Les Peintres Provençaux: Loubon et son temps - Aiguier - Ricard - Monticelli - Paul Guigou
[29] Charles Yriarte.
Il ne s'arrêtera pas seulement dans les grandes villes: à Gênes où il retrouve Van Dyck, à Milan où il revoit le Vinci, à Parme où le Corrège se révèle à lui plus intimement encore; mais comme un antiquaire cupide, il fouille les petites villes si curieuses d'Italie, les palais déserts, les couvents écartés où, mieux qu'ailleurs, on éprouve les délicieuses sensations de revivre le passé par l'aspect des décors à peine vieillis. Il visite les moindres villages, les églises solitaires avec une curiosité anxieuse, une émotion enthousiaste. «Il ira à Urbino pour Raphaël, et gravira à la Cà d'Oro de Venise les marches du palais que le vieux maître a montées. Avec religion, il touche dans un cloître un reçu signé du nom de Corrège.»
Longtemps après son départ—car les années se sont écoulées—Ricard arrive à Venise. Là est sa véritable patrie. «A cette époque, c'est un grand jeune homme, fin, aristocratique, à la longue barbe soyeuse; on dirait un jeune patricien de Venise qui a déjà accès aux Pregadi,» et le poète Joseph Autran pourra, avec raison, s'écrier après la mort du peintre:
«Dans cet étrange milieu de lagunes où l'on se croirait, ajoute Paul de Musset, sur une autre planète que la terre, Ricard respire à l'aise; il se sent de la race des Venètes, et, en effet, il en a l'humeur aimable et rieuse, l'esprit léger, le tempérament d'artiste, il en parle le dialecte. Qu'on lui rende le Sénat, le grand Conseil, le Doge, la Quarantie, les costumes et les riches étoffes du xvie siècle; ces beaux modèles auront en lui un peintre de plus et les Giorgione, les Titien, les Tintoret, un rival digne d'eux.»
Là, son cher Titien lui apparaît plus prestigieux, plus éblouissant; et pendant les quatre à cinq ans qu'il demeure à Venise, il s'enferme dans les musées, il se cloître dans les églises et les couvents, il s'emprisonne dans le palais ducal, seul avec son cher maître, sans souci de l'heure, dans l'oubli du monde extérieur.
Il s'enivre de peinture vénitienne, «de cette peinture qui emplit l'œil comme la symphonie emplit l'oreille», qui vivifie les formes, de cette «peinture de somptuosité et d'abondance».
«Ailleurs, dit M. Taine[30], on a séparé le corps de son milieu, on l'a simplifié et réduit; on a oublié que le contour n'est que la limite d'une couleur, que pour l'œil la couleur est l'objet lui-même. Car, sitôt que cet œil est sensible, il sent dans l'objet, non pas seulement une diminution d'éclat au recul des plans, mais encore une multitude et un mélange de tons, un bleuissement général qui croît avec la distance, une infinité de reflets que les autres objets éclairés entre-croisent et superposent avec des couleurs et des intensités diverses, une vibration continue de l'air interposé où flottent des irisations imperceptibles, où tremblotent des stries naissantes, où poudroient d'innombrables atomes, où s'ébranlent et se défont incessamment des apparences fugitives.»
[30] H. Taine. Voyage en Italie, t. II, p. 37.
Si Ricard découvre tout cela chez Giorgione, chez Tintoret, chez le Titien, il n'en exagère pas le procédé pour mieux prouver sa compréhension. Il garde avec une belle pudeur d'art le secret de cette harmonie aérienne, il n'en montre pas à la foule—comme plus tard vont le faire les impressionnistes—la formule de ses accords isolés, de ses dissonances non préparées. Il n'érige pas en principes les altérations harmoniques; il garde à cet art la grandeur de son ensemble synthétisé.
Pendant ce temps, Ziem, son meilleur ami, se grise de lumière et de couleurs. Avec une palette éclatante, le paysagiste va, le long du grand canal, sous les façades d'or des vieux palais mauresques, en face la Salute, au soir, et le palais ducal incendié, écrire sur l'Adriatique en fête l'orgie colorée des pompes vénitiennes, dans la gloire de son ciel de smalt, de ses barques parées et peintes, semblables à des fleurs enchantées.
L'intense poésie des pierres de Venise ne retient pas Ricard: il admire, sans désirer le peindre, le merveilleux spectacle du soleil qui, avant de descendre derrière les monts Vicentins, jette chaque soir sur les dômes et les campaniles de la ville le plus délirant adieu. Il comprend, sans éprouver l'envie de courir à sa palette, le sommeil paisible des demeures fastueuses que reflètent en capricieuses irisations les eaux des canaux solitaires. Il aime la vie qui se manifeste intensive chaque jour, sur les places et les quais; mais il ne s'y arrête pas, et il n'est pas tenté par les apparitions fantomatiques, entre les deux colonnes de granit que surmonte le lion ailé de saint Marc, des grandes voiles historiées en cadmium qui passent dans un décor inoubliable.
A ces féeries de lumière il préfère les longues conversations avec ses maîtres qu'il a devinés et compris, car, lorsqu'il s'arrache de leurs œuvres, il ne peut en demeurer longtemps éloigné, et il se hâte de revenir les voir souvent.
A Rome, où il est allé pour compléter son éducation qu'il ne trouve pas assez parfaite, il étudie patiemment les belles fresques de Raphaël, l'Incendie du Bourg. Surmené par un travail excessif, éprouvé par la malaria, il est forcé de rentrer au pays natal pour s'y reposer.
Il n'y fait pas un long séjour. Il ne se trouve pas suffisamment préparé et documenté; il veut, vers 1848, étudier encore Rembrandt en Hollande et Rubens en Belgique. Il s'arrête devant la Sainte Famille de l'église Saint-Jacques à Anvers. De là, il passe en Angleterre et s'éprend de Holbein, de Reynolds et de Lawrence. D'eux aussi, il saura se rappeler en temps opportun.
Rentré à Paris en 1850, il se retire dans son petit atelier de la rue Duperré, qu'il garde jusqu'à sa mort «avec le jardinet malingre de cinq pieds carrés, modeste ensemble, qui d'ailleurs n'est pas sans grâce et où il a laissé comme un reflet de lui-même».
Il y mène une vie de travail acharné pendant vingt ans, «à la poursuite d'un idéal qui parfois change», cherchant à exprimer d'abord sa sensation à travers l'émotion ressentie devant les œuvres des maîtres; à voir, enfin, de ses yeux, à traduire sa pensée avec le talent d'un grand virtuose dégagé des difficultés de la mécanique instrumentale.
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Dès sa première exposition, Ricard ne passa pas inaperçu, et, avec sa jeune Bohémienne tenant un chat et sa série de portraits, le succès vint immédiatement à lui. Le peintre, à la vérité, était mûr pour la maîtrise. Les années suivantes—1851 et 1852—furent pour lui l'occasion d'un nouveau triomphe. On y remarqua les portraits devenus aujourd'hui célèbres de Mme Sabatier, de Mlle Clauss, du Dr Philip. Après avoir très rapidement obtenu une médaille de seconde et de première classe, Ricard, dont le talent grandissait, était en droit de s'attendre à recevoir la décoration de la légion d'honneur, à la suite de sa brillante participation à l'Exposition universelle de 1855. Ces neuf admirables portraits furent récompensés par une mention honorable. «Il en fut blessé, dit M. Paul de Musset, quoiqu'il eût trop de goût pour le dire.» Il faut reconnaître, aujourd'hui que les années ont passé, classant à leurs valeurs respectives la peinture de Ricard et celles des membres du jury d'alors—plus ou moins décorés et même cravatés de rouge—que le portraitiste provençal avait le droit «d'être l'orgueilleux discret qui croyait à lui-même avec une sorte de naïveté allant jusqu'à la candeur».
«Fier et digne, hautain dans son silence, il est certain qu'il répondit en 1863: Il est trop tard! à ceux qui lui offrirent la légion d'honneur, mais il était sincère dans son orgueil. Il vivait alors sur les cimes et comprenait que c'était se classer dans une rare aristocratie que de se signaler par une éclatante abstention[31].»
[31] Charles Yriarte.
Ricard avait la nature d'élite d'un artiste de race. «Il était une de ces organisations délicates passionnées pour leur art et qui veulent être respectées. Il ressemblait à ces gens qui, dans une cohue, laissent passer devant eux les personnes pressées, ou même à ceux qui, parvenus au vestibule d'un théâtre, s'en retournent chez eux, effrayés par la foule[32].»
[32] Paul de Musset.
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«Si nous avions fait, écrivait M. de Calonne en 1857, une classification à part des coloristes, nous aurions probablement inscrit à leur tête le nom de M. Ricard. C'est au premier rang qu'il convient de le placer... Le portrait de M. Vaïsse, sénateur, est le meilleur du Salon... Ici, la réussite est complète et l'artiste est à ce point maître de son sujet qu'il lui fait exprimer plus qu'on ne demande ordinairement à un portrait. C'est un morceau très original, d'une couleur lumineuse sur un fond d'émail bleu, d'une pâte qui ressemble à celle du Corrège, sans que l'ensemble appartienne à nul autre qu'à M. Ricard. Tout cela vaut mieux pour l'honneur d'un Salon que tous les Meissonier du monde[33].»
[33] Alphonse de Calonne. Revue contemporaine, 15 juin 1857.
Vraiment le critique ne pouvait être plus juste et plus prophétique. Et, aujourd'hui, après un demi-siècle écoulé, que la comparaison est permise, qu'elle s'impose, dégagée de toute partialité, de toute considération d'amitié et de circonstance, pour tous, le portrait de Chenavard du musée de Marseille, peint par Ricard, est un chef-d'œuvre digne de voisiner honorablement avec les plus grands maîtres de la peinture, alors que le portrait de Chenavard du musée de Lyon, peint par Meissonier, est le plus détestable portrait qu'on puisse voir. Ce Chenavard de Meissonier, si vide de pensée, avec ses chairs en zinc brillant, sa couleur sans harmonie, son faire prétentieux, est-il assez loin de celui de Ricard?
Quoi qu'en pense M. Charles Yriarte, le peintre marseillais n'avait pas perdu de sa santé ni de sa force dans ses productions dernières; et ce portrait qui fut, en quelque sorte, le chant du cygne du peintre, puisque la mort le surprit avant son entier achèvement, «n'a aucune trace de nervosité maladive», malgré «que l'artiste argutie, qu'il subtilise»; et vraiment le don de pénétration intérieure est ici à son apogée. Regardez cette figure méditative de Chenavard qui s'appuie sur la main sans affectation, ne donne-t-elle pas vraiment la sensation de la pensée impondérable inscrite sur ce front et dans ce regard lointain aux yeux d'apôtre?
Ce n'est pas en vain que Ricard a étudié avec tant de persistance et d'amour les vieux maîtres, ce n'est pas vainement que, sous la sublime enveloppe qui recouvre le travail des œuvres du Titien, du Tintoret et de Van Dyck, il a cherché la genèse de leurs efforts. Maintenant libéré de toute préoccupation, il peut, avec une facture large et puissante, inscrire sur sa toile, avec la pensée, le mystérieux fluide qui s'échappe de la tête de l'être intelligent.
Le voilà bien l'homme qu'il connaît à fond, son meilleur ami, celui dont la conversation était «pour lui comme un exercice d'esthétique en même temps qu'une récréation».—Tout entier, avec son cerveau et son âme, nous apparaît ce Chenavard, artiste curieux, préoccupé d'idées sociales et qui veut faire «du but suprême de l'art la traduction des idées philosophiques». C'est bien là le peintre qui, avec une «richesse extrême d'imagination, la science profonde de l'historien», a entrepris d'écrire sur les murs du Panthéon l'histoire de l'humanité depuis la Genèse jusqu'à la Révolution. C'est encore là l'artiste de cœur qui s'est jeté enthousiaste dans les idées si captivantes de Saint-Simon et de Fourier, à la suite de Considérant, d'Enfantin et de Félicien David; le précurseur politique qui veut «que la pensée sociale soit l'inspiratrice, la base et la force de l'art»; l'esprit curieux et mélancolique qui dit que «la musique est un art, vague, dissolvant, fait exprès pour consoler la vieille espèce humaine de ses longues douleurs et l'endormir dans le tombeau». Et lui aussi, ce penseur exprimé par l'œil aigu d'un sensitif comme Ricard, représente bien toute une époque évolutionniste, qu'il incarne, qu'il résume.
Au point de vue métier, on s'étonne de l'habileté extrême du peintre, habileté qui se traduit sur cette toile en une géniale simplicité. Cette suprême pellicule colorée, si faible, si ténue, à peine apparente, cette brume enveloppante d'un gris délicat qui couvre si légèrement les dessous à peine frottés, c'est la vie et la pensée exprimées avec une poignante poésie. Ricard est là d'une personnalité absolue, et son art s'élève aussi haut que celui des maîtres de qui les œuvres planent dans les sphères inaccessibles des plus belles manifestations de l'art pictural.
Au même musée de Marseille, le portrait de Loubon, d'un caractère tout différent, donne l'éloquente preuve du talent subtil de Ricard. La tête du spirituel directeur de l'École des Beaux-Arts attire, avec son expression souriante et bonne. A regarder si longtemps les chèvres, il est resté à l'animalier quelque chose d'un peu capricant dans sa physionomie enjouée et fine. Sous le ton jauni de la moustache, on devine l'invétéré fumeur de cigarettes que fut le peintre.
Ah! le portraitiste le possédait bien, son Loubon qu'il affectionnait particulièrement. Et le jour où, dans son atelier de Marseille, Ricard regardait son ami, en tenue de travail, la toque de soie sur la tête, aisément, il pouvait noter avec quelques touches qui sont des paroles, la personnalité physique et morale du modèle.
Aussi au sens des valeurs, de l'harmonie colorée et du dessin vient s'ajouter, dans cette toile, la plus étonnante recherche de psychologie qu'un peintre ait jamais faite.
Enlevé en quelques séances, ce portrait est peut-être le plus curieux, le plus original parmi tous ceux qu'a peints Ricard. Il offre cette particularité intéressante, c'est de laisser voir sans restriction le procédé du peintre. La figure est ébauchée en grisaille, dans ce ton spécial que Ricard appelait ma sauce et qu'il avait cherché longtemps. Sur cette préparation légère couvrant à peine la toile, le peintre a posé des glacis. C'est ici que se révèle toute sa puissance de pénétration objective. Sur l'ébauche, au préalable construite, dessinée et modelée, l'homme va apparaître créé par touche de couleurs. Chaque coup de brosse traduira dans une pâte sobre et transparente, en même temps que le détail anatomique, que le trait, la saillie ou le méplat, un peu de l'idée, du sentiment, de l'habitude et du caractère du modèle. C'est d'un art intime, suprême.
La couleur de ce portrait est d'une qualité supérieure. La lumière des chairs est tiède et ambrée, les demi-teintes et les ombres sont dans une rare transparence. Mais la merveille, c'est le ton de saphir mourant qui fait sur l'angle rentrant de la toque du modèle une tache colorée, exquise, d'une si indéfinissable et si fine tonalité. Pastellisée, transparente, douce, chantante, immatérielle comme le velours duveté des fruits, comme le pollen des fleurs, cette poussière lucide d'un bleu gris de pâle myosotis, à la fois tendre, fraîche, chatoyante et effacée, est la plus rêveuse notation de couleurs qu'on puisse voir. Elle démontre la patiente éducation, la finesse aristocratique d'un œil supérieurement doué.
La belle mais incomplète ébauche du portrait de Dominique Papety par Ricard, qu'on a montrée à l'Exposition centennale au lieu du si définitif portrait de Loubon, a fait retour au musée de Marseille. Bien qu'inachevée, à peine frottée par places, l'ébauche ne manque pas de grandeur. On reconnaît le grand prix de Rome, «l'héritier direct de la grande tradition française, le descendant du Poussin[34]», dans ce portrait qui ne fut malheureusement pas achevé. Dominique Papety, qui s'était attardé au mont Athos pour y copier, avec une admirable patience, les fresques du moine byzantin, Manuel Penselinos, aujourd'hui dans la collection du Louvre, rapporta de son voyage le germe de la maladie qui devait l'emporter à trente-quatre ans[35]. Dans une belle attitude dénuée de pose, la tête intelligente et noble, sous l'épanouissement d'une chevelure abondante, Ricard nous montre Papety comme le type de l'artiste enthousiaste de la romantique époque de 1830.
[34] Journal des débats, 15 janvier 1850.
[35] Il laissait, en outre de quelques portraits remarquables, le Moïse sauvé des eaux du musée de Munich; le Rêve de bonheur du musée de Compiègne et une fort intéressante et complète histoire de la peinture byzantine, du iiie siècle au xie siècle. Tamisier. Dominique Papety, sa vie et ses œuvres. Librairie Camoin, à Marseille.
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«On retrouve dans tous les portraits exposés par M. Ricard, la finesse de ton, l'agrément de touche et cette sorte de patine anticipée qui sont comme le cachet de l'artiste. Nous regrettons qu'on ne commande pas à M. Ricard des portraits de personnages célèbres et de beautés historiques pour quelque galerie princière; il serait là dans la vraie veine de son talent, et ses tableaux se confondraient aisément avec ceux des plus grands maîtres[36]...»
[36] Théophile Gautier (Salon 1857).
Nonobstant l'avisée critique de Gautier, on ne commanda pas à Ricard—à part celui du président du Sénat, M. Troplong—des portraits de personnages célèbres ni de beautés historiques. Le peintre n'intriguait, d'ailleurs, nullement. «Il avait sa clientèle rare, son cénacle d'admirateurs et d'amis, et était parvenu à ce point de sa carrière que le seul fait de le choisir comme portraitiste donnait au modèle un brevet d'homme de goût et constituait une sorte d'aristocratie intellectuelle[37].»
[37] Charles Yriarte.
Parmi les cent cinquante portraits environ qui sortirent du pinceau de Ricard, on peut dire que la postérité ne retiendra que ceux qui furent par lui peints avec amour; soit qu'il aimât ou connût leur modèle depuis longtemps, soit qu'il s'intéressât à eux par quelque particularité séduisante de leur visage ou de leur caractère. De ceux-ci, il faut remarquer le portrait de la mère de l'artiste, qu'il peignit avec un sentiment de pieuse reconnaissance filiale. «La mère, cet être sacré, faible et fort, plein de pitié, plein de courage,» celle qui reste toujours la maman, même pour l'homme déclinant, il l'évoque dans la tranquillité de ses traits délicats que la vieillesse n'a pas gâtés, de sa peau d'une finesse d'émail à peine rosée par le rapport proche des cheveux blancs. A cette tête chère et vénérable, le peintre a donné une pénétrante impression de dévouement, de bonté et de charme inexprimables.
Ricard fit aussi le portrait de sa sœur en 1869, dans sa dernière visite au couvent de Nancy où elle était cloîtrée. Dans le parloir même il fixa sur le papier, d'un crayon moelleux et large, les traits de la religieuse sous sa grande cornette. Avec des hachures fines qui ménagent le blanc du papier et en font comme une sorte de canevas de soie serré, le peintre exécuta une image fidèle et vivante. La petite sœurette apparaît à travers les souvenirs d'enfance, l'émoi du passé charmeur, avec l'infinie et vague tristesse que reflètent ces figures de recluses, dans l'abnégation propre à l'apostolat. Ricard n'était-il pas, au reste, un croyant?
Nous allons savoir maintenant comment sut aimer cet artiste si tendre, si délicat. «La tendresse est un état de délicatesse des âmes sensibles portées à aimer pour exalter leur vie ou pour soutenir celle des autres. Il y a en elle un élément de douceur qui correspond à un élément de faiblesse, et c'est surtout aux moments si nombreux parfois d'incertitude et de lassitude qu'on l'appelle à soi; elle est légère, faite de caresse sans violence et mélodieuse et lente, elle peut s'appliquer à tous les modes d'aimer, elle est de l'amour en «mineur[38]». C'est celui qu'a compris le peintre.
[38] Etienne Bricon. Psychologie d'art. Société française d'éditions d'art. Paris, 1900.
Dans une atmosphère de mélancolie, c'est sous l'or fin de cheveux blonds capricieux, par l'énigme de ses yeux câlins, attirants, suprêmement pervers et doux, plus que jolie, fascinatrice, la femme impénétrable, avec autour des paupières la nacre exquise de sa peau. Qu'était-elle? D'où venait-elle? Slave, comtesse, grande dame certainement, d'aucuns dirent espionne. Qu'importe! Le peintre l'aima; à la toile il confia son amour. Et, aujourd'hui, que la maîtresse et l'amant sont morts, l'amour est demeuré dans ces yeux si hautains, si affectueux: la vie est restée dans ce regard à la puissance prenante et fluidique.
Après le Vinci qui place aux coins de la bouche ironique de sa Lisa Monna le mystère de l'éternel féminin, Ricard, par un miracle de tendresse, le fixe dans ces yeux de rêve, de volupté, peut-être de trahison.
Sa tendresse va aussi vers cette admirable «chair transparente et suave, vers ce tissu riche et fin qui fait éprouver, en la lucidité de ses couleurs, l'impression d'être un revêtement de vie spirituelle, d'avoir en elle le souffle qu'éveille la pensée». La chair de la femme, cette «argile idéale» du poète, Ricard nous la montre dans toute l'exquise délicatesse de ses diaphanéités, et, par elle autant que par les yeux, il nous révèle l'âme féminine «indolente, frémissante ou troublée». Par les yeux et par la chair, il rend sensibles tout le drame et la poésie des émotions. C'est que la tendresse du peintre en a fait un confesseur d'âme féminine. D'une légère brume qui est comme un voile transparent, il enveloppe cette âme dans les rimes les plus mélodieuses de sa palette. Il subtilise la couleur, il éthérise le ton en des finesses ésotériques. Il obtient des nuances de roses agonisantes, des gris de bleuets éteints, des éclats de pierres précieuses mortes. Il a son harmonie à lui, avec des timbres qui n'éclatent pas, mais qui pénètrent: c'est un musicien extatique.
Autour de ses portraits, à côté de ses têtes de femme, il compose une atmosphère particulière, une zone de vibrations qui est l'accompagnement de la note principale donnée par les figures. Il excelle surtout à établir un courant magnétique entre elles et l'œil de celui qui regarde. Ce courant d'un mystère si attractif est toujours sympathique, suggestif. Sa peinture est comme une musique berceuse aux rythmes enchanteurs, aux mols accents, aux cadences légères. Il est le poète inspiré.
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Le portraitiste provençal a appris des peintres anglais l'art des sacrifices pour attirer plus sûrement le regard sur les points essentiels de la figure qu'il peint; mais jamais cette recherche ne saurait influer sur le caractère de la physionomie du modèle. Les portraits de Ricard que l'on reconnaît si bien à première vue, sont par là très dissemblables. Après en avoir compris l'importance, le peintre s'attache de préférence à la forme ou à la couleur des yeux et à leur expression; à la sensualité ou à la finesse spirituelle de la bouche; à la beauté du front, qui recèle le cerveau de l'artiste, du philosophe et du penseur; à la couleur et à la richesse de la barbe; à la perfection de certains ovales; à l'aristocratie des chevelures et même aux détails de certaines oreilles féminines qu'il nous montre délicates, mutines, comme de petites conques roses, avec l'exquise carnation de leur lobe désirable.
Il sait faire à chaque modèle le cadre qui lui convient. Il entoure cette belle barbe fauve aux tons de cuivre et cette pensive figure qu'on croirait être celle d'un membre du Conseil des Dix, du bleu intense du ciel vénitien. Il vaporise au milieu d'un fond en or éteint, l'arrangement capricieux d'un collier de perles qui court dans cette chevelure de patricienne blonde, sœur de celle que Véronèse mit dans son Triomphe de Venise. Toujours les Vénitiens le hantent, c'est certain. Quelquefois avec ses figures se détachant en clair sur des masses sombres, il se souvient de Van Dyck. Cependant l'étude si approfondie qu'il fait de son modèle, la recherche aiguë de l'intimité, le ramène à sa personnalité.
Il est surtout attiré par l'état d'âme qui se manifeste sur les physionomies en des signes à peine perceptibles aux regards superficiels. Avec des reflets d'une vive intelligence, il éclaire ces yeux d'artiste; il nimbe ce visage blond d'une beauté mélancolique; il auréole de pensées hautes le front d'un Chenavard; il jette de la gaieté, de la malice et de la bonté autour du masque souriant et spirituel d'un Loubon.
Il recherche encore par sa force de pénétration intérieure la sélection aristocratique, et, sous la transparence de cette chair d'enfant presque maladive, les méandres bleus des veines des tempes, le système des vaisseaux sanguins, floraison de vie délicate.
Il aperçoit le processus de l'espèce, la lente cristallisation des sentiments ataviques; et il donne à certaines physionomies hébraïques le signe caractéristique de la race conservé à travers les temps. Il en déduit les dons d'intuition, la facilité d'assimilation; il souligne la tristesse des persécutions que combattent l'énergie, l'audace, l'âpreté, la foi dominatrice.
Il marque si fortement l'individualité de ces portraits qu'on ne saurait les oublier et qu'ils vous impressionnent pour toujours.
Parfois, il va plus loin encore: il pressent la destinée; et, après les événements tragiques, on constate que le peintre était un voyant.
De lui-même, il nous laisse deux portraits. Dans le premier, il se montre vers trente ans, ressemblant comme un frère au poète des Nuits. Dans l'autre qu'il fit à quarante-neuf ans à la suite de plusieurs demandes impératives d'un de ses amis, il nous apparaît plus grave avec une expression presque monastique. De ce portrait, il s'excuse presque dans la lettre d'envoi.
Si la renommée veut jamais de mon nom, je te devrai une reproduction de mes traits par moi-même que je n'aurais plus tentée, car je ne puis te dire à combien de reprises j'ai échoué.
L'année suivante, Gustave Ricard mourait subitement à Paris, le 23 janvier 1873, succombant sans souffrances—au moment de se mettre à table chez des amis—à une paralysie du cœur.
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«Holbein, dans son portrait d'Érasme, a tout sacrifié à la main qui écrit. C'est qu'en effet, autant que la figure, la main a sa physionomie et sa signification; et Lavater a raison de la croire aussi utile que le front à qui veut, par la forme plastique de l'homme, rechercher ses qualités ou ses défauts probables[39].»
[39] Henry Fouquier. La tribune artistique et littéraire.
Ricard a vu, lui aussi, ces mains «vraiment douées d'une existence spéciale et révélatrices de caractère».
Il les a dessinées fines, longues, aristocratiques; il les a peintes nerveuses, prenantes, avec la complexité de leur travail musculaire sous l'enveloppe fine de la chair.
Pour bien faire comprendre la subtilité esthétique un peu nébuleuse de son idéal d'art, M. Charles Yriarte raconte ce qui se passait dans l'atelier du peintre cinq jours avant sa fin: «Comme on lui faisait observer que la main du chevalier Nigra, en ce moment ministre d'Italie, était peut-être moins fine dans le tableau que dans le modèle, il répondit sérieusement: «Sa main, dans la nature, a deux caractères, elle change; tantôt c'est la main du diplomate et du lettré, tantôt celle du soldat qui a porté le mousquet à Novarre.» Ricard, mieux qu'aucun, comprit et traduisit les tendresses de la main.
Voici, dans un morceau détaché d'un tableau, une main de femme. Elle est aussi éloquente qu'un visage. Coupée un peu plus haut que le poignet que recouvrent aussitôt les flots d'une dentelle, cette main—avec à l'annulaire un simple anneau d'or qui garde un œil-de-chat—tient un mouchoir de fine batiste. Évocatrice, elle raconte les douces pressions des premiers aveux, puis les caresses qui sur le front triste de l'artiste calment les fièvres, endorment l'amant aux heures de doute ou de souffrances. Elle est si belle cette main, sous sa chair aux jaspures roses que grise et agatise une imperceptible moire, elle est si vivante dans la finesse de son dessin, qu'on espère la voir s'agiter, se mouvoir et saisir. Et cette expression est si forte, qu'on est longtemps hanté par le souvenir de cette main de femme plus charmeresse et plus troublante qu'un visage inoublié.
* *
Gustave Ricard fut, chose assez rare, moralement l'homme de ses œuvres. Ignorant des défauts d'un Provençal, il en eut toutes les qualités.
Il faudrait pouvoir citer en entier ses biographes et les articles nombreux écrits à l'époque de sa mort pour exalter l'homme et l'artiste. Nous en retiendrons les meilleures pages; et d'abord un intéressant portrait à la plume de M. Louis Énault:
«Grand, mince, élancé, suprêmement distingué, chauve avant l'âge, les lèvres fines effleurées par un sourire rêveur, l'œil un peu vague et regardant plus loin, Ricard, physionomie singulièrement originale, tenait tout à la fois du moine et de l'artiste; il y avait en lui, par un mélange aussi heureux qu'inattendu, la gaieté parfois un peu railleuse d'un artiste et les profondeurs tant soit peu mystiques d'un illuminé. Tel qu'il était, il fallait le prendre pour un des meilleurs d'entre nous...»
«Fidèle à ses affections, indulgent pour les autres, sévère pour lui-même, Ricard était bon et capable de grands dévouements; il était si généreux que son argent ne lui appartenait pour ainsi dire point. Lorsqu'on écrira l'histoire des arts au xixe siècle, Ricard y occupera son rang, mais si l'on faisait une galerie des cœurs d'or, il y aurait encore là une belle page pour lui[40].»
[40] Paul de Musset.
Qu'était l'artiste?
«Si on parvenait, dit M. Charles Yriarte, à définir cette organisation nerveuse et impressionnable, ce caractère digne et fier, cette intelligence raffinée et multiple, ce singulier mélange de grâces féminines et d'austérité claustrale, cette profonde expérience et cette naïve candeur, la séduction que cette rare nature exerçait sur ceux qui l'ont approché, il en résulterait une étude plus attachante au point de vue littéraire, qui tiendrait peu de la critique d'art.» Causeur merveilleux, plein d'idées neuves relevées par le sel piquant du paradoxe, il tirait, ajoute M. Louis Énault, un feu d'artifice en chambre pour deux ou trois amis. Et Baudelaire renchérit en parlant «du rebondissement de son discours» et cite, à propos de la conversation intéressante des artistes de son temps, quatre noms: «Chenavard, Préault, Ricard et Delacroix, et après ceux-là, je ne me rappelle plus, dit-il, personne qui soit digne de converser avec un philosophe ou un poète.» C'est que Ricard «ne se borne pas à l'art, que l'étendue de ses connaissances littéraires est grande et qu'il est d'une rare érudition».
Qu'était le peintre?
Peu mondain, «enfermé dans sa tente, il ne vit plus que pour son art, entouré de ses ouvrages dont il ne se sépare qu'avec peine. Sa porte est close, il faut des signes francs-maçonniques pour en franchir le seuil. Son atelier tient à la fois de la cellule et de l'autel, quand on y entre on se prend involontairement à parler bas. Il vit là son rêve en face de toiles commencées, et dès qu'il a reconnu le visiteur, sans transition aucune, il entame un monologue lent, original, plein de vives saillies et d'images inattendues.» Esprit original, il écrit à Chenavard:
Un artiste peut rester des heures plongé dans la méditation, à regarder une fourmi et une mouche.
«Depuis bien des années il a effacé les heures du cadran de son horloge; mais il laisse les aiguilles continuer leur course.»
Tourmenté, «tant qu'il n'avait pas atteint son idéal, Ricard était comme possédé d'un démon. De quelques-uns de ses meilleurs portraits il disait: Celui-là m'a mis sur le gril comme saint Laurent. De même que tous les véritables artistes, il avait besoin d'être soutenu et encouragé par les éloges non du premier venu, mais de ses amis et des gens de goût. Lorsqu'on gardait le silence devant un de ses ouvrages qu'il aimait le mieux, il vous disait avec bonhomie: Ne me dites pas de mal de celui-là.
«Les éloges d'ailleurs ne le grisaient point, cependant il était sensible à la moindre critique. Il fallait en être ménager avec lui, sans quoi on s'exposait à trouver le lendemain sa toile entièrement couverte en blanc.» Il aimait à raconter, à la suite de vagues critiques sur la ressemblance de ses portraits, un souvenir d'anecdote sur le Titien: Quand un prince ou un patricien indigne de vivre sous la Renaissance disait au Titien que son portrait n'était point ressemblant, le Titien lui répondait: «Allez à Vérone, vous trouverez un brave homme, Giambattista Maroni, qui fait exact.» Ricard laissait entendre ainsi la distance qui le séparait des peintres exacts.
Il fut pourtant assez modeste, celui qui signa simplement par un G. R. de véritables chefs-d'œuvre!
«Il travaillait beaucoup en l'absence du modèle; et, sur la fin, il ne désirait le revoir que pour s'assurer qu'il ne s'était pas trompé. Il vous disait alors avec une naïveté pleine de grâces: J'ai plaisir à voir combien vous ressemblez à votre portrait, comme si votre moi véritable était sur la toile et non plus en vous-même[41].»
[41] Paul de Musset.
Enfin, «à mesure qu'il avance dans la vie, il se spiritualise de plus en plus et ne sait absolument plus rien de ce qui se passe dans le domaine des faits: la politique, le mouvement des arts, le choc des idées, les polémiques ou les scandales et les vives compétitions des passions ou des appétits des humains lui échappent et ne sauraient l'intéresser. Il a toutes sortes de petites manies, il invente des chevalets à lui et des pinceaux d'une forme particulière.»
Il s'amuse à «tamiser la lumière par des voiles et des châssis. Sa palette ne ressemble à celle d'aucun autre. Pendant un certain temps, il ne veut employer que trois couleurs, et il se plaît à démontrer tout le parti que l'on peut tirer de ces moyens bornés. Comme il sait se mouvoir dans ce cercle étroit, ses raisonnements sont d'une subtilité charmante. Les raffinements qui pourraient être dangereux pour un esprit moins élevé que le sien conviennent à son tempérament. Il parle mystérieusement de couleurs qui lui sont spéciales et il a des enthousiasmes violents pour des cadmiums et des copals qui semblent être des talismans.» Et M. Charles Yriarte conclut: «C'est un doux et charmant halluciné au nom de l'art.»
* *
Les expositions des œuvres de Gustave Ricard faites simultanément après sa mort—à Paris et à Marseille—en février et en mai 1873, ne permirent pas, malgré leur éclatant succès, de juger à sa vraie valeur le grand talent du portraitiste[42]. Au reste, le moment n'était pas encore venu pour la compréhension de cet art de pensée et de profondeur. On laissait cela aux anciens maîtres. Pour l'instant, il fallait faire joli, amusant et superficiel. A peine si Ricard était compris en France par une élite et était vraiment apprécié en Angleterre et surtout en Allemagne. Le temps a marché depuis. Après Whistler, après Carrière, une nouvelle génération de peintres, que M. Camille Mauclair appelle des Intimistes, a suivi la voie que Ricard a le premier indiquée. C'est pour le peintre provençal un titre de gloire précieux. En outre, on peut constater aujourd'hui combien sont demeurées en dessous de l'éloge mérité les biographies qui paraissaient si osées dans leur enthousiasme d'alors. C'est que Gustave Ricard, par son coloris subtil, sa tendresse et son intellectualité, sa recherche profonde de l'intimité, restera, indéniablement, le plus attachant portraitiste de l'Art français du siècle dernier.
[42] Paul de Musset donne dans son catalogue des œuvres de Ricard exposées à l'École des Beaux-Arts à Paris, 94 portraits, 30 études de tête, 3 natures mortes et 16 copies. La même année, à Marseille, on exposait, au Cercle artistique, 29 portraits, 12 copies et 3 esquisses originales. A l'Exposition centennale, Ricard avait 6 portraits. Le Louvre possède de cet artiste deux portraits.
IV
ADOLPHE MONTICELLI
A M. Octave Mirbeau.
Il faut parler des vents
avec les nautoniers.
(Montaigne.)
Rarement un nom d'homme fut, en même temps, plus claironnant et plus doux. Dans sa prononciation italienne, il semble tenir de l'éclat de la flamme, de la résonance du gong et de la caresse. Ces qualités, si opposées en apparence, symbolisent le talent original de Monticelli.
Devant son œuvre, on a l'éveil d'un monde éclairé par une lumière spéciale, la sensation d'une souveraine puissance mise au service de l'imagination la plus vive.
Bien qu'on ait fait depuis quelques années un usage assez abusif du mot «génie», on ne saurait trouver un autre vocable pour mieux qualifier Monticelli; son emploi est ici dans sa meilleure et plus juste acception. Car ce grand peintre a créé pour la joie des yeux une infinité de personnages, une faune, une flore, un curieux microcosme vivant, dans la splendeur des plus belles symphonies picturales. Et les êtres, les visions particulières, étranges quelquefois, qui habitèrent son cerveau, l'inspiration du démon favorable qui était en lui, trouvèrent, pour prendre une forme concrète, deux puissants auxiliaires: un œil de peintre d'organisation admirable, une main d'ouvrier d'extraordinaire habileté.
Réaliser un rêve d'art, montrer, rendre tangible une hallucination, n'est-ce pas du génie? Combien, aussi, les mots de notre langue deviennent-ils insuffisants pour traduire les sensations que donne cette peinture! Il faudrait, après la trouvaille de verbes plus expressifs, d'adjectifs plus sonores, d'expressions plus imagées, inventer encore une écriture composée d'encres diversement colorées, de mosaïques, de gemmes précieuses, de métaux fulgurants, idoine à rendre la beauté pyrotechnique de la palette de Monticelli, son pouvoir irradiant et l'antithèse heureuse, harmonique, de sa distinction avec l'outrance de sa couleur.
* *
Monticelli (Adolphe), d'une ancienne origine vénitienne, naquit à Marseille, le 14 octobre 1824. Ce sera pour sa ville natale—combien peu s'en doutent!—une de ses gloires les plus pures et les plus rayonnantes.
De bonne heure, Monticelli montra des aptitudes pour le dessin, une attirance vers la couleur; et malgré les tracasseries de ses parents, de sa mère surtout, le jeune Adolphe suivit avec assiduité et joie les cours de dessin à l'école des Beaux-Arts de Marseille. A l'encontre de bien des jeunes hommes qui, pressés de produire, se mettent, non sans danger, trop tôt à la couleur, sans avoir appris les éléments les plus indispensables de leur art, Monticelli dessina avec la patience d'un primitif. A cette époque, l'école de Provence était, nous l'avons dit, florissante; elle pouvait rivaliser avec les premières écoles, ainsi qu'en témoignent les noms des grands artistes qui en sortirent depuis. Monticelli y apprit son art, sans hâte, en élève docile; et cette éducation, un peu rigide, lui fut très utile quand, quelques années après, il se livra à toute la fougue de son tempérament.
En 1846, à vingt-deux ans, Monticelli sortait de l'école, alors sous la direction du grand animalier Émile Loubon, avec un brillant premier prix de modèle vivant. Ce fut, dans toute sa vie, son seul titre officiel. Ses académies d'alors, ses têtes au fusain ou à la sauce sont d'un impeccable et beau dessin d'école, avec déjà la presciente apparence d'un coloriste ému. Toujours, contre le gré de ses parents qui voulaient faire de lui un peseur de commerce, Monticelli s'obstina au métier de peintre, à ce métier de paria, le dernier, pour la bourgeoisie marseillaise de cette époque.
Dans ses premiers portraits, la poétique manière de Ricard—déjà arrivé à la maîtrise—l'impressionna d'abord. Bien que le grain de sa pâte soit plus gras, que sa couleur soit plus chaude que celle du grand portraitiste provençal, on sent, chez Monticelli, une admiration trop vive pour cette manière de peindre et de sentir la vie. Bientôt, ce sera à la suite de son premier voyage à Paris, Watteau qui le prendra, après le choc ressenti, au Louvre, à la vue des Rembrandt, des Rubens, des Corrège, des Véronèse.
La manière de Watteau flattait ses goûts de composition, éveillait son désir de ressusciter les Scènes galantes, les Plaisirs champêtres d'une société élégante et raffinée. Comme lui, il rêvait de peindre la femme aristocratique, l'élégance voluptueuse de son geste; et, comme lui aussi, il allait tenter de faire revivre, en peinture, un Décaméron poétique et coloré, en évoquant, dans la beauté du décor des anciens parcs, la vie amoureuse des grandes et belles dames richement parées et de leurs amants empressés. Mais si Watteau le retient, Rembrandt le stupéfie par la sublimité de sa couleur puissante. Il tombe en hypnose devant le Bœuf écorché, le Titien le ravit, Corrège l'étonne, Véronèse le séduit, les Hollandais l'émerveillent; et, ramené devant Delacroix qu'il n'a pas compris d'abord, il se prend d'un chaud enthousiasme pour cette force créatrice, violente et imaginative.
Comment un peintre de la nature de Monticelli pouvait-il rester calme en face de tels chefs-d'œuvre?
Grisé, affolé par ces manifestations géniales si diverses, son cerveau en subit de si violentes commotions, que la répercussion en demeurera lointaine et se reflétera pendant longtemps dans ses productions.
* *
A partir de ce jour, on assiste à la lente éclosion d'une magnifique personnalité sous l'emprise des maîtres; et l'incubation dure quelques années, laborieuse, entravée par un travail digestif. Pourquoi Monticelli met-il un temps si long à devenir personnel? Comment s'expliquer ce retard qui empêche le peintre de voir de son œil, de traduire sa pensée sans préoccupation ni souvenir d'aucun tableau? Peut-être sa timidité et sa modestie natives—propre des forts—qui lui demeureront toujours[43]?
[43] Lorsqu'en parlant peinture avec Monticelli, certains noms, tels que ceux de Rembrandt, de Vinci, de Delacroix étaient prononcés, le peintre, prenant son feutre à pleine main par le revers gauche, à la façon des gentilshommes du temps d'Henri IV, se découvrait en silence, par un beau geste large et noble, montrant ainsi le respect qu'il avait pour de si grandes mémoires.
Malgré la valeur incontestable des œuvres de ce temps, bien que beaucoup de ses tableaux soient très beaux et qu'ils séduisent ses admirateurs récents, ils ne sauraient avoir qu'un intérêt rétrospectif et procurer des éléments de reconstitution historique sur la marche de son génie. Il y a là, certainement, en ce moment, telles toiles qui sont comparables à Rembrandt, mais l'illustre Hollandais est plus haut; voilà des Watteau presque authentiques, mais ce ne sont pas des Watteau. C'est dans telle tête l'expression morbide des yeux, la poésie de la bouche particulière à Ricard, mais ce portrait n'a pas le charme intime de Ricard. Voilà des chairs à la Titien, peut-être; ici des natures mortes peintes avec la science de Gérard Dow ou de Terburg; des ciels avec des qualités d'atmosphère dignes de Claude; enfin une ébauche dont le mouvement rappelle de loin Delacroix. Ce sont de beaux morceaux, certes, qui glorifieraient tout autre; mais quand on est Monticelli, on peint des Monticelli, et c'est assez pour devenir grand parmi les plus grands.
Monticelli va peindre des Monticelli.
Insensiblement, lentement, sûrement, le peintre va vers son genre, vers la réalisation de son rêve d'art, dégagé de toute influence extérieure.
L'évolution commence vers sa deuxième manière, celle dont on a exposé, à la Centennale, quelques toiles qui, bien que placées pour la plupart dans des conditions assez défectueuses et malgré l'étonnement admiratif qu'elles ont provoqué, ne sont pas suffisantes pour faire apprécier le Maître; l'œuvre de ce peintre se trouvant là, incomplète et comme tronquée[44].
[44] Pour que l'on connût Monticelli à Paris, il faudrait y faire l'exposition de 50 à 60 de ses toiles, au plus, prises sur l'énorme production de ses œuvres de 1860 à 1876. Cette exposition serait certainement l'événement le plus retentissant dans l'histoire de l'art de la peinture depuis cent ans, comme notations et trouvailles d'harmonies colorées.
En fait, ses trois principales manières sont assez difficiles à exactement définir. Comme elles ne s'arrêtent pas brusquement, elles se sérient plus qu'on ne pense, et il serait malaisé d'en établir le classement. Cette étude, du reste, procède plutôt d'une synthèse générale, c'est une vue d'ensemble fuyant le détail et la description anecdotique.
Peut-on décrire Monticelli et comment le décrire?
On ne décrit pas plus une symphonie orchestrale qu'une musique de couleurs... Les sensations de beauté que communiquent les tableaux de Monticelli sont faites surtout de leur ensemble total. Son art, plus que tout autre, va, par la couleur, la composition, le dessin, à un effet homogène et convergent qui ne se prête pas à la description du détail. En outre, si peu de musées en possèdent qu'il faut aller le voir dans les galeries particulières. Là, chaque détenteur a la prétention, très excusable, de posséder le ou les plus beaux spécimens,—ce peintre ayant le don de pousser au paroxysme l'exaltation enthousiaste chez ceux qui ont appris à l'apprécier à sa vraie valeur.
Comment faire un choix? Comment parler de telle toile, sans avoir l'air de diminuer la beauté de celles dont on ne dit rien? Comment échapper à un reproche de réclame? Comment encore raconter ses toiles, le côté anecdotique n'existant pas chez ce peintre?
Ah! le doux rêveur sourirait des jolis titres que l'on a donnés depuis à ses tableaux, lui qui, presque jamais, ne précisa sa fantaisie.
* *
C'est à la nature que Monticelli va d'instinct demander des émotions nouvelles d'art.
Vers les sources du divin moteur, il trouve sa route de Damas; et aussitôt se révèlent les qualités maîtresses de son génie: imagination surprenante, grâce exquise du dessin, éclat translucide de la couleur par un procédé personnel, richesse extrême des harmonies les plus violemment colorées, habileté de touche comparable à celle d'un maître japonais.
Il peint alors une série de petites toiles, dont quatre pour la chambre de sa mère, qui sont autant de merveilleux poèmes virgiliens. Jamais plus grande finesse de tons ne couvrit un dessin aussi expressif. Les travaux nourriciers de la terre sont le thème de ces toiles, remarquables par l'harmonie de leur composition et la distinction de leur enveloppe atomique. Peut-être va-t-on faire à Monticelli le reproche d'être ici sous l'influence de Troyon et de Corot. Ce reproche est immérité[45].
[45] Que de reproches n'a-t-on pas faits à Monticelli? Ne l'a-t-on pas accusé de plagier Diaz? A la Centennale, où l'on vit enfin les deux maîtres côte à côte, Monticelli a montré à tous les yeux la distance qui les sépare.
Comme à toutes les époques où l'art évolue, dans le mouvement qui portait alors les artistes à sortir de l'atelier pour voir la nature, on comprend que différents peintres, préoccupés par les mêmes recherches, soient arrivés à des résultats ayant une parité d'expression. L'atmosphère est, à certains moments, saturée de molécules d'idées qui peuvent germer identiquement chez des cerveaux différents,—à distance. On peut dire, dans tous les cas, que l'œuvre de Monticelli eut à cette époque un côté d'idéalité qui ne fut jamais dépassé; et même quand le talent du peintre, semblable à l'échelle de Jacob, eut atteint le paradis de la couleur, ses œuvres ne furent jamais autant parfumées de poésie et de tendresse. Ce sont les fêtes de Cérès, de Pomone, les Fenaisons, les Vendanges, les Apothéoses presque mystiques où se révèle le peintre amoureux de la femme et de l'enfant. Déjà s'esquissent les figures de songe, les groupes qui passent mélancoliques au second plan, baignant dans une lumière de rêve. Monticelli monte vers son idéal. Sa couleur devient plus rutilante, plus osée, plus translucide encore; son faire plus indépendant.
A présent, dans des décors nouveaux, les femmes de Monticelli vont apparaître, élancées, dans des attitudes souveraines de suprême élégance, avec, dans des robes somptueuses, le troublant prolongement de leurs lignes; sur les visages, la grâce contemplative des femmes de Boticelli, sur les corps devinés, la ligne enveloppante et voluptueuse d'un Outamaro. Le peintre provençal qui les ignore se rencontre avec les deux grands peintres de la femme, dans son rêve personnel.
La chair de la femme! les formes de la femme! la femme toute!!!
Elle sera dans la vie de Monticelli l'obsession constante, le désir douloureux, l'idole vers laquelle à genoux, les yeux suppliants, il tendra les bras. Elle passera, aussi aimée, aussi souhaitée qu'aux premiers appels de l'adolescence. Elle sera vrillée dans son cerveau... Monticelli a la hantise de la femme... Et ce grand voluptueux, ce gourmand presque grossier de la chair exubérante, devient, le pinceau à la main, un amoureux timide, un galant raffiné. En peignant, son désir se fait chaste, ses soifs de sensualité se changent en hommage respectueux; et c'est en chevalier déférent qu'il va, la parant des plus beaux atours que sauront inventer son esprit ingénieux et son art de coloriste, la montrer, cette femme, dans la splendeur de sa beauté et de sa grâce, en n'exhibant de ses chairs que des bras, des épaules immatérialisés.
Le type de la beauté féminine, dans l'œuvre du peintre provençal, est la femme grande, au col gracieux, aux larges épaules, aux formes ondulantes, aux gestes caressants, enveloppants sans lasciveté, au visage éclairé par d'idéales carnations.
Assise, debout, dans les attitudes les plus diverses, même ployant les genoux, la femme est la reine, la déesse toujours. On a créé la légende—possible—d'un Monticelli amoureux d'une impératrice. Que cet amour ait été vraiment ressenti par l'artiste, aussi vivement et aussi longtemps qu'on l'a dit, il n'eût guère influé sur sa compréhension de la femme, car cette compréhension habitait depuis longtemps son cerveau.
* *
Quand la triste épopée de 1870 força Monticelli à quitter Paris—où il s'était fait un nom, où il était très apprécié et aimé par des confrères comme Corot—pour revenir à Marseille, c'est en touriste, en bohême plutôt, qu'il descendit, la boîte au dos, la vallée du Rhône. Ayant tôt épuisé ses ressources, c'est avec sa peinture qu'il paya l'hospitalité offerte sans enthousiasme. Nous le trouvons échoué à Salon pendant plusieurs mois. Enfin, après de longues courses sur les bords de la Durance, après des étapes successives, après une longue halte à Ganagobi, petit village des Basses-Alpes, et d'incessantes recherches sur nature, le peintre marseillais rentra chez lui dans un état assez minable, les mains vides, ayant semé partout des chefs-d'œuvre, la tête bourrée de souvenirs précieux. Séduit, enthousiasmé par le beau caractère de la Provence qu'il semble apercevoir pour la première fois, Monticelli commence alors la série de ses paysages, dont on peut dire de quelques-uns qu'ils sont des merveilles parmi ses toiles les plus remarquables. Par ce contact prolongé avec la nature, sa personnalité s'aiguise. Pendant quelques années de production intense dans tous les genres, de belles œuvres—les plus belles peut-être—vont apparaître pour aller enrichir les célèbres collections des châteaux d'Écosse, les galeries nombreuses d'Angleterre, d'Allemagne et d'Amérique, et y éclairer des pans de cimaise tout entiers.
Et en France? direz-vous.
Il est convenu que nous sommes le peuple le plus spirituel. Il est à craindre que nous soyons bientôt les seuls à le dire. Pendant que Turner trône glorieusement à la «National Gallery», notre Louvre ne possède pas une toile du maître français!
* *
En 1872, Monticelli est à l'apogée de son génie. L'ardent coloriste, l'enchanteur, est en pleine possession de son art volontaire, et son œuvre encore méconnue va résumer, au point de vue de la couleur, plusieurs siècles d'art.
Si on étudie aujourd'hui les panneaux de cette époque, on retrouve en effet dans leur peinture l'éclat vitrifié des Flamands, la profondeur des clairs-obscurs des Hollandais, l'exquis coloris vénitien, la force rembrandtesque, l'habileté des colorations d'un Véronèse, la fougue emportée d'un Delacroix, les grâces d'un Botticelli, la facilité d'invention et d'exécution d'un Hokousaï. Et cette peinture est de Monticelli.
Elle est à lui seul!
Alors, les merveilles qui surprendront le monde voient le jour, pendant que les Marseillais, ses compatriotes—à part quelques rares exceptions—ne voient rien, ne comprennent rien. Quand le peintre passe à leur côté, noble, grave, sans les apercevoir, le regard perdu dans son rêve d'art, ils ont des sourires ironiques: «Il est fou!» disent-ils.
Qu'importent à Monticelli le dédain, les lazzis des passants. Son imagination lui permet de vivre dans un pays enchanté. Sous son pinceau, dans des décors merveilleux, une époque charmante est rappelée; le visionnaire fait œuvre créatrice, il donne un corps à ses rêves.
Ils vivent, ils vivront, ses rêves, dans la puissance supérieure d'une couleur magique. C'est le moment des pompeuses idylles, des sérénades mélancoliques, des carrousels bruyants, des rondes et des cours d'amour, de tous les spectacles des «fêtes galantes». Ce sont, dans les jardins ombreux, des groupes de femmes dans les attitudes les plus variées...
Ah! voyez les câlines expressions de ces cous aristocratiques, les adorables mouvements d'épaules, les félines inflexions des hanches, les prenants mouvements des bras, la grâce des génuflexions amoureuses. Quel peintre a encore trouvé une si forte expression de la suavité féminine?... Or jamais à cette époque un modèle n'a posé dans l'atelier de l'artiste, jamais un mannequin ne lui a donné la ligne d'un pli d'étoffe. Sur sa toile, Monticelli peint sa chimère: la femme! Il la prend dans son cerveau; sans le secours d'aucun document étranger, il la place dans un cadre de verdure somptueuse, il la vêt de brocarts, de plumes rares, de soies changeantes, de satins très doux, de velours riches; il la pare de métaux, de pierres précieuses qu'il incruste aussi dans les étoffes, et, au-dessus de ses bras, de ses épaules nues, il lui met un adorable visage de poupée, poupée bien vivante: poupées blondes, poupées rousses, poupées brunes. Ah! elles ne disent pas les mots poupées «si spécieux tout bas» qui font s'étonner le naïf Verlaine des fêtes galantes. Les femmes de Monticelli sont chastes, chastes comme le peintre au travail, car, devant son chevalet, il y a quelque chose qu'il aime encore plus qu'elles: c'est la couleur.
Dans ces édens de la fantaisie la plus excessive, on ne respire que la joie, la jeunesse, on ne voit que grâce et beauté! Les paysages y sont exquis; la lumière tamisée n'y pénètre souvent que par douces échappées, les pièces d'eau de ces parcs tranquilles ne sont rayées que par le sillage de cygnes gracieux; on coudoie des fées appuyées sur les balustrades de terrasses qui se profilent sur des perspectives ombreuses avec—dans l'entrelacement des futaies—des éclaircies gaies, de ciels de printemps; intenses, de ciels d'été; tristes, de ciels d'automne.
Dans ces paysages divers que le peintre accorde avec son ciel, il met des personnages qui ont du faste, de belles manières, de grandes allures; et des animaux aristocratiques, des lévriers, des chevaux de race, des paons et des oiseaux. Dans l'apparat des cours, ce sont devant ces dames en vertugadins serrés dans le corps de baleine, les saluts profonds des jeunes cavaliers, saluts si inclinés qu'ils font traîner, sur le sol, les plumes des feutres.
La sortie de l'église d'un mariage princier, la scène de la cathédrale de Faust, lui offrent souvent le thème d'un motif aimé. Les murs de la vieille église lui servent de fond. Le trou ogival et profond de la porte entr'ouverte laisse passer les derniers accords de l'orgue. Serrée par la foule, une mariée sort, hésitante, habillée de dentelles, de gaze fine et transparente comme des ailes de libellule. Elle appuie son bras sur le nouvel époux très empressé. La foule les entoure et leur fait un cadre d'extrême élégance, en même temps que des plus sublimées couleurs; alors que, dans la douceur de ces irisations, le vermillon cru d'un habit de suisse ou les plumes d'un Méphisto jettent dans cette douce musique de couleurs un éclat de timbre étrange qui n'en détruit point l'harmonie générale. L'œil seul du coloriste a accompli ce miracle.
C'est encore, dans ces diverses toiles, l'apparition de personnages nouveaux, de silhouettes inaperçues d'abord, jaillissant de tous côtés; et, souvent, un beau morceau de nature morte, une étoffe de couleur et de dessin d'un japonisme précieux; détails qui contribuent, sans lui nuire jamais, à la beauté de l'ensemble.
Quand Monticelli peint l'enfant, il le comprend autrement que les autres peintres. Ce n'est pas l'ange des Murillo, ni le poupon rose des Boucher, autre encore que chez Fragonard et que chez Chardin; c'est pour lui l'être de rêve encore, prometteur des grâces et des délicatesses féminines. C'est l'exquis bourgeon féminin gentiment nu, la femme en miniature, avec sur sa chair la «délicate fleur de ton» du poète. Car nul mieux que lui ne sait accrocher plus délicatement, plus sûrement, les touches lumineuses, qui sur ces chairs «font de la vie». Puis, il leur donne des poses délicieuses, coutumières, mais ennoblies, des jeux aristocratisés.
Comme d'une décoration vivante, il en fera aussi un tableau dont le souvenir nous est précieux. C'est peut-être sous l'inspiration de la parole du Christ: «Laissez venir à moi les petits enfants,» que Monticelli fit un chef d'œuvre que le vieux Rembrandt à son tour eût salué[46].
[46] Ce tableau est au musée d'Amsterdam.
Il édifie souvent, sur des fonds ténébreux, de bruissantes fontaines dont il compose la riante architecture avec des enfants, des femmes et des fleurs[47]. Mais avec passion, Monticelli retourne à ses scènes galantes et les varie à l'infini par l'arrangement et l'effet, car ses scènes, si elles se ressemblent, ne se répètent jamais. Ce seront de nouveaux madrigaux, de nouvelles aubades galantes, l'occasion d'un caquetage de femmes, autour d'une table de jardin où des enfants jouent, les poses charmeresses de jeunes filles caressant des oiseaux; tout l'ensorcellement magnétique du geste féminin.
[47] Nous devons faire remarquer que la peinture de Monticelli est intraduisible par la gravure et les procédés photographiques.
L'artiste devient un visionnaire, il peint les fêtes, les bals dans de fantaisistes et princières demeures brillamment éclairées, dans des salles de palais féeriques, semblables à ceux des contes faits par Schéhérazade: le mouvement de la folie élégante se détachant dans des perspectives lumineuses. Ce sera encore une conception nouvelle de l'orgie romaine, du délire décadent de Byzance; des apothéoses, des foules en marche, avec des animaux y participant. Les sujets de genre se multiplient. Monticelli crée des scènes locales inspirées de l'Orient, dont il appuie le mystère: c'est le harem, la souplesse et la langueur du bel animal de volupté, l'ennui qui pèse sur ces figures de femmes. Les formes fuyantes, les richesses des mosquées, les fontaines, les blancs colorés des murailles, les noirs tragiques des faces, les têtes coiffées de rouge violent. Puis, l'Orient guerrier: l'étendard vert du prophète déployé sous des ciels sombres, des chameaux apocalyptiques, des guerriers, des esclaves, grouillant dans un fleuve de lave colorée.
Monticelli s'arrête, en ce temps-là, dans l'intérieur des fermes de Provence; il pénètre dans les cuisines et, mieux que les Hollandais, grâce à son procédé d'incrustation, il en détaille tous les ustensiles locaux, et fait lutter le feu de l'âtre avec la lumière diffuse du jour. Il peint, dans ces cuisines—comme des diables blancs—des marmitons pressés. Tout est pour lui prétexte à couleurs, matière à tableaux, sujets inépuisables, thèmes innombrables sur lesquels brode le caprice de l'imagination la plus excessive.
* *
La musique surtout affolait Monticelli. Comme tous les imaginatifs, il l'adorait pour sa puissance évocatrice, immatérielle. Il admirait, surpris, enchanté, le beau travail des réalisations harmoniques, l'imprévu des cadences, la nouveauté des rythmes, la science des développements thématiques, la couleur des belles modulations. Il liait par analogies la musique à son art, car, en véritable symphoniste, il en comprenait les secrètes beautés.
Plus que jamais Monticelli aimait les grands peintres; plus que jamais il s'enthousiasmait devant les belles œuvres. Ce sens critique, qu'on lui niait si sottement parce qu'il parlait peu ou qu'il avait des appréciations quelquefois brutales et des mots d'un pince-sans-rire, il le possédait étonnamment. On est bien forcé de reconnaître aujourd'hui que ses réflexions et ses observations rares sur la peinture des autres, furent toujours justes, sincères, assez souvent divinatrices.
Il faut rappeler avec quel fanatisme ému, Monticelli venait admirer, tous les jours, pendant des heures entières, les beaux portraits de Gustave Ricard, lors de l'exposition à Marseille, des œuvres de ce peintre, en 1873. Jamais, par aucun, Ricard ne fut aussi bien compris. Et on entendit plusieurs fois Monticelli, sorti pour cette circonstance de son mutisme habituel, s'écrier les larmes aux yeux: Est-ce possible d'arriver à peindre ainsi!
* *
Dans cette belle période, 1870-1876, la technique du peintre est admirable, savante, et précieusement originale. Son faire est génialement intransigeant. Son dessin procède par masses soutenues dans lesquelles viennent s'incruster des touches colorées, posées dans le sentiment et le mouvement de la ligne. Il est presque puéril de démontrer aujourd'hui la force du dessin de Monticelli. Il faut être aveugle, ou bien ignorant en art, pour nier la beauté de ce dessin. C'est dans «la souplesse ondoyante des lignes» que l'artiste provençal le cherche, et non «dans la sécheresse du contour». Il possède la science de la forme, car «il analyse les épaisseurs et sait étudier les volumes». Il a le dessin d'un grand peintre, celui qui conduit à exprimer la vie. S'il n'a plus de modèles, il retrouve, à sa volonté, dans sa mémoire les mouvements entrevus jadis. La rue lui donne sans cesse de précieuses indications. Il n'y passe pas seulement en rêveur, mais en observateur aussi. Dans la rue, portant beau, dans sa veste de velours noir, la démarche aisée, il suit de son œil voilé par l'ombre du feutre, le mouvement qui l'intéresse. Il regarde la passante, la femme prête au combat de la séduction, il note sa démarche rythmée ou nonchalante, l'expression de ses désirs inavoués, et en même temps les rapports de tons, les oppositions, les valeurs. Là, il observe; là, il étudie.
* *
Généreuse et franche, sa couleur, sans jamais être adultérée par des mariages discords, reste éminemment translucide. Les points colorés, lumineux, sont, aux bonnes places, posés avec une habileté inouïe.
Sa couleur!
On se demande intrigué quelles sont ces matières dont le peintre s'est servi, à quelles fleurs il a dérobé la vivacité de son coloris et sa fraîcheur? Est-ce là le bleu d'azur intense des gentianes cespiteuses, le bleu poétique des lavandes de Provence, les bleus noirs violacés de la campanule en deuil des hautes prairies? Est-ce dans la flore si variée des altitudes alpestres qu'il a surpris le secret des safrans, des jonquilles, des strontianes; la gamme des alizarins, des purpurins, des rubis? Est-ce au Japon qu'il a trouvé ces douceurs roses, cerises, lilas, mauves? A quel oiseau des tropiques a-t-il pris les plumes pour obtenir ces rouges? A quelle coquille marine de l'océan indien a-t-il arraché ces nacres et ces irisations? Quel vieux Rouen et quel Delft a-t-il pu mettre en tube pour arriver à ce bleu effacé de vieille faïence?
Comment encore a-t-il broyé ces pierres précieuses dont il semble s'être servi pour garnir sa palette? Les grenats syriens, les ponceaux clairs, les cramoisis, dans les rouges; les saphirs barbeau, le béryl, la tourmaline, l'indigo oriental, dans les bleus; les riches émeraudes, la chrysoprase, l'aigue-marine, dans les verts; la variété des zircons cristallins dans les jaunes; la poétique améthyste, dans les violets? Ses profondeurs ne semblent-elles pas procéder encore de pierres opaques, onyx, agate? Enfin, quel est le mystère de ces mélanges inconnus: violets d'or clair, vert-de-gris strié, auréoline laqueuse et cendre d'outremer, lapis lazzuli et maïs?
Comment ce lapidaire a-t-il serti, taillé en facettes, avec sa brosse, ces pierres qui, sur sa toile, jettent d'aussi beaux feux? Ah! oui, il faut le reconnaître maintenant, jamais l'amour d'un peintre pour la couleur ne le poussa à de semblables inspirations, jamais aucun ne l'adora avec une tendresse si respectueuse et ne sut la violenter, avec autant de bonheur, dans le coup de folie de la passion...
Quand on examine certaines toiles de Monticelli, on a l'impression de l'ouverture d'un écrin contenant des bijoux rares subitement placés à la lumière. Vraie parure des princesses de contes de fées, ils apparaissent, dévotement sertis, avec leurs ornements niellés d'émail, leur délicate orfèvrerie ajourée, l'éclat doux de leurs diamants vieillis, la patine de leurs métaux de couleur, comme d'anciennes merveilles d'un art oublié. De même qu'un échange sympathique de rayons lumineux a pu se faire, à la longue, entre des pierres précieuses voisines, et en a adouci l'éclat; de même, la violence des richesses de la palette de Monticelli s'est apaisée, la couleur trop neuve s'est agatisée avec le temps.
A l'encontre des peintures bitumineuses, des toiles peintes sur des dessous non entièrement secs, lesquelles vont progressivement à la mort, celles de Monticelli gagnent tous les jours. Et ses paroles prophétiques: Je peins pour dans trente ans, sont prêtes à s'accomplir: son œuvre acquiert sa grande beauté au moment où, sortie de la période des silences intéressés, des sourires ironiques, des enthousiasmes isolés et contenus, elle va se montrer dans toute sa clarté irradiante.
Cette couleur, Monticelli l'a toujours appliquée avec la sûreté de main d'un Japonais; mais il lui a donné la consistance qui fera sa durée. Non triturée avec la brosse, son éclat emprisonné dans un liquide composé surtout de vernis copal, elle n'a subi aucune des réactions chimiques qui détruisent d'autres peintures.
Le peintre ne se sert pas de sa palette pour y préparer le ton. Il obtient, par exemple ses gris, par le voisinage de couleurs franches diminuées de blanc. Il a dans le cerveau la vision tellement nette du résultat de certains mélanges, dans de différentes proportions, qu'il les pose sur sa toile d'un coup sans jamais avoir besoin d'y revenir. Son art consiste surtout dans l'application adroite de ces mélanges. Suivant le cas, l'effet qu'il veut obtenir et les relations qui les entourent, il donne aux couleurs qu'il juxtapose ainsi une grande importance d'application et d'ordre. A l'infini, il arrive ainsi à varier ses tons, en leur laissant toute la fraîcheur de l'inspiration et de la touche.
L'instinct du coloriste est chez lui si puissant, qu'il peut découvrir et appliquer la science des lois des complémentaires; la science des neutres—cette force des grands coloristes—avec laquelle il va éteindre et manier à son gré les stridences les plus aiguës. Et, si éclatants que soient les timbres de sa symphonie, ils ne choqueront jamais, car ils seront toujours merveilleusement entourés et accompagnés.
Pour l'effet, à dessein, il prend volontairement de grands partis d'ombres et de lumières, évitant la complexité des reflets. Il sait arriver aux rapports de tons justes en conservant à la couleur toute sa franchise. S'il est le plus audacieux, il est aussi le plus savant coloriste. Quand, dans ses toiles, la pâte coule en laves brûlantes comme un fleuve de feu, l'harmonie demeure dans ce brasier ardent: éclats soufrés d'or, lueurs rougeâtres d'incendie, phosphorescentes irradiations, sont sauvés, excusés, par la force de l'effet et de la couleur concentriques.
* *
Monticelli possède étonnamment le sens de l'arabesque! L'arabesque, cette science mystérieuse de la ligne qui est aux arts du dessin ce que sont pour les mondes les lois d'attraction universelle; l'arabesque, avec la volupté de ses ellipses, l'envoûtement de ses volutes, le pouvoir de ses lignes qui s'attirent, qui se lient, se délient d'après une mathématique idéale, elle est chez Monticelli dans toute sa beauté, adéquate à la couleur. Harmonisée, dans l'opposition éclatante des bleus et ors; pesante, des verts éteints sur l'indigo pur; ou tendre, des mauves roses sur la cendre verte; et parfois harmonisée aussi dans l'opposition violente, tragique, l'arabesque apparaît dans ses toiles comme éclate dans l'orchestre la sonorité brusque d'un affreux accord dissonant dont l'heureuse réalisation s'opère aussitôt, inattendue, docile, sur la joie d'une sensation de douces consonances picturales.
L'arabesque du peintre marseillais, aussi curieuse par la touche que par le dessin, par la couleur que par la ligne, est, parmi ses qualités originales, une des plus suprêmes de son art.
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Par toutes ses séductions, la nature avait pris le peintre. Le peintre l'aima intimement, la posséda, et devint un grand paysagiste primesautier. Mieux qu'aucun il devina que «l'art devait être la large synthèse des choses» et qu'il fallait surtout peindre avec son cerveau. Son œuvre de paysagiste est belle par son mystère, elle fuit le Vrai pour atteindre le Beau; et par là, elle résout mieux, en quelque sorte, les problèmes énigmatiques des aurores, des soirs, qui échappent à l'explication par les solutions picturales ordinaires. Monticelli, en un mot, fait une géniale transposition de la nature. Elle lui devient un thème à modulations si riches, si imprévues, que même le motif principal, s'il n'est pas incisif, est oublié. Sa sensation est tellement forte, qu'elle tord, qu'elle broie, qu'elle déforme!... Mais, elle l'aide à créer.
De nouveau, pour peindre les soirs incandescents, il trouve sur sa palette les étranges reflets citrins, les safrans vigoureux; pour les crépuscules, la douceur des ciels vermeils et verts; pour la tiédeur du midi automnal, l'éclat métallique de la turquoise intense, à travers la vive rousseur des arbres. Puis, avec le poème des nues en marche, sous un ciel de cuivre orageux, les rouges vinaigre s'opposant aux hyacinthes glauques ou s'éteignant dans les tragiques violets.
C'est un soir dramatiquement éclairé, un paysage de légende moyenâgeuse: sous la nuée mauvaise, l'arbre ploie, avec la détresse de ses branches en gibet; un affreux drame se joue dans des fonds sanglants; une mare, au premier plan, reflète en la renversant l'horreur du ciel, la catastrophe de la terre...
C'est la nature en joie, exubérante de vie. Dans l'enveloppe ouatée de l'impalpable cendre verte du ciel, un arbre majestueux étend ses bras en patriarche sur la prairie en fête. Sur ce tapis scintillant, tissé des plus jolies soies, la rosée a jeté la diaprure de ses perles que le soleil colore en fusées irisées. Monticelli a donné le mieux la sensation de l'exquise caresse faite à la terre et aux arbres par les rayons solaires. Il a surpris en flagrant délit le soleil venant racler sa palette sur la création, il lui a volé son procédé, et il a peint comme le soleil... Mieux qu'aucun il va rendre désormais le caractère essentiel qui émane de la poésie des heures, des pays.
De la Provence, il peint les soirs, la fin des journées brûlantes d'été. Dans le fond d'or, strié de bandes rouges, sous l'horizon, le soleil vient de disparaître en accrochant ses derniers rayons aux squelettes d'arbres rabougris. Par l'effort de la journée délirante, la végétation est accablée, les arbres implorent, et les ajoncs, comme cuits, en garance fanée, presque éteinte, s'affaissent, exténués.
Il rend avec intensité le coin de route éclatante de soleil, le vieux puits, les touffes robustes et agressives des chardons verts poussiéreux qui la bordent et la note de leurs fleurs mauves poudrerisées; alors que, sous le ciel en ébullition par l'intensité calorique, l'air trépide, et que, dans le silence particulier aux atmosphères torrides, sur les arbres, les cigales lassées se sont endormies.
Dans le sentiment d'un vigoureux pittoresque, il sculpte, avec des pierres moussues, un vieux pont couvert de lierres et encadré de verdure. Sous le cintre architectural de son arche caduque, il fait passer la rivière qui flirte sur ses bords avec les roseaux penchés. Mais son exaltation méridionale force bientôt la masse liquide à se changer au premier plan en tumulte de charge guerrière, en gloire d'irisations.
Il peint ses paysages par touches grasses, en marqueterie colorée; le neutre des fonds, entre lesquels elles apparaissent, les cerne et les divise. Avec ce procédé qui paraît devoir conduire au papillotage, Monticelli obtient un ensemble d'une impeccable tenue et d'une parfaite harmonie.
Puis, c'est dans la somptuosité des couchants, la gloire et les tristesses automnales, l'arabesque de leur rouille et de leur tache de sang sur l'incendie de leur ciel, la douce harmonie des paysages matinals, aux tons vermeils pareils à ceux qui, par la cuisson solaire, dorent les grappes des raisins trop mûrs. Les plus modestes paysages familiers grandissent avec Monticelli. Par lui, le petit morceau de terre devient épique. Dans sa puissance d'évocation panthéiste, ainsi qu'un Ruysdaël exalté, il semble résumer la création dans un arbre, un ciel, un morceau de terrain: il fait un monde qui tourne...
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Ses marines, ses coins de mer plutôt, sont synthétiques. C'est toujours le morceau de nature qui grandit à travers sa vision. Un village de pêcheurs, avec ses petites maisons blanches sur un fond de colline provençale, le calme de son port minuscule. La vie «au cagnard» du pêcheur méridional racontée par le détail de quelques batelets et de leurs engins de pêche; la vie de la nature dite par quelques reflets sur l'eau en mouvement.
Aux environs de Marseille, à Séon-Saint-Henry peut-être, des barques sur un coin de rive, où vient mourir, dans un rythme lent, la vague clapotante. Au ciel, la belle arabesque des fumées d'usine, qui brode, autour du bleu, de symboliques spirales. Au loin, le port, la forêt de ses mâts dans une brume d'apothéose, avec la divination de la vie tumultueuse de quelque Tyr ou Sidon lointaine, la sensation historique de longs siècles de gloire maritime d'un grand port phénicien.
Si le peintre provençal n'a pas cherché à rendre le grand caractère de la mer—pas plus, du reste, que celui, angoissant, des masses chaotiques—si la poésie et le mouvement de l'eau ne l'ont point tenté dans leur ensemble, il a étudié avec soin la trame de son tissu prismatique. Dans le riche vestiaire où il suspend ses beaux vêtements de femme, dans les coffrets où il enferme ses pierreries, on retrouve ses effets de moires changeantes, les apparitions fugitives de ses émeraudes, le miroitement de son kaléidoscope liquide.
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Autant par la beauté de leur couleur et de leurs formes que par la diversité de leurs caractères, les animaux ont tenté le peintre. S'il aime à voir—tenu en laisse ou debout devant la châtelaine—le lévrier de race aux jambes hautes et fines; s'il aime à mettre sur les lacs endormis l'ébrouement des cygnes ou la grâce de leur silencieux glissement giratoire; s'il se plaît à flatter, en l'exagérant, l'orgueil arrogant des paons, la fierté élégante du cheval pur sang, il sympathise aussi avec l'animal auxiliaire de l'homme: le cheval de labour à l'encolure solide, chez qui le travail quotidien a développé la beauté de la musculature, l'âne avec sa philosophie entêtée, le bœuf avec sa passivité lourde. Tous l'intéressent, les grands, les petits, les superbes, les humbles.
Il oppose, au-dessus des eaux glauques et mouvantes, le dessin d'un fond japonais aux tons émaillés de vieille céramique. Dans des poses hiératiques, comiques de gravité, il y fait grouiller des oiseaux aquatiques, pélicans goitreux, flamants roses, canards chinois. Il voit dans les étables les ruminants somnolents, et dans les poulaillers le tumulte de la vie des poules et des coqs. Toujours, malgré la rutilance de la couleur qui semble l'absorber, malgré son faire un peu brutal, il laisse à chaque animal son caractère, il appuie ses habitudes, il souligne son instinct.
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Quand Monticelli peint la nature morte, il est babylonien, suivant l'expression chère à notre regretté A. Lauzet. Ce n'est ici ni le trompe-l'œil, ni l'objet sacrifié à l'effet décoratif: mais par sa puissante interprétation, une augmentation de l'essence même des choses. Par lui aperçus, les fruits sont plus savoureux, les fleurs plus odorantes. Les tapis—malgré la pauvreté des modèles—sont somptueux. Les étoffes communes se changent en tissu précieux de chaîne et de trame, de couleur et de dessin. L'humble vase devient sacerdotal. Les pots, la cruche provençale se transforment en bibelots d'art d'un grand prix. Les objets les plus ordinaires, précieusement colorés, prennent des lignes et des courbes nouvelles. Ils sont agrandis, augmentés, inclus dans un dessin énorme. Avec la large simplicité de l'effet, la beauté de la ligne, avec la magie de la couleur, Monticelli fait définitif...
L'œuvre de ce peintre est—pour me servir d'un mot désormais historique—un «bloc» aussi, qu'il faut accepter entièrement, sans chercher à en enlever la moindre parcelle. Comment, sans détruire la belle harmonie de ses tableaux, y ajouter une touche, y modifier une ligne? Son génie, comme tous les génies, s'impose autant par ses qualités que par ses aspérités caractéristiques.
Qui essaierait du reste d'ajouter un mot à un monologue de Shakespeare? Qui oserait enlever une seule note dans l'œuvre de César Frank?
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L'art du peintre provençal va atteindre de plus hautes cimes: d'un beau geste, il a simplifié la ligne et augmenté la sonorité de sa palette. Il va dans le sens de la couleur franche sans altérations, de la couleur pure, simplement diminuée par les voisinages immédiats et débarrassée à jamais des bains assombrissants. Déjà, il entrevoit une évolution vers quelque chose de plus robuste, de plus grand. Comme Beethoven, peut-être,—après sa 9e symphonie et ses derniers quatuors à cordes,—il a la perception d'un art nouveau; et, au moment où dans ses toiles il en bégaie la formule, son cerveau craque tout à coup, cède, se désagrège et se déséquilibre...
Est-ce sous l'effort exagéré d'une production formidable ou de l'exacerbation trop longue de ses facultés? Est-ce la conséquence de souffrances morales, d'amours malheureux, de déceptions? la méconnaissance de son génie ou la tristesse de sa vie depuis longtemps silencieuse et solitaire? Sont-ce les suites, comme on l'a dit, des heures d'oubli demandées à l'absinthe? Les causes importent peu. Monticelli est vraiment détraqué; et à ceux qui lui demandent de ses nouvelles, il répond gravement: Je viens de la lune.
Oh! cette chose épouvantable, l'homme survivant à son génie; la tristesse de la décadence d'un si beau cerveau! Pendant près de cinq ans Monticelli, dément, continue à peindre, à produire plus que jamais. Et alors, il exagère, sans aucune mesure, son genre. Il fait une épouvantable charge de sa manière, une caricature mauvaise de ses qualités. On dirait qu'il tente dans sa folie de diminuer, ironiquement, sa gloire immanente. En ce moment douloureux, des plagiaires nombreux—oiseaux de proie qui ont senti la fin prochaine—se jettent sur son œuvre, et, par d'infâmes copies, l'aident dans cette tâche sinistre[48]. Les Monticelli courent les rues, s'étalent dans les vitrines les plus interlopes, sont partout, grotesques ou simplement mauvais, bêtes, pitoyables, falsifiés. Et la foule, cette fois, dans son incapacité de distinguer le bon grain dans toute cette ivraie, exulte, se réjouit de sa prétention d'augure. L'accusation de folie, de tout temps prêtée au peintre, est malheureusement aujourd'hui justifiée... La fin de Monticelli est proche. La main du peintre ne peut plus obéir à son cerveau qui ne sait plus commander: Mes doigts sont en cuivre, dit-il. La main va s'arrêter, cinq ans trop tard.
[48] Plus qu'aucun peintre Monticelli est volé, volé dans son nom, volé dans ses œuvres. Et quand beaucoup de ses toiles, parmi les meilleures, courent l'Amérique sous la signature de Diaz, une quantité d'horribles peintures lui sont en France—à Paris surtout—attribuées à tort.
Dans la chambre où pénètre par la fenêtre ouverte un gai soleil prometteur de vie, le 29 juin 1886, Monticelli, sur son lit, couché, agonise. Le peintre a trouvé la force, dans l'excitation nerveuse qui préface quelquefois la mort, de peindre sa dernière toile. A ses côtés, des taches de couleur et de vernis ont glissé sur les draps et le linge. Avec l'odeur des essences, on devine la mort flotter, dans cette chambre, en molécules mystérieuses, impondérables... Comme suprêmes réflexes, la paralysie des méninges laisse encore à l'homme le besoin de peindre, l'habitude de la couleur. S'est-il ressaisi, le grand artiste? Non, mais il peint... Près de lui, la Mort regarde, attend, impatiente. Elle seulement va pouvoir lui arracher son pinceau... La palette est lâchée... les bras sont tombés, inertes... la tête lourde, dans l'oreiller pénètre...
Dans l'Infini, Monticelli poursuit son rêve d'Art!
* *
Il repose ignoré, oublié, le divin coloriste, dans un coin du cimetière, à Marseille, sans que la moindre inscription en note la place, sans que les fleurs égaient cette tombe abandonnée. Aucune ruelle de sa ville natale ne porte son nom; nul buste, nulle plaque commémorative ne le rappellent à la mémoire des hommes.
Mais, déjà tinte allègrement l'heure de la justice. Elle sonne, annonçant la marche triomphante de son génie, vers la postérité vengeresse.
En vérité, pour Monticelli, pour sa gloire, les temps sont révolus.
Les commentateurs, d'abord assez rares, de Monticelli, apparaissent maintenant plus documentés. Après les articles anciens de Paul Arène, Emile Bergerat, Ch. Fromentin, etc., et l'intéressante étude de Guigou contenant vingt-deux lithographies de Lauzet, voici quelques pages très littéraires de M. Robert de Montesquiou, contenant avec beaucoup de citations de jolies appréciations personnelles[49].
[49] Gazette des Beaux-Arts, no du 1er février 1901.
Parmi les articles cités, il faut surtout retenir des fragments de ceux signés Émile Blémont, écrits en 1881, à propos de la vente Burty. M. de Montesquiou donne ces fragments en les accompagnant d'heureuses réflexions.
«Il nous promène dans le monde enchanté de Boccace et de Shakespeare. Ici, c'est le Décaméron. Là, c'est le Songe d'une nuit d'été. Il est le poète de la lumière.—Comme on l'a dit pour Diaz, Il ne montre pas un arbre ou une figure, mais l'effet du soleil sur cette figure ou sur cet arbre. Il y a ce style de fête dont parle Carlyle.
«Sans effort, en se laissant naïvement aller à son imagination, il évoque, dit M. Émile Blémont, des féeries adorables, où il réunit en des décors et sous des costumes d'éternelle beauté, les déesses et les demi-déesses de tous les âges et de toutes les patries, les Dalila et les Calypso, les Hélène et les Judith, les Fiammetta et les Rosalinde, les Ève et les Béatrice, les courtisanes de Corinthe et les marquises de la Régence.»
«Il a reconquis pour nous ce suave et chimérique domaine de Watteau, où fleurit l'élégance d'une vie surnaturelle. Il en a renouvelé la grâce. Il y a retrouvé le sourire de la ligne, l'âme de la forme, la cadence des poses, en des bosquets d'apothéoses, en des bois baignés d'un clair de lune bleu, en de magiques campagnes pleines de vibrations musicales et de pénétrants parfums, en des fêtes galantes d'une volupté suprêmement mélancolique. Mais j'en avertis les gens positifs, ajoute M. de Montesquiou, il faut être un peu poète pour sentir la poésie un peu folle de ces personnages lyriques et de ces chimériques paysages. Il faut avoir en soi de quoi éclairer cette lanterne magique. Alors seulement un tableau de Monticelli, avec toutes ses imperfections, avec toutes ses défaillances, est aux regards et à la pensée, suivant l'expression de Shelley, une joie pour toujours.»
M. de Montesquiou achève ainsi, en très coloré poète, son étude sur Monticelli: «Mais les meilleurs tableaux à rapprocher de ceux de ce coloriste étonnant, tous, enfants, nous les avons faits, et je les revois dans mon souvenir. Au chaud de l'été, nous écrasions, entre une planchette et un fragment de vitre, lobélias, calcéolaires, géraniums, tous les tons les plus fulgurants du jardin, et nous nous complaisions des heures à contempler fascinés les éblouissants ensembles ainsi conçus, composés de fleurs broyées.»
Si exquise que soit cette comparaison, voici une phrase plus heureuse encore et qu'il faut citer toute, car elle est en quelque sorte, avec un rare bonheur d'expressions imitatives, explicative du talent de Monticelli:
«Un intitulé prononcé à propos, c'est celui de Fêtes galantes; avec le titre de Jardins d'amour, il baptise excellemment une grande part de cette œuvre, toute faite d'un papillonnement de Triboulets et de Méphistos, de pages et d'abbés, de seigneurs et de dames. Le mot irradiation caractérise bien le fluide en lequel ils baignent. Ce sont des trouées, des infiltrations, des percées lumineuses, quasi incandescentes; comme des vols d'abeilles de flamme, des essaims de papillons ignés ou de lucioles envahissant les feuillages, soudain piquetés, tiquetés, tigrés de voltigeantes étincelles.»
PAUL GUIGOU
1834-1871
(1834-1871)
V
PAUL GUIGOU
A René Seyssaud.
Il y a entre l'homme et la nature une harmonie secrète qui peut servir, surtout en peinture, de thèmes inépuisables aux conceptions futures. Des artistes l'ont compris: Puvis de Chavanne entre autres, qui laisse à son paysage le soin de commenter la pensée principale: l'action, et lui fait jouer le rôle du chœur antique.
Désormais l'évolution est faite; et le paysage, que l'on considérait, il n'y a pas bien longtemps, comme un art secondaire, a pris l'importance qu'il méritait.
C'est que «la nature est tout»; c'est qu'elle contient tout: force, beauté, passion, poésie, sentiment, «qu'elle informe, et manifeste toutes les grandes expressions morales et pittoresques de l'Art[50]».
[50] Raymond Bouyer. Le Paysage dans l'Art.
Elle est, avec l'eurythmie des pures lignes que font sur le ciel bleu les crêtes des promontoires méditerranéens, l'incomparable architecte plus grec que l'art grec. Elle est, dans les harmonies du «frais tumulte du matin», des mélopées douces ou tragiques de la mer, de la plaintive chanson des pins qui vibrent dans sa symphonie aérienne, la musicienne divine.
Et l'art pictural sera, dans la joie toujours nouvelle de ces spectacles changeants: gloire des couchants, énigme des aubes, majesté horrifiante des montagnes et poésie des eaux; spectacles sans cesse modifiés ou exaltés suivant la saison et l'heure, par la magique lumière du ciel.
Il faut le répéter encore: par l'épuisement et le rabâchage des inspirations prises à l'histoire, à la légende et à la Bible, le peintre devra maintenant nous intéresser par le sens de la vie dont nous participons, et nous donner en face de la nature «son état d'âme» avec la personnalité de sa vision. Par le portrait de l'homme, par le portrait de la nature, l'artiste recule à l'infini le champ d'action qui peut rendre ses émotions captivantes. Il rattache les sensations de peinture à celles que nous donnent la musique et la poésie.
* *
Dans le nombre des glorieux paysagistes français qu'on nous montra à la Centennale, un peintre jusqu'alors assez inconnu à Paris, Paul Guigou, se révéla avec un Paysage de Provence[51], un simple paysage, où se magnifiait dans un acte de conscience artistique l'amour de la nature, la tendresse pour le pays natal.
[51] Ce tableau acheté par l'État, à l'issue de l'Exposition universelle, est en ce moment au musée Galliera, attendant son entrée au Louvre.
La conscience, cette qualité des plus grands artistes, est, en effet, dans l'art de Paul Guigou, affirmée avec une si grande et si énergique beauté qu'elle fait passer sur la sécheresse du peintre allant parfois jusqu'à la dureté, et sur son exagérée minutie.
D'où venait ce paysagiste oublié, si peu récompensé aux anciens Salons officiels?
Le 15 février 1834, Paul Guigou naissait à Villars, près d'Apt, sur les confins de l'ancien Comtat, dans cette partie de la Provence qui va en escalade pittoresque jusqu'aux premiers contreforts alpestres. Au collège d'Apt, l'enfant commença des études continuées ensuite au séminaire d'Avignon. Ses parents, qui étaient dans l'aisance, rêvaient pour lui un métier en rapport avec leur situation de fortune. La mère désirait le voir se faire prêtre; désir que faisaient alors secrètement, en Provence, toutes les mères chrétiennes. Mais le jeune homme, bien qu'excellent élève, n'avait pas la vocation sacerdotale; et, à sa sortie du séminaire on le destina au notariat. Le 6 novembre 1851, Paul Guigou, après l'obtention de son diplôme de bachelier ès lettres à l'Université d'Aix, fut envoyé à Apt comme aspirant notaire chez Me Madon.
La famille Guigou, qui avait quitté le Vaucluse, habitait Marseille depuis quelques années. Paul Guigou avait volontiers accepté un déplacement qui lui permettait d'aller vivre pendant un certain temps dans un pays qui lui avait laissé le souvenir de beaux paysages ayant enchanté son enfance. Si la perspective du notariat ne lui souriait que médiocrement—car il était déjà mordu du désir de dessiner et de peindre—il échappait ainsi à l'étroite surveillance paternelle et allait pouvoir se livrer à son art préféré. Dans l'étude de Me Madon où il n'était pas sévèrement tenu, car le tabellion était un brave homme, le clerc s'enfiévrait d'émotions à l'évocation des paysages proches. Par la fenêtre du bureau, il pouvait apercevoir, aux extrémités de la rue de la petite ville, les fonds de collines qui s'étagent et ferment le pays en allant vers la Durance, dans des courbes molles et concentriques au fond desquelles circulent les combes solitaires. Par quelques échancrures de bleu aperçues au-dessus des toitures, il pouvait rêver encore à de fraîches oasis vers Roc-Sallière, à des voisinages de sources ombreuses qui, dans ce pays aride, paraissent par opposition plus édéniques. Mais la beauté sauvage du paysage provençal devait surtout le retenir et il en goûtait déjà l'âpre accent.
Car, non loin de là est le pays des ocres où se ruent sous le ciel intense les colorations extrêmes qui font paraître plus blanche la route et plus puissante la verdure. Sur ce sol rocailleux se hâtent d'habiter l'olivier et le mûrier, entre quelques pentes couvertes de vignes, parmi les rectangles de terre en rouges vifs et en jaunes éclatants.
L'aspirant notaire demeura trois ans à Apt sans trouver le temps long. Il s'était empressé, il est vrai, dès les premiers jours de son arrivée, d'aller demander des leçons de dessin au professeur du collège de la ville, M. Camp. Celui-ci, abasourdi des étonnantes dispositions de son élève, lui dit au bout de peu de temps «Vous en savez autant que moi; allez étudier sur nature.» C'est elle, en effet, qui fut la meilleure et presque la seule éducatrice de Paul Guigou.
Avec beaucoup de ténacité, avec un soin et une volonté extraordinaires, il se mit à dessiner les arbres, les rochers et les montagnes de son pays. Il obtint à la longue de précieux résultats; et lorsqu'il vint montrer ses dessins à Loubon, ce dernier, pressentant une vocation, l'encouragea fort à étudier et se mit à sa disposition pour le conseiller. Paul Guigou était revenu à Marseille et achevait son stage dans l'étude de Me Roubaud, pendant que, préoccupé de recherches sur nature, poussé par le directeur de l'École des Beaux-Arts dont il suivait les cours, il se livrait presque entièrement à la peinture, luttant contre les désirs de sa famille, qu'il devait vaincre malgré tout.
A partir de ce jour, Paul Guigou se révéla vite. On peut même observer que ce peintre, après sa période de débuts, où il reste encore sous la dépendance du faire de Loubon, après sa première manière un peu noire et un peu conventionnelle, fit tout jeune ses meilleures toiles: son tableau du musée de Marseille, par exemple, et celui exposé à la Centennale.
* *
A l'Exposition de la Société artistique des Bouches-du-Rhône, Paul Guigou se montra pour la première fois, en 1859, avec deux toiles qui y furent remarquées: Chemin dans la colline à Saint-Loup, et Vue prise aux abords de la rue Ferrari. La première se ressentait visiblement de la manière de Loubon, surtout dans la facture et la compréhension des terrains du premier plan; elle contenait cependant des qualités d'atmosphère, un sens de la couleur bien personnels. Quant à la seconde toile, elle était dans une tonalité un peu sombre, très montée de ton. Ces deux tableaux prouvaient déjà le tempérament d'un peintre et la volonté d'un consciencieux. Or, à cette exposition figuraient les œuvres de Puvis de Chavanne, Luminais, Couture, Baron, Jules Dupré, Corot, les deux Rousseau, Troyon, Van Marck, Loubon, Palizzi, Fromentin, Ziem, Monticelli, Diaz, Gudin, Chintreuil, Aiguier, Millet, Jules Noël, etc., c'est dire assez que l'Exposition n'était pas provinciale. Malgré cela et peut être même à cause de la promiscuité de telles œuvres, Paul Guigou n'eut bientôt qu'un désir: aller à Paris. Il n'y fit qu'un court séjour. L'existence n'y était pas facile, car il ne pouvait encore espérer pouvoir vivre du produit de la vente de ses toiles. Il revint enthousiasmé avec l'idée très arrêtée de poursuivre la carrière artistique.
Aussitôt rentré à Marseille, quelque peu influencé par Courbet qu'il avait admiré là bas, Paul Guigou installe son chevalet devant les sites les plus agrestes et les moins peints des environs de cette ville. Il expose, en 1859, le Vallon de la Panouse, qui fleure une Provence aride, désolée même, mais capiteuse; un coin presque inconnu où jusqu'aux bords du chemin, dans le draiou[52] local, le thym, le romarin, la sauge et les lavandes s'acharnent à pousser entre les pierres, parmi les argelas dominateurs et parasites, avec, au fond, la colline nue, abrupte, brûlée, où l'ombre met des cassures d'un violet spécial.—Une nouvelle note était trouvée. La Provence comptait le peintre historiographe de son sol aride, de ses collines marmoréennes, de ses lignes fortement accusées dans la lumière crue, enfin de son caractère particulièrement sauvage.
[52] Sentier.
Paul Guigou ne saura voir autrement son pays: mais éprouvant fortement cette poésie du terroir, il en imprégnera ses toiles avec tant de sincérité qu'on doit lui pardonner sa violente franchise.
Il continue à parcourir les endroits les moins riants, mais les plus caractéristiques: le Ravin de la Nerthe, où on n'aperçoit que des rochers amoncelés en désordre, des arbres décharnés qui élèvent désespérément leurs branches rachitiques vers le ciel; et dans une sorte de vallée de Josaphat impitoyable, un chaos lunaire où la lumière pourtant chante la vie sous l'azur bleu.
Les Gorges d'Ollioules, rendues effarantes par la torsion géologique de leurs roches, l'effort vain de quelques végétaux à pousser dans les interstices du granit et des gneiss; l'eau qui longe le ravin, constamment arrêtée dans sa marche par les pierres anguleuses, tous les détails d'un coin de désolation.
Cependant, de ses paysages, Paul Guigou sait déduire l'effet.
Ici, il attend que les ombres atteignent telles parties des gorges pour éclairer plus vivement les fonds et faire refléter le ciel bleu sur les eaux transparentes; là, il fait courir sur cette nudité des ombres légères dont l'arabesque est une joie pour l'œil, un accident anecdotique emprunté à la nature même, et avec lequel il sait la parer.
Pour le peintre, cette époque est féconde en petites études charmantes et en morceaux puissants. Paul Guigou s'éprend du geste des laveuses qui, agenouillées dans les caisses de bois, un mouchoir couvrant leur tête, font, aux bords des ruisseaux et des rivières, une jolie tache de couleurs; et très consciencieusement il les étudie sans rien omettre des détails de leur costume.
Mais en 1860, à part quelques artistes et quelques rares amateurs, personne n'appréciait l'art de Guigou. Dans la Tribune artistique et littéraire, M. Auguste Chaumelin, animé pourtant de bonnes intentions décentralisatrices et dont les efforts furent méritants, faisait à Paul Guigou, ainsi qu'à Monticelli qu'il ne comprenait point, les reproches les moins mérités.
Incompris dans son pays, le pauvre artiste, fort de sa vocation impérieuse, des encouragements de Loubon et de quelques peintres amis, signifia à sa famille qu'il allait se fixer définitivement à Paris et qu'il renonçait pour toujours au notariat. Un vrai conseil de famille se réunit devant lequel comparut Paul Guigou. La discussion fut orageuse: mais Guigou l'emporta. «Je ne ferai jamais, dit-il, un notaire consciencieux, je puis faire un bon peintre.» Le père consentit alors à laisser partir son fils en lui assurant une pension de cent francs par mois.
A Paris, nous retrouvons Paul Guigou travaillant avec une énergie rare, vendant quelques toiles, et collaborant au Moniteur des Arts. Enfin, après quelques refus, le peintre provençal apparaît au Salon de 1863. En ce temps, le paysage n'était pas en honneur à l'Institut où se recrutaient les seuls membres du jury de peinture. Les paysagistes étaient considérés comme des artistes inférieurs, et dans les catalogues le paysage venait hiérarchiquement après la nature morte. On ne se doutait guère que dans les quelques noms de peintres que la postérité retiendrait comme ayant illustré le xixe siècle, les paysagistes auraient la préséance.
Paul Guigou exposa donc au Salon de 1863 deux toiles importantes: les Collines d'Allauch et le Coucher de soleil à Saint-Menet. Cette même année, Loubon mourait à Marseille. La Provence était, par l'élève devenu un maître—quoique à peine âgé de vingt-neuf ans—dignement représentée. Les deux tableaux du paysagiste vauclusien accusaient le moment d'une personnalité curieuse et primesautière.
Le paysage des Collines d'Allauch du musée de Marseille est une très belle sensation de la campagne de Provence aperçue sous son aspect cassant, rébarbatif, mais lumineux et original. Le tableau est d'une heureuse composition: au premier plan passe au milieu de la toile le chemin capricieux que vient lécher par places la langue longue des ombres, car le soleil est déjà bas sur l'horizon. La lumière qui incendie les terrains ne les décolore point, les ombres qui y courent procèdent du ton local et sont transparentes sans la ressource des partis pris violets. Les plans s'en vont, en perspective, malgré l'énergie du dessin et la couleur des lointains. Les montagnes sont franchement délimitées dans le sens de leur mouvement géologique. Les arbres et les végétaux, comme pour se prémunir du vent violent qui les secoue d'ordinaire, se tiennent au sol par des attaches lourdes, et l'indication de leur masse est synthétique et belle.
(Musée de Marseille)
Le peintre a cherché avec soin l'arabesque: son tableau en est une succession. Or, cette arabesque qui n'est jamais imaginative comme chez Monticelli, a été scrupuleusement prise par Paul Guigou dans la nature même. Il a en quelque sorte écrit sous sa dictée. Par des indications incisives et détaillées, l'arabesque du paysagiste cerne, avec de beaux contours, les arbrisseaux, fixe les sinuosités du sentier pierreux, agrémente les ombres, sculpte la silhouette des collines, et architecture les différents plans. Comme avec une pointe sèche, l'artiste a construit la charpente osseuse de son paysage et a introduit dans la partie gravée une couleur chaude, puissante, harmonieuse, adéquate au travail de son burin.
Au point de vue impression dégagée du côté métier, on ne peut s'empêcher de constater qu'on n'a pas encore donné une si juste expression de la Provence vue sous cet angle particulier. Paul Guigou n'a jamais été un tendre. Les subtilités de la lumière ne l'ont pas occupé. Il n'entendait pas comme Aiguier la douce musique aérienne; mais il ne trichait pas. Son pays lui est apparu dur dans une atmosphère éclatante, un peu privé d'enveloppe; il n'a pas cherché à le voir autrement, ni avec les yeux d'un autre. Il fut profondément sincère. Pour cette raison son œuvre doit intéresser et retenir.
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Comme tous les provençaux, Paul Guigou n'était pas fixé à Paris depuis longtemps qu'il souhaita revoir la Provence. Et à peine revenu dans son pays, il va, en compagnie de Monticelli, parcourir, sac au dos, la Durance qu'ils descendent tous deux à partir de Mirabeau.
Loubon leur avait indiqué un coin pittoresque entre tous: le village de Saint-Paul-de-Durance, qu'il affectionnait particulièrement pour lui avoir donné les motifs de quelques tableaux, et qui allait offrir, en effet, à Paul Guigou l'occasion de montrer, en une nouvelle veine de son talent, une Provence souriante et belle, bien qu'aussi peu connue. Le peintre vauclusien qui avait compris et révélé l'âpre beauté de la colline provençale découvrit dans les bords de la Durance des aspects nouveaux, des trésors de grâce.
Il nous plaît de reconstituer par la pensée les bonnes journées passées au plein air, la camaraderie de ces deux Provençaux aux tempéraments si opposés, aux natures enthousiastes et droites bien faites pour se comprendre et s'apprécier. Il nous semble entendre Monticelli jetant de sa voix belle et timbrée le sonore Arrêtons-nous ici, l'aspect de ces montagnes, qu'il aimait à placer dans certaines circonstances. Il nous semble voir Paul Guigou s'installant avec la joie folle du peintre qui vient de découvrir un beau motif; et tous les deux émus, grisés, travaillant côte à côte, pour en arriver à une si différente et pourtant si intéressante interprétation de la nature.
Monticelli aimait Paul Guigou, en qui il reconnaissait un artiste; et quoique ce dernier fût, par tempérament, réfractaire à la compréhension intégrale de l'art du génial coloriste, il était trop intelligent pour ne pas s'apercevoir de la grandeur de cet art. Aussi, chez quelques-unes de ses toiles, on sent chez le Paul Guigou de cette époque la tentative d'une évolution vers la manière large de son compagnon d'études, vers son interprétation transposée du paysage; seulement Paul Guigou, artiste de race, ne perdait point de sa personnalité. Il pouvait dire aussi: Mon verre est bien petit; mais je bois dans mon verre.
Sa manière s'élargit alors et sa couleur s'affine. Il se sert, comme le fait Monticelli, des dessous de son panneau pour cerner avec les neutres de la couleur du bois à peine frottés, les valeurs principales. Il obtient ainsi, même en de petites études, une ampleur qu'il ne possédait pas et qui est un peu factice, puisque lorsqu'il sera livré à lui-même, il retombera de plus en plus dans son faire méticuleux et sec qui va s'exagérant dans ses dernières productions.
Pourtant, à Saint-Paul-de-Durance, le peintre provençal peint ses toiles «avec la naïve humilité de l'œil et de l'âme qui sent». Il nous raconte en reporter avisé la vie du village: la grande place qu'ombragent les platanes séculaires, avec sous leur dais épais de feuillage, l'échappée ensoleillée vers la rivière et les coteaux illuminés; la Fontaine où se réunissent les laveuses et les jeunes paysannes qui viennent remplir les cruches vertes, en causant, à l'ombre, de fiançailles proches. Il nous montre les vieilles maisons avec leurs portes basses et la théorie de leurs escaliers délabrés, les fenêtres étroites auxquelles s'accrochent des lambeaux d'étoffes. Il ouvre les portes d'étable, de style roman grossier; et, sur toutes ces choses, sur cette vétusté et ces haillons, il fait glisser en taches de couleur le soleil qui, à travers les feuilles, apporte ses richesses et sa gaieté.
Le matin et le soir, il descend vers la Durance. Il aime le mouvement peu rapide de ses eaux qui vont entre les graviers blancs, les alluvions roses: la Durance à Cadenet (Salon de 1865). Il choisit parmi les coteaux qui la cernent ceux dont le dessin pittoresque rappelle de vieux châteaux féodaux en ruines: les Bords de la Durance à Saint-Paul (Salon de 1864). Parmi les collines escarpées, celles qui sont assez semblables à de menaçantes forteresses: Bords de la Durance à Mirabeau (Salon de 1867).
Ses fonds sont toujours dans les bleus aériens que les accidents de terrain varient et qui font le charme des collines de Provence. Sur cette note délicate, le peintre place la silhouette fine des arbres lointains. Il dit tout, il n'omet rien: ni l'anecdote des reflets dans l'eau, ni le caillou, ni le brin d'herbe; mais «la lettre est vivifiée par l'esprit»; et cette nature vue par instants photographiquement, n'apparaît pas moins grande dans les paysages de l'artiste.
Si Paul Guigou a pu peindre quelques bons tableaux avec cette Durance jolie et décorative et dont il a déduit le caractère, c'est qu'il l'a étudiée en détail dans de moindres et intéressantes études. C'est tantôt sous des ciels transparents d'azur léger, une plage sablonneuse, une bande de terrains rougeâtres; de l'eau qui glisse entre les bords plats de la rivière; un fond très lointain; le coteau où s'accroche, bâti en amphithéâtre, le village blanc entre les vignes et les pins. Toujours, avec peu de chose, Paul Guigou réussit à donner le sentiment de l'étendue.
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Après avoir récolté de nombreux documents, le peintre provençal retournait à Paris y faire ses tableaux. La vie était pour lui difficile. Il donnait entre temps quelques leçons de peinture et de dessin qui l'aidaient un peu. Souvent, l'été venu, le paysagiste n'avait pas les économies suffisantes pour faire son voyage en Provence. Il se contentait alors d'aller excursionner les bords de la Seine et de la Marne: la Seine à Triel, en Seine-et-Oise (1866), où la rivière est large et a déjà l'aspect normand avec ses gras pâturages riverains bordés de hauts peupliers et ses fonds bas et boisés. Paul Guigou étudie avec soin le mouvement de l'eau: ses remous, les caresses de la brise sur sa surface par bandes espacées et frissonnantes. Dans l'été de 1867, il remonte vers Moret et va peindre le Loing en soulignant son caractère tranquille et intime. A Saint-Mammès, il bâtit quelques arches de pont sous lesquelles la rivière passe, transparente, pendant que des femmes lavent abritées par un parapluie vert; vers la berge, sous le ciel gris, se découpent les toitures ardoisées des maisons riveraines.
A Villennes, il se place devant le Vieux moulin, et, tout en restant d'une exactitude scrupuleuse, il arrange son motif de telle sorte qu'il en fait un paysage héroïque. Rien n'y manque: ni la vieille fabrique perchée sur le pont pittoresque; ni la grande masse des marronniers qui rejettent, comme une coulisse, le motif au second plan, ni les objets reflétés comme dans un miroir; ni, au premier plan, les deux bachots plats et longs dans lesquels des mariniers travaillent.
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Aussitôt qu'il le peut, Paul Guigou revient étudier en Provence. Maintenant, il s'éprend d'un bel enthousiasme pour les arbres, et il les place dans ses paysages comme principaux acteurs. Il pénètre leur caractère avec la conscience qu'il a mise à étudier les paysages agrestes et la Durance décorative.
Aux Bords du Jarret, il peint des effets d'automne sonores, en se servant avec adresse des dessous du ton des panneaux de bois pour obtenir les masses et les chaudes colorations qui s'exaltent en or sous le ciel bleu. Il aime surtout le chêne de Provence. Il place quelquefois aussi un bouquet de pins dans des plaines vastes, aux lumineux lointains. Il choisit «au bon soleil, les jolis bois de pins tout étincelants de lumière qui dégringolent jusqu'au bas de la côte, quand à l'horizon les Alpines découpent leurs crêtes fines[53]».
[53] Alphonse Daudet. Lettres de mon moulin.
S'il ne compose jamais avec art ses paysages, il fait aussi œuvre d'artiste, par le choix heureux du motif. Le peintre pense avec Platon que «le Beau est la splendeur du Vrai»; il n'interprète jamais au sens lyrique, car il copie presque; mais il a l'imitation pittoresque, et son enthousiasme pour la nature l'aide à créer. Pourtant son art n'est pas très élevé, car l'envolée lui fait défaut.
Il aime les arbres, ces
pour les opposer aux soirs de triomphe, aux soirs dorés, et faire de leur masse sombre pleine de majesté théâtrale l'évocation de quelque «bois sacré».
Il voit souvent le chêne, le vieil arbre centenaire au feuillage éternel qui incise dans le paysage lumineux, par un geste de bénédiction, son arabesque lourde et grave.
En 1870, Paul Guigou s'est arrêté devant les bastides provençales haut perchées sur les crêtes des vallons qui s'ouvrent brusquement vers l'échappée d'un fond de collines grecques. Ses verts au soleil, bleuâtres et doux comme de la vieille soie, sont particuliers, étranges, et n'appartiennent qu'à lui.
Il excelle à rendre les paysages aux horizons éloignés: le Paysage de Camargue, avec ses vastes étendues que coupent à peine les salicornes et les salants, où vont à l'infini les fines et minuscules silhouettes d'arbres, «les cubes blancs coiffés de rose de quelques mas isolés» préfacés du cyprès noir, et dans le ciel, l'angle aigu d'un vol de canards sauvages; les Paysages de Crau, océan de cailloux qui roulent jusqu'à l'horizon où pointent comme des tirailleurs isolés quelques rares peupliers. Ici, le peintre traite patiemment les premiers plans de ce paysage monotone. Sans compter les pierres ni les ronces, il semble les peindre toutes. Il a surpris lui aussi le mystère d'invention et de combinaison de la nature, et il les déduit simplement. L'océan pierreux fuit vraiment, dans ses toiles, en perspective, à perte de vue, sous les lignes presque insaisissables des collines lilliputiennes.
Il s'arrête devant la Mare, où se reflètent dans un renversement de lignes et de couleurs apaisées le ciel et les bois. Il y met le détail décoratif des ajoncs, la poésie tranquille du paysage environnant.
Paul Guigou ne construit pas ses plans avec la belle science architecturale de son maître, ses terrains n'ont pas la solidité extraordinaire de Loubon; mais il a su faire l'intelligente sélection des détails des premiers plans. Avec le paysagiste vauclusien «la Nature parle à l'esprit»; sur les dessous de sa peinture, il écrit avec la hampe du pinceau quelques indications d'arbustes qui personnifient bien le sol inculte. Avec quelques traits caractéristiques, il marque le mouvement des eaux de la rivière; par quelques intelligents détails, la végétation qui croît sur ses bords. De même qu'avec quelques coquelicots et quelques bleuets placés à propos, il semble résumer tout un coin de prairie émaillée de fleurs.
Le nom de Paul Guigou commençait à être connu de quelques amateurs et ses œuvres pénétraient enfin dans les galeries réputées qui font à l'artiste la meilleure des réclames, lorsque la guerre de 1870 éclata. Le peintre, en ce moment chez ses parents, fut incorporé dans la garde mobile et on l'envoya passer bien inutilement avec d'autres une partie de l'hiver au camp des Alpines, d'où il rapporta toutefois de nombreuses et intéressantes aquarelles.
Rentré à Paris en novembre 1871, il ne tarda pas à devenir professeur de dessin chez la baronne de Rothschild. L'avenir était désormais assuré pour lui. Les années d'épreuve étaient finies pour l'artiste; mais ses jours étaient parcimonieusement comptés. Une congestion cérébrale l'abattit dans son atelier. Transporté à Lariboisière, il y mourut deux jours après, le 21 décembre 1871.
Quand Paul Guigou disparut, à peine âgé de trente-sept ans, on put regretter l'homme qui fut bon, l'ami qui fut sincère et loyal; mais le peintre avait fait son œuvre. Ses dernières années sont loin d'être les meilleures de sa production. On aurait dit que sa vision se rapetissait et que, dans ses paysages, l'émotion s'affaiblissait dans l'exagération de recherches méticuleuses. L'artiste avait tout donné.
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Que de fois, en montant le raidillon abrupte qui grimpe, bordé à la diable de thym, de sauges et d'argeras, entre les pins odorants du vallon provençal, ne nous sommes nous pas écrié, en voyant devant nous le fond des collines nues, aux jaspures violettes: Voilà un Guigou!
Que de fois, par les brusques apparitions à travers les vitres du chemin de fer qui longe la Durance, n'avons-nous pas, depuis Mirabeau jusqu'à Cheval-Blanc, aperçu des paysages aux lointains bleus, aux coteaux pittoresques, aux eaux animées courant sur des alluvions et des graviers, qui s'imposaient à nous avec le souvenir des toiles de ce peintre!
Cette Durance qu'il nous est si difficile de ne pas voir avec les yeux du paysagiste vauclusien, ce sentier dans la colline provençale qui nous rappelle si impérieusement ses meilleures œuvres, n'est-ce pas le plus bel éloge que nous puissions faire du probe et consciencieux artiste que fut Paul Guigou?
Marseille, septembre 1900-mai 1901.
ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY
TABLE DES MATIÈRES
| INTRODUCTION | 1 | |
| I | ÉMILE LOUBON ET SON TEMPS | 15 |
| II | AUGUSTE AIGUIER | 45 |
| III | GUSTAVE RICARD | 63 |
| IV | ADOLPHE MONTICELLI | 99 |
| V | PAUL GUIGOU | 131 |
ILLUSTRATIONS
| Françoise Duparc | LA TRICOTEUSE | 9 |
| Gustave Ricard | LOUBON (ÉMILE) | 13 |
| Émile Loubon | LES BŒUFS SUR LA ROUTE D'AIX A MARSEILLE | 25 |
| Émile Loubon | MENONS DE LA CRAU | 27 |
| AUGUSTE AIGUIER | 43 | |
| Auguste Aiguier | LE SOLEIL COUCHANT SUR LA MÉDITERRANÉE, AU VALLON DES AUFFES | 50 |
| Gustave Ricard | GUSTAVE RICARD (PAR LUI-MÊME) | 61 |
| Gustave Ricard | PORTRAIT DE CHENAVARD | 81 |
| ADOLPHE MONTICELLI | 97 | |
| Adolphe Monticelli | LA RONDE | 111 |
| Adolphe Monticelli | PAYSAGE (ÉTUDE) | 120 |
| Adolphe Monticelli | DÉCAMÉRON | 126 |
| PAUL GUIGOU | 129 | |
| Paul Guigou | LES COLLINES D'ALLAUCH | 139 |