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Les Peintres Provençaux: Loubon et son temps - Aiguier - Ricard - Monticelli - Paul Guigou

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The Project Gutenberg eBook of Les Peintres Provençaux

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Title: Les Peintres Provençaux

Author: André Gouirand

Release date: May 29, 2013 [eBook #42836]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by the Online Distributed Proofreading Team at
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Couverture

LES PEINTRES
PROVENÇAUX

ANDRÉ GOUIRAND

Les Peintres Provençaux

LOUBON ET SON TEMPS
AIGUIER—RICARD—MONTICELLI
PAUL GUIGOU

DEUXIÈME ÉDITION

Logo éditeur

PARIS

SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

Librairie Paul Ollendorff

50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50

1901
Tous droits réservés.

LES
PEINTRES PROVENÇAUX


INTRODUCTION

Il faut cultiver notre jardin.

(Voltaire.)

A l'Exposition centennale de l'art français, les peintres provençaux remportaient, l'an dernier, des avantages marqués, même triomphaux, dans la glorieuse bataille artistique qui se livrait aux murs des salles du Grand Palais, entre les meilleurs ouvriers picturaux du siècle finissant. On fut surpris de la science d'un paysagiste animalier comme Loubon; beaucoup crurent découvrir pour la première fois, avec une admiration étonnée, l'intimité profonde des subjectifs portraits de Gustave Ricard, bien que ce peintre fût depuis longtemps au Louvre; l'art sincère et fort du paysagiste Paul Guigou arrêta au passage la critique et la foule; enfin, quelques toiles de Monticelli suscitèrent de la curiosité enthousiaste. Ce fut comme une révélation.

Est-elle due, cette révélation tardive, à l'absence des œuvres de ces artistes provençaux—Ricard à part—de nos musées nationaux du Louvre et du Luxembourg[1]? D'où viennent ce long silence et ce pesant oubli? Enfin, que leur manqua-t-il, à ces admirables peintres, pour acquérir la gloire méritée?

[1] L'État a acquis depuis le Paysage de Provence de Paul Guigou qui était exposé à la Centennale. Ce tableau est en ce moment au Musée Galliera pour aller plus tard au Louvre.

Rien, certes! Mais ils eurent le tort de vivre, de travailler et de mourir en Provence, dans leur pays natal; où ils trouvèrent, du reste, les sources de leur meilleure inspiration.

La Provence—comme d'ailleurs toute la province, grâce au système centralisateur qui étreint, paralyse et tue la France—a toujours tort; et l'Art, lui, est le premier frappé, car plus que jamais il faut qu'il soit de Paris ou consacré à Paris, pour avoir droit à la Justice, à la Renommée.

Mais si c'est à leur vie, volontairement faite chez eux, à leur mort pour la plupart, survenue, là, sans bruit, que ces artistes provençaux doivent d'être restés en partie obscurs et aussi longtemps ignorés par les détenteurs de nos gloires nationales, c'est aussi à ces circonstances qu'ils méritent, par l'originalité puisée dans l'amour et la compréhension de leur pays, d'être remarqués aujourd'hui et de paraître plus intéressants. Par la comparaison possible et la reculée nécessaire du temps, l'œuvre d'art acquiert sa grande et réelle beauté. Et pendant que vont disparaître dans l'indifférence bien des réputations officielles et tapageuses de ces dernières années, les noms de ces Provençaux, inconnus ou oubliés à Paris, jusqu'à hier, ceux-mêmes,—comme Aiguier, Engalière, Simon etc., etc.,—qu'on a négligé de montrer à la Centennale, vont s'imposer définitivement, et entrer dans l'histoire de l'art pictural français du siècle.

*
*   *

A certaines époques de l'art chez les peuples, l'influence de l'apport fait par des artistes étrangers au profit d'une race autochtone eut souvent des conséquences si heureuses, si inattendues comme résultats, qu'elle put fournir prétexte à des explications diverses. Les uns ont voulu affirmer que les nouveaux venus eurent seuls le mérite de la renaissance qui se produisit en ces moments-là; d'autres ont osé prétendre que les artistes étrangers qui apportaient leur talent particulier au service d'une civilisation existant déjà, durent le plier au goût du peuple hospitalier et comme par un sentiment de reconnaissance. Ces opinions opposées se peuvent soutenir: on peut même dire qu'elles se complètent. S'il y a, au point de vue physique, des croisements de race qui donnent de plus beaux produits que ceux résultant de l'union de sujets de la même famille, on peut admettre qu'au point de vue artistique, des échanges heureux ont pu s'établir entre différentes écoles éloignées; et encore, que des germes d'art accidentels, tombant dans des milieux favorables, ont donné, à certains moments, de merveilleux résultats.

Il est incontestable que les artistes grecs qui descendirent en Provence, y apportèrent les éléments de beauté qui étaient chez eux le but de l'art. Mais il est non moins probable que ces artistes furent tout de suite compris, encouragés; et qu'ils trouvèrent sur cette terre hospitalière une population enthousiaste, des admirateurs puissants et bientôt des élèves nombreux doués de vives aptitudes. Ces ferments de beauté de l'art hellénique agitèrent si profondément le pays et y prospérèrent si bien que, cent cinquante ans après la disparition de la Grèce, l'art était, en Massalie, en pleine florescence, cultivé par des artistes supérieurs dont la réputation s'étendait lointaine[2].

[2] L'Art dans le Midi (Etienne Parrocel).

Déjà des artistes provençaux avaient été antérieurement appelés en Grèce pour enrichir ce pays de nombreuses statues. Plus tard, la Rome républicaine—tout absorbée par la conquête et partant par la nécessité de faire de chaque citoyen un soldat—vint souvent demander à la Provence ses artistes en tous genres. Et quand, sous les Césars, le luxe exagéré, le faste sans goût, la richesse appliquée sans mesure, contribuèrent à la dégradation de l'art, la Provence, longtemps encore après l'invasion des Wisigoths, conserva le sentiment de la beauté simple des Grecs.

Bientôt, aux clameurs victorieuses des hordes wisigothes, se mêlèrent les bruits de destruction des premiers chrétiens qui, dans leur haine des anciens dieux, anéantissaient les statues antiques. C'est avec fureur qu'ils obéirent aux ordres de Constantin et de Théodose leur commandant de briser les idoles et de renverser les temples. Et alors, tous les chefs-d'œuvre du paganisme disparurent du monde en deuil.

En Provence, après la fin tragique de l'art grec, il semble, en effet, qu'une nuit profonde y soit descendue. Cependant, et sans solution de continuité, l'art renaissait peu à peu sous des formes nouvelles, animé d'une autre foi. Un moine doué d'un grand cerveau—saint Benoît—avait introduit dans la règle de son ordre la liberté de cultiver les beaux-arts. Par un trait de génie, il les sauvait d'une décadence irrémédiable.

Les moines du moyen âge furent plutôt, à la vérité, des savants, des lettrés, des architectes, des musiciens. Toutefois, à Avignon, au xe siècle, on trouve dans le couvent de Saint-Ruff toute une école de peintres, de mosaïcistes, d'imagiers, de sculpteurs[3]. Pour ces hommes, ensevelis dans les cloîtres, l'art n'était qu'un acte de foi sincère; mais ils eurent rapidement de nombreux adeptes. Des séculiers s'exercèrent dans tous ces arts et y acquirent une grande réputation. Par ces derniers, l'Art devait perdre son anonymat. A leur tour, les peintres verriers de Marseille devenaient célèbres. Claude et Guillaume allaient même à Rome, appelés par le pape Jules II, pour y peindre les vitraux du Vatican. De son côté, l'école de peinture d'Avignon était éclatante. Personnelle, forte, indépendante, au xve siècle, elle voyait sortir de son sein un artiste merveilleux, Enguerrand Charonton, l'auteur du Couronnement de la Vierge, si remarqué à la Centennale, peinture qu'on attribua longtemps à Van Eyck; et Nicolas Froment, qui pourrait bien être l'auteur incertain du triptyque de la cathédrale d'Aix.

[3] Etienne Parrocel. Les Annales de la peinture.

Déjà, sous les Bérenger, le comté de Provence, en commerce spirituel constant avec les Grecs, les Arabes et l'Italie, était devenu un centre artistique remarquable. Après eux, René le Bon s'intéressa surtout à l'art de la peinture, qu'il pratiquait lui-même, paraît-il, avec assez d'habileté. Il sut, dans tous les cas, s'entourer de nombreux et bons artistes qui enrichirent les églises et les demeures seigneuriales. Aix, Avignon, Arles, Marseille se disputaient les meilleurs peintres, les plus adroits orfèvres, les plus estimables graveurs. La Provence s'était ressaisie et accomplissait, dans l'action artistique, sa brillante destinée. Néanmoins, la Renaissance italienne devait absorber à son profit les travaux antérieurs et les œuvres des autres pays. Rien, en effet, ne pouvait, au moins pour l'instant, résister à une si haute et si volontaire impulsion. Le passé était emporté dans le tourbillonnement cyclique de cette force; et les tendances qui s'étaient annoncées ailleurs en manifestations latentes étaient d'avance annihilées par l'apparition presque spontanée des plus hauts génies de l'art pictural.

*
*   *

Après sa réunion à la France, en 1482, la Provence fut dévastée, pendant plus d'un siècle, par des épidémies et des guerres civiles. A la suite de ces longues années de dépression morale et physique, ainsi qu'un corps anémié qui n'a plus l'énergie de résister aux attaques diathésiques, cette province subit en art l'influence du mauvais goût des artistes italiens, qui avaient rapporté de l'école florentine les tendances décadentes de cette époque. Mais un hasard heureux, une circonstance fortuite amena à Aix, à son retour d'Italie (en 1609), Ludovic Finsonius[4], un Flamand, élève du Caravage, qui vint se fixer dans cette ville. Ce fut le prélude d'événements artistiques importants. Finsonius apportait, par l'union de l'art du Nord avec celui très éclectique de son dernier maître, les éléments d'un talent vigoureux et séduisant qui allait favorablement influencer une génération d'artistes. Le peintre brugeois, avec ses beaux mouvements de vie, impressionna les Méridionaux. Si sa couleur n'est pas somptueuse, son dessin demeure grand, car Finsonius allie avec bonheur la belle technique du Caravage aux gestes rudes et parfois violents de l'école d'Anvers. Par là, il dut frapper l'imagination provençale. Un autre peintre de talent, Daret, né à Bruxelles, vint aussi s'établir à Aix et s'y maria; pendant qu'à Brignoles s'installait le premier des Parrocel.

[4] Recherches sur la vie et les ouvrages de quelques peintres provinciaux de l'ancienne France, par Ph. de Pointel. Du même auteur, voir aussi les Biographies de Finsonius, Daret et Reynaud, le vieux peintre avignonnais.

Sur cette terre toujours désireuse de fécondation, sur ce sol provençal où l'art grec avait laissé de si profondes racines, un printemps devait bientôt faire pousser les rameaux d'une nouvelle Renaissance. Finsonius et Daret avaient fait école, et leurs élèves, Mimault et Laurent Fauchier, ne tardèrent pas à conquérir leur originalité. Laurent Fauchier (1643-1672), quoique mort très jeune, laisse un bagage important. Sa peinture délicatement savoureuse, son faire onctueux, sa couleur riche en font un artiste supérieur à Mignard, alors pourtant glorieux à Paris et dont il fut un temps l'élève.

Pendant que Fauchier illustrait Aix, Marseille voyait grandir son enfant le plus célèbre, Pierre Puget, chez qui, il est vrai, le tempérament extraordinaire du sculpteur rejetait sans tarder au second plan la belle nature du peintre, la science de l'architecte. A Arles, en 1698, naissait Pierre Sauvan, le peintre d'histoire. Partout, en Provence, l'activité artistique s'était accrue. A Avignon, déjà remarquable par ses graveurs, avaient fleuri des peintres tels que Reynaud le Vieux, Nicolas Mignard, auxquels succédèrent les nombreuses familles des Parrocel et plus tard des Vernet. A Aix s'étaient enfin établis les Van Loo, venus de Hollande. Toutes ces familles vont fournir pendant plus d'un siècle des peintres de rois, peintres officiels par excellence, des prix de Rome, même des membres et directeurs d'Académies, partout comblés de gloire et d'honneurs.

Sont-ils les plus intéressants de nos peintres provençaux?

En 1705, était née à Marseille, Françoise Duparc, fille et élève d'Antoine Duparc, disciple de Puget. Après avoir travaillé durant quelques années avec son père et avec J.-B. Van Loo, la jeune artiste devint assez vite un peintre primesautier et supérieur à ses maîtres. Quoique et parce qu'ignorée, cette artiste mérite que nous nous arrêtions devant son œuvre. Très au-dessus de Greuze comme portraitiste, Françoise Duparc s'impose surtout par la sincérité et la simplicité de son talent très personnel. Elle a laissé au musée de Marseille, à sa ville natale où elle vint mourir, obscure, oubliée—en 1778—quatre portraits qui passent inaperçus aux yeux des visiteurs ordinaires, mais qui n'en sont pas moins fort remarquables. Ces toiles, d'une composition et d'une harmonie tranquilles, n'attirent pas les regards superficiels. Cependant, malgré leur allure modeste, elles détiennent des qualités rares: la compréhension de la couleur locale, l'amour du terroir, l'ingéniosité en même temps que la grâce simple. On les dirait peintes avec les éléments primordiaux de la terre provençale elle-même. Par là, elles demeurent définitives comme l'émanation de la vie, l'histoire des mœurs, l'étude des caractères d'une contrée. Sur chacune des figures, l'artiste a tracé avec bonhomie les destinées de son modèle. Tels le Centenaire, la Vieille, qui rappellent les ancêtres archaïquement symbolisés dans les crèches provençales; telles la Laitière, d'ingénuité puérile, chargée de tout l'attirail de son métier; la Tricoteuse, où l'artiste résume ses qualités précurseuses de la voie que suivront Greuze et Chardin: autant de symphonies aux timbres doux, d'un faire homogène et savant dans sa tranquillité, d'une délicate vision, d'une inspiration charmante. Il y a chez Françoise Duparc une originalité qui s'ignore et qui apparaît, après deux siècles, évidente et précieuse. Avec le charme sincère et l'affection profonde que l'artiste a pour les êtres et les choses du pays provençal, on retrouve surtout dans ses toiles, avant Chardin, l'observation naïve qui illustrera ce dernier. Son art est tout entier dans la modestie du procédé, dans la science des ressources infinies, dans l'agréable tonalité qu'elle sait trouver avec la gamme peu étendue d'une palette claire.

La Tricoteuse
Cliché Brion.
FRANÇOISE DUPARC
(1705-1778)
La Tricoteuse (Musée de Marseille).
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Quoique parfaitement ignorée à Paris[5], quoique son nom ne figure dans aucune histoire de la peinture française au xviiie siècle, Françoise Duparc doit y prendre une des premières places à côté des peintres les plus connus.

[5] Françoise Duparc fut très admirée en Angleterre, où elle vécut pendant quelques années. De nombreux portraits peints par l'artiste marseillaise sont conservés dans certaines galeries assez fermées, à la vérité, et s'y tiennent très bien, malgré le voisinage des plus grands maîtres.

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*   *

De l'école d'André Bardon, alors directeur de l'Académie de peinture de Marseille—fondée en 1753—était sorti Henry d'Arles, un peintre de marine, presque égal à Vernet. A Grasse était né en 1732, Honoré Fragonard, nouvelle gloire provençale, dont la Révolution allait arrêter la géniale verve. Avec l'administration napoléonienne, le goût de David se répandit dans la France entière; et bien rares furent les artistes qui surent rester indépendants et ne sacrifièrent pas à la mode et à l'autorité. Après Goubaud—un élève de David qui peignit encore plus sec que le maître—l'école de Marseille passa en 1810 aux mains d'Aubert. Aubert était, sinon un grand peintre, du moins un artiste intelligent, classique, dans le bon sens du mot. S'étant fait dans les musées et les meilleurs ateliers des maîtres une éducation soignée de l'art du dessin, il en avait une belle compréhension. Il allait acquérir la gloire d'avoir su instruire et guider les premiers pas d'artistes tels que Papety, Ricard, Roqueplan, Monticelli, Simon, etc., etc.

Il faut observer que, de tous les temps, l'école provençale vécut et prospéra par des échanges réciproques, et par la fusion constante des principaux artistes nés à Aix, à Avignon, à Marseille ou à Arles. Mais l'école qui va nous occuper plus spécialement et que l'on pourrait appeler aussi celle de 1830, est essentiellement le produit de l'alliance artistique et étroite entre Marseille et Aix. On voit, en effet, Constantin, un Marseillais, venir s'établir à Aix et devenir le maître de Granet, un Aixois. Pendant qu'un autre Aixois, Émile Loubon, élève de Constantin et de Granet, est appelé à Marseille pour y diriger l'École de dessin et de peinture; au moment où les tendances nouvelles poussaient les artistes français à sortir de l'atelier pour peindre dans les champs, au bord de la mer, sous les frondaisons.

Or, cinquante ans auparavant, Constantin (Jean-Antoine)—1757-1843—avait, en grand artiste, devancé son époque. On peut à juste titre surnommer Constantin le père de l'école provençale du paysage, car c'est à lui qu'elle doit ses qualités et les principes de sa force. Constantin paraît—le premier en France—être allé demander directement à la nature des émotions nouvelles d'art. Et c'est après un travail incessant—Constantin dessinait une partie de la nuit—de longues et patientes études de dessin sur nature, qu'il a pu, aidé de son génie, arriver à donner par des moyens aussi bornés que le crayon rouge et le lavis à l'encre de Chine des sensations nouvelles de paysage. Tels sont ces lacs profonds bordés d'arbres séculaires, ces rochers majestueux aux arêtes cassantes, ces cascades bondissantes, ces ponts et ces fabriques de Rome d'un savant pittoresque; puis, la campagne un peu brutale de son pays qu'il dessine, sans arrêt, toute sa vie. «La nature provençale, dit encore M. Brès, n'eut peut-être pas de portraitiste plus sincère. Ce n'est pas dans ses paysages héroïques qu'il faut le chercher, mais dans cette foule d'études d'une exécution énergique et d'une franchise un peu rude, où se retrouvent la bastide d'autrefois, les jeux de boules devant la ferme, et les foires toutes grouillantes d'hommes et d'animaux,—la Provence de nos pères.» On ne s'explique pas vraiment comment et dans quelles circonstances on réussit à persuader Constantin qu'il n'était pas né pour faire un peintre et qu'il réussirait mieux dans ses dessins. Il y a au musée d'Aix un portrait peint par cet artiste qui atteste pourtant toute la puissance d'une superbe organisation. Cependant le peintre se contenta de dessiner et quelquefois d'indiquer les valeurs par des teintes plates d'un bel effet. Par sa vie de labeur incessant, d'observation constamment tendue vers un point: la recherche de la ligne éloquente, une vision particulière se fait chez l'artiste, son cerveau conçoit vite, sa main s'assouplit en même temps. Il sait regarder et traduire avec beauté. Il apprend surtout à éliminer le détail au profit de l'ensemble. Savamment il prend des partis pris de lumière, il sélecte la ligne et la veut toujours plus décisive, plus approchante et résumante du caractère. Par là, le dessin de Constantin se spiritualise et approche de la vie. Et Granet, son élève, alors célèbre, membre de l'Institut de France, officier de la légion d'honneur, s'arrêtera un jour devant un dessin de Constantin en s'écriant: «Ah! celui-là sera toujours le maître.» Oui, le maître, le maître de l'école provençale du paysage, dont nous étudierons les efforts des principaux représentants.

Héritant de l'énergie du dessin de pareils ancêtres, forte des intéressantes recherches de Granet sur la belle ordonnance de la lumière, l'école provençale, qu'illustrait alors Dominique Papety, l'émule de Ingres, Roqueplan avec ses paysages, allait posséder une pléiade d'artistes éminents: Monticelli, un coloriste de génie; Gustave Ricard, le disciple inspiré des plus grands portraitistes qu'il a souvent égalés; Aiguier, un instinctif, doux poète de la lumière; enfin, des peintres tels que Paul Guigou, Loubon, etc., dont la renommée grandira avec le temps, à chaque manifestation comparative d'œuvres picturales.

A. G.

Nous n'avons nommé dans cette introduction que les peintres provençaux caractérisant le mieux une époque souvent féconde en talents nombreux et que nous aurions voulu tous citer. Mais c'était dépasser la portée de cette première tentative de réhabilitation de l'école provençale, aujourd'hui en partie oubliée ou méconnue. L'école d'Avignon aurait mérité sans doute plus de développements. Peut-être ferons-nous plus complet ce travail, un jour prochain. Du reste, le cas des peintres provençaux n'est pas un cas isolé. Il existe dans de nombreuses contrées du pays de France, des artistes d'une valeur vraiment originale, qui demeurent dans l'oubli, victimes des conséquences d'une centralisation artistique exagérée. Il faut souhaiter que partout des bonnes volontés s'emploient à révéler les noms de ces artistes et à mettre au jour leurs œuvres méritantes. Ainsi fera-t-on la France plus grande et l'art français plus haut.


ÉMILE LOUBON ET SON TEMPS

1809-1863

LOUBON (ÉMILE)
Cliché Brion.
LOUBON (ÉMILE)
(1809-1863)
Peint par G. Ricard
(Musée de Marseille)
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I
ÉMILE LOUBON ET SON TEMPS

A Paul de Montvalon.

Les peintres animaliers les plus remarquables, les Cuyp, les Paul Potter, les Troyon, les Ch. Jacque, etc., etc., se sont surtout attaché—en outre du poème pictural—à montrer, par l'étude de l'ostéologie et de la myologie, par les recherches linéaires, le caractère physique des animaux. Parmi ces peintres, quelques-uns ont cherché par une observation plus aiguë à déduire le caractère moral de leur modèle: l'instinct. Mais il appartenait à Émile Loubon de savoir saisir—plus que tout autre—les animaux au passage, de fixer leur course capricieuse ou violentée par l'homme, au milieu de paysages rudes et lumineux, et de les y camper dans de beaux mouvements de vie intense, de vie exubérante, endiablée, jusqu'à l'affolement.

Dans le brouhaha de ses troupeaux en marche qui dévalent les pentes en avalanche, quand se heurtent les cornes et que la masse laineuse oscille—houle animale—entre les chemins creux, parmi les pierrailles des pentes ravinées, on a la forte sensation de la vie agitée. Et, de ces tableaux, dans lequel l'air est déchiré par le sifflement des fouets, les aboiements rageurs des chiens, le mugissement inquiet des bœufs, les bêlements doux des moutons, une sensation de sonorité se dégage. M. Arsène Alexandre observe avec raison que ces sensations de mouvement et de sonorité sont surtout produites dans les grandes œuvres d'art picturales ou sculpturales, dans toutes celles qui sont durables et auxquelles tout notre être est intéressé: «Nous entendons parfaitement, ajoute-t-il, le chant pur et gracieux que psalmodient les enfants dans les bas-reliefs célèbres de Lucca della Robbia. Dans le Naufrage de la Méduse, nos oreilles sont douloureusement effrayées par les lambeaux de cris d'appel qui nous parviennent, entrecoupés par le mugissement des vents de la mer. Prenez tous les temps, prenez tous les maîtres, et leurs œuvres, pour peu que vous les sentiez vivement et avec sincérité, vous apparaîtront avec cette triple qualité: la forme solide qui est l'apparence immuable et tangible que l'artiste leur a donnée, et, d'autre part, le mouvement et la sonorité qui sont des réalités invisibles, augmentant d'intensité en raison du reste de notre personnelle émotion[6]

[6] Arsène Alexandre. Barye (Antoine Louis).

Or, ces qualités de maître, Loubon les possède, car ses animaux sont dans un perpétuel mouvement, et de ses toiles un bruit constant sort. Jamais au repos, ses bœufs ne vont pas, comme avec Troyon, d'un pas nonchalant vers la ferme, dans le calme du soir, ou, au pré et à l'abreuvoir, sans hâte. Harcelés par l'homme et les chiens, ils foncent ou font des écarts brusques et dégringolent dans des raccourcis audacieux. Les moutons, en aucun moment, ne broutent silencieux, paisibles, comme avec Ch. Jacque, sous de beaux ombrages; constamment, ils vont en marche forcée, sur les routes calcaires, sous des cieux impitoyables, avec des bêlements plaintifs. Les chèvres, qu'on avait vues reproduites par certains avec des allures capricieuses, deviennent folâtres, grimacières, clownesques, sabbatiques.

En fait, l'animal, comme l'a compris Loubon, est vu à travers un vrai cerveau provençal, et peint par une imagination provençale. Il a le mouvement tour à tour emphatique, explicatif, emporté; l'attitude essentiellement mimique. Pourtant, cette exagération fougueuse du mouvement n'est jamais chez lui extravagante. Ce qui pourrait n'être qu'une charge habile, qu'une caricature artistique, devient une note d'art nouvelle. Et cette furie de vie, en pleine lumière méridionale, intéresse, passionne et retient.

*
*   *

A Aix, où ceux qui descendent du septentrion retrouvent une vague analogie de cité rhénale; à Aix, somnolente désormais dans la quiétude d'une vie accomplie; au sein de l'ancienne capitale de la Provence, où l'on peut encore évoquer les fastes glorieux et artistiques de son histoire écrits sur les murs des monuments, aux portes des églises et des anciennes demeures seigneuriales; dans une des petites rues silencieuses de la ville, aujourd'hui tranquille, aristocratique et universitaire, rues bien provinciales où l'herbe croît gentiment entre les pavés, Loubon (Charles-Joseph-Émile) vit le jour le 12 janvier 1809. Encore tout enfant, il fut vivement impressionné par quelques visites au musée de sa ville natale; et là, dans l'atmosphère presque monastique de ces salles, qui gardaient précieusement les œuvres de quelques glorieux ancêtres, sa vocation apparut évidente sous la chaleur de ses enthousiasmes juvéniles, sous l'émoi de ses premières et fortes joies d'art. Les sérieuses études classiques qu'il fit ensuite aux lycées de Marseille et d'Aix, la vie d'internat, auraient peut-être eu raison de ce goût pour la peinture chez une nature moins artiste, elles augmentèrent au contraire chez Loubon ses aspirations et son désir d'exprimer ses sensations par le langage du dessin. A la grande joie de ses condisciples, ses cahiers de latin et de grec se couvrirent, en marge, de figures et de paysages. L'élève interprétait Virgile à sa manière; et les tableaux champêtres du poète des Géorgiques étaient traduits par l'apprenti peintre sous la forme descriptive linéaire. C'était l'enseignement par l'image dont on a fait depuis une grande application; mais par l'image créée par un cerveau neuf et imaginatif. L'enfant étonnait, en outre, son professeur de dessin par sa facilité spirituelle et aisée de reproductions graphiques.

Fils d'un riche négociant, peu destiné par sa naissance à la carrière artistique, le jeune Loubon s'y livrait virtuellement, et, circonstance rare, ses parents semblèrent favoriser ses goûts. Car, rentré à Aix pour y faire son droit, il se mit à travailler avec ardeur le dessin, à l'École de cette ville, alors dirigée par Clérian le père, avec les conseils d'un maître incomparable, Constantin. En passant à Aix pour se rendre à Rome, le peintre Granet, ami de la famille Loubon, décida de l'avenir du jeune homme, par ses encouragements et ses appréciations louangeuses; il réussit d'ailleurs à obtenir de ses parents l'autorisation de l'emmener à Rome.

Loubon avait alors vingt ans. On s'imagine aisément ce que dut être ce voyage pour ce jeune Provençal d'imagination ardente, de culture lettrée, d'enthousiasme débordant pendant un long parcours, à travers le midi de la France et l'Italie, en compagnie d'un de ses amis et compatriote, Gustave de Beaulieu, qui fit plus tard du paysage, dans l'intimité affectueuse du maître commun Granet, artiste charmant, délicat, et dont les conseils judicieux consistaient surtout en longues causeries amicales.

Ce qui frappa Loubon à Rome, ce qui le retint deux années dans cette ville—qui était alors pour les artistes ce qu'est La Mecque pour les fanatiques musulmans—ce ne furent pas les chefs-d'œuvre de ses musées, les grands souvenirs historiques évoqués par ses ruines; mais bien la beauté de la campagne romaine déjà entrevue et pressentie dans les dessins de son premier maître Constantin. Et le jeune artiste, qui, dans les plus célèbres galeries, ne pouvait, en face des maîtres, tenir longtemps en place devant son chevalet, s'éprit d'un vif amour pour cette théâtrale nature. Il admira la beauté antique du geste du paysan romain; les scènes quasi virgiliennes auxquelles concouraient des animaux majestueux, dans la limpide atmosphère du ciel de la Romagne, au sein des grands paysages que décoraient les fonds hautains de ses collines augurales, et parfois, la plaine océanique de ses marais pontins. Il vit des scènes champêtres, où l'homme grave procède, ainsi que le dit Théophile Gautier, aux travaux de la terre comme aux cérémonies d'un culte. De ses yeux ravis, il observa les scènes de labour et de moisson, magnifiées par les vers, encore présents à sa mémoire, des poètes latins; les fins de journée glorieuse; la rentrée en apothéose des paysans et des paysannes, sur les hautes charrettes que traînent des bœufs majestueux. Intéressé par la nouveauté du costume, par la grandeur du paysage, par les beaux mouvements harmoniques qu'y font les hommes et les animaux, il va d'instinct vers ces choses. Ce qu'il admire vraiment à Rome, ce n'est pas le passé de la Ville Éternelle, ce ne sont pas Raphaël et Michel-Ange, c'est la vie au dehors, la vie dans la lumière, la vie remuante; et son désir se précise de l'exprimer sur la toile.

Cependant Granet forçait son élève à étudier les maîtres; il le trouvait, avec raison, encore peu suffisamment armé, non complètement éduqué, pour pouvoir se livrer à ses inspirations personnelles; si bien qu'après deux années de séjour à Rome, et à peine rentré à Aix, Loubon partit pour Paris y continuer son éducation artistique si bien commencée. De nos jours, il se serait immédiatement livré à l'art, sans plus augmenter ses connaissances classiques, car il est assez généralement admis, depuis, qu'apprendre son métier est inutile. Mais c'était le temps où l'artiste faisait un long apprentissage, avant d'oser ce qu'osent généralement aujourd'hui ceux qui ne savent pas assez. Par les hésitations, les longs tâtonnements qui caractérisent l'éclosion des talents de tant d'artistes modernes, arrêtés trop souvent dans leur marche, il faut bien reconnaître, après expérience faite, que rien ne se traduit, en peinture, sans l'éducation préalable, sans la possession complète des moyens techniques d'expression, que les peintres de génie ont toujours possédés mieux qu'aucuns.

A Paris, grâce à de nombreuses recommandations, grâce aussi à l'attrait sympathique qui émane de sa personne, Loubon se lie bientôt avec tous les artistes de son époque: Delacroix, Decamps, qu'il affectionne particulièrement; Rousseau, Corot, Diaz, Dupré. Par Roqueplan, son compatriote, duquel il subit pendant assez longtemps l'influence, et dont il semble s'être assimilé un certain temps la manière, il connut Troyon et devint bientôt son meilleur ami. C'est dans ce milieu fécondant que le peintre aixois, aidé par sa facilité intuitive, par les qualités de son intelligence, s'initiait, s'instruisait, en cherchant sa voie.

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Loubon était trop personnel pour se mettre à la remorque de peintres remarquables et tracer longtemps sa route dans leur sillon. Malgré sa vive admiration pour Decamps, pour Roqueplan et pour Troyon, il cherchait maintenant à dégager sa personnalité. Saura-t-on jamais ce qui se passe en ces moments dans le cerveau d'un artiste? par quelle filiation d'idées, par quels éclairs subits, un peintre, après de nombreuses et diverses tentatives, va délibérément vers la voie qui lui est propre? On a prétendu que Loubon fut illuminé par un paysage de Rubens, et qu'à partir de cet instant, il n'hésita plus. Il est assez difficile d'établir comment le grand peintre anversois—que certains mettent au-dessus de tous—put conseiller Loubon, qui ne fut jamais coloriste. Il est admissible cependant que des génies aussi vastes que Rubens ont, dans tous les genres, des ressources émotives telles qu'elles peuvent se manifester par d'infinies façons, sur des tempéraments différents et même éloignés. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dès 1835, quand Loubon, à vingt-six ans, exposa pour la première fois au Salon de Paris ses Troupeaux d'Arles descendant les Alpes à Saint-Paul-la-Durance, le peintre y apparaissait avec un faire à lui, et des qualités bien personnelles qui feront toujours, partout, reconnaître dans l'avenir un de ses tableaux, et, on peut ajouter, avec des audaces qu'il est difficile d'apprécier aujourd'hui. Du premier coup, Loubon s'était montré ce qu'il est resté dans ses meilleurs tableaux, avec son entente des belles lignes, son heureux choix des effets lumineux, sa connaissance exacte des grandes valeurs, son respect du ton local, sa conscience exagérée du dessin des premiers plans, et surtout sa superbe construction architecturale des terrains de son paysage.

Un peu exilé à Paris, comme tout bon Provençal qui l'habite pour la première fois, Loubon conservait du pays natal, avec les souvenirs d'enfance, l'image de tableaux qui, à distance, s'amplifiaient de lumière sous les ciels assez moroses du Nord. De loin, cette Provence lui apparut plus belle peut-être, plus inspiratrice; et il rêva de la peindre et de la faire aimer. Cette pensée, assez naturelle, de vouloir peindre son pays était, en 1835, plus méritante et plus osée qu'on ne pense. Aussi, le premier tableau que Loubon exposa à Paris «n'y fut point remarqué pour son caractère local, mais pour son animation[7]». Cette toile contenait en germe toutes les promesses que l'artiste réaliserait plus tard.

[7] La Tribune artistique et littéraire d'Auguste Chaumelin.

Devant ce troupeau qui marche de front sur vous, on a presque l'envie de se garer. Avec énervement, les bêtes et les gens luttent contre le vent qui fait envoler les capes et se dresser les toisons, au milieu d'un tourbillon de poussière dressé en cercle argenté jusqu'au ciel d'un bleu violent. Tout autour, le paysage franchement provençal «en pierres et en herbes grises»; au loin, la Durance caillouteuse avec la belle ligne de ses bords aux escarpements décoratifs.

La note était trouvée; elle était nouvelle, d'un pur accent. Loubon ne s'y tint pas. On lui reprocha, sans doute, sa crudité, sa violence, son naturalisme; et l'artiste n'eut pas de longtemps le courage de chercher son inspiration dans un pays qui ne plaisait à personne.

C'est en vain qu'alors, obéissant à ces considérations, l'artiste provençal court la France, qu'il essaie de peindre diversement: les Bords de la Seine à Maisons-Laffitte (Salon de 1841), et des Vues de Nantes et d'Étretat (Salon, 1843). C'est sans bonheur qu'il fait précédemment une incursion dans la peinture de genre: Braconniers jouant aux dés le gibier qu'ils ont tué (1838); Salvator Rosa chez un marchand brocanteur; Soldats jouant à la porte d'une prison (1839). Le portrait ne lui réussit pas mieux, et ceux de M. Ch. Duval et de M. P*** passent inaperçus au Salon de 1840. C'est même inutilement qu'il cherche à revivre et à reconstituer ses souvenirs d'Italie avec sa Mascarade sur l'Arno; Promenade aux Cassines, Florence. C'est à la Provence qu'il lui faudra résolument revenir; c'est elle qui va lui donner, à partir de l'année 1846, le motif de ses meilleurs tableaux, de ses paysages animés, aux environs d'Aix et de Marseille, qui le classeront parmi les bons artistes originaux de ce siècle, dont les œuvres résisteront au temps, et qui demeureront, tandis qu'auront disparu les hâtives et médiocres productions qui, comme une marée montante, envahissent toujours plus compactes, chaque nouvelle année, les Salons et les Expositions.

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En 1845, Loubon, qui avait été médaillé au Salon de 1842, fut appelé à la direction de l'École gratuite de dessin, à Marseille. Il ne venait pas dans cette ville avec plaisir, car il lui fallait quitter le milieu alors si intéressant des ateliers parisiens, en pleine bataille artistique. Il céda toutefois aux instances de sa famille, très éprouvée par des revers financiers. L'événement fut heureux pour sa carrière. Le peintre, en contact obligé avec les paysages de son pays, vint de nouveau leur demander ses meilleures inspirations. Et nous allons le retrouver désormais dans ses toiles, cherchant à raconter les scènes des mœurs pastorales, les exodes d'animaux fuyant l'orage ou les razzias, les migrations de troupeaux en lutte contre le vent: «Émile Loubon, avec infiniment d'esprit, a dégagé le sens et fixé tout un côté de la physionomie du paysage provençal. Il fut par excellence le peintre de la Provence. Ses toiles nous en ont fait sentir le charme pittoresque. Nous y avons vu la couleur argentine du sol, la torsion spirituelle des arbres, le brusque contraste des ombres et de la lumière, le mouvement des êtres et des choses[8]

[8] Louis Brès. Le Paysage provençal et son influence au point de vue artistique et littéraire.

«Le mouvement des êtres et des choses.» Telle est bien la caractéristique du talent de Loubon. Le peintre aixois est un créateur essentiellement curieux d'un mouvement saisi dans son extrême rapidité et que l'artiste montre possible, admissible même dans sa déformation, sans l'arrêt maladroit, figé, qu'enregistre l'objectif,—car l'instantanéité photographique était alors inconnue. On ne saurait mieux pourtant faire comprendre quelques-unes de ses meilleures toiles qu'en disant qu'elles nous donnent une impression cinématographique virtuelle de ce qui s'y passe. En effet, au geste de l'homme on est tenté de donner sa destination, on veut voir le bœuf continuer sa descente, on suit le chien dans sa course folle...

Aussi bien est-il temps d'analyser les œuvres maîtresses de ce peintre qui figurèrent avec éclat aux Salons de Paris: les Bœufs sur la route d'Aix à Marseille (1853), musée de Marseille; les Menons en tête d'un troupeau de la Camargue (1853), musée d'Aix; le Col de la Gineste entre Marseille et Cassis (1855), (exposition centennale de l'art français, 1900); la Razzia (1857); Un troupeau en marche (1854). C'est à partir de 1853 que Loubon semble être arrivé à la possession de son art, et c'est à partir de cette année-là que son œuvre est intéressante à étudier, car elle est définitive.

LES BŒUFS SUR LA ROUTE D'AIX A MARSEILLE
Cliché Brion.
LES BŒUFS SUR LA ROUTE D'AIX A MARSEILLE
(Musée de Marseille)
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Le tableau que possède le musée de Marseille: les Bœufs sur la route d'Aix à Marseille, est vraiment d'une composition savante, d'un art consciencieux et fort. Quant à l'action animée et bruyante, elle est là très suggestive. Dans le troupeau de bœufs qui est prêt à disparaître derrière le mamelon raviné, on devine la cohue. Comme dans une charge suprême, les bêtes se bousculent pour éviter le bâton. Sous la poussière, la tête du troupeau s'en est allée déjà dans la déclivité du terrain, pendant que les bouviers frappent et crient, et que les chiens au galop jappent avec fureur après les retardataires.

Ce qu'on peut appeler le champ d'action du tableau est une ligne très harmonieuse qui vient s'appuyer sur la courbe trouvée du premier plan. Le paysage qui encadre cette action est fait de beauté provençale. Au fond, sous le ciel, le pur dessin des collines grecques de Montredon et des îles Riou et de Maïre; plus proche, la croupe allongée de l'ancien fort Notre-Dame de la Garde, l'entrée du vieux port qu'indiquent la haute tour du phare Sainte-Marie, les vieilles maisons de la Tourette et de Saint-Jean; plus proche encore, la ligne accidentée et pittoresque du vieux Lazaret aujourd'hui disparu; enfin, les plans intermédiaires successifs où se déroulent les accidents d'un paysage agreste: des pins qui se penchent avec un mouvement souple; les bras d'un moulin à vent; des cheminées d'usine; l'oratoire provençal au coin de la route en zigzag sur laquelle vont, couvertes de leur tente en cerceau, les charrettes archaïques. Et sur la droite de la composition, le bleu intense de la Méditerranée qui creuse une cuvette triangulaire aiguë dans les dentelures avancées des caps minuscules.

Or, ce tableau qui n'a pas de prétentions aux effets aveuglants de ceux des peintres modernes, contient néanmoins, observé longuement, une lumière vive; et cela, malgré la couleur schisteuse de ses premiers plans, malgré la désagréable et peu aérienne teinte roussâtre, particulière au peintre, qui court un peu partout sur les végétations, malgré des ombres durement accusées, malgré la lourdeur des couleurs lointaines. Trois choses, trois vérités éternelles scrupuleusement observées, judicieusement appliquées, font oublier ces faiblesses: la conscience du dessin, le respect du ton local, la justesse des valeurs. Aussi, combien de peintures à la mode qui papillotent sous prétexte de vibrations solaires, et qui, isolées, semblent flamber et miroiter, s'éteindraient pourtant anéanties à côté du tableau de Loubon? Combien de ceux que l'on dit être des coloristes parce qu'ils font joli ou amusant, ou des impressionnistes parce que leur lumière est orangée et leurs ombres violettes, verraient leur œuvre s'effondrer, comparée à celle d'un peintre qui n'a aucune prétention à la couleur, qui n'est pas du reste un coloriste, mais qui savait dessiner, qui savait établir et qui connaissait son métier.

Cette comparaison, que l'on fait malgré soi en songeant à tout le bruit que provoquent certaines réputations de peintres modernes, alors que sont oubliés ces grands morts d'hier si modestes, on peut la faire encore plus probante avec, du même peintre, le grand paysage, le Col de la Gineste, qui triompha l'an dernier à l'Exposition centennale. On peut dire que Loubon ne construisit, dans aucune autre toile, avec plus de précision et de solidité les plans d'un tableau. Il faut admirer cette toile où l'œil aime à se reposer avec sécurité, l'audace extrême de son ciel tout en haut du cadre—audace que les impressionnistes érigeront plus tard en principes de composition—de son ciel qui n'est pas seulement dans ce court espace réservé à quelques nuages festonnés que le vent enroule, mais qui baigne aussi de lumière le creux des vallonnements successifs, qui éclaire les mamelons étagés où broutent les chèvres. La composition de ce tableau gagnerait peut-être encore à être débarrassée de ces taches noires d'animaux mièvres—qui semblent être mises après coup et qui n'ajoutent rien à la grandeur du paysage. N'importe, ce tableau demeurera, par la belle compréhension de sa lumière, par sa puissance, par sa solidité, parmi les œuvres intéressantes qui naquirent à la suite de l'évolution du paysage commencée avec Rousseau; évolution qui marque la plus grande manifestation picturale du xixe siècle.

MENONS DE LA CRAU
Cliché Heirieis.
MENONS DE LA CRAU
(Musée d'Aix-en-Provence)
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Nous trouvons encore au musée de la ville natale du peintre, les Menons de la Crau, une grande toile, à la vérité, plus curieuse que parfaite de composition, mais où le peintre donna libre essor à son observation heureuse des chèvres. Loubon avait de tout temps affectionné cet animal, probablement pour l'excessive mobilité de son allure, et il ne résista pas au plaisir de le mettre en scène comme un personnage important, un acteur en vedette.

Les bergers provençaux ont la coutume de mettre à la tête des troupeaux qui se déplacent, des menons, chèvres barbues, cravatées du haut collier de bois où s'accroche la clochette lourde. C'est la musique officielle qui préside à la marche de l'indisciplinée caravane. Loubon nous a montré les chèvres, vues de front, peu soucieuses de l'importance de leur rôle, dans les poses les plus variées: les unes sérieuses, d'autres esquissant un entrechat comique, les jeunes prêtes à cosser, le regard mauvais; toutes disposées à une incartade imprévue. Et entre le dessin capricieux de leurs formes osseuses, derrière ce rideau sombre qu'accusent les pelages foncés, les oreilles et les arêtes vives des cornes, arrive le troupeau bêlant, en masse serrée, pendant que l'arrière-garde va se perdre dans une apothéose lumineuse enveloppée de brouillards poussiéreux. Les chèvres comptant seules dans ce tableau, il faut voir avec quel humour, quelle acuité dans la notation, le peintre a inscrit leurs moindres tressaillements, la souplesse de leurs articulations nerveuses et fines, et leur gaminerie simiesque.

L'œuvre par excellence où s'accélère encore le mouvement est l'importante toile de la Razzia, très remarquée au Salon de Paris de 1857. Gustave Planche avait écrit dans la Revue des Deux Mondes: «La Razzia de M. Loubon est une heureuse tentative dans le genre de Charlet et de Raffet. Il y a dans cette toile un entrain, une ardeur qui plairont aux hommes de guerre.»

Maxime du Camp renchérit: «J'avoue, dit-il, que j'aime beaucoup M. Loubon: il a de l'entrain, une furie méridionale qui fait plaisir à voir et qui constitue à ses compositions une bien réelle originalité. Sa Razzia a le diable au corps. Sur un terrain incliné, les veaux, les taureaux, les vaches, les chèvres, les brebis, les chiens se précipitent, se heurtent, cascadant du mufle à la queue et fuyant de leur galop saccadé devant leurs bergers montés sur des dromadaires lancés au grand trot. Toute cette avalanche dessinée en raccourci est d'un effet extraordinaire. Le troupeau ainsi chassé, est enveloppé d'une fine poussière blanche levée sur les terrains calcaires par le pied agile des bêtes effrayées. C'est grisâtre, mais d'une rapidité qui fait pardonner cette faiblesse de la couleur.» Nous n'avons rien à ajouter à ces quelques lignes exprimant si bien notre pensée.

Un tableau que Loubon a fait souvent dans sa carrière, comme des variations nombreuses sur un thème identique, c'est le Troupeau en marche du musée de Montpellier. Sur la route, au soleil, le troupeau vient de face, toujours malmené par l'homme et les chiens. Au milieu, dominant les moutons et les chèvres de sa haute stature, l'âne gris cendré de Provence, avec, surmontant le bât, les deux sacs de sparterie tressée qui oscillent, se haussent ou disparaissent dans le remous imprimé par la bousculade générale. Parmi les animaux effarés, l'âne seul semble échapper à la loi du mouvement exacerbé que l'artiste impose à tous. Que le chien jappe, gambade et morde même; que les moutons se pressent en galop de déroute, que les chèvres bondissent, que les mulets ruent, que les bœufs apeurés mugissent, que les chevaux que l'on tire trop durement avec la bride se cabrent, l'âne, comme un sage retiré dans sa tour d'ivoire, par seulement l'ironique balancement de ses longues oreilles, subit la bourrasque sans y participer. Il se laisse entraîner passif, philosophant peut-être; que sait-on? Et par ce rôle réservé à l'âne seul, le peintre aixois affirme encore davantage le côté particulier de son talent, la justesse de son observation.

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Malgré leur couleur peu séduisante, l'abus de certains ocres lourds et opaques, la dureté des contours, le faire râpeux, les tableaux de Loubon sont remarquables encore par la belle ordonnance de la lumière que ce peintre tenait de Granet, par la belle ligne éloquente et simplifiée du maître Constantin, enfin par une harmonie de la composition générale qui semble lui avoir été révélée par les solennelles apparitions de la vie en mouvement au sein des décors de la campagne romaine. Sans doute, les recherches anatomiques ne furent pas poussées assez loin par l'artiste pressé d'exprimer sa pensée pétulante; mais il faut insister sur son originalité suprême: «sa furia méridionale», son esprit méridional, que recèlent toutes ses grandes œuvres et qui en sont la caractéristique indéniable.

Toujours nous la retrouverons dans la suite de ses productions avec le Souvenir de Savoie, le Traîneau (1858), où dans un mouvement plein de hardiesse, un paysan attelé à une sorte de véhicule rustique, descend du bois sur une pente excessive; dans Un chariot à Nevers (Exposition de Paris 1858), où, avec des efforts violents qui contractent leurs muscles et déforment leurs ossatures, «des bœufs cherchent à ramener le chariot embourbé hors de l'ornière profonde; dans Un temps de pluie (1859), où, par une débandade folle, les moutons et les vaches, sous la menace du nuage noir qui crève déjà à l'horizon, se précipitent vers l'abri[9]».

[9] La Tribune artistique et littéraire d'Auguste Chaumelin, vol. 2, 3 et 4.

Dans les Porteurs de poissons qui courent pieds nus, Loubon choisira à dessein des gestes vifs; et on suit, intéressé, la course antique de ces beaux gars luttant entre eux de vitesse, le panier d'osier rempli de poissons sur l'épaule.

Dans son Mulet fourbu, il fait se plaindre lamentablement la misérable bête exténuée et rappelée par le bâton de l'homme aux dures nécessités de l'effort. Cédant sous le poids de son fardeau, le long de la route interminable, les pauvres jambes de l'animal flageolent en arc. Dans cette petite toile, Loubon écrit son dessin avec le burin comique d'un Callot.

Mais, longtemps, il ne saurait s'apitoyer sur le sort des bêtes de somme, et s'il les mène à l'abreuvoir (exposition de Lyon, 1857), il les presse, les heurte, dans une hâte fébrile. Il n'étudie pas l'animal en artiste attendri; il ne lui prête ni le sentiment, ni les affections, ni les regards auxquels notre désir d'humanité pour ces frères inférieurs, donne parfois une signification qu'ils n'ont peut-être jamais eue. Ce qui l'intéresse chez l'animal, c'est la curiosité de sa ligne mouvante, l'imprévu de ses formes qui se déplacent; et, encore, il le force à courir les routes: Troupeau de la Crau en marche (1856); à descendre hâtivement du pâturage estival pour rentrer à l'étable: Un troupeau de mérinos arrive des montagnes du Piémont au village d'Aureille (Salon de Paris, 1859).

Au besoin, il a les Ferrades, courses locales, qui lui permettent d'ébaucher, dans de vagues arènes, de curieuses attitudes; de satisfaire ses goûts méridionaux de geste dramatique; tel, la couleur en moins, un Goya provençal.

Il ose peindre la nature secouée par le vent qui tord les arbres et fait se lever sur la route les cyclones poussiéreux; alors, sous le ciel d'un bleu dur, il montre la lutte épique des bêtes et du paysan de Provence contre le mistral. Et on le voit ce vent implacable qui s'engouffre dans la houppelande de l'homme, on le sent dans l'effort qui saccade la marche de l'animal, avec le symbole de sa poussière argentée qui monte, dans le tableau, aux environs d'Aix-en-Provence, jusqu'au sommet de la chaîne de Sainte-Victoire.

Enfin Loubon accentue à tout propos la résistance animale qu'occasionnent la crainte, l'effroi, l'entêtement: le Gué que les brebis se refusent à traverser; Fuyant l'orage dans la montagne (Lyon, 1857) où roulent, comme une avalanche, les bœufs qu'aiguillonne la peur autant que les cris et les bourrades du conducteur; Un bac (environs de Paris) où, sur les rougeoiements d'un ciel de couchant pluvieux, il oppose les grandes silhouettes des veaux et des vaches qu'une paysanne pousse à grands coups de gaule, vers la barque, malgré eux.

Maintenant, avec les Souvenirs de Soumabre (1857) il se remémore la bataille d'un essaim de poules accourues vers la poignée de grains de blé que leur jette la fermière. Si quelques peintres de basses-cours les ont vues remuantes, Loubon y éveille tous les instincts les plus violents. Sous le coup de fouet de la faim, il excite le poulailler à une bousculade acharnée, à des écrasements, des combats où, dans des caqueteries de victoire, des piaulements de défaite, se hérissent les crêtes, s'arment les ergots, s'envolent les plumes.

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«Pendant près de la moitié de ce siècle, alors que le retour à la nature avait déjà mis en honneur d'autres régions: la Suisse, la Bretagne, la Touraine; alors que les hautes cimes alpestres, les landes sauvages, les gras pâturages, les vieux châteaux historiques avaient leurs peintres et leurs poètes, qui se souciait de la Provence avec ses horizons de collines basses, ses chemins poudreux et ses maigres verdures[10]?» C'était la «Gueuse parfumée» qui n'était connue alors que par ses jasmins et ses orangers. La Gueuse parfumée et «ses basses terres brûlées du soleil et du vent avec la désolation des landes broussailleuses, les chênes-liège, les pins et les genévriers des silencieuses forêts vides d'oiseaux, la fraîcheur de ses ravins profonds où se mêlaient en impénétrables fourrés les houx, les myrtes, les lauriers aux fleurs roses et les silènes étoilés, les lavandes, les iris et les cistes à odeur d'ambre[11]».

[10] L. Brès. Le Paysage provençal.

[11] Virgile Josz. Fragonard (Société du Mercure de France. Paris, 1901).

L'heure de célébrité allait venir bientôt pour elle. Si cette gloire revient surtout à Mistral, à Daudet, à Paul Arène, aux félibres et à tous les littérateurs et artistes qui surent l'imposer au goût des Parisiens, on peut dire que Loubon est le premier parmi les peintres qui ait compris la beauté du paysage provençal et ait osé s'en servir pour y placer ses animaux. Dans le lit blanc de la rivière caillouteuse, il fait passer quand même et trébucher le troupeau; il agrémente la nudité de la route avec l'anecdote du minuscule oratoire où, dans sa niche peinte à la chaux, le saint repose entre deux bouquets de fleurs sauvages desséchées; il l'orne encore de rares oliviers ou d'un pin isolé qui la coupe de son ombre grêle. Le peintre s'entend à merveille pour déduire le pittoresque de cette nature un peu âpre et pour en agrandir le décor. Avec les collines pelées qui bordent la Durance, les masses bleuâtres du dôme rectangulaire de Sainte-Victoire, les pures silhouettes ioniennes qui jouxtent la mer bleue et ferment les golfes, il fait ses fonds. L'aridité, la désolation de la terre crevassée, assoiffée, lui servent pour ses premiers plans sérieusement étudiés. De cette Provence dont il a aimé le ciel, les arbres, les terrains, les montagnes, il a su montrer les aspects séduisants et rendre aimables même les tares. Voilà le signe certain de l'amour sincère du terroir. Toujours après ses courses à travers la France, une partie de l'Italie, de l'Espagne, il éprouve, à son retour, un sentiment plus intense de la poésie particulière au pays natal. Même après son voyage aux pays enchantés, après le souvenir des exquis paysages italiens et des verts pays de France, son affection pour la petite Provence s'augmente et s'affermit; car le peintre a découvert en elle des grâces non révélées aux profanes: à lui elle s'est montrée, à peine impudique, dans sa nudité de vierge grise de parfums, éclairée par la chaude et éclatante lumière de son soleil.

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La maladie, un mal terrible, s'abat sur l'artiste en pleine gloire; et, circonstance aggravante, il ne trouve pas auprès de sa compagne le réconfort, la sollicitude dont certaines femmes savent entourer l'existence d'un être souffrant. Rien dans la vie d'un artiste ne saurait être négligé. Tous les événements ont sur son œuvre une importance plus ou moins heureuse ou néfaste qui réagit sur ses productions. Il faut donc dire la vérité, encore proche. Loubon n'avait pas épousé la femme qui pouvait le comprendre. Très belle, très gâtée par celui qui lui passait tous ses caprices d'enfant ingrate, l'ancien modèle ne sut pas donner à l'artiste un intérieur reposant. Il dut se réfugier dans l'amitié et même s'isoler souvent pour retrouver un peu de tranquillité et de paix. Mais son art pouvait suffire à remplir sa vie. Avec une énergie, un courage et une patience héroïques, Loubon lutte, les dernières années, avec la souffrance aiguë qui a prise sur son cerveau. Elle influe dès lors sur sa nature, sur ses productions. Peu à peu, une sorte de buée grise enveloppe ses toiles, le mouvement se ralentit et se fige presque dans ses dernières compositions. Les animaux qu'il y place marchent désormais mollement et comme sans bruit. C'est la vie qui, insensiblement, semble s'arrêter.

Dans son Après-midi d'automne, un de ses derniers tableaux, les moutons sont tristes et broutent sans faim, les chèvres vont sans joie, sans cabrioles, les chiens n'aboient plus, les gestes de l'homme sont indécis; et ce gai paysage des environs de sa ville natale est brumeux, effacé. La grandeur du style est encore dans la toile, où une couleur maladive s'affine d'une enveloppe aérienne que le peintre avait jusqu'alors ignorée.

Ce fut sa dernière œuvre: elle figurait à Paris au Salon de 1863 avec, sur le haut du cadre, le nœud en crêpe noir qui en augmentait encore—pour ceux qui avaient connu Loubon si vivant, si énergique—l'intense mélancolie.

Émile Loubon venait à peine de mourir (à Marseille, le 2 mai 1863), emporté, dit-on, par un cancer intestinal qui le suppliciait depuis cinq ans. Il avait été fait chevalier de la légion d'honneur en 1855.

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Quand on voit au musée de Marseille la superbe et définitive ébauche qu'est le portrait de Loubon par son ami Gustave Ricard, on est attiré vers cette figure souriante, aux traits mouvants, au regard sympathique et droit; et tout de suite on se met à apprécier l'homme que l'on voit pour la première fois, comme si on avait vécu de longues années dans son intimité, comme si on l'avait toujours connu. Loubon y apparaît essentiellement bon, distingué et fin. Il fut vraiment tout cela. Il fut, en outre, un esprit combatif, intelligent, remuant, un artiste sincèrement convaincu et qui eut le don de l'apostolat.

Au moment de la retraite d'Aubert, quand Loubon vint lui succéder à la direction de l'école gratuite de dessin, l'enseignement classique qui y était donné avait produit d'heureux résultats. A voir certaines académies, certains portraits au conté dessinés par les meilleurs élèves de cette époque, on s'explique que ce premier enseignement ait si bien préparé des maîtres comme Papety, Gustave Ricard, Monticelli, Engalière, Beaume, Simon, etc. Cependant l'activité artistique, en tant que manifestation éclatante, convergeait déjà toute vers Paris. C'était le commencement pour la Provence des désertions en masse, de l'exode vers la capitale de tous ceux qui tenaient, avec quelque autorité, une plume ou un pinceau. Ils allaient chercher à Paris le succès, et aussi les moyens de vivre. Quelle statistique nous dira jamais le nombre des pauvres diables qui n'en sont point revenus, broyés par les combats de l'existence, ou qui en sont revenus pour mourir chez eux consumés par la phtisie? Pour un d'arrivé, combien qui sont tombés en chemin.

En rentrant à Marseille, Loubon, qui était encore tout imprégné de l'atmosphère d'art qui l'entourait à Paris, le cerveau échauffé par une belle flamme émulatrice, fut frappé plus profondément de l'état de stupeur artistique dans lequel semblait plongée l'ancienne cité grecque qui concentrait toute son activité pour les transactions commerciales et pour certaines industries.

Dès son installation, Loubon n'eut qu'une pensée: tenter de créer à Marseille un centre artistique en quelque sorte décentralisateur, bien que forcément tributaire de Paris; y montrer les productions des maîtres français et y faire se manifester les jeunes talents locaux, avec la possibilité de trouver pour leurs œuvres un prix rémunérateur. Il fallait, en se servant de bonnes volontés, de quelques intelligences, susciter un mouvement artistique, une sorte de Renaissance. Loubon y réussit pleinement, pendant quelques années du moins. Sa carrière est à ce point de vue aussi intéressante que celle fournie par l'artiste. On doit retenir son nom à ce double titre.

Grâce à ses efforts, à son énergie, à son esprit remuant, à la chaleur communicative de ses convictions, voilà que se fonde dès la première année la Société des amis des arts de Marseille, instituée dans le but «de propager et d'entretenir le goût et la culture des arts à Marseille».

«L'exposition était si bien organisée, écrit M. Bouillon Landais, qu'elle put, dès cette année 1846, ouvrir dans la salle du Musée une exposition qui dura du 20 octobre au 15 novembre. Elle comptait 790 actionnaires, en tête desquels figuraient S. M. le Roi pour 30 actions, et S. A. R. le comte de Paris pour 20. Les peintres, les sculpteurs et les architectes, au nombre de 194, y prirent part en exposant 356 ouvrages.»

C'était donc un succès. On vit là pour la première fois à Marseille, des œuvres d'Eugène Delacroix, Couture, Decamps, Marilhat, Troyon, Rousseau, Roqueplan, Granet, Flers, Diaz, Fromentin, Cabanel, etc. Quant à Loubon, il exposait sept toiles: Paysage, Vue prise aux environs d'Aix, Marche de muletiers, Mascarade sur l'Arno, le Gué, le Printemps, l'Été et Moulin breton[12].

[12] Bouillon-Landais, le Peintre Émile Loubon. Plon, Nourrit et Cie, 1897.

L'élan était donné; il fut assez tôt entravé par les événements politiques de 1848, et aussi par l'envie, les basses jalousies des camarades et de tous ceux qui, en province, s'acharnent après celui de leurs concitoyens qui fait quelque chose et tente de s'élever au-dessus de la bonne médiocrité. On reprocha à Loubon—qui allait chaque année à Paris s'assurer pour l'Exposition le concours des plus grands peintres, ses amis—de faire ces voyages aux frais de l'Association. Loubon, qui était très digne, se retira de la Société, en tant que membre administrateur, pour ne demeurer que simple exposant.

Du reste, la Société des amis des Arts[13] ne vécut pas longtemps sous cette dénomination; elle se transforma en 1850, et prit le titre de «Société littéraire et artistique des Bouches-du-Rhône», et continua, «jusqu'à la création du Cercle artistique», à faire chaque année des Expositions de peinture où, avec le concours des meilleurs peintres: Jules Dupré, Troyon, van Marke, Palizzi, Baron, Fromentin, Coignet, Diaz, Jules Noël, Millet, Granet, les deux Rousseau, Jonckind, Gustave Ricard, etc., etc., Loubon exposait, entouré de ses nombreux élèves et amis, parmi lesquels il convient de retenir le nom de ceux disparus: Aiguier, Paul Guigou, Barry, Fabrius Brest, Simon, Suchet, Engalière, Grésy, etc., etc.

[13] Voici les noms qui méritent d'être retenus des membres de cette Société instituée le 5 août 1846: Président, M. le marquis de Forbin-Janson, chevalier de la légion d'honneur; vice-présidents, MM. Loubon, oncle du peintre, adjoint au maire, chevalier de la légion d'honneur; Gabriel, conseiller de préfecture; Hippolyte Luce; secrétaire: Baude; trésorier: M. Gouin.

Commissaires actifs: MM. Bec, J. M. Coste, chevalier de la légion d'honneur, Isba, Émile Loubon, directeur de l'École; Marbeau, Michel Colomb, Alphonse Nègre, Ollivier, Paranque aîné, Albert Pascal, Charles Roux, Tassy.

Commissaires supplémentaires: Aubert, directeur honoraire du musée de Marseille; Joseph Autran, Bénédit, critique d'art; Berteau, Boisselot fils aîné; Bontoux, statuaire; Boze; Carle, journaliste; Giraud, Pagliano; Mathieu; Casimir Flagniol; Romegas.

Parallèlement, Loubon avait su attirer dans son atelier les notabilités marseillaises et la critique avisée d'alors. Des réunions journalières avaient lieu, au cinq à sept du peintre. Et cet atelier du boulevard du Musée, où s'arrêtaient, lorsqu'ils traversaient Marseille, Paul Delaroche, Horace Vernet, Fromentin, Baron, Granet, fut bientôt le rendez-vous de tout ce qui, à Marseille, pensait, écrivait ou s'intéressait à l'Art.

Le jeune et avenant directeur de l'École était en outre le camarade plutôt que le maître des jeunes artistes qui venaient le consulter. Il était surtout l'ami sûr, le conseiller précieux de ceux qui venaient lui demander avis. L'atelier de Loubon fut pendant longtemps un foyer hospitalier où venaient s'échauffer les ambitions, se rallumer les énergies faiblissantes, s'exalter les vocations.

Loubon, chez qui le sens critique était très affiné, avait pour chacun l'observation juste, l'encouragement, le conseil judicieux. Il savait merveilleusement indiquer à chaque tempérament différent sa voie, en lui laissant toute sa personnalité. A tous, il disait: «N'imitez personne, car vous seriez au-dessous de ceux que vous parviendrez à égaler. Regardez autour de vous, peignez ce que vous avez vu depuis votre enfance; le paysage et les choses que vous comprenez et qui vous donnent des sensations.»

Par les conseils de Loubon, on peut dire que l'école provençale fit sous sa direction ce qui—toutes proportions gardées—avait si bien réussi à la grande école hollandaise. «Elle regarda autour d'elle, et fit le portrait des hommes et des mœurs rustiques des campagnes, des mers et des ciels de son pays[14].» Et cette voie aussi fut féconde pour les artistes provençaux.

[14] Eugène Fromentin: les Maîtres d'autrefois.

Nous voyons alors des talents surgir dans tous les genres. C'est Gustave Ricard, le subtil portraitiste, l'intimiste vers qui toute une génération de jeunes peintres a, en ce moment, les yeux tournés; Monticelli, le plus extraordinaire coloriste; Aiguier qui a retrouvé la composition colorée de l'éther impondérable; Paul Guigou, l'élève direct de Loubon, qui continuera à peindre la Provence et à la comprendre, à la faire aimer, même dans ses violences; François Simon, un peintre intéressant et doux, qui eût pu faire de la figure où il eût excellé, si on se rapporte à ses beaux portraits au crayon conté, à la très belle peinture: Sollicitude, qui est au musée de Marseille. Mais Simon peignit des animaux parce qu'il les aimait. Il comprit la poésie des étables où somnolent les doux ruminants; il nota avec tendresse le regard enfantin et inquiet des jeunes veaux, le pittoresque manteau des chèvres, la toison épaisse des moutons. Tendre, il aima les animaux à la façon de Loutherbourg, il les peignit avec amour, avec une mélancolique philosophie; mais, à part quelques exceptions, ses animaux participèrent rarement du paysage où le peintre les plaçait. Simon ne fut pas paysagiste, alors qu'il eût pu devenir un grand portraitiste.

Engalière, par contre, était de pure race paysagiste; on en a la révélation devant son tableau du musée de Marseille, rapporté d'une excursion en Espagne et intitulé Vue de Grenade. Ce fut vraiment un peintre magnifiquement doué que cet Engalière, plus coloriste que Loubon et qui disparut emporté à trente et un ans par une congestion cérébrale, ne laissant qu'un bagage sommaire. On le vit à l'Exposition universelle de 1855 avec une toile importante, Vue d'Alicante prise de la route de Malaga, qui recélait des qualités de tout premier ordre et surtout un beau sentiment du pittoresque. Cet artiste était sans rival comme peinture à la gouache et avait un grand sens décoratif.

Dans les peintres de marine, Barry s'essayait aux lumières roses qui font trop jolies ses vues de Constantinople et du Bosphore. L'époque est tout entière à l'Orient. Delacroix vient de peindre son Entrée des croisés; Fromentin va découvrir l'Algérie. Et voilà Fabius Brest, qui déserte la Provence et les heureux motifs de ses premières et meilleures toiles: Vieilles bastides dans les pins et les oliviers; Fontaines sous les platanes des villages; Coteaux arides semés de mûriers nains, où il mettait un grand charme, pour s'enfuir à Constantinople, peindre des mosquées et des scènes turques qui manqueront d'émotion. Un autre élève de Loubon, Huguet, se jette lui aussi dans un orientalisme de convention, mais au moins y réussit-il par des qualités de peintre délicat.—Pourrait-on oublier Suchet, un bien brave homme, que Daudet eût dû connaître pour nous laisser encore un chef-d'œuvre? Suchet, qui incarne tout un côté de la physionomie provençale; Suchet, qui eut du talent, certainement, nonobstant sa vantardise, et qui, ancien maître portefaix, cuisinier et ténor à ses heures, trouva le temps de peindre quantité de toiles intéressantes, comme la Pêche au thon du musée de Marseille. Il comprit à sa manière, cette Méditerranée qu'il avait si souvent regardée dans les heures longues des fameuses parties de pêche. Presque toujours il nous la montre avec la lame large, houleuse, éclairée par un ciel clair, et sur le sommet de laquelle il sait, comme pas un, placer un bateau de pêche, le hausser sur sa crête ou le rouler dans sa courbe molle. Suchet connaissait à fond les bateaux: canots, voiliers, goélettes, bricks de toutes sortes, il s'entendait comme un marin à les gréer et à les conduire selon le vent.

Son Brick qui rentre le soir, au clair de lune, dans le vieux port de Marseille, prouve aussi en faveur de son entente de la composition générale, de sa recherche heureuse des effets lumineux.

Nous trouvons encore dans les expositions de 1836, jusqu'en 1861, un peintre amateur qui fut receveur de l'Enregistrement à Marseille et plus tard directeur des Domaines à Avignon, Prosper Grésy, de qui on peut voir les nombreuses toiles,—car il peignit beaucoup—dans les musées de Provence et dans les galeries. Celui-là aussi fut un amant passionné de la Provence, et de sa manière un peu rocailleuse, il sut en révéler le caractère singulier. Grésy, qui fut un excellent paysagiste, a peint en outre des arbres, avec un beau lyrisme. La nature vue par lui, est puissante, colorée, et comme sculptée dans ses masses. Les musées de Marseille, d'Aix et d'Avignon possèdent de Prosper Grésy des toiles de différents motifs, bien que la notation soit toujours à peu près la même. Mais la meilleure partie de l'œuvre de ce peintre se voit chez des collectionneurs, où on retrouve quelques paysages remarquables.

C'était en quelque sorte de l'atelier de la rue du Musée que sortirent ces différentes personnalités. Pourtant, Loubon n'y influençait personne; admirant un jour une délicieuse étude de Simon, le lendemain une ébauche de Ricard, autant qu'une toile de Monticelli. Il aimait à garder quelque temps dans son atelier les toiles qu'on lui apportait, surtout celles qui l'intéressaient plus vivement.

C'est ainsi qu'ayant accroché un jour contre son mur une peinture de Monticelli, à chaque instant, il se distrayait de son travail pour venir étudier la riche harmonie du grand coloriste qui l'attirait. «Mais, s'écria-t-il, à la fin, il sort du feu de cette toile!...»

Loubon, sincère, modeste et bienveillant, savait reconnaître les qualités de ses amis et de ses élèves. Aucune méchanceté, aucune haine ne put modifier sa belle nature aimante et généreuse. Ce fut un vrai chef d'école, car il sut créer le milieu, l'ensemble qui, ainsi que le démontre Taine dans sa Philosophie de l'art, est nécessaire pour faire éclore les œuvres durables.


AUGUSTE AIGUIER

1819-1865

AUGUSTE AIGUIER
 
AUGUSTE AIGUIER
(1819-1865)
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II
AUGUSTE AIGUIER

A M. Frédéric Gas.

Parmi les peintres remarquables qu'a produits la Provence, Aiguier est assurément, aujourd'hui, le plus oublié. Ce fut peut-être, à cause de son admirable instinct, un de ses plus rares artistes.

Instinctif, Aiguier l'est comme Claude, comme Turner, et, rapprochement curieux, il est, ainsi que ces grands alchimistes de la lumière, de mentalité pauvre; et, comme Corot, indifférent à tout ce qui n'est pas son art.

Poète exquis, coloriste ému, il rendit le mieux en son temps—en ceci il égalera souvent Corot et même Claude Lorrain—l'extrême ténuité des vibrations lumineuses, leur délicatesse atomique, la subtile trépidation des ondes colorées; et, de même que ces chantres de la lumière, s'il eut aussi la divination synthétique de l'éther impalpable, il sut le mettre sur sa toile, simplement.

Aiguier, provençal inconnu, Aiguier, qu'on oublia de montrer à la Centennale, comparé comme peintre à Turner par certains côtés, à Corot et à Claude par d'autres! Que de sourires ironiques n'allons-nous pas mettre aux lèvres pincées des pontifes? que de haussements d'épaules, que de réflexions malveillantes n'allons-nous pas provoquer?

N'importe!... Il faut oser dire cela.

Et pour tout homme qui n'est ni aveugle ni prévenu—ce qui est pire—il reste encore de ce peintre, dans les musées de Toulon, de Marseille et de Cannes, quelques toiles qui sauront, mieux que des phrases, prouver la valeur de nos affirmations.

*
*   *

Aiguier (Louis-Auguste-Laurent) naquit à Toulon, le 23 février 1819, de parents cultivateurs originaires de La Garde. On aimerait à faire naître dans cette ville, qui vit les débuts de Bonaparte, quelque glorieux soldat ou quelque rude marin. Il paraît tout d'abord assez extraordinaire que le grand port de guerre méditerranéen, ceinturé de remparts, couvert sur toutes ses hauteurs d'imposantes forteresses, nous ait donné un peintre d'atmosphère si attendri; mais on s'explique plus tard que la qualité de la lumière particulièrement enveloppante qui baigne Toulon et la campagne environnante, que la brume fine et ouatée de violet qui se joue à certaines heures aux flancs de ses collines, entre l'escarpement de ses caps dentelés en rose, que les buées particulièrement vibrantes qui s'élèvent, comme dans les grands lacs, au-dessus de la mer bleue, aient contribué à faire éclore la vocation d'un Aiguier qui vécut là pendant vingt ans. Combien, depuis, s'y sont essayés, mièvrement?

Après avoir reçu une instruction très élémentaire, Aiguier fut mis en apprentissage chez un coiffeur. Et c'est ce métier qu'il exerça presque jusqu'à ses dernières années; plus rarement cependant à l'époque où il commença à exposer ses tableaux. Le barbier était devenu alors coiffeur pour dames et était très recherché par l'élite de la société marseillaise. Cette corporation de perruquiers devait enfanter deux autres artistes intéressants: Simon, l'animalier, et Barry, le peintre de marine, tous deux nés à Marseille.

Coiffeur! coiffeur pour dames! et peintre comme Claude, et poète comme Corot. L'art de peindre ne serait il donc plus l'apanage des seuls artistes ayant des qualités de distinction plus ou moins natives, une éducation, une culture conférant à cet art une sorte d'aristocratie?

Avec M. Arsène Alexandre, qui ne se trouve pas autrement choqué de la légende faisant de Claude «un esprit vacillant et, pour dire brutalement le mot, un peu idiot», et qui ajoute: «Oui, Claude Lorrain, idiot, faible d'esprit, enténébré pour tout autre chose que pour son art, nous semblerait encore très complet, et sa vie, ainsi que son œuvre, ne cesserait pas pour cela d'être d'une absolue logique,» nous admettons pareillement Aiguier, coiffeur pour gagner sa vie, bien que poète exquis, peintre admirablement doué; et nous admettons aussi son œuvre, faite d'un génial instinct, conséquence logique de sa nature.

Dès sa jeunesse, cet instinct s'éveille, ainsi qu'il le raconte lui-même, «avec la vive admiration que lui donnait la peinture; et il s'essaye à imiter tout ce qui frappait ses yeux, aimant surtout à crayonner les sites pittoresques de sa ville natale et les beaux navires qu'il voyait se balancer sur les eaux bleues de la Méditerranée[15]».

[15] La Tribune artistique et littéraire.

Il nous plaît de reconstituer l'enfance de l'apprenti coiffeur, enfermé dans une de ces curieuses échoppes qui touchent au port, s'enfuyant à chaque instant de la journée pour venir assister au spectacle changeant du soleil qui, sur les quais de Toulon, semblables à ceux de Venise,—que nul véhicule ne trouble,—vient éclairer ce palpitant décor. Nous aimons à suivre, au matin, le jeune homme faisant un détour pour se rendre au travail, longer les quais de la Marine grouillant à cette heure de vie intense.

Croyez-vous qu'Aiguier va s'intéresser au mouvement d'animation pittoresque qui excite la curiosité des autres hommes attirés là? Croyez-vous qu'il verra la foule des marins qui approvisionnent l'escadre en rade et se hâtent de remplir de victuailles hétérogènes les canots de service? Croyez-vous qu'il sera frappé de tous ces bruits d'appels qui se mêlent aux sifflets des petites chaloupes à vapeur, aux heurts cadencés des rames?

En ce moment, l'apprenti coiffeur ne voit pas, n'entend pas ce qui se passe près de lui. Il s'étonne, il s'émeut, il est retenu par la beauté de la symphonie du ciel et de la mer qui se joue devant lui dans le mystère de l'enveloppe aérienne baignant les fonds du tableau: le cap Sicié, la rade et le fort de l'Aiguillette plus proche. Il observe les insensibles valeurs qu'accusent les mâts et les tourelles des cuirassés immobiles. Il regarde avec plaisir les jolies notes de couleurs crues, véronèse et vermillon, bleu d'outremer et jaune de chrome, qui s'exaltent sur la coque des bateaux de plaisance et sont si harmonieuses à distance. Sur la Méditerranée qui tressaille dans le papillotement de la lumière irisée, il aime la course en zigzag que font les triangles inclinés des voiles latines.

Il vient encore, au soir, admirer les épousailles mélancoliques du ciel et de la mer, quand l'adieu du soleil à la terre comporte toutes les souffrances de la séparation; et quand, la nature, dans l'harmonie plus suave des valeurs, chante—féerie apaisée—l'hymne religieux de la lumière mourante.

Le ciel et la mer l'hypnotisent. Il les voit avec une admiration mêlée de tendresse; il les aime d'un amour mystique. Et pendant que ses yeux se mouillent d'attendrissement, il communie avec la magicienne insaisissable dans l'éther tiède et vibrant.

Et d'instinct, le coiffeur devenu peintre mettra plus tard dans ses toiles, entraîné par la force de ses sensations, l'immense poésie de la lumière; toujours d'instinct, comme Turner, comme Claude.

*
*   *

Antoine Vollon, visitant vers 1880 le musée de Marseille, tomba subitement en arrêt, dans l'étonnement admiratif le plus vif, devant la marine d'Aiguier. Surpris et charmé, revenant sans cesse vers cette toile qui l'obsédait, et oubliant tout ce qui était accroché aux murs voisins, Vollon dit, à plusieurs reprises, à ceux qui l'accompagnaient: «Voilà un merveilleux tableau et je n'aurais jamais pensé que vous ayez eu à Marseille un peintre aussi grand.»

Combien rares étaient les visiteurs du musée de Marseille qui avaient jusqu'alors fait semblables réflexions! Combien plus rares étaient les Provençaux qui s'étaient arrêtés un instant devant la toile d'Aiguier!

Le Soleil couchant sur la Méditerranée, au vallon des Auffes, est daté de 1858. Le tableau fut exposé en 1859 au Salon de Paris. M. Ernest Cheneau, correspondant de la Critique artistique et littéraire, écrivit dans son compte rendu: «Quelles belles eaux profondes! Comme l'œil les pénètre facilement et s'en va droit à l'horizon, guidé par ce rayon de soleil brisé en mille facettes par le doux mouvement des vagues! La belle marine! La plus belle du Salon... Je déclare le Coucher de soleil sur la Méditerranée la plus forte marine que nous ayons vue depuis dix ans...» Nous pouvons ajouter à notre tour qu'on n'en a pas fait de meilleure depuis.

LE SOLEIL COUCHANT SUR LA MÉDITERRANÉE, AU VALLON DES AUFFES
Cliché Brion.
LE SOLEIL COUCHANT SUR LA MÉDITERRANÉE, AU VALLON DES AUFFES
(Musée de Marseille)
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Quand on entre au musée de Marseille, dans la salle de l'École provençale, on aperçoit, en face, sur la cimaise, à côté du portrait de Chenavard, la marine d'Aiguier. Cette toile n'arrête pas, ne lance pas l'œillade provocante de certaines peintures; et, n'étant pas de grandes proportions, on comprend qu'elle échappe aux visiteurs ordinaires en quête d'anecdotes ou de couleurs jolies. Un peu obscure, elle s'enveloppe, à certaines heures, du mystère particulier aux grandes œuvres. Mais quand on l'observe avec attention, il se fait, à la longue, un insensible crescendo lumineux qui grandit vite et arrive progressivement à l'intensité. Peu à peu le soleil apparaît dans la toile et l'illumine toute. On crierait facilement au miracle. En effet, il est bien là devant nous le vrai soleil qui, à peine tamisé par des brouillards insensibles, éblouit les yeux et réchauffe le cœur. Telle est l'impression physique ressentie devant la marine d'Aiguier.

Quant à l'impression psychologique, elle n'est ni moins parfaite, ni moins puissante. La peinture est oubliée; on s'occupe peu ici du métier et de la composition qui est nulle: un pan de rochers au demeurant assez banal, des fabriques peu intéressantes à droite, des barques gauchement dessinées au premier plan; mais il y a un ciel et une mer qui impressionnent fortement. Au milieu de la toile, le soleil descend sur l'horizon après la gloire d'un beau jour. Dans le lit recouvert en vieille soie jaune où des brumes la bordent, la Méditerranée l'attend frissonnante. Sur ses eaux court le frémissement imperceptible qui ourle la vague avec les tons du ciel lumineux à peine dégradé vers des bleuissements clairs et doux. Un voile diaphane semble jeté sur la nature dans la mélancolie du crépuscule pressenti. Les fonds et les seconds plans s'enveloppent vaporeusement d'une valeur à peine mauve; des voiles légères passent ou se dérobent à l'horizon; et, avant de disparaître, le soleil jette au monde tous les ors de sa cassette qui irradient le firmament et tintent joyeusement sur les crêtes des vagues cadencées.

Cette impression, toute de pure poésie, évoque en même temps des chants musicaux et des pensées mélancoliques, d'un religieux panthéisme, la tristesse des fins de journées triomphales, les dualités émotives des grands spectacles de la nature:

Soleil couchant derrière les ports,
Gloire incomparable des cités maritimes,
Calme du ciel, pourpre des eaux[16].

[16] Pierre Louÿs.


*
*   *

Aiguier était venu se fixer à Marseille vers sa vingtième année. Il se mit tout de suite en rapports avec deux confrères qui, dans cette ville, faisaient aussi de la peinture: Barry et Simon. Toutes ses heures disponibles furent employées par lui à dessiner et à peindre sur nature. Pendant plus de quinze ans, on vit le coiffeur, se dissimulant, presque honteux, s'en aller deux fois par jour avec sa boîte de peintre, parcourir les abords du port: le quai de Rive-Neuve, le bassin du Carénage, le chemin qui passe au bord de l'eau sous le fort Saint-Nicolas, l'ancien Pharo, et toute cette route de la Corniche qu'il fouille dans ses moindres criques depuis les Catalans jusqu'au vallon de la Fausse-Monnaie. Sur des panneaux de petite dimension, sur des cartons que sa femme, qui était modiste, n'utilisait plus, incessamment, Aiguier étudiait et cherchait à surprendre lui aussi «l'âme des valeurs», la grande unité de la lumière qui caresse et revêt tous les plans et toutes les surfaces d'un tableau, la composition mystérieuse de l'éther chaud en ses vibrations insaisissables. Avec une ténacité extrême, très difficile sur le résultat obtenu, il travaillait silencieux et cherchait, sans jamais croire avoir atteint le but.

Loubon, à qui il est allé montrer ses études, devine l'artiste, l'apprécie fort et l'encourage. Pendant quelque temps, on voit Aiguier suivre les cours de dessin, à l'École. Mais il étouffe dans ces salles où le modèle pose sans grâce; et il retourne vite à ses chères études en plein air, aux bords de la mer. Il rencontre dans ses courses solitaires Ziem, qui peint déjà des toiles consciencieuses et belles, lesquelles auront plus tard la priorité sur la production énorme de ce coloriste éminent; et il s'éprend de cette belle technique.

Enfin en 1853, après avoir préludé par l'envoi de «quelques petits tableaux dont le sentiment doux et poétique fut généralement apprécié», enhardi par son premier succès, Aiguier fait son premier voyage à Paris. Là, il montra ses études à Hébert qui sut en voir tout le charme et lui donna le conseil d'étudier Claude Lorrain. «Pour un paysagiste, lui dit l'ancien directeur de Rome, c'est le seul maître qui puisse le guider et lui apprendre à voir la nature[17]

[17] La Tribune artistique et littéraire.

Le conseil était judicieux. Aiguier vit, en effet, Claude au Louvre. Il l'admira, il l'étudia; mais il sut ne pas l'imiter. Le peintre toulonnais, revenu à ses patientes études, débute alors à l'Exposition universelle de 1855 avec deux belles œuvres: la Soirée d'automne aux Catalans (marine), et Un paysage d'automne aux environs de Marseille.

La Soirée d'automne aux Catalans du musée de Toulon, dont Maxime du Camp vanta «la couleur blonde et la finesse», est à notre avis un des meilleurs tableaux, pour ne pas dire le meilleur d'Aiguier. L'unité atmosphérique est, dans cette toile, incomparable. Pas un plan défini, mais de l'air partout; pas de chocs de couleurs, mais la sensation de la lumière elle-même.

La voilà cette harmonie que beaucoup de peintres ont vainement cherchée toute leur vie; elle est là apparente, et douce, et merveilleuse. Certes, dans cette toile, comme dans presque toutes celles de ce peintre, il ne faut pas chercher l'élévation du style, la science du dessin, la féerie de la couleur. C'est la nature naïvement interprétée par un ému, sans plus. Rien d'elle n'est supprimé pour l'embellir, rien d'elle n'est ajouté pour la parer. C'est, à gauche de la toile, la tour rectangulaire des anciens Catalans, aussi peu pittoresque que possible, dont un côté est éclairé en rose par le soleil couchant. Dans l'anse, sous la tour, des bateaux entre-croisent leurs voiles sans recherche de jolies arabesques. Sur un premier plan de terrains, des barques tirées à sec; et dans leurs ombres, des figures de pêcheurs, de femmes et d'enfants, établies maladroitement. Mais quel charme dans cette poussière violette qui auréole les rochers de droite, quelle incomparable finesse dans cette valeur imperceptible qui délimite les îles lointaines et l'aérienne silhouette du château d'If. Quelle lumière dans ce ciel!

L'autre marine, les Tamaris, environs de Toulon (Salon de 1865, Paris), est un effet de crépuscule particulier aux bords de la mer Méditerranée, à certaines époques de l'année. Dans un ciel très pur, le jour est demeuré après le départ du soleil; pendant que la mer est déjà influencée dans sa couleur par la nuit que l'on sent proche. Une masse violette, arrêtée aux contours d'un promontoire voisin, sépare la dualité de la lumière qui s'en va et de l'ombre qui vient. Et une sensation particulière de froid crépusculaire sort de cette toile que d'aucuns préfèrent même au Soleil couchant de ce peintre. Nous ne saurions être de cet avis.

Le musée de Cannes possède aussi deux toiles d'inégales beautés et de dimensions moindres. La première est un coin du Bassin du Carénage à Marseille. Le navire, que l'on bourre d'étoupes, est couché sur le flanc, livré aux longs marteaux de bois des calfats qui travaillent sur sa carène. Derrière cette masse sombre, cette sorte de baleine échouée et ligotée, apparaissent en lumière la saillie rocheuse du fort Saint-Nicolas et la vieille cité que domine le clocher octogonal de Saint-Laurent. Tout cela est fin comme tout ce que peignit Aiguier, fin de tons et de valeurs. Mais voilà une toute petite toile autrement intéressante, avec laquelle nous pénétrons dans sa compréhension du paysage.

Lorsqu'on veut analyser ce peintre dans plusieurs de ses tableaux, on est forcément obligé de se répéter. Il ne peignit en fait que deux ou trois effets au plus: des soleils couchants sur la mer, certaines notes d'automne dans les champs. Si on y joint quelques tentatives de crépuscule, on les a tous décrits, car Aiguier n'a pas fait trente toiles, à part de très nombreuses petites études[18].

[18] Le catalogue de la vente des tableaux et études faite à Marseille en 1866 comporte 40 tableaux et 193 études.

Ce tableautin du musée de Cannes: Une vue de la campagne de Provence (1859), est d'une délicatesse atmosphérique rare, assez comparable à l'art de Chintreuil; et vraiment on ne saurait mettre plus d'air, de poésie et d'espace dans une si petite surface.

Or, malgré la qualité d'air, enveloppante comme une caresse, qui vibre dans cette toile, par cette matinée si adorable, si prometteuse de vie, que le peintre nous décrit, une sensation presque triste s'en dégage qui fait monter aux yeux des larmes d'attendrissement. C'est que toujours le poète l'emporte, et que, la palette à la main, Aiguier pense musicalement. «Voyez assez profondément et vous verrez musicalement, dit Carlyle; le cœur de la nature étant partout musique, si vous pouvez l'atteindre.»

Après la Lisière de bois dans le Var (Exposition des amis des Arts de Lyon, 1858), Aiguier envoie à Paris, en 1859, les Collines de Montredon, un paysage de lumière d'une inspiration symphonique triste et douce. Derrière les pins du premier plan et sur leur droite, les lointains s'estompent, délicats, la belle architecture des collines grecques de Montredon s'efface dans une brume aristocratique; et la ligne à peine bleue de la Méditerranée note, presque insensible, la place de l'horizon infini sous le ciel vibrant.

Dans ce tableau, les pins ont une grande importance. C'est le seul arbre qu'Aiguier ait mis dans ses paysages. Il l'a d'ailleurs aimé avec une tendresse infinie, ce pin de Provence, ce pauvre souffreteux que le vent malmena pendant son enfance et qui se penche, s'incline ou se tord dans une attitude si pittoresque. Le peintre d'atmosphère a eu pour son arbre favori un vert tout particulier, matinal, apaisé, frais et nouveau qui lui sied, et qu'en effet cet arbre porte en lui. Il a rendu la trame fluide de ses masses, la finesse élégante de ses branches, les découpures japonaises de ses ramures. Aussi, mieux que personne, il a dit la mélodie que le vent chante dans les pins, avec de plaintifs et longs crescendo. Mieux qu'aucun peintre, il a su les baigner dans les matinées de lumière automnale, les opposer sur les fonds dorés des crépuscules, et faire pailleter le ciel autour de l'arbre, avec, à chaque pointe aiguë de sa dentelle verte, les feux des pierres précieuses rares.

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*   *

Parmi les œuvres des artistes que la commission impériale de 1862 désigna pour représenter l'Art français à l'Exposition universelle de Londres, on comptait deux toiles d'Aiguier: Pêcheurs à Saint-Mandrier et Golfe de Val-Bonète, qui avaient été très remarquées au Salon de 1861. «M. Aiguier, écrit alors Henry Fouquier, idéaliste pur, élève direct de Claude Lorrain, poète trop épris peut-être de la simplicité et tombant facilement dans l'art dioramique qu'on a reproché justement à Claude.»

La renommée tardive venait au peintre. Cependant, à Marseille, Aiguier, modeste, malingre, souffreteux, ne connaissait la célébrité que par son talent de coiffeur; et la gloire ne s'attachait à son nom que par la création d'une forme spéciale de chapeau pour dame qui fit fureur en son temps, et qu'on surnomma l'Auguste. Le peintre désormais à l'abri du besoin, et pouvant enfin se livrer tout entier à l'art, vendait quelques toiles, dont, comme tous les vrais artistes, il n'était jamais complètement satisfait et desquelles il ne se séparait qu'à regret.

A partir de ce moment, Aiguier s'affine toujours, presque maladivement. Il orchestre avec des timbres encore plus doux sa symphonie aérienne. Il veut que ses instruments ne jouent que dans la demi-teinte; mais même avec l'extrême simplicité d'un unisson, la monotonie d'une pédale, il donne encore une forte sensation lumineuse.

Il voit alors, avec le poète, tomber le soir à l'entrée des ports, quand:

Sous le ciel rose et clair comme une aile d'ibis,
Sur Marseille où descend déjà la nuit future,
La Méditerranée a fermé sa ceinture
Aux anneaux d'or, de malachite et de rubis.

Il annonce l'aube aux bords de la mer, quand:

L'étendue infinie est d'un bleu très profond
Où traînent vaguement des mousselines claires.
Et les vagues s'en vont leur route sans colères:
De la lumière au loin barrant tout l'horizon.
Plus d'étoiles, la nuit, glissées du ciel moins sombre

Mais l'aube en grisaillant les rochers laisse encore,
Dans l'entre-deux des caps, dormir des golfes d'ombre.
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Aiguier, malade, s'est retiré au Pradet, près de Toulon; et le long de cette côte enchanteresse qui va par le chemin douanier du Golfe de la Garonne jusqu'au Mourillon, en passant sous les forts de Sainte-Marguerite et du cap Brun, au-dessus des promontoires roses, dans les anses endormies, à travers les lentisques et les myrtes, les bourraches fleuries en bleu pastel et les pins résineux, il ne regarde presque jamais que le ciel et l'eau, que «la clarté du soleil sur la mer profonde», et trouve cette simplicité plus grande que toute chose.

A peine consent-il à mettre dans les marines de cette époque une bande de terre qui s'avance gauchement sur l'horizon. C'est devant l'anse de Val-Bonète, le fort de la Colle-Noire et les oliviers clairsemés et insignifiants de ce coteau monotone.

Aiguier, du reste, réussissait peu dans l'arrangement; et son Ile des Saints (Salon de Paris, 1863), souvenir d'un séjour à Cannes, n'est vraiment pas heureuse.

Le ciel et la mer!

Ce sont là ses meilleures toiles. Il a rendu l'air impondérable d'une rare qualité lumineuse. Il a peint l'eau avec une substance particulière plus exquise que ne serait la sensation du trompe-l'œil. La fluidité et la mobilité de la mer sont notées par lui d'une touche sûre; on sent avec la transparence toute la puissance, la profondeur de la masse liquide.

Une de ses dernières toiles exposée à Paris en 1863, la Pêche au bourgin, à Val-Bonète, ne contient plus que le ciel et l'eau; mais c'est dans une harmonie limpide, un ciel de rêve, une mer moelleuse, recueillie, que ride à peine la brise expirante, et, dans une impression infiniment douce, la préface à «ce deuil quotidien de la terre, la tristesse de voir le soleil—cette joie du monde et ce père de toute vie, sombrer, s'abîmer dans les flots[19]».

[19] Michelet. La Mer.

Aiguier depuis longtemps va aussi vers sa fin, au moment où il arrive à la maturité de son talent.

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Alors ce pâle cygne, dans son lit de larmes, commença le triste chant funèbre de sa mort.

Shakespeare.

Le peintre provençal va quelquefois encore vers sa chère Calanque de Val-Bonète. Il refait péniblement, miné par la phtisie, cette route exquise bordée de chèvrefeuilles fleuris, de genêts odorants, de fleurs sauvages qui se détachent sur la mer bleue; et, dans cette grisante atmosphère il retrouve assez d'énergie pour peindre encore quelques toiles dans une harmonie qui s'affine toujours, mais s'essouffle vite.

Maintenant, au hameau d'Astouret qui touche au Pradet, sur la petite éminence où se pressent en désordre quelques maisonnettes provençales gardées par les noirs cyprès en sentinelle, Aiguier s'éteint à quarante ans sans souffrance, en regardant jusqu'au bout, de son œil pénétrant d'artiste, l'horizon lointain où la mer et le ciel s'épousent dans la brume dorée des soirs.

Le 7 juin 1865, Auguste Aiguier était mort.

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Il faut à l'artiste l'assurance de son talent, sinon son œuvre n'a pas sa raison d'être. Malgré tout, Aiguier fut un modeste qui eut, vivant à l'écart, une certaine conscience de sa valeur, mais qui n'en parlait jamais. Bien qu'on ait oublié de le montrer à la Centennale, Aiguier est un très grand peintre que fera revivre à son heure l'œuvre réparatrice du temps. Comme Corot, sa sincérité nous est sympathique, car, vivant de l'air, nous aimons ces peintres qui nous ont montré dans leurs toiles, comme recherche première, la qualité de l'atmosphère harmonisée poétiquement.

Aiguier eut aussi «cette puissance assez peu commune d'imaginer d'abord une atmosphère et d'en faire non seulement l'élément fuyant, fluide et respirable, mais la loi et pour ainsi dire le principe de ses tableaux[20]».

[20] Eug. Fromentin. Les Maîtres d'autrefois.

Ses tableaux ont encore le caractère «d'infinitude», dont parle Carlyle, puisque, suivant la belle expression de l'écrivain anglais, toutes les choses profondes sont chant, elles contiennent une pensée musicale: «Une pensée parlée par un esprit qui a pénétré dans le cœur le plus intime de la chose; qui en a découvert le plus intime mystère, c'est-à-dire la mélodie qui gît cachée en elle[21]». Et puisque aussi la profondeur de vision fait le poète, Aiguier possédait, autant que le poète héros, le sens des plus tendres harmonies et le profond instinct des idéalisations atmosphériques.

[21] Carlyle. Le Héros comme poète.


GUSTAVE RICARD

1823-1873

GUSTAVE RICARD (PAR LUI-MÊME)
Cliché Lezer.
GUSTAVE RICARD (PAR LUI-MÊME)
(1823-1873)
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III
GUSTAVE RICARD

A M. Edmond André.

Après les biographies de MM. Paul de Musset, Louis Brès et Charles Yriarte[22], et une étude en langue allemande du poète Hartmann, il semble qu'il y ait une certaine prétention de venir, à nouveau, raconter l'homme et le peintre. Il faut nous en excuser par une explication: les biographies de Ricard ont été faites à des points de vue assez différents. Un auteur a voulu donner à l'ami le gage affectueux d'un souvenir vivace, c'est M. Paul de Musset. Quant à M. Louis Brès, de qui le travail est le plus complet, puisqu'il ne compte pas moins de 110 pages, il eût suffi, semble-t-il, à faire, grâce à l'intelligence du littérateur, une analyse définitive du talent du peintre. Pourtant, M. Charles Yriarte dégage, à son tour, du caractère et de l'originalité de Ricard tout un côté psychologique insoupçonné. Il était donc très intéressant de réunir dans une même étude les appréciations de ces divers biographes, d'en citer les pages les plus caractéristiques, et d'y ajouter des impressions nouvelles ressenties personnellement, devant les œuvres du grand artiste marseillais.

[22] Paul de Musset. Notice sur la vie de Gustave Ricard. Paris, Gauthier-Villars, 1873.

Louis Brès. Gustave Ricard et son œuvre à Marseille. Librairie Renouard, Paris, 1873.

Charles Yriarte. Gazette des Beaux-Arts, numéro de mars 1873.

La peinture de Ricard est assez profonde pour que chaque génération puisse l'étudier avec des sensations particulières et y faire des découvertes originales. Toujours, au reste, l'histoire des grands peintres sera à écrire. De même qu'on n'a pas cru devoir s'arrêter après la Vie des peintres illustres de Vasari, on pourra à l'avenir dire différemment et voir autrement les peintres sur lesquels les appréciations des critiques ne font autorité que durant un temps. Chaque époque, en effet, veut découvrir dans les grandes œuvres de nouvelles beautés émotives répondant à ses aspirations et à ses goûts.

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D'après tous ses biographes, précis et d'accord, Gustave Ricard est né à Marseille dans la maison de la rue de Rome qui porte aujourd'hui le no 85 et qui était à l'époque le no 89. Ricard descendait d'une ancienne famille provençale originaire de Pélisanne. Son oncle était directeur de la Monnaie à Marseille, et son père était changeur, en même temps qu'affineur de métaux.

Or, les impressions d'enfance ont, à notre avis, une si grande importance sur la destinée artistique d'un homme, que nous sommes heureux de retrouver, reconstitué par la plume colorée de M. Louis Brès, l'endroit où se passa la jeunesse du peintre:

«La boutique du changeur était située sur l'un des points les plus pittoresques de l'ancien port, à l'angle du quai de la Fraternité et de la petite place du Change, appelée autrefois le Cul-de-Bœuf. On l'y voit encore telle qu'elle était en ce temps-là, avec ses grillages, ses sébiles pleines de monnaies et son chien de faïence[23]. Ce dernier, assis sur sa tablette de bois, ne se lasse de regarder la mer, avec l'air inquiet d'un pilote qui voit venir le mauvais temps. Cet emblème, d'un style passablement archaïque, nous fait toujours plaisir à voir, car, avec le petit aspirant qui, à toute heure du jour, prenait le point non loin de là, à la porte de l'hydrographe Roux, ce chien cambiste fait partie de nos impressions d'enfance.

[23] Ce chien de faïence qui se trouvait être un lion en vrai Moustier, fait partie aujourd'hui d'une intéressante collection particulière.

«La petite place elle-même, si énigmatiquement nommée le Cul-de-Bœuf, a laissé chez nous le plus charmant souvenir. Il ne faut pas la juger sur ce qu'elle est aujourd'hui,—un carrefour sillonné depuis le dégagement des abords de la Bourse et le percement de la rue de la République, par le plus désagréable charroi. C'était, vers 1835, un petit coin tranquille et pittoresque ouvert seulement au soleil—véritable encoignure de cette vieille cheminée du roi René, qui allait de l'église des Augustins au fort Saint-Jean—et où tout bon Marseillais venait, par tous les jours de mistral, selon la populaire expression, brula un gaveou. Les maisons avoisinant l'église des Augustins étaient le point de prédilection de ces buveurs de soleil. Ils s'y attroupaient autour des cages des marchands d'oiseaux exotiques, regardaient voler les bengalis, agaçaient du doigt les aras ou causaient avec les perruches. La petite place du Cul-de-Bœuf était plus tranquille. Elle était habitée par des gens d'affaires, des assureurs maritimes, des notaires et des changeurs. Ses petites boutiques étaient souvent désertes, et l'on ne voyait guère au milieu de la place que l'étalage d'une vieille grosse fruitière, abritée sous un parasol rose. Cet étalage s'embellissait, le dimanche, d'une collection de pipes et de chiens de sucre, et vers Pâques, de grands paniers d'œufs rouges que les gamins de la ville venaient se disputer...»

C'est dans l'ancien château Menpenti encore aujourd'hui debout, sur le grand chemin de Toulon, et transformé alors en institution, que Ricard fit ses études. Cette ancienne bâtisse, d'une architecture assez mal venue, noire de poussière, est égayée seulement par une balustrade supérieure qui s'ajoure sur le ciel. Un prêtre fort intelligent, et quelque peu réfractaire à l'autorité ecclésiastique d'alors, la dirigeait: M. l'abbé Jonjon. C'est à lui que l'école française de peinture doit de compter un de ses plus éminents portraitistes.

L'abbé Jonjon s'était pris pour Ricard d'une affection dont il devait lui donner souvent la preuve. M. Paul de Musset dit dans quelle occasion:

«... Gustave apportait aux jeux de la récréation plus de passion qu'à l'étude: mais il s'instruisait sans efforts et fit des progrès rapides. Cependant Gustave s'arrêta tout à coup en face des mathématiques et du grec, et se mit en tête de ne point les apprendre. Ceux qui ont entendu Ricard devenu homme parler avec une facilité rare les langues et même les dialectes des pays où il avait voyagé, s'étonneront de cette aversion d'enfant pour le grec. Quelle qu'en fût la raison, il s'y entêta si bien que ses parents, après avoir songé à vaincre son obstination, finirent par céder. Grâce à la bonne intervention de l'abbé Jonjon, l'enfant obtint la permission d'abandonner les mathématiques et le grec; mais il promit de pousser aussi loin qu'on le voudrait l'étude du latin. Il tint parole, et devint un latiniste distingué.»

La vocation de Gustave Ricard pour la peinture se révéla tout à coup avec une vivacité qui rappelle celle de Giotto: «... Ricard, qui recevait des leçons de dessin, obtenait d'être laissé seul à la maison les jours de promenade, pour y travailler à son aise. Il était là dans son atelier et il se livrait à une œuvre colossale qu'il avait entreprise avec l'agrément du directeur du pensionnat. Il ne s'agissait de rien moins que de décorer les murs blanchis à la chaux de cette vaste salle. L'écolier y exécuta, en effet, de grandes compositions. L'une, entre autres, représentait une chasse aux papillons où étaient figurés, dans les positions les plus plaisantes, les bons professeurs de l'établissement. Ricard avait su, en quelques traits sommaires, préciser la physionomie de chacun de ses maîtres. Cette décoration est demeurée légendaire dans la mémoire des condisciples et des maîtres de Ricard. M. l'abbé Jonjon écrivait: «J'aurais volontiers, quand j'ai dû quitter Menpenti, emporté les cloisons dans mes malles.»

Ici se place l'instant critique qui va décider de la vie de Ricard: «La répugnance peu raisonnable qu'il avait témoignée pour le grec faillit lui coûter cher. Obligé de renoncer au diplôme de bachelier ès lettres, il se trouva sans défense quand l'autorité paternelle lui signifia qu'il devait songer à prendre un état, et qu'il en savait tout juste assez pour changer des monnaies, dans la petite boutique du carrefour[24]

[24] M. Paul de Musset.

Il faut citer le délicieux tableau qu'en fait M. L. Brès:

«On plaça le jeune homme derrière le grillage du change, parmi les liasses de billets de banque et des piles d'or. Notre futur portraitiste dut passer dans cette étouffante atmosphère de longues heures d'ennui. Il est vrai que, par la porte basse de la boutique, il pouvait voir, comme en un cadre sombre, le lumineux tableau du port, tableau magique, qui, pour un œil naturellement sensible aux beautés pittoresques, devait avoir un charme profond et qui décida peut-être de sa vocation de peintre.

«Ce coin du port est hanté par les balancelles espagnoles, dont les pavillons couleur de safran s'enlèvent avec tant d'éclat sur le ciel bleu. Leurs cargaisons d'oranges servent de prétexte à des groupes du plus fier accent, où les Génoises coiffées d'un madras rouge, leurs grands anneaux d'or aux oreilles, se mêlent aux profils aigus, aux têtes olivâtres et férocement langoureuses des matelots catalans. A cette époque, vers la Cannebière, se tenaient, telles que nous les voyons aujourd'hui encore, les petites embarcations de plaisance, la voile latine roulée autour de la vergue, le tendelet aux rideaux rouges et blancs coquettement déployés, le vieux marin à la figure tannée, fumant son bout de pipe et vous appelant du geste. Ajoutez par là-dessus, quand le vent soufflait du large, les ailes blanches des goélands. En cet endroit, aussi, était une énorme borne-fontaine où se succédaient pendant toute la journée les matelots les plus truculents de la Méditerranée et de l'Adriatique, des Grecs et des Smyrniotes, des Napolitains et des Illyriens, qui, au prix de rixes bruyantes, y venaient emplir leurs barils. C'était un fourmillement de types, de costumes, de tableaux des plus richement colorés. Ce petit coin semblait fait tout exprès pour mettre la palette aux mains d'un peintre. Pourquoi n'aurait-il pas eu cette influence sur une organisation d'artiste telle que celle de Ricard?

«Sans doute, aux heures du soir, le jeune homme, le front dans la main, laissait emporter sa rêverie dans cette forêt de mâts qu'une brume violette enveloppait et à travers laquelle filtraient comme des gouttes d'or les lueurs du couchant. Entre les masses sombres des navires, il voyait se refléter dans l'eau les teintes mourantes de la lumière, et il en suivait, au loin, dans le ciel, les dégradations infinies. Il n'est pas d'organisation qui ne vibre devant un tel spectacle. Que ne devait-il pas éprouver, lui dont l'âme était si impressionnable et l'œil si sensible à la couleur? L'imagination du poète ne pouvait que prendre son vol vers cet infini et chevaucher sur ces nuées d'or et de flamme, laissant l'apprenti changeur parmi ses chiffons de banque et ses sébiles de florins.»

Ricard, qui avait continué ses études de dessin à l'École des Beaux-Arts, y obtenait très vite, à dix-sept ans, un premier prix de modèle vivant.

C'est à la suite du résultat de ce concours, où l'académie de Gustave fut très remarquée[25], que l'abbé Jonjon fut sollicité par son ancien élève pour obtenir du père Ricard de laisser à son fils le choix de la carrière pour laquelle il semblait si bien doué. Ce ne fut pas chose facile. «Mais on ne gagne rien à ce métier-là!» s'écria M. Ricard. L'abbé Jonjon fut très éloquent, il prouva que beaucoup d'artistes pouvaient vivre de leur art et même s'enrichir, il sut montrer au père «les souffrances de l'enfant contrarié dans sa vocation, la responsabilité grave des parents, l'éclat qu'un grand artiste pourrait jeter sur le nom de son père». M. Ricard consentit à la fin. La destinée a glorieusement «ratifié le pronostic de l'abbé Jonjon». Dès ce jour, Ricard, qui avait échappé à la perspective de passer sa vie dans la boutique grillagée du changeur, se livra à son art avec une ténacité et une patience de bénédictin. Alors commence pour le peintre cette existence en quelque sorte monastique, assez semblable à celle d'un moine du moyen âge cherchant à découvrir sous des palimpsestes la beauté d'un premier manuscrit; alors, commence ce travail opiniâtre qu'il va accomplir, dans le silence religieux des grandes galeries d'Europe, en se livrant «à une sorte d'autopsie» des œuvres de ses maîtres aimés.

[25] Cette académie fait partie de l'intéressante collection des prix de l'école des Beaux-Arts de Marseille depuis les premières années du siècle. On y retrouve les belles académies de Papety, de Monticelli, de Simon, etc., etc.

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Au musée de Marseille, assez pauvre en tableaux de maîtres anciens, Ricard ne trouvait pas, après une belle copie du Salvator Mundi de Puget, à satisfaire sa passion de recherches. Pour la troisième fois, l'abbé Jonjon dut intervenir auprès de M. Ricard pour l'obliger à consentir au départ de son fils pour Paris. Cette fois encore, le bon abbé gagna sa cause; le peintre lui en garda toute sa vie une affectueuse reconnaissance.

Après les excellents principes de dessin que Ricard avait reçus à l'école d'Aubert et les éléments de peinture qu'il tenait de M. Pierre Bronzet—un probe artiste enfoui en province—le jeune homme, dès son arrivée à Paris, entra dans l'atelier, fort à la mode, de Léon Coignet, où il n'apprit pas grand'chose. Son insuccès au concours du prix de Rome[26] le jeta avec plus de passion dans la fréquentation des grands peintres qui l'attiraient et surtout «des portraits qui avaient le don de le retenir. Ces portraits de gentilshommes de Van Dyck dont le regard vous poursuit et vous pénètre, se dressaient devant lui comme autant d'énigmes.» Ricard «voulut avoir le secret de cette peinture qui était la vie même et plus que la vie. Il installa résolument son chevalet devant ces chefs-d'œuvre, et il commença cette suite de copies qui devaient être la jouissance la plus profonde et le labeur le plus obstiné de sa vie[27]

[26] Il entra en loge sans grande chance et en sortit sans déception. En ce temps-là, les membres de l'Institut distribuaient un peu les prix en famille. L'atelier de Léon Coignet ne devait pas y prétendre cette année. Ricard avait pourtant une bonne lettre de recommandation pour M. Hersent: il ne la porta qu'une fois le jugement rendu. L. Brès. Gustave Ricard et son œuvre (p. 52).

[27] M. Louis Brès.

On peut dire de ces copies que peu de peintres modernes surent et purent en faire de semblables; car nul ne pénétra plus profondément dans l'intimité de l'œuvre, nul ne demeura aussi éloquemment fidèle, avec autant de tact, de talent et de discrétion—il faut ajouter avec autant d'amour—à la pensée des maîtres.

Jusqu'à ce moment, Ricard n'avait encore peint que quelques têtes d'étude, et, dans l'atelier Coignet, une Décollation de saint Jean-Baptiste. Son admiration pour Van Dyck et le Titien décida de sa vocation. Il ne serait que portraitiste; mais ce portraitiste deviendrait un des plus grands de son siècle.

N'en déplaise à tous les adeptes des compositions d'histoire, de mythologie, de légendes et de symboles, le portrait est une manifestation d'art susceptible d'autant d'invention et d'originalité que le reste, une manifestation plus proche de la vie. L'histoire! ne pouvons-nous pas la reconstituer bien plus sûrement avec les portraits de quelques grandes figures qui l'incarnent et autour desquelles elle pivote? «Quels admirables historiens que Holbein, Titien, Van Dyck, Velasquez, peintres de si admirables portraits!»

L'histoire! «nous fait-elle mieux connaître Henri VIII que dans son portrait, où l'on découvre la grossièreté d'un soldat et la sensibilité d'un moine, l'Arétin chez qui on retrouve du renard et de la chèvre, Philippe IV qui ressemble à un mouton malade, Charles Ier qui n'a aucun signe de volonté? Et n'apprécie-t-on pas aussi bien que dans l'histoire François Ier dans le portrait du Titien, Charles IX dans le portrait de Janet, Louis XIV dans le portrait de Rigaut, Marat dans le portrait de David, Napoléon dans le portrait de Gros[28]

[28] Thoré. Salon de 1845.

Un portrait! mais, comme le remarque Th. Gautier, c'est une histoire de mœurs de toute une époque. «N'est-ce pas la révélation de toute une époque que cette magnifique pose de M. Bertin de Vaux appuyant, comme un César bourgeois, ses belles et fortes mains sur ses genoux puissants, avec l'autorité de l'intelligence, de la richesse et de la confiance en soi? Quelle belle tête bien organisée, quel regard lucide et mâle, quelle aménité sereine autour de cette bouche fine sans astuce! Remplacez la redingote par un pli de pourpre, ce sera là un empereur romain ou un cardinal; tel qu'il est, c'est l'honnête homme sous Louis-Philippe; et les six tomes des Mémoires d'un bourgeois de Paris du docteur Véron n'en racontent pas davantage sur cette époque disparue.»

Infinies sont les destinées du portrait; autant que le passé, l'avenir lui appartient: un avenir que n'émotionneront guère plus, en peinture, la mythologie ni la Bible, la fable ni la légende, mais le beau, dans la vie ordinaire, le beau dans la vie dont nous participons; le beau qui est autour de nous, qui nous entoure, qui est de chaque jour, et qui est autrement intéressant que les reconstitutions picturales de l'époque grecque ou romaine, que l'évocation conventionnelle des mythes religieux, faite par des peintres sans conviction et sans foi.

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Vers 1833, au Louvre, Ricard commence sa vie de labeur pénétrant qui durera plus de dix années. Avec une ténacité extraordinaire, il va «chercher, sous l'épiderme de la couleur, les secrets des maîtres», et pénétrer par l'analyse méticuleuse des procédés spéciaux à chaque école, «par une connaissance particulière des préparations, des dessous, jusqu'à leur pensée intime».

Il a compris qu'il n'arriverait là qu'après avoir découvert leurs secrets techniques. «Sous cette première couche de couleurs, il voit la préparation, il devine les changements, les repentirs; et lorsqu'il a découvert quelque indice certain de ces retouches qui trahissent des hésitations, auxquelles il sera si sujet lui-même, sa joie éclate; il en prend note, il ne l'oubliera plus.»

Avec une patiente science, il pénètre les mystères de ces différentes palettes, leur orchestration puissante ou rare, les infinies ressources de leur harmonie.

Le voilà devant le portrait de l'Infante Isabelle d'Autriche en costume de religieuse, de Van Dyck, devant le portrait du Président des Pays-Bas, et devant une tête d'enfant du même peintre. Il ne copie pas, il n'interprète pas. Derrière la toile, il cherche la pensée de l'artiste et essaie de peindre avec la main de Van Dyck. Devant ces portraits qui, pour lui, s'animent, il éprouve l'émotion de la vie, et pour la seconde fois, les modèles posent pour Ricard qui les peint à travers la vision distinguée du peintre flamand.

Il s'attaque à Rembrandt dans le Portrait du peintre peint par lui-même. Il veut découvrir la puissance de cette lumière que le génial réaliste a créée pour éclairer le visage de ses figures et nous les montrer aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur d'eux-mêmes.

Il se retourne vers le Titien pour lui demander de lui révéler les règles de sa suave harmonie. Il s'installe devant l'Homme au gant; devant cette merveille, la Maîtresse du Titien; et, avec enchantement, il monte et descend cette gamme aux sonorités opulentes et fines, il plaque les accords, les renverse et les résout; il en déduit les lois et arrive par des décomposés chromatiques à en saisir les subtiles nuances.

Oh! le Titien, ainsi que Van Dyck, il ne l'oubliera jamais, jamais. Il écrit à un de ses vieux amis, à propos de la Vénus de la Tribune de ce peintre:

Paris, mai 1872.

Je ne puis me décider à te lâcher ma Titienne, je la garde comme le dragon d'Espérie gardait ses pommes d'or, et j'espère que ta chère conseillère te détournera de cet enlèvement de mineure, qui n'aboutirait qu'à attrister mon atelier dont elle fait les beaux jours.

Mais Ricard ne résiste pas longtemps à la grâce du Corrège. Il l'aborde résolument avec la copie, grandeur de l'original, de l'Antiope du Louvre. Cet incomparable poème de la chair l'émeut plus que tout; il cherche le mystère voluptueux de la vie sous la fluidité de la pâte. Pendant six mois consécutifs, sans nul souci de ce qui se passe à ses côtés, il travaille comme un artiste envoûté:

Je n'ai qu'une minute, écrit-il à son frère, pour te dire que je mène une vie indiavolata col Correggio, de huit heures à six heures, mais ce sera fameux.

Et il ajoute une autre fois, dans quelques bribes de lettre, à l'époque de cette copie du Louvre:

Je rentre si rompu que je n'ai ni tête ni bras à écrire.

Dans cet état d'âme, Ricard ne pouvait demeurer plus longtemps à Paris. Il avait su charmer ces génies solitaires, «ils l'appelaient». Le peintre provençal partit pour l'Italie.

Ces génies solitaires, il allait les étudier dans leur pays, dans les milieux où ils avaient vécu; vivre de leur pensée, au sein des villes et des campagnes qu'ils avaient habitées, sous leur ciel et leur climat; et, là, «à l'ivresse de la vie errante, aux saines études en plein air, Ricard préfère le recueillement du musée de la ville et la méditation devant une toile de maître, car avant d'aller à la nature, il va demander aux œuvres d'art le secret des transformations poétiques que les maîtres lui ont fait subir[29]».

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