Les petits vagabonds
CHAPITRE X.
Monsieur Sabin et sa noble famille.—Un festin de Sardanapale.
Il se peut, mes petits lecteurs, que vous soyez surpris de voir mes amis cheminer en compagnie de ce mauvais sujet dont ils connaissaient maintenant le nom, et qu'ils appelaient Môssieur Sabin, gros comme le bras. C'est que Môssieur Sabin était un habile homme pour son âge. Comme il avait, tout porte à le croire, de secrètes raisons pour redouter les gendarmes, les gardes-champêtres, les messiers, enfin tout ce qui portait un sabre ou un tricorne, la compagnie de ces deux enfants, qui avaient l'air si candide, s'était tout de suite présentée à son esprit comme une sorte de protection. Il avait bien dans son sac un certificat où il était expliqué que lui, Sabin, s'en allait à Fontainebleau pour rejoindre ses parents; mais deux sûretés valent mieux qu'une; et il se promettait d'ajouter sur le papier en question qu'il voyageait avec son frère et sa soeur. Les choses étant ainsi arrangées, il lui semblait impossible d'être inquiété à l'avenir; il se disait qu'il pourrait voyager au grand jour et sur les grands chemins, au lieu de se cacher comme il avait fait depuis le commencement de la semaine.
Il faut dire aussi qu'il avait guigné les coins du mouchoir de César, et flairé quelque aubaine par là.
Il entreprit alors de faire la cour à mes amis, lesquels malheureusement n'étaient que trop faciles à séduire.
On cheminait donc de compagnie, Sabin racontant des histoires de sa composition, et César et Aimée croyant tout cela comme parole d'Évangile. Tout à coup Sabin se mit à se frotter le ventre et à faire toutes sortes de grimaces.
«Pristi! s'écria-t-il, que j'ai faim! il n'est rien de tel, pour vous creuser l'estomac, que de respirer l'air vif du matin après avoir soupé la veille de pommes de terre cuites sous la cendre. C'est pas pour dire, mais si j'étais dans ma respectable famille, il régnerait sur ma table une abondance qui me fait joliment faute pour le moment.
—Vous avez donc une famille? demanda naïvement Aimée.
—Bon!... Eh bien, pour qui donc me prends-tu?
—Où demeurent-ils, vos parents? fit César à son tour.
—Je crois, petits sauvages, il les appelait ainsi par amitié, répondit Sabin, que vous vous permettez de me questionner. C'est hardi de votre part et inconvenant au possible. Ignorez-vous donc que les inférieurs sont tenus d'attendre, pour parler, que leurs supérieurs aient daigné leur adresser la parole? or, je suis votre supérieur par l'âge, l'expérience et l'éducation. Mais je veux être bon prince et vous répondre comme si c'était conforme aux usages.»
Ici le jeune garçon fit une pause assez longue pendant laquelle il alluma sa pipe avec une sorte de suffisance (Sabin fumait toujours, même en parlant), puis il raconta l'histoire que voici:
«Mon père, jeunes sauvages, demeure partout.... partout où il y a des grands chemins. Il s'est construit lui-même pour son usage et celui de sa famille un palais qu'il fait, selon sa fantaisie, transporter du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, ou dans toute autre direction qu'il lui plaît. Oui, petits, un palais roulant. Vous n'avez jamais vu cela, vous autres? Un manoir qui nous conduit, nous et notre fortune, d'une ville dans une autre, au gré de notre caprice. A la sécurité du colimaçon qui peut rentrer dans sa coquille à la moindre alerte, nous joignons la liberté des oiseaux que vous voyez voltiger d'arbre en arbre et de buisson en buisson. Aussi, comme les hirondelles, qui, les mauvais jours venus, s'en vont chercher fortune en des climats plus doux, nous émigrons sans cesse d'un pays pauvre ou épuisé dans un autre où nous savons trouver la vie facile et abondante. Nous sommes comme ces pasteurs orientaux dont on raconte de si belles histoires; nous plantons notre tente et faisons paître nos troupeaux là où les pâturages nous semblent plus verts et plus tendres. Vous comprenez bien, petits, que c'est une manière de parler, car notre tente est un château comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, et en fait de troupeaux nous ne possédons qu'un pauvre vieux cheval qui a usé sa jeunesse au service de son ingrate patrie.»
Ici, le jeune garçon s'interrompit pour proposer à nos amis de déjeuner au village de Ris dont on approchait. Ils acceptèrent sans difficulté aucune; Sabin avait le don de les charmer.
«Et votre cheval? fit Aimée.
—Fidèle! voici: à l'âge réglementaire on l'a rayé brutalement des cadres de l'armée et mis hors de service sans lui faire un centime de pension. C'est d'une petitesse!... d'une petitesse!... crasseuse, n'est-ce pas? Heureusement qu'un monsieur retiré du commerce de la passementerie avec des rentes par-dessus la tête eut l'idée de l'acheter pour lui faire un sort.... et pour l'atteler à une demi-fortune. A la mort de cet homme généreux, Fidèle passa aux mains d'un huissier de province, et, de chute en chute, tomba jusqu'à celles d'un chaudronnier ambulant. C'est de ce dernier que mon père le tient. Pauvre vieux cheval! je ne lui connais que deux défauts, mais là deux vrais défauts, deux défauts tels qu'on pourrait les appeler des vices.
—Est-ce qu'il mord? demanda Aimée.
—Lui? Oh! non, par exemple; et avec quoi mordrait-il? il n'a plus de dents. Non, oh! non, il ne mord pas; je ne veux point le calomnier.
—Lesquels, alors?
—Son grand âge d'abord, puis un appétit qui revient tous les jours avec une régularité désespérante.... On a beau le nourrir copieusement la veille, il a encore faim le lendemain; c'est un guignon, on dirait qu'il ne vit que pour manger. Les maîtres qui l'ont laissé contracter cette mauvaise habitude ont manqué de prévoyance et se sont rendus bien coupables envers lui. Mais n'importe! si nous ne lui donnons pas tous les jours autant d'avoine qu'il en pourrait souhaiter, les bons traitements ne lui font pas défaut, et il est dans la famille sur un pied d'intimité fort enviable.»
A dire vrai, mes petits lecteurs, nos amis ne comprenaient pas toujours ce beau langage, et profitaient de toutes les interruptions pour ramener le narrateur au fait.
«Quel est donc, demanda César, le métier que fait votre père?
—Un métier, mal-appris? Sachez, jeunes sauvages, que mon père exerce une profession libérale!... Voué par une vocation impérieuse au culte des arts et des lettres, il s'est donné pour mission d'éclairer les peuples en les initiant aux beautés de la littérature dramatique.... Mais ceci est tout à fait au-dessus de la portée de votre intelligence et ne vous intéressera pas.
—Si fait, fit César, vous voulez dire que votre père est comédien.
—Bravo! tu n'es pas si bête qu'on pourrait le croire. Apprends donc alors que dans son palais portatif il a réuni tout ce qui est nécessaire pour établir en quelques instants un théâtre bien conditionné. D'un autre côté, il possède une troupe d'acteurs.... Oh! mais d'acteurs.... Il faut voir ça, mon cher. A la vérité, une bonne part de leurs succès revient à mon père et à ceux d'entre nous qui leur donnent la voix et le mouvement; car ce ne sont que des marionnettes, et des marionnettes, si bien douées qu'elles fussent, ne sauraient parler ni se mouvoir d'elles-mêmes, vous pensez bien.
—Oh! je sais, dit Aimée; je connais l'homme qui fait parler celles du théâtre de Guignol, au Luxembourg.
—Oui-da!... Mais ce n'est pas du tout la même chose, ma belle. Guignol est un théâtre pour les enfants, et sur lequel on ne joue que des niaiseries, tandis que notre théâtre, à nous, est d'un genre sérieux et tout à fait relevé. Nous représentons des tragédies, des drames et des comédies pour de vrai, en deux actes, en trois actes, en six actes, en douze actes,... en autant d'actes que nous jugeons à propos, enfin! Tantôt c'est la jeune et innocente Esther chez le farouche sultan Assuérus, de M. Molière, un bon, celui-là; tantôt le Ruy Blas, de M. Corneille, encore un bon, ma petite, ou bien les amours de l'infortuné Didier et de la malheureuse Marion Delorme, par M. Racine; on ne joue que ça aux Français. Mon père a refait ces pièces à l'usage de ses acteurs et de son public. Il en a supprimé tous les personnages dont les rôles ne sont pas indispensables, puis les tirades, les longueurs, enfin tout ce qui est ennuyeux ou peu intéressant; je vous prie de croire que ce n'était pas là une besogne d'écolier, et que pour l'accomplir il ne fallait pas être un idiot. Par exemple, il tient à ce que son nom soit sur l'affiche à côté de celui de ces messieurs. Ainsi, nous mettons: la jeune et belle Esther, etc., de M. Racine, revue et corrigée par M. Dussault. C'est justice, n'est-ce pas?»
Depuis un moment Sabin parlait tout seul, faisant les questions et les réponses à sa fantaisie; nos amis étaient trop illettrés pour lui tenir tête sur un pareil sujet, mais ils devinaient qu'il s'agissait de choses d'une grande importance, et se gardaient bien d'interrompre.
«Mais, continua le jeune Sabin, nous avons encore d'autres cordes à notre arc. Dans les contrées où les populations ne sont pas assez éclairées pour prendre du plaisir à voir représenter ces chefs-d'oeuvre, nous donnons un autre genre de spectacle; mes frères aînés sont athlètes.
—Athlètes, demanda Aimée, qu'est-ce que cela?
—Athlètes, petite sauvage, cela signifie habile dans les exercices du corps. Les athlètes sautent, font des tours de force et enlèvent à bras tendus ou bien avec leurs dents, des poids qu'un homme ordinaire ne saurait changer de place même avec l'aide de tous ses membres, voilà ce que c'est que des athlètes....
—Et vous?
—Moi, je suis jongleur et équilibriste; c'est cela un art! A la bonne heure!... Donnez-moi seulement une douzaine d'oranges et un bilboquet et je vous en ferai voir!... J'aurais déjà débuté, si j'avais voulu, au cirque Napoléon; mais il est trop finaud, le directeur, il voulait lésiner avec moi, et marchander sur les appointements, donner d'une main et reprendre de l'autre.... Ah! non, par exemple, non.... Avec les artistes, il faut faire les choses carrément; c'est tant, c'est tant. Voilà!... Maintenant, s'il en veut, il en demandera.... Mon intention, à moi, est de lui tenir la dragée haute.
—Combien donc en avez-vous, de frères?...
—Cinq, trois grands et deux petits; deux petits, pas plus haut que ça; l'un a sept ans et l'autre cinq.... et drôles! Il faut les voir tourner autour du théâtre sur leurs jambes et leurs bras tendus comme les ailes d'un moulin.... Mais le plus magnifique, c'est lorsqu'à nous sept, nous formons, grimpés les uns sur les autres, une pyramide dont mon père est la base et mon plus jeune frère le sommet. Enfin j'ai une soeur. Ah! voilà, petits, une femme!... Elle renverse un homme d'un seul coup de poing et fait des armes comme un professeur d'escrime. Elle fait aussi des exercices de haute voltige sur le dos de Fidèle et danse sur la corde avec la grâce d'une déesse.... Enfin c'est une fille charmante!... Aussi, nous n'épargnons rien pour sa toilette; l'or, le velours et la soie lui sont prodigués. A la ville, elle porte des robes longues de ça! et des falbalas comme une princesse.... C'est à qui parmi nous la gâtera le plus!...»
Ce portrait d'une personne remarquable à tant de titres faisait ouvrir de grands yeux à Aimée. Elle n'aurait jamais cru que tant de perfections pussent se trouver réunies chez une seule femme.
«Et votre mère, demanda-t-elle, danse-t-elle aussi sur la corde?
—Ma mère a pour mission, répondit Sabin, de recevoir le prix des places à la porte du théâtre. Puis, lorsque l'occasion s'en présente, elle tire les cartes et prédit le passé, le présent, et l'avenir aux individus qui l'honorent de leur confiance. Mais, tout cela, sans préjudice de ses occupations domestiques; car c'est une remarquable ménagère, et vous saurez, jeunes sauvages, que dans les jours de détresse, personne autant qu'elle n'est habile à trouver une gibelotte ou un civet dans la peau d'un angora.
«Et maintenant, reprit-il après avoir gardé un instant le silence, afin de permettre à mes amis d'admirer à leur aise combien étaient précieusement doués tous les membres de sa respectable famille, maintenant que je vous ai si complaisamment édifiés sur les miens, j'espère que vous m'accorderez assez de confiance pour venir déjeuner avec moi à l'hôtel de l'Éléphant d'or, où je suis parfaitement connu, et traité comme le fils de la maison?
—Faut-il beaucoup d'argent pour déjeuner à l'hôtel? demanda Aimée.
—Ne vous occupez pas de cela; j'en fais mon affaire.»
L'hôtel de l'Éléphant d'or était une assez triste auberge où s'arrêtaient les rouliers qui n'avaient pas assez d'argent pour se permettre de dîner au Cheval noir, un autre restaurant dont le maître avait des prétentions à la bonne cuisine et passait pour le Véfour de la localité.
Lorsque mes amis, conduits par Sabin et suivis de Balthasar, pénétrèrent dans la grande salle de l'Éléphant d'or, qui en était en même temps la cuisine, deux ou trois hommes en blouse et la casquette sur la tête, déjeunaient gloutonnement le nez dans leur assiette et les coudes sur la table.
De temps à autre, ils interpellaient la maîtresse de la maison ou la servante en disant d'une voix rauque:
«Eh! la bourgeoise, par ici!»
Ou bien:
«La cuisinière, apportez-nous donc ceci, servez-nous donc cela!
—Eh! la fille, cria comme les autres M. Sabin en s'asseyant à une table mal essuyée, venez un peu qu'on vous parle.»
La fille obéit.
«Tiens! c'est M. Sabin, fit-elle en découvrant, par un large rire, deux belles rangées de dents qui n'eussent point déshonoré la bouche d'un jeune poulain.
—Oui, charmante Maritorne, c'est lui-même, avec son jeune frère César et sa petite soeur Aimée; deux enfants fort aimables que je vous engage à traiter de votre mieux.»
César et Aimée, à qui la leçon avait été faite, ne démentirent point Sabin; et la servante crut ce qu'il lui dit.
«Maintenant, détaillez-nous la carte du jour? demanda le jeune saltimbanque.
—Du lapin?
—Non merci! trop connu!
—De la tête de veau?
—Point de vinaigrette; j'ai mal dîné hier.
—Une omelette?
—Pas assez substantiel.
—De la fricassée de poulet?
—Trop bégueule!
—Ah! dame! C'est que vous êtes joliment difficile!... Eh bien, des côtelettes de porc frais?
—Bravo! à la sauce Robert; c'est tout à fait grand genre! Combien vous faut-il de temps pour préparer cela?
—Un quart d'heure.
—Allez. En attendant donnez-nous, pour nous faire prendre patience, une miche, un cervelas et une bouteille de cacheté.»
Au premier service, les choses allaient déjà très-bien; mais au second!... Ah! au second, elles allèrent bien mieux encore. M. Sabin, tout à fait en verve, était pétillant d'esprit.... Il se livrait à tant et tant d'aimables folies que la grosse servante s'écriait en se tordant de rire:
«Est-il drôle, ce M. Sabin! Mon Dieu, est-il drôle!»
Quant à mes amis, entraînés par l'exemple, et aussi par un appétit féroce, ils avaient bu et mangé en un seul repas, plus qu'ils ne faisaient d'ordinaire en trois jours. Mais ces excès devaient leur coûter cher; le quart d'heure de Rabelais arriva: il fallut payer toute cette goinfrerie.
«C'est cent sous, dit la fille en additionnant sur ses doigts.
—Cent sous, fit M. Sabin, c'est un peu cher; mais comme tout cela était bon et cuit à point, je ne te rabattrai rien.»
M. Sabin avait si bien déjeuné qu'il tutoyait la servante.
«Paye, César,» dit-il.
César et Aimée étaient interdits à tel point qu'ils ne trouvèrent pas une objection à faire. Ce fut avec un tremblement de honte qu'ils dénouèrent le coin du mouchoir où était serrée la jolie pièce d'or de M. Richard. César la mit sur la table, Sabin s'en empara vivement.
«Je croyais que c'était dix francs, dit-il en la tournant et la retournant.... Tiens, Maritorne,» fit-il en la présentant délicatement à la servante, qui refaisait son compte, toujours sur ses doigts, en disant: dix sous d'une part, un franc de l'autre, etc., etc. «Eh bien! c'est encore vingt-cinq centimes que vous me devez, ajouta-t-elle enfin.
—Bon! fit Sabin, ça passera comme cela.
—Non pas; il me faut mes cinq sous.»
Sabin fit mine de chercher dans ses poches.
«Je n'ai pas de monnaie, dit-il.
—Ta, ta, ta! Mes cinq sous tout de suite!
—Fais-nous crédit sur notre bonne mine.
—Non, j'aurais trop peur de perdre.
—Mal-apprise!
—Allons, allons, mes cinq sous ou je vais chercher les gendarmes.»
A cette menace, mes pauvres amis s'empressèrent de donner leurs dernières ressources, qu'un moment, hélas! ils avaient cru pouvoir sauver du naufrage.
Il n'y avait que vingt centimes. La fille hocha la tête.
«Et pour moi? dit-elle.
—Tiens, voilà!» fit Sabin en l'embrassant bruyamment sur les deux joues.
Elle s'enfuit en riant, et mes amis cruellement désappointés et le coeur plus gros qu'une montagne, sortirent tristement de la fatale auberge.
Tout d'abord Sabin, qui paraissait enchanté de lui, roula une cigarette et la fuma délicatement, du bout des lèvres, en pirouettant sur ses talons, en prenant des poses toutes plus élégantes les unes que les autres, enfin en faisant le joli garçon; puis après il bourra sa grosse pipe et se mit à fumer sérieusement.
Quant à mes amis, pour commencer, ils crurent, tant ils avaient bien déjeuné, qu'ils n'auraient plus jamais faim. Mais avant que deux heures ne se fussent écoulées, les choses avaient changé d'aspect et l'avenir leur apparaissait déjà plus dégagé d'illusions.
Certes, ils ne songeaient point encore à dîner, mais ils marchaient piteusement côte à côte et pleuraient. Leur ami, M. Sabin, les voyait s'essuyer de temps en temps les yeux du revers de la main.
«Ah! çà, leur dit-il enfin, vous êtes de singuliers personnages, vous autres!... Qui diable aurait supposé que vous aviez la digestion si lugubre? On vous fait déjeuner comme des princes, et au lieu de remercier les gens en vous montrant aimables, vous pleurez comme deux imbéciles.
—C'est nos cinq francs! dit naïvement Aimée.
—Leurs cinq francs!...
—A présent, il nous faudra mendier.
—Peuh!...
—Dame! si nous ne trouvons pas d'ouvrage?
—Ah! ah! ah! s'écria le gamin en se tordant de rire, de l'ouvrage!... C'est ça qui est joli! de l'ouvrage! Mais ils sont drôles au possible, ces petits sauvages!
—Riez, si bon vous semble, mais mon frère et moi nous voulons travailler.
—Laissez-moi donc tranquille!» fit Sabin avec un geste d'épaules intraduisible. Puis reprenant son sérieux: «Travailler, dit-il, cela vous gâte les mains et vous prive de votre liberté!... Travailler! comme des manoeuvres, n'est-ce pas? Pour quelques méchantes pièces de monnaie, se mettre à la merci d'un individu qui se croit votre maître et vous traite en esclave!... Pour gagner convenablement sa vie, je ne connais que deux moyens, moi: se faire artiste, comme nous autres, ou domestique dans des maisons où il n'y ait rien à faire. Si le sort ne m'avait pas fait naître d'une honorable famille de comédiens, j'aurais brigué l'honneur de figurer derrière un de ces magnifiques carrosses qu'on voit à Paris monter l'avenue des Champs-Élysées au trot rapide de quatre superbes chevaux anglais; ou encore de passer mes journées paresseusement étendu sur les banquettes moelleuses d'une antichambre princière. C'est ça, des positions! Du galon sur toutes les coutures comme un maréchal de France les jours de gala! ou bien habillé de noir et cravaté de blanc comme un gentleman qui se rend au bal!... Seulement, je n'aurais pas été assez bel homme; on ne veut que des beaux hommes pour remplir ces offices importants.... Ça se comprend.... Quand on est riche et qu'on peut payer.... C'est dommage, car j'aurais eu la vocation et toutes les qualités de l'emploi. Mais toi, César, qui me parais destiné à devenir grand et fort, si tu m'en crois, c'est là que tu chercheras fortune, au lieu de t'abîmer le corps et l'âme pour vous nourrir misérablement, ta soeur et toi.... A moins que tu ne préfères t'enrôler parmi nous et mener en notre compagnie une vie joyeuse et indépendante, une petite existence en dehors du monde, et qui nargue tout à la fois vos lois et vos gendarmes. Voilà, mon bonhomme, ce que tu feras, si tu as pour un centime de jugement. Ne me parlez donc plus d'ouvrage!... Travailler! c'est bon pour des lourdauds.
—Si je savais? fit César comme en se consultant.
—Quoi?
—Que ce soit comme vous dites?
—Et pourquoi ne le serait-ce pas?
—C'est juste!... Et on vous donne de l'argent pour ça?
—Si on vous en donne?... Parbleu!
—Et Aimée, que deviendra-t-elle?
—Nous lui trouverons une place de femme de chambre.
—Que fait-on quand on est femme de chambre? demanda Aimée.
—Ah! voilà! fit Sabin avec importance; chez les bourgeoises on est accablé de besogne, chez les grandes dames on ne fait rien.
—Rien du tout?
—Rien du tout. Et comme sa maîtresse, on porte des robes de soie et des chapeaux. Le tout est de bien choisir.
—Mon choix est fait; je me placerai femme de chambre où il n'y a rien à faire.
—Cela, petite sauvage, prouve en faveur de ton intelligence.
—Mais, dit César, je ne suis pas encore grand; si on ne prend que des beaux hommes on ne voudra pas de moi.
—Tu peux, en attendant, faire un très-joli groom.
—Qu'est-ce que cela?
—Quoi! jeune sauvage, tu ne sais pas ce que c'est qu'un groom? N'as-tu donc jamais vu un monsieur quelconque conduisant un grandissime cheval attelé à un tilbury si léger qu'il en paraît aérien?
—Si fait, j'ai vu cela.
—Et à côté de ce monsieur, qui entasse plusieurs coussins sous lui pour donner à penser qu'il est un homme superbe, n'as tu jamais remarqué un enfant de ton âge assis un pied plus bas que son maître afin de paraître encore plus petit qu'il n'est réellement?
—Oui, je sais....
—Eh bien! cet enfant, c'est un groom.
—Et qu'a-t-il à faire?
—Rien du tout, par exemple! toujours dans les bonnes maisons, qu'à se promener en tilbury avec son maître.... Il me semble que tu peux t'acquitter de cela aussi bien que n'importe qui!...
—Si ce n'est pas plus difficile que vous dites.
—Sans compter qu'on y gagne plus d'argent qu'à faire n'importe quel état.... Ne rien faire, et être bien nourri, bien logé, bien habillé et bien payé!... Est-ce assez joli, hein?
—Mais comment pourrais-je me placer groom?
—Laisse-moi faire, je te procurerai cela. Sur notre route, se trouve le château de Rochemoussue, qui appartient au prince de Rochemoussue. J'y suis parfaitement connu; le prince, qui est le meilleur et le plus généreux des princes, me protége et fait tout ce qu'il peut pour m'obliger; je lui parlerai, et la chose s'arrangera tout de suite.... En attendant, pour vous récompenser d'être si sages, je vais m'occuper de vous gagner un bon dîner et un bon gîte.»
CHAPITRE XI.
Sabin à Essonne.—Mes amis à Chantemerle.
On arrivait à Essonne, il était deux heures de l'après midi. Sabin s'arrêta près d'un cabaret borgne, où il entra seul.... Moins de cinq minutes après, il reparaissait aux yeux de mes amis dans un maillot couleur de chair, et n'ayant pour tout vêtement qu'un petit caleçon rouge orné de paillettes d'or; des bottines également rouges et pailletées d'or, lui maintenaient gracieusement le pied, et un cercle d'or lui ceignait la tête.
Mes amis furent éblouis, ces splendeurs les fascinèrent au point que le jeune saltimbanque leur semblait un fils de roi.
Il partit, jouant du fifre à travers les rues et faisant porter par César, que cette marque de confiance honorait infiniment, le sac que vous connaissez. Aimée suivait avec Balthasar. Cela faisait un effet prodigieux; tout le monde se mettait aux portes et aux fenêtres pour les voir passer; bientôt les gamins, accourant de tous côtés, leur formèrent en moins d'un instant une escorte des plus satisfaisantes. Tout cela, emboîtant le pas derrière Sabin et marchant aux sons du fifre, parcourut le bourg dans tous les sens, et, après être monté jusqu'en haut de la rue principale, redescendit pour venir s'arrêter sur le pont où un cercle d'une certaine importance se forma autour du jeune saltimbanque, lequel, prenant une pose olympienne, fit alors son boniment:
«Mesdames et messieurs, dit-il avec une galanterie de bon goût, j'ai l'honneur de vous présenter en ma personne le fils de l'illustre Lucifer, qui vous a honorés l'année dernière de sa visite, et n'a pas dédaigné d'exécuter dans vos murs les tours merveilleux qui ont fait sa fortune et porté son nom victorieux dans les six parties du monde!... Vous êtes trop au courant des progrès de la civilisation, mesdames et messieurs, pour ignorer que depuis la découverte de la Californie le monde se divise en six parties.—(Murmures dans l'auditoire qui signifient: Parbleu! si on sait cela!) L'accueil qu'il reçut de vous, reprit Sabin, l'appréciation supérieurement intelligente que vous fîtes de ses talents vous ont rendus chers à son coeur. Et, aujourd'hui qu'il se repose sous des lauriers si noblement acquis, parmi ses nombreux souvenirs celui qu'il évoque avec le plus de plaisir, c'est le vôtre! Il aime à se dire que nulle part dans ce vaste univers qu'il a parcouru dans tous les sens, ainsi que nos planètes (grande admiration dans l'auditoire pour ce voyageur intrépide), il n'a rencontré des hommes plus courageux, plus intelligents, plus hospitaliers, plus généreux, plus instruits et plus forts, oui, plus forts, que dans cette charmante petite ville, qui mériterait bien d'en être une grande. Lui, qu'on a surnommé l'Hercule moderne, il a rencontré ici pour la première fois des hommes qui lui ont tenu tête et qu'il n'a pu vaincre qu'après une lutte de quelques secondes!!!... (Tous les hommes présents se regardent en ayant l'air de se dire les uns aux autres: est-ce que c'est toi?) Quant à moi, mesdames et messieurs, la nature m'ayant refusé les dons nécessaires pour marcher sur les nobles traces de mon illustre père, ce n'est donc pas par les mêmes moyens que j'essayerai de vous charmer, non; c'est tout simplement par des exercices de précision et d'adresse que je veux enlever vos suffrages.... Avez-vous des oranges?—Qui d'entre vous me donne six, douze et même quinze oranges?... Personne n'a d'orange?... Alors, mesdames et messieurs, je vais m'en passer; il faut savoir se contenter de ce qu'on possède et tirer parti de ses propres ressources.»
Sabin joua encore du fifre, puis, sans doute pour donner aux retardataires le temps d'arriver, il perdit quelques minutes à disposer sur le sol un tapis en serge verte. Enfin se décidant à commencer, il jongla d'abord avec des balles recouvertes d'un métal si brillant qu'Aimée pensait qu'elles étaient en argent massif. Il commença par en prendre deux seulement, puis quatre, puis six, puis dix; il les envoyait et les recevait d'abord avec les mains, puis elles lui tombèrent sur l'avant-bras, sur les épaules, sur les cuisses, sur la poitrine, sur la tête, il en était environné; c'était vraiment merveilleux, et la foule applaudissait de bon coeur. Après cet exercice, vint le tour du bilboquet. Il joua d'abord avec une seule bille, puis avec deux, puis avec trois, puis avec quatre.... Il abandonna ces premières qui étaient petites pour en prendre de plus grosses, lesquelles furent délaissées à leur tour pour de plus grosses encore. Enfin, avec une adresse étonnante, incompréhensible, il jongla sans même se faire une égratignure, avec une demi-douzaine de petits poignards pointus et affilés comme des stylets. Malgré tant de savoir-faire et l'enthousiasme de la foule, il ne tomba que quelques sous sur le tapis de serge, vingt-cinq au plus.... Sabin déçu fit entendre un juron formidable, et traita tout haut d'imbécile ce bon public qu'il flattait en si bons termes quelques minutes auparavant. Heureusement pour lui, tout le monde était parti et nos amis seulement l'entendirent.
«Bast, dit-il enfin pour se consoler, nous recommencerons demain, et la recette sera meilleure. Il n'y avait là que des femmes et des vieillards; un tas d'infirmes qui n'entendent rien aux distractions de l'esprit, et s'imaginent que je suis encore trop heureux de les avoir amusés. Mais qu'importe! vingt-cinq sous, c'est toujours du pain pour ce soir. Nous coucherons où nous pourrons.»
Il replia bagage et on retourna au cabaret, mais silencieusement et ayant au fond le coeur assez triste.
Il me serait difficile, mes petits lecteurs, de vous dire bien au juste ce qu'éprouvaient César et Aimée dans la société de M. Sabin, et les pensées qui occupaient leur jeune esprit. Malgré la perspective enivrante de devenir domestiques dans des maisons où il n'y aurait rien à faire, ils n'étaient peut-être pas complétement rassurés sur l'avenir. Quant au présent, ils avaient lieu de s'en plaindre, mais ils n'en avaient pas le temps; Sabin les étourdissait. Cependant, quoiqu'ils fussent peu aptes à réfléchir, il leur était déjà venu à l'esprit que le père Antoine n'approuverait pas qu'on fît société avec ce garçon qui avait, à l'endroit du travail, une manière de voir si originale, et ne professait qu'un respect excessivement médiocre pour le bien d'autrui.
Balthasar, vu son âge sans doute, avait le jugement plus sûr et plus formé, et jusqu'alors il s'était tenu à distance de Sabin; malheureusement le pauvre caniche adorait les paillettes et le clinquant,—on n'est pas parfait!—et à peine eut-il aperçu le jeune saltimbanque dans son costume de théâtre qu'il lui fit toutes sortes d'amitiés. Pauvre Balthasar! cette faiblesse devait lui coûter cher!...
Le lendemain, faute d'argent, il fallut se passer de déjeuner. Mes amis, pour tuer le temps, se mirent à errer dans les environs d'Essonne. Le hasard les conduisit du côté de Chantemerle, où sont réunies un grand nombre d'usines appropriées aux productions les plus diverses; telles que fabriques de tissus de fil et de coton, impressions sur étoffe, laminoirs, fonderies, etc., etc. Ils se rencontrèrent avec des enfants qui jouaient sur la route et s'arrêtèrent pour les regarder. Lorsque la partie fut achevée, un de ces enfants s'approcha d'eux.
«Qu'est-ce que vous faites, vous? leur demanda-t-il.
—Rien.... pour le moment.
—Alors, vous cherchez votre pain?
—Oh! non....
—Ne mentez pas; ça se voit, vous mendiez.
—Pour ça non, dit César, nous ne mendions pas et nous ne voulons pas mendier.
—Vous avez donc des rentes?
—Non.
—Non? Eh bien, comment vivez-vous donc?
—Nous cherchons de l'ouvrage.
—Est-ce bien vrai, ça?
—Mais oui, c'est bien vrai.
—Alors vous voulez travailler?
—Sans doute.
—Sans doute? Vous ne dites pas cela avec beaucoup d'ardeur.... C'est égal, on entre à la fabrique, venez voir un peu. Je gagne soixante-quinze centimes par jour pour six heures de travail, moi qui n'ai pas encore dix ans. Le reste du temps, j'apprends à lire et je joue dans un vaste préau que je vais vous montrer. Nous sommes comme cela plus de cinquante occupés à transporter des bobines d'un endroit dans un autre. Ce n'est pas difficile; vous pouvez en faire autant presque sans apprentissage. Si cela vous convient, vous verrez le contre-maître; il vous casera tout de suite, car on a besoin d'enfants. Attention! et suivez-moi. Pour qu'on vous laisse entrer, je vais dire que vous êtes mon cousin et ma cousine de Petit Bourg.... Seulement, pas de bêtises; on ne touche à rien ici.»
Mes amis suivirent le jeune ouvrier. L'aspect de ces vastes bâtiments, de ces hautes cheminées, de tout ce monde, le bruit des machines en mouvement, l'ordre qui régnait au milieu d'une activité étourdissante, l'immensité des salles, le nombre incalculable des métiers leur fit d'abord perdre la tête; ils ne voyaient rien à force de regarder.
«C'est ici qu'on file le lin et le chanvre, leur disait leur cicérone, là qu'on les tisse, plus loin on fait de la toile ouvrée. Dans ce grand bâtiment, où nous nous rendons en ce moment, on fabrique des tissus de coton, à côté on les imprime.»
Lorsque le jeune ouvrier les fit entrer dans la salle où il travaillait, ils éprouvèrent une sorte de déception. La vue de ces enfants, mal vêtus pour la plupart, qui se livraient à un travail sérieux et gagnaient consciencieusement leurs soixante-quinze centimes, ne leur dit rien à l'imagination; l'idée d'être domestiques dans des maisons où il n'y a rien à faire les flattait bien davantage.
«Moi, dit Aimée, je trouve que ça sent mauvais ici!
—Si tu y tiens, fit en riant le jeune ouvrier, on parfumera la salle avec de l'essence de rose.»
Le mot de mijaurée fut prononcé par quelques gamins.
Mes amis, sur la proposition de leur introducteur, s'arrêtèrent près d'un métier pour voir comment se faisait la toile; mais cela ne les intéressa point. Ils n'y comprenaient rien.
«Retire-toi donc, retire-toi donc, Aimée, cria tout à coup César. Il y a de l'huile après toutes ces mécaniques, et tu en mets à ton tablier.»
Tous les jeunes garçons qui se trouvaient dans la salle se retournèrent. On commença à regarder mes pauvres amis de travers.
«Allons-nous-en, César, dit enfin Aimée; il y a trop de poussière ici, nous n'y saurions durer. Décidément j'aime mieux que nous soyons domestiques dans des maisons où il n'y ait rien à faire.
—Fallait donc le dire tout de suite! s'écria le jeune ouvrier en colère. Vous voulez être larbins, vous autres?... Alors qu'on détale, et plus vite que ça!»
A ce mot de larbin, un haro s'éleva dans la salle.
«T'as d'ça dans ta famille, toi? s'écriait-on.
—Non pas. S'ils étaient de ma famille je les renierais; mais ils n'en sont point, Dieu merci! Ils étaient sur la route et se disaient sans ouvrage. Je leur ai proposé d'entrer ici, ils ont accepté. Pour qu'on ne leur fît pas de difficultés, je les ai fait passer pour mes parents de Petit-Bourg. Voilà tout!»
Les pauvres enfants ne savaient comment échapper aux moqueries de ces gamins qu'ils avaient offensés sans le vouloir.
«Vous n'avez donc pas de sang dans les veines? disait l'un.
—Ni de moelle dans les os? ajoutait l'autre.
—Madame craint de gâter ses habits!
—Monsieur veut porter perruque!
—Je comprends ça, moi.
—Ça tient chaud l'hiver?
—D'abord. Et puis ça vous pose!... quand on a de l'ambition.»
Un contre-maître dut protéger la sortie de mes pauvres amis, qui étaient tout à fait incapables de se défendre et ne comprenaient rien à l'avanie qu'on leur faisait subir.
Ils rentrèrent tristement à l'auberge où Sabin faisait répéter Balthasar. Sabin avait découvert que Balthasar était un artiste comme lui, et il voulait connaître tout son savoir-faire pour en tirer parti dans l'intérêt de la communauté. Le caniche voyant ses maîtres affligés, quitta tout pour les caresser.
«Bon! qu'y a-t-il?» demanda Sabin.
Ils racontèrent leur mésaventure.
«Laissez-les dire, fit le jeune saltimbanque, avec ça qu'ils sont jolis et qu'ils ont bonne mine!... Vous faire ouvriers de manufacture, comme ce serait spirituel!... Qu'ils viennent tout à l'heure sur la place, et je leur montrerai, moi, la bonne manière de gagner sa vie.»
A midi et quelques minutes, le fils de l'illustre Lucifer, ou de M. Dussault, selon l'occasion, jouant du fifre, se promena comme la veille, suivi de César, qui portait toujours le précieux sac, d'Aimée, de Balthasar, et de tous les vagabonds de la localité. C'était justement l'heure du repas pour les fabricants qui étaient tous sortis, excepté les enfants qu'on obligeait à jouer dans le préau. En moins de cinq minutes, une foule compacte entoura nos aventuriers. Sabin répéta le même boniment et les mêmes exercices que la veille; puis Balthasar à son tour paya de sa personne.
La recette fut magnifique! Sabin, de retour à l'auberge, commanda un déjeuner copieux. Nos amis, qui avaient grand'faim, mangèrent encore sans retenue; et le soir, comme il n'y avait déjà plus d'argent, on coucha dans une étable entre deux vaches et un âne.
C'est ainsi qu'ils vécurent pendant une semaine. On s'arrêtait tantôt dans une ville, tantôt dans un village, pour y donner des représentations plus ou moins lucratives, et toujours on cassait le pot après avoir mangé le beurre, comme disent les bonnes gens de la campagne en parlant des imprévoyants qui dépensent l'argent à mesure qu'ils le gagnent.
César et Aimée s'accoutumaient assez bien à ce genre de vie. De temps à autre, cependant, il leur passait comme un nuage dans l'esprit; c'était le souvenir de ce qu'avait dit le père Antoine.... mais le père Antoine était si loin!... Vous le dirai-je, mes petits lecteurs? César maintenant dormait d'un sommeil profond et ne rêvait plus des choses qui occupaient si fortement son jeune esprit dans ses jours de misère; la campagne, cette belle campagne que le bon Dieu lui faisait voir, ou revoir en dormant pour le consoler, ne l'intéressait plus, il n'y pensait jamais. Comme Sabin, il considérait maintenant toute chose au point de vue de la recette et disait avec son ami:
«Ici, il n'y a que des paysans; pas de chance!»
Ou bien:
«Voici une ville, bonne aubaine!»
Puis on bâtissait des châteaux en Espagne pour les temps fortunés où l'on serait domestique dans une maison où il n'y aurait rien à faire. D'un autre côté, on ne craignait plus les gendarmes; le papier de leur compagnon mettait nos vagabonds en sûreté. Ils se protégeaient les uns les autres....
Et les jours se passaient!...
Quant à Balthasar, ces détails lui importaient peu. Il marchait toujours en avant, prenant le chemin qui lui plaisait, quitte à revenir sur ses pas lorsque Sabin voulait aller d'un autre côté; ce qui n'avait lieu que rarement, car le chemin du saltimbanque paraissait être celui du caniche. Pourtant il arrivait bien quelquefois qu'on était obligé, pour se procurer de l'argent, de se détourner à droite ou à gauche; Balthasar, malgré une opposition sérieuse, qui se manifestait comme toujours par des fuites plus ou moins prolongées, finissait infailliblement par céder. Sabin avait appris à mes amis que ce n'était là qu'une feinte de la part du caniche, et leur avait démontré qu'il n'y avait pas lieu de s'en préoccuper. L'expérience lui avait donné raison. C'est ainsi qu'on perdit une semaine à Corbeil, à Melun et à Milly; mais nos aventuriers n'étaient pas gens pressés. La vie leur apparaissait si longue, si longue! et ils voyaient devant eux un si grand nombre d'années, qu'ils pensaient bien avoir le droit de gaspiller un peu le temps présent. Et, d'ailleurs, pourquoi se seraient-ils pressés ou inquiétés, puisque Sabin devait les placer chez son ami intime, le prince de Rochemoussue?... Leur sort n'était-il pas fixé?
CHAPITRE XII.
Au château de Rochemoussue.
C'était vers les quatre heures de l'après-midi, on avait dépassé le village de Chailly depuis quelques minutes lorsque apparut dans le lointain la masse grandiose des bois de Rochemoussue. Sabin, qui connaissait le pays, abandonna la grande route pour s'engager dans un joli chemin, propre et uni comme un parquet. On était déjà sur le domaine de Rochemoussue. On marcha comme cela un quart d'heure environ. César était troublé; il lui semblait connaître, mais vaguement, ces vastes prairies où paissaient en liberté les petites vaches bretonnes du prince. L'aspect général de la campagne était sévère; aussi loin que la vue pouvait s'étendre, l'horizon était boisé.
«Reconnais-tu donc tout cela, César? demanda Aimée.
—Je ne sais pas,» répondit le jeune garçon.
Et ils continuèrent d'avancer.
Enfin au delà d'une magnifique pelouse d'un vert tendre, entre deux massifs de haute futaie, se découvrit le château de Rochemoussue.
«Les prairies et les bois, dit César à Aimée, je croyais les reconnaître; mais ce château, je ne l'ai jamais vu.»
On n'était encore que dans la première quinzaine de mai, seulement le printemps était si beau cette année-là qu'on eût dit que le climat de l'Italie était devenu celui de la France.
«Voilà, dit Sabin à mes amis en leur montrant le château (une imposante construction édifiée dans le style du dix-septième siècle), voilà où désormais vous passerez votre vie dans la paix et l'abondance!»
On côtoyait de magnifiques potagers et des jardins qui n'étaient séparés de la route que par un large fossé. Nos aventuriers pouvaient tout à l'aise admirer les serres monumentales, toutes grandes ouvertes au soleil de mai, et exposant aux regards des promeneurs, les nuances vives, tendres ou riches de ces rhododendrons célèbres, de ces azalées merveilleuses qui tous les ans remportaient le prix au concours d'horticulture. Ils pouvaient encore admirer la savante disposition des serres-chaudes où étaient cultivées des primeurs devenues des types dans le monde horticole, puis une melonnière unique au monde pour la saveur et la variété de ses espèces. Mais ce qui ravissait surtout mes amis, dont les goûts étaient encore simples, c'était trois petits chalets, à toiture de chaume et aux murs recouverts de lierre, disséminés dans les jardins et sans doute destinés à loger les jardiniers.
«Que je voudrais demeurer là! disait Aimée.
—Peuh! faisait Sabin avec ce dédain des petites choses qui lui était particulier, c'est malsain au possible.... sans compter les autres désagréments. Les lézards y font leur nid, c'est infesté de souris et les rats s'y promènent comme des gens qui sont chez eux.
—Du moment que les rats s'y promènent.... C'est égal, je voudrais bien avoir une petite maison comme cela.»
Sabin entra chez le concierge du château, et demanda M. Prosper, un valet de pied attaché au service de M. Maxime de Rochemoussue, le plus jeune fils du prince, un enfant qui n'avait encore que cinq ans et demi.
Nos amis avaient cru que Sabin s'adresserait au prince lui-même. Ils furent quelque peu déçus, mais ils se consolèrent promptement en voyant arriver M. Prosper qui était un fort beau garçon et représentait énormément avec son habit bleu de roi, sa culotte courte, ses superbes mollets et ses souliers à boucles.
Sabin, qui avait connu M. Prosper au temps où le jeune domestique n'était encore qu'un petit paysan du Berry, lui dit quelques mots à voix basse. Le valet de chambre s'absenta, mais revint presque aussitôt.
«Vous pouvez demeurer ici jusqu'à demain,» leur dit-il.
Alors tous trois entrèrent suivis de Balthasar que tant de grandeur n'embarrassait point.
Il était cinq heures; la nouvelle que des saltimbanques étaient au château pénétra jusqu'au salon, et bientôt on vint chercher nos aventuriers de la part du prince et de la princesse, qui voulaient, puisque l'occasion s'en présentait, donner le spectacle à leurs enfants.
Sabin suivit M. Prosper avec l'aplomb d'un mérite qui ne s'ignore pas; ce que voyant César et Aimée, ils suivirent Sabin, et Balthasar suivit tout le monde.
Le prince et la princesse, entourés de leurs enfants, étaient au jardin sous un immense platane qui les protégeait de son ombre, sans leur dérober la vue splendide de la vallée de la Seine qui se déroulait devant eux.
Sabin avait tant parlé du prince et de la princesse de Rochemoussue, il les avait tant exaltés que mes amis s'attendaient à voir des personnages de taille surhumaine, ou, tout au moins, autrement faits que les autres mortels, et ils ne laissaient pas que d'être troublés. Mais ils ne tardèrent point à se rassurer; le prince et la princesse ressemblaient à tout le monde, et avaient été taillés sur le patron banal qu'ont fourni au genre humain tout entier Adam et Ève nos premiers parents. Ils paraissaient peut-être meilleurs ou plus intelligents que bien d'autres; mais cela tenait évidemment aux qualités intérieures et toutes morales dont ils étaient doués, et à l'éducation qu'ils avaient reçue.
La princesse était une gracieuse petite femme à la physionomie douce et fine. Elle était jolie, mais elle avait dû l'être encore davantage, autrefois, dans le temps, lorsqu'elle était toute jeune; seulement, comme mes amis ne l'avaient pas connue dans ce temps-là, ils la trouvaient charmante. Ils n'avaient jamais rien vu, du reste, de gracieux et d'encourageant comme son sourire, ni rien entendu d'émouvant comme le son de sa voix; elle avait l'air de parler du coeur, et son regard, si tendre et si pénétrant, semblait dire aux pauvres gens: «Rassurez-vous, ayez confiance; je vous comprends, moi, et je sais ce qu'il vous faut!» Elle était vraiment l'incarnation de la bonté et de la charité.
Certes, il y avait loin de cette douce princesse, qui savait si bien se mettre à la portée de tous, des riches comme des pauvres, à ces altières, hautaines et impertinentes créatures qu'on a si longtemps représentées comme les types les plus achevés de la noblesse. Mais à votre sens, mes petits lecteurs, ne valait-elle pas mieux?
Le prince était un homme de cinquante-cinq ans, environ, mais qui n'en paraissait pas beaucoup plus de quarante-cinq; il avait la tournure et la physionomie d'un militaire, quoiqu'il n'eût jamais fait partie de l'armée. Mais sous des dehors brusques, il cachait un coeur droit et juste, et sa parole, bien que brève, n'était jamais ni dure ni blessante. Il semblait, au contraire, que sa brusquerie n'eût d'autre objet que de dissimuler ses bonnes actions. Ainsi, par exemple, lorsqu'on lui rapportait que de pauvres gens allaient être expropriés faute d'argent pour payer le loyer d'une misérable chaumière, il ordonnait à son intendant de payer pour eux du même ton dont il eût ordonné de les fusiller. Si un obligé dans sa reconnaissance venait le trouver pour le remercier et protester de son dévouement, il lui disait: «Qu'on ne m'ennuie plus de ces choses-là.»
C'était un travers sans doute, mais un tout petit travers.... Et quand on pense combien il serait aisé aux princes d'avoir de gros défauts, on est bien près de leur souhaiter beaucoup de travers comme celui-là.
Dès qu'il eut appris l'arrivée au château de nos trois aventuriers, le prince avait dit, toujours sur le même ton: «Qu'on me les amène de suite!» et tout naturellement on s'était empressé d'obéir.
Nous devons, pour être juste, avouer qu'il imposait énormément à nos amis. Tout dans sa personne, sa grosse et rude moustache, ses favoris épais, ses cheveux taillés en brosse et la mobilité de son oeil vif et clair les embarrassait outre mesure. Aussi pendant que Sabin, excité par le haut rang de ses spectateurs, se livrait aux inspirations de son génie, reportaient-ils de préférence sur la princesse leur regard timide et curieux.
M. et Mme de Rochemoussue, comme nous l'avons dit, étaient entourés de leurs enfants: un grand et beau garçon de dix-huit ans qu'on appelait Ludovic, une charmante fille de seize ans nommée Luce, une autre de dix, appelée Marthe, et le petit Maxime qui n'avait encore, comme vous savez, que cinq ans et demi.
Tous les quatre prirent un plaisir très-vif au spectacle improvisé que leur donnaient Sabin et Balthasar, qui, lui aussi, se surpassa. Le brave caniche fut bien récompensé par ces beaux enfants du plaisir qu'il leur avait procuré, car ils le comblèrent de caresses et de bonbons, et ne dédaignèrent point de passer leurs mains fines et blanches dans sa toison peu soignée. Jamais Balthasar ne s'était trouvé à pareille fête, et il se montrait fort sensible à l'honneur qu'on lui faisait. Cependant il sut y répondre fort dignement et il n'eut point, tant s'en faut, la mine plate et impudente que prit Sabin pour recevoir les vingt-cinq francs dont le prince crut devoir payer leur savoir-faire et leur habileté.
Vingt-cinq francs! c'était une somme fabuleuse dans le ménage des trois aventuriers. Sabin était comme fou de joie, et mes amis pensaient que leur fortune était faite. Tous trois, sur la recommandation de la princesse, se rendirent à l'office où le maître d'hôtel leur donna quelques friandises afin qu'ils pussent, sans trop souffrir de la faim, attendre le dîner, qui n'avait lieu qu'à huit heures pour les domestiques.
Après une collation comme ils ne soupçonnaient même pas qu'on en pût faire, ils montèrent, toujours accompagnés de M. Prosper, à leurs chambres respectives, situées sous les combles du château. Là, César et Aimée trouvèrent chacun un costume complet qui leur était donné par la princesse. Tout y était, depuis les souliers jusqu'au bonnet. Ils s'empressèrent, sur l'invitation de M. Prosper, de quitter leurs vieux habits et de mettre les neufs; puis ils redescendirent à l'office où tous deux firent assez bonne figure, l'un avec sa blouse de retors coquettement serrée sur les hanches par une large ceinture de cuir, l'autre avec sa robe, et son tablier de cotonnade, ses souliers lacés, son châle noué en sautoir et son petit bonnet de soie noire, derrière le bavolet duquel ses cheveux bien peignés et bien brossés frisaient en queue de canard. Sabin les examinait de la tête aux pieds, et, les prenant par la main, les faisait tourner à droite, tourner à gauche, et affectait de ne les point reconnaître. Cela les amusait, et ils riaient de bon coeur.
Ils pensaient bien, du reste, que si la princesse leur avait donné tant de belles choses, c'était parce que Sabin lui avait dit ou fait dire un mot en leur faveur. Mais c'est égal, ils avaient remarqué qu'il était moins lié avec le prince qu'il n'avait toujours prétendu.
Après dîner, le prince, la princesse et leurs enfants, accompagnés des précepteurs et des institutrices, montèrent dans de belles voitures pour se rendre chez un autre prince du voisinage, où l'on devait danser et jouer des charades une partie de la nuit. Ce fut alors au tour des domestiques de se mettre à table. Ils étaient là plus de vingt!... C'était jour de gala; on profitait de l'absence du prince pour fêter tranquillement à ses dépens l'anniversaire de l'un d'entre eux. On avait dressé un couvert splendide: les fleurs, l'argenterie et les cristaux étincelaient sur la table au feu d'une profusion de bougies. Le maître-d'hôtel d'un côté, et la femme de charge de l'autre, occupaient les places d'honneur; les autres convives venaient à la suite, chacun selon son âge ou le rang qu'il croyait tenir dans la maison. Aux deux extrémités étaient placés Sabin et le dernier des marmitons, puis César et Aimée.
Les hommes avaient quitté la livrée pour prendre l'habit noir, et les dames étaient en robes de soie. Cela présentait vraiment un joli coup d'oeil. Par exemple, les vins manquaient, non par la quantité, mais par la variété, et les convives, chose désolante, n'avaient pas plus de trois verres devant leur assiette. Pourtant la cave du prince était célèbre, mais le sommelier, un ancien militaire, un homme sans éducation, un rustre enfin, ne faisait point partie de la domesticité. Il était incorruptible et n'entendait point raillerie sur la question de probité. Il avait donc fallu se contenter du bourgogne ordinaire et du madère de cuisine. Quelques bouteilles de champagne, adroitement dérobées dans la bagarre d'une grande soirée, complétèrent le festin. C'était peu!... mais tant de gens sont encore obligés de se contenter à moins!...
Il fallait entendre tout ce monde singeant maladroitement ses maîtres; les femmes minaudant, et les hommes jouant aux gentlemen!
On disait princesse à la femme de chambre de Mme de Rochemoussue, et prince au valet de chambre de monsieur! Comme le jeune Ludovic portait le titre de comte de Montgeron, son domestique se faisait appeler Montgeron tout court. «Mon cher Montgeron, lui disait-on, goûtez donc de ces conserves d'ananas.» Deux invités, qui servaient dans un château voisin, avaient pris le titre de marquis et marquise du Breuil. «Marquise, disaient les dames, vos yeux sont ravissants; vous êtes ce soir tout à fait en beauté!»
Mais au dessert, grâce au cliquot du prince, le naturel reparut, les langues s'aiguisèrent, et nos amis apprirent en moins d'une demi-heure les secrets le plus intimes de la famille de Rochemoussue. On raconta avec beaucoup de malice et de sous-entendus, comme pour donner à penser que ce n'était pas tout, que le prince avait trois fausses dents, que la princesse portait de faux cheveux, que M. Ludovic était myope, que Mlle Luce avait une jambe de travers, que Mlle Marthe serait bossue et que le petit Maxime deviendrait épileptique. On sut aussi que M. le marquis de Breuil était un sot, un bellâtre qui se teignait les moustaches et les favoris, et la marquise une fine mouche qui le faisait tourner comme le vent un coq de clocher.
Puis on s'égaya aux dépens de la principauté de Rochemoussue, principauté de fraîche date, achetée à Rome par le père du prince actuel, un financier peu scrupuleux, qui était censé l'avoir obtenue en reconnaissance de services rendus au gouvernement pontifical; et on affirma que la princesse n'avait point tant sujet de faire la sucrée, puisque son grand-père avait tout bonnement gagné son immense fortune en faisant fabriquer des tissus à Mulhouse.
Nous devons ajouter que le prince, la princesse et toutes les personnes de leur monde le plus intime étaient désignés par des surnoms: l'un, qui était fort et trapu, était appelé le taureau; l'autre, qui avait les jambes trop longues, le lévrier. Mais, plus généralement, le noms étaient pris dans la mythologie: il y avait Jupiter, Mars, Bacchus, puis Junon, Diane, Vénus, Proserpine, etc., etc.
A dix heures, on décida qu'il serait tout à fait charmant de finir la soirée par un bal et un peu de musique. Prosper jouait délicieusement du violon. Annette chantait agréablement, et Jean touchait passablement du piano. On monta au salon qui servait de salle d'étude aux enfants. M. Jean se mit au piano et Mlle Annette charma d'abord la société par deux ou trois innocentes chansonnettes, puis elle aborda la grande musique et chanta avec un brio renversant un morceau du Prophète, que Mlle Luce apprenait depuis quelque temps et dont elle n'était pas encore parvenue à vaincre toutes les difficultés. M. Prosper, un ténor élégant et joli garçon comme tous les ténors, après s'être un peu fait prier, consentit à chanter, en s'accompagnant avec son violon, cet air fameux et difficile: O Richard, ô mon roi!... que M. Ludovic répétait sans trop de succès depuis plus de six mois.... C'était tout bonnement divin!
On s'arracha à ces délices pour se livrer au plaisir de la danse. Les dames, ayant jugé à propos de changer de toilette, avaient emprunté à la garde-robe de leurs maîtresses des robes de tulle de la plus grande fraîcheur et sortant des ateliers d'une faiseuse célèbre. C'était simple, mais de bon goût. Avec cela, une fleur, un ruban, un rien dans les cheveux, et l'on n'avait pas la tournure de tout le monde!
César et Aimée, relégués dans un coin sur un canapé pendant que Sabin, faisant sa partie dans l'orchestre, jouait du fifre avec une ardeur de possédé, admiraient toutes ces merveilles et pensaient de bonne foi, tant leurs idées étaient confuses et embrouillées, que dans les maisons où il n'y a rien à faire ce sont les domestiques qui sont les maîtres.
Enfin cette société de singes se sépara et mes amis furent reconduits à leurs chambres, de jolies chambres meublées chacune d'un lit de fer, de deux chaises, d'un lavabo et d'un miroir. C'était du luxe, mais hélas! c'était aussi la première fois que les pauvres enfants couchaient dans des chambres différentes! et eux qui dormaient si bien sur la paille pourvu qu'ils y fussent côte à côte, purent à peine fermer l'oeil sur ces matelas confortables et dans ces draps blancs et parfumés à l'iris. Il faut bien le dire, du reste, ils avaient encore la tête pleine du bal et de la musique; puis ils avaient bu du punch et cela les agitait. Sabin, plus habitué à supporter les plaisirs du monde, était monté à sa chambre gris comme deux Polonais, et cependant on l'entendait ronfler à travers la cloison.
CHAPITRE XIII.
Mes amis font une rencontre aussi heureuse qu'inattendue.
En mai, le soleil se lève de grand matin; il était cinq heures à peine et déjà il faisait grand jour. César et Aimée, ne parvenant pas à goûter un sommeil paisible, résolurent de s'habiller, puis de faire en compagnie de Balthasar une promenade dans ce beau parc dont on découvrait une partie de leurs fenêtres. Ils pensaient qu'il n'y avait pas de mal à prendre, pour ainsi dire, possession de ces lieux privilégiés où ils comptaient bien passer leur vie désormais.... Certes, ils étaient ravis de courir dans ces allées si soigneusement entretenues qu'il eût fallu avoir recours à une loupe pour y découvrir un brin d'herbe, de s'enfoncer sous ces futaies si hautes et si épaisses que le jour y pénétrait à peine, d'admirer les magnifiques saules pleureurs qui baignaient, avec une grâce remplie de tristesse et de nonchalance, l'extrémité de leurs branches dans l'eau transparente des lacs. Oui, ils trouvèrent bon de se reposer sur le gazon à l'ombre des marronniers d'Inde ou des gigantesques platanes.... Mais on s'habitue si vite aux grandeurs!... Ils avaient parcouru dans tous les sens cet admirable domaine, auprès duquel le paradis terrestre n'eût semblé qu'un marécage inculte, et joué dans des allées bordées de rosiers trois fois hauts comme leurs petites personnes, d'ébéniers dont les grappes leur retombaient sur la tête et de toutes sortes d'arbustes aux fleurs éclatantes et parfumées.
Eh bien! mes petits lecteurs, vous me croirez si vous voulez, en moins de trois heures, ils s'étaient familiarisés avec toutes ces merveilles, qui déjà ne leur semblaient point de trop pour eux, et ils pensaient bien qu'ils pourraient en jouir largement lorsque César serait groom dans cette maison, où, comme ils avaient pu s'en assurer la veille, il n'y avait rien à faire qu'à s'amuser. Quant à Balthasar, toutes ces choses lui étaient indifférentes, et à tous moments il témoignait son impatience par des allées et des venues, des aboiements et des caresses auxquels César et Aimée ne comprenaient rien. Enfin on se trouva en présence d'une grille ouverte et il put sortir; force fut bien à mes amis de le suivre. Il courait, il courait, sans se soucier de la fatigue qu'il imposait aux jambes de ses maîtres, et en moins d'un quart d'heure on se trouva sur la route de Rochemoussue à Fontainebleau. De loin César et Aimée voyaient que le caniche caressait un homme, et cela les intriguait prodigieusement, car Balthasar n'était point d'un naturel familier. Ils hâtèrent le pas. Mais jugez, mes petits lecteurs, quelle fut leur surprise lorsqu'ils reconnurent le père Antoine!... le père Antoine? Comment cela se faisait-il? Lui qui devait être dans son pays, pourquoi nos amis le rencontraient-ils comme cela, à l'improviste, sur la route de Rochemoussue? Leur imagination était aux champs. Bien souvent le sort se plaît à nous jouer de ces surprises qui ressemblent à des coups de théâtre et nous déconcertent tant elles sont inattendues. On se demande comment cela s'est fait et on n'est pas loin de supposer que des créatures d'un autre ordre, des génies, des esprits, se mêlent à notre insu de notre destinée et gouvernent nos affaires, les emmêlant et les débrouillant à leur fantaisie, sans prendre seulement la peine de nous demander si cela nous plaît. Il ne s'en faut alors de presque rien qu'on prenne pour des êtres réels les créatures charmantes qui peuplent les contes de fées. Mais César et Aimée, qui ne savaient point lire, ne connaissaient point de féeries.... C'est égal! je ne suis pas très-éloigné de croire que s'ils avaient été en état de supposer que des fées et des génies pussent se mêler de leurs affaires, ils auraient, en cette circonstance, trouvé leur intervention rien moins qu'agréable.
«Ah çà, dit le père Antoine, qui vous a amenés par ici, et que diable y faites-vous?»
Ils racontèrent leur histoire et dirent consciencieusement, parce qu'ils ne savaient point mentir, ce qui leur était arrivé depuis trois semaines. Mais à partir du moment où ils avaient rencontré Sabin, le brave homme ne cessa de hocher la tête à tout ce qu'ils disaient. On voyait bien que cette odyssée n'était point de son goût.
«Et maintenant qu'allez-vous devenir? demanda le brave homme.
—Sabin va nous faire placer domestiques au château de Rochemoussue. C'est une grande maison, et où il n'y a rien à faire, dit naïvement Aimée.
—Domestiques, fit le bonhomme en hochant toujours la tête... soit!... si cela vous convient; servir ses semblables est un métier aussi honorable qu'un autre.... lorsqu'il est exercé honorablement. Ne sommes-nous pas tous, d'ailleurs, les serviteurs les uns des autres en ce bas monde?
Faire rôtir des marrons pour le public ou pour un particulier, n'est-ce pas toujours faire rôtir des marrons? L'essentiel est que les marrons soient rôtis à point.... Moi, il me semble que si je m'étais mis en condition, j'aurais pu faire un brave et honnête serviteur. Après cela, peut-être que je m'abuse.... et que c'est plus difficile que je ne pense. Mais l'idée ne m'en serait jamais venue.... Ce n'est pas que je sois plus fier qu'un autre, oh! non!... Seulement je n'y ai point pensé.... Sois donc domestique puisque ça te plaît, mon garçon. Mais entendons-nous; sois-le dans une maison où il y ait de l'ouvrage, et non où il n'y ait rien à faire. Il faut avoir du coeur, mon bonhomme, et gagner le pain qui te fera vivre. Quoi donc! est-ce que le travail te ferait peur?... On me dira que ceux qu'on paye pour ne rien faire gagnent leur argent en ne faisant rien. Cela les regarde.... et aussi les bourgeois qui les prennent à leur service. Mais, c'est égal, vois-tu, parader derrière un carrosse ou fainéanter toute la journée dans une antichambre en disant du mal de ses maîtres, ça ne peut pas être un bon état. Tiens, César, veux-tu te mettre en condition et en même temps devenir un homme, apprends l'état de jardinier. Si ton ami Sabin a quelque influence dans la maison, qu'il t'y fasse entrer comme aide-jardinier. Pour commencer tu ne gagneras que ta nourriture, mais bientôt on te donnera des appointements, et un jour tu pourras occuper une place de maître jardinier. Mais pour cela il faut être intelligent et travailleur.... Tâte-toi. Allons, te sens-tu capable de cela?... Domestique dans une maison où il n'y a rien à faire. N'est-ce pas une honte d'avoir songé à prendre un pareil métier!... Allons, va retrouver Sabin et ramène-le ici; je veux causer avec ce garçon-là et voir un peu ce qu'il est.»
César et Aimée retournèrent au château et gravirent assez piteusement les trois étages qui conduisaient à leurs mansardes. Celle de Sabin était vide!... Ils cherchèrent partout le fameux sac; point de sac!... tout avait disparu. Ils descendirent à l'office, et demandèrent des nouvelles de leur camarade; on ne l'avait point vu. Le coeur serré par un pressentiment pénible, ils revinrent près d'Antoine qui les attendait sur la route.
«Et Sabin, demanda le brave homme.
—On ne sait ce qu'il est devenu.
—Ah! on ne sait ce qu'il est devenu! Eh bien, je vais vous le dire, moi, ce qu'il est devenu. Il est parti avec les vingt-cinq francs dont la moitié vous appartenait à cause de Balthasar, et, d'après le portrait que vous m'en faites, ce doit être l'espèce de vaurien qui est passé près de moi il n'y a pas plus d'une heure et demie, comme j'étais assis sur la route.... Vous voilà bien! maintenant, vos places s'en vont à vau-l'eau!... Ce n'est, ma foi, pas malheureux; il vous fallait une bonne leçon, vous en aviez besoin, vraiment.... Je me demande comment vous avez pu croire qu'un semblable garnement avait du crédit auprès d'un homme comme le prince de Rochemoussue, et comment vous n'avez pas vu tout de suite qu'il n'était qu'un mauvais sujet et un voleur.... Il était temps qu'il vous quittât, car vous alliez devenir deux petits fainéants comme lui.... Ah çà, qu'est-ce qui vous fait pleurer?
—Nous n'avons plus d'argent!
—Voilà-t-il pas une belle affaire! On dirait vraiment que c'est la première fois que cela vous arrive!
—Les gendarmes vont nous arrêter et nous reconduire chez Joseph.
—Écoutez, ça dépend de vous; si vous voulez travailler, suivez-moi et vous n'entendrez jamais parler de Joseph. Sinon, je vous abandonne, et, ma foi! je ne sais pas ce qu'il adviendra de vous. Allons, choisissez....
—Nous voulons travailler, s'empressèrent de dire les deux enfants.
—Alors partons. Seulement ne marchez pas trop vite parce que je viens de faire une maladie; et mes jambes ne sont pas encore bien solides.»
Les pauvres enfants s'empressèrent auprès d'Antoine, et lui demandèrent ce qu'il avait eu.
«Oh! presque rien, répondit le brave homme; un refroidissement, une fluxion de poitrine, je ne sais pas au juste comment le médecin appelle ça. J'avais fait un détour pour voir un ami à moi qui demeure près d'ici. Je ne m'étais jusqu'alors ressenti de rien; mais chez lui je me sens pris tout à coup de frissons, de fièvre.... et j'y suis resté près de trois semaines; à présent ça va mieux, je me rendais tout doucement à la gare lorsque vous m'avez rencontré; car maintenant il faut que je prenne le chemin de fer, je ne suis pas assez fort pour retourner à pied au pays.... Bast! il ne faut plus parler de cela; le bon Dieu qui sait bien mieux que nous comment il faut conduire nos affaires, voulait sans doute que je me trouvasse par ici en même temps que vous autres pour venir à votre secours et vous aider à sortir d'un mauvais chemin....»
Après une heure de marche on était en pleine forêt, César était devenu songeur, et Balthasar humait l'air en poussant de petits cris de joie, puis il s'en allait flairer les arbres et se roulait dans l'herbe avec une sorte de frénésie.
«Est-ce que ça te déplaît de venir avec moi, César? demanda le père Antoine.
—Oh non! répondit l'enfant.
—N'aimerais-tu point la forêt? craindrais-tu d'y avoir peur?
—Peur!... Non, pour ça, je n'y ai point peur; il me semble, au contraire, que j'y ai vécu et que je la connais.
—A la bonne heure!»
CHAPITRE XIV.
Mes amis chez le père Jean.
On atteignit un endroit où le taillis avait été coupé l'année précédente. Le bois de corde et la corps des gros arbres étaient enlevés, mais il restait encore des bourrées empilées sur la lisière des chemins d'exploitation, et de gros tas de bois à charbon qu'on apercevait au milieu des jeunes pousses. Il était bientôt midi, l'air était lourd, le soleil brûlant et la chaleur devenait accablante dans ces sables dépourvus d'ombrage. Aimée ne pouvait plus avancer.
«Nous y voilà, lui disait le père Antoine. Allons, encore un effort!»
Et il montrait aux enfants une épaisse fumée qui s'échappait d'une clairière à cinquante pas de là.
Enfin on arriva et nos amis se trouvèrent en présence d'un homme qui, assis sur le gazon, mangeait tranquillement son pain en regardant brûler le fourneau qu'il venait d'allumer. Au premier abord les enfants pensèrent que c'était un nègre.
«C'est mon ami Jean, leur dit le père Antoine, un compatriote à moi qui est venu s'établir charbonnier par ici.»
Jean détourna la tête et reconnut son ami.
«C'est encore moi, dit celui-ci.
—Il n'y a pas de reproche, fit Jean en lui tendant sa main noire.
—Je le sais!
—Ça ne va pas?
—Pas bien fort.... Mais ce n'est pas là ce qui me ramène; je viens te demander un service?
—Parle?
—Voici deux petits.... c'est malheureux comme les pierres,... la misère, quoi!... Mais c'est bon; je les connais depuis longtemps, j'en réponds. Ils étaient exploités par un misérable; ils se sont échappés. Comment? ils te le diront.... Enfin, les voilà.... Si je les abandonne sur les grands chemins, on les ramasse et on les envoie l'un d'un côté, l'autre d'un autre, dans quelque maison de correction.... Faut pas laisser faire ça, ce serait les perdre; prends-les avec toi.... à eux deux ils valent bien le garçon qui t'a quitté.... Ils travailleront et tu les nourriras.... tu trouveras une petite place pour les loger.... Enfin tu feras pour le mieux. Il est bien possible que l'état ne leur plaise pas; s'ils trouvent mieux, ils le prendront. Fais comme s'ils t'appartenaient.
—C'est bien, dit Jean avec gravité, il sera fait comme tu désires.
—Merci! mon vieux.
—Bon! il n'y a pas de quoi! Ne faut-il pas s'entr'aider en ce bas monde?
—Çà, venez ici, vous autres, dit le père Antoine en prenant les deux enfants par la main, voilà votre maître ou plutôt votre père, car c'est un bon et brave homme que mon ami Jean. Il faut lui obéir et bien faire la besogne qu'il vous commandera. Dame! ce n'est pas un métier de muscadin; avant huit jours vous serez aussi noirs que lui. Mais cela importe peu, si vous êtes aussi honnêtes.... Sur ce, au revoir et bon courage! S'il plaît à Dieu, je repasserai par ici au mois d'octobre.»
Le brave homme embrassa les deux enfants, serra encore une fois la main de son ami et partit tout à fait.
Jean conduisit les deux enfants dans sa maisonnette, une espèce de hutte en terre dans laquelle était installé son ménage de solitaire. Cela se composait d'un lit de feuilles sèches, d'un bahut, d'un fourneau portatif, de deux marmites en terre, de quelques assiettes, d'une demi-douzaine de cuillers et fourchettes en étain et d'une cruche en grès pour aller puiser de l'eau à la fontaine.
«Voici ma demeure, dit-il à mes amis. Dame! ce n'est pas beau!... Mais on y est bien tout de même.... Toi, petite, comment t'appelles-tu?
—Aimée.
—Toi, petite Aimée, tu seras notre ménagère; je ne veux pas que tu touches au charbon. A nous deux, ton frère et moi, nous suffirons à la besogne.... Vois-tu, tu gouverneras la maison, tu tremperas la soupe, tu feras la lessive, tu raccommoderas notre linge. Ce sera bientôt fait, va, sois tranquille: il n'y en a pas beaucoup. Sais-tu coudre?
—Non, répondit Aimée en rougissant.
—Bon! c'est pas la peine de rougir, je te montrerai, moi... puis aussi à savonner nos hardes. Si tu as de la bonne volonté, tout ira bien.»
Jean qui avait amassé une provision de feuilles sèches à quelques pas de sa demeure, leur en apporta suffisamment pour dresser deux lits; puis il exigea que mes amis quittassent les beaux habits que leur avait donnés la princesse de Rochemoussue, et reprissent les vieux que César avait apportés sur son épaule au bout d'un bâton.
«Il faut garder cela pour les dimanches et les jours fériés, disait Jean, on ne peut pas travailler lorsqu'on est en toilette.»
Et il avait bien raison.
Le soir, après la journée de travail, il les conduisit à Arbonne, où il acheta un dé à coudre, des ciseaux, des aiguilles et du fil pour Aimée, qui ne s'attendait pas à tant de générosité. Elle était reconnaissante, et cela faisait plaisir à Jean, qui s'amusait de voir combien elle était fière de pouvoir enfin, comme toutes les fillettes de son âge, porter des ciseaux attachés par un ruban à la ceinture de son tablier, et coudre ses robes s'il en était besoin.
César était toujours songeur; Balthasar galopait comme un fou dans les rues du village, entrait dans toutes les cours et mettait le nez à toutes les portes.
«Qu'est-ce qu'il a donc?» disait Jean.
Tout à coup il disparut; César inquiet partit devant pour le chercher, Aimée le suivit. On entendait le caniche qui aboyait dans une cour au fond de laquelle se trouvait une maison toute basse et toute petite dont les deux uniques chambres avaient leurs fenêtres encore ouvertes. César entra. Les bonnes gens soupaient.
«Qu'as-tu donc? demanda Aimée à son frère, pourquoi es-tu si pâle?»
On ne voyait point Balthasar, mais on l'entendait toujours.
«Madame, dit poliment César à la maîtresse du logis, notre chien est dans votre jardin, voulez-vous nous permettre d'aller le chercher?
—Attendez; il faut que je vous ouvre la porte.
—Ne vous dérangez pas; nous l'ouvrirons bien.
—Si vous savez comment on s'y prend, allez.... Mais voyez donc comme les animaux sont subtils! Il a fallu pour entrer dans le jardin, que celui-ci montât au grenier, et qu'il en descendît par l'échelle qui est appuyée sur la lucarne. Un homme n'aurait pas trouvé ça!»
Les enfants se rendirent au jardin. Balthasar était fourré dans une petite loge en maçonnerie, on eut de la peine à l'en faire sortir, il fallut l'emporter.
«Viens, dit César à Aimée, que je te montre comme il y a de belles roses par ici.»
Et il contourna un avancement que formait le four sur le jardin. Les roses étaient superbes en effet. C'étaient des mille-feuilles, mais elles commençaient seulement à s'ouvrir. Mes amis, qui n'osaient en cueillir, se contentaient d'en respirer le parfum.
«Tiens! vous saviez donc qu'il y avait là des rosiers? dit la femme qui, ne voyant pas ressortir les enfants, était venue pour voir ce qu'ils faisaient. Ils ont été plantés par ceux qui possédaient la maison avant nous. De braves gens qui sont morts bien malheureusement.... Vous en avez peut-être entendu parler?...»
César n'eut pas la force de répondre; il se sauva parce qu'il avait envie de pleurer. Dehors, il put donner cours à ses larmes, et son coeur fut soulagé.
«Qu'a-t-il donc, ton frère? demanda la femme à Aimée, pourquoi se sauve-t-il comme cela?
—C'est sans doute parce qu'il ne veut pas faire attendre notre maître qui est dans la rue.
—Votre maître? Ah! mon Dieu! est-ce que vous êtes déjà en condition?
—Oui,» répondit Aimée, en fermant la porte. Puis elle ajouta: «Je vous remercie, madame.
—Il n'y a pas de quoi, ma petite, dit obligeamment la femme.... A une autre fois, si l'occasion se représente.»
Aimée sortit, et trouva Jean qui questionnait César.
«Voilà ce que c'est, dit la petite fille, dans le temps que nous étions à Paris, il rêvait toujours de la campagne, de bois, de villages, de rochers, enfin de tout ce qu'on voit par ici, n'est-ce pas, César?... C'est bien singulier, allez, cette petite maison et ce jardin, on eût dit qu'il les connaissait, n'est-ce pas? dis donc, César?»
Le pauvre enfant sanglotait.
«Nous ne reviendrons plus par ici, va, calme-toi,» lui disait Jean, qui ne savait que penser de cet accès de douleur.
On rentra tout attristé à la maison; cependant le lendemain dès le matin César se mit courageusement à l'ouvrage, il était fort et ne s'épargnait pas la peine. Jean l'encourageait.
Quant à Aimée elle rangeait, lavait et balayait comme une petite femme. Jean lui avait appris comment il fallait faire, et elle s'acquittait déjà bien de sa tâche. Puis il lui montra à coudre.
Il fallait voir le bonhomme assis sur l'herbe, les jambes croisées à la façon des tailleurs, tenant d'une main une grosse aiguille dans laquelle était passée une aune d'un gros fil noir.
On mettait des bouts de manches à une blouse de laine. Jean cousait en surjet. Ce n'était pas fin, oh! non, mais cela tenait bien, car le fil était solide.
Il disait à Aimée:
«Vois-tu bien, petite, regarde comme cela se fait: on attache un bout de l'étoffe à sa ceinture, on tient le reste ferme et bien tendu avec sa main gauche, de la droite on passe l'aiguille comme cela, on la tire de l'autre côté et le point se trouve fait. Essaye un peu à ton tour, pour voir si tu réussiras.»
Aimée prenait la manche et essayait; mais elle ne réussissait pas toujours. Pour un point qui pouvait rester, il y en avait dix qu'il fallait défaire. Tout lui causait de l'embarras; c'était son dé qui tombait, le fil qui se bouclait, l'aiguille qui se défilait.... Que sais-je encore?... Puis elle prenait trop d'étoffe:
«Ne mords pas tant, petite, ne mords pas tant,» disait le brave homme.
Enfin, à chaque instant elle se piquait les doigts, mais ce n'était qu'un menu détail, elle ne s'en plaignait point.
César, accroupi devant elle, disait:
«Pas si loin, le point sera trop grand.»
Ou bien:
«Un peu plus à droite, un peu plus à gauche.»
Il lui ramassait son dé et enfilait les aiguilles.
Après quelques leçons, Aimée était aussi forte que son maître, qui, dans sa joie, imagina de tailler dans de vieux vêtements à lui, une blouse et un pantalon de fatigue pour César. Il prit la peine de bâtir toutes les coutures, Aimée fut chargée de les coudre. Elle s'en acquitta à la satisfaction générale. Dame! vous pensez bien que les points se laissaient voir; d'autant plus que le fil noir étant venu à manquer, on avait été obligé d'en employer du blanc; mais Jean trouvait cela superbe, c'était le principal, n'est-ce pas? Et puis deux jours après il n'y paraissait plus; tout était de même couleur.
Certes, on ne menait pas une vie molle et oisive dans la hutte du charbonnier, et le soir chacun se couchait sur son lit de feuilles sèches, sans demander que la journée fût plus longue; mais enfin on avait fait son devoir et on s'endormait le coeur satisfait.
Balthasar prenait un goût tout particulier à ce genre de vie. Il allait et venait à sa guise, courant dans le bois toute la journée, mais se trouvant toujours à la maison à l'heure des repas pour manger, et la nuit pour monter la garde. Nos amis le laissaient faire. Il paraissait d'ailleurs si bien connaître les chemins qu'il n'y avait pas lieu de se préoccuper de ses absences; pourtant un soir il ne rentra pas à l'heure ordinaire. On fut inquiet. Le lendemain César remarqua que le caniche avait du sang au cou et des égratignures aux oreilles.
«Il se sera battu à la chasse,» dit Jean.
Et les choses en restèrent là.
Deux jours plus tard il n'était pas encore rentré à l'heure du souper; on n'y fit point attention; on se coucha même sans l'attendre. Mais cette fois il ne revint pas. Jean et mes amis s'en allèrent dans tous les villages des environs pour demander si on ne l'avait point vu.
«Il est venu tous les jours de la semaine passée, leur dit la maîtresse de la petite maison d'Arbonne. Mais, depuis deux ou trois jours, nous ne le voyons plus.»
Il était donc perdu ou bien, qui sait, mort dans quelque fossé loin de ceux qui l'aimaient.
Les pauvres enfants ne pouvaient se consoler de ce malheur, ils en avaient perdu le sommeil et l'appétit et faisaient pitié à Jean qui cherchait tous les moyens de les distraire.
CHAPITRE XV.
César et Aimée à la comédie.
Enfin on gagna le vingt-cinq mai. C'était un dimanche, et à l'occasion de nous ne savons plus quel événement, il y avait fête à Fontainebleau. Jean leur promit de les y conduire; on avança la besogne le samedi, et le lendemain dès huit heures tous trois étaient prêts à partir. Il les fit passer par les bois de Franchard afin qu'ils pussent contempler ces gorges et ces rochers sauvages qui font l'admiration des touristes. Aimée n'avait jamais rien soupçonné de pareil; il n'en était pas de même de César qui se détourna pour voir la roche qui pleure et la grotte de l'ermite. Près de la maison du garde, un nuage lui passa devant les yeux, il chancela.
«Qu'est-ce encore? demanda Jean qui l'observait.
—Tout à coup, répondit l'enfant, il s'est présenté à mon esprit comme une vision d'homme et de femme mutilés!... mais ce n'est plus rien.»
Tous trois cheminaient d'un bon pas; ils voulaient arriver assez tôt pour entendre la messe. Jean, qui savait lire, portait son gros paroissien sous le bras. Il l'ouvrit à l'église et suivit l'office avec un recueillement admirable: se mettant à genoux, s'asseyant ou se tenant debout selon qu'on était à l'Évangile, au Credo ou à l'Élévation. Dans ce beau livre,—objet d'une grande admiration de la part de mes amis,—dans ce beau livre, qui avait été imprimé à Limoges en dix-huit cent huit, plusieurs passages étaient notés, Jean les psalmodiait naïvement à haute voix, et sans s'inquiéter le moins du monde de la cacophonie que cela formait avec le plain-chant romain qu'on psalmodiait au lutrin.
Quant à mes amis, bien lavés, bien peignés, ils lui faisaient honneur par leur gentillesse et leur bonne tenue, et se contentaient de répéter à voix basse les prières qu'il leur avait apprises. Après la messe, on mangea un morceau sur le pouce en se promenant dans le parc, où toute la belle société s'était donné rendez-vous. A deux heures, on décida qu'on irait à la comédie.
Il y avait sur la place du marché une demi-douzaine de baraques qui faisaient rage avec leurs parades. La foule qui les regardait était épaisse, mais Jean savait se faire de la place, et, grâce à lui, les deux enfants se trouvèrent bientôt au premier rang. Après avoir écouté pendant quelque temps la musique de forcenés et les sottises que les saltimbanques débitaient au public, César et Aimée se décidèrent pour une baraque où un individu costumé en diable, et un autre en pierrot, jouaient du fifre et de la grosse caisse, pendant qu'une assez belle fille en spencer de velours et en jupe de tulle, exécutait un pas de fantaisie, qu'elle interrompait à chaque instant pour venir souffleter le pierrot, lequel, sous prétexte de lui faire des compliments, lui disait de malicieuses naïvetés. Nos amis, et la foule avec eux, riaient de bon coeur de la façon comique dont le pierrot recevait le soufflet, et des grimaces qu'il faisait en affectant d'avoir la mâchoire disloquée. Pendant qu'ils s'amusaient aux bagatelles de la porte, Jean étudiait la toile au milieu de laquelle était représentée toute la troupe faisant la pyramide; de chaque côté on voyait les saltimbanques sautant par-dessus un magnifique cheval alezan brûlé, et de l'autre, la belle fille aux soufflets dansant sur la corde. Tout à fait en haut sur une large bande nouvellement ajoutée on lisait la réclame suivante:
«Exhibition d'un chien savant élevé et dressé par le roi d'Astrakhanie, Mithridate soixante-quinze?» Cette inscription, qui tirait l'oeil de la foule, donnait à penser à Jean; et sans rien dire à mes amis, le brave homme les fit entrer les premiers dans la baraque. Ils n'avaient que des places de seconde classe, mais cela ne faisait rien; on y était bien tout de même, et d'ailleurs ils ne tenaient point à briller au premier rang.
Mes amis étaient fort émus de tout ce qu'ils allaient voir, car, malgré les descriptions merveilleuses que Sabin s'était plu jadis à leur faire, ils ne pouvaient en avoir qu'une faible idée. Sabin, du reste, avait une façon de raconter qui présentait mal les choses à des esprits simples et neufs comme eux.
Enfin, le spectacle commença. Deux garçons qui n'avaient pas plus de huit ans, firent la culbute sur une vieille couverture qui servait de tapis; ils se prenaient par le bout du pied et se retournaient à tour de rôle comme des sacs de son. Après ces enfants, on amena un pauvre vieux cheval dont les reins affaissés, les jambes vacillantes, le garrot tendu et la tête morne ne disaient que trop les fatigues. Tous les hommes de la troupe,—ils étaient huit,—sautèrent assez lestement par-dessus en s'aidant de la main. Puis la belle fille dansa sur la corde. Il y eut ensuite un entr'acte pendant lequel la danseuse fit une quête.
Alors l'individu costumé en diable vint annoncer que la seconde partie du spectacle se composait des exercices de M. Sabin, le célèbre jongleur, qui n'avait pas encore douze ans révolus, et dépassait de cent coudées en adresse et en habileté le célèbre Z..., du Cirque de Paris. Mes amis, à l'idée de revoir leur compagnon d'aventures, se sentirent quelque peu troublés. Le diable annonça en outre l'exhibition du chien savant, et, pour clore le spectacle, le grrrand tableau de la pyramide!
Sabin s'avança et fit un beau salut aux spectateurs.
«Sabin, demanda Jean, n'est-ce pas ainsi que s'appelait votre voleur?
—Oui, répondit César, et c'est le même que vous voyez là.»
Sabin était véritablement habile; de plus, il possédait au suprême degré l'art de se rendre sympathique à la foule, qu'il savait émouvoir et dont il s'attirait l'admiration par l'aisance, la sûreté, la hardiesse et l'ardeur qu'il mettait à ses exercices. Il était, du reste, le seul de la bande qui fût réellement artiste. Aussi, dès qu'il se présentait, était-il toujours bien accueilli!
Lorsqu'il eut achevé ses exercices accoutumés, on lui apporta un petit chien dont le pelage était si singulier qu'il semblait teint.
Mais alors l'illustre Lucifer jugea convenable de faire un speech aux spectateurs pour les préparer aux merveilles qu'ils étaient admis à contempler.
«Mesdames et messieurs, dit-il gracieusement, le chien que nous avons l'honneur de vous présenter ne se trouve plus qu'en Astrakhanie, un royaume qui est situé, géographiquement parlant, entre la Chine et l'Hindoustan. Mais ce sont là des choses que vous savez aussi bien que moi.... si ce n'est mieux.» (Approbation du public à cette flatterie délicate.)
César et Aimée étaient tout yeux et tout oreilles.
«Depuis des siècles, reprit Lucifer, cette race au pelage brun, tacheté de feu, comme vous voyez, est disparue de notre vieille Europe.—Vous pouvez, si cela vous plaît, consulter le travail qu'a fait sur ce sujet l'illustre Cuvier, un savant français, un de nos compatriotes, messieurs.—Cette race est donc disparue de notre vieille Europe; vous verrez aussi dans les ouvrages de l'illustre naturaliste que je viens de vous nommer, qu'elle est antédiluvienne. Il y est également prouvé que les individus en sont plus intelligents que ceux de toutes les autres. Et ce, par la raison toute simple qu'ils ont le cerveau plus développé d'un tiers.... au moins. Regardez le crâne de celui-ci!... Du reste, pour que vous ne conserviez aucun doute à ce sujet, monsieur Sabin (les artistes aiment à se donner mutuellement le titre de monsieur), monsieur Sabin aura l'honneur de faire circuler Nador dans la salle.... Maintenant, mesdames et messieurs, je dois, pour rendre hommage à la vérité et justice à qui de droit, déclarer que ce chien a été dressé par mon auguste maître.... et ami, le roi d'Astrakhanie, Mithridate soixante-quinze, en personne; un grand roi, messieurs, qui aime ces charmantes bêtes avec la même passion qu'avait jadis pour elles le roi de France, Henri III, surnommé le dernier des Valois, à cause de son courage et de sa valeur, comme vous savez tous.... Si je vous donne tous ces détails, mesdames et messieurs, c'est parce que je ne voudrais pas que vous crussiez...»
Cet imparfait du subjonctif fit bondir un titi (il y a des titis partout) qui s'écria:
«As-tu bientôt fini de nous ennuyer avec ton chien! Avec ça qu'on ne voit pas que c'est un caniche et que tu l'as teint toi-même!
—Puisque t'as un cuvier, cria un autre, tu feras bien de le mettre dedans avec une forte lessive pour lui rendre sa couleur naturelle.»
A ces propos le public (le public est inconstant dans ses admirations, hélas!), le public se mit à rire bruyamment.
Lucifer était mécontent.
«Voyons, fit le premier titi, assez de blague comme ça... Ça devient embêtant. Montre-nous ce qu'il sait faire, ton caniche, et passons à autre chose!»
On rit de nouveau. Seuls mes amis étaient sérieux. Lorsqu'on se fut calmé, Sabin présenta au chien un cerceau en papier en lui disant pour l'encourager.
«Holà! Nador, holà!»
Mais Nador humait l'air de tous côtés et ne regardait point le cerceau.
César et Aimée étaient tout debout sur leur banc.
«Balthasar! s'écrièrent-ils en même temps, ici, Balthasar!»
Le chien s'élança, mais Sabin eut le temps de le retenir.
«Balthasar! c'est Balthasar! criaient les deux enfants; ici, ici, Balthasar!»
Le chien mordit Sabin pour se débarrasser de lui, et d'un bond franchit l'espace qui le séparait de mes amis.
Cela fit émeute dans la baraque. Tous les spectateurs s'étaient levés; on criait, on gesticulait, on interpellait Lucifer et Sabin. Tout le monde demandait des explications. Alors Jean réclama le silence d'une voix forte, et, avec l'assurance que donne le bon droit, il dit en montrant Lucifer et Sabin:
«Ces gens sont des misérables; ils ont volé ce chien à mes enfants adoptifs; César et Aimée, que voilà.
—Vous en avez menti! s'écria Sabin furieux. Ce chien est à moi. Ici, Nador!»
Mais Nador fit la sourde oreille.
«Vous voyez!» dit Jean au public.
Mais comme toujours, mes petits lecteurs, il se trouva des soutiens pour la mauvaise cause, et les deux saltimbanques furent en un clin d'oeil entourés de gens qui criaient:
«Prouvez, prouvez donc que ce chien est à vous?
—Oui, oui, donnez des preuves, répétaient Lucifer et Sabin, auprès de qui toute la troupe était accourue.
—Pour preuve, dit Jean, je donne ma parole!
—Ce n'est pas une preuve, ça!...
—Comment ce n'est pas une preuve!
—Allons, allons, mon brave homme, rendez Nador à Lucifer, qui en est le véritable propriétaire.»
La belle fille et sa mère,—une horrible vieille, ridée et maquillée,—toutes deux le poing sur la hanche, apostrophaient Jean en termes aussi violents que grossiers.
«Si vous ne rendez pas Nador, nous allons vous conduire au poste, disaient les amis de Lucifer.
—Faites!» répondait Jean toujours calme.
César et Aimée tremblaient comme les feuilles des arbres pendant l'orage.
«Faites! dites-vous? Eh bien! nous allons voir!»
Et ces individus qui n'avaient aucune raison de préférer Lucifer à Jean, mais qui cherchaient tout simplement à donner carrière à leur humeur batailleuse, s'apprêtaient à tomber sur le brave homme à bras raccourcis, lorsqu'un gendarme, qu'on avait été chercher, entra dans la baraque. Aussitôt trois enfants, deux jeunes garçons et une fillette, coururent à sa rencontre.
«Monsieur le brigadier, dit le plus âgé, il faut que vous fassiez rendre justice à ces enfants. Ce chien leur appartient. Ils l'avaient avec eux lorsqu'ils étaient aux Granges, chez mon père.
—Soyez tranquille, monsieur Richard, répondit le brigadier.
—Mais vous-même, monsieur le brigadier, vous l'avez vu le jour où vous les avez rencontrés à la ferme.
—Je ne m'en souviens pas, monsieur Richard.
—Quoi! vous ne vous en souvenez pas? Mais regardez-les donc.
—Eux, je les reconnais, mais le chien....
—Monsieur le brigadier, je vous donne ma parole, moi, qu'il est à eux!
—Bien, monsieur Richard.
—Demandez à Florentin et à Florentine, si vous doutez encore.
—Non, monsieur Richard, je ne doute pas....
—Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est, s'écriait-on autour de Lucifer. Un gendarme qui reçoit des ordres d'un enfant? Qu'est-ce que M. Richard vient faire ici? Nous ne connaissons pas M. Richard, nous autres....
—Monsieur le brigadier, dit Lucifer avec le calme d'un honnête homme, faites votre devoir; rendez-nous Nador et chassez ces imposteurs!»
A vous dire vrai, mes petits lecteurs, le brigadier était fort embarrassé. Il ne doutait point que les saltimbanques ne fussent des coquins, mais toutes les apparences d'honnêteté étaient pour eux.
«A bas le brigadier qui ne fait pas son devoir! cria-t-on dans la foule.
—A bas le brigadier!» répétèrent des voix nombreuses.
On ne s'imagine pas combien de gens sont heureux de crier à bas quelqu'un ou à bas quelque chose!
En attendant, Lucifer, qui était habile et ne voulait pas avoir l'air d'encourager les mutins, fit taire ses partisans.
«Monsieur le brigadier, dit-il poliment, croyez que personne plus que moi ne respecte la justice et l'autorité dont vous êtes le digne représentant. Obtenez seulement que ce brave homme et ces enfants, que je veux bien croire victimes d'une erreur, lâchent Nador, qu'ils serrent dans leurs bras comme s'ils voulaient l'étouffer, faites qu'ils lui rendent sa liberté. Il va de suite revenir avec M. Sabin, et le spectacle pourra continuer.»
Mes amis tenaient en effet Balthasar serré avec force contre leur poitrine, et se défendaient courageusement contre les agressions des jeunes saltimbanques qui voulaient le reprendre.
«Allons, allons, brigadier, faites votre devoir!» disait-on autour de Lucifer.
Richard indigné vint s'asseoir avec Florentin et Florentine auprès de César et d'Aimée pour les soutenir et les encourager.
Le brigadier, tout en imposant silence à la foule, réfléchissait à la conduite qu'il devait tenir. Quelque chose lui disait que Lucifer était le voleur; il avait comme un vague souvenir d'avoir rencontré ces saltimbanques, et il cherchait quel compte ils avaient à régler avec la justice. Mais où les avait-il vus!... A Villeneuve? Peut-être bien. Seulement, comme il n'en était pas certain, il ne pouvait rien faire. On n'arrête pas les gens sur de simples soupçons.
Sabin, lui, ne perdait point le temps en réflexions; il connaissait parfaitement la vérité que cherchait le bon gendarme; mais son intérêt n'était point de la divulguer. Il s'était approché traîtreusement des enfants, et là, un morceau de sucre entre les dents, un autre dans chaque main, il attendit que l'occasion se montrât propice. Elle ne tarda point. Les plus jeunes enfants de Lucifer faisaient tout leur possible pour battre mes amis; ceux-ci, obligés de repousser leurs attaques, ouvrirent imprudemment les bras. Au même instant Sabin enleva Balthasar qui, s'enlaçant après lui, se mit à lui lécher la figure et les mains. Le pauvre animal, qui jeûnait souvent depuis qu'il était devenu le pensionnaire de Lucifer, dévorait le sucre que Sabin avait entre les dents. Alors le bon public, celui qui jusque-là avait soutenu César et Aimée, tourna du côté de Lucifer, pour qui la partie était gagnée, et aussitôt un haro s'éleva contre mes malheureux amis et contre Jean, leur père adoptif.
«A la porte, les escrocs! criait-on de tous côtés, au poste les voleurs!... etc., etc....
—Je n'en demande pas tant, dit le généreux et prudent Lucifer, qu'ils s'en aillent et qu'on n'en entende plus parler.»
On les expulsa sur-le-champ de la baraque, et Jean lui-même, le brave Jean dont la probité n'avait auparavant jamais reçu d'atteinte, dut chercher dans la retraite un refuge contre les mauvais propos qui lui arrivaient de toute part.
«J'espère, dit-il en sortant, que la justice prendra bientôt sa revanche et que votre triomphe ne sera pas de longue durée.»
La représentation continua. La faim faisait faire à Balthasar des choses qui devaient singulièrement répugner à sa conscience de chien honnête.
«C'est égal, dit un titi en sortant du spectacle, je ne suis pas encore convaincu, moi, car ce chien n'était qu'un caniche déguisé. Et il me semble qu'il n'est pas besoin du discernement de Salomon pour savoir où est le bon droit dans tout ça.»
Richard, ainsi que Florentin et Florentine, incapables d'abandonner des amis dans la défaite, avaient suivi César et Aimée, et leur proposaient, pour les consoler, de les conduire chez Mme de Senneçay, où devait se trouver M. Lebègue.
«Venez, disait Richard, mon père vous fera rendre Balthasar.
—Non, monsieur Richard, non, répondit Jean; vous êtes bien honnête, mais nous ne pouvons accepter votre offre. Madame votre tante ne nous connaît pas; aller comme cela chez elle serait lui causer de l'embarras et peut-être du désagrément. Nous préférons retourner à la maison. Parlez de nous à monsieur votre papa, et, s'il le désire, nous irons le voir. Tout le monde sait que c'est un digne homme. Vous lui direz, monsieur Richard, que nous sommes à ses ordres.»
CHAPITRE XVI.
L'histoire que raconte le vieux Cyprien. La fin de tout cela.
Et Jean emmena César et Aimée, qui fondaient en larmes. Ils rencontrèrent sur la place quelques anciens d'Arbonne qui se préparaient à reprendre le chemin de leur village. Quand on est vieux, on en a bientôt assez du tumulte des fêtes; le bruit, les tambours, les spectacles, les danses, la musique, tout cela vous étourdit et ne vous dit plus rien à l'imagination. On lui préfère cent fois le silence des bois, qui permet à l'esprit de se recueillir; l'ombrage des vieux arbres, où l'on est si bien pour deviser du temps passé, et la contemplation de la campagne, qui réjouit le coeur en lui parlant sans cesse d'avenir.
Ils arrêtèrent Jean, qui se préparait à passer outre.
«Ne voulez-vous donc point que nous fassions route ensemble, père Jean? demandèrent-ils.
—Pour moi, répondit Jean, je ne demande pas mieux, et si cela vous convient?...
—Venez, mon brave. Un honnête homme de plus ne gâtera pas notre société.... Mais vous emmenez trop tôt ces pauvres enfants; ils auraient voulu rester pour voir le feu d'artifice.... C'est sans doute ce qui les fait pleurer.
—Non, répondit Jean; ils sont plus raisonnables que cela, Dieu merci!... S'ils pleurent, c'est qu'ils en ont réellement sujet.»
Et il raconta, en peu de mots, leur affaire et l'histoire de Balthasar.
«Balthasar, dit un vieillard comme en cherchant dans ses souvenirs, où donc ai-je connu un chien qui s'appelait Balthasar?»
Le désespoir de mes amis se calmait dans la société de ces braves gens, qui les regardaient avec une attention singulière.
«Est-ce qu'ils sont à vous, ces enfants-là, père Jean, demanda l'un d'entre eux en relevant la tête de César pour le regarder en face.
—Non.»
Et Jean dit comment ils lui étaient arrivés.
«C'est singulier tout cela.»
On continua de marcher.
«C'est étrange, reprit le même vieillard, plus je regarde ces enfants et plus il me semble les avoir déjà vus.
—Et moi de même, dit un autre.... Mais ce n'est pas étonnant; le garçon a dans le tour du visage un faux air de ressemblance avec ton petit-fils.
—C'est donc cela!... Ne trouves-tu pas aussi que la fille a quelque chose dans les traits qui rappelle ta petite-fille?... La nature est bizarre dans ses rapprochements. S'ils étaient d'Arbonne, ce ne serait pas étonnant; tous les habitants y sont plus ou moins parents les uns des autres.... Mais des enfants qui sont nés on ne sait où, à l'autre bout de la France, peut-être.»
On repassa près de Franchard. César, ému de nouveau, contint son émotion. Pas assez cependant pour n'être pas remarqué du vieux paysan qui l'observait.
«Pourquoi donc, mon garçon, que tu deviens si pâle? demanda-t-il; serais-tu malade?
—Non, répondit César, je vous remercie....»
Et il partit en avant avec sa soeur pour échapper aux questions qu'on pourrait lui faire encore, et auxquelles il était embarrassé de répondre.
«Ah! père Jean, reprit le vieillard, je ne passe jamais ici sans être ému par le souvenir d'un malheur dont notre famille y a été frappée.... il y a juste six ans, jour pour jour.... On était au lundi, mais c'était le 25 de mai, comme aujourd'hui.... Étiez-vous déjà dans le pays, il y a six ans, père Jean?
—Non, à la Saint-Pierre, il n'y aura encore que cinq ans.
—N'importe! vous avez dû en entendre parler....
«La femme était ma nièce.... C'était une toute jeune personne, puisqu'il fallait encore aller jusqu'à la Saint-Denis pour qu'elle eût ses vingt-quatre ans accomplis.... Son mari était plus âgé de quelques années.... Nous les avions mariés cinq ans auparavant dans la semaine de Pâques.... Il y a onze ans de cela; mais qu'est-ce que onze ans pour un vieillard? Je m'en souviens comme d'aujourd'hui!...
«Son père, mon propre frère, qui était le plus jeune de sept garçons, est mort le premier. Il a donné le signal; les autres l'ont rapidement suivi; il ne reste plus aujourd'hui que François, mon compagnon de route, et moi le plus âgé de tous.... Ma nièce perdit sa mère peu de temps après. La pauvre petite devint orpheline dès son bas âge, au moment où les soins de ses parents lui étaient le plus indispensables. Elle nous restait donc sur les bras à sept ans avec un tout petit bien; une maison et un jardin que vous avez pu voir à l'entrée du village du côté de la forêt. A quatorze ans, elle savait lire, écrire et compter mieux que pas un autre enfant de l'école. Nous lui fîmes alors apprendre l'état de couturière, afin qu'elle pût gagner sa vie et se tirer d'affaire sans le secours d'autrui... A dix-huit ans elle parla de se marier; elle avait fait la connaissance d'un carrier qui lui plaisait. Un carrier, ça ne nous convenait pas trop à nous autres.... Nous sommes tous cultivateurs dans la famille, et nous aurions voulu lui voir épouser un homme qui fût aussi cultivateur.... Et puis, les carriers sont moins bien vus; ça gagne de l'argent, mais ça s'amuse.... Et d'ailleurs ils ne tiennent pas au sol comme nous autres, dont quelques familles ont des racines qui remontent à plus de deux cents ans dans le pays. Ils sont changeants, et, pour un rien, une contrariété, un caprice, transportent leur nid dans les quatre coins de la France. Je craignais de voir un jour ma nièce partir comme cela.... Mais ça lui plaisait, il fallut bien la laisser faire!... C'était, du reste, un bon garçon; il se conduisait bien et la rendait heureuse.... Ils avaient deux enfants, deux chérubins, deux petites têtes blondes; un garçon et une fille. Enfin on pouvait croire que c'était un ménage béni d'en haut.... Dans nos familles on est solidaire les uns des autres! on partage les mêmes joies et on s'afflige des mêmes peines: nous étions heureux de son bonheur, et nous avions lieu d'espérer qu'il serait durable, lorsqu'un jour, il faisait beau comme aujourd'hui, mais c'était dans la matinée, on vint me chercher pour me conduire dans la forêt où ma nièce m'attendait, disait-on. Je voyais bien qu'il y avait quelque chose; on me donnait à entendre qu'un malheur était arrivé.... Mais lequel? Moi, je ne devinais pas. Qui aurait pu supposer cela?... Pourtant, j'avais prié François de m'accompagner. Notre guide nous conduisit à l'abbaye de Franchard. A la porte je vis les deux petits enfants; ils étaient assis à l'ombre avec les enfants du garde. L'aîné, qui avait déjà quatre ans, se tenait immobile et comme stupéfié. Il ne pleurait pas, mais il était frappé. Mon frère et moi, nous fûmes saisis de le voir en cet état.—«Père Cyprien, me dit mon guide, il faut demander à Dieu de vous donner du courage.»
«Nous entrâmes. Oh! père Jean, que le bon Dieu vous préserve de voir jamais ce que nous vîmes alors!... Ma nièce, ma pauvre nièce! une enfant que j'avais élevée! Une jeune et belle femme tout à l'heure pleine de vie et de santé.... Elle gisait là sur un lit de sangle, mutilée, sanglante, les membres hachés!—Et elle vivait; le coeur n'avait pas été atteint!... La pauvre enfant, elle poussait des cris!... Oh! ces cris-là, ils ne me sortiront jamais de la mémoire, il me semble que je les entendrai encore dans l'éternité. Son mari se mourait sur un autre lit à côté d'elle.... Et elle voyait cela!... On ne peut rien imaginer de plus affreux!... Les malheureux, on avait, sans les prévenir, mis le feu à une roche sur laquelle ils s'étaient assis pour prendre leur repas.... J'avais alors soixante-dix ans; dites, père Jean, n'était-ce pas pitoyable d'être arrivé jusqu'à cet âge pour voir de telles choses!»
Comme je vous l'ai dit, mes petits lecteurs, César et Aimée marchaient en avant; ils n'avaient donc pu entendre cette douloureuse histoire. Mais Jean l'avait écoutée attentivement; et à l'aide de certains rapprochements, il cherchait à convertir en certitude les soupçons qui n'avaient cessé de le poursuivre depuis la première visite de mes amis à Arbonne.
«Et les enfants? demanda-t-il au vieux Cyprien.
—Les enfants? Ah! voici: Le frère du mari de ma nièce, un monsieur qui était établi marchand à Paris les emmena chez lui. C'était leur oncle et leur plus proche parent; il en avait le droit. Il fallut, pour aider à les élever, vendre la petite maison qui ne rapportait presque rien et en placer l'argent sur l'État. Ce nous fut un gros crève-coeur, car c'était la maison où nous étions tous nés et où nos parents étaient morts. Si j'avais eu de l'argent alors, je l'aurais achetée; mais j'avais déjà donné mon bien à mes enfants; eux, de leur côté, obligés de me faire une rente et d'élever leur famille, avaient trop de charges pour mettre là deux ou trois billets de mille francs. François se trouvait alors dans une position absolument semblable à la mienne.
—Mais, reprit Jean, absorbé par ses propres pensées, vous les avez revus depuis!
—Les enfants? Non; ce monsieur de Paris n'était pas disposé à frayer avec de petites gens comme nous....
—Mais vous lui avez écrit pour demander de leurs nouvelles?
—Oui certes; mais jamais il ne nous a répondu. Mon gendre a même fait le voyage de Paris exprès pour les voir; mais M. Joseph Ledoux ne demeurait plus à l'adresse qu'il nous avait donnée.
—Et vous n'en avez plus entendu parler?
—Si.... on a fait courir des bruits sur son compte; on a dit qu'il était ruiné, et que les enfants....
—Que les enfants?...
—Il ne faut pas croire tout ce qu'on dit, père Jean. Si M. Ledoux avait été ruiné, ne nous aurait-il pas rendu nos petits-neveux?
—Hum! fit Jean; on ne sait pas!...»
Le père Cyprien était visiblement inquiet. On touchait aux premières maisons d'Arbonne.
«C'est là-bas, dit-il, que demeurait ma pauvre nièce. Mais voyez donc, père Jean, que de monde rassemblé devant la porte! Serait-il encore arrivé un malheur?...»
Jean hâta le pas. Comme il arrivait, il vit César et Aimée qui tenaient Balthasar. Le brave caniche s'était enfin échappé des mains de M. Sabin et de Lucifer. Les habitants d'Arbonne voulaient savoir d'où venait ce singulier chien.
«C'est le caniche de ces pauvres enfants, disait la maîtresse de la maison. Ce pauvre animal! Je ne sais qui l'a mis en cet état, mais il en est tout honteux.
—Oui, c'est Balthasar, dit Jean. Enfin il nous est revenu!... le voilà!... Pauvre vieil ami!... Il ne nous quittera plus maintenant.
—Balthasar? fit Cyprien. C'est ma nièce qui avait un chien de ce nom....»
César avait pris la main de Jean et était entré dans la maison. Surexcité outre mesure, il allait d'une pièce dans l'autre, montrant les meubles, ouvrant les portes....
«Rien n'est changé!» dit-il enfin.
Puis il s'évanouit.
«Rien n'est changé? répéta Cyprien, qui avait suivi l'enfant. Que veut-il dire, votre garçon, père Jean?»
En ce moment une calèche et deux cavaliers s'arrêtaient devant la maison. C'étaient M. Richard et M. Lebègue, puis Mme de Senneçay, accompagnée de Florentin et de Florentine.
Aussitôt, avec la rapidité de la foudre, le bruit se répandit dans le village que les enfants de Hubert Ledoux étaient revenus à Arbonne. En moins d'un instant toutes les maisons furent désertes, et les vieillards, les grandes personnes, les enfants, toute la population enfin se trouva réunie devant la maison qui avait appartenu à la nièce du vieux Cyprien. Le village tout entier voulait adopter les orphelins. C'était à qui les verrait le plus tôt et les embrasserait le premier. On se racontait leurs épreuves, et on frémissait au récit de leur misère.
«Ils mendiaient sur la voie publique, s'écriait Cyprien, et nous ne le savions pas!... Est-il possible, mon Dieu! que vous ayez permis cela!...»
Comme vous vous y attendez bien, mes petits lecteurs, M. Lebègue et Mme de Senneçay, qu'ils reconnurent pour la dame à la pièce d'or, étaient venus pour réclamer nos amis. On les consulta, ils voulaient bien rester avec le vieux Cyprien et tous les habitants du village, mais ne demandaient pas mieux que de suivre M. Richard, ainsi que Florentin et Florentine. Seulement ils ne voulaient à aucun prix se séparer de Jean. Le brave homme, qui riait et pleurait d'attendrissement derrière la foule, se chargea de leur faire entendre raison. Il s'engagea à leur écrire souvent, mais à condition qu'eux mêmes, lorsqu'ils seraient à Fontainebleau chez leur protectrice, Mme de Senneçay, ils viendraient voir leurs vieux oncles à Arbonne, et continueraient leur promenade jusque dans la forêt du côté où lui, Jean, aurait établi ses fourneaux.
Le soir même, Lucifer et sa noble famille étaient reconnus pour les incendiaires de Villeneuve-le-Roi, et le brigadier Poulain, que vous avez rencontré aux Granges lorsqu'il n'était encore que simple gendarme, avait enfin la satisfaction de les arrêter. Balthasar ne devait plus rien avoir à craindre de Sabin désormais.
Peut-être bien, mes petits lecteurs, que vous vous demandez si César et Aimée avaient réellement la vocation de domestiques.... dans des maisons où il n'y a rien à faire? Non, rassurez-vous. M. Lebègue et Mme de Senneçay les ont fait élever à la ferme des Granges, où la bonne Victoire, heureuse de les voir enfin fixés près d'elle, leur a constamment donné les soins d'une mère. L'excellente fille, pour ne point se séparer d'eux, a renoncé à se marier. Jusqu'à ce qu'ils eussent atteint leur quinzième année, mes amis, qui, je l'espère, sont un peu devenus les vôtres, ont été à l'école avec Florentin et Florentine. Ensuite M. Lebègue et M. Robert mirent tous leurs soins à faire de César un agriculteur distingué, et Mme de Senneçay voulut achever elle-même l'éducation d'Aimée. Elle lui a donné la raison, le bon sens élevé, la dignité modeste qu'on voudrait rencontrer chez toutes les femmes en général, mais plus encore, peut-être, chez celles qui sont destinées à mener une existence laborieuse, soit aux champs, soit dans les villes.
Dernièrement un double mariage avait lieu à Orly. C'était César qui épousait Florentine, et Aimée qui épousait Florentin. Les témoins des époux étaient M. Lebègue et M. Robert, d'un côté, et de l'autre le père Antoine et son ami Jean. On me disait hier que César et sa femme allaient partir avec M. Richard pour assainir et mettre en culture une immense propriété que M. Lebègue vient d'acheter en Sologne. Il s'agit d'un millier d'hectares au moins; mais la tâche n'effraye ni César ni M. Richard, qui tous deux sont actifs, intelligents et courageux.
Quant à Aimée et à Florentin, ils demeurent à Orly auprès de leurs parents.
Parmi mes petits lecteurs, il s'en trouvera peut-être quelques-uns qui se diront que nos héros n'ont point fait une assez grande fortune. Je ne m'y suis pas opposée, quant à moi; seulement il n'entre point dans le caractère de César et d'Aimée de chercher le bonheur dans la possession des richesses ou des grandeurs. Ils ont toutes les qualités voulues pour faire l'un et l'autre, un bon père et une bonne mère de famille ... Mais ils ne sont encore qu'au début de la vie, et nous ne savons point ce que la Providence leur réserve.
FIN.
TABLE.
Chapitres.
I. César, Aimée et son compagnon Balthasar
II. Où il est prouvé que la fortune nous arrive
parfois à l'improviste, sans être attendue, et
qu'elle s'en va non moins vite
III. Ce que pense le père Antoine sur la manière dont
on doit gagner sa vie
IV. César et Aimée devant l'église Saint Séverin
V. Fuite de mes amis
VI. Florentin et Florentine
VII. A la ferme des Granges
VIII. M. Richard Lebègue. Mes amis travaillent
IX. En flânant. Une nouvelle connaissance
X. Monsieur Sabin et sa noble famille.—Un
festin de Sardanapale
XI. Sabin à Essonne. Mes amis à Chantemerle
XII. Au château de Rochemoussue
XIII. Mes amis font une rencontre aussi heureuse que
inattendue
XIV. Mes amis chez le père Jean
XV. César et Aimée à la comédie
XVI. L'histoire que raconte le vieux Cyprien.
La fin de tout cela
FIN DE LA TABLE.