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Les petits vagabonds

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The Project Gutenberg eBook of Les petits vagabonds

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Title: Les petits vagabonds

Author: Jeanne Marcel

Illustrator: Émile Antoine Bayard

Release date: February 3, 2006 [eBook #17670]

Language: French

Credits: Produced by Suzanne Shell, Rénald Lévesque and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net. (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PETITS VAGABONDS ***

LES
PETITS VAGABONDS

PAR

Mme JEANNE MARCEL

ILLUSTRÉS DE 25 VIGNETTES

PAR E. BAYARD

CINQUIÈME ÉDITION

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79




CHAPITRE PREMIER.

César, Aimée et leur compagnon Balthasar.


Il était une fois, mes petits lecteurs, deux enfants que Dieu avait faits orphelins tout jeunes, et bien avant qu'ils fussent en état de garder le souvenir des soins et de la tendresse que leur avait prodigués leur pauvre maman.

A l'époque où commence notre histoire, l'aîné, un garçon, pouvait avoir neuf ans, peut-être dix, et le plus jeune, une fille, huit ans à peine. Il ne faut pas me demander s'ils étaient jolis; c'était chose fort difficile à découvrir sous leurs haillons, et je ne saurais vraiment vous répondre. Cela, du reste, leur importait si peu, qu'ils eussent été eux-mêmes bien embarrassés de dire s'ils avaient le nez camard ou aquilin; de la vie, ils ne s'étaient regardés dans un miroir.

Je n'essayerai pas non plus de vous vanter leur intelligence; ils en avaient, sans doute, mais il n'y paraissait guère, car ils avaient toujours vécu comme des sauvages et ne savaient encore ni lire, ni écrire, ni prier. Ils ignoraient aussi tout ce qui concernait leur première enfance, et ne connaissaient rien des parents qu'ils avaient perdus, ni de l'époque ou du lieu où ils étaient nés. Aussi loin dans le passé qu'ils pouvaient se reporter par le souvenir, ils se voyaient du matin au soir errant sur le pavé de Paris; où ils offraient aux promeneurs des bouquets de roses et de violettes qu'on leur achetait trop rarement, et du soir au matin couchés côte à côte sur de misérables paillasses dans le logis de leur tuteur Joseph Ledoux.

Lorsque César, qui avait par moment des idées vagues et confuses d'un temps plus heureux, s'enhardissait assez pour questionner Joseph, celui-ci répondait invariablement qu'ils n'étaient que de misérables enfants trouvés. Enfants trouvés!... Cela les faisait réfléchir: ils se représentaient tous deux abandonnés sous le porche d'une église, comme ils entendaient dire qu'on trouvait quelquefois des enfants nouveau-nés, ou bien perdus dans un chemin de traverse, au milieu des bois, tels que César en voyait toujours la nuit dans ses rêves, bien qu'à sa connaissance il n'eût jamais été à la campagne. Et c'était pour eux un grand sujet de désolation!

Ah! si à défaut de parents, la Providence leur avait seulement donné des amis! Mais l'amitié, douce au coeur des enfants comme au coeur des hommes, leur faisait aussi défaut. Personne ne s'intéressait à eux au delà de cette pitié passagère que leur grande jeunesse inspirait à quelques promeneurs. De temps à autre ils entendaient qu'on disait en passant près d'eux: »Pauvres petits!» Touchés jusqu'au fond de l'âme, ils levaient sur la personne qui avait parlé ainsi leurs beaux yeux pleins de reconnaissance, mais on leur donnait deux sous et puis c'était fini. Ils étaient donc seuls au monde et abandonnés de tous, excepté de Dieu, qui veille toujours sur ses créatures; mais ils ne connaissaient point Dieu.

Si, je me trompe, César et Aimée avaient un ami. Un seul, il est vrai, mais plus attaché et plus dévoué qu'on ne serait autorisé à l'exiger d'un grand nombre. Il s'appelait Balthasar et n'était, hélas! qu'un pauvre caniche aussi mal placé dans la hiérarchie des chiens que ses maîtres dans celle des hommes. D'un extérieur peu fait pour inspirer la confiance, il était horriblement malpropre et avait l'air de porter des guenilles en guise de toison. De plus il avait le malheur d'être maigre à lui tout seul autant que les sept vaches qu'un certain roi d'Égypte vit en songe, comme il est expliqué dans la Bible. Mais cela ne fait rien; ce ne sont pas toujours les caniches les plus gras et les mieux soignés qui sont les meilleurs et les plus intelligents. Si Balthasar était laid et chétif, en revanche, sa cervelle de chien était bien organisée; il avait beaucoup de moyens, et, en outre, du coeur assez pour faire honte à bien des hommes.

C'était vraiment une bonne et intelligente bête; et quand je songe aux preuves d'attachement qu'il a données à ses jeunes maîtres, et à sa conduite si sagement raisonnée en maintes circonstances, je me demande comment il se trouve des gens assez hardis ou assez aveugles pour refuser aux caniches la faculté de penser.

Croyez bien, mes petits lecteurs, que Balthasar ne ressemblait en rien à ces chiens idiots qu'on voit tous les jours s'attacher au premier venu qui veut bien se déclarer leur maître, et sont toujours prêts à s'humilier devant la force. De tels chiens ne méritent seulement pas qu'on daigne s'occuper d'eux. Quant à lui, il ignorait la bassesse et n'avait point tant de servilité dans le coeur au service des hommes.

Son éducation avait été fort soignée; des maîtres habiles et bien inspirés l'avaient doté de nombreux talents, dont Joseph Ledoux tirait alors un parti assez avantageux. On ne savait pas en ce temps-là que l'adversité obligerait un jour Balthasar à faire un gagne-pain des tours d'adresse et de force qu'on lui avait enseignés pour charmer ses loisirs et ceux de ses amis. Mais la vie est ainsi faite: personne ne peut répondre de l'avenir. On voit tous les jours les gens les mieux partagés sous le rapport des richesses passer de l'opulence à la misère avec une rapidité bien faite pour donner à réfléchir!...

Quant à Balthasar, il n'était point tombé d'une hauteur vertigineuse; c'était au milieu d'une honnête famille d'artisans, et non dans le chenil d'un grand seigneur, que le sort l'avait fait naître.

Il n'en avait pas moins été très-dur pour lui de se trouver ensuite au service d'un bateleur, et surtout d'un bateleur ivrogne et méchant comme était Joseph Ledoux. Balthasar, vous le devinez bien, je pense, était un chien savant, ou, si vous le préférez, un chien artiste.

Vous énumérer tous les tours qu'il exécutait serait fastidieux; cependant, si cela peut lui procurer une meilleure place dans votre estime, je vous apprendrai qu'il sautait à la corde presqu'aussi bien que les plus habiles d'entre vous; disait l'heure au public avec l'exactitude d'un cadran solaire; mettait bravement le feu à un petit canon de poche, dont l'explosion ne le faisait même pas sourciller; savait, rien qu'à l'inspection de la physionomie, distinguer au milieu d'une foule d'enfants celui qui était le plus aimable et le plus docile, et, de sa patte droite, battait la mesure avec une précision remarquable lorsque son maître jouait du violon. Entre de meilleures mains que celles de Joseph, il aurait pu très-certainement se faire connaître et gagner beaucoup d'argent.

Mais je dois, pour être juste, déclarer que l'amour-propre et la cupidité n'étaient point son fait, et que si c'eût été pour sa satisfaction personnelle et par amour de l'or, jamais il n'eût consenti à prendre une sébile entre ses dents et à la tendre humblement à des spectateurs qui, le plus souvent, ne donnent leur centime qu'à regret, et par respect humain plutôt que pour rétribuer honorablement le savoir et l'adresse. En cela, comme en beaucoup d'autres choses, il obéissait à son devoir de préférence à ses goûts.

Tout naturellement César et Aimée chérissaient Balthasar, dont ils connaissaient et appréciaient le dévouement. C'était un vieil ami qu'ils avaient toujours vu près d'eux. Ils le soupçonnaient avec raison de les avoir précédés dans la vie; et, parfois, lorsqu'il fixait sur leurs jeunes visages ses pauvres yeux déjà ternis par l'âge, mais profonds et comme tout chargés de souvenirs, ils s'imaginaient que le vieux chien songeait à ce passé si obscur que César faisait de vains efforts pour pénétrer. Malheureusement Balthasar était incapable de les consoler et de les encourager; il ne pouvait que les aimer; c'était quelque chose sans doute, mais ce n'était pas assez. Ils le voyaient fort peu, d'ailleurs, car ils étaient obligés de se séparer de lui dès le matin pour se rendre où les appelait leur occupation, et ne rentraient que le soir presque toujours brisés de fatigue et poursuivis par le sommeil.

Quoi qu'il m'en coûte, mes petits lecteurs, je dois vous faire connaître la véritable occupation de César et d'Aimée. Il est donc inutile de vous le dissimuler, leur commerce de fleurs n'était qu'un prétexte pour demander l'aumône; ils faisaient le honteux métier de mendiants!... Un dur métier, croyez-moi, et qui procure tant de misères, d'ennuis et de fatigues, que je me demande comment il se trouve des paresseux assez mal inspirés pour le choisir volontairement. Quant à mes amis, ils ne l'avaient point choisi, au contraire; c'était bien malgré eux et tout à fait à leur corps défendant qu'ils s'y livraient. Que cette répugnance les réhabilite à vos yeux et fasse qu'il se trouve pour eux une toute petite place dans un coin de votre coeur.




CHAPITRE II.

Où il est prouvé que la fortune nous arrive parfois à l'improviste, sans être attendue, et qu'elle s'en va non moins vite.


Un jour, c'était vers la mi-avril, le temps était magnifique et tout le monde était dehors. César et Aimée qui connaissaient les bons endroits, étaient venus, dans l'espoir de faire une recette fabuleuse, se placer à la grille des Tuileries qui ouvre sur la rue Castiglione. Mais à peine s'y trouvaient-ils depuis un quart d'heure que, entraînés par les goûts de leur âge, ils oublièrent la chasse des petits sous pour regarder les enfants qui couraient dans le jardin. Les deux paniers de roses et de muguet gisaient sans plus de façon sur le trottoir; quant à leurs propriétaires, ils suivaient avec un vif intérêt les parties qui se jouaient de l'autre côté de la grille. Ils étaient si complétement absorbés dans leur contemplation qu'ils ne virent point descendre de voiture, à quelques pas d'eux, une jeune et belle dame, laquelle vint droit à César et lui dit en lui glissant quelque chose dans la main: «Prenez ceci et priez Dieu pour qu'il rende la santé à un pauvre enfant dont la mère ne pourrait supporter la perte.»

Mes amis (souffrez que je leur donne ce titre), mes amis stupéfaits n'eurent pas même assez de présence d'esprit pour remercier la jeune dame, qui, du reste, s'était promptement éloignée.

«Que t'a-t-elle donné, César? demanda Aimée.

—Tiens, fit César en ouvrant la main, voilà! Je crois bien que c'est une pièce d'or.

—Une pièce d'or?

—Oui, comme on en voit chez les changeurs.

—Montre un peu.... Oh! que c'est joli une pièce d'or!... Mais elle est bien petite, sais-tu?

—Oh! cela ne fait rien.

—Elle est bonne tout de même, n'est-ce pas?

—Parbleu!... On dirait une pièce de vingt francs.

—Vingt francs!... Montre encore!... Combien cela fait-il de sous, vingt francs?

—Oh! je ne sais pas au juste, mais beaucoup, beaucoup, plein ton panier peut-être!...

—Tant que cela?

—Pour le moins.

—Et que peut-on acheter avec un panier de sous?

—Tout ce qu'on veut, je pense.

—Vrai, César?... Alors nous sommes riches?

—Bien sûr que nous le sommes.... A moins pourtant que la dame ne se soit trompée.

—Comment donc?

—Eh bien, oui, qu'elle ne nous ait donné cela pour une pièce de cinq centimes.

—Le penses-tu?

—Dame! je ne sais pas.... mais cependant cela pourrait bien être.

—Comment faire alors?

—Chercher la dame et lui rendre la pièce.

—Oh! ce serait dommage.... J'étais déjà si contente d'être riche!... D'ailleurs, comment veux-tu retrouver au milieu de tant de monde une personne que tu n'as fait qu'entrevoir?

—Je la reconnaîtrai bien, que cela ne t'inquiète pas, viens.

—Allons!... puisque tu le veux.

—Et toi, tu ne le veux donc pas?

—Si fait.... Je serais heureuse de posséder beaucoup d'argent, mais je ne voudrais pas garder une pièce d'or qui ne m'appartiendrait pas....

—A la bonne heure!»

Malgré une persévérance et une bonne volonté fort louables, les deux enfants ne trouvèrent point la dame à la pièce d'or.

«Je l'avais bien dit, fit Aimée en se laissant tomber avec découragement sur un banc de pierre dans la partie la plus déserte du jardin.

—Nous reviendrons demain, répondit César.

—Alors tu ne donneras pas la pièce à Joseph?

—Non. Et toi, Aimée, tu ne lui parleras pas de cela, à Joseph.

—Pourquoi?

—Ne le connais-tu donc pas? il prendrait les vingt francs et les garderait sans s'assurer davantage qu'ils sont bien à lui.

—A propos, que t'a-t-elle dit, la dame?

—Elle m'a recommandé de prier Dieu pour qu'il rende la santé à un enfant malade.

—Et tu le feras?

—Sans doute.

—Même avant de savoir si la pièce d'or est à nous?

—Qu'importe!

—Mais comment?

—Comment?

—Oui, que lui diras-tu, au bon Dieu? Comment t'y prendras-tu pour le prier?

—Écoute, fit César comme en cherchant à se rappeler....

—Tu ne sais pas?

—Non, je ne sais plus prier le bon Dieu.

—Tu l'as donc su?

—Au fait, non, je ne l'ai jamais su;... qui me l'aurait appris?

—Dis-donc, où le voit-on, le bon Dieu?

—Dans les églises.

—Vrai?... Qui te l'a dit?

—Personne.... Mais c'est dans les églises, j'en réponds. Si tu veux, nous irons voir demain?

—Pourquoi pas tout de suite?

—Il est trop tard. A cette heure l'église est déserte, il y fait sombre et tu aurais peur.

—Tu as donc été dans une église, toi, César?

—Je ne m'en souviens pas.

—On le dirait. Moi, je trouve bien extraordinaire que tu te souviennes comme cela de choses que tu n'as point vues.»

César et Aimée arrivèrent ce soir-là les premiers au logis; Joseph s'était, selon toute apparence, oublié au cabaret. C'était si bien dans ses habitudes qu'ils n'en parurent même pas surpris. N'ayant rien de mieux à faire en attendant qu'il lui plût de rentrer, ils s'accroupirent sur leurs talons dans un coin de la chambre, et là, dans l'obscurité, s'occupèrent joyeusement à bâtir des châteaux en Espagne. Avec la pièce d'or (en supposant qu'elle fût à lui et à Aimée) César achetait immédiatement des livres, et allait à l'école où il travaillait si bien qu'au bout de très-peu de temps, six mois au plus grand mot, il en sortait le plus savant de toute la classe. Alors il apprenait un état qui le faisait vivre honorablement, ainsi que sa soeur. Ce n'était pas plus difficile que cela! Quant à Aimée, un magnifique bébé qu'elle voyait depuis longtemps à l'étalage d'un marchand de jouets du boulevard et qui avait des dents et des cheveux pour de vrai, fermait les yeux pour dormir et les ouvrait en s'éveillant, demandait à manger lorsqu'il avait faim et même lorsqu'il n'avait pas faim, appelait son papa et sa maman selon qu'il lui plaisait de voir l'un ou l'autre, enfin un bébé charmant qui souriait sans partialité à toutes les petites filles et leur envoyait des baisers à travers la vitrine où il était exposé, suffisait à son bonheur. César la trouvait bien raisonnable. Mais quelque riche qu'on soit, il faut, si l'on veut être réellement heureux, savoir borner ses désirs.

Ils en étaient là lorsque des pas inégaux se firent entendre dans l'escalier; presque aussitôt la porte s'ouvrit avec fracas et Joseph entra suivi de Balthasar. César cacha prudemment sa pièce d'or dans la doublure de sa veste. C'était un misérable que Joseph, et un misérable de toutes les façons; paresseux, ivrogne, méchant, voleur, il avait tous les vices. Les enfants le craignaient et le détestaient, parce que pour un oui, pour un non, il les battait comme plâtre, selon l'expression des voisins, qui plus d'une fois étaient venus les arracher à sa fureur. Balthasar, de son côté, lui témoignait beaucoup de froideur et ne lui obéissait qu'en rechignant.

«Ah! vous voilà, vous autres, dit-il en découvrant mes amis dans un coin de la chambre. La journée a dû être bonne par un temps comme cela. Donnez-moi votre argent.»

Par malheur les pauvres petits, comme vous savez, avaient perdu une partie de l'après-midi à regarder jouer les enfants et à chercher la dame à la pièce d'or, et au lieu de deux francs que Joseph leur avait fixés comme minimum de recette, ils ne rapportaient que trente sous. Il allait se mettre en colère lorsque tout à coup il vit briller quelque chose sur la poitrine de César. L'enfant ignorait que le dessus de son habit, aussi clair que du canevas, permettait de voir la malheureuse pièce de vingt francs qu'il avait cru si bien cacher.

Joseph était muet de surprise.

«Une pièce d'or! s'écria-t-il enfin. Comment César, tu as de l'or!... et tu ne le dis pas tout de suite!... Voyons, donne-moi ça, mon garçon?

—Ce n'est pas à moi, dit César stupéfait.

—Aurais-tu la prétention de la garder?

—Je te dis qu'elle ne m'appartient pas; on me l'a donnée pour un sou; je le crois du moins.

—C'est trop fort!... Es-tu donc devenu tout à fait imbécile? Si on te l'a donnée, elle est à toi.

—Non, te dis-je....

—Allons! allons, pas tant de raisons. Si elle n'est pas à toi, elle est à moi, j'en fais mon affaire.»

Et Joseph se jeta brutalement sur le pauvre César qui, appuyé par Aimée et Balthasar, lui opposa d'abord une certaine résistance. Mais il n'est pas difficile à un homme de venir à bout de deux enfants de cet âge. Bientôt Joseph put s'emparer de la pièce de vingt francs, et il s'enfuit laissant César et Aimée étendus deci delà comme des choses inertes sur le plancher de la chambre. Certes ils étaient durs à la souffrance, leur tuteur les y avait habitués, mais jamais encore il ne les avait traités de la sorte et ils pensaient bien que cette fois, ils n'en reviendraient pas.

Heureusement c'était une erreur, et vers le matin, comme le jour commençait à poindre, ils reprirent un peu courage et se traînèrent sur leurs petits lits où un sommeil profond et bienfaisant ne tarda pas à s'emparer d'eux. Vous pensez bien qu'après une telle scène ils ne furent pas bercés par des rêves positivement enchanteurs, mais enfin leurs traits contractés par la terreur se détendirent un peu, et Dieu leur fit la grâce de se reposer jusque longtemps après le lever du soleil.




CHAPITRE III.

Ce que pense le père Antoine sur la manière dont on doit gagner sa vie.


Ce jour-ci était un dimanche, le beau dimanche de Pâques, si j'ai bonne mémoire; c'était fête partout, excepté dans le coeur de mes amis, lesquels, tristement assis sur le carreau de leur chambre, songeaient à leur misérable destinée, lorsque par la fenêtre—un châssis en tabatière—que Joseph avait oublié de fermer le soir précédent, ils remarquèrent que le ciel était pur et virent, pour la première fois cette année-là, des hirondelles aller et venir tout affairées sur les toits. Cela leur fit pronostiquer qu'on était enfin débarrassé des frimats et que la belle saison était définitivement arrivée. Ce leur fut une douce consolation, et bientôt l'espoir vint sécher leurs larmes et leur montrer l'avenir sous un aspect plus heureux. Ils se vêtirent, c'est-à-dire qu'ils rajustèrent tant bien que mal leurs habits sur leurs épaules, puis, après s'être consultés, décidèrent qu'ils sortiraient comme les autres jours, bien que Joseph n'eût point préparé leur provision quotidienne de fleurs.

Ils se dirigèrent vers le centre de Paris, cheminant comme ils en avaient l'habitude en se donnant la main. Balthasar les suivit. C'était la première fois que le brave chien les accompagnait, et cela les ravissait de le voir gambader autour d'eux; car dans sa joie, Balthasar oubliant qu'il était vieux, sautait et folâtrait avec la fougue et l'entrain de la jeunesse.

On descendit comme cela le jardin du Luxembourg, en faisant un détour pour visiter la pépinière, où la végétation, plus hâtive que dans les autres parties du jardin, offrait déjà aux yeux ravis de nos petits promeneurs une assez grande variété de fleurs, que faisait admirablement ressortir la verdure d'avril, si belle à voir en sa fraîcheur et sa jeunesse. César et Aimée, d'ailleurs, se plaisaient au milieu de ces arbustes presque tous indigènes, ou, du moins, qu'une longue acclimatation nous a rendus familiers. Ils en savaient les noms; c'étaient d'anciens amis. Ils aimaient aussi à voir les pêchers, les poiriers, les cerisiers, les amandiers se couvrir de fleurs; puis à considérer comment, en quelques mois, se formaient et mûrissaient les belles grappes de raisin qu'on apercevait au milieu du feuillage épais et dentelé de la vigne.

L'aspect de toutes ces choses, aussi belles qu'intéressantes, faisait rêver César; il lui semblait toujours qu'il les connaissait de longue date et pour les avoir vues ailleurs qu'à Paris.

Mes amis étaient fort au courant des différentes époques où mûrissaient les fruits de la pépinière, car tous les matins ils venaient les admirer, les convoiter peut-être, et juger des progrès qu'ils faisaient d'un jour à l'autre.

Ils savaient aussi que l'hiver était proche quand les arbres, dépouillés de leur récolte et n'ayant plus rien à abriter, laissaient tristement tomber leurs feuilles. César et Aimée n'aimaient point à voir la terre jonchée de ces débris de feuillages, que, contrairement aux autres enfants, ils ne prenaient aucun plaisir à écraser en les faisant crier sous la semelle de leurs souliers. Mais à l'époque dont je parle, le printemps commençait à peine et les deux enfants ne songeaient point, Dieu merci! aux dures gelées de décembre.

Ils prirent donc par la pépinière, s'arrêtant pour prodiguer aux gazouillements vulgaires du pierrot et aux vocalises brillantes et hardies du rossignol les mêmes applaudissements. Ils n'avaient pas assez d'expérience pour juger et comparer, et trouvaient les chants de l'un et de l'autre également admirables. En fait de jouissances, comme vous pouvez croire, ils n'avaient point été gâtés; c'est pourquoi tout leur semblait bon: ils n'étaient pas difficiles. N'importe, ils étaient heureux et c'était le principal, n'est-ce pas?

Après s'être suffisamment promenés, à leur idée, ils sortirent du Luxembourg par la grille de l'Odéon, et de là se dirigèrent tout droit vers la rue Saint-André-des-Arts. C'était un chemin qu'ils connaissaient de reste, car ils l'avaient fait plus d'une fois depuis le commencement de l'hiver. Ils pensaient rencontrer, dans cette rue, un brave et digne homme qui, par pitié, voulait bien leur porter quelque intérêt. «Comme nous serions heureux si, à la place de Joseph, c'était lui qui fût notre tuteur!» se disaient-ils souvent en admirant sa bonne et honnête figure encadrée de cheveux gris que recouvrait invariablement un bonnet de laine noir.

D'après cela, vous comprenez que ce n'était pas non plus un puissant personnage. Non, bien sûr. On l'appelait le père Antoine, et, tant que durait l'hiver, il faisait rôtir et vendait des marrons à la porte du marchand de vin dont la boutique fait le coin de la rue Saint-André des-Arts et de la rue Gît-le-Coeur. César et Aimée avaient fait sa connaissance un jour de détresse, un soir qu'ils avaient perdu leur chemin et erraient par là comme de pauvres âmes en peine, aveuglés par la neige et le grésil qui, tombant fin et dru, leur cinglaient le visage comme eussent fait des aiguilles. Le père Antoine, dont l'âme était bonne et accessible à la pitié parce que lui-même, dans sa jeunesse, avait connu la misère, les fit entrer dans son échoppe et se mit en devoir de les réchauffer et les consoler, leur promettant de les remettre bientôt dans leur chemin et même de les reconduire, s'ils craignaient encore de se perdre. Mais, tout en approchant leurs petites mains du fourneau, le bonhomme découvrit qu'ils étaient dans un grand état de faiblesse et qu'ils avaient encore plus besoin de nourriture que de bonnes paroles. Pauvre lui-même, il fit ce qu'il put et les réconforta de son mieux avec le reste de son déjeuner. Puis, en les quittant, il leur fit promettre, si un tel accident se renouvelait, de venir le trouver tout droit et sans hésitation. Je ne vous surprendrai sans doute pas beaucoup, mes petits lecteurs, en vous disant qu'ils auraient pu se rendre souvent à l'invitation du père Antoine. Joseph oubliait deux ou trois fois par semaine, au moins, de leur donner à dîner ou à déjeuner. D'un autre côté, il les avait tant et tant menacés de les faire mettre en prison s'ils touchaient à l'argent de leur recette, qu'ils n'osaient en distraire un sou pour acheter du pain. Cependant, guidés par un sentiment de délicatesse instinctive, ils mettaient beaucoup de discrétion dans leur conduite et ne venaient trouver le brave homme qu'à la dernière extrémité.

Ils se dirigèrent donc vers la rue Saint-André-des-Arts, comme je vous ai dit; mais hélas! un immense désappointement les y attendait: le père Antoine n'était plus dans son échoppe. Ce qu'ils ressentirent en présence de ce nouveau malheur est impossible à exprimer. Ils n'en pouvaient croire ce qu'ils voyaient, et restaient là sans bouger, tout droits sur leurs jambes et les yeux fixés sur cette pauvre petite place où se tenait jadis leur Providence. Les pauvres innocents! ils ne savaient point que, contrairement aux hirondelles, les marchands de marrons émigrent dès les premiers beaux jours. Eux qui vivaient dans la rue, et devaient, malgré leur jeune âge, y faire tant d'observations, ils n'avaient point remarqué cela.

Le premier moment de stupeur passé, ils fondirent en larmes. C'était navrant de les voir comme cela, rangés côte à côte sur le trottoir qu'ils encombraient!

Balthasar, assis entre eux deux, fixait alternativement sur l'un et sur l'autre des yeux si profondément attristés, qu'on eût dit qu'il pleurait lui-même. Mais personne ne faisait attention à tant de désespoir; c'était dimanche, comme vous savez; les bonnes gens pressés de se rendre à la promenade ou de jouir de leur liberté, allaient et venaient sans s'occuper les uns des autres. César et Aimée étaient là se désespérant depuis un grand quart d'heure, lorsque le timbre d'une voix bien connue vint frapper leur oreille; ils s'avancèrent et virent alors chez le marchand de vin le père Antoine endimanché qui, un énorme morceau de pain à la main, déjeunait de bon appétit, debout près du comptoir, en causant avec la marchande. Lui, tout d'abord, ne les vit pas. Quant à eux, un peu calmés à la vue inespérée du brave homme, mais tout intimidés par les beaux habits dont il était revêtu, ils n'osaient lever les yeux sur lui et se contentaient de le regarder en dessous. Antoine avait fait cette superbe toilette parce qu'il se disposait à partir; comme il était fier, il ne voulait pas en voyage être pris pour un paresseux, un vaurien ou un homme sans ordre qui ne sait pas économiser quelque argent pour se vêtir honorablement. Mais mes amis, qui ignoraient tout cela, ne parvenaient point à s'expliquer cette belle veste et ce beau pantalon de velours, et ces rustiques souliers auxquels le cordonnier avait prodigué les clous, et cet ample chapeau de feutre au lieu du bonnet des jours ordinaires. Cela ne dura pas longtemps ainsi, parce que Balthasar, qui voyait sans doute ce qui se passait dans l'esprit de ses jeunes maîtres, se mit à japper bruyamment et, tout de suite, le père Antoine se retourna pour voir ce que c'était.

«A la bonne heure! s'écria-t-il en apercevant les deux enfants. Je me disais bien que je ne pouvais quitter Paris et faire un bon voyage sans avoir, auparavant, embrassé ces deux petites créatures-là!»

Il les fit entrer et partagea bravement son pain avec eux.

«Bon! fit-il, en répondant aux regards surpris de la marchande, j'en avais quatre fois trop.... N'est-il pas honteux qu'un seul homme engloutisse à son repas ce qui peut suffire à trois personnes?»

Puis s'adressant aux enfants:

«Çà, mes petits, leur dit-il avec bonhomie, nous allons nous séparer, mais pas pour toujours. S'il plaît à Dieu, je reviendrai encore dans six mois par ici vendre des marrons aux Parisiens. Mais, pour le moment, la saison est close, et il me faut retourner au pays.... A l'été, moi, je suis comme les grands seigneurs, et ne saurais vivre autre part que dans les champs, avec nos bêtes et les oiseaux du bon Dieu. Que voulez-vous? je ne suis pas subtil de mes dix doigts; et Paris, où tant d'autres gagnent des cents et des mille, ne m'offre que la ressource de balayer ses ordures. Merci! Je suis trop délicat pour accepter.... J'aime un million de fois mieux sarcler nos champs ou faner au soleil l'herbe de nos prairies, dont la bonne odeur, quand vient le soir, nous console des fatigues du jour.»

Mes amis le regardaient avec admiration; jamais encore ils n'avaient entendu si bien parler et dire de si belles choses.

«Mais je m'aperçois, reprit le père Antoine, que la joie me rend bavard et égoïste.... C'est que vraiment on ne peut se défendre d'être heureux à l'idée qu'on va revoir son vieux clocher; puis sa petite maison, un trou, une cabane.... Dame! au point de vue de l'argent, ça ne vaut pas grand'chose;... mais on y est né, et on rêve d'y mourir; puis les vieux amis qu'on a laissés au départ, et qui vous attendent là-bas, et enfin les petits-enfants, les enfants des enfants, quoi!... Il y en a de votre taille, puis d'autres qui sont plus grands, et d'autres encore qui sont plus petits. Ils sont là, je ne sais combien vraiment, de tous les âges et de toutes les hauteurs, qui accourent à ma rencontre à qui sera embrassé le premier. Moi, qui suis, pour certaines choses, plus faible qu'une femme, ça me rend heureux et ça me fait pleurer.... On n'a pas idée de ces choses-là quand on n'y a point passé.... Enfin! c'est en souvenir de tout ce petit peuple que je me suis attaché à ces deux-là.»

Tout en causant, le brave homme regardait tour à tour la marchande et les enfants; mais on voyait bien qu'il s'adressait surtout à lui-même.

«Vous ne pouvez pas me comprendre, vous autres, dit-il à mes amis. Quant à la campagne, elle vous est inconnue. Qui donc vous aurait appris combien il est bon de contempler tous les jours un ciel à perte de vue, des bois, des champs, des prairies, des rivières, des chemins poudreux, des berges gazonnées de pâquerettes que le bon Dieu prend la peine de semer lui-même? Personne, n'est-ce pas?»

Pendant que le père Antoine achevait son frugal repas, la boutique du marchand de vin s'était remplie. Toutes les connaissances du brave homme, tenant à lui souhaiter un bon voyage, étaient venues lui serrer la main avant son départ. Tous avaient un souvenir et un souhait pour le pays. On parlait des vieux amis; de ceux qui vivaient toujours et de ceux qui n'étaient plus.

«Tu reverras Martial, disait l'un; est-il bien vieilli? a-t-il beaucoup de petits-enfants? son fils est-il soldat?....

—Et le père Léonard, disait un autre, comment porte-t-il ses quatre-vingts ans?

—Et Jean! disait encore un autre, est-ce que tu verras Jean? On dit qu'il fait du charbon dans la forêt de Fontainebleau.

—Ah! oui, Jean, répétait-on en choeur, quel bon camarade il faisait dans le temps!... Si tu vas le voir en passant, donne-lui donc une bonne poignée de main de ma part,» etc., etc.

Balthasar, ému sans doute de voir tous ces braves gens réunis, allait de l'un à l'autre, leur prodiguant les avances et les amitiés. On lui fit fête sans se demander à qui il appartenait ni d'où il venait. Sa bonne et intelligente physionomie lui tenait lieu de passe-port. Enhardi par ce bienveillant accueil, et sans doute aussi pour montrer aux amis du père Antoine que leurs caresses ne s'égaraient point sur un caniche ingrat, il se mit joyeusement, et sans y être invité, à exécuter quelques-uns de ses tours les plus simples, comme de se ramasser en boule et de rouler sur lui-même à l'imitation des clowns qui font la culbute; de s'étendre tout de son long sur le parquet pour contrefaire le mort; de courir, en allongeant précieusement les jambes, et bondir par-dessus des obstacles—obstacles imaginaires, puisque Joseph n'était pas là pour lui en tendre de réels—comme un cheval de course qui franchit des barrières. On avait pris goût à ces jeux et on y applaudissait, ce qui encourageait et animait Balthasar; il se sentait apprécié. A la fin, tout essoufflé et la poitrine haletante, il disparut, mais pour reparaître presque aussitôt une assiette entre les dents. Alors, entraîné sans doute par l'habitude, ou poussé par tout autre motif que j'ignore, il fit le tour de la salle en s'arrêtant respectueusement devant chacune des personnes présentes. Il recueillit environ cinquante centimes qu'il s'empressa de rapporter à ses jeunes maîtres; lesquels, n'osant se montrer devant tout ce monde, se cachaient timidement derrière le père Antoine.

«Çà, leur dit le brave homme, ce chien est-il donc à vous!

—Oui, répondit Aimée en caressant le caniche, c'est notre ami Balthasar et nous l'aimons bien.

—Il le mérite; je ne crois pas avoir jamais vu un chien si habile, et je pense que vous pourrez en tirer de l'argent; mais si vous m'en croyez, c'est autrement que vous chercherez à gagner votre vie. Le métier que vous faites là, voyez-vous, c'est un métier de mendiants.

—D'ordinaire, Balthasar ne nous suit pas; ce n'est pas avec nous qu'il travaille, mais avec Joseph.

—Qui ça, Joseph?

—Notre tuteur ... Notre métier, à nous, c'est de vendre des fleurs dans la rue....

—Oui, oui, je sais. Mais ce n'est pas encore là ce qu'il faudrait faire.... Écoute, César, à ton âge, j'allais aux champs garder les chèvres et les moutons de nos voisins. J'y gagnais mon pain quotidien et cent sols par mois. C'était peu, mais j'en faisais assez. Avec cela, tu penses, je n'avais pas souvent des culottes neuves, et comme ma belle-mère,—j'avais une belle-mère, moi,—ne me raccommodait jamais les vieilles, il n'y avait pas de danger qu'on me prît pour un fils de millionnaire. Mais des vêtements déchirés, c'était la moindre des choses et j'allais avec cela comme à vide. Seulement, mon petit, ici s'arrêtait mon insouciance; quoique bien jeune, j'aurais eu honte de mendier. Au pays, on regarde cela comme un déshonneur, et on a raison; car un coeur bien placé ne se résigne pas aisément à vivre aux dépens d'autrui.... Oh! quand on ne peut pas faire autrement, quand on est infirme, je ne dis pas.... N'importe, c'est toujours un malheur!... Mais pour un homme solidement établi et qui possède ses membres au grand complet,... c'est le dernier des derniers; on ne peut descendre plus bas,... à mon sens, du moins. Ce que j'en dis n'est pas pour moi,—il ne m'appartient pas de me proposer en exemple,... je ne serais d'ailleurs qu'un triste modèle à imiter, car je n'ai point fait fortune,—mais pour vous, qu'il me peine de voir traîner une si misérable existence. Je sais bien, mon Dieu, que mes paroles sont inutiles pour le moment;... à votre âge, on ne peut rien par soi-même, et votre tuteur ne me paraît pas homme à écouter mes raisons.... N'importe, je suis d'avis qu'on fait bien, lorsque l'occasion s'en présente, de laisser tomber quelque semence dans une terre fertile peut-être, quoique mal préparée, et qui sans cela pourrait demeurer à jamais improductive. La bonne saison venue, Dieu aidant, il lèvera toujours quelques touffes de bon grain, et c'est autant de gagné.... Mais nous reparlerons de cela dans six mois. En attendant, priez Dieu pour qu'il ne vous abandonne pas, et tâchez de conserver les bonnes qualités qu'il vous a données.»

Ce disant, le brave homme boucla sa valise et la mit sur son dos comme un sac de soldat; puis, ayant embrassé les deux enfants, il prit dans un coin de la boutique son bâton de voyage et partit en faisant résonner sur le pavé les nombreux clous de ses souliers. Nos amis, et Balthasar avec eux, debout sur le seuil, le regardaient tristement s'éloigner; mais au détour d'une rue, il disparut, et tous trois se retrouvèrent cette fois réellement seuls et abandonnés.




CHAPITRE IV.

César et Aimée devant l'église Saint-Séverin.


Le père Antoine leur avait dit de prier Dieu; c'était la deuxième fois depuis deux jours que la même recommandation leur était faite, et cela les préoccupait beaucoup, parce qu'ils ne savaient pas prier. Pourtant, après s'être consultés ils prirent congé de la marchande de vin, qui s'était montrée bonne pour eux, et se rendirent à l'église Saint-Séverin. Mais retenus par une extrême timidité, ils s'arrêtèrent devant le portail, et là, le visage collé sur les barreaux de la grille, regardèrent en silence les fidèles qui entraient et sortaient, leur livre de messe à la main; puis un mendiant assis sur un escabeau près de la porte, et une mendiante, sa femme sans doute, qui se tenait sur un autre escabeau. L'homme était aveugle,... d'après un écriteau qu'il portait sur la poitrine, mais nous n'oserions affirmer qu'il le fût réellement. La femme avait les poignets retournés; ce qui ne l'empêchait point de secouer avec une persistance effrontée, sous le nez des gens qui passaient devant elle, un large gobelet d'étain dans lequel deux ou trois gros sous faisaient un tapage agaçant. L'homme gardait une immobilité de statue.

Nos amis étaient là depuis quelques minutes, lorsque leur extérieur misérable excita la compassion de deux dames, lesquelles glissèrent dans la main d'Aimée une légère aumône.

«Qu'est-ce que c'est, demanda l'homme en se détournant, on nous fait de la concurrence?

—Si vous ne partez pas, ajouta la femme aux poignets retournés, je vous tire les oreilles! Qui est-ce qui vous a donné la permission de vous planter là et de recevoir les aumônes qui nous sont destinées?... Ça ne va pourtant pas déjà si bien, ajouta-t-elle en regardant son compagnon.

—Attendons la sortie de la grand'messe; toutes les dames du quartier y sont entrées.

—Peuh! qu'est-ce que tout cela?

—Le beau temps va les disposer en notre faveur et leur faire délier les cordons de leurs bourses.

—Laisse-moi donc tranquille!... Elles vont rester là des heures à causer, à secouer leurs jupes, à encombrer le portail de telle façon que les bonnes gens qui nous assistent les autres dimanches ne nous verront seulement pas.

—C'est pas tout ça!... Il y a déjà cent fois que je te le dis et te le répète, ce sont les quêteuses de l'intérieur qui nous font du tort.

—On en fourre partout, c'est vrai,... et des enjôleuses!... Faut les entendre dire avec leur petite voix flûtée, «Pour les pauvres!...» On croirait qu'il s'agit de leurs propres intérêts, parole d'honneur! Avec tout ça, les sous qu'on leur donne ne tombent point dans nos gobelets.

—C'est une injustice, une indignité!...

—Je le sais aussi bien que toi....

—Ça devrait être défendu!...

—Quand tu me chanteras toujours la même histoire!... Est-ce que j'y peux quelque chose, moi?

—Que veux-tu? on dit ce qu'on pense.

—Oui, mais c'est aux oreilles de M. le curé qu'il faudrait corner ça.»

En ce moment passait une dame; la mendiante secoua son gobelet.

«Combien t'a-t-elle donné? demanda l'homme.

—Deux centimes!... tout cela!

—Elle fait ce qu'elle peut, c'te femme.

—Parbleu! c'est gênée....

—Tous les dimanches tu as son offrande.

—Elle est jolie, l'offrande.... Ça dépense trop pour sa toilette. Quand on n'a pas le moyen de donner plus de deux centimes, on ne porte pas de robes de soie.

—Qu'est ce que ça te fait?

—A moi? Rien; je m'en moque.... Mais ça vous révolte de voir ces choses-là.»

Il sortait un monsieur qui donnait le bras à une charmante jeune fille. La mendiante s'enfonçant sous sa capeline et mettant ses poignets en évidence, prit un air piteux et dit d'une voix larmoyante:

«Ayez pitié d'une pauvre femme qui ne peut se servir de ses mains; et d'un pauvre homme que le feu du ciel a rendu aveugle!»

A votre âge, mes petits lecteurs, on doit sympathiser avec toutes les infortunes; pour rien au monde, je ne voudrais vous froisser dans vos sentiments de charité, ou vous mettre en garde contre la sensibilité si naturelle de votre coeur d'enfant. C'est pourquoi je vous prie instamment de ne pas juger des malheureux qui vous tendront une main suppliante d'après les êtres indignes d'intérêt qu'à mon grand regret, je viens de vous présenter. Du reste, les enfants qui voudraient que leur pitié ne fût pas surprise quelquefois, devraient se résigner à ne jamais faire l'aumône, ce qui serait triste pour eux et cruel pour les pauvres. Donnez donc votre sou. Si par hasard un doute vous traversait l'esprit, dites-vous qu'il vaut mieux se tromper dix fois que de laisser un seul instant une misère vraie sans être secourue. Encore un mot: parmi les misérables, il en est qui sont jeunes et auxquels l'avenir promet de nombreuses années. A ceux-là, il ne suffit pas de donner votre sou; il faut encore les aider à sortir de la misère. C'est difficile. Cependant on y réussit quelquefois en s'adressant à leur intelligence, en leur indiquant les ressources qu'ils peuvent trouver en eux-mêmes; en leur inspirant de la confiance en Dieu et en leur destinée. Et, croyez-moi, vous aurez plus de mérite à cela qu'à les combler d'aumônes jusqu'à la fin de leurs jours.

Le monsieur et la jeune demoiselle qui sortaient de l'église laissèrent tomber quelque menue monnaie dans le gobelet de l'aveugle et dans celui de sa compagne; puis, mes amis, avec leur mine à la fois craintive et sauvage, attirèrent l'attention de la jeune fille.

«Et ces pauvres enfants, mon père, dit-elle, ne leur donnerez-vous rien? Voyez comme ils ont l'air timide!»

Le monsieur donna cinquante centimes à César, qui, au lieu de dire merci! se prit à rougir. L'enfant avait encore toutes fraîches dans l'esprit les paroles du père Antoine.

«Ah! çà, vous autres, s'écria la mendiante lorsque le monsieur et la jeune fille se furent éloignés, allez-vous bientôt partir, avec votre air timide?

—Nous sommes venus pour la messe, dit Aimée, et non pour vous faire du tort.

—Il y paraît!... Pour la messe!... Vous l'entendez d'ici, la messe, n'est-ce pas?... Allons, allons, quittez la place tout de suite, et faites en sorte qu'on ne vous revoie plus,... ou bien vous aurez de mes nouvelles.»

Ce disant, elle s'était levée. Mes amis, effrayés, se sauvèrent en emportant le regret de n'avoir pu pénétrer dans l'église et prier Dieu pour l'enfant de la dame à la pièce d'or.




CHAPITRE V.

Fuite de mes amis.


Ils marchèrent longtemps à l'aventure et par des chemins qu'ils ne connaissaient pas. C'était Balthasar qui les conduisait.... Enfin ils se trouvèrent dans la campagne. Alors, effrayés de leur audace et fatigués, ils s'assirent sur le bord d'un fossé pour se reposer et réfléchir.

Quand je dis qu'ils se trouvaient dans la campagne c'est une manière de parler, car vous savez aussi bien que moi qu'on ne peut appeler ainsi que par complaisance les quelques champs qu'on rencontre, au sortir de Paris, entourés de maisons blanchâtres, de fabriques et de carrières de moellons. Mais, pour Aimée, c'était nouveau et elle s'extasiait sur toutes ces abominations avec une bonne foi qui vous eût fait sourire. Elle rappelait, moins la suffisance et la fatuité, le rat de la fable lorsqu'il sort de son trou pour la première fois.

«Voilà donc, s'écriait-elle, les champs, les bois, le ciel dont nous parlait le père Antoine!... Que tout cela est beau! n'est-ce pas, César?

—La campagne que je vois dans mes rêves, répondait César, est bien autrement belle et imposante que celle-ci: figure-toi, Aimée, de grands espaces, aussi loin que ta vue peut s'étendre et bien au delà encore, entièrement couverts de verdure, où, de distance en distance, des troupeaux de boeufs et de moutons paissent de l'herbe dont les fleurs sont roses et presque aussi parfumées que nos violettes; puis des bois dont on ne découvre jamais la fin, des montagnes de rochers entassés les uns sur les autres jusqu'au ciel, et au bas de ces rochers des ravins si profonds qu'on ne peut y jeter les yeux sans avoir le vertige.

—Il n'y a donc pas de maisons?

—Oh! si, mais toutes petites et non pas blanches comme celles-ci; de loin on n'en découvre que le toit qui sort des arbres.... N'est-ce pas, Aimée, que c'est bien extraordinaire de rêver toujours de ces choses-là?

—Oui, bien sûr....

—Et toujours les mêmes. Rien ne change; c'est toujours les bois, les champs et les montagnes, que je te dis. Puis, dans ces bois, où par endroits l'ombre est si épaisse qu'on dirait qu'il y fait nuit, même au milieu du jour, des hommes, à l'aide de grosses cordes, tirent, pour les faire tomber, sur des arbres dont on a coupé les racines et qui sont encore plus hauts que les plus hautes maisons de Paris. Plus loin, dans les montagnes, d'autres hommes fendent les roches et les divisent en fragments comme ces pavés que tu vois entassés ici près de nous. A un certain moment, les ouvriers prennent leur repas, ils sont tous réunis sur une plate-forme gazonnée, non loin de leur travail; un d'entre eux, un seul, est assis sur un rocher à côté d'une jeune femme;... tout à coup l'homme et la femme disparaissent dans un nuage d'épaisse fumée, on entend une explosion terrible, et de tous côtés partent des cris d'effroi.... puis....

—Puis?

—Puis je ne sais plus. Lorsque j'en suis là de mon rêve, j'étouffe, il me semble que je veux crier aussi; mais je ne le puis, et les efforts que je fais m'éveillent....

—Toujours au même endroit?

—Toujours.»

Balthasar s'était approché des enfants et avait écouté ce qu'ils disaient avec une attention singulière; puis il se mit, lorsque son jeune maître eut cessé de parler, à pousser des hurlements plaintifs.

«Fais-le donc taire, dit Aimée; cela me fait pleurer, moi, de l'entendre gémir de la sorte!

—Oh! fit César avec stupeur, il me semble que Balthasar y était!... Dis donc, Aimée, si tout cela était arrivé?...

—On le dirait....

—Mais non, c'est impossible, puisque nous sommes des enfants trouvés!

—C'est Joseph qui dit cela.

—Qu'en penses-tu, toi, Aimée?

—Moi! je n'en pense rien, je ne sais pas....»

C'est en causant ainsi que mes amis, sans s'arrêter autrement que pour s'asseoir et se reposer quelques minutes lorsqu'ils se sentaient trop fatigués, firent plusieurs lieues et gagnèrent un endroit appelé Orly. Jusque-là ils avaient marché sans inquiétude; le grand air leur donnait des forces, et ils ne songeaient point que la nuit pouvait les surprendre dans la campagne. Cependant, depuis qu'ils étaient hors de Paris, le soleil n'avait cessé de descendre; en ce moment, il semblait presque toucher la terre; encore quelques instants et il allait disparaître. Mais César et Aimée ne s'en préoccupaient point; ils étaient frappés par le spectacle inattendu qui s'offrait à leurs yeux: devant eux, tout à fait à l'horizon et dans une immense étendue, le ciel paraissait incendié, tandis qu'un orage, que le vent avait chassé de l'ouest à l'est, plongeait dans l'obscurité tout l'horizon opposé. Au levant c'était presque la nuit, au couchant c'était une clarté admirable, indescriptible et qui convertissait tout en or: la toiture des maisons, les feuilles des arbres, les vitraux d'une église qu'on apercevait au loin, l'eau des fossés qui bordaient la route et la poussière des chemins. Mes amis, qui jusqu'alors avaient cru que le soleil était couché lorsque les hautes maisons de la rue de Rivoli le dérobaient aux yeux des Parisiens, trouvaient ce spectacle si beau que pour le contempler plus à l'aise ils s'assirent sur une berge, les jambes pendantes parce qu'ils étaient fatigués, et le corps orienté de telle façon qu'ils pussent, rien qu'en détournant la tête et sans se déranger autrement, regarder à l'ouest et à l'est. Mais tout doucement le jour s'éteignit, et la nuit les surprit comme ils admiraient encore une ligne rosée qui semblait fermer le ciel à l'endroit où le soleil venait de disparaître. Aussi, lorsqu'ils reportèrent leurs yeux éblouis sur d'autres objets, furent-ils saisis par une soudaine frayeur. L'obscurité glaçait d'épouvante ces pauvres enfants qui n'avaient jamais vu la nuit ailleurs qu'à Paris et éclairée par des milliers de becs de gaz.

Bien qu'ils eussent l'espoir d'atteindre en moins d'un quart d'heure les premières maisons d'un village qu'ils avaient vu sur leur droite lorsqu'il faisait encore jour, ils se remirent en marche avec moins de confiance et d'ardeur qu'auparavant Balthasar, au lieu de vagabonder comme il avait fait toute la journée, s'était rapproché d'eux, et, comme s'il eût été lui-même sous l'influence de la crainte, il marchait d'un pas tranquille et jetait à droite et à gauche des regards furtifs qu'il ramenait sans cesse à ses jeunes maîtres. Tous trois gardaient un silence qui ne contribuait pas peu à les effrayer; ils ne savaient point que, pour chasser la peur, il suffit souvent de faire du bruit soi-même.

Ils se taisaient donc. Cependant la journée n'était point finie; on entendait encore au loin des voix qui se répondaient et des éclats de rire que l'écho de la vallée répétait d'une façon enfantine. C'étaient des gamins qui jouaient dans la rue de quelque village voisin. On entendait aussi par intervalle les aboiements féroces des bouledogues qu'on lâche la nuit dans les châteaux et les fermes pour monter la garde et courir sus aux malfaiteurs. Balthasar y répondait par de sourds grognements; il aboyait tout bas. Le brave et fidèle animal distinguait bien dans tout ce tapage plus d'une provocation à son adresse; mais en sa qualité d'étranger au pays, il ne voulait point engager de discussion où il se sentait vaincu d'avance. Allez donc, lorsque vous n'êtes qu'un pauvre caniche maigre et efflanqué, lutter de verve et de poumons avec de telles gens, et donner la réplique à des individus qui mènent une vie de pacha et sont nourris comme des rentiers. Et puis, qui sait?... Peut-être ne voulait-il pas compromettre les malheureux enfants en attirant sur eux l'attention de quelque garde-champêtre attardé dans la campagne?

Un moment ils entendirent marcher derrière eux; la même crainte les saisit tout à coup; ils s'imaginèrent que Joseph les poursuivait, et, instinctivement, ils se jetèrent sur le côté de la route. Un homme passa tout tranquillement sans leur adresser la parole, sans les voir peut-être. Mais toutes ces vaines frayeurs leur donnaient la fièvre, et, s'il vous eût été permis de leur appuyer votre main sur la poitrine, vous eussiez senti leur pauvre petit coeur qui battait à coups précipités, absolument comme celui de ces malheureux oiseaux qu'il vous arrive quelquefois de tenir captifs entre vos mains naïvement cruelles. Heureusement ils entraient dans un village et la vue des gens qui allaient et venaient les rassura un peu. Mais cela ne suffisait pas; ils étaient fatigués et ne savaient point encore s'ils trouveraient un abri pour se reposer où s'ils devaient dormir à la belle étoile.




CHAPITRE VI.

Florentin et Florentine.


Ils passaient devant une de ces petites et jolies maisons de campagne comme il s'en rencontre tant aux environs de Paris. Une petite fille accompagnée d'une servante, en sortait; mes amis s'arrêtèrent pour admirer sa gracieuse tournure et le joli visage qu'à la lueur d'une lanterne elle montrait sous une capeline en soie bleue.

«Oh, ciel! fit cette jolie demoiselle avec une petite voix maniérée, que font là ces enfants? Les connaissez-vous, Marie?

—Voyons, dit la fille, en leur mettant la lanterne sous le nez.... Oh! pour ça non, mam'zelle, ils ne sont pas du village.

—Ne les éclairez plus, Marie; ils ont de trop vilaines physionomies; on dirait de petits brigands.

—Le fait est qu'ils sont loin d'inspirer de la confiance. Je sais bien qui ne leur donnerait pas sa bourse à garder, moi.

—Que font-ils par ici?

—Pardine! ça cherche à voler.

—Vous croyez, Marie?

—Ah! bien, si je le crois? Mais j'en suis sûre, mam'zelle. Et il n'est pas déjà si rassurant de les voir rôder comme cela autour de la maison.

—Renvoyez-les au plus vite, alors.

—C'est ce que je vais faire.»

Puis, s'adressant aux enfants qui n'avaient pas l'air d'entendre:

«Allons, allons, portez vos méditations ailleurs, vous autres.

—Ils ne vous comprennent point.

—C'est possible; alors je vais leur parler un meilleur français. Çà, cria-t-elle, on vous prie de déguerpir, si vous ne le faites pas tout de suite, vous aurez affaire à moi.

—Nous ne vous gênons pas, dit Aimée, qui, plus décidée que César, prenait la parole dans les occasions critiques.

—Voyez, mam'zelle, comme ils ne comprennent point. Et ça ose répondre!... On ne saurait croire jusqu'où peut aller l'audace de ces petits misérables; on ne ferait que son devoir en les souffletant.

—Assez, Marie, assez, ne les frappez point, donnez-leur quelque argent, et ils s'éloigneront peut-être. Il faut en finir, je ne puis passer ma soirée ici.»

La servante jeta dix centimes au visage de César et disparut avec son impertinente maîtresse. Quant à mes amis, sans essayer de chercher les dix centimes, qu'il eût, du reste, été impossible de trouver, tant la nuit était devenue épaisse, ils continuèrent à marcher dans la rue, plongeant dans les maisons dont les volets étaient encore ouverts, des regards profondément découragés.

Ils se demandaient si aucune de ces demeures ne voudrait s'ouvrir pour les recevoir, et s'ils étaient condamnés à passer la nuit dehors. Il fallait cependant bien peu de chose pour ramener la sécurité dans leur pauvre coeur et à en chasser toutes les appréhensions et toutes les angoisses que la peur y avait fait naître: le coin le plus obscur d'une de ces grandes cuisines où l'on voyait des chats et des chiens se prélasser aux meilleures places, se chauffer le ventre et le museau à la flamme joyeuse et turbulente du foyer, en compagnie de vieillards et d'enfants qui jouaient et devisaient entre eux! Tout doucement César et Aimée se faufilèrent le long des maisons pour mieux voir ce qui s'y passait. C'était indiscret, mais ils n'en savaient rien; et, d'ailleurs, tout cela était si nouveau, et tous ces logis si différents de celui de Joseph!... Une fenêtre plus vivement éclairée que les autres captiva bientôt exclusivement leur attention. Par cette fenêtre on pouvait explorer dans tous ses recoins une de ces grandes salles qui, dans les maisons de paysans, tiennent lieu tout à la fois de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. Une femme jeune encore, les manches et la jupe retroussées, tenait un poêlon sur le feu, pendant qu'un petit garçon et une petite fille, du même âge à peu près que mes amis, promenaient à tour de rôle, en le dodelinant sur leurs bras, un gros marmot de sept à huit mois qu'on avait déjà habillé pour la nuit. Quand ce bébé manifestait quelque impatience, le frère et la soeur lui faisaient toutes sortes de mines, lui chantaient une belle chanson, ou bien lui disaient de ces riens qui n'ont aucun sens, mais qui font tant rire les bébés de cet âge. César et Aimée ayant compris tout de suite que c'étaient là de braves enfants, prenaient un plaisir extraordinaire à les voir se promener de long en large dans la chambre. Mais, à plusieurs reprises, leur regard se croisa avec celui de la maman, laquelle, ne devinant pas ce que c'était, dit à ses enfants:

«Voyez donc un peu ce qui fait de l'ombre à la fenêtre!»

Mes amis, qui avaient entendu, s'éloignèrent de quelques pas.

«Rien, maman, il n'y a rien,» répondirent les petits villageois, après avoir jeté un coup d'oeil dans la rue.

Un peu après, elle prit le bébé pour le faire souper et dit encore:

«Pour sûr, il y a quelqu'un à la fenêtre. Allez dehors, vous pousserez les volets.»

César et Aimée songèrent à fuir, mais je ne sais quoi les tenait cloués là, près de cette maison.

Quant aux petits villageois, ils entr'ouvrirent la porte avec précaution, et aussitôt la refermèrent vivement.

«Quoi donc? fit la mère.

—Maman, répondirent-ils d'une voix étouffée, il y a un homme.

—Bon! faut-il avoir peur pour cela? C'est sans doute votre père; ouvrez-lui.»

Il fallut bien s'exécuter. Cette fois, ils sortirent tout à fait, mais rentrant presque aussitôt:

«Maman, ma chère maman, s'écrièrent-ils, venez donc voir, c'est un petit garçon et une petite fille.»

La maman sortit.

«C'est ma foi vrai! fit-elle comme en se parlant à elle-même. Et à cette heure.... Comment cela se fait-il?... Ils me font l'effet de petits poussins qui se seraient perdus dans l'herbe en courant après les insectes et n'auraient pu retrouver le nid de leur mère. Ah! ça, petits, leur dit-elle, approchez donc un peu qu'on vous voie!»

César et Aimée, suivis de Balthasar, vinrent se placer dans la clarté que le feu envoyait jusque dans la rue par la porte toute grande ouverte. Ils ne brillaient point, je vous assure, dans cette lumière à la Rembrandt.

«Dieu du ciel! comme ils sont faits! s'écria la jeune femme en découvrant de quelle misérable façon ils étaient vêtus. Et dire que ce sont là de petites créatures du bon Dieu!... Allons, entrez tout de même, on verra....»

Nos amis, comme vous pensez bien, ne se firent point prier.

La villageoise leur assigna pour s'asseoir un banc de l'autre côté de la table, où elle-même avait pris place avec le bébé.

Quant aux enfants, ils vinrent se poster tous deux en face de César et d'Aimée, et là, les mains derrière le dos, se mirent à examiner mes amis en silence et avec cette curiosité naïve et indiscrète particulière aux enfants à qui l'éducation n'a pas appris à vivre selon l'usage du monde. Puis, de temps en temps, ils se regardaient en se faisant des signes avec les yeux pour se communiquer leurs impressions. Mes amis, de leur côté, leur rendaient la pareille et les examinaient aussi, mais plus timidement, un peu en dessous, il faut bien le dire, ce qui ne les empêchait point de voir combien tous deux étaient gentils, la petite fille surtout.

Elle avait de bonnes joues rondes et fermes que le grand air avait légèrement brunies, et une forêt de cheveux blonds qui s'échappaient de son petit bonnet, tout autour de la tête, par centaine de boucles, rangées les unes de ci, les autres de là, au caprice du vent, sans ordre et sans art. Oui, certes, elle était gentille, et vous n'auriez pas dit le contraire si, comme César et Aimée, vous aviez pu admirer sa petite bouche qui souriait avec tant de finesse et de naïveté, et ses grands yeux si expressifs qu'on eût dit qu'ils parlaient, et son nez en l'air, et le petit bout de ses jolies oreilles où étaient accrochés de beaux pendants d'or en forme de poires; puis sa belle robe de tartanelle, puis son beau tablier de mérinos, puis son joli bonnet des dimanches!... Après cela, peut-être que vous n'aimez que les petites demoiselles qui ont le teint trop pâle, les traits trop délicats et la taille trop effilée.... Je ne veux point nier qu'elles soient intéressantes et n'ai point la prétention de contester la légitimité de votre goût; mais enfin vous conviendrez qu'il y a des beautés de plusieurs sortes, et que les enfants dont la santé est robuste, la mine appétissante et l'humeur aimable, ne sont pas à dédaigner.

«Voyons, dit la maman lorsque le bébé fut couché, vous allez me dire qui vous êtes et pourquoi nous vous avons trouvés à pareille heure dans la grand'rue de notre village?»

César raconta tant bien que mal comment ils avaient quitté Paris.

«Dieu du ciel! s'écriait la jeune femme que la brutalité de Joseph faisait frémir, est-il possible que la terre nourrisse des monstres comme cela?»

Elle résolut de garder chez elle jusqu'au lendemain ces pauvres abandonnés, et se mit sur-le-champ à préparer le repas du soir, car elle voyait bien qu'ils étaient exténués et ne pourraient, sans souffrir, rester plus longtemps sans prendre de nourriture.

Alors entra un homme âgé de trente-cinq ans à peu près. Il était grand et bien pris dans ses membres, qu'il portait cependant avec une certaine lourdeur, comme les individus que les rudes travaux des champs ont de bonne heure courbés sur la terre. Le petit garçon et la petite fille coururent à sa rencontre, il les embrassa avec effusion. César comprit qu'il était le maître du logis. C'était un bon père et un honnête homme, on le voyait bien; et malgré la pesanteur de sa démarche, on lisait dans son maintien comme sur son visage la dignité naturelle des gens qui n'ont de comptes à rendre et de grâces à demander qu'à Dieu.

Il s'en alla jeter un coup d'oeil sur le bébé qui dormait paisiblement dans un petit berceau rustique, puis il offrit à sa femme de l'aider dans ses occupations de ménagère.

«Voici, lui dit-elle en montrant César et Aimée, deux enfants que j'ai recueillis dans la rue. Vont-ils se mettre à table avec nous pour souper?

—Pourquoi pas?» répondit simplement le jeune homme, qui était laconique dans tout ce qu'il disait et semblait avare de ses paroles, comme les individus habitués à vivre et à travailler dans la solitude.

Le dîner était frugal, une soupe au lait et des oeufs; mais mes amis n'avaient peut-être jamais fait un repas si délicat, et, tout bas, ils se disaient que c'était là pour sûr un festin de roi.

Quant à Balthasar, promptement familiarisé avec les habitudes de la maison, côte à côte avec le chat du logis, il mangeait proprement la part qu'il s'était adjugée d'un copieux reste de potage.

Après le dîner, les petits villageois, qu'on appelait Florentin et Florentine, se mirent à genoux pour faire leur prière du soir. César et Aimée les imitèrent d'instinct, sans trop savoir ce qu'ils faisaient, et joignant les mains tant bien que mal, répétaient à voix basse les paroles que les autres prononçaient tout haut; mais ils n'en comprenaient point le sens.

La jeune femme qui les regardait, devina aisément qu'ils ne savaient point leurs prières. Alors elle résolut de leur montrer au moins à faire le signe de la croix.

«Quand on ne sait pas prier, leur recommanda-t-elle, on dit tout simplement: Mon Dieu, ayez pitié de moi!

—Et quand on veut prier pour d'autres, demanda Aimée, doit-on lui dire la même chose au bon Dieu?

—Pour qui donc veux-tu prier?»

César dit comment une jeune et belle dame lui avait donné une pièce d'or à la grille des Tuileries.

«Et cette dame s'appelle?

—Je l'ignore, répondit César.

—C'est que nous-mêmes, nous connaissons à Paris un enfant qui est très-malade en ce moment; un beau petit garçon que j'ai nourri il y a sept ans en même temps que Florentine. Sa mère, Mme de Senneçay, qui est la soeur de M. Lebègue....»

Ici s'interrompant tout à coup:

«Le connaissez-vous, M. Lebègue? demanda la jeune femme, qui croyait naïvement que les notabilités de son village étaient connues du monde entier.

—Non, dit Aimée.

—Un riche propriétaire de ce pays-ci. C'est à lui qu'appartient le beau domaine des Granges, vous savez, sans doute, là, sur la gauche, à une lieue d'Orly?... Il est fâcheux que vous ne connaissiez pas M. Lebègue, car c'est un digne homme et il aurait pu vous être utile. Mme de Senneçay, je vous disais donc, doit conduire mon petit Abel cette semaine à Fontainebleau, où je me rendrai presqu'aussitôt pour le soigner. Elle est si bonne et si charitable que j'ai pensé tout d'abord que c'était elle qui vous avait donné la pièce de vingt francs!»

Puis, s'adressant à son mari:

«Dis donc, Étienne, si c'était Mme de Senneçay? demanda-t-elle.

—Cela n'est pas impossible, répondit Étienne.

—Quoi qu'il en soit, recommanda la villageoise à mes amis, n'oubliez pas de prier Dieu pour la dame au louis d'or.»

Avec un matelas, qu'on posa dans un coin de la chambre sur de la paille fraîche, et des draps propres, on fit un lit pour César et Aimée, lesquels ne demandaient pas mieux, après une telle journée, que de se reposer et dormir. Mais ils étaient trop fatigués; ils ressentaient une sorte de fièvre qui les tint éveillés assez longtemps pour qu'ils eussent le loisir de se communiquer leurs impressions.

«Vois donc, Aimée, disait César, combien il est bon d'être couché dans une belle chambre comme celle-ci, où l'on a des parents qui dorment à côté de vous. Pour moi, quand je regarde ce lit et ce berceau dans l'alcôve, puis la table avec ses deux bancs, l'armoire à l'autre bout de la pièce, le buffet orné d'assiettes à fleurs, le seau plein d'eau posé sur une escabelle près de la fenêtre, et le feu, non encore éteint, éclairant vaguement tout cela lorsque tout le monde est endormi, il me semble avoir vu ces choses ailleurs qu'ici; et si je devais continuer à demeurer dans cette maison, je croirais volontiers que le temps que nous avons passé chez mon oncle Joseph n'a été qu'un abominable rêve.»

Le lendemain, il faisait grand jour et le soleil était levé depuis longtemps lorsque mes amis se réveillèrent. La première chose qu'ils aperçurent en ouvrant les yeux, fut des vêtements neufs étalés sur le pied de leur lit. Quand je dis neufs, je me trompe; ils étaient vieux et usés, beaucoup usés même; mais rapiécés aussi, et de plus, propres à donner envie de se les mettre sur les épaules. Ils sentaient bons, et, quoique la couleur en fût singulièrement effacée par endroits, César et Aimée les trouvaient si beaux qu'ils ne se rassasiaient point de les regarder. Pour eux véritablement ils étaient neufs. Je ne vous dirai point avec quelle joie ils s'habillèrent; ces choses-là ne sauraient se dépeindre. Non moins heureux, Florentin et Florentine les aidaient; on se mettait à trois pour attacher une agrafe ou faire entrer un bouton, et cela n'allait pas encore très-bien parce que de part et d'autre on était trop ému.

Étienne regardait d'un air songeur.

«Si l'on était riche, dit-il tout à coup, et comme en se parlant à lui-même, envoyer ces enfants à l'école, et leur donner ensuite un bon état pour qu'ils devinssent d'honnêtes ouvriers, serait une bonne action à faire. Que vont-ils devenir à présent?

—Nous voulons gagner notre vie, dit César.

—Je souhaite que vous rencontriez d'honnêtes gens assez riches pour vous prendre sous leur protection. Mais enfin cela peut ne pas se trouver tout de suite, et en attendant, il faudra vivre. Quoi qu'il arrive, César, n'oublie pas qu'il est moins honteux de demander un morceau de pain que de le prendre.

—Pour ça, dit César en rougissant, nous n'avons jamais rien pris à personne.

—C'est bien. Mais il faut se méfier de la misère. On dit parmi nous que celui qui prend le grain prendra aussi la farine; cela signifie qu'un voleur ne redevient jamais honnête homme. Ce que j'en dis n'est pas pour vous affliger, mais pour vous mettre en garde contre les mauvaises pensées et les mauvais conseils, car on se laisse aisément tenter lorsqu'on est malheureux.

—Écoute, Étienne, dit en s'approchant la femme qui jusqu'alors avait gardé le silence, tout cela est très-bien, mais je pense, moi, que nous ne pouvons pas laisser partir ces enfants comme cela.

—Que veux-tu faire?

—Par moi-même, rien; je sais que nous ne pouvons pas leur assurer un sort meilleur. Mais il y a Mme de Senneçay. Je l'ai vue bien souvent s'intéresser à des enfants qu'elle connaissait à peine; qui sait si elle ne consentirait point à faire quelque chose pour ceux-ci. Si elle pouvait les retirer pour toujours à ce Joseph et les placer, les mettre à l'école?

—Il faudrait voir.

—On ne peut aller la tourmenter maintenant; Abel est encore trop malade. Mais je la verrai à Fontainebleau.

—Et en attendant?

—Nous garderons ces enfants avec nous.

—Non, cela ne se peut pas; il est possible que Mme de Senneçay refuse de s'occuper d'eux, qu'en ferais-tu, alors?

—Nous aviserons.

—Ta bonté t'égare.

—Écoute, je réponds de Mme de Senneçay.

—N'importe! nous ne pouvons les garder. Si nous n'avions pas d'enfants, à la bonne heure!

—Crains-tu donc qu'ils gâtent les nôtres? Ils ont l'air si honnête!

—C'est vrai, mais nous ne les connaissons pas. Ils n'ont qu'une chose à faire, retourner avec leur tuteur.... Je voudrais les y reconduire moi-même. Je verrais ce que c'est au juste.

—Eh bien, fais-le.

—Malheureusement, c'est impossible; je laboure les terres d'un voisin. C'est un marché, je dois avoir fini dans trois jours.»

Pendant que le mari et la femme s'occupaient ainsi de César et d'Aimée, ceux-ci achevaient leur toilette.

«Viens ici, César,» dit Étienne.

L'enfant s'approcha.

«Voici ce qui se passe, mon garçon. Ma femme ne veut pas que vous alliez comme ça courir les grands chemins, où il ne saurait vous arriver rien de bon. Elle connaît une dame, Mme de Senneçay, qu'elle veut intéresser à votre sort. Mais pour ça, il faut que vous retourniez chez votre tuteur.

—Joseph! qu'est-ce qu'il va dire? s'écria César effrayé.

—Rien, si tu lui portes de l'argent. Voici deux francs; tu lui remettras cela comme si c'était le produit de ta journée.... D'ailleurs peu lui importe où tu l'aies gagné. Ma femme verra Mme de Senneçay la semaine prochaine; moi, j'irai jeudi voir comment ça va chez vous.... Nous ne vous laisserons pas longtemps avec votre tuteur; il ne s'agit que de deux semaines au plus. Si on s'occupe de vous, il faut que de votre côté vous fassiez quelques sacrifices. Allons, mes enfants, promettez-moi de retourner chez Joseph?

—Nous ferons ce que vous voudrez, dit César.

—C'est bien, voilà les deux francs. A jeudi.»

Sur ce, on se sépara.




CHAPITRE VII.

A la ferme des Granges.—Les gendarmes.


Comme ils étaient venus de Paris, on avait pensé, chez Étienne, qu'ils sauraient y retourner. Il n'en était rien, et leur embarras fut grand lorsqu'il s'agit pour eux de s'orienter. César, qui avait comme une vague idée du chemin à prendre, se disait bien qu'il fallait remonter le village et suivre toujours la grande route en regardant vers le nord; mais Balthasar penchait visiblement pour le midi.... Pour se donner le temps de réfléchir et de ne pas risquer de se tromper en se décidant trop légèrement, ils prirent au hasard le premier sentier qui se présenta, et bientôt se trouvèrent en pleine campagne. Alors l'idée leur vint de compter leur trésor: cela faisait, en tout, trois francs trente-cinq centimes, une assez jolie somme vraiment, et au moyen de laquelle on pouvait espérer se faire bien recevoir de Joseph.

Cependant le temps passait; il fallait enfin partir.

«Le chemin pour aller à Paris, madame? demanda Aimée à une bonne femme qui revenait des champs courbée sous un lourd fagot d'herbe.

—Le chemin de Paris, répondit la vieille paysanne en appuyant, pour se reposer, ses deux mains sur une canne qu'elle portait attachée à son poignet par une petite courroie, c'est la grande route dont vous voyez d'ici les deux rangées d'ormes. Retournez sur vos pas et suivez toujours tout droit. Comme vous avez de bonnes jambes, vous y arriverez avant le soleil couché.... Il ne faudrait pas, par exemple, me demander d'en faire autant, j'ai bien assez de retourner comme ça à la maison.

—Voulez-vous que je porte votre fardeau? demanda César.

—Non, je ne le veux pas. Mais je te remercie de ton offre et te tiens pour un bon enfant. On ne peut en dire autant de tous les garçons de ton âge.... Allons, bien le bonjour! Si vous allez à Paris, que le bon Dieu vous y garde.»

Et la vieille femme s'éloigna.

Mes amis, encouragés par ce bon souhait, se décidèrent à partir. Mais Balthasar s'était enfui; on le voyait qui courait au loin dans une direction tout à fait opposée à celle que ses maîtres voulaient prendre. Il fallut courir après lui pour le ramener. Il s'enfuit de nouveau.... Une partie de la journée se passa dans cet exercice. Dès que mes amis voulaient prendre le chemin de Paris, Balthasar s'enfuyait d'un autre côté. On eût pu croire qu'il en faisait un jeu; mais on reculait au lieu d'avancer, et les pauvres enfants durent renoncer pour ce jour-là à tenir la promesse qu'ils avaient faite de retourner chez Joseph.

Il pouvait être quatre heures de l'après-midi, lorsqu'ils s'arrêtèrent à la lisière d'un champ où un certain nombre d'ouvriers étaient occupés à détruire de la mauvaise herbe. César les compta; ils étaient dix, parmi lesquels deux enfants d'une douzaine d'années. Le travail auquel ils se livraient paraissait des plus simples et des plus faciles, et mes amis se dirent qu'ils en feraient bien autant si on voulait seulement les mettre à l'épreuve et leur donner des outils. Alors, enhardis par la confiance qu'ils avaient en eux-mêmes et leur désir de gagner leur pain comme le père Antoine, ils s'approchèrent d'un vieillard qui s'était redressé pour allumer sa pipe.

«Monsieur, lui demanda César, êtes-vous le maître de ces hommes qui travaillent avec vous?

—Moi? répondit l'homme, non, je ne le suis point. Mais je voudrais bien l'être, savez-vous,—c'était un Belge,—car je ne me donnerais pas tant de peine et prendrais mon temps pour allumer c'pipe et l'fumer tout à mon aise! Mais on doit se consoler de n'être pas maître, n'est-ce pas, lorsqu'on voit autour de soi tant de braves gens qui ne sont aussi que des ouvriers. Il faut bien qu'il y ait plus de soldats que de capitaines, savez-vous?... Bast, les choses vont toujours bien lorsqu'on a du coeur à la besogne. Mais, à propos du maître, avez-vous une commission pour lui?

—Nous voudrions, dit César, lui demander de l'ouvrage.

—De l'ouvrage? fit l'homme entre deux bouffées de fumée, il faut aller voir; s'il en a, il vous en donnera. C'est un brave maître, savez-vous?

—Où donc demeure-t-il?

—Là-bas, fit le Belge en montrant une fort belle maison, située à un demi-kilomètre environ.

—Au château?

—Justement, c'est là qu'il demeure, savez-vous? Mais, si vous n'osez pas y entrer au château, allez à la ferme; vous demanderez Robert, le régisseur, et vous lui conterez votre affaire.»

Les enfants hésitaient.

«M. Robert n'est pas méchant, savez-vous? leur dit le brave homme en forme d'encouragement.... Allons, bonne chance!»

Mes amis suivirent le chemin qu'on leur avait indiqué. C'était un étroit sentier dans lequel ils étaient obligés de marcher à la file, Balthasar devant comme toujours.

La campagne qu'ils traversaient était riche, fertile, et, sinon pittoresque, du moins accidentée dans les proportions gracieuses particulières à tous les paysages qui entourent Paris. Ce n'était point grandiose et nullement fait pour étonner ou terrifier le touriste, mais bien plutôt pour le séduire et le charmer.

Les yeux se promenaient en souriant de ces plaines richement cultivées à ces coteaux peuplés de villas et boisés de parcs anglais que séparaient, de distance en distance, de gros villages dont les maisons s'étageant à mi-côte semblaient regarder, les unes par-dessus les autres, la Seine qui coulait placidement au milieu de la vallée et, de ci, de là, faisait un détour pour s'en aller arroser le pied d'une autre colline également verdoyante et jolie.

Aimée, qui, en se haussant sur ses petits pieds, parvenait à dépasser de toute la tête un épais champ de seigle dont les tiges minces et flexibles venaient lui caresser le visage, cherchait à voir le plus possible de toutes ces choses.

«C'est donc là, César, demanda-t-elle, la campagne que tu vois dans tes rêves?

—Non, Aimée, non, ce n'est pas cela.

—C'est encore plus beau?

—Je ne sais pas si c'est plus beau, mais c'est différent. Les bois y sont plus épais, les maisons moins nombreuses, la solitude plus complète et le silence plus profond. Enfin je ne sais comment te dire cela, moi; c'est moins riant, moins en fête qu'ici, et il me semble que je ne pourrais en voir la réalité sans être ému.»

Ils étaient arrivés. Mais alors, la timidité naturelle de leur caractère prenant le dessus, au lieu d'entrer ils s'assirent au pied d'un arbre, juste en face du château que, pour se donner du courage sans doute, ils se mirent à examiner minutieusement, s'amusant à en compter les fenêtres, les persiennes, les girouettes, les paratonnerres, enfin tout jusqu'aux marches du perron et aux caisses de fleurs dont elles étaient ornées.

La ferme, située sur la gauche, se trouvait à peu près masquée par un bouquet d'arbres; ce qui faisait qu'au premier abord on ne la voyait point. Il fallait, pour s'y rendre, quitter la route et prendre un joli chemin qui semblait se perdre dans le bois. Mais il était facile de la deviner au mouvement, au va et vient qui régnaient de ce côté. C'était sans cesse des chevaux attelés à des charrettes ou à des tombereaux qu'on dirigeait par là; puis une volée de poussins qui venaient, conduits par leur mère, picoter quelques grains de blé tombés sur la route, ou une bande de canetons courant se baigner effrontément dans la magnifique pièce d'eau qu'on voyait briller devant le château et réfléchir le ciel et les arbres avec la transparence d'un miroir.

César et Aimée, n'ayant plus rien à compter, prirent enfin le parti de se rendre à la ferme. Ils allaient entrer dans la cour, cour immense et entourée d'un si grand nombre de bâtiments qu'on eût dit un village, lorsque Balthasar rebroussa chemin et vint, l'oreille basse, se cacher craintivement derrière ses maîtres, qui, eux-mêmes, reculèrent tout à coup saisis d'épouvante: un énorme cerbère, un boule-dogue de taille colossale bondissant de fureur à la vue du caniche, s'élançait en poussant des aboiements féroces sur les barreaux de fer de sa loge. Heureusement un jeune homme qui venait derrière mes amis apaisa d'un mot le chien de garde.

«Silence donc, Matamore!» dit-il sévèrement.

Matamore se tut, mais de mauvaise grâce et en montrant sous un rictus qui n'était rien moins que rassurant, des crocs d'ivoire luisants et affilés comme des poignards.

Balthasar, malgré l'exemple que lui donnaient ses maîtres en suivant le monsieur qui avait tant d'influence sur Matamore, jugea convenable de rester dehors.

«Qui cherchez-vous, mes enfants? demanda le jeune homme.

—Le régisseur.

—Et qu'avez-vous à lui dire, au régisseur?

—Dame! répondit César passablement embarrassé, voici ce que c'est: ma soeur et moi nous voudrions travailler.

—Bah! vraiment? Mais vous êtes trop jeunes.

—Oh! ça ne fait rien.

—Voyons! que savez-vous faire?

—Ce que vous voudrez.

—C'est un peu vague.... N'importe, si la bonne volonté y est; les travaux des champs n'exigent pas un long apprentissage.

—Moi, d'abord, dit Aimée, je puis conduire aux champs tous ces jolis moutons que je vois là.»

Elle montrait une troupe de deux à trois cents agneaux, lesquels n'ayant rien de mieux à faire pour le moment, gambadaient dans la cour et se livraient à des courses folles, comme font les enfants qui jouent à cache-cache et aux barres.

«Et moi, dit César, je puis très-bien labourer la terre et conduire les chariots de grains.

—Je saurais bien aussi ramasser les oeufs, dit Aimée, ou donner à manger aux petits poussins, ou même faire la cuisine, si cela vous plaît.»

Il faut convenir qu'Aimée s'avançait un peu; mais son zèle l'emportait.

«Si vous avez un jardin, je le cultiverai, reprit César. Je sais comment on plante les fleurs et à quelle époque il faut tailler la vigne.»

Le jeune homme, qui n'était autre que le régisseur et qu'on appelait M. Robert, comprit tout de suite que mes amis ne savaient rien faire; mais, en même temps, il leur voyait tant de courage et de bonne volonté qu'il ne voulut pas les affliger par un refus brutal.

«Venez avec moi,» leur dit-il.

Et il les conduisit dans une vaste pièce qui servait de salle à manger aux gens de la ferme et qu'on appelait le réfectoire. Là, une jeune et alerte servante nommée Victoire leur servit un goûter, ainsi qu'à Balthasar, qui avait trouvé, sans éveiller de nouveau les susceptibilités du boule-dogue, le moyen d'entrer non-seulement dans la cour, mais encore dans la maison, et cela juste à point pour partager le repas de ses maîtres.

Tous trois mangeaient de bon appétit, et M. Robert, à qui cela faisait plaisir, les regardait en souriant, lorsque tout à coup le galop de deux chevaux et un cliquetis de ferraille appela leur attention.

«Tiens! s'écria Victoire en regardant par la fenêtre, voici les gendarmes!»

Certes, mes amis savaient ce que c'était que des gendarmes; à Paris, ils en rencontraient à chaque instant et n'en avaient jamais eu peur; cependant, soit pressentiment, soit conscience de leur état d'enfants abandonnés, ce fut avec un véritable déplaisir qu'ils virent entrer dans le réfectoire ces deux braves serviteurs de l'ordre public; lesquels, pour remplir un devoir de politesse envers M. Robert et sa compagnie, portèrent militairement au front le revers de la main droite.

La compagnie de M. Robert, c'était César et Aimée, puis la servante, qui, allant et venant de la cuisine au réfectoire, servait nos amis et les encourageait avec toutes sortes de bonnes paroles.

«Pauvres petits! disait-elle; là, voyez comme ils ont faim!... Mangez ceci, puisqu'on vous le donne... C'est de bon coeur, allez!... On dirait pourtant qu'ils craignent d'y toucher!... Faut pas comme ça faire des façons.... N'ayez donc pas peur!... quand on vous dit qu'il en reste encore pour les autres.»

Les gendarmes avaient chaud (à la campagne les gendarmes ont souvent chaud); ils déposèrent leurs chapeaux sur un buffet, ce qui permit à César et à Aimée de constater que les gendarmes n'ont pas la physionomie plus rébarbative que les autres hommes, et que la sévérité qu'on serait tenté de leur supposer au premier abord ne réside le plus souvent que dans leur grosse moustache et leur grand chapeau.

On peut dire que c'étaient là des observations rassurantes; pourtant César et Aimée n'étaient point du tout rassurés.

«Victoire, dit M. Robert à la servante, prenez une bouteille de vin blanc et versez à boire à messieurs les gendarmes.»

Messieurs les gendarmes se firent un peu prier, mais seulement pour la forme, car ils avaient grand'soif (à la campagne, ayant souvent chaud, il se trouve qu'ils ont toujours soif).

«Monsieur Robert et la compagnie, dirent-ils en faisant de nouveau le salut militaire, à la vôtre!»

Puis l'un d'eux prit la parole pour expliquer l'objet de leur visite. La servante voulait leur verser à boire de nouveau, mais ils remercièrent honnêtement.

«Il nous faut tout notre sang-froid, monsieur Robert, dit celui qui avait déjà pris la parole; nous avons une mission à remplir, et.... vous comprenez, n'est-ce pas?

—Oui, vous sentez, fit l'autre.

—Le devoir d'abord, reprit le premier.... après.... Eh bien! après, si vous le permettez....

—Si cela vous convient, dit le second, qui semblait avoir pour fonction de répéter ce que disait son camarade.

—Pour en venir tout de suite au fait, voici la chose, monsieur Robert: nous sommes à la recherche des individus qui ont mis le feu cette nuit à Villeneuve-le-Roi. N'auriez-vous point reçu ou vu passer des rôdeurs ou des vagabonds à mine suspecte?... Il faut nous dire cela.

—Non, répondit M. Robert, nous n'avons vu personne.

—Ah! fit le gendarme en jetant de côté un coup d'oeil expressif sur nos amis, qui, la fourchette en l'air et la bouche béante, écoutaient avec une sorte de stupeur.

—Les pertes sont-elles considérables? demanda M. Robert.

—A l'heure qu'il est, plus de vingt ménages sont dans la rue.... Il y aura de la misère.... Voyez-vous, c'est affreux ces choses-là; on ne s'y habitue jamais. Les granges, les maisons qui s'écroulent; les bestiaux qu'on veut sauver et qui, effrayés par le feu, refusent de sortir des étables où la fumée les étouffe; les vieillards qui ont peur de périr, les hommes qui pleurent, les femmes qui deviennent folles, les petits enfants qu'on oublie dans les chambres que dévore l'incendie!... Puis les cris de la foule, le tambour, le tocsin, le désordre!... les flammes qui se font des trouées et se jettent sur les malheureux qui veulent les éteindre!... Oui, allez, monsieur Robert, c'est épouvantable!...

—Moi, dit la servante avec une naïveté féroce, ce qui me touche le plus dans tout cela c'est les bêtes.... Quand je pense que nos vaches et nos moutons pourraient brûler comme ça, tout vivants.... ça me donne froid dans le dos.

—Et les hommes, n'est-ce pas encore cent fois plus malheureux?

—C'est malheureux, je ne dis pas le contraire; mais de pauvres et innocentes bêtes qui ne savent ni parler, ni demander du secours, c'est pis encore.

—Taisez-vous, Victoire, dit M. Robert, les propos que vous tenez là sont insensés.... Avez-vous des soupçons sur quelqu'un, messieurs les gendarmes?

—On accuse des saltimbanques qui ont quitté Villeneuve cette nuit, sans payer leur dettes, pendant que tout le monde courait au feu.

—Il est facile de retrouver leurs traces!

—Pas tant que cela. Ils se sont séparés, paraît-il, pour suivre des directions différentes. On nous a rapporté qu'ils avaient pris, les uns un chemin de traverse, les autres un sentier, et les autres encore la grand'route. Et, entre nous, ça m'étonne bien que vous n'ayez vu personne de la bande, car on m'a signalé deux de leurs enfants qui se sont dirigés par ici.

—En fait d'enfant, dit M. Robert, je n'ai vu que ceux que vous-mêmes pouvez voir en ce moment.

—Lesquels donc, monsieur?

—Mais ces deux petits qui sont à table près de vous.»

A ces mots, César et Aimée furent saisis d'un tel effroi que la servante eut pitié d'eux.

«Pour ça, dit-elle, ce n'est pas eux, j'en réponds. N'est-ce pas, petits, que ce n'est pas vous?

—Quoi donc? fit César troublé.

—Qui avez mis le feu.

—Le feu?

—Oui, le feu.... Est-il assez borné! On te demande si c'est toi qui as mis le feu. C'est simple comme bonjour, tu n'as qu'à répondre que ce n'est pas toi.

—Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.... Je ne sais pas, moi....

—Comment tu ne sais pas? Et qui donc le saura, si ce n'est toi, imbécile!»

Le pauvre César était interdit et, pour le moment, tout à fait incapable de faire une réponse raisonnable. Mais Aimée ne s'intimidait pas si facilement.

«Ce n'est pas nous, dit-elle, qui avons fait ce que vous dites, et je ne pense pas que nous soyons des saltimbanques.»

Si messieurs les gendarmes avaient quelque peu réfléchi, il leur eût été facile de comprendre que ces enfants n'étaient pas ceux qu'ils cherchaient; mais il est de leur état de voir partout des coupables.

«Quoi, dit Victoire à Aimée, tu n'as pas à cet égard plus de certitude que cela? Alors comment veux-tu que les autres en soient sûrs? En voilà une jolie manière de se défendre!

—Assez, la fille, dit gravement le gendarme, laissez l'autorité faire son devoir. Si ces enfants sont coupables, rien ne nous empêchera de les arrêter.

—Rien ne nous empêchera de les arrêter, répéta, selon sa coutume, l'autre gendarme.

—Nous arrêter! s'écria Aimée, nous arrêter!... entends-tu, César, pour nous mettre en prison!...

—Comme des voleurs, fit César en pleurant.

—Bon, dit la servante en haussant les épaules, les voilà maintenant qui se mettent à crier avant qu'on ne les écorche, comme les anguilles de Melun.

—Allons! Victoire, retirez-vous,» dit M. Robert sévèrement.

Victoire passa, en maugréant, dans la pièce voisine, et le gendarme sortit de sa poche des papiers, des plumes et un encrier pour dresser le procès-verbal.

«Qui êtes-vous?» demanda-t-il.

Les enfants ne surent que répondre.

«Ils ne veulent point se nommer. Écrivez cela, dit-il à son camarade.

Puis, s'adressant de nouveau aux enfants: «Quel âge avez-vous?» demanda-t-il.

César et Aimée, qui ne savaient point quel âge ils avaient, gardèrent le silence.

«Mettez, qu'ils n'ont point dit leur âge, dit le gendarme qui interrogeait à celui qui écrivait.

—D'où êtes-vous?» demanda-t-il encore.

Les pauvres petits n'en savaient rien.

«Où êtes-vous nés?»

Force fut encore de se taire.

«En quelle année?»

Silence.

«Écrivez qu'ils ne veulent point divulguer le nom de leur famille ni le lieu de leur naissance.»

Puis il continua:

«Que font vos parents, où demeurent-ils? Comment les appelle-t-on?»

A ce déluge de questions, les pauvres enfants étourdis fondirent en larmes. M. Robert eut pitié d'une si grande douleur.

«Voyons, leur dit-il doucement, calmez-vous.

On ne veut pas vous faire du mal. Remettez-vous et répondez à M. le gendarme qui vous interroge. Dites-lui ce que vous savez.

—Nous ne savons rien, nous, fit César avec désespoir.

—Cela n'est pas possible. Vous voulez tromper la justice, dit le gendarme; on sait toujours qui on est... Si vous ne me répondez pas, il faudra pourtant que je vous arrête.

—Là! fit tout à coup la servante qui avait écouté à la porte, ces pauvres enfants! il me fait mal de les voir en cet état. Ce n'est pas eux qui ont fait le coup; j'en répondrais sur ma tête. Il faut être aveugle pour ne pas voir qu'ils sont innocents.

—Pourquoi donc alors qu'ils s'obstinent à garder le silence?

—Ah! pourquoi? Je n'en sais rien, moi; mais soyez certains que s'ils étaient coupables, ils répondraient. Les criminels ont réponse à tout.

—C'est vrai, fit observer M. Robert. Voyons, mes enfants, un peu de courage, et avouez si vous savez qui a mis le feu.

—Comment, répondit enfin César, pourrions-nous savoir cela, puisque nous ne connaissons pas le village que vous dites?

—Eh bien! reprit le gendarme, dites-nous seulement ce que font vos parents?

—Ces enfants sont orphelins, fit M. Robert.

—Alors ils ont des oncles, des tantes, un tuteur, quelqu'un enfin qui doit s'occuper d'eux et à qui nous allons les reconduire.»

César et Aimée, que l'idée d'être ramenés par les gendarmes à Joseph Ledoux effrayait au delà de toute expression, ne desserrèrent point les dents.

«Vous vous taisez? Il va donc falloir se décider à nous suivre. Qui que vous soyez, on ne peut vous laisser comme ça courir les chemins. Ce n'est pas pour rien qu'on a inventé les colonies agricoles et pénitentiaires.»

Sur ces entrefaites, un cavalier qui était entré dans la cour avec la vitesse d'un ouragan, mit lestement pied à terre et pénétra dans la salle.

«Qu'est-ce donc, messieurs les gendarmes? demanda-t-il.

—C'est ces deux petits rôdeurs que nous arrêtons, monsieur Richard.»

M. Richard, qui avait alors une douzaine d'années, était un fort beau garçon dont la physionomie intelligente et gracieuse inspirait tout d'abord de la confiance et de la sympathie. On se sentait disposé à l'aimer même avant de le connaître. César et Aimée, qui, à travers leurs larmes, pouvaient à peine le voir, devinèrent tout de suite que c'était un ami, et se reprirent à espérer.




CHAPITRE VIII.

M. Richard Lebègue.—Mes amis travaillent.


«Peut-on savoir, messieurs, demanda-t-il, de quoi sont accusés ces enfants?

—Tout porte à croire, monsieur Richard, qu'ils ont des accointances avec les incendiaires de Villeneuve-le-Roi, ou du moins qu'ils les connaissent.

—Ou qu'ils les connaissent, répéta l'autre avec la fidélité d'un écho.

—Vous vous trompez, messieurs, les incendiaires sont arrêtés.

—Que m'apprenez-vous là, monsieur Richard? Ils sont arrêtés!... En êtes-vous bien sûr?

—Mon père donne en ce moment l'ordre de les diriger sur Versailles, où ils seront jugés.

—Eh bien, tant mieux!... J'en suis bien aise, c'est une charge de moins pour ces enfants.

—A qui vous allez rendre la liberté, n'est-ce pas?

—Je le voudrais, monsieur Richard, puisque cela paraît vous faire plaisir, mais je ne le puis. Vous les voyez ici en flagrant délit de vagabondage, et M. le maire, votre papa, me blâmerait si je ne les ramassais pas.

—Savez-vous qu'ils n'ont pas du tout l'air de grands criminels.... Si je me chargeais d'eux, messieurs les gendarmes?...

—Votre protection ne saurait leur suffire; si c'était M. Lebègue, votre papa, qui les prît sous la sienne, à la bonne heure!... Mais il ne le ferait pas; il a bien assez des pauvres du pays. Ainsi, monsieur, nous vous disons au revoir.

—Mon père va venir, attendez au moins que vous l'ayez vu.

—Oui, dit à son tour la servante, M. Richard a raison; attendez que M. Lebègue ait vu ces pauvres enfants.... Il me fait peine, à moi, de songer qu'ils vont partir comme cela.»

En ce moment, M. Lebègue entrait; mes amis, malgré leur trouble, comprirent que c'était un personnage tout-puissant aux Granges, car à sa vue, la servante avait délicatement ramené le coin droit de son tablier sur la hanche gauche, et M. Robert s'était levé; quant aux gendarmes, ils se tenaient au port d'arme et faisaient en sorte de ne point perdre un pouce de leur dignité. Intérieurement ils se disaient: M. Lebègue, qui est maire de Villeneuve, qui est membre du conseil général, qui a le sous-préfet dans sa manche gauche, le préfet dans sa manche droite, sans compter le député, le ministre, le gouvernement et tout le tremblement, verra fort bien que les gendarmes Poulain et Benoist ont une excellente tenue et sont parfaitement à leur affaire, et alors, en sa qualité de père de ses administrés, il ne pourra se dispenser de faire nommer lesdits gendarmes Poulain et Benoist, brigadiers dans quelque localité plus importante que Villeneuve-le-Roi.

«Et vos incendiaires, mon père, sont-ils déjà sur la route de Versailles? demanda Richard.

—Non, ceux que nous prenions pour des incendiaires sont d'honnêtes ouvriers qui, cette nuit, étaient encore à Paris. Contrarié de la méprise dont ils ont été victimes, je les ai fait remettre immédiatement en liberté.»

Cette nouvelle surprit péniblement Richard, ainsi que Victoire et M. Robert. Quant à mes amis, ils en furent atterrés.

M. Lebègue, était, en homme, le vivant portrait de Richard. Beaucoup de gens l'appelaient M. Lebègue du Coudray, et lorsqu'un flatteur lui écrivait, il ne manquait pas de mettre sur l'adresse, à M. le vicomte du Coudray. Il était prouvé qu'à la dernière croisade, un vicomte du Coudray avait fait des prodiges de valeur et occis tant de Sarrasins qu'il s'était trouvé, après la bataille, momentanément paralysé des deux bras. Ce héros, de retour en France, épousa une haute et puissante dame, et il s'en suivit une longue lignée de vicomtes, de barons et de chevaliers du Coudray, qu'on voit jusqu'à la Révolution apparaître de temps à autre, au Louvre, à Saint-Germain, à Versailles, pour tâcher de recueillir, en obtenant quelque emploi à la cour et à l'armée, une faible partie des biens et des honneurs qu'ils pensaient leur avoir été acquis à eux et à leurs descendants, jusqu'à la fin des siècles et même au delà, par le bras solide et le sabre bien affilé de leur ancêtre, Pierre du Coudray. Ces du Coudray disparurent à la Révolution, mais le grand-père de M. Lebègue ayant épousé une demoiselle Ducoudray, dont le père était procureur au Châtelet de Paris, des amis persuadèrent à ce brave homme que sa femme descendait de l'illustre famille de ce nom. Des parchemins furent trouvés, et il se fâcha plus d'une fois pour faire consentir son fils à porter le titre de vicomte, ce que celui-ci refusa constamment. Le père de Richard n'était pas non plus d'un caractère à s'affubler d'une vicomté si peu certaine; mais le monde est plein d'officieux et de flatteurs toujours prêts à spéculer sur la vanité des gens riches ou influents. Heureusement pour lui, M. Lebègue n'était pas la dupe de ces gens-là; il savait fort bien que s'il n'avait été qu'un pauvre diable, personne n'eût songé à lui persuader qu'il était le descendant de Pierre du Coudray.

Si vous voulez devenir des hommes, mes petits lecteurs, faites comme lui; ne souffrez pas qu'on vous trompe, et ne cherchez point à tromper les autres. On va peut-être dire que je risque, en vous parlant ainsi, de dessécher votre coeur. Entendons-nous: je serais désolée de détruire les illusions qui doivent charmer votre jeunesse, mais que doit-on comprendre par des illusions, si ce n'est l'amour de tout ce qui est véritablement noble, grand, généreux, élevé. Eh bien! ces illusions-là, ayez-les, et faites en sorte qu'elles deviennent des réalités. Pour votre part, croyez au bien et faites-le, aimez les sentiments élevés, les passions généreuses, et soyez vous-mêmes susceptibles de grandeur d'âme et de dévouement; c'est un sûr moyen de n'être jamais désillusionné. Mais sont ce des illusions bien enviables que de se tromper volontairement sur soi et sur les autres? Et y a-t-il jamais nécessité de croire qu'un flatteur est un homme sincère ou qu'on soit un héros, parce qu'il se pourrait qu'on eût parmi ses ancêtres un individu qui ait cassé la tête à vingt-trois Sarrasins en un seul jour; à prendre enfin le mal pour le bien, le faux pour le vrai, et l'injuste pour le juste?

Réfléchissez à cela, et dites ce que vous en pensez.

Quant à M. Lebègue, disons, pour finir, que c'était un brave et digne homme plein de coeur et d'intelligence; mais qu'il n'avait aucun préfet dans sa manche, et ne jouissait auprès de l'administration que du crédit qu'obtient ordinairement un homme distingué et dépourvu d'ambition qui veut se rendre utile à ses concitoyens. Il faisait valoir ses biens lui-même, quoique sa fortune fût assez considérable pour lui procurer une oisiveté opulente. Mais il n'aimait point le vide et le désoeuvrement que traîne inévitablement avec elle la vie oisive et purement mondaine.

D'un autre côté, il s'était dit qu'il pouvait rendre quelques services à ses semblables et à son pays en utilisant sa grande fortune à expérimenter les nouvelles découvertes en agriculture, et à les faire adopter lorsqu'elles seraient lucratives et susceptibles d'améliorer le sort des pauvres cultivateurs. Et voyez comme la Providence favorise ceux qui font le bien avec intelligence: à ce métier, M. Lebègue n'avait point diminué ses revenus; il ne les avait pas augmentés non plus, par exemple. Mais cela lui importait peu; il n'entrait point dans ses vues de spéculer.

Maintenant, revenons à César et à Aimée. M. Lebègue fut frappé de leur désespoir.

«Qu'est-ce qui afflige donc si fort ces enfants?» demanda-t-il.

Le gendarme expliqua leur affaire.

«Qu'ils se rassurent, dit M. Lebègue, ils ne seront pas arrêtés comme incendiaires. Ce sont bien certainement les saltimbanques qui ont mis le feu,—on a des preuves—et parmi leurs enfants, il n'en est aucun qui ressemble à ce petit garçon et à cette petite fille.

—A la bonne heure! s'écria Richard.

—Cependant, comme on ne peut laisser deux enfants courir les grands chemins et vagabonder de village en village, je dois les faire arrêter, et si personne ne les réclame, on les enverra dans quelque maison de correction.

—Il paraît, dit Richard, qu'ils étaient venus pour demander à M. Robert de les occuper.

—C'est une excellente note pour eux.

—Pensez-vous, mon père, qu'ils soient capables de travailler?

—Mais sans doute, pourquoi pas? Ils peuvent à cette époque de l'année rendre dans les champs les mêmes services que les autres enfants de leur âge.

—Alors, mon père, si vous leur donniez de l'ouvrage?

—C'est impossible, mon ami, il n'y en a pas pour eux ici.

—Mais si je vous priais de leur en créer.

—Il me faudrait te refuser; j'ai encore dans le village deux ou trois enfants pauvres qui ne sont pas occupés, et auxquels garder ceux-ci serait nuire. D'ailleurs, mon ami, je ne puis donner asile à des enfants qui ne veulent pas se faire connaître.

César, se doutant bien que c'était là le M. Lebègue dont avaient parlé les paysans d'Orly, se décida à raconter ce qui leur était arrivé, à lui et à sa soeur, depuis la rencontre de la dame aux vingt francs, et ne cacha point l'effroi que leur avait causé la perspective d'être ramenés chez Joseph par les gendarmes.

M. Lebègue prit enfin le parti de garder les deux enfants à la ferme. Il devait voir Mme de Senneçay le surlendemain, et comptait s'entendre avec elle sur ce qu'il convenait de faire pour eux. En attendant, M. Robert fut chargé de prendre des informations sur Joseph, et Richard, remontant immédiatement le petit cheval gris pommelé qui l'attendait dans la cour,—et qui était un arabe pur-sang,—se rendit à Orly, pour demander à Florentin et à Florentine, avec qui il avait joué plus d'une fois chez Mme de Senneçay, ce qu'ils savaient de ses protégés.

Les gendarmes, n'ayant plus rien à faire aux Granges, jugèrent convenable de se retirer, non sans avoir toutefois vidé une seconde fois leurs verres et salué militairement, en gendarmes bien appris, M. Lebègue, M. Richard et leur compagnie.

A votre place, mes petits lecteurs, je croirais certainement que César et Aimée en ont fini avec leur vie de misère, et qu'ils vont mener désormais une existence paisible et laborieuse aux Granges, sous la protection de Richard et de son père. Mais, il ne faut pas nous le dissimuler, tout est surprise pour nous dans la vie, et presque toujours la Providence, qui a des vues opposées aux nôtres, déjoue nos combinaisons les mieux établies, et empêche nos projets les plus chers de se réaliser.

Victoire se chargea de César et d'Aimée pour le reste de la journée. La bonne fille était enchantée d'avoir ces deux enfants qui la suivaient partout et l'aidaient avec empressement dans les soins du ménage. Le soir, elle les fit coucher dans une chambre, à côté de la sienne, et le lendemain, dès cinq heures, elle les réveillait pour leur faire prendre tout de suite les habitudes salutaires de la campagne, où tout le monde est sur pied au petit jour. Seulement, comme il y avait une forte rosée, on dut attendre jusqu'à huit heures pour se rendre aux champs. Il s'agissait d'énieller les jeunes blés. C'était un travail charmant et des plus simples; à l'aide d'une toute petite bêche, qui n'a pas plus de cinq à six centimètres de large, on coupe la plante, qu'on ramasse ensuite pour s'assurer qu'elle est bien détruite. Aux granges, il fallait rapporter toutes les nielles ou nigelles, si vous le préférez, à M. Robert, qui jugeait du travail que chacun avait fait par la quantité de plantes qu'il lui rapportait.

César et Aimée, à laquelle Victoire avait donné un grand chapeau de paille à cause du soleil, qui, à la mi-avril, est déjà très-chaud, partirent donc à huit heures en compagnie de six enfants de leur âge que dirigeaient deux vieilles femmes. Ils furent bientôt au courant de ce travail élémentaire et, pour contenter M. Robert, s'y livrèrent avec ardeur. Ce n'était pas l'affaire des autres, qui n'en prenaient ordinairement qu'à leur aise; mais cependant la matinée se passa bien. A midi, ils revinrent à la maison pour dîner. M. Lebègue leur fit compliment, et Richard, qui se trouvait là, leur remit une petite pièce de cinq francs à compte sur leur travail. Hélas! c'était trop de bonheur à la fois!... Balthasar, sans montrer un enthousiasme excessif, se faisait fort bien à ce nouveau genre de vie; d'autant mieux que Matamore le voyait maintenant d'un très-bon oeil et lui faisait un petit grognement amical chaque fois qu'il passait devant sa loge. L'intelligent caniche allait sans cesse de la ferme aux champs, où il regardait ses maîtres travailler, et des champs à la ferme, où il avait entrepris de se rendre utile en empêchant les poules de venir picoter le petit blé qu'on donnait aux brebis. Certes, l'emploi que s'était adjugé Balthasar n'était pas une sinécure; il fallait, pour le remplir consciencieusement, dépenser beaucoup d'instinct et une surveillance de tous les instants; mais Victoire, qui le voyait monter la garde ou courir tout haletant au grand soleil, le récompensait et l'encourageait en lui donnant de temps à autre une tasse de lait.

Les choses durèrent ainsi deux jours; le troisième au matin, rien encore ne faisait prévoir qu'elles dussent changer. Seulement, à midi, les enfants apprirent de Victoire que M. Robert était absent pour une partie de la journée et que M. Lebègue et Richard montaient en voiture pour se rendre chez Mme de Senneçay. Nos amis savaient que c'était pour eux que M. Lebègue s'absentait; néanmoins leur coeur se serra en apprenant qu'ils allaient rester toute une après-midi sans voir leurs protecteurs. Vous savez, mes petits lecteurs, que leurs camarades, dès le premier jour, leur avaient montré de la mauvaise humeur. On leur en voulait parce qu'ils travaillaient bien. D'un autre côté, on les regardait comme des intrus qui étaient venus faire du tort aux enfants du village. Jusqu'alors on s'était contenté de leur montrer les dents parce qu'on craignait M. Lebègue et M. Robert; mais aussitôt qu'on sut ces messieurs absents, on organisa une cabale pour obliger mes amis à quitter les Granges le jour même. Parmi les six enfants qui travaillaient avec eux, il y avait quatre garçons; ces quatre s'étaient renforcés de deux autres qui étaient venus censément en amateurs, parce qu'ils trouvaient que c'était une heureuse manière d'employer leur congé du jeudi. C'était ce qu'ils disaient du moins, mais la vérité est que les autres les avaient été chercher. A une heure, au lieu de se mettre à l'ouvrage, on resta sur la route à jouer aux billes. César et Aimée, suivis des deux vieilles femmes, travaillèrent comme de coutume. Les gamins voulurent les forcer à jouer avec eux; mes amis résistèrent; une bataille s'engagea. Ces mauvais sujets n'eurent point honte de leur nombre, six contre deux, et frappèrent comme des lâches qui se sentent en force. Les deux autres petites filles et les vieilles femmes, tranquillement assises sur leurs paniers, regardaient cette lutte sauvage d'un oeil calme et, disons-le, presque content; ces créatures bornées, croyant que les habitants du village, seuls, avaient droit à la bienfaisance de M. Lebègue, voyaient avec humeur ces étrangers qui la partageaient avec eux. Balthasar, qui était accouru au secours de ses maîtres, mordait à belles dents au hasard dans le bataillon ennemi; il atteignit enfin un mollet plus tendre ou plus sensible que les autres; le gamin blessé se retourna et appuya si cruellement son pied, grossièrement chaussé d'un sabot, sur la patte du malheureux chien, qu'on put la croire broyée. Le pauvre Balthasar en perdit presque connaissance. César le prit dans ses bras, et laissant sur la place sa bêche et son panier, s'enfuit à toutes jambes avec Aimée qu'il tenait par la main. Ils voulaient retourner aux Granges, mais les autres s'arrangèrent de manière à leur couper le chemin. Les pauvres enfants se sauvèrent comme ils purent à travers champs pendant plus d'une heure, jusqu'à ce qu'enfin ils eussent perdu leurs ennemis de vue.

Le soir, Victoire témoigna une grande surprise en ne les voyant point rentrer. «Il est inutile de les attendre, dirent les vieilles femmes. Ce sont de petits paresseux; comme il les ennuyait de travailler assidûment, ils ont planté là le panier et la bêche, et se sont enfuis avec leur chien.

—Il y a quelque chose là-dessous, dit la bonne Victoire tout attristée; mais si vous ne dites pas la vérité, M. Lebègue saura bien la découvrir.

—M. Lebègue? Il verra combien il a eu tort de s'intéresser à des enfants qu'il ne connaissait point, à des étrangers, à des vagabonds qu'il n'aurait pas même dû garder chez lui une heure. N'y a-t-il pas d'ailleurs assez de monde dans la commune pour faire son ouvrage?»

Quand M. Robert rentra, tout le monde à la ferme était couché depuis longtemps; il était trop tard pour envoyer à la recherche de mes malheureux amis. M. Lebègue revint aux Granges le lendemain soir seulement. Le samedi, dès le matin, il envoya des courriers dans toutes les directions pour savoir ce qu'étaient devenus les enfants; mais on ne les rencontra point; personne n'avait entendu parler d'eux.




CHAPITRE IX.

En flânant.—Une nouvelle connaissance.


Encore une fois César et Aimée se retrouvèrent seuls. Il est vrai qu'ils avaient maintenant de quoi vivre, mais ce n'était qu'une chétive consolation. Croyez bien, mes petits lecteurs, qu'ils auraient abandonné de bon coeur leur belle petite pièce de cinq francs pour demeurer toujours auprès du jeune M. Richard, qui s'était montré si bon pour eux. Mais, hélas! il est bien rare qu'en ce bas monde on obtienne comme cela, tout de suite et sans effort, les choses qu'on désire le plus. Il n'est donné à personne de régler sa destinée.

Je ne veux point les suivre pas à pas, cela manquerait d'intérêt. Ils allaient, ils allaient!... suivant Balthasar, qui, bien qu'il n'eût que trois pattes à sa disposition, se montrait infatigable. Ils se nourrissaient comme ils pouvaient, mangeant la plupart du temps du pain dont ils partageaient la mie avec les oiseaux.

Quoiqu'ils eussent un regret profond de ne plus demeurer à la ferme des Granges, où ils avaient trouvé en Victoire une si excellente amie, ils vécurent comme cela deux jours dans la paix et l'insouciance, abusant un peu, pour jouer et courir, de cette liberté qu'ils goûtaient pour la première fois. Quand Balthasar les voyait occupés à construire des maisons avec les pierres de la route, ou bien à creuser des canaux en travers d'un chemin pour mettre en communication des fossés pleins d'eau, il s'asseyait sur son derrière, et, sérieux comme un quaker, il montrait par sa mine grave et impassible que ces jeux ne lui plaisaient pas. Mais les enfants n'y prenaient point garde et, comme si de rien n'était, continuaient de perdre agréablement le temps. D'autres fois le brave chien impatienté prenait le parti de s'enfuir pour les arracher à ces occupations oiseuses. Cela réussissait toujours; dès qu'ils apercevaient Balthasar au loin, ils s'empressaient de courir pour le rattraper; le caniche satisfait y mettait de la complaisance et revenait sur ses pas. Et l'on marchait ensuite pendant une heure ou deux sans songer à jouer.

Une après-midi que le temps était à l'orage, ils s'étaient encore arrêtés, et sans souci des heures qui fuyaient, s'attardaient à l'édification d'une jolie maison bourgeoise. Cela marchait tout à fait bien: le rez-de-chaussée était solide et sagement distribué. On avait fait un plancher comme on avait pu, avec quelques tiges de sureau vert et des brindilles de hêtres ramassées au pied d'une pile de fagots. Ce n'était pas, à vrai dire, d'une élégance recherchée; mais on pouvait fort bien s'en contenter, surtout si l'on avait des goûts modestes; quant au deuxième étage, il montait; encore un peu, et mes amis, se faisant charpentiers, allaient poser la toiture, une série de petites lattes qu'ils avaient taillées dans des copeaux, lorsqu'ils s'aperçurent que Balthasar n'était plus là. Ils se trouvaient à quelques centaines de pas d'un village appelé Viry. Alors, et sans se soucier d'achever une oeuvre qui devait cependant leur donner de grandes satisfactions d'amour-propre, ils se mirent, sans perdre une minute, à courir dans la direction du village. Mais comme ils étaient sur le point de s'engager dans la rue principale, ils se rencontrèrent avec une troupe de paysans qui en sortaient, tous armés de fourches, de brocs, de serpes et marchant à la poursuite de quelque chose que mes amis virent passer devant eux, comme un point blanc qui fuyait avec une rapidité vertigineuse. Derrière les hommes, des femmes et des enfants accouraient en poussant des clameurs: «Au chien enragé! au chien enragé! criait-on, fermez vos portes!» César et Aimée, effrayés comme les autres, regardèrent en avant pour comprendre un peu de quoi il s'agissait. Hélas! mes bons petits lecteurs, le point blanc c'était Balthasar!... à ce qu'ils pensèrent du moins, mais il était si loin déjà qu'on pouvait s'y tromper.... A leur tour, ils crièrent: «Si c'est Balthasar, ne lui faites pas de mal; il n'est pas méchant.»

Mais les paysans n'entendaient point et couraient toujours. Enfin tout le monde s'arrêta, et un profond silence régna au milieu de cette foule qui tout à l'heure poussait des cris de forcené. Une lutte s'engagea entre un des hommes et le chien; lutte effroyable, car l'homme, un jeune garçon de dix-huit ans, n'avait pour toute arme qu'une fourche à dents de fer.

Je vous laisse à penser si l'anxiété était vive parmi les spectateurs, au milieu desquels se trouvait la mère du jeune garçon. Par moment on se flattait que tout était fini; mais tout à coup le chien, qu'on avait cru terrassé, reparaissait bondissant d'un autre côté, et la pauvre mère gémissait à fendre l'âme. Cela dura ainsi deux ou trois minutes qui parurent des siècles.

Enfin le jeune homme, demeuré vainqueur, souleva avec sa fourche le cadavre du chien qu'il montra à la foule. Cette vue opéra un soulagement immense, et tous les coeurs se dilatèrent. Ce fut à qui se précipiterait pour féliciter le jeune héros et s'assurer qu'il n'était pas blessé. Plus le danger avait été grand, plus on se montra joyeux. Les enfants du village couraient, chantaient et dansaient dans la rue. Les grandes personnes, elles-mêmes, parlaient et riaient avec une verve qui ressemblait à de la frénésie.

Après s'être bien assuré que le monstre était mort, on creusa dans un guéret une fosse profonde de plusieurs pieds; on y jeta le cadavre qu'on recouvrit de terre, et tout fut fini. Mais alors César et Aimée, à qui l'idée que c'était leur ami qu'on venait d'enterrer là ne laissait aucun repos, se mirent à appeler Balthasar à grands cris. Ce qu'entendant les petits paysans, ils ramassèrent des cailloux sur la route et poursuivirent les deux pauvres enfants fort loin à coups de pierres, et leur auraient fait un mauvais parti, s'il ne s'était rencontré un bois où les malheureux se réfugièrent.

Là ils s'accroupirent sur l'herbe et se livrèrent tout entiers à la douleur d'avoir perdu Balthasar. C'en était donc fait! Ils ne reverraient plus leur fidèle et dévoué compagnon!... Et ils pleuraient!.. On n'a pas l'idée d'un tel désespoir. Aimée, le visage enfoui dans son tablier et la tête appuyée sur ses genoux, sanglotait à faire pitié. César, en homme qu'il était déjà, pleurait plus silencieusement: mais son chagrin, pour être plus calme, n'en était pas moins profond!...

Par moment, cependant, ils cessaient de pleurer; une voix intérieure, un pressentiment leur disaient que Balthasar était vivant; que ce n'était pas lui que le jeune paysan avait tué. Et d'ailleurs pourquoi ces gens auraient-ils fait mourir Balthasar, qui était si doux et si inoffensif? Un chien enragé!... Si leur ami eût été frappé d'un tel malheur, n'en auraient-ils point remarqué quelques symptômes?... Mais Balthasar se portait bien;... le matin même il avait déjeuné de bon appétit avec eux.... Ce chien qu'on avait enterré et qui ressemblait si fort à Balthasar, ils ne l'avaient point vu de près; pourquoi n'en serait-ce pas un autre?...

Oui, sans doute, ce pouvait être un autre chien; mais pourquoi aussi Balthasar ne se montrait-il pas, s'il était vivant? Pourquoi ne venait-il pas rassurer ses maîtres et leur dire, ne vous désolez plus; me voici?... Ah! mon Dieu! ces pressentiments n'étaient-ils donc que de faux espoirs destinés à faire paraître la réalité plus amère encore. Une telle incertitude était intolérable.... Mais Balthasar était mort; il n'en fallait plus douter! Et les pauvres enfants se remettaient à pleurer.

Combien de temps demeurèrent-ils en cet état? Nous ne saurions le dire; ni eux non plus, bien certainement. Néanmoins, il est permis de supposer que cela durait depuis plus de deux heures, parce que la clarté du jour était sensiblement diminuée, lorsqu'ils furent, pour ainsi dire, réveillés, rappelés à la vie par un léger bruit, une espèce de froufrou qui se produisit dans le feuillage épais du fourré, à quelques pas d'eux. Ils relevèrent la tête; quelque chose rampait dans l'herbe en se dirigeant de leur côté. Or ce quelque chose, mes petits lecteurs, c'était Balthasar!... Balthasar encore tout tremblant et tout effrayé, mais joyeux cependant. D'un bond, il sauta sur les genoux d'Aimée, qui l'embrassa comme un enfant; puis sur ceux de César, qui l'examina avec attention pour s'assurer qu'il n'était pas blessé. Balthasar n'avait aucune trace de blessure sur sa petite personne. Définitivement, ce n'était pas lui que le jeune paysan avait transpercé d'une fourche. Tout cela était fort heureux, et on avait lieu de s'en réjouir. Mais pourquoi M. Balthasar avait-il causé tant d'inquiétudes à ses maîtres, en demeurant si longtemps loin d'eux après ce qui s'était passé?... Si Balthasar avait pu répondre, il leur aurait appris qu'on avait fait un véritable massacre de chiens à Viry, et que jusqu'à cette heure il n'aurait pu, sans risquer sa vie, sortir de la retraite qu'il avait heureusement trouvée dans la demeure qu'un renard s'était jadis creusée sous une meule de foin.

César et Aimée, absorbés par la joie d'avoir retrouvé leur fidèle serviteur, n'avaient point remarqué que le temps s'était couvert au coucher du soleil, et que la nuit s'avançait sombre et effrayante comme ils ne l'avaient encore jamais vue. Une pluie fine et glacée vint leur rappeler qu'il était temps de chercher un gîte. Un gîte!... Ce mot les jeta dans des appréhensions terribles. Sans être des logiciens d'une force remarquable, ils raisonnaient suffisamment pour comprendre qu'il serait imprudent d'aller avec Balthasar demander un gîte aux habitants de Viry. Après le drame de l'après-midi, ces braves gens ne devaient pas voir d'un bon oeil des chiens étrangers dans leur village.

Après s'être consultés, mes amis se dirigèrent d'un autre côté, et malgré une obscurité, devenue tout à coup épaisse, se mirent à marcher d'un bon pas, espérant atteindre en peu d'instants un hameau, une ferme, une maisonnette, quelque chose enfin où on voulût bien leur permettre de passer la nuit.

La pluie, comme je vous ai dit, tombait fine, serrée, froide, et le vent, qui soufflait avec violence, gémissait tristement dans les arbres et courait dans la plaine en poussant des hurlements de bêtes fauves. C'était lugubre. D'un autre côté, comme mes amis recevaient ce vent et cette pluie en plein visage, leur marche était pénible, ils n'avançaient que difficilement et se fatiguaient beaucoup. Aimée, pour se garantir les mains et la figure, avait relevé sa jupe sur sa tête. Quant à César, habitué depuis longtemps aux intempéries et moins sensible qu'Aimée, il marchait héroïquement sous la pluie, ne la sentant presque pas, tant il avait hâte d'arriver et de procurer un abri à sa soeur.

Mais il est des jours où une fatalité malheureuse semble nous poursuivre, et où l'on dirait, si on n'était chrétien, que la Providence a cessé de veiller sur nous. Ces jours-là, nos efforts demeurent inutiles, nos espoirs les mieux fondés nous trompent, et le but que nous voulons atteindre nous échappe ou recule à mesure que nous avançons, comme ces mirages que voient, dit-on, fuir devant eux les voyageurs qui traversent le désert. Vous, mes petits lecteurs, vous savez que ce sont là des jours d'épreuve que le bon Dieu nous envoie pour affermir notre courage et fortifier notre âme. Mais César et Aimée n'étaient en réalité ni chrétiens, ni païens, et n'avaient point la douce consolation de se recommander à la bonté divine. Si tout récemment ils avaient appris à réciter quelques prières, ce n'étaient pour eux que des mots sans signification et dont le sens leur échappait.—Les pauvres enfants avaient beau marcher, rien ne leur apparaissait; c'était à croire que le chemin qu'ils avaient pris ne conduisait à aucune habitation. Le découragement allait s'emparer de leur esprit, lorsque tout à coup une lueur, une sorte d'éclair passa à côté d'eux, non loin de la route.

«Chienne de pluie! fit en même temps une voix odieusement éraillée, quoique fort jeune encore; elle est cause que mes allumettes ne veulent pas mordre et que je ne pourrai fumer ce soir. Comme c'est gai de passer une jolie soirée comme celle-ci en tête à tête avec son propre répertoire!... Et pas seulement un billard!... C'est-il sciant!... Vrai, ce pays n'est pas habitable, on s'y croirait dans le grand désert.... Aïe! ratée! encore une!... Elles y passeront toutes!... Décidément, je n'y prolongerai pas mon séjour, et demain, avant le lever de l'aurore, je secoue la poussière de mes sandales et dirige mes pas vers des contrées plus hospitalières!»

Balthasar, comme réveillé en sursaut par ce monologue, ne fit qu'un bond du chemin dans les terres.

«Ah! ah! reprit aussitôt la voix, qu'est-ce que c'est que cela? Un camarade? Hé! l'ami, on n'entre pas ainsi chez les gens bien élevés, sans crier gare!... On se fait annoncer, que diable!... Qu'es-tu? chien, renard, tigre, panthère?... Pristi! mon cher, fais donc entendre un peu ta voix pour que je sache au moins qui j'ai l'honneur de recevoir?

—Balthasar, Balthasar! appelaient mes amis.

—Est-ce que c'est toi qu'on appelle Balthasar? Viens un peu me dire cela!»

Tout en parlant, le propriétaire de la voix éraillée avait réussi à faire prendre une allumette.

«Bah! dit-il à Balthasar lorsqu'il l'eut examiné, tu n'es qu'un simple caniche, et un caniche mouillé, ce qui ne rehausse pas d'un centimètre ta position sociale. N'importe! tu as l'air intelligent, et l'esprit est de toutes les conditions.»

César et Aimée, guidés par la lumière, avaient suivi Balthasar, et étaient entrés dans une de ces petites huttes en terre, comme en élèvent à peu de frais les paysans pour se faire un abri et resserrer les outils qui leur servent aux travaux des champs. Là, ils trouvèrent Balthasar en compagnie d'un jeune garçon qui allumait gravement une grosse pipe.

«Tiens, Balthasar, fit ce garçon, voici tes maîtres qui viennent te réclamer. Disons-nous adieu.»

Mais Balthasar ne bougeait. César et Aimée étourdis, stupéfiés et comme ahuris par le vent, la pluie et la fatigue, restaient bouche béante, regardant sans voir et écoutant sans entendre.

«Tu ne comprends donc pas, Balthasar? dit le garçon à la pipe; adieu, mon pauvre ami!»

Mais tous trois, le caniche et ses maîtres, gardèrent la même immobilité.

«Tiens, tiens! s'écria le jeune garçon en riant, c'est drôle, ça, tout de même! Dites donc, vous autres, est-ce que vous n'allez pas bientôt partir?»

Les enfants étaient timides, ils n'osèrent répliquer.

«Viens, Balthasar, allons-nous-en,» dit César avec découragement.

Balthasar fit comme s'il n'avait pas entendu.

«Bon! fit le jeune garçon, je vois ce que c'est. Toi, mon Balthasar, tu es un chien d'esprit; tu te dis en toi-même: assez comme cela de pluie, de vent et de crotte; au tour des autres si le coeur leur en dit! Moi, je suis bien ici et j'y reste. C'est-y pas vrai, hein, mon vieux, que tu te dis cela?»

Et il passa la main sur le dos du caniche.

«Et ces enfants qui sont nos maîtres, allons-nous donc les laisser partir comme cela?

—Nous ne partirons pas sans lui, dit Aimée, qui reprenait peu à peu possession de ses idées.

—Et le papa? et la maman qui nous attendent en faisant le feu et en préparant la soupe aux choux?... Ah! mais non, vous ne resterez pas ici.... C'est moi qui n'entends point ainsi les choses!... On viendrait vous y chercher.... ça me dérangerait.... Pas d'imprudence, mes mignons; ne compromettez pas les honnêtes gens qui laissent le prochain dormir en paix.

—Personne ne nous attend, dit César.

—Pas possible! Et où allez-vous donc comme cela?

—Nulle part....

—Tiens! c'est ça qui est commode!... Alors si je vous offrais l'hospitalité dans ma résidence aussi champêtre que modeste, accepteriez-vous?

—Si cela ne vous gêne pas, répondit naïvement César.

—Comment donc, fit l'autre, d'un ton cérémonieux, enchanté de vous faire plaisir!... Et d'ailleurs, vous savez, où il y a de la place pour un il y en a pour quatre!... en se serrant un peu...»

Puis changeant de ton:

«C'est moi que ça embêtait de passer la nuit comme ça tout seul au milieu des champs!... A présent, nous allons rire, pas vrai? Pour commencer, faisons du feu; j'ai vu du bois par ici.... Voilà une heureuse idée d'avoir entassé des fagots dans ce coin!...

—Cette maison est donc à vous? demanda César.

—A moi? Ah çà, d'où sors-tu donc, toi? A moi?... Parbleu! si elle est à moi!

—Je n'ai pas dit cela pour vous fâcher.

—C'est bon, je ne suis pas susceptible;... voyons, voulez-vous vous approcher du feu et sécher vos habits?

—Ce n'est pas de refus, dit César en faisant placer commodément Aimée; après quoi il s'approcha à son tour, et tous trois, ou plutôt tous quatre, car Balthasar était de la partie, se chauffèrent joyeusement.»

A la lueur du foyer, mes amis purent examiner leur hôte: c'était, au premier abord, un enfant d'une douzaine d'années, mais, en réalité, il en avait quatorze, peut-être quinze. Ses vêtements étaient ceux d'un ouvrier; seulement il portait des souliers vernis,—misérablement éculés, par exemple!—et avait la main fine et blanche, sinon propre, des gens qui ont vécu dans l'oisiveté. En somme, c'était un assez singulier personnage; et sa physionomie encore plus maligne qu'intelligente ne plaisait qu'à moitié à mes amis. Mais, vous le savez, on n'a pas toujours la liberté de choisir son hôte.

Le feu était bon et brûlait bien; le prétendu maître du logis n'épargnait point le bois. De plus, la hutte n'était point, comme vous pourriez le croire, encombrée de fumée, car le jeune garçon avait eu l'esprit de faire le feu sous une espèce de lucarne percée au levant, laquelle, ce soir-là, remplit fort bien l'office d'une excellente cheminée. César et Aimée furent bientôt réchauffés; intérieurement ils en remerciaient leur hôte, et, malgré le peu de sympathie qu'il leur inspirait, se sentaient tout pleins de bons sentiments à son égard. Petit à petit, ils reprirent de l'assurance, et bientôt, quittant l'attitude d'oiseaux effrayés qu'ils avaient en arrivant, ils hasardèrent un coup d'oeil autour d'eux pour voir comment était faite leur demeure momentanée.

«Dame! fit le jeune garçon qui avait suivi leur regard, c'est moins somptueux que le palais des Tuileries.... Mais s'il manque par ci par là quelques dorures, du moins les toiles d'araignées abondent.... Bast! c'est toujours assez bon pour un jour de pluie....»

Puis il reprit après un court moment de silence:

«A propos, n'est-il pas l'heure de souper.... Qui est-ce qui soupe ici?»

Nos amis sortirent de leur poche un morceau de pain rassis, qu'ils se mirent bravement à manger.

«Si le coeur vous en dit, nous le partagerons avec vous? proposèrent-ils honnêtement à leur nouveau camarade.

—Bon! fit celui-ci, c'est là tout ce que vous avez à offrir?... Comme on se fait des idées.... Moi, je vous aurais crus mieux approvisionnés que ça.»

Alors, furetant de tous cotés dans la hutte, il finit par découvrir deux ou trois sacs de pommes de terre qu'on avait cachés sous de la paille. Ouvrir un sac, en choisir une douzaine, rejetant celles qui n'étaient pas assez fraîches pour garder les plus saines et les plus belles, et les disposer convenablement sous les cendres chaudes, fut l'affaire d'un instant.

«Que faites-vous là? demanda César.

—Ce que je fais?... Parbleu! avec ça que c'est difficile à comprendre. Ne vois-tu pas, jeune sauvage, que je prépare un souper excellent avec des pommes de terre que j'ai empruntées à mon propriétaire?

—Elles ne vous appartiennent donc pas?

—Peuh!... Il y a du pour et du contre....

—Je croyais que tout ici vous appartenait?

—Ah çà, vas-tu me chicaner pour quelques méchantes pommes de terre que le propriétaire de cette cabane a peut-être volées à son voisin?

—Si elles ne sont pas à vous, dit César, qui se rappelait ce qu'on lui avait recommandé à Orly, vous avez tort d'en prendre. Pourquoi ne voulez-vous pas de notre pain?

—Voilà qui est fort!... Vas-tu me faire poser bien longtemps comme cela, et te mettre sur le pied de faire ta tête à mes dépens? Voyez un peu ce Don Quichotte en herbe qui se donne le genre de défendre le bien d'autrui!... De quoi te mêles-tu, gros innocent?... Après tout, futur garde-champêtre, rien ne t'oblige à partager mon souper. Je me sens, du reste, assez d'appétit pour en venir à bout tout seul.»

Tout en parlant, le jeune garçon soignait ses pommes de terre, les tournant et retournant avec amour.

Elles furent bientôt cuites à point. Il en ouvrit une et aussitôt un arôme qui devait être sensible à des palais peu blasés vint frapper l'odorat de mes amis. Les pauvres enfants avaient encore faim et leurs yeux brillèrent de convoitise. César regretta presque de s'être montré si fier; l'autre s'en aperçut, mais se garda bien de renouveler son offre.... Allez, mes petits lecteurs, il ne faut pas que les heureux de ce monde se montrent trop sévères pour ceux qui souffrent; il est pour certains enfants quelquefois bien difficile de rester honnêtes,.... et si la Providence ne les aidait pas un peu!... Enfin!...

Mes amis se couchèrent sur une botte de paille, leur camarade en fit autant, et tous trois dormirent profondément parce que tous trois étaient accablés de fatigue. Mais le lendemain, au petit jour, César et Aimée furent éveillés par leur compagnon. Il s'agissait de quitter la place, avant que le maître de la hutte n'arrivât à son champ, si par hasard il lui prenait fantaisie d'y venir.

On se leva vivement; en un tour de main, les bottes de paille furent rattachées et replacées où on les avait prises, puis on sortit. Le jour naissant étendait sur la campagne une lueur blafarde qui permettait de distinguer les objets. Le ciel était encore étoilé, mais ce n'était plus la nuit, et mes amis, se sentant le coeur aussi dispos et l'esprit aussi libre que le soir précédent ils les avaient troublés, marchaient d'un pas alerte et ferme. Il faisait beau d'ailleurs; et, sans la rosée qui leur mouillait les jambes, ils ne se fussent pas rappelé qu'il avait plu la veille.

Petit à petit l'horizon s'empourpra. César et Aimée, qui n'étaient pas encore habitués aux effets grandioses d'un beau lever du soleil, s'étonnaient avec une naïveté pleine d'admiration. Balthasar, comme ivre de joie, se roulait dans l'herbe mouillée, courait, jappait, grattait la terre avec ses ongles, la creusait avec son museau, enfin faisait un millier de folies; on eût dit qu'il fêtait le retour d'un ami absent depuis trop longtemps.

Et plus j'y pense, mes petits lecteurs, plus je me persuade que c'était là, en effet, le secret de son bonheur. Balthasar retrouvait dans le spectacle du soleil qui s'élevait lentement et majestueusement au-dessus de la terre, en dispersant les vapeurs de la nuit, un des heureux souvenirs de sa jeunesse. Quant au compagnon de ses jeunes maîtres, il haussait dédaigneusement les épaules et bourrait sa pipe avec les gestes et la mine d'un homme blasé depuis longtemps sur les plus beaux spectacles de la nature, et que plus rien en ce genre ne peut émouvoir désormais.

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