilleure place près de la lampe. La journée finie, elle montait à sa petite mansarde, engourdie par la lassitude, s'agenouillait devant son crucifix de cuivre en récitant les prières que l'aumônier de Saint-Louis lui avait apprises, et s'endormait de ce sommeil des malades que peuplent des songes accablants. C'est alors que tous les prestiges de féerie apparaissaient devant elle en se mêlant d'une façon douloureuse à sa propre histoire, et chaque nuit le même rêve venait la jeter dans l'épouvante. Après avoir traversé mille embûches, avoir échappé à la dent des lions et aux maléfices des génies cachés dans les noires forêts, après avoir atteint le rivage sauveur malgré la fureur des flots battus par la tempête, après être sortie vivante des flammes débordées, elle arrivait enfin dans une clairière sauvage où la pluie tombait à torrents et où flamboyaient les éclairs. Là, son père était couché, comme elle l'avait vu, sans mouvement. A côté de lui Adolphina, le visage sanglant, les cheveux épars, tournait vers Minette ses yeux éteints. Des monstres aux gueules enflammées, aux dents menaçantes, allaient s'élancer vers eux pour les déchirer. En vain Couturier, couvert d'une armure d'or, agitait son épée pour les mettre en fuite; en vain madame Paul, accourue dans les airs sur une nuée étincelante, étendait sa main protectrice; les parents de Minette ne pouvaient être sauvés que par elle, car elle seule possédait le talisman qui pouvait mettre en fuite les visions infernales.
Ce talisman, c'était l'amulette que lui avait donnée madame Paul.
Mais au moment où elle voulait y porter la main, une femme que Minette revoyait chaque nuit avec les mêmes traits, se dressait devant elle, et, la glaçant de frayeur, la forçait à rester immobile. Alors elle s'éveillait, les yeux rouges, le gosier brûlant, et comme étouffée. Même après qu'elle avait ouvert sa fenêtre, il se passait cinq ou six minutes avant qu'elle pût respirer avec liberté, et alors elle toussait si longtemps que parfois elle tombait inanimée sur le bord de sa couchette. La femme que Minette voyait ainsi était belle, mais de cette beauté cruelle et funèbre que nous attribuons aux divinités farouches. Sa haute taille, sa pâleur, ses yeux et ses cheveux noirs comme la nuit, ses lèvres menaçantes, ses mains et ses bras blancs comme un linge, la faisaient ressembler à ces magiciennes qui composent leurs philtres aux mouvantes clartés de la lune.
Quand Minette n'était pas obsédée par ce rêve, alors c'en étaient d'autres encore plus sinistres, dans lesquels cette ennemie inconnue la poursuivait toujours. Tantôt elle enfonçait un couteau dans la poitrine de la jeune fille, qui sentait le froid de l'acier; tantôt elle laissait échapper de sa main un serpent qui se glissait dans le sein de Minette et lui mordait le coeur. Minette torturait sa mémoire pour se rappeler quelle était la personne dont le spectre la tourmentait ainsi, et ses efforts restaient toujours inutiles, car en effet elle n'avait jamais vu cette femme. Mais quand le drame de leur vie se presse vers son dénouement, les âmes exaltées reçoivent presque toujours le don de voir dans un avenir prochain, soudainement éclairé par des pressentiments funestes. Voici comment ceux de Minette se réalisèrent.
Elle quittait ses hôtes et remontait chez elle vers dix heures. Un soir d'orage, que le vent souillait avec force, elle eut tellement peur dans sa chambre qu'elle eut envie de redescendre chez madame Lefèvre; mais elle recula à l'idée de l'éveiller. N'osant pas non plus se coucher, elle se mit à travailler à une broderie commencée, sans faire un mouvement et sans lever les yeux. Plus le temps s'écoulait, plus son malaise augmentait, car ses songes étaient devenus cette fois des hallucinations qui la tourmentaient même dans la veille. Aussi s'aperçut-elle avec un véritable désespoir que sa bougie finissait et qu'elle allait rester plongée dans l'obscurité. Elle résolut alors de descendre dans la rue, quoiqu'il fût près de minuit, pour acheter elle-même d'autres bougies, et elle y courut avec le courage fiévreux que donne pour un instant l'excessive frayeur. Comme elle remontait l'escalier, en passant sur le carré du troisième étage, une habitude invincible lui fit tourner les yeux vers la porte du logement qu'elle avait habité avec ses parents. Il y avait de la lumière dans ce logement, dont la porte était entr'ouverte, et Minette aperçut à l'entrée de la première pièce, Couturier, qui l'appelait par un geste silencieux. Sans plus réfléchir que l'oiseau fasciné, elle courut vers son amant. La lumière était déjà éteinte. La porte se referma, Minette, enlacée par les bras de Couturier, retrouva l'impression poignante que lui avait causée au théâtre le premier baiser qu'elle avait reçu, et dont elle avait failli mourir.
Elle s'était donnée comme se donne une vierge amoureuse, sans calcul, sans regret, sans lutte possible. Pendant les premiers jours de cette liaison, il lui semblait qu'elle venait de naître, tant elle était heureuse! Quelques instants avant l'heure où Couturier rentrait du théâtre, elle descendait chez lui en retenant son souffle. Les minutes lui semblaient des siècles; elle se jetait au cou de son amant comme s'il lui eût apporté la vie, et il lui jouait si bien la comédie de la passion qu'elle se croyait adorée. Mais, qui ne le devine? bientôt Minette subit le sort des pauvres créatures liées à des hommes sans coeur; elle ne fut plus qu'une victime et un objet dédaigné. Elle retrouva avec horreur l'image de son père dans le misérable toujours ivre et furieux qu'elle ne pouvait s'empêcher d'aimer. Presque toujours, elle remontait chez elle le matin glacée et mourante, les yeux perdus, après avoir attendu inutilement toute la nuit Couturier, qui n'était pas rentré. Il ne la voyait plus que pendant quelques instants, à de rares intervalles, pour la brutaliser et lui voler le peu d'argent qu'elle possédait. Il lui avoua même cyniquement qu'il avait un autre amour, et poussa la cruauté jusqu'à se faire parer par Minette elle-même, quand il allait voir la femme pour qui il l'avait abandonnée. Madame Lefèvre ne tarda pas à s'apercevoir de l'intelligence de sa pupille avec Couturier; mais poussée par son avarice, qui l'engageait à ne pas perdre sa meilleure ouvrière, elle ne dit rien. Seulement, elle manifesta dès lors à Minette autant de haine qu'elle lui avait jusque-là montré d'amitié, et l'accabla de travail sans vouloir remarquer l'épuisement de ses forces. Arrivée à la suprême sérénité du désespoir, Minette qui crachait le sang et sentait son courage s'évanouir tout à fait, s'élançait en idée vers la région où elle devait retrouver sa mère, et ne vivait plus que par ses aspirations ardentes.
C'est alors qu'elle reçut, avec un petit mot aimable du directeur de la Gaîté, un bulletin de répétition pour la pièce nouvelle. L'ouvrage était prêt, car il avait été monté et mis en scène pendant que Minette était à l'hôpital. On devait reprendre les répétitions pendant une huitaine de jours seulement, tant pour elle que pour une actrice nouvellement engagée, nommée Bambinelli. Cette Italienne arrivait de Marseille, précédée d'une grande réputation à plus d'un titre, car elle s'était enfuie de Milan quelques années plus tôt, sous l'accusation d'avoir empoisonné un officier autrichien. Lorsqu'en la voyant, Minette reconnut la menaçante beauté qui avait si cruellement désolé ses rêves, elle comprit qu'il allait se passer quelque chose de terrible, car la Bambinelli était la nouvelle maîtresse de Couturier. Aux regards pleins de haine que cette femme lui jeta d'abord, la jeune fille se sentit perdue. Elle jouait le rôle de l'héroïne dont la destinée se débattait entre la bonne et la mauvaise fée, madame Paul et la Bambinelli! Celle-ci, qui savait avoir eu Minette pour rivale, car Couturier avait habilement fait valoir son prétendu sacrifice, la traitait avec le dédain le plus insultant, et semblait réellement lui adresser les menaces et les injures que contenait son rôle. Parfois ses regards et ses gestes causaient à Minette un tel malaise qu'elle fondait en larmes, et se jetait dans les bras de son amie, qui seule avait le don de la consoler.
Il y avait dans la nouvelle féerie un vol assez dangereux; on imposait alors aux actrices des petits théâtres ces exercices périlleux que les danseuses et les mimes exécutent seuls aujourd'hui. Cette fois encore, Minette devait traverser le théâtre à une très-grande hauteur, suspendue par des fils de fer. Chaque fois que cela fut essayé, elle ressentit malgré elle un effroi inconnu, car il lui semblait que les yeux de son ennemie l'attiraient en bas, et devaient la précipiter. Mais la présence de madame Paul la rassurait. Pourtant le soir de la première représentation arrivé (après une belle journée de mai), le coeur lui manqua à ce moment. Elle ne put trouver madame Paul qui était malheureusement occupée à un changement de costume et se vit dédaigneusement toisée par Couturier qui passait dans les coulisses. Elle alla à lui.
—Je t'en supplie, embrasse-moi, lui dit-elle en lui prenant la main dans ses petites mains, et avec une expression qui eût fait pleurer les anges.
Comme le machiniste Simon venait accrocher les fils de fer à la ceinture de cuir cachée sous sa robe, Minette crut voir un regard affreux échangé entre lui et la Bambinelli. Involontairement, elle ferma les yeux en entendant la réplique qui précédait son apparition aérienne. Il se fit un bruit épouvantable, et il sembla à tous les spectateurs que pendant une seconde il avait fait nuit dans la salle. Les anciens habitués du boulevard se rappellent encore ce sinistre événement arrivé en 1829 et l'horreur qu'il excita. Les fils de fer s'étaient rompus; Minette était brisée, morte sur les planches. Le sort de cette Psyché inconnue ne fut-il pas celui de la Poésie ignorante d'elle-même, toujours assassinée par les violences brutales de la vie?
SYLVANIE
Il y a aux portes de Paris, à Villeneuve-Saint-Georges, de beaux paysages au milieu desquels la Seine se déroule si blanche et si limpide qu'on la prendrait pour la Loire, et sur les bords enchantés du fleuve, des châteaux si paisibles et si bien entourés de parcs touffus, qu'on les croirait ensevelis dans les solitudes féodales de l'Allier ou du Berry.
Par une chaude soirée de mai, où le soleil noyait d'or toute la campagne, au fond d'une de ces retraites quasi-royales que le voyageur admire en passant, deux personnes étaient réunies dans un petit salon situé au premier étage et donnant sur le parc assombri par les masses bleuâtres des arbres séculaires.
L'une de ces deux personnes était une femme de trente-cinq ans, encore belle, qui, depuis quelques instants déjà, semblait lutter silencieusement contre l'obsession d'une crainte amère.
Par intervalles, elle jetait de longs regards pleins de tendresse et de mélancolie sur Raoul de Créhange, son fils, beau jeune homme de dix-huit ans à peine, qui, assis les bras nus devant un petit piano moderne, promenait avec distraction ses doigts sur le clavier, et semblait trahir ses pensées intimes par des mélodies confuses et inachevées. On voyait que madame de Créhange avait dû être d'une beauté parfaite. Elle était brune; ses traits fins et arrêtés, ses cheveux abondants, ses grands cils, sa lèvre supérieure légèrement estompée, sa bouche rouge comme une fleur, ses dents blanches, et deux ou trois signes noirs jetés au hasard sur ses joues comme les mouches du XVIIIe siècle, tout en elle contribuait à répandre ce charme infini qui émane des femmes brunes, quand l'expression de leur visage n'est pas trop dure ou trop sensuelle. On ne pouvait pas même reprocher à cet ensemble harmonieux le léger embonpoint amené par l'âge; car il aidait encore à faire ressortir, par une heureuse opposition, les extrémités finement attachées et la grâce calme des mouvements.
Raoul de Créhange était le portrait exact de sa mère, que cette ressemblance rendait justement orgueilleuse. Seulement, la bouche de Raoul avait les extrémités plus spirituelles, ses yeux jetaient plus de flammes, son front était plus large et plus développé, et ses cheveux épars étaient de cette belle nuance d'un blond foncé que tous les peuples nous envient.
Fille unique et dernière héritière d'une famille riche et noble, mademoiselle Noémi de Geffré avait épousé à quinze ans, par amour, un jeune homme beau, riche et noble comme elle. Deux ans après, aux plus belles heures de cette union charmante, M. de Créhange était mort, enlevé tout à coup par une maladie cruelle. Désormais inconsolable, madame de Créhange avait concentré sur Raoul toute sa tendresse et n'avait vécu que pour lui. Comme tous les enfants bien nés, il était déjà un enfant accompli. Il grandit sans aucune de ces timidités farouches et de ces demi-misères qui courbent le front des jeunes hommes de ce temps. A seize ans, Raoul était un homme fait, heureux, fort, croyant à tout, aimant la vie, montant les chevaux les plus fougueux, tirant l'épée comme un vaillant, et comprenant tous les arts dans leur plus délicate essence.
Mais, depuis près d'une année, un grand changement s'était manifesté dans ce caractère si insoucieux. Tout à coup, Raoul était devenu sombre et taciturne; il se plongeait dans de longues rêveries et négligeait tous les exercices du corps. De là venaient la tristesse et le chagrin de madame de Créhange, qui d'avance tremblait pour sa chère idole, et n'osait plus se sentir heureuse. C'est là ce qui lui faisait épier avec une sollicitude inquiète la rêverie de son fils au moment où nous avons commencé ce récit.
Bientôt les doigts distraits de Raoul cessèrent de faire résonner les touches du piano. Le jeune homme laissa tomber les bras le long de son corps, et, les yeux fixés au ciel, s'absorba longtemps dans la contemplation muette des splendeurs du soleil couchant. Sa mère se leva de son fauteuil sans que Raoul détournât les yeux, et vint prendre une de ses mains, qu'elle tint dans les siennes.—Raoul! dit-elle, d'une voix douce.
Le jeune homme s'éveilla comme d'un songe et baisa avec effusion les mains de sa mère. Madame de Créhange se rassit, et quand son fils se fut posé à ses pieds, sur un petit tabouret de tapisserie, elle jeta sur lui un regard plein de ces trésors d'affection qui devraient désarmer le sort, puis elle parut faire un grand effort sur elle-même, et enfin, elle parla:—Raoul, dit-elle, tu sais combien je respecte ta liberté. Je ne veux avoir des mères que la tendresse. Mais ne dois-je pas aussi partager tes peines, moi qui t'ai dû toutes mes joies?
Et en parlant ainsi, madame de Créhange priait si bien, avec le regard et la voix, qu'elle était irrésistible. Elle continua.—L'amour, n'est-ce pas?
—Oui, répondit le jeune homme d'une voix altérée. Oh! ma mère! ma mère! ajouta-t-il avec des sanglots, ayez pitié de moi! si vous saviez comme je souffre!
Raoul semblait près de succomber à son émotion, ses yeux secs le brûlaient. Mais enfin, il put pleurer; il baissa la tête et versa des torrents de larmes. Quand il revint à lui, il appuya son front dans ses deux mains, et s'écria au milieu de ses sanglots:
—Sylvanie! Sylvanie!
Madame de Créhange prit la tête de Raoul dans ses mains, et à plusieurs reprises lui baisa le front avec une terreur folle.
—Malheureux enfant! s'écria-t-elle. Madame de Lillers? Ah! mieux vaudrait une courtisane! elle n'a pas de coeur!
Madame de Créhange n'osait rien dire pour consoler Raoul; elle voulut du moins pleurer avec son fils. Elle pleurait et leurs larmes se mêlaient dans le silence.
On frappa à la porte. C'était Julien de Chantenay, le meilleur ami de Raoul de Créhange et de sa mère. Raoul essuya ses larmes et s'enfuit précipitamment.
—Julien, Julien, dit madame de Créhange, voyez mon pauvre enfant; oh! comme il est malheureux! il aime… O Julien, savez-vous qui? Sylvanie de Lillers! allez le consoler, n'est-ce pas? Il faut qu'il vous dise tout. Oh! il ne refusera pas, j'en suis sûr, il vous aime tant!
—Hélas! madame, répondit Julien, vous réveillez toutes mes craintes. Notre pauvre Raoul est perdu. Vous connaissez madame de Lillers; vous savez son admirable beauté, sa pâleur qui la fait ressembler à une morte. Eh bien! jamais aucune émotion n'a mis de roses sur ce visage impérieux; ses dents sont des perles, mais elles n'ont jamais souri. Ses yeux verts et profonds comme la mer ne s'animent jamais sous l'arc inflexible de ses sourcils, et le vent lui-même ne ride pas ses magnifiques cheveux. Tout est mystère chez cette femme. Quand M. de Lillers mourut, à la suite d'un duel toujours inexpliqué, la belle Sylvanie n'a pas sourcillé en voyant la tête sanglante et fracassée de celui qui la rendait heureuse. Hélas! voilà la femme que Raoul aime d'un tel amour!
—Ah! qu'ai-je fait! s'écria madame de Créhange frappée d'une réflexion soudaine, elle doit venir ici, elle! et c'est demain même. O Julien, j'ai pu ordonner une fête et inviter madame de Lillers, j'étais donc folle! Mais non, certes, je ne veux pas voir cette créature maudite. Grâce au ciel, il est encore temps de prévenir ce nouveau malheur: je vais écrire!
—N'en faites rien, madame. Au point où en est venue la passion de ce malheureux enfant, l'absence est funeste. La froideur de Sylvanie le déchire, mais il meurt en ne la voyant pas.
—Mon Dieu! mon Dieu! s'écria encore madame de Créhange, véritablement désolée et semblable à une Niobé qui voit tomber son dernier enfant.
Julien descendit à la hâte et se mit à chercher Raoul qui était allé cacher sa profonde tristesse sous les épais massifs du parc. Il faisait alors tout à fait nuit, et la lune argentait faiblement les contours des feuillages découpés.
Julien de Chantenay était, dans toute la rigueur du mot, un gentilhomme. Il terminait dignement une race illustre. Une entière conformité de goûts et d'idées l'avait rapproché de Raoul, auquel, malgré une assez grande différence d'âge, il avait voué une amitié toute fraternelle. Plus tard, quand il connut madame de Créhange, il ne put résister aux charmes de sa beauté et de son esprit, et en devint éperdument amoureux. Ce fut une de ces passions qui remplissent la vie et la brûlent jusqu'au dernier soupir. Mais Julien savait le coeur de madame de Créhange fermé à tout amour; il ne parla jamais. La noble femme sut apprécier ce silence et voua à Julien une amitié inaltérable. Au milieu de cette famille de son choix, Julien de Chantenay vécut aussi heureux qu'on peut l'être avec une passion sans espoir, jusqu'au jour où une autre passion plus fatale encore le fit trembler pour Raoul, qu'il chérissait comme son seul ami, et aussi comme l'enfant d'une femme idolâtrée.
Raoul s'était assis sur un vieux banc de pierre, humide et couvert de mousse. Julien le prit par le bras et le ramena au château à pas lents. Quand les deux jeunes gens furent rentrés et installés dans la chambre de Raoul; quand les bougies brillèrent dans les flambeaux d'argent, et jetèrent leurs vives lueurs sur la tenture de Perse aux fleurs luxuriantes, Julien parla le premier, en posant ses pieds sur les chenets polis où venait déjà se mirer la flamme, car à la campagne on a encore la bonne habitude de faire du feu toute l'année.
—Raoul, dit-il, il faut te confier à nous; ta mère est désolée. Je sais combien il en coûte pour remonter le cours de ses espoirs et de ses désenchantements; mais il le faut. Ton coeur se brise et ne peut contenir cet ennui qui le déborde. Dis-moi toutes tes folies, toutes tes misères, bien patiemment, une à une, et je les écouterai en frère; mon coeur sera avec le tien. C'est une bien triste histoire, n'est-ce pas?
—Oh! bien triste en effet, dit Raoul, mais écoute-la. Au fait, qui pourrait me comprendre et me soulager, sinon vous deux, les deux seuls êtres qui m'aimiez? Pardonne-moi seulement le désordre de mes souvenirs.
Tu connais Sylvanie; c'est chez ma mère, dans un bal, que je l'ai vue pour la première fois. Au milieu de toute cette gaze, de tout ce satin, au milieu de ces fleurs, de ces perles, de ces diamants, de cette lumière tumultueuse, qu'un bal parisien fait tourbillonner devant les yeux lassés; au milieu de cet enivrement de parfums, de mains gantées, de blanches épaules, seule, madame de Lillers se détachait comme une figure pensive. En l'apercevant, je vis passer devant moi toutes nos idées sur le calme et la majesté de l'art antique. Jamais je n'avais vu à un être vivant une bouche aussi rigide; j'admirais surtout, avec une sorte d'effroi, ces beaux cheveux fauves que tu lui connais, et qui ne semblent pas appartenir à une mortelle: des cheveux de déesse païenne et de sainte extasiée. Dès qu'elle parut, je sentis que ma volonté était morte et mon âme enchaînée. Toute la nuit, malgré moi-même, mes yeux furent attachés sur les siens.
Étrange femme! Elle était vêtue pour le bal; mais sa robe avait l'air d'une chlamyde. Sur elle la gaze devenait pierre. On chantait et elle chantait; on dansait et elle dansait: la valse l'entraînait comme tout le monde dans ses mille replis; mais au milieu de son chant, au milieu de sa danse, elle semblait comme emprisonnée dans les liens d'un rhythme inflexible. C'était une ode vivante. Quand sa voix se jouait dans les mille difficultés italiennes, on croyait, par moments, à son émotion, et son émotion vous gagnait; mais on sentait bien vite qu'elle n'atteignait les cordes des pleurs qu'à force de précision et de calcul, et on avait honte d'être ému. Chez elle, la voix, cette seconde âme, n'était qu'un instrument bien réglé. A la fin du bal, à ce moment des yeux noyés, des fleurs brisées, des mains furtives, je croyais parfois la voir entraînée, comme nous tous, par la musique, par ces dernières clartés qui luttent avec le jour naissant, par ce magnétisme de l'amour qui circule dans les mains frémissantes; mais alors, elle exécutait quelque pas difficile avec une grâce savante et ingénue, et en relevant la tête, je retrouvais sur sa figure son invariable demi-sourire de nymphe héroïque.
Je te dépeins aujourd'hui cette femme comme elle est, Julien, mais non comme je la vis alors. Ce jour-là, elle m'apparut comme une harmonie au milieu de l'harmonie, comme la lumière dans la lumière, comme un chant au milieu de mes rêves poétiques. Quelle qu'elle fût, je l'aimais avec adoration. Depuis, je la revis tous les jours; le soir aux deux Opéras, où chacun la remarquait, l'adorait de loin, un large bouquet de lilas blanc à la main en toute saison, penchée au bord de sa loge dorée, semblable à une fleur d'albâtre dans une coupe d'or; dans le jour, malgré le peu de sympathie de ma mère pour madame de Lillers, j'entraînais ma mère chez elle. Enfin, quelquefois j'y allais seul. Nous faisions de la musique ensemble. J'essayai de lui dire mon amour avec la langue divine de Rossini et de Mozart. O folle Rosine! O Anna! O Desdemone!
Elle était tout cela pour moi; sa voix seule était pour moi un orchestre, une tragédie. Oh! comme j'entendais résonner dans mon âme les harpes de la mélancolie et de la tristesse, les flûtes et les clairons de l'amour vainqueur! Julien! Julien! te dirai-je toutes mes alternatives de triomphe et d'abattement! Mon amour était toute ma vie, il éclatait dans ma voix, dans mes gestes, dans mes regards que je ne pouvais maîtriser. Elle le lisait à livre ouvert. Moi aussi, il me semblait parfois qu'elle laissait aller son âme à cette douce pente; je croyais entendre trembler sa voix; puis tout à coup elle redevenait la statue implacable dont je t'ai parlé et alors il me semblait avoir rêvé.
Quelquefois, quand j'arrivais, elle m'accueillait avec impatience, avec amertume; elle m'avait attendu une heure à sa fenêtre comme une Elvire désolée; je voulais me justifier et elle ne m'écoutait plus; elle me parlait de modes et de parures. J'étais à l'agonie. D'autres fois elle avait oublié qu'elle m'attendait, elle me traitait comme un étranger, et cependant elle me demandait compte de mes regards, de mes pensées, et je lui expliquais tout; je me justifiais, je lui appartenais comme un esclave. Souvent elle se laissait entraîner sur le terrain charmant des causeries d'amour; alors il semblait qu'elle avait sur les lèvres quelque parole venue du coeur; puis elle s'arrêtait tout à coup, comme si elle avait oublié ce qu'elle allait dire. Elle me renvoyait avec quelques brimborions, que sais-je? une fleur fanée, un gant flétri, un vieux ruban. J'étais fou alors. Et le lendemain je voyais quelque sigisbée mal accroupi sur un mauvais cheval galoper près de la calèche de Sylvanie; et elle lui répondait avec toutes ses grâces, elle était belle pour lui et ne semblait plus me connaître.
Je ne sais combien cela dura de temps; mais si cela avait duré un jour de plus, je serais mort. Enfin un soir, un soir d'été, je m'en souviens, nous étions seuls, il faisait nuit; elle s'était amusée pendant des heures entières à me torturer avec ses jalousies feintes, à m'élever sans cesse dans les cieux d'or de l'espérance pour me faire tomber après dans les abîmes sans fond du doute. Je n'y tenais plus, j'avais le coeur brisé, et je sentis tous les vagues bouillonnements de l'orgueil se révolter dans mon sein comme un océan.
—Mais, madame, m'écriai-je enfin avec épouvante, je ne vous ai rien demandé, moi!
—Mais, moi, je t'aime, Raoul! me dit-elle avec un grand cri.
Et j'étais déjà à genoux, et elle était déjà près de moi, ses deux mains dans mes cheveux, ses deux yeux dans mon coeur. Oh! qu'elle était belle alors, Sylvanie! La chambre était obscure; et pourtant Sylvanie, toute radieuse, était dans la lumière comme l'ange de Rembrandt!
Eh bien, Julien, te le dirai-je, malgré l'extase et le ravissement qui m'inondaient, ce mot charmant qu'elle m'avait dit tout haut et la première, ne me fit pas tout le bien que j'aurais cru, quand je songeais à ce double aveu comme à un bonheur inespéré. Mais comme elle me rassura! Comme elle avait bien l'esprit du coeur! Ce soir-là elle fut tout amour; je me crus transfiguré, et en la quittant il me sembla que j'avais des ailes.
Eh bien! dès que l'air froid de la rue frappa mon front, tout l'édifice de mon bonheur s'écroula comme un château de cartes. Tout changea de forme à mes yeux; et à mesure que je me rappelais froidement la démarche, la voix, les mots de Sylvanie, je pus croire qu'elle avait joué une scène d'amour.
C'est ainsi que je vivais dans des alternatives perpétuelles d'enivrement et de fureur.
Et quand elle se fut donnée à moi, quand je fus son amant, il faut bien dire ce mot-là, puisque tout finit par la réalité brutale, oh! c'est alors que ce fut bien pis encore! Moi, sortant de ses bras, humide encore de ses baisers, elle me traitait comme un laquais devant ses laquais et devant ses complaisants aux visages de poupées! O honte! Elle inventait des cruautés horribles sans aucun but, à propos de rien, des chimères impossibles. Elle me reprochait d'embrasser ma mère. Si je lui demandais humblement l'explication de quelque acte inouï, elle semblait d'abord vouloir dissiper mes craintes, puis elle me fermait la bouche avec une de ces injures doucereuses et polies par lesquelles les femmes exercent jusqu'à l'abus la tyrannie de la faiblesse. Ou bien elle s'égarait dans une suite de mensonges si grossiers, de raisonnements si diffus et si vides de sens, que je renonçais à l'y suivre. Je cherchais alors avec stupeur quels étaient son but et sa pensée, ce qu'elle voulait et comment une femme ose agir de la sorte et vous dire de semblables choses en face, sans rougir de honte; avec tout cela elle était pleine de charme et je l'adorais. Que dis-je? Je l'aime encore comme au premier jour! ô Julien!
Je me suis souvent demandé, dans le silence de mes nuits sans sommeil, comment, avec un noble coeur, on peut continuer à aimer une femme qui vous hait, qui vous trompe, et qui ne dissimule ni ses haines ni ses tromperies; une femme qui est spirituelle et ingénieuse comme les fées, et qui a le courage de vous dire des inepties quand votre âme saigne? Pourtant cela est ainsi; je l'ai vu, je le vois, je le sens.
—Raoul, dit Julien, ne serait-ce pas parce que notre esprit et notre coeur, à nous autres hommes, sont logiques, même dans leurs passions et dans leurs rêveries, et veulent arriver logiquement à la solution de tout problème? On éprouve, n'est-ce pas? un désir continu de s'expliquer la cause de tant de paroles et d'actions niaisement cruelles et audacieusement incohérentes. Le jour où l'on saurait ce qu'il y a dans la pensée d'une femme quand elle agit ainsi, ce jour-là on ne l'aimerait plus; on n'aurait plus ni curiosité, ni haine, mais du mépris.
—Je le crois, dit Raoul tout pensif.
—Malheureusement, dit Julien, on ne le devinera jamais.
—Pourquoi?
—Les femmes l'ignorent elles-mêmes; elles se font naïvement criminelles. Faites tout entières de nerfs et de sensations, elles ne peuvent vouloir le bien qu'en obéissant à leur inspiration spontanée ou aux préceptes qu'on leur a enseignés. Le raisonnement les conduit presque toujours à des paradoxes inhumains jusqu'à la démence.
Mais, ajouta Julien, ne nous perdons pas dans de vaines théories; n'inventons pas à grand'peine des aphorismes cent fois plus cruels que le souvenir lui-même de la douleur. Malgré le mal que cela te fait, continue le récit de ces poignantes angoisses! Il me semble que les coeurs vraiment bien placés deviennent meilleurs encore et très-indulgents en se ressouvenant à froid des mille tortures que leur a infligées la jalousie.
—Oh! oui, reprit Raoul, qui de tout cela n'entendit qu'un mot, la jalousie, c'était mon mal! mal horrible que tout envenime. Oh! je sais tout ce qu'on cherche, tout ce qu'on découvre, tout ce qu'on suppose quand on est jaloux! les mots surpris, entendus à demi, les espionnages suivis d'affreux remords, les lettres cachetées qu'on tourne et retourne dans la main en écumant de rage, les nuits passées sous une fenêtre, les pieds dans la boue; et les femmes qui lui ressemblent et qu'on voit pour elle d'un bout à l'autre du boulevart, ou aux Champs-Elysées dans une calèche qui s'envole! J'ai compris toutes les hyperboles des poëtes. J'étais, comme ils disent, jaloux de l'eau de son bain où mon imagination faisait ondoyer près de son beau corps une naïade amoureuse; j'étais jaloux du fruit vermeil que déchiquetaient ses dents d'ivoire; jaloux de la brise qui vient soulever follement ses petits cheveux, tendres comme un duvet, qui estompent les tempes et la nuque, et que le peigne oublie. Quel tourment que la jalousie qui flaire, qui poursuit, qui traque une proie invisible et qui cherche à dévorer, et qui ne sait à quoi s'en prendre!
—Et quand on le sait, dit Julien, n'est-ce pas cent fois pis encore? Si tu avais été jaloux de quelqu'un!
—Je l'ai été, reprit Raoul. Il y avait habituellement chez madame de Lillers un jeune homme parfait, M. Armand de Bressoles, que j'ai aimé d'abord comme un frère. C'est un jeune officier de spahis, grave comme les hommes qui ont souvent vu la mort de près, et doux comme ceux qui l'ont affrontée gaiement. Son esprit, qu'il semble vouloir cacher, se trahit par des lueurs exquises, et l'on résisterait difficilement à l'expression de loyauté virile qui anime son fier et mâle visage. Nous nous étions liés en quelques heures; notre rivalité nous sépara pour toujours.
Madame de Lillers me disait qu'elle devait souffrir les assiduités de M. de Bressoles pour mieux cacher notre amour. J'ai su plus tard qu'elle se servait d'une raison semblable pour expliquer à M. de Bressoles la nécessité de ma présence chez elle. Tous les deux nous cherchions une certitude, nous n'osions aborder une explication, et nous nous observions comme deux ennemis involontaires qui regrettent de ne pouvoir s'aimer. Enfin, un matin que je sortais de l'hôtel de Lillers par la petite porte des jardins (le soleil se levait, l'air était embaumé et les oiseaux chantaient délicieusement dans les branches), je vis appuyé contre un mur, pâle, échevelé, Armand de Bressoles, qui avait attendu là toute une nuit pour voir ce qu'il voyait. Nous allâmes chercher deux amis communs que nous trouvâmes encore couchés, et nous nous rendîmes en fiacre au bois de Vincennes. Armand était si navré déjà, si tremblant, qu'il pouvait à peine tenir son épée. Aux premières passes, je l'atteignis au-dessus du sein gauche, et il tomba. Oh! c'est alors que je frissonnai d'horreur en voyant le linge ensanglanté, les lèvres blanches, les doigts crispés de ce jeune homme si beau, qui gisait là, par terre, comme un lys coupé par une faucille.
Dès qu'Armand fut rétabli, nous nous présentâmes ensemble chez madame de Lillers. Nous avions eu l'affreux courage de lire tous deux ensemble, à haute voix, les lettres qu'elle nous avait écrites à tous deux. Nous nous attendions à des cris, à des pleurs, à d'incroyables feintes dont notre ressentiment déjouerait l'habileté.
Sylvanie nous reçut en reine offensée, froidement, dignement, avec l'air candide d'une vierge et l'imperturbable aplomb d'une courtisane. Elle sourit dédaigneusement de nos accusations, refusa tout à fait de s'expliquer, et nous ferma la bouche avec de détestables lieux-communs qui ne se donnaient pas la peine d'être adroits. Puis, elle sortit majestueusement, en poussant une porte à deux battants avec un beau geste tragique, nous laissant tous les deux irrités et confus comme des coupables.
Eh bien! le crois-tu, après avoir laissé, tous les deux ensemble, dans cette maison, notre bonheur déchiré en lambeaux sous les pieds de la même femme, nous eûmes tous deux la lâcheté…. oh! qu'il faut de courage! la lâcheté de retourner, chacun en nous cachant, chez cette femme tant aimée, et de l'aimer comme auparavant! Mais nous nous redoutions comme deux complices, et le regard de l'un faisait rougir l'autre comme un gant jeté à la face! Enfin, je résolus de m'arracher décidément à cette horrible vie, dans laquelle je me sentais devenir envieux et lâche. Je cessai de voir Sylvanie; je ne décachetai aucune de ses lettres; toutes ses instances furent vaines. De peur de succomber, j'ai suivi ma mère ici; et c'est ici, seul avec moi-même, que j'ai senti quelle place éternelle cet amour a prise dans mon coeur. C'est ici que j'ai rassemblé tout mon courage pour tâcher de l'étouffer à jamais, et qu'à la suite de cette lutte si inutile, hélas! je suis tombé dans la prostration où tu me vois! Ennui si implacable et si profond que je n'y trouve d'autre remède que la mort! Et ma mère?
Raoul se tut. Et les deux amis gardèrent un long silence, et tous deux pensèrent longtemps à cette triste histoire si vide d'événements, mais si pleine d'émotions. Enfin, Julien voulut engager Raoul à prendre un peu de sommeil; mais Raoul ne pouvait dormir. Jusqu'au matin ils veillèrent près du feu, tantôt pleurant tous les deux et parlant de Sylvanie, tantôt silencieux, se recueillant pour s'enivrer de lassitude et pensant chacun à son rêve envolé.
Enfin, le jour parut. Julien voulut à tout prix distraire Raoul et l'arracher à ses tristes préoccupations. Il le décida à faire une promenade à cheval, et au bout de quelques instants, tous deux galopaient bride abattue sur la route de Paris.
L'air était suave et embaumé; le soleil dorait toutes les cimes, et le vent éparpillait les cheveux des cavaliers. Raoul éprouva d'abord cette espèce de répit qu'un exercice ardent donne à ceux dont le coeur est las. Il respira plus librement, ses yeux reprirent leur éclat, et l'apparence d'un sourire éclaira ses lèvres entr'ouvertes. Mais bientôt Julien le vit pâlir et l'entendit balbutier. Au milieu d'un nuage de poussière, Raoul venait de reconnaître madame de Lillers dans une calèche que deux chevaux de race emportaient vers le château de Créhange.
Madame de Lillers fit arrêter sa voiture pour saluer Raoul et Julien. Comme la journée de la veille avait été brûlante, Sylvanie avait voulu partir de très-bonne heure et surprendre madame de Créhange dans la matinée. D'ailleurs, Sylvanie était d'une suprême distinction en tout, et il lui répugnait d'arriver en même temps que tout le monde, en choeur, comme un invité de comédie.
Elle était vêtue d'une amazone vert foncé, et en femme qui entendait admirablement la mise en scène de la vie et, ce qu'on appelle au théâtre, les entrées, elle avait fait mener, en tout cas, sa jument favorite. Cette admirable bête, harnachée pour Sylvanie avec grand soin, était menée en laisse par un groom, qui, en même temps, montait une belle jument arabe.
Comme par un charmant caprice, madame de Lillers se décida à finir la route à cheval, et Julien s'offrit à prendre les devants pour prévenir madame de Créhange de cette visite matinale.
Bientôt la calèche qui emportait le jeune homme disparut aux yeux de Raoul et de Sylvanie, et pour la première fois depuis longtemps, ils se trouvèrent seuls. Les yeux de Sylvanie étaient noyés d'amour; elle enveloppait Raoul de son sourire; l'abandon de sa pose était magique, il y avait de quoi oublier tout.
—Monsieur, dit-elle, vous avez été sans pitié. Que vous avais-je fait? mon Dieu!
L'audace de cette question étonna tellement le jeune homme qu'il ne sut que répondre. Enfin, il rassembla tout son courage et dit à demi-voix:
—Vous me le demandez?
—Ah! reprit vivement Sylvanie, croyez-vous donc que je ne vous aime pas? Oui, les hommes sont ainsi. Pourtant, il ne me faudrait qu'un mot pour me justifier, et ce mot, hélas! je ne puis le dire. Oh! les pauvres femmes! Souffrir, c'est leur sort!
—Et moi, madame, dit Raoul, croyez-vous que je n'aie pas souffert? Douter toujours, soupçonner tout et ne vouloir jamais apprendre que la moitié de la vérité, parce que la vérité serait trop cruelle!
—C'est que vous ne savez pas aimer, murmura Sylvanie avec résignation. L'amour, vois-tu, c'est la confiance. Quand on aime, on ne cherche pas à épier, on ne veut rien savoir, on croit! Ne pas t'aimer! hélas! hélas! Raoul, avez-vous oublié ce temps, le seul où j'aie vécu! Ce temps où nous existions tous deux, avec une même pensée, avec un même espoir, avec un même rêve!
—Et alors, reprit Raoul, quand j'avais pensé à un ruban ou à une fleur, le soir je vous revoyais, et le ruban était sur votre robe, et la fleur était dans vos cheveux! car alors votre âme était soeur de la mienne et nous nous comprenions sans rien dire; mais depuis!…
—Et, s'écria madame de Lillers, comme entraînée par son souvenir, lorsque j'ai senti mon coeur battre comme s'il allait se briser, et que je suis tombée dans tes bras en te disant la première: je t'aime! réponds, Raoul, te trompais-je alors!
—Oh! tu m'aimes! Sylvanie!
Raoul allait parler encore, lorsque, malgré le galop effréné des chevaux, la belle tête de Sylvanie se pencha jusqu'aux lèvres du jeune homme et lui ferma la bouche avec un baiser.
O mystère! de perfidies en perfidies, Raoul était allé au fond du coeur de cette femme et il en avait vu les déserts de glace dans toute leur sinistre étendue.
Eh bien, il avait suffi à Sylvanie de faire luire un rayon dans ses yeux et sur ses lèvres, et l'amant désabusé la veille croyait voir s'épanouir à présent dans cette âme dévastée toutes les floraisons et les verdures d'un printemps jonché de roses!
Elle n'avait rien dit, et elle était justifiée!
Mais elle déploya tant d'art, tant de coquetterie, tant de grâces naïves pour enchanter Raoul! Elle se donna tant de peine pour emplir encore une fois tout entier ce coeur d'où son image n'était pas sortie!
Arrivée au château, elle ne s'émut ni de la froideur de madame de Créhange, ni de la tristesse amère et méprisante qu'affecta Julien de Chantenay. Elle fut, malgré tout, bonne et charmante. Jusqu'au soir, les calèches armoriées et les équipages aux brillantes livrées se succédèrent à la grille dorée du château, et toutes les illustrations parisiennes vinrent affluer dans les salons et les jardins de madame de Créhange. Là, comme partout, Sylvanie fut l'objet de tous les voeux, le but de toutes les attaques, le prétexte de tous les madrigaux traduits en prose. On organisa, pour l'éblouir, quelques-unes de ces conversations à deux personnages où l'on entrechoque les mots, et où, des deux côtés, les flammes de l'éloquence éclatent en gerbes étincelantes, étoilées de traits et de saillies. Le soir, au bal, Sylvanie fut encore la plus belle et la plus courtisée dans la fête splendide, où les flambeaux, les diamants, les fleurs et les femmes luttaient de lumière et d'éclat.
Mais elle ne voulut être belle que pour un seul, et chacun de ses regards mettait aux pieds de Raoul tous ses triomphes. Armand de Bressoles, qui, lui aussi, était invité à cette fête, n'obtint pas même un sourire et madame de Lillers sembla le dédaigner et l'humilier à plaisir, pour jeter une proie à la jalousie inquiète de son amant.
Le coeur de Raoul était inondé de joie. Au lieu de cet homme et de cette femme, qui, si longtemps s'étaient combattus sans relâche avec le glaive à double tranchant de la haine et de l'amour, il n'y avait plus qu'un couple charmant et bien uni, deux âmes qu'on eût dites prêtes à se fondre en une seule. A cet instant-là, tous deux eussent payé de leur vie le bonheur de se parler une heure sans contrainte.
Le bal touchait à sa fin: on était à ce moment de gaieté fiévreuse où rien ne se remarque. Aussi personne ne s'aperçut que madame de Lillers et Raoul de Créhange venaient de quitter les salons.
Bientôt ils erraient furtivement sous les massifs du parc et échangeaient à voix basse des mots mystérieux d'amour et de rendez-vous. Ils rentrèrent avant qu'on eût pu remarquer leur absence. Raoul sentait brûler ses joues et ses lèvres où brillaient ardemment toutes les roses de l'espérance; madame de Lillers était calme et rayonnante comme un ange victorieux.
Enfin, les flambeaux s'éteignirent et le château rentra bientôt dans son grave et morne silence.
Raoul, resté seul avec sa mère, l'embrassa avec mille transports. Puis, quand tout fut endormi, il se leva, et, en silence, parcourut les corridors obscurs, en tremblant d'émotion, en mettant la main sur son coeur pour en étouffer les battements, et poussa une porte laissée entr'ouverte.
Sylvanie était déjà à ses pieds, couvrant ses mains de baisers, et lui disant d'une voix douce et vibrante comme un chant:
—Raoul! Raoul! me pardonnerez-vous tout ce que vous avez souffert?
Et, lui, baignait ses mains frémissantes dans les longs cheveux de sa maîtresse, dans ces beaux cheveux d'aurore et de flamme, et répondait en rêvant:
—Est-ce que je m'en souviens!
Au bout d'une heure il fallut se quitter; l'alouette matinale, funeste à Roméo, chantait déjà sur les sillons encore endormis. Mais, pendant cette heure, Sylvanie déploya sans doute de bien étranges séductions; car le coeur de Raoul était à elle, à elle pour toujours, mieux que si elle l'eût tenu dans sa main, attaché avec des liens d'or.
Raoul alla éveiller son ami. Il ne lui dit rien, mais Julien comprit tout dans un serrement de main. Tous deux s'habillèrent à la hâte, prirent leurs fusils, et marchèrent en courant follement, riant et causant comme deux écoliers, jusqu'à la belle forêt de Grosbois.
La nature en s'éveillant semblait toute nouvelle à Raoul. Les arbres et les gazons avaient ravivé leurs émeraudes à quelque soleil inconnu; les perles et les diamants de la rosée jetaient des feux plus splendides dans leurs montures de boutons d'argent et de chrysanthèmes; comme des miroirs, les ruisseaux murmurants et les myosotis de leurs rives s'emplissaient de l'azur du ciel; dans les bosquets et dans les antres tapissés de lierre, au fond de toutes les solitudes, Raoul écoutait bruire et s'agiter doucement tous les bruits mystérieux des églogues de sa jeunesse. Les petits oiseaux chantaient à son oreille ce que l'amour chantait dans son coeur. Il n'y avait pas de petite fleur humble et cachée qui n'eût quelque grand secret à lui dire.
Je ne sais combien d'heures les deux amis coururent ainsi au hasard, laissant leurs âmes s'éparpiller à toutes les harmonies de cette forêt silencieuse. Ils ne se parlaient pas, mais ils avaient les mêmes pensées. Raoul était heureux, et Julien était heureux du bonheur de Raoul. C'était une extase. Mais le bruit d'une voix rompit ce charme.
C'était près d'une clairière entourée de taillis et jetée comme un oasis au milieu du bois touffu.
Sous un chêne centenaire, dont les pieds se cachaient sous la mousse et la verdure, madame de Lillers, en robe blanche, les regards au ciel, était étendue. Armand de Bressoles, couché à ses pieds, les yeux mouillés de pleurs, tenait la main de Sylvanie, et lisait à haute voix La Tristesse d'Olympio.
Raoul sentit tout son sang monter à ses joues. Ses yeux semblaient sortir de sa tête. Il était horrible. Il jeta autour de lui un regard farouche et leva son fusil. Julien l'arrêta.
Aussitôt, Raoul devint pâle comme la neige et tomba comme un cadavre dans les bras de Julien.
M. de Bressoles ne reparut plus au château.
Raoul ranimé par les soins de Julien, s'éveilla dans le délire. Le jour même, une épouvantable fièvre cérébrale se déclara. Depuis lors elle ne fit qu'empirer, et bientôt Raoul se trouva à deux doigts de la tombe.
Julien avait expliqué par une chute l'événement de la forêt. Mais quand l'état de son ami ne laissa plus d'espoir, il se décida à parler.
Alors, madame de Créhange alla trouver madame de Lillers.
Il n'y avait rien chez elle de la femme offensée: ni haine ni menace.
Humble et vêtue de deuil, c'était une mère suppliante.
—Madame, dit-elle, pardonnez-moi de vous parler ainsi; mais si vous deviniez toutes mes terreurs! Raoul vous aime et vous pouvez le guérir. Sauvez-le, madame, je vous en conjure!
—Madame, répondit froidement la superbe Sylvanie, je ne sais si M. de
Créhange m'aime. Je ne puis rien pour le sauver.
—Hélas! pourquoi feindre, reprit madame de Créhange! vous avez toute son âme. Croyez-vous que je vous haïsse pour cela? Non, je vous chérirais, au contraire, je vous bénirais jusqu'au dernier souffle de ma vie! Rendez-moi mon fils! Tenez, je vous prie à genoux!
—Relevez-vous, madame, dit Sylvanie, je ne puis que partager votre affliction.
—Oh! méchante femme! s'écria madame de Créhange éperdue, laissez-moi!
Vous me faites horreur.
Une heure après, madame de Lillers était partie et Raoul se mourait.
On le guérit pourtant, mais il ne put recouvrer ni ce teint de roses, ni cette poésie des dix-huit ans, ni toutes ces grâces charmantes qui attestaient encore l'enfance sous sa jeunesse en fleur. Pâle comme un spectre, il résolut de s'attacher comme un remords aux pas de madame de Lillers. Partout elle le retrouvait, inévitable, fatal, et pareil à l'ombre de lui-même. Au bois, il passait près de la calèche de Sylvanie, sombre, les cheveux au vent, et son cheval l'emportait dans un tourbillon de poussière comme les funèbres coursiers des rêves. A l'Opéra, elle le revoyait triste, accoudé à une colonne, et fixant sur elle des regards qui semblaient faire éclater leur colère et leur indignation avec les foudres de l'orchestre.
Madame de Lillers ne s'attristait pas de cet effrayant spectacle. Elle était de ces femmes pour qui le désespoir est un culte et le suicide un hommage. Déjà plusieurs hommes étaient morts pour elle, et lui avaient été une occasion de poses élégiaques et de jolis regards penchés. Elle était Parisienne et savait tout porter avec infiniment de goût.
Tout à coup, elle cessa de voir Raoul, et ne l'aperçut plus nulle part. Elle fut étonnée d'abord, puis elle sentit que le terrible drame de cette douleur lui manquait. Enfin elle s'émut, et l'absence fondit les glaces de son coeur que rien n'avait entraînées. Alors ce fut elle qui chercha Raoul, mais toutes ses recherches furent vaines. Vaincue à la fin, elle foula aux pieds tout son orgueil et osa affronter les mépris de madame de Créhange.
—Oh! dit en la voyant la mère de Raoul, vous êtes cruelle, madame!
Venez-vous me tuer tout à fait?
—Oui! j'ai été infâme, répondit humblement Sylvanie; mais, je vous supplie, écoutez-moi, de grâce! vous me chasserez après si vous voulez. Oh! je le sais, j'ai été la cause de tous vos malheurs, mais j'étais folle. Je comprends à présent. Je sais bien que je n'étais pas digne d'être aimée par votre ange! Mais, par grâce, madame, laissez-moi voir Raoul une heure, une minute si vous voulez, ou seulement entendre sa voix! Je mourrai après s'il le faut. Mais l'entendre une dernière fois!
—Quoi, s'écria madame de Créhange, vous le croyez donc ici! Vous ne savez rien?
—Rien.
—Oh!
Madame de Créhange tendit à Sylvanie un papier froissé, flétri par les larmes. C'était une lettre écrite de Venise par Julien de Chantenay. Voici ce que lut, non sans frémir, madame de Lillers:
«A présent que vous avez pleuré vos larmes de sang, à présent que vous avez subi la plus abominable douleur qui puisse crucifier une femme et une mère, je sens bien que vous exigez de moi le récit devant lequel a jusqu'à présent hésité mon courage. Vous voulez savoir quelle a été la dernière heure de celui que nous pleurerons jusqu'à notre dernier souffle. Malheureux! comment aurai-je la force de tracer ces lignes déchirantes? La fièvre, la fièvre affreuse et lente qui brûlait la poitrine de Raoul, avait cessé, et avec elle ces agitations, ces fureurs, ces démences qui me désespéraient. Raoul n'était plus ce cruel malade que j'avais vu se lever de son lit, humide de sueur, pour se jeter dans une gondole en croyant poursuivre sa lâche maîtresse. Depuis huit jours, le calme était revenu, et Raoul savourait d'avance le bonheur ineffable de vous revoir. Comme dans la triste Venise, où le pied des palais se couvre d'une mousse verte, et où les ronces doubles grimpent autour des piliers de marbre, le printemps semblait renaître dans son coeur blessé. Il respirait avec extase l'haleine des jasmins et des chèvrefeuilles fleuris dans les vases des balcons; il s'attendrissait au chant des rossignols prisonniers cachés dans les feuillages. Hélas! il y a trois jours! (est-il possible que trois jours seulement se soient écoulés depuis le moment indicible après lequel j'ai vécu des siècles d'angoisse?) mon cher Raoul avait eu le caprice de suivre en gondole une barque pavoisée qui s'enfuyait sur le Grand-Canal, en éparpillant dans son sillage les enchantements d'une divine musique.—Julien, Julien, me disait-il, crois-tu que je ne puis pas me souvenir des tortures que j'ai souffertes? Non, il me semble que j'ai toujours été heureux comme tu me vois! Elle-même, je la retrouve dans ma pensée comme une personne qui m'aurait été étrangère, et je n'éprouve pas d'émotion en revoyant ainsi cette belle figure! Puis il ajoutait:—Vois comme les flots sont blancs d'étoiles, enivre-toi de ces parfums pénétrants et doux; admire avec moi cette nuit de délices! Comme il me parlait ainsi, nous avions presque atteint la barque chargée de musiciens. Je vis que Raoul regardait obstinément au milieu d'eux une jeune femme à la chevelure dorée, dont je ne pus distinguer le pâle visage. Puis, il se redressa violemment: Ce n'est pas elle! cria-t-il. Et il tomba évanoui dans mes bras. Depuis ce moment, Madame, l'horrible fièvre ne l'a pas quitté jusqu'à l'heure de répit suprême où il a reçu les consolations d'un prêtre. En s'éveillant de son long délire, il m'a regardé avec un sourire angélique.—Écoute, m'a-t-il dit, écoute-moi bien: je n'aime que ma mère! Et quand le prêtre l'eut quitté, quand son âme errante voltigeait déjà sur ses lèvres, il ne m'a dit que ces mots:—Julien, ma mère! Il a appuyé sa tête sur ma poitrine, il a contemplé mes traits avec une expression d'une suavité infinie, et il s'est endormi sous mon baiser.
»O noble et chère victime! encore une fois, pardonnez-moi de ne l'avoir pas sauvé, de n'avoir pas su vous le rendre. Tout ce qui est humainement possible, je l'ai fait; mais mon âme est pleine de remords. Si je sens encore en moi quelque énergie, c'est que je dois accomplir les démarches nécessaires pour pouvoir ramener près de vous les restes bien-aimés de Raoul. Je me repens, je m'accuse et je me désespère; je sens en moi comme un désert immense et aride dont rien ne rafraîchira la morne angoisse, priez pour nous deux!»
Dès qu'elle vit les premières lignes de cette lettre, Sylvanie de Lillers devint blanche comme un linge et se sentit chanceler. Pour achever la poignante lecture, elle dut s'accrocher à un meuble, et quand elle eut fini, une sueur froide ruisselait sur son visage. Elle voulut parler, mais aucune parole ne sortit de ses lèvres; elle ne put que jeter vers madame de Créhange un regard suppliant et passionné.
La désolée Noémi tira de son sein un médaillon qui contenait une boucle de cheveux. De ses doigts crispés, elle la sépara en deux et en tendit la moitié à madame de Lillers, en détournant la tête.
—Tenez, lui dit-elle.
Julien est revenu et console madame de Créhange avec l'affection mélancolique d'un amant et la tendresse soumise d'un fils. Il ne parlera jamais de son amour.
Souvent ils vont ensemble à l'Opéra, et cachés dans une baignoire, ils écoutent en silence les airs que Raoul aimait. Ils y rencontrent parfois, dans toute sa gloire, la belle Sylvanie.
Elle est plus à la mode que jamais, et l'année dernière un jeune lord s'est tué pour elle à Naples, en plein carnaval.
C'était un gentilhomme très-singulier et très-célèbre par ses manies. Il était connu au club par son amour exagéré pour les exercices périlleux.
Ce dandy excentrique a légué en mourant, au clown Mathews, une coupe d'or du prix de six cents livres sterling, ciselée à Florence d'après les dessins originaux de Jean Feuchères.
LE FESTIN DES TITANS
Ce jour-là, lord Angel Sidney avait le spleen un peu plus que de coutume, lorsqu'il passa de sa chambre à coucher dans son boudoir.
C'était pitié de voir ce jeune homme, beau comme un demi-dieu et triste comme un chérubin vaincu. L'implacable Satiété éteignait les flammes de ses yeux et les roses de ses lèvres, et à travers les manchettes de mousseline, ses mains, plus pâles que le marbre, se penchaient comme des lys brisés.—O ciel! murmura-t-il avec un soupir, c'en est donc fait, je m'ennuie à jamais! J'ai là, de l'autre côté de la mer, de vertes prairies plus immenses que des océans, et assez de châteaux pour donner pendant cent ans l'hospitalité à tous les rois de l'univers. De tous les coins du monde, cent navires m'apportent le duvet de l'eider, l'ivoire de l'Inde et la pourpre de Kashmyr, et mes flottes couvrent toutes les vagues de la mer. Mais le coin de prairie où sourit l'amour, le flot qui apporte le bonheur et l'oubli, je ne le connais pas!
Dites-moi, pâles Euménides, sombres compagnes de Macbeth et d'Oreste, que me reste-t-il à faire pour passer le temps? Il me semble pourtant que je n'ai rien oublié. J'ai fait courir sur tous les turfs de France et d'Angleterre mille chevaux, nés sans doute d'une flamme et d'une brise, car ils dévoraient l'espace comme des aigles. J'ai été l'amant des six reines occultes de Paris, depuis celle qui porte un nom de bête fauve jusqu'à celle qui s'appelle comme la dame de coeur; depuis celle qui a un lavabo en argent massif, ciselé et doré, jusqu'à celle qui se vante d'avoir été adorée par tous les contemporains illustres, et je m'ennuie!
Il faut cependant prendre un parti. Vais-je sonner mon valet ou ma maîtresse géorgienne?… mon valet plutôt!
A peine la sonnette, éveillée en sursaut, avait chanté sa note d'argent,
M. Tobie entra.
—Monsieur Tobie, dit Angel, vous qui avez des cheveux blancs, ne savez-vous rien pour chasser l'ennui qui m'obsède?
—Milord, répondit avec respect le vieux serviteur, il n'y a que Dieu et les poëtes.
—Monsieur Tobie, votre phrase est prétentieuse; faites-moi le plaisir d'ouvrir cette fenêtre et de me nommer les gens qui passent. Peut-être verrai-je le passant de Fantasio, celui qui a un si bel habit bleu! Et d'abord, dites-moi quel est ce grand jeune homme coiffé d'un incendie, qui porte à la main un parapluie rouge?
—Milord, c'est le plus spirituel de nos photographes; celui-là même qui a photographié en ballon la France cadastrale.
—Et celui qui porte un parapluie vert?
—C'est un photographe entomologiste, qui a photographié le parasite du parasite de l'abeille.
—Et celui dont le parapluie est marron?
—C'est un jardinier spécialiste, exclusivement cultivateur de fraises.
—Et ces deux gros messieurs bien vêtus qui passent en calèche avec des dames?
—L'un est le tailleur de milord avec une actrice des Délassements, et l'autre le bottier de milord avec une actrice des Bouffes-Parisiens.
Lord Angel ferma sa fenêtre avec colère.
—Eh! quoi! s'écria-t-il, est-ce donc à ce point-là qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil, et quand on ouvre la fenêtre par un jour de pluie, est-il donc absolument impossible de voir passer autre chose que des portraitistes, des bottiers et des horticulteurs en cravate blanche! Monsieur Tobie, d'ici à huit jours, je veux donner un grand festin, un festin magnifique, comme quand Lucullus dîna chez Lucullus! Il me faut, dussiez-vous égorger madame Chevet, des fruits de l'Inde et de la Guadeloupe. Il me faut un surtout d'or ciselé par Barye, et des bougies à travers lesquelles on puisse regarder à la loupe une miniature d'Isabey. Vous vous arrangerez pour qu'il y ait sur les miroirs et sur les vitres des fleurs peintes par Diaz. Et pour ce jour-là, entendez-vous, monsieur Tobie, vous me trouverez, fût-ce en Chine, des convives qui ne soient ni tailleurs, ni photographes, ni membres de la Société d'horticulture!
Je veux six gaillards au moins! cherchez-les où vous voudrez, exerçant des professions dont je n'aie jamais entendu parler sous aucun prétexte. Si je connais un seul des états que font ces gens-là, ne comptez plus sur mon amitié.
M. Tobie ne répliqua pas. Il savait que les ordres de son maître étaient absolus comme ceux du Destin. Il se contenta d'aller relire l'Iliade et Le Mariage de Figaro pour se donner de l'imagination; car il sentait bien que, cette fois, il fallait vaincre ou mourir.
Mais M. Tobie ne mourut pas. On ne meurt jamais quand on remue à pleines mains l'or, qui contient l'essence de la vie.
A quinze jours de là, une des salles à manger de lord Angel Sidney étincelait de lumière, de fleurs, de cristaux, d'orfèvrerie et de tout ce qui donne aux richesses du luxe leurs enivrantes clartés.
Cette salle à manger, tout entière en bois de noyer, les étoffes en cachemire vert, représentait avec d'ingénieux arrangements de bas-reliefs, de cariatides et de figures en ronde bosse, la guerre des Titans. Les deux immenses cheminées, bien reliées à l'ornementation générale, figuraient les gouffres implacables de l'Etna, et luttaient de flammes ardentes et flamboyantes.
Un magnifique groupe de Géants vaincus et terrassés soutenait le plateau de la table à manger; de telle façon qu'il y avait pour cent mille francs de sculpture à l'endroit où les Anglais passent habituellement l'après-dînée. Les siéges et les consoles étaient à l'avenant; et, dans chaque embrasure de croisée, il y avait, enfermé dans d'épais rideaux, le mobilier doré d'un petit salon de conversation.
Du reste, rien ne manquait à la fête, et M. Tobie avait suivi le programme en décorateur consciencieux. Sur les vitres, des potées de fleurs tombées de la palette de Diaz éteignaient les vraies fleurs des jardinières et faisaient paraître gris les coquelicots réels. Le portrait en pied et en miniature d'une mouche avait été payé dix mille francs à madame Herbelin, et collé la face contre une bougie. Vue au travers de la bougie, cette mouche semblait si bien vivante, que plusieurs fois les convives voulurent la chasser pendant le mémorable repas que je vais raconter. Isabey ne faisant plus de miniatures, M. Tobie avait dû se contenter de cet à-peu-près.
Mais je ne m'arrêterai pas à raconter les magnificences du festin, des bagatelles qu'on a déjà redites mille fois à propos de Trimalcion et des empereurs romains. Il s'agit des convives, que Callot seul eût décrits, et encore pas avec une plume. Ils étaient sept, cinq hommes et deux femmes, attendant dans un petit salon tendu de soie et éclairé par des lampes. Lord Angel ayant dit: six au moins, M. Tobie en avait mis sept, car il avait dans l'esprit cette admirable logique de Cadet-Roussel, raillé à tort par le chansonnier. Et encore, je ne compte pas un enfant de dix-huit ans, beau comme l'Amour, qui semblait fourvoyé dans cette société étrange, car Dieu sait comment ces messieurs portaient l'habillement noir complet que M. Tobie leur avait fait faire chez Dusautoy! Quant aux deux femmes, elles étaient mises comme la Mode elle-même, les jours où la Mode a du goût. Cette antithèse vient simplement de ce qu'un homme de génie se met toujours mal, et une femme de génie toujours bien. Or, comme on va le voir, tous les hôtes de lord Angel avaient du génie à revendre, et ils en revendaient.
Lord Angel Sidney, en grande toilette, avec les plaques de tous ses ordres, entra dans le petit salon, précédé de M. Tobie, qui lui présenta les convives en les prenant l'un après l'autre par la main. Après avoir baisé la main aux dames et salué les hommes comme des pairs d'Angleterre, lord Angel invita tout le monde à passer dans la salle à manger, où les cinq hommes, pareils à des tigres déchaînés, dévorèrent en une heure le dîner de vingt banquiers. C'était un spectacle inouï de voir étinceler ces mâchoires qui semblaient décidées à engloutir l'univers, et qui s'agitaient comme si jamais auparavant elles n'eussent rien broyé entre leurs dents terribles.
Quant aux deux dames, elles mangèrent raisonnablement, en femmes qui, à la vérité, n'ont pas lu Byron, mais qui, toutefois, ont fondu de ci et de là dans leurs verres quelques perles de Cléopâtre. Le jeune homme de dix-huit ans ne mangea, lui, qu'un ortolan et une demi-orange de la Chine, et certes, s'il cherchait un moyen de se faire remarquer, il tomba on ne peut mieux, car le moins affamé des autres convives semblait affecter de prendre les faisans dorés pour des mauviettes, et les avalait par douzaines. Un autre qui venait de faire disparaître en se jouant deux pâtés de foie gras, tirait un valet par sa boutonnière en lui disant:—Monsieur, ayez donc l'obligeance de me rapporter quelques-uns de ces petits fours! Et son voisin, tout en achevant sans emphase un demi-chevreuil, murmurait avec bonhomie:—Je reprendrai volontiers un peu de ce lapin! Enfin, c'était charmant à voir. Et quant aux vins qui furent bus avant que la conversation s'engageât, je mettrais les sables de la Nubie au défi d'en boire autant sans se changer en lacs!
Lord Angel semblait trouver tout cela fort naturel et faisait les honneurs de sa table avec une grâce parfaite. Quand le carnage commença à se ralentir un peu, non pas faute de combattants ou faute d'appétit, mais parce que quelques-uns des combattants s'étaient décroché la mâchoire, l'amphitryon s'adressa à ses hôtes avec un sourire d'une aménité exquise:
—Mesdames et messieurs, leur dit-il, vous le savez comme moi, ce qui a tué les beaux-arts et l'élégance dans notre société moderne, c'est le lieu commun et le poncif qui, de jour en jour, nous envahissent davantage. De plus, tous les jeunes gens se jettent dans les mêmes professions, avocat, médecin ou économiste, avec une carrière politique au bout, et tout est dit. De là, ces générations entières taillées sur le même patron et qui semblent porter un uniforme. Riche comme je le suis, j'ai pensé qu'il me serait peut-être possible de rendre à mon époque un peu d'originalité en encourageant les professions excentriques, et naturellement, messieurs, j'ai cru pouvoir jeter les yeux sur vous, car je crois que personne ici n'est avocat ni médecin?
—Personne! s'écrièrent en choeur les convives.
—Messieurs, reprit vivement lord Sidney, vous êtes artistes en fait d'existence, comme d'autres sont artistes en mélodie, en statuaire ou en ciselure; vous ne devez pas refuser plus qu'eux les encouragements de la Richesse; car, vous le savez, en se donnant humblement aux artistes, la Richesse reste l'obligée et la servante des arts et ne fait qu'accomplir un devoir de reconnaissance. J'espère donc que vous ne refuserez pas un prix de dix mille francs.
—Nous ne le refuserons pas, dirent avec un enthousiasme unanime les messieurs en habit noir.
Lord Sidney reprit:
—Un prix de dix mille francs… de rente, que je désire offrir à celui d'entre vous qui exerce la profession la plus excentrique. Pour ce faire, vous aurez l'extrême obligeance de raconter chacun en peu de mots quelle est votre vie.
—Parfait, s'écria un personnage énorme, écarlate et souriant, un Roger-Bontemps taillé sur le modèle de sir John Falstaff. De cette façon-là chacun dira donc la sienne.
—Précisément, dit lord Angel; et, continua-t-il avec un salut charmant, comme je ne veux rien vous demander que je ne sois moi-même disposé à faire pour vous, je vous raconterai, si cela peut être agréable à ces dames, mon histoire et l'histoire de mes moyens d'existence.
—Milord, interrompit un personnage auquel, par une erreur bizarre, la nature s'était plu à donner le nez historique des Bourbons, vous nous faites honneur!
—Je vous en prie, dit une des dames en se tournant gracieusement vers lord Sidney.
—Mon Dieu, fit-il en souriant tristement, mon histoire est bien simple: je suis né de parents riches.
—Vous êtes bien heureux! fit un des convives, jeune homme au teint hâlé, mais dont les formes élégantes et sveltes faisaient songer aux Silvandres de Watteau.
—Comment l'entendez-vous? demanda d'une voix forte un athlète couvert de balafres comme un vieux reître du temps de la Ligue.
—Hélas! messieurs, reprit lord Sidney, il n'y a aucune manière de l'entendre, car c'est cette circonstance qui fait le malheur de toute ma vie! Forçat de la richesse, j'ai dépensé sans relâche dans ma vie, plus de ruse, d'énergie, de patience, d'imagination, d'intrigue, de volonté et d'esprit, pour devenir pauvre, que les trèscélèbres bohèmes de La Vie de Bohême n'en mirent jamais à gagner, entre cinq et six heures du soir, ce qu'ils appellent la grande bataille. Et encore, ces hommes prodigieux parvenaient quelquefois à dîner, tandis, que moi je n'ai jamais pu arriver un seul jour à la médiocrité dorée dont parle Horace. J'ai toujours été ridiculement riche.
—Bah! demanda Roger-Bontemps en éclatant de rire, est-ce que vraiment vous trouvez cela ridicule?
—Très-ridicule. Il m'a toujours semblé absurde qu'un homme possédât dix mille fois plus qu'il ne peut dépenser, même en faisant à chaque seconde de sa vie des folies à faire frissonner d'étonnement l'ombre d'Héliogabale. Aussi, du jour où je me connais, ç'a été un duel à mort entre moi et ma fortune, et c'est elle qui m'a tué; car, sachez-le, je voulais être artiste! Oh! la fortune, elle m'a pris à bras le corps, elle m'a desséché les lèvres sous ses froids baisers, elle m'a fait des yeux couleur d'or, et un horizon d'or qui m'empêche de voir le soleil. Pour moi, grand Dieu! tous les fleuves sont le Pactole; ils roulent des paillettes d'or dans leurs vagues étincelantes. Pour moi, la musique c'est le chant de l'or; la lumière, c'est le reflet de l'or! L'or me poursuit comme un ennemi implacable; j'ai, comme le Juif-Errant, mes cinq sous; seulement, mes cinq sous, c'est cinquante millions. Je jette la richesse dans la rivière, et en me retournant je la trouve couchée dans mon lit; je la fuis au bout du monde, elle est là qui ricane dans mon portefeuille. Qui diable a donc osé dire qu'il y a des moyens de se ruiner?
—Ah! dit la plus âgée des femmes, milord n'a sans doute pas essayé des femmes?
—Ou, continua l'autre, milord n'aura pas rencontré de ces vraies grandes femmes, comprenant l'héroïsme de la vie moderne, auprès desquelles Sémiramis et Cléopâtre sont de petites pensionnaires à ceintures bleues, bonnes tout au plus à faire l'amour sentimental avec Werther, en mangeant des tartines de confitures. Moi, je connais une femme qui, à quatorze ans, a pris dans le monde, dans le grand monde, un homme de génie, riche, audacieux et bon, et qui en six mois l'a envoyé au bagne.
Ces paroles mutines furent prononcées d'une façon si magistrale et si farouche, que lord Sidney ne put s'empêcher de regarder avec une vive curiosité la belle enfant qui les avait dites.
C'était une jeune fille de seize ans, rousse comme un coucher de soleil, avec la peau mate et dorée, les sourcils presque bruns et les yeux d'un bleu sombre et étoile comme les cieux des belles nuits d'été. La bouche fine, ardente, pareille à une rose rouge trempée de pluie, laissait voir en s'ouvrant une de ces belles mâchoires de bête fauve que la nature donne aux femmes nées pour déchirer et dévorer les forces vives de la cité, l'or, l'amour et la vie. Tout cet ensemble imprégné, pour ainsi dire, d'une volupté amère, le corps agile, les mains et les pieds d'un grand style plébéien, inspirait un effroi plein de charmes et de convoitise. Aussi, mademoiselle Régine ne déparait-elle rien dans la salle des Titans sculptés, et vue d'une certaine façon, elle avait assez l'air d'une femme pour laquelle on met Pélion sur Ossa.
L'autre femme ressemblait à toutes les actrices qui ont joué en province les rôles de mademoiselle George.
—Mesdames, leur dit Sidney, sachez d'abord que le destin a été pour moi un second M. Scribe; il a abusé pour moi des oncles. Le frère de mon père et les deux frères de ma mère, riches tous trois et chefs de nombreuses familles, sont morts tous trois dans l'Inde, après avoir vu tomber un à un tous leurs fils victimes du choléra, des inflammations et des bêtes féroces, Indiens et serpents, comme si, dès ma plus tendre jeunesse, une monstrueuse fatalité se fût donné la tâche de tout renverser sur mon passage pour me jeter des trésors inutiles.
Ces fortunes, que la faiblesse de mon père m'avait abandonnées dès l'enfance, je les avais dévorées à vingt ans avec tous les débauchés de Londres, sans qu'il m'en fût resté autre chose, à ma connaissance, qu'un petit mouchoir de cou en cotonnade bleue et un portrait de femme peint par Tassaert.
Trois mois plus tard, la mort de mon père me rendait maître d'un patrimoine inépuisable. Je l'épuisai pourtant, ou peu s'en fallut. Mes châteaux des comtés, grands comme des villes, mes maisons, mes palais, mes jardins, mes serres où de froides courtisanes se promenaient dans les moindres allées en calèches à huit chevaux, je donnai tout au Vice, au Luxe, à la Luxure, au Jeu, que je défiais avec la fureur d'un combattant vainqueur sans cesse!
Quand il ne me resta plus qu'un million, je le jetai à l'Industrie tant qu'elle voulut et comme elle voulut. Canaux, chemins de fer, constructions de squares et de fabriques, je m'intéressai à tout, et je me mis à vivre dans une chambre comme un étudiant, après avoir confié mon million à l'Industrie dans l'espoir qu'elle ne me rendrait rien. Elle me rendit cinquante millions!
Je ne me décourageai pourtant pas. L'Industrie m'avait trompé, c'est alors que j'essayai des femmes, continua lord Sidney en se tournant vers Régine. Pour aller droit au but, je m'adressai tout de suite à la femme qui dans toute l'Europe coûtait le plus cher, et je la couvris littéralement de diamants.
Devenue, par l'étrange folie d'un vieillard, femme d'un duc et pair d'Angleterre, cette femme célèbre suivit son mari à Constantinople: deux jours après son départ, je reçus mes diamants changés en un bouquet colossal par un artiste plus grand que le florentin Cellini. Les diamants sont d'un grand prix; mais aucun roi de l'Europe ne pourrait en payer la monture.
—Ah! milord, dit Régine, vous êtes le premier homme qui m'inspiriez de la curiosité.
Lord Sidney salua modestement.
—Je ne vous rappellerai pas, reprit-il, l'épisode trop connu de mes amours avec la fille naturelle d'un roi que j'ai aimée jusqu'au désespoir, et qui est morte à vingt-deux ans d'une maladie de langueur, en me faisant l'héritier de tous ses biens. Je me bornerai à vous dire, pour terminer ce trop long récit, qu'une dernière fois, en désespoir de cause, j'éparpillai mon absurde opulence sur les navires de tous les armateurs anglais, avec mission de la risquer dans les entreprises les plus téméraires et sur les mers les plus périlleuses.
Mais la mer ne voulut pas de mes chaînes; elle me les rendit plus lourdes que jamais. A présent mon parti est pris; je suis résigné à l'impuissance et à l'ennui.
A la fin de cette histoire, que les convives n'avaient pas osé interrompre autrement que pour boire comme des cordeliers, un éclat de rire homérique ébranla la salle des Titans.
Roger-Bontemps tapait son couteau sur son assiette en ouvrant jusqu'aux oreilles une bouche démesurée, Silvandre gambadait, et le balafré brisait son fauteuil.
Le personnage au nez bourbonien échangeait des bourrades avec son voisin, sorte de rapin ayant un faux air de Rubens. Tous deux se donnaient des coups de poing et se tiraient les cheveux.
Mademoiselle Régine, extasiée, rêvait au bouquet de pierreries, et le jeune homme de dix-huit ans rêvait en regardant mademoiselle Régine avec des coeurs enflammés dans les yeux.
—Maintenant, dit lord Sidney, je vous écoute, messieurs.
Tobie apporta sur le surtout deux plats d'or, contenant, l'un, une inscription de dix mille francs de rente; l'autre, deux cents billets de mille francs.
—De cette façon, milord, dit le vieux serviteur, le lauréat pourra choisir.
—Allons, s'écria Roger-Bontemps en couvant de l'oeil les plats merveilleux, chaud! chaud! chacun la sienne!
—Et, reprit M. Tobie, j'ose faire espérer à votre grâce que cela ira de plus fort en plus fort, comme chez Nicolet!
Le vin dans les verres, les flammes des bougies, la lumière sur les angles du noyer sculpté étincelèrent.
Roger-Bontemps commença en ces termes:
—Vous voyez en moi l' EMPLOYÉ AUX YEUX DE BOUILLON!
A ces mots prodigieux, les convives bondirent tous à la fois sur leurs chaises, et les apostrophes les plus hétéroclites se croisèrent, lancées à la fois de tous les coins de la table.
—Mesdames et messieurs, dit Roger-Bontemps, je demande à n'être pas interrompu. Ceci n'est pas une conversation, mais un concours!
—C'est juste, s'écria le faux Rubens, n'oublions pas qu'ici il ne s'agit pas de cinquante centimes!
—Accordé, dit lord Sidney, chacun parlera sans interruption, et souvenez-vous que, pour une heure, nous sommes constitués en ministère des beaux-arts… inconnus!
Roger-Bontemps reprit:—Enfant, je n'ai jamais mangé. Manger, voilà la grande affaire. Il y a deux races d'hommes; celle qui mange et celle qui ne mange pas. Les pauvres haïssent les riches parce que les riches mangent; les riches exècrent les pauvres parce que les pauvres voudraient manger. Je vis que tout était là, et que le sort de l'humanité s'agite autour des endroits où l'on fait la cuisine.
Dès lors, je me tins habituellement aux barrières, passant ma vie autour des cabarets et cherchant à me faufiler par quelque joint dans les choses culinaires. A force d'audace, j'usurpai quelques petites fonctions. Tour à tour chien de tournebroche, écorcheur de lapins et laveur de vaisselle, j'exerçais cette dernière profession au cabaret de la Jambe-de-Bois et j'allais peut-être m'enfouir pour toute ma vie dans ces emplois subalternes, lorsque éclata entre la Jambe-de-bois et le Grand-Vainqueur la rivalité à laquelle je dois ma fortune.
Le Grand-Vainqueur et la Jambe-de-bois donnaient tous deux du bouillon à un sou la tasse, mais la Jambe-de-bois avait pour elle la pratique des Auvergnats, et elle regardait en pitié le Grand-Vainqueur, réduit à attendre et solliciter les consommateurs de hasard.
Un matin pourtant, tous les Auvergnats de la Jambe-de-bois émigrèrent pour le Grand-Vainqueur. Quand mon maître leur en demanda en pleurant la raison, ils lui répondirent que son bouillon n'avait pas d'yeux, tandis que celui du Grand-Vainqueur en était inondé comme une queue de paon.
Messieurs, j'eus le courage de passer une nuit entière, caché dans une armoire de cuisine, au Grand-Vainqueur. Le lendemain, à l'heure où l'Aurore profite de ce qu'elle a des doigts de rose pour ouvrir les portes de l'Orient, je surpris le secret de notre rival.
Le misérable fourrait ses doigts dans un vase plein d'huile de poisson et les secouait ensuite sur les bols de bouillon alignés autour de la table. C'est ainsi qu'il y faisait des yeux!
Les yeux étaient nombreux, je ne dis pas, mais quels yeux! comme c'était fait! Pas de goût, pas de grâce! ni vraisemblance, ni idéal! Dans le trajet du Grand-Vainqueur à la Jambe-de-bois, mille idées jetèrent tour à tour leurs ombres sur mon front, mais enfin une création lumineuse éclaira tout à coup mon cerveau de ses flammes aveuglantes.
La seringue était trouvée!
Tous les matins, armé de cette bienheureuse seringue, je vise les bouillons, et j'y exécute, la main levée, une mosaïque d'yeux à faire pâlir la nature.
Plus tard mon procédé a été surpris et imité; mais jamais on n'a pu atteindre à ma facture. Je défie tout le monde pour la main et le métier. Mon patron m'a engagé pour six ans, à dix francs par mois, avec cinq sous de feux et deux bénéfices. Les jours de bénéfice, le prix des soixante bouillons est pour moi, car il est inutile de vous dire que dès le lendemain de mon invention, nous avions reconquis les Auvergnats.
Ainsi maître d'une position faite, je brave désormais les destinées, car je suis d'un tempérament sage, je mets de l'argent de côté, et je ne commettrai pas la même faute que mademoiselle Mars et la célèbre George; je veux me retirer dans tout l'éclat de ma gloire!
L'employé aux yeux de bouillon se tut, au milieu d'un certain étonnement. Tout le monde se récria sur la singularité de cette profession, et les esprits inclinaient visiblement du côté de Roger-Bontemps, quand le faux Rubens prit la parole après avoir passé ses doigts dans ses cheveux et cassé une assiette pour s'emparer de l'attention générale.
—Messieurs, s'écria-t-il, vous voyez en moi le VERNISSEUR DES PATTES DE
DINDON.
Inutile de décrire ici la vive émotion des auditeurs. Le faux Rubens la domina pourtant en secouant encore une fois sa chevelure qui faisait la nuit dans la salle, et dit avec feu:
—Je ne nie pas l'originalité des yeux de bouillon factices! Mais que faut-il pour arriver à ce trompe-l'oeil? Un léger sentiment de la ligne et quelque dextérité dans le poignet.
Moi, messieurs, je suis un coloriste!
Quand une volaille n'a pas été vendue en son temps, qu'arrive-t-il? Les pattes, d'abord si noires et si lustrées, s'affaissent et pâlissent, le ton en devient terne et triste, signe révélateur qui éloigne à jamais l'acheteur, initié aux mystères de la couleur par les admirables créations de Delacroix. Attiré souvent dans le marché aux volailles par cet amour de l'inconnu qui caractérise les artistes, je m'aperçus de cette mélancolie des pattes de dindon, et j'entrevis un nouvel art à créer à côté des anciens.
C'est à moi qu'on doit les vernis à l'aide desquels les marchands dissimulent aujourd'hui la vieillesse des rôtis futurs! vernis noirs, vernis bruns, vernis gris, roses, écarlates et orangés, une palette plus variée que celle de Véronèse! Mais posséder les vernis, ce n'est rien! tout le monde les a aujourd'hui; le sublime du métier, c'est de savoir saisir les nuances intimes de chaque espèce de pattes, et de les habiller chacune selon son tempérament!
Dans cette science difficile, qui égale, si elle ne le dépasse, l'âpre génie du portraitiste, je suis, sans modestie, le premier et le seul, et je me flatte qu'après moi, il n'y aura pas de vernisseur de pattes de dindon, pas plus qu'il n'y a eu de poëte tragique après Eschyle.
—Eh! quoi! dit lord Sidney, il y a vraiment dans le monde tant de choses que nous ne savons pas!
—C'est à ce point, observa mademoiselle Régine, que j'en suis étonnée moi-même. Mais j'aperçois M. Silvandre qui réclame son tour.
—Oh! moi, dit Silvandre avec la voix mélancolique d'un hautbois sous les feuillages, je suis parvenu à force d'intrigues, à créer dans ma mansarde, rue Pascal, n° 22, au-dessus de l'entre-sol, la porte à gauche, une prairie artificielle! Là, je possède un petit troupeau, que je garde en jouant de la musette, et je vis du produit de son lait.
Je suis BERGER EN CHAMBRE.
—Diable! dit lord Sidney, berger en chambre, celle-là demande à être expliquée!
—Elle ne s'explique pas, murmura Silvandre en regardant les plafonds d'un air rêveur.
—Alors, puisqu'elle ne s'explique pas, dit d'un ton de courtisan le personnage au nez bourbonien, permettez-moi de prendre la parole, car, après les états merveilleux de ces messieurs, je crains pour l'effet du mien, qui est bien modeste. Il a simplement pour but de protéger la famille contre la Fantaisie.
Dans ces temps où les bases de la morale publique sont sapées à toutes minutes, qui pourrait le nier, hélas! il se rencontre des bâtards pleins d'énergie et d'imagination, et capables d'arriver aux affaires publiques, voyez Le Fils Naturel! La société est donc exposée à se voir gouvernée par des hommes qui s'appellent pour tout nom Arthur ou Anatole!
J'ai voulu la sauver de cette position si délicate.
Possesseur d'un grand nom et pauvre comme Job, mais devant hériter d'un bien considérable dans trente ou quarante ans, c'est-à-dire quand je serai mort, j'ai conçu l'idée colossale de rendre un père à tous les infortunés auxquels la Providence a refusé cette seconde Providence.
Je suis RECONNAISSEUR D'ENFANTS!
Je reconnais tous ceux qui le veulent, pourvu, bien entendu, continua avec une adorable impertinence le vieux gentilhomme, pourvu qu'ils puissent faire honneur à leur père. C'est cinq cents francs, prix net… et six cents francs pour les nègres.
—Bah! s'écria Roger-Bontemps, vous avez reconnu un nègre?
—Plusieurs nègres et trois Indiens anthropophages. Pour les nains, c'est cinquante francs en plus, et je traite de gré à gré pour les infirmités physiques. La semaine dernière, j'ai eu un bon bossu. Un bossu de quinze cents francs; il est vrai qu'il portait des lunettes vertes.
Il est juste de dire que, tout en ne pouvant se défendre d'admirer cette profession sauvage, les convives de lord Sidney furent révoltés par le cynisme du personnage au nez aquilin.
—Moi, lui dit avec de grands airs la femme qui ressemblait à toutes celles qui ont joué en province les rôles de mademoiselle George, je vis comme vous de ma noblesse. Je suis duchesse d'O***, et ma mère vendait des pommes de terre cuites à l'eau sur le pont Saint-Michel.
Héritière de cette profession philanthropique, j'enviais pour ma vieillesse un fonds de fruitière, lorsque j'eus l'idée de former une société en participation avec une de mes amies marchande au Temple, et dont le fonds se compose d'un lorgnon en chrysocale et d'une robe de velours.
Quand un jeune homme sans protection a besoin d'être recommandé à un financier, il vient me trouver. Grâce à mon nom historique, j'entre tout droit chez le financier; mon amie me prête la robe de velours, et nous partageons! c'est vingt francs pour une recommandation ordinaire, et le double quand il faut insister.
—Cet état-là est bien gentil, dit Silvandre. Malheureusement, il n'a pas de nom.
—Le mien non plus, parbleu! fit mademoiselle Régine. Tous les états de femme sont des états sans nom.
Je suis la maîtresse d'un jeune fou idiot, natif de Weimar! et je suis payée pour cela par la famille de mon amant.
Ce malheureux, qui compose des sonates et des symphonies à faire geler la chute du Niagara, n'est par bonheur ni assez fou ni assez idiot pour que sa famille puisse le faire enfermer; mais elle garde ses deux cent mille livres de rente, et elle me donne deux mille francs par mois pour me charger de ce cadavre humain.
Mademoiselle Régine se tut. C'était simple, mais horrible!
Tout le monde frémit.
La jeune fille reprit après un silence:
—Quand Obermann sera mort (il s'appelle Obermann!), ses parents diront simplement: Le malheureux mangeait son bien avec des filles d'Opéra!
C'est moi qui joue les filles d'Opéra.
A ce monstrueux récit, lord Sidney se sentait frémir d'une secrète horreur, et le jeune homme de dix-huit ans ouvrait des yeux grands comme le monde. Il fallut cependant écouter encore l'homme à la balafre; mais l'effet était produit, et c'était, comme on dit, la petite pièce.
—Moi, dit cet athlète d'une voix formidable, je suis employé au théâtre Saint-Marcel, un théâtre situé rue Censier, dans un quartier de tanneurs.
On m'y appelle LE FIGURANT QUI REMPLACE LE MANNEQUIN.
Le théâtre Saint-Marcel est l'enfer de la pauvreté humaine. Les comédiens s'y peignent les pieds avec du noir pour imiter les bottes, et cirent des bottes réelles pendant l'entr'acte à la porte du spectacle. Un procès compliqué contre les quinze derniers directeurs du théâtre Saint-Marcel absorbe le peu d'argent que les artistes gagnent à cette industrie de commissionnaire. A ce théâtre, on ne se souvient pas d'avoir été jamais payé; et c'est à ce point qu'un maître tanneur ayant laissé tomber dans le foyer des comédiens une pièce de cinq francs, cette pièce est restée là jusqu'à ce que son propriétaire vint la chercher, car personne ne savait ce que c'était!
Le directeur nourrit les artistes chez un marchand de vins dont la boutique est située en face du théâtre; le matin, ils ont du petit-salé; le soir, la soupe, le boeuf et un morceau de fromage. Bien entendu, les amendes roulent là-dessus, puisque l'argent n'est pas connu au théâtre Saint-Marcel. Pour les petites amendes on leur ôte le fromage, pour les moyennes le boeuf, et les grosses amendes consistent à ne pas dîner du tout. Le malheureux comédien qui est à l'amende se promène avec désespoir devant la boutique du marchand de vins, en attendant l'heure où il jouera Une passion et Il y a seize ans. Car au théâtre Saint-Marcel, faute d'avoir pu en monter d'autres depuis dix ans, on n'a jamais joué que deux pièces, Il y a seize ans et Une passion.
Dans chacune de ces comédies il y a un mannequin, et le mannequin d'Il y a seize ans est précipité du célèbre pont cassé, haut de douze pieds. Or, comme le costumier, homme intraitable, demandait quarante sous pour déshabiller et rhabiller le mannequin pour le drame, je suis, hélas! le figurant qui remplace le mannequin! Pour dîner et déjeuner à la cuisine chez le marchand de vins des artistes, je fais chaque soir ce saut terrible! Trois fois par semaine régulièrement, je tombe et je me mets le crâne en loques, voyez mes balafres! j'ai fait vingt ans la guerre sous l'Empire, et je n'en avais rapporté que deux blessures; mais le rôle du mannequin, ce sont de rudes campagnes! Seulement, comme je n'ai pas trouvé d'autre état que celui-là pour ne pas mourir de faim, je fais celui-là.
—Milord, s'écria vivement Roger-Bontemps, je demande à présenter une observation. La profession de monsieur n'est pas excentrique, elle est absurde!
—Messieurs, dit lord Sidney, n'attaquez pas vos professions réciproques, toutes ont bien leur mérite, et Paris lui-même serait embarrassé, car vous êtes plus de trois, et je ne sais vraiment comment vous satisfaire tous! Sachez seulement que je trouverais de très-mauvais goût de votre part de ne pas fourrer l'argenterie dans vos poches, et que moins on en retrouvera sur la table, plus je garderai de vous un agréable souvenir.
A cette apostrophe un peu directe, deux ou trois des convives rougirent d'avoir été deviné, mais ce ne fut qu'un nuage. Ceux qui ne s'étaient pas mis à l'aise jusque-là se rattrapèrent, et mademoiselle Régine en profita pour s'écrier:
—Ah! mon Dieu! je m'aperçois que je suis venue sans bouquet, et je vais au bal!
Lord Sidney, qui comprenait à demi-mot, lui fit apporter par Tobie le prestigieux bouquet de diamants et de pierreries, et lui dit avec un sans-façon digne de Richelieu: Excusez-moi si je vous le donne, mais j'ai si peu de temps à moi!
—Maintenant, dit-il en se tournant vers ses convives, remplissez les coupes, M. Tobie, et buvons une dernière fois aux dieux inconnus! Mademoiselle Régine voudra bien décerner le prix pour moi, car je me sens plein de perplexité entre tant de métiers excellents!
—Pardon, milord, murmura timidement le jeune homme de dix-huit ans, mais je n'ai pas encore parlé.
Les convives regardèrent avec dédain ce faible athlète.
—Eh quoi, lui dit lord Sidney avec un étonnement profond, exerceriez-vous à votre âge une industrie plus extraordinaire que les professions excentriques de ces messieurs? Mais alors quel démon peut l'avoir inventée?
—Milord, articula le jeune homme d'une voix douce, mais ferme, JE SUIS
POÈTE LYRIQUE ET JE VIS DE MON ÉTAT.
A cette révélation foudroyante, tous les convives baissèrent la tête.
—Que ne parliez-vous plus tôt, s'écria lord Sidney, les dix mille livres de rente sont à vous, et bien à vous! Mais comment ferez-vous pour mourir à l'hôpital?
—Milord, dit finement Régine, je vais prier monsieur de m'offrir son bras. Et d'un geste de chatte, elle ramassa les deux cent mille francs et les fourra dans la poche du jeune homme.
Le bouquet et les yeux de mademoiselle Régine étincelaient comme des myriades d'étoiles frissonnantes. Elle prit la main de son cavalier improvisé.—Et votre fou? lui demanda-t-il en tremblant d'amour.
—Bah! répondit la terrible Parisienne avec un cynisme à effaroucher le marquis de Sade, plus on est de fous, plus on rit!
On se leva pour partir et on choqua les verres une dernière fois. Les bougies se mouraient et éclairaient la salle des Titans de reflets ensanglantés. Lord Sidney, sa coupe élevée dans sa belle main, entonna le refrain désespéré du poëte d'Albertus: Ah! sans amour s'en aller sur sur la mer!
Cette grande imprécation fut répétée en choeur, et les convives disparurent comme des ombres par les portes de la boiserie. Comme elles se refermaient, lord Sidney jeta un dernier regard sur ses convives.
—Oh! murmura-t-il, tandis que ses yeux erraient sur les bas-reliefs de la salle, ceux-là aussi sont des Titans vaincus!
M. Tobie s'avançait en souriant pour parler à son maître, mais celui-ci le congédia d'un geste. Resté seul, il s'écria: Hélas! il faut donc que de pareilles choses existent! Mais, sans cela, comment Fortunio aurait-il pu se faire bâtir en plein Paris un Eldorado artificiel!
Et, cachant son front dans ses mains, il pleura amèrement.
CONTE POUR FAIRE PEUR
—Non, monsieur, dit la triomphante Doralice au jeune Allemand mélancolique et blond-jaune qui n'avait cessé de fumer sa pipe de porcelaine en attachant ses yeux d'azur sur la petite Javanaise; non, monsieur, puisque votre seul but est de nous donner le frisson et de compléter l'effet de ces flammes de punch jouant sur la tapisserie, ne nous racontez pas une histoire de brigands et de fantômes. Les brigands, voyez-vous, cela n'avait plus cours que dans un endroit désormais aboli qu'on appelait le Spectacle des Funambules; et ils y servaient seulement à animer les paysages tyroliens et à accompagner les effets d'eau naturelle. Les spectres, ça se range dans une petite armoire à trucs, grande comme une boîte à musique. D'ailleurs, des meurtres, des fantômes, des souvenirs sanglants et funèbres, si vous saviez comme nous autres les charmantes, les divines, les adorées, nous en avons plein nos pensées et plein nos mémoires! Ah! vos brigands de la Forêt Noire qui boivent du kirschen-wasser en sculptant des ronds de serviettes! vos spectres qui ont lu Schlegel et le Laocoon de Lessing! notre vie de tous les jours contient d'autres tragédies et des histoires bien autrement terribles! Et puisque vous tenez absolument à avoir peur, c'est moi, s'il vous plaît, qui vais vous dire un conte pour faire peur, tel que, par exemple, la légende de LA BOITE AU LAIT.
—Ah! dit le jeune Allemand, je la connais.
—Non, répondit Doralice. Ce conte-là est comme celui du sergent Laramée. Tout le monde le raconte et personne ne le sait. Voulez-vous de mon roman?
Ce ne fut qu'un cri unanime pour consentir, car Doralice a les dents si blanches! et une langue rose comme un pétale de rose. Son récit pouvait être ennuyeux, mais on était sûr de voir des perles vivantes et des lèvres mieux fardées que le front de l'Aurore. La belle dédaigneuse n'eut pas besoin de réclamer le silence et elle prit tout de suite la parole.
—Messieurs, dit-elle gracieusement, il y a comme cela à Paris beaucoup de demoiselles qui naissent avec une beauté aristocratique et divine, mais sans fortune, sans dot, sans même le petit peu d'argent qui peut servir à appartenir à Dieu et à être reçue dans un couvent. La nature leur a tout donné, la taille svelte des déesses, les longues mains blanches, le pied de race, les grands yeux sombres, étoilés, pleins de flammes, l'oreille gracieuse et pure et petite, la bouche éclairée de flammes roses, la distinction native, tout, excepté les rentes, les maisons de rapport, l'argent monnayé, les titres d'actions et les propriétés rurales. Elles ont de l'esprit à flots, elles ont du bon sens, elles sont venues au monde artistes et grandes dames; mais elles sont comme Cabochard, elles manquent de tout; on a oublié de leur faire avoir crédit chez le changeur et de leur donner leurs entrées à la Banque de France.
Ah! pauvre Lucile! à côté d'elle sa mère soupire et cherche la pierre philosophale: elle, la belle, la naïve, l'aimable, la spirituelle, la ravissante enfant, elle aiguise ses petites dents faites pour essayer les perles rares et elle n'en trouve pas l'emploi. Elle devine la profondeur de ses prunelles faites pour refléter les satins, les ors, les laques rouges, les sanguines de Watteau, et elle se demande si on lui a donné ces abîmes d'amour pour servir de miroir au papier à six sous le rouleau. Ses pieds, ses pieds adorables, ont été modelés seulement pour fouler les nobles tapis, les tapis au fond blanc où éclosent des fleurs splendides, et ils s'usent là, à quoi faire? dans de vilaines savates, sur le carreau rouge. «Patience,» dit la mère qui fait les cartes, et la jeune fille répond: «Oui, maman.» Cependant la nostalgie du diamant et l'instinct de l'élégance s'agitent dans ses veines. Elle aspire à un pays dont elle est chassée et qu'elle ne connaît pas, et qui est le sien. Dans ces ménages-là, il arrive nécessairement un jour ou l'autre que la femme de ménage, pressée de repasser des collerettes, s'en va de chez la mère de Lucile sans avoir songé à acheter les quatre sous de lait nécessaires au déjeuner du matin. Lucile prend la boîte au lait, et elle dit: «Maman, je vais acheter quatre sous de lait.»
Alors la mère de Lucile lève les yeux au ciel; pour un instant son visage flétri a retrouvé la beauté tragique; sur son front, vingt années, envolées si vite, font frissonner leurs ailes d'ombre, et une larme, une grosse larme sinistre, brûle et sillonne sa joue. Elle aussi, en son temps, elle est allée acheter quatre sous de lait, et elle sait ce que ce lait-là lui a coûté, et le temps que cela dure! Cependant Lucile est partie; elle tient ses quatre sous et sa boîte au lait dans la main droite; de la main gauche elle relève sa jupe; elle est sortie tout simplement avec sa jupe grisâtre et son caraco brun, nu-tête; la laitière est en face, et ça n'est pas long de traverser la rue. Mais quel diable de chemin Lucile a-t-elle pris pour aller chez la laitière? Elle ne se le rappelle pas bien, et la voilà qui se trouve en robe de chambre de soie piquée, en pantoufles blanches, dans un appartement tendu de papier doré, avec des tapis de moquette, des meubles en faux Boule et des bronzes en faux bronze. Assis autour d'elle, de faux seigneurs avec des faux-cols lui tiennent mille discours entachés de fausseté et lui font de l'esprit emprunté aux Pensées d'un Emballeur.—«Ah! se dit Lucile, ils m'ennuient ceux-là, j'aime mieux aller reporter le lait à maman.» Mais arrêtez donc la chute du Niagara!
Reporter le lait, c'est bientôt dit, Lucile ne le peut pas. Juliette va venir la prendre à trois heures pour aller au bois; ce soir elle va voir Les Diables noirs; on lui a apporté une loge. Demain, il y a le dentiste et la modiste, et le soir la Tour-d'Auvergne. Après-demain, elle va chez le peintre; puis, rendez-vous avec Eugène, un caprice. Eugène n'est pas amusant, mais il faut l'avoir eu, il est porté. Ah! que c'est vilain, les amies courtisanes qui sont des sottes, et le papier à fleurs d'or et le faux Boule! «Décidément je vais aller reporter le lait à maman.» Et à quelle heure? A deux heures de l'après-midi, elle est encore brisée du souper de la veille. O triste, triste vie, toujours les visites intéressées à l'hôtel des Princes, à l'hôtel de Castille, où l'on va faire son ouvrage et porter sa marchandise comme une marchande de casquettes va porter ses casquettes! Et encore, il ne faut pas fâcher madame Pl…., qui n'est pas commode tous les jours. «Ah! quelle vie! j'aime mieux reporter le lait à maman!»
Ah bien oui! reporter le lait! Elle est à Londres, elle est à Nice, elle est à Spa, elle est à Bade, elle monte à cheval, elle va au bal de souscription avec les vraies dames, elle est dame patronnesse,—dame patronnesse pour l'exportation, en province; elle boit du champagne, elle mange de l'argent, elle mange de l'or, elle prête des patrons de robe aux grandes dames de l'étranger; elle s'amuse, elle s'amuse mortellement; oh! comme elle s'ennuie! Avec qui vivre, à qui parler, où verser le trop plein de ce coeur qui est resté jeune et naïf et qui l'étouffé? La voilà bien revenue à Paris et la laitière n'est pas loin; mais quoi! le décor a encore changé. A présent c'est le vrai bronze, le vrai Boule, les vrais grands seigneurs, les vrais princes, la diplomatie, les ducs à duchés. O solitude, solitude, amère solitude!—Puis le décor est devenu tout à fait beau: voici les soies de la Chine, les meubles en laque d'or, un Raphaël; Lucile n'a plus d'amis, même dans le grand monde, elle a suivi les conseils de Juliette, elle a compris la vie, elle n'a plus de préjugés aristocratiques, on est toujours reçu chez elle, pourvu qu'on soit gentleman et qu'on se présente bien, avec un faux-col. «N'oubliez pas le faux-col,» dit Iago. Les amants? elle en a essayé: toujours la même chose, des âmes basses, des gens qui vous méprisent, qui vous trompent et qu'il faut tromper toute la vie pour ne pas avoir le temps de les regarder et de les prendre en dégoût! Un soir, par hasard, Lucile voit jouer La Dame aux Camélias ou L'Aventurière; elle rentre chez elle, elle se hait, son coeur se brise en sanglots. Oh! se cacher, se fuir, trouver la nuit noire, une nuit où l'on ne puisse plus voir la honte et la solitude! «Allons! cette fois, j'y vais, je vais reporter à maman les quatre sous de lait.» Non, pas encore. Renoncera-t-elle, sans avoir entendu une minute, oh! une seule minute, une voix pareille à la sienne, une voix qui lui dise: «Je t'aime,» sans balbutier et sans mentir?
Dérision! qui le lui dirait? A présent, les hommes qui peuplent son salon sont des hommes-chevaux, qui parlent la langue des chevaux et déjeunent dans l'écurie. Habillés à la dernière mode, mais stupides. Pleins de faux-cols. Une fois, un poëte égaré là, bon et farouche, et timide, fier comme sa pauvreté, et si doux! a jeté sur elle un long regard; elle aussi l'a regardé et ils se sont reconnus frères. Oh! partir ensemble, fuir tout cela, vivre dans l'art, dans la liberté, dans l'amour! Non, laissez toute espérance. Tous les deux, ils sont trop purs pour faire du faux amour dans ce monde de carton, et ce monde de carton leur tient les pattes par mille ficelles! C'en est fait; un regard échangé, et les voilà séparés. Pour toujours peut-être. Quand se retrouveront-ils? Et la laitière, l'implacable laitière s'impatiente.
Qu'elle s'impatiente! Une seconde fois Lucile a trouvé une âme soeur de la sienne, des yeux comme les siens, étonnés et avides, une femme, une soeur, une amie, et celle-là ne s'enfuira pas; c'est une femme comme elle, une victime comme elle, comme elle une martyre vouée à la foule, et au champagne, et aux soupers, et à la solitude! Elles se sont rencontrées et elles se sont reconnues. «Eh bien, puisque l'amour est un mensonge, essayons de l'amitié, vivons toutes deux. Sans nous quitter, la main dans la main, jalouses, sauvages, fidèles, avec une amitié qui sera la haine et la honte de tout le reste! Puisqu'il le faut, nous irons à l'hôtel des Princes, à l'hôtel de Paris et à l'hôtel de Castille, mais toutes deux, mais ensemble, Paule et Lucile, et après, dans une joie ineffable, nous oublierons ensemble ces heures affreuses!» Non, ceci est encore un rêve. Paule aime les hussards, elle est infidèle, elle est jalouse, elle est sotte, elle écrit des lettres anonymes, elle fait des mots; c'est une admirable poupée, pas autre chose, et, un jour ou l'autre, elle va se marier avec un marchand de cuir bouilli ou un courtier-marron. On l'avait crue exaltée et bizarre, et elle n'était que vicieuse. Elle a voulu avoir les robes d'Impéria, l'esprit de madame de Sévigné, les joyaux de Cléopâtre, les vices de Clonarium, de Lééna et de Mégilla la riche Lesbienne, et elle a fait tout cela par à-peu-près, comme les calembours; elle n'a pas su être femme, elle n'a pas su être artiste, elle n'a eu que les robes à soixante francs le mètre, l'esprit du Tintamarre, les bijoux de Rudolphi, les vices de Marco! Elle a fait des dettes sottement, avec une maison mal tenue: elle a galvaudé sa beauté, elle a vécu avec des gens du monde sans apprendre l'élégance; elle n'a rien là; elle n'a pas même su aimer Lucile, qui avait dans le coeur des trésors d'amour que nul n'a soupçonnés. A présent, elle a envie d'avoir à Sceaux une maison de campagne avec un jet d'eau tombant sur des lys en zinc, et de pouvoir dire: «Mon mari» à un homme décoré. Dans son beau temps, elle était sotte avec un semblant d'esprit; à présent, elle est idiote. Et voilà quelle était la dernière ressource de Lucile, et son dernier espoir et sa dernière branche de salut! O malheureuse, malheureuse, misérable Lucile! Elle ne sait plus rien et elle ne croit plus à rien. Elle croit que Dieu la repousse et elle ne s'aime pas elle-même. Elle a bien une fille, mais grâce à mille intrigues et à mille peines, (il a fallu pour cela échafauder des montagnes de mensonges,) sa fille est élevée au Sacré-Coeur, et elle ne la voit pas, car elle désire que sa fille ne figure jamais dans Les Cocottes et dans Les Pieds qui r'muent, et que jamais elle n'aille acheter quatre sous de lait dans aucune boîte au lait! Et, à ce propos, c'est le vrai moment; si sa mère n'a pas encore pris son café, elle doit s'impatienter; voilà l'heure, l'heure exacte de lui porter le lait. Cette fois Lucile trouve la laitière tout de suite. «Madame, voilà quatre sous, mettez-moi quatre sous de lait dans ma boîte.» Et toujours courant, elle arrive chez sa mère.—«Toc, toc.—Qui est là?—Ma mère, ma mie, c'est moi, ta petite Lucile.—Tirez la bobinette, la chevillette cherra!»
«—Maman, c'est moi, je vous apporte vos quatre sous de lait, et bien d'autres choses avec, un peu de rentes, pas beaucoup, mais le dégoût sans fond, l'ennui mortel et le désespoir sans bornes! Il faut vous dire que tous les hommes sont sots et infâmes. J'ai vu les grands seigneurs, ils sont mal élevés; j'ai vu les gens d'esprit, ils n'ont pas d'esprit; j'ai vu les financiers, ils n'ont pas d'argent; j'ai vu les diplomates, ils se laissent tromper comme des Cassandres. Il y a les hommes qui montent à cheval et ceux qui ne montent pas à cheval; les uns sont lâches et les autres sont imbéciles. De délicatesse dans l'âme de ces gens-là, il n'y en a pas plus que de roses mousseuses sur les rochers de Fontainebleau. Entre eux tous, les beaux, les brillants, les splendides, il n'y en a pas un qui sache payer une note de restaurateur d'une façon polie pour la femme qu'il accompagne! Les restaurateurs, parlons-en. Au café Bignon, où cela coûte un louis pour ouvrir la porte et dix francs pour passer devant, une salade de pommes de terre se paye le prix d'un diamant, et c'est une fausse salade de pommes de terre; l'huile est de l'huile d'oeillette et le vinaigre du vinaigre de bois, et il n'y a pas seulement de fourniture! Restent les plaisirs, je sors d'en prendre. Être femme de plaisir, cela veut dire passer sa vie à s'habiller dans un cabinet de toilette en perse verte capitonnée; sortir avec des grues et entendre les dames qui passent dire de vous: «Cette fille!» aller aux courses et manger de la poussière grise comme avec la cuiller; aller à la comédie, et, toute la soirée, avoir une ouvreuse qui vous fourre des Entr'acte dans votre corsage et des petits bancs dans votre crinoline. D'ailleurs, on ne joue que du Laya, et les personnages de M. Laya sont aussi ennuyeux que ceux avec lesquels j'ai vécu pour gagner ma vie. Toutes les nuits il faut souper avec le même champagne et les mêmes écrevisses à la bordelaise, et il y a plus de dix ans que j'ai envie de manger un ragoût de chrétien. Figure-toi, les gens qui nous mènent souper ne soupent jamais, ils sont ivres; ils nous enfument avec de mauvais cigares dont ils font tomber la cendre sur nos robes et sur nos épaules, ils causent de la Bourse et racontent leurs bonnes fortunes, ce qui veut dire: traîner dans leur conversation les noms de femmes qu'ils ont assommées, excédées et abruties pour de l'argent; voilà ce qu'ils appellent leurs bonnes fortunes; et encore elles ne sont pas vraies; par-dessus le marché, c'est des mensonges! En dix ans, j'ai connu un jeune homme qui était beau; il était né avec un coeur d'usurier et de juif; quand il me menait dîner au restaurant, il buvait tout le vin sans me verser à boire, et, s'il avait par hasard quelques louis, il les cachait dans ses souliers. J'ai tant monté les escaliers à de l'hôtel des Princes, de l'hôtel de Paris et de l'hôtel de Castille, que sur chaque marche je sais par coeur les irrégularités du tapis; et la nuit, si par hasard je dors, je les vois en rêve. Il y a aussi ce qu'on appelle être au théâtre. Un métier où on gagne cent francs par mois et où l'on en dépense quinze cents, et puis il faut être très-polie. Polie avec le directeur, avec le régisseur, avec le portier, avec les acteurs, avec les journalistes, avec les machinistes, avec le garçon d'accessoires, et eux, quelquefois, ils ne sont pas polis. On se lève le matin à huit heures, et, de dix heures à quatre, on reste sur ses jambes dans un théâtre qui est un grand désert noir et glacé, à répéter de temps à autre: «Merci, ma mère! merci, mon Dieu! et la croix de ma mère!» Les planches sont toutes sales, couvertes de poussière et elles salissent le bas des robes. Le soir, on cause avec son habilleuse et on joue; c'est-à-dire qu'on répète à des hommes chauves assemblés les mêmes sottises qu'on répétait pendant le jour à l'épouvante de la nuit noire. Voilà ce qu'on appelle être comédienne et ce qu'on appelle être courtisane, et ce qu'on rencontre quand on va acheter du lait. Qu'est-ce que tu veux que je te dise? J'ai des yeux qui ne savent plus voir ni le ciel, ni l'eau, ni les arbres, ni les étoiles; pour l'éternité, mes prunelles refléteront la perse verte de mon cabinet de toilette et le papier doré des cabinets de Brébant. Je sais tout, j'en sais autant que ces dieux impassibles de l'Inde qui, depuis mille ans, enivrés de parfums, caressés par les grandes fleurs terribles, assis sur des trônes de diamant et sur des chariots d'astres, rêvent à la stupidité et à la méchanceté humaines. Je sais ce que pensent les regards et ce que les lèvres vont prononcer, et avant qu'un homme ne parle, je vois tout de suite qu'il va mentir. Je sais que la vie est une horrible chose et que les hommes sont de méchantes bêtes,—et je te rapporte les quatre sous de lait dans ta boîte au lait.»
—Ma fille, répond la mère, tu en sais autant que moi. Assieds-toi là, buvons notre café et faisons les cartes. Le bon Dieu te devrait bien un peu d'amour, mais c'est bien rare que le bon Dieu fasse un miracle, et il ne s'occupe guère de pauvres filles comme nous.—Ainsi finit l'histoire de Lucile. Désormais, dit en terminant la triomphante Doralice, c'est elle qui, tous les matins, va acheter le lait dans la boîte au lait; et elle ne reste jamais plus de trois minutes. Pour moi, (ajouta-t-elle,) j'en suis encore à m'amuser aux bagatelles de la porte chez Mombro et chez Janisset; mais il y a des jours de pluie tout découragés où mes petits doigts se tourmentent déjà comme pour chercher l'anse de la boîte en fer battu; et quant à maman, il y a positivement des fois que je pense à elle, et comme sa rue a été démolie, si mes amoureux m'ennuient trop, je finirai par demander son adresse.
—Brrr! fit Médéric, voilà un roman qui donne froid: je vais remettre du bois au feu.—Il en remit, en effet; une vaste clarté inonda l'atelier, tous les visages étaient pâles, et on s'aperçut alors que, profitant sans doute de la préoccupation générale, le jeune Allemand aux cheveux blond-jaune avait disparu en compagnie de la petite Javanaise.
L'ILLUSTRE THÉÂTRE
Tout annonce un événement dans le monde dramatique. Déjà les hommes de goût essuient les verres de leurs pince-nez. Au haut du ciel, des vapeurs écarlates et roses imitent les banderoles flottantes, et des demoiselles, brillantes comme des libellules, entrent en foule chez le marchand de gants à vingt-neuf sous.
Cependant elle s'impatiente derrière son rideau, la fille du divin Aristophane, la Comédie. Elle s'impatiente, et elle agite son front taché de lie, ombragé d'un bandeau de vigne et de raisins. Elle gourmande ses domestiques, et les frappe de sa marotte, où chantent des grelots d'argent et d'or.
—Allons, s'écrie-t-elle, courage, fainéants! O machinistes dépourvus de la flamme sacrée, ô régisseurs plus lents que des tortues, n'entendez-vous pas que le peuple le plus spirituel de l'univers commence à imiter les cris des animaux féroces, tout en mangeant ses grenades et ses pommes vertes? Ignorez-vous que mes cinq musiciens lui ont déjà exécuté par trois fois l'ouverture du Jeune Henri et qu'il est temps de passer à d'autres exercices? Par Bacchus! un peu d'activité, je vous prie; que les sonnettes fassent drelin drelin, et les cloches bimbam, et que mes comédiens paraissent!
Qu'ils paraissent vêtus de jaune-safran, de violet tendre et de bleu-ciel, dans les costumes traditionnels appropriés à leurs caractères et que mon poëte lui-même s'avance, avec son habit noir et son chef-d'oeuvre. Et vous, astres, prêtez l'oreille!
Voici Pierrot, Arlequin, la Colombine toute pomponnée de rubans qui volent à la brise, et Cassandre, et la Fée avec son étoile de strass sur le front, et les gâte-sauce avec leurs pâtés, et les harengères portant les poissons de toile peinte, rembourrés de foin tout neuf, et voici, monté sur son chariot de pierreries à roulettes, attelé de deux colombes en bois découpé, l'enfant Amour indispensable aux féeries. Mais quoi, se moquent-ils du monde? Pierrot, jadis plus blanc que les lis du jardin et les neiges de l'Himalaya, crève à présent dans sa peau. Il est rouge comme une pivoine, comme le feu d'un londrès bien sec, comme la carapace d'un homard cuit à point!
Doux et naïf Pierrot, où donc avez-vous volé ces couleurs écarlates? Et toi, Arlequin, toi qui étais souple et gracieux comme un serpent du paradis d'Asie, toi qui brillais comme l'arc-en-ciel après un orage des tropiques, d'où te vient cet air triste et funeste, et pourquoi marches-tu ainsi le front courbé vers mon tréteau, comme un Arlequin prince de Danemark?
Toi Colombine, ma colombe, ma colombelle amoureuse et folle, que signifient cette petite toux sèche et ces airs bégueule! Ainsi parle la fille d'Aristophane, et elle ne semble pas du tout satisfaite de ses acteurs changés en nourrice. Eux pourtant se défendent le mieux qu'ils peuvent avec la simple éloquence de leur coeur.
—Hélas! madame, dit Pierrot, le diable sait que mes passions étaient bien innocentes. Voler le vin que la fée changeait, pour me punir, en fusée d'un sou, vider les tourtes de carton, pêcher à la ligne, et quelquefois manger des sangsues frites, tels étaient mes austères plaisirs! Aussi rien ne troublait la sereine candeur de mon visage blanc comme la robe d'une épousée. Mais qui peut fuir son destin? Pendant les relâches pour réparations à la salle, j'ai entendu les vers de l'École du bon sens et j'ai lu les romans réalistes, et tout de suite le rouge m'est monté à la face! J'ai voulu savonner ce visage imprudent et lui rendre sa blancheur première. Bah! lessive, potasse, savon-ponce, rien n'y a fait. Ce rouge est d'aussi bonne qualité que le noir des nègres! mais aussi pourquoi ont-ils changé la règle des participes?
Pour mon confrère Arlequin, il était la jeunesse, l'amour, la fantaisie, l'éclair de joie, le chérubin de Cidalise et le joujou des petites filles. Aujourd'hui toutes les qualités qu'il avait déplaisent fort aux dames! Les mangeuses de pommes ne mangent plus de pommes: les filleules d'Ève n'aiment plus que ces petites images gravées sur acier, appelées fafiots à cause de leur frou-frou. Voilà pourquoi Arlequin-Hamlet fait des yeux blancs. Quant à mademoiselle Colombine…
—Oui, s'écria la déesse en faisant tintinnabuler ses clochettes, explique-moi un peu pourquoi Colombine est enrhumée du cerveau?
Colombine elle-même prit la parole en baissant modestement ses grands yeux assassins, frangés de cils noirs. Non, par Rabelais! ce n'était plus là la demoiselle si alerte à se sauver en compagnie de son cher don Juan, à travers les guérets tout frissonnants d'épis d'or, et à travers des cabarets où l'on boit le vert Suresne. La pauvre Colombine toussait à fendre l'âme des pierres, et sur ses pommettes brillait une triste-lueur de sang.
—Chère madame, murmurait-elle, j'ai été heureuse, j'ai été folâtre; je ne trouvais pas assez de moulins pour jeter mes bonnets par-dessus! Mais prenez pitié de moi! ils m'ont couverte de camellias, et je suis devenue insensiblement comme les camellias; un jeune maître plein d'esprit, hélas! m'a déguisée en fille de marbre, et il m'en est resté un froid de marbre qui m'a donné une fluxion de poitrine; ils m'ont dit de tousser pour rire, et à présent je tousse pour tout de bon: voilà mon histoire.
—Oh! voilà qui ne peut se soutenir, dit avec indignation la Comédie couronnée de raisins. Une Colombine poitrinaire! un Pierrot sanguin! un Arlequin avec du vague à l'âme! Au moins, j'espère que mon poëte m'aura écrit une belle satire en dialogues. Nous y verrons quelque petit robin se faisant donner de gros cornets d'épices qu'il va manger avec les ceintures dorées, tandis que Madame ordonne à Toinon de laisser la porte de la rue ouverte pour un grand drôle à plumet rouge et à longue rapière!
Et, en tout cas, je suis certaine que l'on n'a pas pu me cacher mon Cassandre, si réjouissant avec son asthme, sa canne à corbin et son chef branlant. A défaut de ceux-là, j'aurai Cassandre!
—Oh! déesse, répond le barbon, regardez-moi; je suis bien changé! Vous me croyez vieux; mais je suis jeune comme un louis d'or. Vous me croyez bête; je suis spirituel comme une liasse de billets de banque. Je suis jeune, charmant et adoré, car je m'appelle Prime, Actions, Obligations; je m'appelle robe de dentelles, parure et carrosse! Mes dents sont noires? Non, tant que Janisset vendra des perles de Ceylan et d'Ophir! En vérité nous avons changé tout cela, et je n'aurai pas les yeux éteints et chassieux tant que j'aurai les mains pleines de diamants. Aujourd'hui, Lovelace, c'est Cassandre: place à Lovelace!
La Comédie déchire son bandeau de vigne et de grappes noires.
—Ohimè! s'écrie-t-elle, qui me rendra les comédiens au gros sel, les comédiens de la vieille gaieté et de la farce illustre, dont l'arrivée faisait dire dans les auberges: V'là les comédiens, serrez les couverts! Poëte, ne parle pas. Je lis dans tes yeux que tu photographies ton portier! Écoutez-moi, mes bons serviteurs. A défaut de Plutus et des Oiseaux, qu'on se rappelle la tragédie de Scapin et de Zerbiriette, et vous, tombez, masques ridicules! Arlequin, reprends la rose qui fait aimer, et toi ta face de clair de lune! Il me faut la vie, la passion, le regard flamboyant, le mot rapide, l'épigramme au tranchant d'acier, le vin dans les verres et le rire aux dents blanches, la lyre harmonieuse et le fouet sanglant, la joie bien portante et la sainte ironie: souvenez-vous que je viens d'Athènes!
FIN
TABLE
LES PARISIENNES DE PARIS
La Femme-Ange
La Bonne des Grandes occasions
L'Ingénue de Théâtre
La Maîtresse qui n'a pas d'âge
Le Coeur de marbre
La Dame aux peignoirs
Galatée idiote
La Femme de treize ans
La Jeune fille honnête
L'Actrice en Ménage
La Vieille Funambule
La Divine Courtisane
L'ARMOIRE
LES NOCES DE MÉDÉRIC
Chapitre Ier.—Où l'auteur, éminemment coloriste, prouve qu'il n'appartient pas à l'École du bon sens, et insinue qu'il possède un dictionnaire des Rimes françaises
Chapitre II.—Où l'auteur, qui a lu les romans de Méry,
et qui tient à étaler son érudition, met en scène des
Chinois et un Suisse qui étonneront M. Stanislas
Julien et feu M. Toppfer
Chapitre III.—Où Médéric regrette ses chandeliers, ses poteries, mademoiselle Ninette, mademoiselle Louisa, et une femme du monde qui désire garder l'anonyme
Chapitre IV.—Apothéose triomphante de Naïs, crêpe bleu,
lycopode et feux de Bengale
Chapitre V et dernier.—Le roman finit au moment où
M. Bouquet allait devenir intéressant
UN VALET COMME ON N'EN VOIT PAS
LA VIE ET LA MORT DE MINETTE
SYLVANIE
LE FESTIN DES TITANS
CONTE POUR FAIRE PEUR
L'ILLUSTRE THÉÂTRE
____________________________________________ Imprimerie L. TOINON et Cie, à Saint-Germain.
End of Project Gutenberg's Les parisiennes de Paris, by Théodore de Banville