← Retour

Les pilotes de l'Iroise

16px
100%


7

Le Renégat.

La cruelle vie que celle d'un renégat à bord de l'étranger!

Le renégat pour les Américains, les Anglais, les Danois ou les Hollandais, c'est le matelot français qui, fuyant la patrie qu'il s'est fermée pour jamais, se trouve obligé de supporter tous les mauvais traitements dont ses hôtes tyranniques peuvent l'accabler impunément.

Y a-t-il un travail repoussant à faire à bord? on appelle le renégat, et la dernière des mateluches de l'équipage lui dit: Chien de Français, va nettoyer la poulaine ou laver cette gamelle! Prend-il envie au capitaine, au second ou au maître d'équipage, de donner un coup de poing à quelqu'un pour se refaire la main? Il appelle le renégat, qui arrive le chapeau bas pour recevoir la volée et racheter, comme le bouc expiatoire, tout l'équipage de la mauvaise humeur de son chef.

C'est encore bien-pis quand les hommes de quart s'avisent de vouloir s'égayer pendant le beau temps! s'ils sont cruels dans leur colère, ils sont encore plus barbares dans leurs jeux. Voyez-les jouer à la drogue, par exemple, avec les cartes crasseuses qui pendant un mois ont servi à la chambre! C'est toujours le nez du renégat qui porte le long cabillot dans la fente duquel la partie proéminente et cartilagineuse de son visage est violemment pincée. Et quand on compte les points, que de coups de paquets de cartes pleuvent sur ce nez déjà si bien meurtri par le pavillon de drogue! Les plus grossières farces, c'est le renégat qui en fait les frais. Les plus durs reproches, c'est lui qui les essuie, les privations le plus pénibles, c'est lui qui doit les supporter sans murmures, sans observations, sans larmes même. Ah! si les marins qui abandonnent leur patrie commettent une faute, ils l'expient si terriblement en servant l'étranger, qu'on pourrait les amnistier à leur retour chez eux, sans avoir à craindre à leur égard les effets d'une dangereuse impunité.

Notre renégat Cavet éprouva toutes ces tortures. Mais il apprit du moins en subissant l'inhospitalité des marins avec lesquels il naviguait, à détester plus qu'il ne l'avait fait encore, tout ce qui portait le nom d'anglais ou d'américain; et plus il abhorrait les étrangers, et mieux il se croyait vengé d'eux. C'est qu'il sentait bien, au fond de son coeur haineux, qu'un jour il pourrait leur faire payer cher toutes leurs injustices, et les punir de toute la rage qu'il amassait contre leur nation.

En attendant qu'il pût trouver l'occasion de se venger en grand, il se consolait un peu une fois à terre, en se donnant force coups de poing avec les matelots dont il avait eu le plus à se plaindre pendant les traversées de Carthagène, de Vera-Cruz ou de Saint-Thomas, à Charleston ou à New-York, car c'était à bord des navires qui faisaient ce genre de navigation, qu'il avait été réduit à chercher un refuge contre les Espagnols, et une ration de biscuit contre la faim.

Mais ces voyages pénibles le formèrent; mais ces habitudes sauvages l'endurcirent... Ah! vienne, disait-il, le moment de montrer qui je suis et de prouver ce que je peux faire, et nous verrons, nous verrons.... J'ai là dans ce coeur qui me brûle sous la main, dans cette force dont je ne sais que faire, tout ce qu'il faut pour être aussi cruel envers les autres, que ces brigands sont inhumains envers moi. Plongé dans ces réflexions, entendait-il l'officier de quart crier de l'arrière: Allons, monte vite crocher un ris; il fallait le voir grimper aussitôt, car il savait bien ce que lui aurait coûté une seule seconde de retard.

L'occasion qu'il cherchait se présente. Elle manque rarement à ceux qui ont tout ce qu'il faut pour la trouver ou pour la mettre à profit.

Il arrive à Carthagène sur un caboteur américain, simple matelot et matelot assez mal vêtu même. Bolivar, ce Bolivar dont la dépouille mortelle dort ignorée sur le sol qu'il arracha à l'esclavage, venait de s'emparer de cette place formidable. Il allait passer en revue ses troupes victorieuses. Cavet, comme les autres curieux, se trouve sur le chemin du Libérateur. Celui-ci, en promenant son oeil rapide et pénétrant sur la foule qu'il est obligé de fendre, aperçoit le marin français: il s'arrête devant lui. Que faites-vous ici sous ces haillons de matelot?

—Général, j'y meurs de faim.

—Sans chercher à gagner votre vie avec honneur, avec gloire?

—Sans, rien, général. Dites-moi, vous qui en avez tant acquis de cette gloire, où il peut y en avoir un peu pour un pauvre diable comme moi?

—Là!....

Et en prononçant ces mots le Libérateur montrait du doigt un brick espagnol mouillé, pour narguer les indépendants, en dehors de l'entrée de Carthagène, à deux petites portées de canon des batteries.

—Je comprends, répond Cavet, dont les yeux flamboient déjà d'espoir et de plaisir. Mais, il n'y a ici que de mauvaises chaloupes, peu d'équipage.... et pas le sou!....

—Montès, approchez, dit le Libérateur à l'un de ses aides-de-camp: faites à ce Français un bon pour....(s'adressant à Cavet), pour combien de gourdes, capitaine?

—Mettez mille gourdes, général, et ce soir... Et demain soir au plus tard je serai tué, ou ce brick espagnol vous sera amené dans Carthagène.

Le billet de mille gourdes sur la caisse militaire est fait: Cavet le saisit; il disparaît avec la foule qui le suit. Le Libérateur passe sa revue, et le soir vient bientôt envelopper les murs imposants de Carthagène, de ses voiles riants et sombres.

Le soir dans un port! Que ce moment est doux pour le matelot! c'est le terme de ses travaux journaliers, c'est le commencement des brutales jouissances dans lesquelles il va se noyer, et qui ont besoin de l'ombre de la nuit pour ne pas scandaliser les yeux de la pudeur et de la délicatesse. Entendez ces marins chanter leurs rauques chansons dans les cabarets qu'ils remplissent, pendant que le soldat, retiré dans sa caserne, cherche tristement à dissiper l'ennui qui l'assiège. Voyez l'imprévoyance et l'imprudent abandon avec lesquels ils se livrent à ces femmes à qui ils prodiguent l'or qu'ils ont arraché aux flots, et dites-nous quel est l'homme le moins malheureux, ou de celui qui s'étourdit si gaîment sur les dangers qu'il va courir, ou de celui qui marchera avec tant de discipline et de réserve à la voix d'un chef qui, en lui imposant tous les sacrifices, ne lui permet d'espérer aucune compensation?

Quelle puissance attractive un billet de mille gourdes exerce dans les mains d'un marin, sur les autres matelots! Cavet, avec son bon signé Bolivar, parcourait toutes les cabanes à tafia. Il eut bientôt rallié autour de lui les bandits de Carthagène, en criant partout: Il me faut des Français, des Anglais et des Américains! Rallie à la gloire et au tafia!

—Que veux-tu faire de nous? lui demandaient tous les bandits.

—C'est mon affaire, leur répondait-il. Il y a de l'argent à gagner avec moi, et un coup de flibuste à faire.

—Monte sur la table, monte sur la table, lui disaient les matelots disponibles, et parle-nous du bon coin! Voyons, que veux-tu faire de nous? Nègre, en attendant, porte-nous à boire au compte de ce savant-là! À notre santé, tas de forbans! À présent parle, Français, nous pouvons t'entendre; nous avons le gosier frais et l'oreille tendue.

—Mes amis, j'ai reçu carte blanche du Libérateur: il veut que nous nous tappions, et dur.

—Qu'est-ce que ça nous fait à nous, le Libérateur? Il n'est pas plus matelot que ma petite soeur, celui-là, et il veut nous faire tapper!...

—Et moi, ne suis-je pas matelot autant que le plus faraud d'entre tous ceux que vous êtes là?

—Matelot! matelot!.... Oui, tu l'es, toi, c'est connu; mais encore que veux-tu nous conter au bout de ton câble?

—Je veux vous conter qu'il m'est impossible de tout vous expliquer, mais que j'ai besoin de vous, et qu'il y a mille gourdes à bambocher.

—Bambochons d'abord, et puis tu nous mèneras ensuite où tu voudras.

—Non, je veux vous mener d'abord où je voudrai,: et nous mangerons ensuite les mille piastres.

—Les manger! pas si bête. Les boire, oui, et sans dégourder; mais tout de suite. Si tu nous fais tuer, la belle avance, après! les décomptes ce sera pour toi, n'est-ce pas, payeur d'arrérages?

—Allons, je rengaine: je vois bien qu'il n'y a rien à faire avec vous. Je croyais m'adresser à des matelots, et vous n'êtes que des matelas!

—Des matelas! des matelas! hurlent avec indignation tous les ivrognes. Sors avec moi, s'écrie l'un; non, laisse-moi lui casser la mine ici, s'écrie l'autre: tuons-le plutôt entre nous, dit un troisième, et que cela finisse. À l'eau! à l'eau! le mangeur de prise!

—J'ai dit des matelas, répond Cavet, avec calme, et je ne m'en dédis pas; car si j'avais eu affaire à de vrais matelots, ils m'auraient dit: Mets ton billet de mille gourdes dans les mains de l'hôtesse, et allons le gagner vaillamment, pour le boire quand le coup sera fait.

—Tu crois donc, espèce de Parisien, que c'est parce que nous avons peur, que nous avons renardé, et que nous avons voulu casser d'avance les reins à ton torche c... de mille gourdes?

—Je crois ce qu'il me plaît, et j'ai le droit de penser ce que je veux.

—Eh bien! que faut-il faire pour te prouver que nous valons à nous seuls, tout matelas que nous sommes dix mille matelots de ta façon?

—Ce qu'il faut faire?

—Oui, malin, ce qu'il faut faire?

—Me suivre, et se donner un coup de peigne avec des Espagnols.

—Quoi! ce n'est qu'ça? Allons, garçons! Rallie à nous les matelas, et Jean f.... qui s'en dédit.

—Rallie les matelas! répète la foule, et Jean f... qui s'en dédit.

Cette écume de mer, rougie de vin et saturée de tafia, se jette en jurant et en menaçant, dans des bongas, des espèces de chaloupes que les plus alertes enlèvent au rivage. Cavet, connu par ces bandits sous le nom de Rodriguez, les suit, traînant avec lui quelques coffres, dans lesquels il a renfermé des pistolets, des coutelas et des grenades.

—Où veut-il nous mener comme ça? se demandent les bandits.

—Où il me plaira pour vous faire gagner votre argent! répond-il. Gouvernons, pour commencer, sur la passe.

—Ah! je vois ton plan, ajoute un des héros de l'expédition. Tu veux que nous enlevions à l'abordage le brick espagnol qui est mouillé au large? Excusez! il n'est pas dégoûté ce particulier-là? Et avec quoi soutirerons-nous, sans être trop curieux, ce marchand de boulets?

—Vous le verrez, une fois à la Bocachica.

—Ah. je sais à présent sa malice, dit un des expéditionnaires à l'un de ses camarades: il veut faire des quartiers-marrons avec les planches qu'il y a là-bas sur le plein, pour enlever l'espagnol; car avec des b.... de f.... barquasses comme ceci, il n'y a pas moyen d'accoster un navire de guerre, sans être vu à sept lieues dans la brume.

Cette idée d'un malheureux ivrogne qui jetait au vent ses paroles avinées, fut un éclair pour l'imagination de Rodriguez.

—Oui, mes garçons, s'écria-t-il aussitôt: c'est avec des quartiers-marrons que nous enlèverons le brick. C'était mon projet, mais à terre j'ai dû vous le cacher, pour ne pas ébruiter mon secret devant des espions espagnols peut-être.

—Avec des quartiers-marrons? Oui, je t'en fricasse, disent les uns.—Oui, oui, il a raison, disent les autres.—Non? non?—Si! si! Je te dis que ça ne vaut pas un f...., répètent les uns. Je te dis qu'il n'y a que ça de bon, répètent les autres.

Pendant ce temps, les embarcations font de la route, et en peu de minutes elles arrivent à l'endroit du rivage, le plus rapproché du mouillage où le brick espagnol se pavanait sous son large pavillon blanc, écussonné du sceau royal.

Un schooner américain, chargé de planches, stationnait dans cette partie du littoral. Rodriguez lui achète une petite portion de sa cargaison. Ses hommes se dégrisent avec la fraîcheur du matin. On cherche dans les environs, de gros bambous, et avec trois de ces énormes roseaux disposés triangulairement, on compose la charpente horizontale sur laquelle on cloue quelques planches. Trois radeaux, formés ainsi, se trouvent prêts, avant le soir, à recevoir les nouveaux Argonautes. C'est là ce qu'ils appellent des quartiers-marrons.

La nuit, une nuit obscure et légèrement agitée par un petit vent d'Est, s'étend enfin sur les flots, sur les chantiers improvisés par la bande expéditionnaire, et sur le brick espagnol mouillé sans défiance à dix ou douze encablures du bord de la mer.

Veille bien, malheureux équipage du brick! veille bien au bossoir, car dans cette Carthagène que tu braves, parce que tu la vois sans navires, sans chaloupes armées, il y a encore des renégats anglais et français, et ces gens-là savent, en sortant d'un cabaret, se créer des moyens terribles contre l'ennemi, et courir bravement aux périls qu'ils se sont faits eux-mêmes.... Veille bien, bon quart partout! que tes officiers et tes maîtres ne quittent pas l'oeil de dessus ces flots qui ne paraissent t'apporter que la fraîcheur de la nuit, mais qui ont déjà reçu comme un funeste fardeau, ces radeaux chargés d'immondes combattants, de tigres d'abordage... Veille bien, malheureux!... Mais non, les hommes de bossoir s'endorment sur le pied des bittes, l'officier de quart, fatigué de se promener, s'est assis, la tête pleine de douces idées sur le banc où il trouvera peut-être la mort et une mort honteuse. Le maître-d'équipage chante en attendant l'heure désirée où son coup de sifflet appellera l'autre bordée au quart. Et pendant ces moments de tranquillité à bord du brick, les trois quartiers-marrons de Rodriguez dérivent, gouvernés sur l'arrière par les chaloupes qui ont conduit les renégats à Bocachica. Le poids des combattants fait couler à moitié les radeaux sur lesquels ils sont entassés; mais Rodriguez leur répète: Attention, enfants, à ne pas mouiller votre poudre; et les forbans élèvent pour les préserver du contact de l'eau, leurs pistolets au-dessus des vagues qui battent leur ceinture.

—Voici la bouée de l'ancre du brick, dit à demi-voix Rodriguez, lorsqu'il se voit rendu à une encâblure du bâtiment qu'il veut aborder. Levons son ancre!

—Non, non, répond un des forbans, il n'est pas nécessaire: et un large coutelas à la main, cet homme plonge le long de l'orin: il coupe le câble du brick à l'étalingure, puis il revient sur l'eau au bout ce quelques minutes, son coutelas à la main: Les premiers mots qu'il profère, sont: le brick est en dérive; sautons à bord.

Les radeaux aidés par les pagayes avec lesquelles rament les forbans, avancent plus vite que le brick ne dérive. Rendus à toucher presque le navire, ils entendent crier à bord de l'ennemi: Nous dérivons, nous dérivons, notre ancre chasse! Cette confusion de voix double répandu parmi l'équipage, portent la joie au coeur palpitant des renégats; mais pas un mot n'échappe à leurs bouches haletantes. A bord du brick on prépare, avec embarras, une autre ancre pour la laisser tomber. C'est lorsque cette ancre de veille descend dans l'onde, et que le câble roule sur son écubier, que les matelots espagnols, perchés sur l'avant, aperçoivent les quartiers-marrons qui les abordent. Ils crient, il n'est plus temps; ils s'arment avec précipitation, il n'est plus temps; ils tirent quelques coups de fusil, il n'est plus temps, il n'est plus temps! Rodriguez, lance sur le pont ennemi quelques grenades enflammées, qui répandent, avec leur effrayante clarté, la confusion et la peur sur les visages des marins espagnols. Le poignard à la bouche, le pistolet au poing, les renégats grimpant par la poulaine, par les porte-haubans de saine; ils glissent, rampants comme des crocodiles, par les sabords que remplissent les gueules de caronades prêtes à faire feu sur eux; répondent sourdement aux coups de poignard, les coups de pique au feu des pistolets; les Espagnols se massacrent entre eux, croyant frapper leurs assaillants; les assaillants, qui ont jeté leurs bonnets à la mer, pour mieux se reconnaître dans la mêlée, frappent tous ceux qui ont la tête couverte. Les panneaux sont ouverts: les Espagnols fuient, s'engouffrent partout où ils trouvent une issue, et le pont n'est encombré bientôt que de forbans à la tête nue. La voix tonnante de Rodriguez se fait entendre la première après ce moment de carnage: A nous le brick! s'écrie-t-il: allumez les fanaux!...

On cherche les fanaux: on les allume à la lampe de l'habitacle. Un sang gluant inonde le pont: des renégats ont péri. Rodriguez retire de sa joue sa main ensanglantée: c'est un tronçon de pique qui lui est resté dans le visage.

Un moment de stupeur, un paroxysme d'affaissement succède à l'exaltation du combat, à la fièvre du carnage. Les vainqueurs essouflés s'asseoient sur les caronades, sur les bittes, sur le banc de quart pour respirer un moment. Leurs coutelas rougis de sang, leurs pistolets noircis de poudre, pendent à leurs bras fatigués et meurtris.

Une voix criarde, une voix d'enfant, celle d'un mousse qui les a suivis, sort de la cale et demande au milieu du moment de silence qui a suivi la victoire: Que ferons-nous des prisonniers?

—Ce qu'ils auraient fait de nous, répond un matelot: de la viande à requin!

Ce mot atroce réveille la fureur presque éteinte des forbans. Ce mot devient un arrêt, et quel arrêt!... Ils se précipitent dans l'entrepont, dans la chambre. A la lueur des fanaux, ils arrachent les Espagnols de toutes les parties du navire où ils se sont réfugiés. Chacun des bandit traîne sa proie sur le pont, et là on entend chaque bourreau dire à sa victime: Tu es bon chrétien, meurs dans ta religion: fais le signe de la croix, et bonsoir.

Bonsoir!... et après avoir prononcé ce mot avec un sourire infernal, les bandits jetaient leurs prisonniers par-dessus le bord...

—La besogne est faite! s'écria l'un des héros après l'exécution. Attrape à laver le pont, et un homme de chaque plat à la ration!

Elle fut copieuse cette ration, cette sanglante parodie de ce qui se fait à bord des bâtiments, à l'heure des repas. La cambuse fut défoncée; l'eau-de-vie et le vin répandus à flots sur le tillac, et au milieu de cette brutale orgie, les compagnons de Rodriguez se mirent à danser une ronde, une de ces rondes naïves que les marins bas-bretons chantent dans leurs moments d'innocentes joies. Ce fut aussi un Bas-Breton qui la chanta pour les forbans, sautant gaîment sur le pont qu'ils venaient d'ensanglanter. On mit les morts au centre de là chaîne formée par les danseurs, et Rodriguez fit entendre cet air ingénu que dans son enfance il avait appris à Ouessant:

Adieu, la belle, je m'en vas,

Adieu, la belle, je m'en vas;

Puisque mon bâtiment s'en va. (Bis.)

Je m'en vais faire un tour à Nantes,

Puisque la loi me le commande.

Et les forbans répètent ce refrain:

Ah! puisqu'à Nantes vous allez,

Ah! puisqu'à Nantes vous allez,

Un corsage m'apporterez. (Bis.)

Mais un corsage avec des manches,

Qui soit doublé de roses blanches.

A Nantes étant arrivé,

A Nantes étant arrivé,

Au corsage n'ai plus pensé. (Bis.)

Je n'ai pensé qu'à la ribote,

Au cabaret avec les autres.

Ah! que dira ma mie à ça?

Ah! que dira ma mie à ça?

—Tu mentiras, tu lui diras (Bis.)

Qu'il n'y a pas de corsage à Nantes,

De la façon qu'elle demande.

La nuit avait caché sous ses voiles épais cette sanglante saturnale: le jour vint en éclairer les restes. Avec l'aurore les yeux appesantis des forbans, ivres encore, se rouvrirent. Il fallut appareiller: la voix impérieuse de Rodriguez alla réveiller les buveurs endormis. Pour avoir plus tôt fait, on coupe le câble: le brick dérive, on largue enfin les voiles, et le bâtiment capturé louvoie tant bien que mal dans les passes, pour gagner la rade. Quelle ne dut pas être la surprise des hommes placés sur les hautes batteries de terre, en voyant le pavillon colombien flotter sur le brick qui la veille avait arboré si fièrement le pavillon espagnol! Le navire amariné salue les forts de la rade, mais par des salves irrégulières, des salves à la pirate. Les forts lui répondent, et Rodriguez et ses écumeurs de mer accueillent, par des hourras délirants, les hourras que la foule rassemblée sur le rivage pousse vers eux. C'est la première émotion de gloire qu'éprouvaient peut-être ces bandits: elle n'éveilla chez eux qu'un sentiment d'ambitieuse cruauté.

La prise de Rodriguez laisse enfin tomber l'ancre dans la rade de Carthagène. Des centaines de pirogues l'entourent; des amas de femmes, d'oisifs, de buveurs et de curieux tombent à bord. Le vin coule de nouveau sur le pont, encore fumant de carnage; et dans une seconde orgie, les forbans oublient leur gloire de la nuit, leurs blessures et jusqu'à ce qu'ils ont fait d'extraordinaire. Le Libérateur fait appeler Rodriguez. Rodriguez se rend, figure toute saignante encore de son coup de pique, au palais de Bolivar. La multitude suit, comme ces lames bruyantes qui viennent de battre l'arrière de son navire, à son entrée glorieuse dans le port.

—Français, vous êtes un brave homme, lui dit le héros! Que puis-je faire pour vous?

—Général! me faire donner un gilet rond, car le mien est percé aux coudes. Voyez!

—Combien avez-vous fait de prisonniers?

—Aucun, général. Je n'ai pas eu le temps de m'amuser à si peu de chose.

À ces mots le Libérateur frémit. Rodriguez remarque ce mouvement, et il s'empresse d'ajouter:

—En ont-ils fait eux, les brigands, lorsqu'à Basinas ils ont massacré huit cents de vos plus braves soldats?

—Capitaine Rodriguez, le brick que vous avez enlevé avec tant d'intrépidité, appartiendra à vous et à vos gens. Voici un de mes gilets: vous ira-t-il?.

—Un autre que moi vous dirait peut-être, général, qu'il ne va pas à toutes les tailles; mais moi, sans compliment, je le prends, et je tâcherai de le remplir.

—Et ces pistolets, voulez-vous les accepter aussi, avec le gilet et cette ceinture? Tout cela m'a plus d'une fois servi.

—Et ces armes-là vous serviront encore, mais dans mes mains, général.

—Allez vous faire panser de votre blessure, et revenez chez moi, quand vous voudrez. Votre hamac sera pendu dans ma chambre. Je n'ai pas besoin de vous dire que ma table est devenue la vôtre.

—Trop d'honneur, mon général; ce n'est pas de refus.

Une poignée de main suit ce rapide entretien. Rodriguez sort, porté par la foule, suivi des aides-de-camp qui l'admirent, parce que le Libérateur l'a accueilli avec distinction. Il ne savait où porter ses pas, ni comment échapper à l'ovation populaire dont il se voyait menacé. Il n'aimait pas les triomphes.

Une jeune fille, jolie, alerte et palpitante, saute vers lui, d'un des groupes qui lui barraient le passage par enthousiasme. Elle court à sa rencontre, un mouchoir blanc à la main. Rodriguez s'arrête machinalement, et, sans savoir encore ce que lui veut cette belle enfant, il la laisse passer sur sa joue ensanglantée le mouchoir qu'elle lui présente avec la grâce la plus naïve et la plus touchante.

Etonné de cette prévenance si familière, il s'écrie, en portant ses regards distraits sur les grands yeux vifs de l'inconnue: La drôle de petite fille! Et la petite fille lui sourit avec une expression de tendresse qui le consterne.

—Comment te nommes-tu?

—Mosquita, monsieur le capitaine.

—Qui es-tu? Où est ta famille?

—Je suis née à Popayan. Je n'ai plus de parents, les Espagnols les ont tués.

—Oui: les gredins! Eh bien! moi, je t'adopte, et je te vengerai. Où demeures-tu?

—Là! C'est ma maison: elle est à moi.

—Allons-y. Cette maison sera la mienne. Mais m'as-tu jamais vu?

—Sans doute, il y a trois jours: Je vous ai vu parler au Libérateur, et dès ce moment j'ai juré de vous suivre partout.

Oh! la drôle de petite fille! répète Rodriguez. Et le voilà entrant dans la maison de Mosquita. Il se repose enfin!

La chambre de Mosquita n'était pas richement ornée, mais elle était proprette. Un lit de courbari, un hamac en filet élégant, une petite table et une grande armoire composaient, avec quelques chaises en crin et un christ, tout son ameublement. Un vieux nègre servait de domestique à la petite orpheline, qui vivait à Carthagène d'une faible pension que le gouvernement colombien lui payait quand il pouvait.

Rodriguez, après s'être laissé laver sa plaie avec une eau de Gombeau, préparée par sa jolie hôtesse, s'empare du hamac. Il jette à terre le gilet rond du Libérateur, qu'il trouve cousu de quadruples, mais l'attention délicate du général est à peine remarquée: c'est son pantalon qui l'occupe. Ce pantalon est percé, Mosquita le prend des mains du corsaire pour le raccommoder, et elle le répare avec autant de tranquillité que si depuis dix ans elle vivait avec l'homme que pour la première fois elle vient de recevoir chez elle. Accablé de fatigues, Rodriguez s'endort pendant que sa nouvelle conquête travaille auprès de lui son pantalon, et qu'elle veille à ne pas interrompre le silence parfait qui règne dans cette modeste habitation, qui va devenir bientôt l'asile de l'amour et du bonheur.

Vers le soir notre corsaire se réveille: ses yeux, en se rouvrant, rencontrent ceux de Mosquita. En penchant sa tête reposée sur le rebord du hamac, il voit sur une petite table, tout auprès de lui, des pipes, du tabac de Varinas et une tasse de café tout chaud. Il fume, il boit, et Mosquita le sert avec une grâce et une attention parfaite. Une de ses mains cherche celle de la jeune Américaine, et Mosquita a l'air heureuse, mais heureuse de ce bonheur innocent qui ne sait rien prévoir, et qui s'abandonne à toutes les illusions qui l'ont produit.

—Mais dis-moi donc comment, charmante petite fille, tu t'es déterminée à te donner à moi, plutôt qu'à tout autre?

—Mais je ne sais pas! De riches Espagnols, de brillants officiers m'ont recherchée, et j'ai tout refusé. Mais dès que je vous ai vu, je me suis dit: Voilà l'homme que je veux, et je n'en aurai jamais d'autre.

—Et quelle est ton intention, encore? À quoi prétends-tu? Qu'espères-tu enfin, en te donnant à moi avec tant d'abandon et de confiance?

—A être votre compagne, si je suis assez heureuse, et à vous servir, si vous ne m'aimez pas.

Elle prononçait ces derniers mots avec peine, et en baissant ses yeux mouillés des plus belles larmes que Rodriguez eût encore vues.

—Et comment ne t'aimerait-on pas avec ta voix si pénétrante, tes regards si caressants et ton air si bon, si tendre!...

—Vous m'aimez donc un peu?

—Mais je t'aimerai, du moins. Tiens, faisons tout de suite connaissance.

La connaissance fut bientôt faite. Une fille qui se livre à celui qu'elle a choisi comme l'homme qui lui est destiné, ne met pas de coquetterie dans sa défaite: elle croit ne remplir que le devoir que lui impose son coeur; et puis, dans ces pays à demi civilisés, où l'amour n'est pas encore devenu tout-à-fait un calcul, on trouve parfois de la naïveté dans les faveurs que les femmes offrent à leur amant. Mosquita devint la maîtresse de Rodriguez, sans chercher à lui faire acheter, par des combats irritants, un bonheur qu'elle paraissait fière de lui accorder. Elle lui donna ce qu'elle avait de plus précieux, comme une preuve de la tendresse qu'elle voulait lui inspirer. Hommes de l'Europe, vous auriez trouvé bien étrange de voir, quelques instants après la perte de son innocence, cette jeune fille au pied de la couche de son nouvel amant, raccommoder les vêtements de celui à qui elle venait de vouer son existence, et qu'elle connaissait encore à peine. Oh! sans doute, en la voyant ainsi, vous l'eussiez prise pour une de ces créatures qui semblent s'abandonner, non à tel homme plutôt qu'à tel autre, mais qui étendent leur facile attachement sur tous ceux qui veulent bien se charger d'elles. Et cependant cette petite Mosquita n'avait pas encore aimé, et Rodriguez, à qui elle venait de s'offrir, devait être son premier et son dernier amant.

Cet enchantement d'une vie paisible, cet enivrement d'un amour inattendu, et qui s'offrait à lui sous des formes aussi piquantes, lui fit oublier pendant quelques jours tout ce qui auparavant l'avait occupé. Mosquita le charmait par son ingénuité, et le touchait par l'abandon de sa tendresse, enfantine. Sans cesse attachée à ses pas, en évitant de l'importuner, elle paraissait épier l'instant où elle pourrait prévenir un de ses désirs, lui épargner un moment d'ennui. Il se sentait presque honteux de se laisser aller au charme qui l'environnait, et cependant il y cédait avec une complaisance qu'il n'avait pas encore connue.—Ah! disait-il à sa maîtresse, je vois maintenant le tort que j'ai eu. Je ne pourrai plus me séparer de toi, sans éprouver un regret qui humiliera trop ma fierté.

—Et pourquoi te séparerais-tu de moi?

—Pour courir à des dangers que me réserve une destinée que je veux remplir.

—Eh bien! je te suivrai.

—Me suivre sur mer, au milieu des combats, parmi des forbans?

—Suis-je devenue ta compagne pour ne partager que ton bonheur? Tu me parles de dangers, de combats, comme si près de toi il pouvait y avoir quelque chose à craindre pour moi. C'est la mort, n'est-ce pas, que je pourrai trouver en te suivant? Mais crois-tu que je vivrais, si tu t'éloignais de moi? Oh! quand je me suis attachée à toi, c'est ma vie que je t'ai donnée, et la liane doit mourir avec l'arbre qu'elle a enlacé une fois.

—Mais, Mosquita, entends-tu bien ces matelots qui viennent m'arracher d'ici, en me reprochant le temps que j'ai passé dans tes bras! Vois, comme ils sont rudes et impitoyables! Ils ne conçoivent pas comment j'ai pu les oublier un instant pour toi, et ils ne me pardonneraient pas, une fois à bord, ce qu'ils appellent non pas une faiblesse, mais une lâcheté. Les entends-tu crier à ta porte même contre toi, qu'ils accusent de m'avoir retenu quelques jours loin d'eux? Et les hurlements de ces hommes effroyables ne t'intimident pas, et tu ne frémirais pas de me suivre au milieu de ces tigres!

—Moi? non. Ne serais-je pas avec toi?

—Mais s'ils voulaient t'arracher de mes bras, aux dépens même de ma vie?

—Oh! alors je mourrais contente, car tu m'aurais défendue contre eux.

—Je ne puis consentir à te laisser partager un sort qui n'est pas fait pour toi, pour ta faiblesse, pour ton sexe enfin.

—Eh bien, je te suivrai malgré toi, quand ce serait avec l'un de ces hommes que tu me dépeins si terribles.

—Allons! allons! capitaine, à bord, à bord! hurlèrent au même instant une douzaine de matelots ivres, qui venaient chercher Cavet. L'ouvrage ne va pas à bord du brick, depuis que vous vous êtes encotillonné. Ce n'est pas ça, il nous faut un capitaine, il nous faut vous, enfin; et puisque vous ne pouvez pas vous en passer, amenez avec vous votre camarade de lit, que Dieu confonde!

—Vois-tu? s'écria Mosquita, ce sont ces hommes-là même que tu voulais me faire redouter, qui te donnent le même avis que moi. Je te suivrai, je m'attacherai à tes pas, à toutes tes actions, à ta vie, et la mort seule pourra me séparer de toi, par qui j'existe, par qui je pense, par qui je respire, enfin.

—Eh bien, puisque tu le veux avec tant d'acharnement, viens, suis-moi; mais surtout, garde-toi bien de me reprocher, quel que puisse être notre sort, la faiblesse d'avoir consenti à t'enchaîner à une destinés de pirate.



8

Appareillage pour courir bon-bord.

Un navire de cent pieds de tête en tête, fait comme une moule, raz sur l'eau comme une chaloupe, une mâture penchée sur l'arrière comme si à chaque coup de tangage elle allait tomber, quatorze caronades de 16, en batterie, une pièce en fonte de 24, à pivot entre le grand mât et le mât de misaine, un gréement en désordre, des voiles mal pliées, et deux bords peints en noir, tel était le brick espagnol que Cavet avait enlevé, et sur lequel il se disposait à prendre la mer.

Son équipage avait été ramassé dans tous les lieux où il avait pu se procurer des hommes de bonne volonté. Quelques matelots colombiens fort paresseux, des Américains criards et entêtés, des Anglais vaillants et ivrognes, des Français tapageurs et insubordonnés composaient son personnel, et la bigarrure que l'on remarquait dans tous ces gens rassemblés sur le même bâtiment pour aller courir la même fortune, aurait présenté quelque chose d'assez piquant, sans l'effroi que devait inspirer cette réunion d'êtres si semblables dans leur brutalité et si différents dans leurs moeurs et leur jargon.

Cavet arrive à bord avec Mosquita. Quelques matelots occupés dans les haubans à réparer des enfléchures, se demandent, en les voyant paraître: Quelle est cette femme-là?

—La mienne! répond leur capitaine.

—Eh bien, excusez: il paraît que le capitaine veut naviguer avec de la viande fraîche. Elle n'est pas déjà si déchirée sa petite camarade de lit!

—Cette camarade de lit vous la respecterez, ou nous aurons affaire ensemble.

—Oui, mais nous verrons un peu quelle langue elle parle. Cela ne nous empêchera pas de la respecter, capitaine. D'ailleurs elle nous portera bonheur. Il n'y a que les grandes dames et les calotins qui jettent un mauvais sort sur les navires. Mais les femmes à tout le monde, ça c'est comme un morceau de corde de pendu, ça porte bonheur.

—Tu vois, dit avec affliction Cavet en se retournant vers sa compagne, tu vois à quels gens nous aurons affaire!

—Ne serai-je pas toujours avec toi au milieu d'eux! c'était-là la seule réponse que faisait Mosquita aux observations de son amant.

Le jour marqué pour l'appareillage, cinq à six embarcations chargées de matelots ivres, se rendirent à bord, et chacune d'elles semblait vomir cette espèce immonde sur le pont de l'Albatros. Les uns chantaient, criaient, beuglaient en se rendant à bord; les autres se jetaient à la mer tout habillés pour faire plus noblement le trajet. Les canots du navire recueillaient deux qui par fanfaronnade s'exposaient ainsi à se noyer. En vain le capitaine avait-il envoyé sur les vergues les hommes qui devaient larguer les voiles: en vain encourageait-il les autres à virer sur le câble pour mettre l'ancre en haut: les voiles ne se larguaient pas, l'ancre restait toujours au fond, et le pavillon colombien flottant sur l'arrière du bâtiment couvrait de son éclat tant de désordre et de turpitude. Que de jurons se croisaient, que d'injures grossières s'échangeaient à bord! Le capitaine seul, impassible au sein de cette scène dégoûtante, semblait attendre qu'il plût à ses gens d'exécuter ses commandements. C'est demain, se disait-il, que tout rentrera dans l'ordre, si l'autorité, qu'ils méconnaissent encore aujourd'hui, m'est laissée. Et il se promenait avec calme sur son pont.

Pour la pauvre Mosquita, retirée dans un des coins du gaillard d'arrière, elle voyait sans oser dire un mot toute cette confusion au milieu de laquelle son amant lui paraissait admirable. Toutes ses pensées, toute son amoureuse attention se portaient sur lui, sur lui seul. C'était un dieu pour elle, et les autres hommes des misérables indignes d'un tel chef.

Vers le soir enfin l'Albatros se trouva appareillé, ou pour mieux dire mis en dérive par son équipage. Le capitaine, placé à la barre, gouverna le navire en dehors des passes, et, après la manoeuvre, il voyait ses plus galants matelots lancer des oeillades fripponnes à sa maîtresse, et hasarder même de ces petites caresses lourdes et brutales que Mosquita repoussait avec plus de complaisance que de dure sévérité.

—Comment finira tout ceci? disait-il, en lui-même et en soupirant.

Quelques pavillons jetés sur le gaillard d'arrière et près du couronnement servirent de couche au capitaine pendant la nuit. Un nègre, qu'il avait pris depuis quelque temps en affection, lui porta une paire de pistolets chargés. Mosquita s'assit à côté de son amant, et la nuit, une nuit de désordre encore, se passa dans cette anxiété.

Mais déjà même, au milieu de ses premières et de ses plus vives appréhensions sur l'avenir, l'amoureuse Mosquita sentait la douceur de se voir rapprochée plus intimement de celui qu'elle aimait plus que sa vie. Quel bonheur elle éprouvait de pouvoir se dire qu'elle contribuerait peut-être à charmer ou à préserver même une existence si chère! Que son Rodriguez lui paraissait beau au milieu de ces hommes terribles, dont il s'était rendu le chef par la supériorité du courage et l'empire de son mérite! Que d'avenir dans ce regard perçant, qui semblait contenir la destinée de tout le corsaire! que de noblesse naturelle dans sa taille élevée, dans ses traits simules et quelquefois si doux! Oh! sans doute à terre, les autres femmes lui auraient disputé victorieusement le bonheur de posséder ce coeur si bien fait pour recevoir d'impétueuses impressions. Mais là, à bord, seule avec lui, sans cesse auprès de lui, elle pouvait sans craindre de déchirantes rivalités, s'enivrer de la volupté de posséder celui qu'elle adorait. La vie sauvage du bord, l'aspect même de ces êtres odieux que son amant était réduit à commander, l'embellirait encore aux yeux de Rodriguez, et ces épanchements intimes du fond du coeur au milieu des dangers, la rendraient plus chère à l'homme dont elle voulait seule occuper tous les moments, toutes les pensées, toute l'existence enfin.



9

Courses, Combats.

Sous le ciel bouillant et convulsif du tropique du Cancer, s'étendent dans l'Occident des mers qui vont baigner de leurs tièdes flots une multitude d'îles et de rochers à peine connus de notre froide Europe. Avec quelle pittoresque bizarrerie et quelle capricieuse profusion la Providence semble avoir semé ces terres tantôt hautes et étroites, tantôt longues et basses, sur ce golfe mexicain qui se recourbe du côté des Florides et du côté de la Colombie, comme pour resserrer dans ses bras immenses ces myriades d'îles si diverses par leurs formes, et pourtant si uniformes dans leur variété même! Que de majesté dans ces montagnes audacieuses qui semblent être tombées des nuages qu'elles dominent, pour éteindre leur base volcanique au sein des mers qui bouillonnent autour d'elles!

Si jamais il put entrer dans les desseins de la Providence de réserver aux malfaiteurs errants sur les flots un asile où ils pussent perpétuer leur brigandage, sans doute que c'est dans le golfe du Mexique qu'elle a voulu créer un théâtre à leurs funestes exploits, et leur ménager un refuge contre les châtiments que la société destine à leurs crimes. Parcourez ces petites criques si bien cachées, ces ports naturels si bien défendus par eux-mêmes contre les croiseurs, et vous resterez convaincu que le golfe du Mexique est bien mieux encore la terre promise pour les pirates, que les Abruzzes ou la Sierra-Morena pour les bandits de notre continent.

Ce fut dans ces parages, où la brûlante imagination d'un jeune marin peut trouver encore tant de poésie, que notre capitaine Rodriguez voulut commencer ses courses, courses fatales qui devaient bientôt remplir d'horreur ces mers presque toujours si belles, si transparentes et si paisibles! Ce fut sous l'ardeur de ce soleil si majestueux et si fécond, qu'il sentit s'allumer dans son coeur la passion des grandes choses, mais des choses atroces qui retentissent aussi dans le monde. Comment se fait-il que la chaleur que l'on semble dérober au ciel de ces climats incandescents, ne serve quelquefois qu'à développer dans notre coeur la soif du pillage et du sang humain!

L'Albatros était parti de Carthagène, le pont couvert de ces bandits, qui jusque-là avaient reconnu, pendant l'armement, l'autorité de Rodriguez. Mais une fois au large, un des plus hardis de l'équipage s'avance vers le capitaine, et lui dit:

—Au nom de tous nos gens, je te dégomme, jusqu'à nouvel ordre, du titre de capitaine.

Rodriguez s'attendait à cette destitution, et même à la forme brutale sous laquelle elle devait lui être annoncée.

—Je veux bien, répond-il, rentrer dans la classe des autres hommes de l'équipage. Mais de quel droit me prives-tu ainsi de l'autorité que m'a confiée le Libérateur?

—De quel droit? Tu vas le savoir.

Le Libérateur, d'abord, n'a pas enlevé le navire que nous avons actuellement sous la plante des pieds; mais il nous en a fait cadeau après l'enlèvement auquel tu as aidé plus que n'importe qui, c'est vrai. Cependant il ne faut pas que ta part soit trop forte; et puisque le navire nous a été donné à tous, nous nous trouvons tous être armateurs du bâtiment. Il ne s'agit plus que de choisir un capitaine qui convienne à l'équipage.

—Rien de mieux: le plus capable doit commander. Choisissons.

—C'est bien là ce que nous voulons faire aussi, et le plus justement que nous pourrons. As-tu un plan d'arrêté?

—Aucun.

—Eh bien, nous sommes déjà plus avancés que toi, car nous en avons bâclé un, et un fameux encore. Comme il n'y a que trois particuliers, entre nous tous, capables de nous commander, nous allons choisir aux voix qui des trois sera gradé capitaine.

—En ce cas, il faudra que chacun écrive le nom de celui à qui il voudra accorder son suffrage.

—Oui, et il n'y a pas une douzaine d'entre nous qui sachent écrire! J'ai un moyen de faire l'affaire sans plume et sans papier; écoute, voici mon plan: Chaque individu prendra un biscaïen, une balle et une pomme de racage. On mettra sur le capot d'arrière une baille de combat. Toi, tu feras l'appel, et à mesure que tu nommeras un homme de l'équipage, le particulier larguera dans la baille de combat, son biscaïen, sa balle ou sa pomme de racage, selon son idée. Tous les biscaïens seront pour toi, les balles pour Gouffier et les pommes de racage pour moi, Pierre Chouart. Ça te chausse-t-il un peu proprement?

—Comme une paire de gants. Mais faisons vite, car le navire ne peut pas rester sans commandement.

—Eh bien, fais mettre vent-dessus-vent-dedans pendant l'opération, et je vais expliquer ma mécanique à tout notre monde.

Rodriguez commande: Cargue la grand'voile, amène déborde, et cargue les perroquets; borde l'écoute de guy, masque le grand hunier, la barre dessous, et halle bas le grand foc.

La baille de combat est placée derrière: elle servira d'urne pour le scrutin qui s'apprête. Les biscaïens, les balles et les pommes de racage sont distribués aux votants: ces objets tiendront lieu de boules. Trois notabilités se chargent de compter les suffrages. Au coup de sifflet de silence, lancé par Pierre Chouart, tout le monde se tait, Rodriguez fait l'appel. Chaque votant passe à son tour. Les biscaïens tombent lourdement au fond de la baille de combat: les pommes de racage résonnent quelquefois, mais il est bientôt facile de deviner que Rodriguez l'emportera. Ses compétiteurs pâlissent. Leur rire aigre et forcé dénote le dépit qu'ils éprouvent. Le moment d'examiner et de compter les suffrages arrive, quand tout l'équipage a voté. On soulève la toile qui recouvre l'urne; on fait le partage des voix: quatre-vingt-neuf biscaïens pour Rodriguez, trente-six balles pour Gouffier et vingt-cinq pommes de racage pour Pierre Chouart.... Vive Rodrignez! vive Rodriguez! Il est élu capitaine du corsaire l'Albatros, et malheur à qui lui désobéira!—Capitaine! lui crie-t-on de toutes parts, il faut vous faire reconnaître. Attention, vous autres tous, le capitaine va parler!

Rodriguez prend en effet la parole:

—Mes amis, vous m'avez reconnu pour votre capitaine, et, sans me flatter, je crois que vous avez bien fait. Je vous commanderai rudement, et il faudra que vous m'obéissiez sans murmure. Si je fais le capon, vous me punirez après l'affaire. Si je vous traite injustement, une fois à terre, vous me trouverez prêt à m'aligner avec celui ou ceux qui auront à se plaindre de moi. Mais à bord, vous m'avez nommé chef, et je veux l'être tant qu'il me restera une goutte de sang dans les veines et une arme dans la main.

—Bravo! bravo! capitaine. C'est parler comme un livre, ça, et nous vous obéirons!

—Vous avez donné aussi vos suffrages à Gouffier et à Pierre Chouart: l'un doit être second du bord, et Pierre Chouart, lieutenant. Les capitaines de prise, je les nommerai à ma fantaisie, et d'après la manière dont les officiers que j'aurai choisis se seront comportés. Les maîtres sont déjà trouvés. Moralès sera maître de manoeuvre, Bugalet, contre-maître; Fillon commandera la batterie, et chaque matelot gouvernera à son tour. Cela vous va-t-il? J'écouterai pendant une heure toutes les observations qu'on voudra me faire. Passé ce temps, plus de réclamation, et vogue la galère: tout le monde à son poste, le navire sera droit.

—Non, non, pas d'observation, vive le capitaine! c'est un bon b...., vive le capitaine Rodriguez!

—J'ai encore cependant une autre chose à vous demander, et j'ai besoin de vous consulter.

—Parlez! parlez! capitaine; nous vous écoutons. Maître Moralès, sans vous commander, disent les matelots, voudriez-vous faire faire silence?

Le coup de sifflet de silence se fait entendre: tout le monde se tait, et Rodriguez reprend:

—Sur quels navires courrons-nous, avec notre pavillon colombien?

—Sur tous les navires, capitaine.

—Mais la république, que nous servons, n'est en guerre qu'avec les Espagnols, et, d'après nos instructions, nous ne devrions courir que sur les bâtiments ennemis de la république.

—Les Espagnols n'ont presque pas de navires en mer: il n'y aura rien à faire avec eux, c'est des raffalés. Courons sur tout le monde.

—Mais ce sont les seuls ennemis pourtant que nous devions combattre!

—Si nous attaquons pas moins les Anglais et les Américains, ils nous répondront, et de cette manière ils deviendront nos ennemis.

—Vous voulez, par conséquent, que nous attaquions tous les navires que nous pourrons rencontrer à la mer?

—Oui, oui, certainement. C'est le plus sûr pour ne pas se tromper.

—Mais c'est donc de la piraterie que vous voulez faire, et non pas de la course?

—Course ou piraterie, ça nous est égal, pourvu que nous fassions notre beurre.

—Eh bien! nous courrons sur tous les bâtiments, et nous sauterons à bord de ceux que nous pourrons amariner. C'est bien votre avis et celui de tout le monde?

—Mais un peu. N'est-ce pas, vous autres?

—Oui, oui. C'est notre idée.

—C'était aussi la mienne, mais j'étais bien aise d'avoir là-dessus l'assentiment général. A présent que je suis certain de votre opinion, le temps des réclamations est passé.

—Pardon, excuse, dit un gros gaillard, en s'avançant vers Rodriguez; il n'y a pas encore une heure de passée depuis votre avancement au grade de capitaine, et j'ai une observation à vous faire.

—Laquelle? Parle vite, car tu n'as pas cinq minutes à causer.

—Je venais vous demander sur quel pied est à bord le petit camarade de lit que vous avez amené à la traîne avec vous ce matin?

—Sur quel pied? Mais sur ses deux pieds, ce me semble.

—Ce n'est pas ça que je veux dire; je veux dire à quoi elle servira à bord, cette femme, ou cette fille, comme vous voudrez l'appeler?

—Puisqu'il faut te l'expliquer, elle me servira de femme.

—Mais ce n'est pas juste, cela. Il n'y aura que vous qui aurez une femme, à bord?

—Et pourquoi pas? pourvu qu'elle n'ait pas des parts de prise.

—Mais la ration qu'elle mangera et la place qu'elle va occuper, comment les gagnera-t-elle?

—Sa ration, je la paierai; sa place, elle l'aura dans ma cabane, que je partagerai avec elle.

—Mais si cette petite amoureuse vient à aimer quelques-uns de nous, et à ne plus vous aimer, aurez-vous le droit de la chicaner dans sa manière de faire l'amour à sa fantaisie?

—Non. Je ne prétends pas plus la gêner dans ses goûts, que vous autres ne devez prétendre à la contrarier dans son choix. Après l'avoir admise à bord, aucun de vous ne pourra pas plus la contraindre à aimer qui bon vous semblera, que vous ne pourriez forcer l'un d'entre vous, à avoir de l'amitié pour un de nos gens qui ne lui plairait pas.

—Ah mais, il faut s'entendre cependant....

—Il est inutile de prolonger cette discussion, dit Mosquita impatientée. Vous avez parlé de ma ration à bord, cette ration je veux la gagner en me rendant utile. A quoi suis-je bonne? A faire la cuisine, à servir le capitaine? Eh bien, je ferai l'une, et je servirai l'autre. Quant à mes sentiments de préférence, il sont à moi: j'aimerai qui je voudrai, et personne ne viendra contrarier mon choix. Dès ce moment, je suis à bord comme tout autre; je ne demande rien, qu'à me rendre utile et qu'à rester tranquille au milieu de vous tous.

Rodriguez, à ce mouvement de Mosquita, la contemple, comme enchanté de son énergie et du parti qu'elle a su prendre. Les matelots, témoins de la résolution de l'amazone colombienne, la regardent avec une sorte de bienveillance, et, en s'en allant sur le gaillard d'avant, ils se disent: Pardieu, elle a l'air d'être taillée sur un bon gabarit de femme, cette petite brune-là! Et dès lors Mosquita put compter sur les brusques égards de tout le monde.

L'intrépide Colombienne ne se borna pas à une stérile résolution. Le soir même on la vit, habillée en petit matelot, prendre son poste à la cuisine, et aider les hommes de chaudière à préparer et à faire bouillir les aliments destinés au souper de l'équipage. Cette détermination si étrange dans une jeune fille aussi gentille, ce zèle si absolu, étonnèrent les plus rudes, et produisirent l'effet que Mosquita en attendait. En moins de quelques jours, elle devint l'objet des égards les plus délicats que des forbans puissent avoir pour une femme, et elle se trouva avoir conquis la bienveillance de ceux des matelots qui avaient vu avec le plus de répugnance son arrivée à bord de l'Albatros. Rien de plus plaisant que l'empressement que mettaient les hommes placés à la cuisine, pour lui rendre moins désagréables les soins et le travail qu'elle s'était imposés et qu'elle continuait avec une résolution inébranlable. Avait-elle besoin d'eau, aussitôt cinq à six farouches matelots se disputaient le plaisir d'aller remplir son bidon dans la cale. Fallait-il chercher du bois pour alimenter le feu sur lequel bouillait la chaudière de l'équipage, c'était à qui le premier lui apporterait quelques bûches fendues. L'un épluchait un giraumon pour sa soupe, l'autre écumait le large pot-au-feu du bord. Aucun des gens du corsaire ne se serait permis d'allumer sa pipe à la cuisine sans en demander la permission à la jolie cookeresse, car c'était le nom qu'on lui donnait sur le gaillard d'avant, où elle avait établi l'empire de sa gentillesse. Quelquefois il lui fallait acheter, il est vrai, par quelques petits désagréments l'avantage de vivre en paix avec tout son monde. Tantôt c'était un matelot fringant qui, prétentieux diseur de bons mots, cherchait, après avoir mis sa chique en poche, à lui ravir familièrement un baiser. Tantôt c'était un audacieux gabier qui lui serrait la taille en laissant échapper une expression d'amour et de regret de ne pouvoir en faire davantage. Mais un revers de main appliqué au premier, on un finissez donc très-sec, signifié au second, délivraient bientôt Mosquita de ces galantes importunités.

Pour le capitaine Rodriguez, il était émerveillé de l'adresse et du courage de sa petite compagne. C'était le soir seulement qu'il pouvait la posséder tout entière, mais alors qu'il se dédommageait avec ivresse de la contrainte que lui avait imposée le jour! Retiré avec elle dans son étroite chambre, il retrouvait, dans les plus intimes épanchements, ces moments de bonheur et de confiance que sa Mosquita lui avait fait goûter à Carthagène. La vie bruyante et sauvage du bord, l'aspect brutal d'un équipage d'hommes désordonnés, ne servaient même qu'à lui rendre plus chers et plus doux les instants où il pouvait entendre la voix passionnée de sa maîtresse, et jouir du bonheur de contempler ses traits, où se peignait la joie d'avoir fait à l'amour le plus absolu des sacrifices.

Ce fut dans un de ces instants de calme et de tendre recueillement que la maîtresse de Rodriguez lui révéla un complot qui le menaçait, et sur lequel il n'avait conçu encore aucune défiance.

—Tu vois bien, lui dit-elle, ces hommes qui te prodiguent les marques de la déférence la plus complète. Eh bien, ce sont ceux-là même qui t'en veulent le plus! Tu me disais, pour me détourner du projet de t'accompagner, que je ne connaissais pas ces gens au milieu desquels nous allions vivre. Sache aujourd'hui que je les connais mieux que toi-même tu ne pourrais le faire. C'est sur leurs physionomies, c'est par quelques mots échappés à plusieurs d'entre eux, que j'ai appris, en cachant l'émotion que leurs desseins m'inspirent, la trame qu'ils ont formée contre toi.

—Et quel est donc leur projet, quelle est donc cette trame?

—De t'arracher peut-être la vie, ou tout au moins le commandement du corsaire.

—Lequel d'entre eux oserait se mettre à la tête d'un complot qui soulèverait contre ses lâches auteurs tout l'équipage qui m'a reconnu pour son chef? Serait-ce Gouffier, celui que j'ai choisi moi-même pour mon second?

—Non, lui je le crois attaché à toi. Mais je suis presque sûre que ton lieutenant, Pierre Chouart, doit se mettre à la tête des révoltés, que ses conseils ont disposés à tenter un coup de main.

—Et qui encore a-t-il réussi à égarer? les plus misérables et les plus mutiles de mes hommes, sans doute?

—Une vingtaine d'entre eux, si j'en crois ce que j'ai entendu sans qu'on soupçonnât l'attention avec laquelle j'ai tout écouté, tout saisi.

Et alors Mosquita nomma à son amant, indigné de tant d'audace, les complices de la révolte qu'elle avait soupçonnée et découverte.

—Cela me suffit, s'écria Rodriguez. Je frapperai un grand coup avant qu'ils n'aient pu préparer celui qu'ils me destinent. Je suis libre de choisir les hommes qui devront équiper nos prises.... Oui, oui, ils apprendront quelle vengeance je prépare aux traîtres qui veulent si lâchement me perdre.... Mais il me faudrait trouver un navire, et par une fatalité inconcevable, depuis notre sortie nous n'avons encore rien vu, rien aperçu... Oh! les malheureux, ils ne savent pas ce que je puis contre eux.... Ils l'apprendront bientôt!

—Et quelle est donc ton intention, mon ami? Comme tu es agité... Oh! je t'en supplie, cache-leur bien ta colère: ils soupçonneraient trop tôt peut-être ce qu'il faut leur taire encore par prudence.

—Mais n'entends-je pas du bruit sur le pont?.... Oui, il me semble avoir entendu parler d'un bâtiment... Si par un coup du ciel c'était.... Montons, montons! On m'appelle!... Oui, oui, c'est un bâtiment... Mosquita, prépare-moi mes armes! viens! viens! c'est un bâtiment!

Gouffier était de quart, il avait appelé en effet le capitaine pour lui montrer un navire qui semblait courir à contre-bord d'eux. En un instant les deux bâtiments sont l'un sur l'autre, poussés par la brise avec une égale vitesse. On crie: Tout le monde sur le pont! à bord du corsaire. À ce commandement chacun vole à son poste de combat. Le navire aperçu, sans avoir vu le corsaire, continue à courir sa bordée, et il ne commence à manoeuvrer pour éviter l'Albatros, que lorsqu'il lui est devenu impossible de ne pas l'aborder. On crie à bord des deux bâtiments. L'équipage de Rodriguez demande à faire feu en accostant le navire. Ce ne sera rien que pour essayer nos pièces, capitaine, hurlent quelques hommes.—Non, non, leur répond Rodriguez, arrêtez le feu.... Vous ne voyez donc pas que c'est un bâtiment marchand. Sautons à bord et amarinons-le en silence, puisqu'il a été assez bête pour venir s'empêtrer avec nous!

Les forbans pleuvent à bord du bâtiment abordé. Le capitaine de ce malheureux navire ne se réveille qu'au bruit de la moitié d'un équipage qui tombe sur son pont; il ne trouve d'asile contre la chasse que lui donnent les assaillants, qu'en passant à bord du corsaire qui vient de l'attaquer.

—Capitaine Rodriguez, le navire est amariné, crie Gouffier, le premier sauté à bord de la prise.

—C'est bien, Gouffier. De quoi est-il chargé?

—De cailloux, capitaine; c'est une mauvaise barque anglaise sur lest.

—Dépêtrons-nous de lui; coupons tout ce qui gêne pour le faire déborder du corsaire. Pierre Chouart, sautez à bord, mon ami, avec quelques-uns de nos gens; vous prendrez le commandement de la prise jusqu'à ce que nous ayons pu nous débrouiller et reconnaître ce qu'elle vaut.

—Quels hommes voulez-vous que je prenne avec moi, capitaine?

—Ceux qu'il vous plaira de choisir. Je m'en rapporte à vous. Nommez-les et ils vous suivront.

Rodriguez, en agissant ainsi, avait son plan. Il savait bien que l'officier dont il voulait se défaire, désignerait pour l'accompagner sur la prise, qu'on ne devait conserver que quelques heures, ceux des marins sur lesquels il comptait le plus pour exécuter le complot qu'il avait préparé.

Pierre Chouart en effet prend une quinzaine de marins. À mesure qu'il les nomme, Mosquita fait remarquer à son amant que chacun d'eux fait partie de la bande dont elle-même lui a déjà désigné les complices. Laisse-le s'entourer de ses affidés, répond Rodriguez. Chacun des noms qu'il appelle est un arrêt de mort qu'il prononce.

—Quel est donc ton projet, Rodriguez? Tu es tranquille et cela me rassure.

—Oui, je suis tranquille, mais c'est le calme de ma vengeance à moi..... Eh bien, Pierre Chouart, êtes-vous à bord avec vos hommes?

—Oui, capitaine: à présent que les deux navires sont parés l'un et l'autre, je vais me tenir à portée de pistolet de vous.

—C'est cela, mon ami, à portée de pistolet. Vous avez deviné parfaitement mon intention.

Mais à peine les deux bâtiments sont-ils en train de faire route presque bord à bord, que la scène change. Rodriguez ordonne à ses gens de reprendre leur poste de combat. Tout le monde lui obéit sans savoir ce qu'il prétend faire. C'est pour faire l'appel, disent les uns. Non, c'est pour nous commander un tour d'exercice, disent les autres. L'équipage ne resta pas long-temps dans l'incertitude sur l'intention de son chef. Monté sur le dôme de la chambre, Rodriguez, au milieu du silence le plus profond, s'adresse ainsi à son équipage attentif:

—Enfants, un complot devait éclater à bord contre moi, que vous avez nommé votre chef. En m'arrachant la vie, c'était le grade que je tenais de vous, que l'on voulait anéantir. Vous m'avez demandé à essayer vos pièces et notre poudre contre ce navire-là: eh bien, voici l'occasion de vous satisfaire. Il faut punir les traîtres qui voulaient enlever le corsaire sur les cadavres de leurs camarades. Délivrés de ces lâches, dont nous devons faire un exemple sanglant, il n'y aura plus que des braves à bord, dévoués les uns aux autres à la vie et à la mort. Parez-vous partout à faire feu à mon commandement.

—Quels sont ces traîtres, capitaine Rodriguez?

—Les voilà! Et il montre la prise montée par Pierre Chouart. Puis, prenant son porte-voix, et s'adressant à celui-ci:

«Pierre Chouart, recommande ton âme à Dieu! Nous venons à bord du corsaire de prononcer ton jugement et celui de tes infâmes complices. Traître et lâche, apprends à mourir de la main de celui que tu voulais assassiner.»

Pierre Chouart, altéré par ces paroles qu'il entend sortir comme un coup de foudre, du porte-voix de Rodriguez, prie en grâce son capitaine de suspendre un moment sa colère et d'entendre sa justification. La prise fait un mouvement pour approcher le corsaire, et les hommes qui la montent élèvent leurs mains suppliantes vers le ciel, en criant qu'ils ont été égarés par le perfide Pierre Chouart. Mais Rodriguez, au moment où la prise va l'accoster, fait donner un coup de barre pour l'éviter, et il commande le feu. Une bordée lancée à bout portant et à double charge en fut assez pour faire voler en éclats le malheureux bâtiment, dont la coque, percée, mitraillée et hachée, s'abîma bientôt sous les flots.

Loin d'être troublé par ce spectacle horrible, Rodriguez, satisfait d'avoir essayé l'étendue de son empire sur les gens de son équipage, leur dit froidement ces mots au moment où le bruit de la volée venait de s'éteindre sur les vergues ensanglantées: Mes amis, nos pièces sont en bon état, et notre poudre est excellente! Vous pointez bien, et je serais indigne de vous commander, si je n'étais pas content de vous. Double ration à tout le monde. Mosquita, embrasse-moi: tu n'as pas seulement détourné la tête pour ta première volée.

Ils allèrent, les forbans de l'Albatros, prendre leur double ration à la cambuse en chantant, en se félicitant d'avoir fait couler comme un plomb le navire sur lest. Il n'était bon qu'à cela, disaient-ils, et notre capitaine, l'as-tu vu? C'est un b..... qui a de la tête et qui parle bien au moins... Quelle carotte de longueur il vous a tirée à son lieutenant Pierre Chouart!

—Oui, une fameuse carotte, et Pierre Chouart a dû l'avaler en faisant une drôle de grimace!

—Ecoute donc, il voulait toujours faire des cabales, et moi je n'aime pas les cabales. À bord d'un corsaire, il faut un peu de subordination, d'autant que nous pourrons envoyer notre capitaine par-dessus le bord s'il ne nous va pas.

—Celui-là par-dessus le bord! oui, on t'en fricassera! Il nous ferait plutôt à tous battre des entrechats en l'air, en faisant sauter la barque, le brigand qu'il est!

—On dira tout ce qu'on voudra, mais c'est un poulet, et un bel homme! A-t-il donc l'air guerrier, le chien, quand il commande le feu! Tiens, j'étais à la barre tout-à-l'heure quand nous avons envoyé des prunes qui n'étaient pas cuites, à la prise anglaise: eh bien, le fanal de l'arrière donnait sur la figure du capitaine, et je te fiche mon billet qu'il avait une mine bien bordée, va!

—C'est un lapin, je ne dis pas le contraire, et il y a plaisir à en découdre avec un particulier de ce calibre. Avec lui, au moins, on peut dire: Enlevez, c'est pesé!... Le vin de la cambuse est bon tout de même! C'est dommage qu'il faille ménager les vivres, car une double ration, c'est pas assez pour des hommes qui ont le gosier sec. Il n'y a rien qui vous porte à la soif comme la brûlure de la poudre et un coup de peigne.

Tout se réduisit, à bord du corsaire, à des conversations pareilles entre les matelots. Mais le sang-froid et la cruauté même de Rodriguez produisirent sur son équipage une impression profonde. Ses hommes, en admirant en lui une résolution qu'aucun d'eux n'aurait osé avoir, apprirent à le respecter comme le seul qui put les commander avec fermeté, et maintenir à bord la discipline qu'il leur fallait pour faire quelque chose de profitable à chacun. Une occasion nouvelle de prouver combien il était fait pour les diriger avec intelligence, se présenta bientôt.

Une chaloupe gréée de deux voiles fut aperçue à cinq ou six lieues de l'île de la Marguerite, sur laquelle l'Albatros courait à toutes voiles. L'embarcation, en voyant un bâtiment tout noir cingler sur elle avec une marche qui devait lui paraître supérieure, revira de bord, et prit chasse aussitôt. Rodriguez la poursuit: il la gagne, il l'accoste. Seize hommes armés de sabres et de carabines la montaient; un pierrier établi sur l'avant composait toute son artillerie.

—Qui êtes-vous? demanda Rodriguez à celui qui paraissait être le patron de la barque.

—Ce que nous sommes, commandant? Nous ne sommes rien du tout; nous gagnons notre vie à pêcher, au large de la Marguerite, quelques perles, comme vous savez bien qu'on en trouve quelquefois dans ces parages.

—Vous pêchez des perles avec des carabines et des sabres? Il parait que c'est une nouvelle manière de prendre du poisson et des bijoux.

—Oui, c'est notre manière à nous, et nous ne faisons pas grand'-chose. Vous voyez aussi combien nous sommes pauvres.

—Votre façon de faire la pêche ne me convient pas; et si vous ne me dites pas dans cinq minutes, montre à la main, ce que vous cherchiez ici, je vous ferai pendre tous les seize au bout de mes vergues, comme des gâte-métier, faisant la piraterie de manière à compromettre d'honnêtes forbans comme nous.

—Ah grands dieux! commandant, est-ce que, par la bonté divine, vous seriez des pirates? Le ciel en soit loué! Vous pouvez nous assister, et nous partagerons.

—Voyons un peu ce que tu veux dire. Accoste à bord avec ton bateau, et si tu es un bon enfant, nous pourrons faire des affaires ensemble... Envoyez une amarre devant à cette embarcation, et ne laissez monter à bord que le patron.

Une fois arrivé sur le pont du navire, le patron Raphael adressa ces mots au capitaine Rodriguez, après lui avoir fait trois humbles saluts et lui avoir souhaité la bénédiction de Dieu:

«Il faut que vous sachiez, mon commandant, qu'un gros trois-mâts espagnol a relâché pour une voie d'eau, à la Marguerite. Il a fallu mettre sa cargaison à terre pour l'abattre en carène. Dès que la réparation a été faite, nous avons été employés à refaire son arrimage, car nous sommes tous de pauvres arrimeurs à une gourde par jour. A présent que ce navire se dispose à partir, nous nous sommes associés pour louer cette chaloupe, et venir l'attendre, armés de carabines, afin de l'enlever. Comme il a des barils de piastres à bord, et que nous savons où ils sont placés, nous ne serons pas embarrassés de les trouver.

—Où allait ce navire? Combien d'hommes d'équipage a-t-il?

—Il va à Campêche. Il a vingt hommes d'équipage, mais des mollasses, qui ne demandent pas mieux que de se laisser prendre. Tenez, à présent que nous approchons de terre, vous pouvez découvrir sa mâture, dans cette petite fente de la côte, là, dans le Nord-Est du compas...

—Eh bien, sais-tu, patron Raphael, ce qu'il nous faut faire pour ne donner aucune défiance au capitaine de ce bâtiment, qui craindrait d'appareiller peut-être, après avoir vu un brick de ma façon?

—Non, mon commandant; mais je m'en rapporterai à vous, et j'écouterai vos conseils, comme si c'était la bonne vierge Sainte-Marie qui me parlât par votre noble et sincère bouche: In nomine patris, filii et spiritûs sancti, amen!

—Fais-nous grâce de tes prières, et écoute-moi.

—Je vous écoute, illustre commandant

—Je vais carguer toutes mes voiles: tu vas aller, avec ta chaloupe, me haller par l'avant, comme si le brick avait besoin de ton secours, et voulait gagner, avarié, un mouillage près de la côte.

—C'est cela, mon commandant; je vous comprends très-bien, et une fois que vous serez à l'ancre, je rentrerai dans le port, en disant au capitaine espagnol que vous êtes un bâtiment anglais en croisière, venu pour boucher une voie d'eau; que je vous ai donné aide et assistance avec ma chaloupe, et que...

—Saute plus vite que ça dans ton embarcation. Tu diras après au capitaine du trois-mâts tout ce que tu jugeras convenable. Qu'il te suffise de savoir que si nous amarinons ce navire, tu recevras pour ta part une récompense proportionnée aux services que tu nous auras rendus.

Les voiles de l'Albatros sont carguées et serrées: la chaloupe de Raphaël nage sur l'avant du brick contre le vent: les autres canots du corsaire aident la chaloupe. En quelques heures l'Albatros atteint un bon mouillage, d'où il peut être vu du navire espagnol. Un grand pavillon anglais est déployé sur l'arrière du pirate. Raphael revient dans le port, et il annonce partout que le brick qu'a remorqué sa chaloupe, n'a jeté l'ancre que pour visiter quelque couture molle un peu au-dessous de sa flottaison, et boucher une petite voie d'eau; qu'ensuite il appareillera pour continuer sa croisière contre les forbans. Il nomme le brick au capitaine de la Quintanilla, c'est le nom du trois-mâts espagnol; il cite même le nom du commandant anglais. Par San-Antonio, dit l'Espagnol, la circonstance est favorable pour moi. Tandis que ce croiseur anglais sera mouillé près de l'ile, je pourrai appareiller sans craindre les forbans qui rôdent toujours dans ces parages. Les scélérats craignent les bâtiments de guerre, comme les voleurs la corde: ils les sentent à vingt lieues à la ronde. J'appareille demain.»

Raphael vient la nuit, dans une pirogue, rendre compte à Rodriguez des intentions du capitaine espagnol. Rodriguez fait des dispositions pour tromper ce malheureux capitaine. Il ordonne de dépasser les mâts de perroquets de l'Albatros, de mouiller une ancre par le travers, et de frapper sur le câble de cette ancre, et sur celui de l'autre ancre de mouillage, deux cayornes qui, crochées à la tête des bas-mâts, inclineront le brick comme s'il était à moitié abattu en carène. L'Albatros, bientôt couché sur le côté de tribord, présente le flanc opposé, à des hommes qui, dans les embarcations du bord et la chaloupe de Raphael, font semblant de visiter et de réparer les coutures avariées.

C'est à la clarté naissante du matin que cette petite comédie se jouait sur les flots tranquilles, et des forbans étaient les acteurs de cette scène.

La pauvre Quintanilla avait aussi mis sous voiles aux premiers rayons de l'aurore. Loin d'éprouver la défiance qu'aurait dû lui inspirer l'aspect d'un navire comme l'Albatros, le crédule capitaine espagnol comptait, au contraire, sur la présence du brick, qu'il supposait anglais. La Quintanilla quitte donc le port, ses basses voiles sur les cargues, ses huniers bien étarqués et bien bordés, les perroquets hissés à bloc. La brise du matin enfle les voiles et semble se jouer dans son gréement, en apportant aux matelots les douces émanations des fleurs de la côte, couvertes de rosée. Les cris cadencés des hommes qui hallent sur les cordages, vont réveiller les échos sonores de la terre, qui fuit battue par les lames que le navire forme en fendant les flots encore brunis par les dernières ombres de la nuit. Le soleil dore déjà l'horizon; tous les objets reprennent leur forme naturelle avec le jour, autour du bâtiment; on aperçoit sur l'avant, le brick, que l'on a pris la veille pour un croiseur anglais, la mâture penchée et le côté de tribord éventé. A mesure qu'on l'approche, on l'observe avec plus de curiosité. C'est un beau navire et qui doit bien marcher, dit le capitaine espagnol à son second. Voyez dans cette longue vue, ces façons si fines, cet élancement et cette quête!....

—Effectivement, capitaine, c'est un bâtiment qui doit bien escarpiner, mais qui ne doit pas porter grand'-chose. Il me semble même plus fin que la plupart des bricks de guerre de construction anglaise. Quel bau il a! On rebat les coutures de son côté de tribord; entendez-vous les coups de maillet des calfats?

—Oui, le voilà dans la position où nous nous trouvions, il y a quinze jours, cherchant une voie d'eau. Mais à bord d'un navire de guerre il y a tant de ressources: c'est couvert d'hommes cela. Vous voyez, par exemple, ce brick: hé bien le voilà abattu presque en carène en haute mer.... Là.... il a frappé ses cayornes d'abattage sur deux ancres.... Allez donc faire une opération aussi hardie à bord d'une barque marchande de 400 tonneaux comme nous, avec vingt hommes d'équipage!

—Voilà que nous allons passer à le ranger, capitaine. Voulez-vous que nous hissions notre pavillon?

—Sans doute; montrez-lui nos couleurs et saluez-le en amenant et rehissant trois fois le pavillon national. Nous lui devrons peut-être l'avantage de pouvoir sortir sans avoir quelque forban à nos trousses, et il est bien juste que nous lui rendions hommage.

Pendant ce paisible entretien entre le capitaine et le second de la Quintanilla, une scène toute différente se passait à bord de l'Albatros. Quelques hommes, placés à tribord dans les embarcations, faisaient bien mine de tapoter à coups de maillet sur les bordages: mais sur le pont, une partie de l'équipage était parée à filer les cayornes pour redresser le navire, et une autre partie disposée à hisser les voiles, guinder les mâts de perroquets passés sur l'arrière du tenon des mâts de hune. Rodriguez, assis sur son couronnement et caché par l'extrémité des bastingages de l'arrière, guette à la longue vue, d'un oeil avide, le trois-mâts qui va passer à côté de lui. C'est une proie facile, qu'il convoite et qu'il brûle d'étreindre dans ses serres. Le capitaine espagnol salue à portée fusil l'Albatros, qui, pour répondre à son salut, élève et amène par trois fois dans sa mâture inclinée, le pavillon anglais avec lequel il abuse son confiant ennemi. Oui, saluons-le bien, dit Rodriguez à voix basse: bientôt, quand il sera au large, nous le saluerons autrement qu'avec cette misérable étamine.

L'Espagnol file toujours; il dépasse le corsaire, il est déjà plus éloigné de terre que celui-ci... C'est alors que les coyornes qui tenaient l'Albatros couché sur les flots sont filées peu à peu, et que le brick se redresse fièrement sur ses lignes d'eau; c'est alors que, par un mouvement qui tient presque de la magie, tant il est prompt et sûr, les vergues, qui se trouvaient apiquées, se croisent carrément sur les bas-mâts et sur les mâts de hune. Les huniers montent lentement à tête de bois, les mâts de perroquets s'élèvent sur leurs guinderesses, et les perroquets presque en même temps grimpent le haut des calle-haubans pour être gréés sur leurs mâts, déjà mis en clé.

—Voyez donc, fait remarquer le capitaine espagnol à son second, voyez comme ce navire anglais semble se redresser!

—C'est le changement de position, capitaine. Il nous paraît maintenant sous un autre aspect que lorsque nous nous trouvions par son travers.

—Non, je ne me trompe pardieu pas, ses huniers montent sur leurs drisses; il guinde ses mâts de perroquets! Ah Dieu tout puissant, si c'était un forban, à présent que nous sommes au large!... Revirons de bord, rentrons avant qu'il n'ait le temps de nous couper la terre.

Il n'est plus temps, l'Albatros est sous voiles: il marche comme un dauphin, et, avec ses huniers qu'il largue et ses basses voiles qu'il vient d'amurer, il pourrait sans ses perroquets gagner la Quintanilla, comme l'agile dorade atteint le poisson volant qui cherche à fuir sous la lame qu'il perce de ses ailerons. Et comment, imprudent Espagnol, as-tu pu ne pas deviner un corsaire à cette coque si noire, à cette guibre si élancée, à cette haute mâture penchée sur cet arrière qui rase la mer, et enfin à cette multitude de matelots qui bouillonnaient sur ce large pont bordé de caronades! Tremble maintenant à l'approche de ces voiles brunes que la brise pousse vers toi avec tant de vitesse; tremble surtout à la vue de ces figures sinistres qui se grouppent sur l'avant du pirate! Ce pavillon anglais, qui t'a si grossièrement abusé, va s'amener pour céder sa place sur la drisse, à un pavillon colombien. Reconnais maintenant ta funeste erreur en voyant dans les eaux du corsaire la chaloupe de Raphael. C'est lui qui a conduit ton redoutable ennemi sur tes traces. Sauve-toi si tu le peux encore, mais songe bien que tu pourras payer cher les efforts inutiles que tu feras pour échapper au terrible Albatros!

La Quintanilla a viré de bord, l'Albatros a imité sa manoeuvre: elle veut tâcher de gagner la terre, fût-ce même pour faire côte, avant que le brick n'ait pu mettre le grapin dessus.

L'Albatros poursuit jusqu'en dedans des brisants, la proie qui veut lui échapper. Chaque fois que l'Espagnol croit toucher au rivage, le Colombien passe entre la terre et lui, et le force ainsi à regagner le large. Ce n'est pas à coups de canon que le brick veut faire amener le trois-mâts: il cherche au contraire à l'amariner à l'abordage pour ne pas donner l'éveil au large, et révéler peut-être aux croiseurs les parages où il se trouve. La Quintanilla, sans cesse chassée par l'Albatros, perd à chaque bordée l'avantage qu'elle s'était promis en louvoyant dans les dangers. A chaque évolution, elle dérive vers son infatigable ennemi, et comme l'oiseau qui perd ses forces en luttant de vitesse avec le vautour qui le menace, elle finit par s'abandonner à la voracité du corsaire. C'est alors que le terrible cri à l'abordage, à l'abordage! se fait entendre sur le pont du colombien, qui élonge le trois-mâts comme pour le dévorer. Tous les Espagnols tombent à genoux; et Rodriguez, en les voyant dans cette posture suppliante sous le poignard de ses forbans, se met à rire avec dédain, en ordonnant du geste qu'on épargne d'aussi méprisables victimes.

—Qu'on m'amène le capitaine, je veux lui parler.

Le capitaine espagnol s'avance en tremblant et en élevant vers son vainqueur des mains agitées par la peur.

—Qu'as-tu de précieux à ton bord?

—Ma cargaison et ma malle.

—Rien de plus?

—Rien, illustre commandant, je vous le jure par saint Antoine et les plus saints de nos martyrs.

—Réfléchis bien à ce que tu vas me répondre. J'ai en main le manifeste de ta cargaison. Si tu m'avoues tout, je te laisse la vie: si tu mens, ce cartahu, frappé à ma grande vergue, punira ta dissimulation?

—J'ai trois barils de piastres dans ma chambre. Raphael a dû vous le dire, puisque c'est lui qui nous a trahis.

—Passe-lui une cravate de franc-filain, Gouffier, puisqu'il n'a que trois barils de piastres.

—Illustre commandant, j'oubliais de vous dire, tant je suis ému, qu'il y en a encore cinq barils, mais cinq barils tout petits, tout petits, dans une cachette sous le panneau de la chambre.

—Ce n'est pas encore assez. Range à virer sur le cartahu.

—Oh! en grâce, noble et brave commandant, laissez-moi me remettre un peu et me rappeler ce que je puis encore avoir.... J'ai, j'ai... j'ai caché entre bord et serre, sous le lambris de ma cabane, deux sacs de doublons, deux petits sacs de rien, qui ne vous serviront pas à grand'-chose... Mais je veux tout dire.

—Oui, c'est à peu près cela. On va fouiller ton navire d'ailleurs, et si l'on trouve, dans la visite, des objets que tu peux avoir oublié de m'indiquer, je te rafraîchirai la mémoire en te faisant hisser au bout de la grande vergue, pour l'exemple d'abord, et puis pour avoir de la viande fraîche pendue à mon croc.

On visite, on fouille la prise de la carlingue à la pomme. Tout l'or et l'argent est trouvé, enlevé, transporté à bord du corsaire. On jette un équipage à bord de la Quintanilla, qui quitte l'Albatros pour aller à Carthagène, où elle attérira. Rodriguez, avec ses barils de piastres et ses sacs de doublons, fait voile pour Saint-Thomas, île danoise, repaire de forbans, où il pourra en toute sûreté plonger ses hommes dans la débauche et repartir ensuite, après avoir pris des renseignements sur les navires qu'il se propose de piller.

En s'élevant au Nord, l'Albatros rencontre des bâtiments anglais ou américains: pour dérober aux croiseurs la direction de sa route, il coule tous les navires inutiles qu'il rencontre. Il jette sur quelques rochers déserts leurs malheureux équipages avec un baril d'eau et quelques livres de biscuit. Le pillage, l'incendie et la cruauté marquent partout son passage, et il arrive sous pavillon colombien à Saint-Thomas, au milieu des navires mouillés sur rade, qui remarquent avec terreur ce long brick tout noir, chargé de renégats, de mulâtres et de nègres. Son gréement est en désordre, ses voiles mal serrées, malgré le grand nombre d'hommes qui se pressent sur ses vergues. Il mouille, et la voix du capitaine est à peine entendue au milieu du bruit que font les matelots perchés sur les marche-pieds ou placés aux bittes pour filer du câble. Mais ce désordre même et cette confusion donnent un air funeste à tout cet ensemble de forbans, à toute cette harmonie de mauvaises figures, de manoeuvres pendantes et de voiles tannées et sombres.

Les capitaines des navires marchands se demandent avec inquiétude ce que l'Albatros vient faire parmi eux. Tous regardent avec curiosité et avec effroi ce jeune capitaine aux traits hardis, à la chevelure noire et bouclée, se promenant avec un petit matelot que l'on dit être sa maîtresse déguisée. Quant à Rodriguez, il sourit, il est flatté de la défiance qu'il inspire. Il s'égaie d'entendre dire partout que ses matelots portent le désordre dans toute l'île. Il lit surtout avec avidité les journaux, dans lesquels on signale déjà son bâtiment comme la terreur des mers qu'il a à peine parcourues. Vois, dit-il, à sa Mosquita, vois comment ils rendent compte de moi, à leurs peureux de capitaines. Mosquita lit:

«Un grand brick pirate, peint en noir, ayant sa mâture penchée sur l'arrière et naviguant sous pavillon colombien, a été vu dans les mers des Antilles, où il a coulé ou pillé déjà une quinzaine de bâtiments marchands, après avoir exercé les cruautés les plus inouïes sur les équipages. On le dit commandé par un insurgé espagnol.»

—C'est bon, ils ne me connaissent pas. Continue.

«Le brick anglais la Baleine, de 18 canons, le plus fin voilier de la division des Antilles, est à sa poursuite avec d'autres croiseurs américains et français. On ne doute pas qu'ils ne réussissent à s'emparer de ce bâtiment pirate, dont voici le signalement:

«Mâture haute et inclinée.»

—Je redresserai ma mâture.

«Bordages peints en noir.»

—Je les peindrai en blanc.

«Guibre élancée, avec un oiseau représentant un albatros, pour figure.»

—Je ferai sauter la figure. Ah! ils s'imaginent qu'en donnant le signalement de l'Albatros à leurs bâtiments marchands, ceux-ci seront à même de m'éviter quand ils auront été assez près de moi pour me reconnaître à ma mâture inclinée et à mes bords barbouillés de noir.... Ah! ah! les plaisants marins! Il faut rendre hommage à leur prudence et à leur discernement. Ils ont eu, il est vrai, la précaution d'envoyer des croiseurs sur mes traces, pour me donner la chasse et s'emparer de mon redoutable corsaire. Eh bien! je défie leurs plus fins voiliers, et je donnerai peut-être une leçon terrible à quelques-uns d'entre eux.... La Baleine! un brick anglais de 18 canons!... Je ne sais, mais ce nom-là m'affriande, et j'ai un pressentiment que si jamais je le rencontre... Mon Albatros... Oh! les Anglais, les Anglais, depuis qu'ils m'ont enlevé ma soeur... Tu sais, Mosquita, cette soeur bien aimée dont je t'ai si souvent parlé, et dont le souvenir est resté si cher au fond de ce coeur qui n'a plus pitié de rien. Il y a des bâtiments de guerre mouillés à Saint-Thomas; mais, malgré la défiance que je leur ai inspirée en entrant ici, ils ne peuvent me saisir: je suis dans un port neutre, préservé par le pavillon colombien qui couvre mon navire. Mes expéditions sont en règle; mais, pour plus de prudence, cependant, je sortirai demain avec un équipage que j'augmenterai d'un bon tiers.... Nous avons de l'argent en abondance, grâce au navire espagnol que nous avons amariné. Avec des piastres on a toujours des hommes dans cette île, rendez-vous de tous les écumeurs de mer. Allons à bord, Mosquita, j'ai des ordres à donner à Gouffier; la soirée ensuite sera toute à nous, toute à toi; viens, mon bon petit mousse, suis ton capitaine.»

Il se rend à bord: il ordonne à son second de recruter des hommes. Il veut avoir deux cents matelots sur le pont de l'Albatros. A la mer il se peindra une batterie blanche. Il saura, au moyen des coins placés sur l'arrière de ses bas-mâts, rendre sa mâture plus perpendiculaire, en raidissant les étais et en mollissant ses calle-haubans de l'arrière. Ses projets arrêtés, ses ordres donnés, il redescend à terre avec sa Mosquita. Il ne passera qu'un moment dans la chambre qu'il loue pour la soirée; mais là du moins il sera seul près de sa maîtresse, mais dans cette chambre il pendra un hamac où la main de celle qu'il aime le bercera, l'endormira pour quelques heures. C'est la volupté qu'il a trouvée dans la petite maison de Carthagène qu'il cherche à ressaisir partout où il peut échapper à la vie tourmentante du bord. Un seul instant de calme, d'amour et de solitude, lui retrace tout ce qu'il désire se rappeler de son existence passée. Il est enfant dans les bras de sa maîtresse, sa force l'abandonne au sein des plaisirs qu'il veut cacher à tout le monde; il peut en liberté dépouiller toute sa fierté et sa cruauté, et puis cet enfant, bercé par la main d'une femme, s'élancera comme un tigre au milieu d'un équipage palpitant, et recouvrant tout-à-coup cette force qu'il a perdue un instant, cette cruauté qui semblait s'être éteinte dans les voluptés, il recommencera le carnage, il s'assouvira de crimes s'il le faut. C'est la mer, c'est l'horrible devoir qu'il s'est tracé, qui lui rendront sa férocité en exaltant son âme et en enveloppant son coeur de ce triple airain que le poète attribue au premier qui osa affronter les flots et les tempêtes.

L'Albatros quitte Saint-Thomas pendant la nuit. Il appareille avec mystère, comme ces voleurs qui osent à peine troubler le silence des ténèbres dont ils cherchent à couvrir leurs funestes exploits. Deux cents hommes, parmi lesquels il en est qui n'ont pas encore vu leurs camarades, manoeuvrent sans se dire un mot, sans hasarder une seule parole, même à voix basse. Les voiles brunes du corsaire sont larguées et bordées sur leurs vergues longues et noires. Le voilà filant vent-arrière et faisant clapoter sur ses larges flancs, la mer caressante qu'il refoule avec vitesse. La brise de Nord-Est le poussera pendant la nuit sous le vent de cet arc de cercle que forment les îles orientales de l'archipel des Antilles. C'est dans ces parages qu'il pourra faire de bonnes captures et vomir à bord de quelques prises une partie de l'avide équipage qui se grouppe dans sa calle, sur son pont, dans ses hunes même. Mais cette nuit, pendant laquelle l'Albatros coule si mollement sur les flots avec la légèreté d'une plume soulevée par un souffle de vent, doit être utilement employée. Rodriguez ordonne: ses hommes obéissent non plus avec ce silence qui a présidé à l'appareillage, mais ils obéissent en causant entre eux, en échangeant des mots facétieux, en se jetant et en repoussant avec gaîté, le sarcasme grossier qui ronfle dans leurs bouches. Les uns, pour exécuter les ordres du capitaine, dégréent le grand mât de hune pour y substituer un mât de perroquet à flèche. Les autres travaillent à mettre perpendiculairement, d'à-plomb la mâture basse. Une vingtaine de matelots se jettent dans les embarcations ou sur des échelles suspendues le long du bord pour peindre une batterie blanche sur le bordage tout noir du brick, et tout ces travaux différents s'exécutent à la lueur des fanaux dont le bâtiment est illuminé. Des matelots transformés en peintres nocturnes pour donner un déguisement à leur corsaire! Quelle bonne occasion pour s'égayer de la maladresse de celui qui trace une ligne courbe au lieu d'une ligne droite, sous le pinceau qu'il barbouille de peinture blanche! Que l'Albatros se trouvera artistement peint quand le soleil viendra éclairer le chef-d'oeuvre de ces barbouilleurs de nuit! Mais qu'importe, pourvu qu'il trompe l'oeil du commandant du croiseur ou celui d'un malheureux capitaine marchand, sa batterie sera toujours assez bien élégamment peinte!

Aux premiers rayons de l'aurore, le corsaire se trouva tout-à-fait travesti. Son grand mât, devenu perpendiculaire, n'était plus surmonté que d'un matereau, sur l'arrière duquel on avait gréé une voile en pointe. Ce n'était plus qu'un dogre au lieu d'un brick, que l'Albatros; et puis sa grande raie blanche, étendue de l'arrière à l'avant, venait de lui ôter cet air pirate que lui donnaient auparavant ses pavois et ses presceintes recouvertes de noir luisant. Rodriguez s'embarque dans un canot, pour admirer, à quelque distance du bord, la transformation de son navire. Il est enchanté de ce changement, qui semble n'avoir pas altéré sensiblement la marche de son fin voilier.... Mais à peine est-il éloigné de deux cents brasses du navire, qu'on le rappelle à bord.... On vient de découvrir deux voiles!

Sur l'horizon immense qu'enflamme l'aube naissante, deux voiles se dessinent en effet, séparées l'une de l'autre par une grande distance... Sur laquelle faudra-t-il courir d'abord?—Sur la plus grosse!—Mais laquelle est la plus grosse?—Tous les yeux se portent tantôt vers celui des navires qui se montre dans le Sud, tantôt sur celui qui reste au Sud-Ouest. On les observe avec attention, on compare leur grosseur: la brise est faible, mais l'Albatros est couvert de voiles; il a rentré ses embarcations, il a même réparé autant que possible le désordre qu'ont laissé sur son pont les travaux rapides de la nuit. Quelques pots de peinture restent cependant entre les caronades; le grand mât de hune dépassé n'est pas encore bien saisi dans la drôme; mais cette petite confusion intérieure ne nuit pas à la marche du navire. L'Albatros cingle sur le bâtiment aperçu qui lui a paru le plus fort, et il l'approche avec d'autant plus de facilité, que les deux navires en vue cherchent plutôt à se rallier qu'à prendre chasse et à continuer leur route. Un peu de brise se fait, de cette brise capricieuse qui le le matin verdit par chaudes bouffées les mers d'azur des tropiques. Les voiles larges de l'Albatros, gonflées et abandonnées tout-à-coup par le vent, qui semble se jouer avec elles, poussent le navire léger qu'elles dominent, sur le plus gros bâtiment. Nous tombons dessus, nous tombons dessus et rudement, disent les corsaires en se frottant les mains et en se promenant d'un pas cadencé de l'arrière à l'avant. C'est un trois-mâts! Le second bâtiment à vue a dirigé sa route sur le point où tend l'Albatros. Il veut peut-être porter du secours au trois-mâts. Mais quel est ce second navire?... Un brick, rien qu'un brick, et il est encore à une bonne lieue de l'endroit où l'affaire va se décider.

Vous avez demandé à courir sur le plus gros, fait Rodriguez à son équipage. Eh bien, le voilà! Branle-bas général de combat; mais pas de coups de canon, ni de coups de fusil, mes garçons. C'est un branle-bas de combat à l'arme blanche que je vous commande.

Le trois-mâts n'était plus qu'à une portée de pistolet du pirate. Il ne hissa son pavillon anglais que pour l'amener aussitôt pour l'Albatros, dès qu'il vit sur l'avant de son redoutable ennemi, un forban élever, du milieu d'un groupe d'horribles matelots, un petit pavillon rouge. Ce signal, si mystérieux et si expressif, en dit plus au capitaine anglais, que ne l'aurait fait une bordée à bout portant. L'Albatros élonge sa prise, et jette à bord du navire capturé cent hommes armés jusqu'aux dents, cent hommes commandés par Gouffier, à qui Rodriguez a confié des ordres que le docile second a juré d'exécuter, en donnant une poignée de main à son intrépide capitaine.

Le corsaire se sépare du navire anglais. C'est sur le brick qui s'avance qu'il pousse sa bordée, non pour engager l'affaire avec lui, mais pour l'observer, mais pour l'attirer dans le piége, et pour prendre chasse devant lui, afin de le conduire près de la prise qui vient d'être amarinée.

Pour qui saurait peindre ces mouvements si rapides, si intelligents et si subtils de ces navires qui, au moment décisif du combat, cherchent à se tromper, à s'éviter ou à se faire poursuivre pour tomber d'une manière plus sûre et plus terrible l'un sur l'autre, il y aurait un beau tableau à faire en voyant nos trois bâtiments dans la position que nous venons d'indiquer. Mais quel talent pourrait rendre ces choses imposantes, que l'on ne voit bien, que l'on ne sait bien que lorsque la réalité est sous les yeux, que lorsque votre coeur palpite à l'idée du carnage qui s'apprête sur ces flots que vous entendez clapoter, sur ces navires qui manoeuvrent chargés de leurs équipages, disposés à faire feu! Là est le trois-mâts qui vient d'être enlevé par cent hommes du corsaire... A quelque distance de lui est l'Albatros, qui fait semblant de prendre chasse devant le brick, qui s'avance pour secourir le trois-mâts enlevé.... Le brick court toutes voiles dehors, pour ranger la prise et cingler ensuite sur le corsaire, qu'il veut prendre, qu'il veut punir de sa témérité... Il est bientôt près de la prise, à portée de voix d'elle. Il peut la héler, la reprendre... Mais quelle scène se passe à bord de ce dernier navire?...

Les cent forbans qui s'en sont rendus maîtres, voyant approcher le brick, forcent le capitaine et les matelots anglais devenus leurs prisonniers, à faire, à dire ce qu'ils veulent que ceux-ci fassent et disent pour tromper le commandant du brick. Le capitaine et les matelots prisonniers ne savent qu'obéir aux ordres que les pirates leur intiment le pistolet ou le poignard sur la gorge. C'est ainsi que le malheureux capitaine anglais crie au brick qui l'approche: Commandant, sauvez-nous, les pirates veulent nous tuer! Abordez-nous, abordez-nous avant de courir sur le corsaire! Tous les marins prisonniers répètent en criant: Sauvez-nous! sauvez-nous! ce que les forbans ont ordonné à leur chef de crier. Et comment auraient-ils hésité à obéir à leurs vainqueurs, quand, pour leur arracher ce cri trompeur, les forbans, cachés par les bastingages et se traînant à quatre pattes vers eux, les menacent de leur faire sauter la tête pour peu qu'ils se refusent à implorer le secours du brick de guerre!

Le commandant du brick ne balance plus. Au lieu de s'obstiner à poursuivre l'Albatros, il élonge d'abord le trois-mâts, sur le pont duquel il a l'intention de jeter quelques hommes pour contenir les forbans qui veulent égorger ses compatriotes. Mais à peine a-t-il abordé la prise, que les cent pirates se dressent, se hérissent sur les bastingages auprès desquels ils s'étaient cachés. Les Anglais, surpris par cette terrible apparition, se défendent. Ils étaient préparés au combat, mais pas à cet abordage subit. Les sabres se croisent, les poignards, les haches, les piques frappent avec fureur. Le canon ne peut rien dans cette mêlée de deux équipages qui se massacrent bord à bord. Les coups de fusil et de pistolet se font seuls entendre, et dominent les hurlements de rage des combattants, les cris de douleur des blessés. Les corsaires qui ont surpris les Anglais du brick obtiennent d'abord l'avantage; mais au bout de quelques minutes ils éprouvent une résistance que leurs efforts désespérés ne peuvent vaincre encore. Ils redoublent d'efforts, certains d'être secourus bientôt par l'Albatros; les Anglais redoublent de résolution, sûrs qu'ils sont que le corsaire les anéantira s'ils ne réussissent pas à s'emparer de la prise avant l'arrivée des pirates. Ils cherchent en vain à écarter leur brick du trois-mâts, pour réduire par le canon, une fois débordés, le navire qu'ils n'ont plus l'espoir de réduire par l'abordage. Mais ils ont affaire à des ennemis qui n'abandonnent pas ainsi la partie, et qui ont eu soin d'amarrer le brick au trois-mâts, de manière à rendre impossible la séparation prompte des deux bâtiments. Le combat se prolongera long-temps encore.

Mais l'Albatros que fait-il en voyant l'abordage engagé entre sa prise et son ennemi! Chassé d'abord par le brick anglais, il a reviré de bord du moment où celui-ci a renoncé à le poursuivre pour accoster le trois-mâts. De chassé qu'il était, il devient chasseur. Avec la brise qui enfle ses voiles, il ne pourra tarder de joindre le brick, qui se trouve avoir tombé dans le piége en abordant un navire chargé d'assaillants. Rodriguez, monté sur son bastingage, encourage ses gens à frapper sans pitié sur l'équipage anglais qu'ils vont atteindre, harassé déjà de l'attaque qu'il a eu à soutenir. Ses gens répondent par des cris de joie à son exhortation. La pluie tombe avec les gros nuages qui leur apportent la brise, et, pour mieux se disposer au combat, tous les hommes de l'Albatros se dépouillent de leurs vêtements: un pantalon et un bonnet rouge composent leur sauvage accoutrement. L'ondée mouille leurs larges épaules et leurs corps velus. Ils rient à la veille de se baigner dans le sang, de prendre à si bon compte, disent-ils, un bain de santé. Quelques objets dont on s'est servi pour le travail de la nuit encombrent encore le pont: on jette les échelles à l'eau, les pinceaux qui ont servi à barbouiller le navire. On va envoyer aussi par-dessus le bord quelques pots de peinture oubliés entre les caronades... Un instant! s'écrie l'un des matelots, il ne faut pas perdre ainsi le bien de l'armateur. Nous avons peinturé le navire cette nuit: peinturons aussi l'équipage, noir et blanc, comme l'Albatros; et aussitôt les mains du facétieux matelot se trempent dans la peinture, et il se barbouille de noir et de blanc depuis la ceinture jusqu'à la tête. Tous ses camarades l'imitent. Rodriguez sourit en voyant ses gens se rendre ainsi méconnaissables. Il pense même qu'il est bon, à tout événement, que personne, à bord de l'ennemi, ne puisse distinguer les traits des combattants. Lui-même se barbouille aussi la figure; il n'est pas jusqu'à Mosquita qui ne voie les doigts badins de officiers étendre sur son joli visage l'infecte peinture à l'huile qu'elle repousse avec dégoût. L'équipage à moitié ivre de l'Albatros offrait en ce moment l'aspect le plus terrible: c'est ainsi qu'il va à l'ennemi, armé de sabres et de poignards, et bien certain de pouvoir reconnaître dans la mêlée ceux qu'il faut frapper comme ennemis, et ceux qu'on doit épargner comme forbans.

Mais la brise, qui a redoublé avec le grain, s'affaiblit quand les nuages qui l'ont amener passent à l'horizon, du bord de dessous le vent. Un calme plat lui succède, et l'Albatros s'arrête immobile à une portée de fusil des deux navires, qui combattent toujours. Comment faire pour rejoindre le brick anglais? Mettre les canots à la mer, border des avirons qu'il faudra rentrer si le moindre souffle s'élève! Chaque gros nuage qui s'avance peut ramener le vent, et il en faudrait si peu! Rodriguez court de l'avant à l'arrière. Il offre sa main au souffle, qui semble venir tantôt à tribord, tantôt à babord. Le peneau de plume placé sur le bastingage de l'arrière paraît se soulever: la brise va venir, les voiles ne battent plus sur leurs mâts; elles s'enflent, mais un moment après elles retombent flasques sur leurs ralingues, là brise ne vient pas... Oh! qu'il donnerait quelque chose; de bon pour un souffle de vent qui lui permettrait de secourir les cent hommes qu'il entend combattre si près de lui! Oh! que pour dix années de sa vie, il voudrait pouvoir sauter à bord de l'ennemi!... Mais il fait en vain des voeux; il jure, il blasphème, et la brise, la brise ne s'élève pas... Il croit remarquer que le trois-mâts n'a plus de pavillon, et que l'on a cessé de se battre... Il ne se reconnaît plus; il accuse ses cent hommes d'être des lâches; il menace de les punir..... Son équipage voit avec consternation la fureur de son capitaine. Bordons nos avirons de galère, bordons nos avirons! s'écrient les matelots. On saute sur les avirons; tout le monde se range à nager; mais au moment où la pelle des rames va labourer la mer, le vent souffle, frémit dans les voiles: l'Albatros est emporté par la brise. L'équipage quitte la nage pour sauter sur l'avant; les grappins sont parés. On vire de bord vent-arrière, après avoir dépassé le brick, pour l'aborder de long en large et le serrer entre la prise et le corsaire. L'Albatros accoste enfin son ennemi, et, en passant à le ranger, Rodriguez lit sur l'arrière du brick le nom du navire qui a promis de l'amariner. La Baleine! A ce nom, son équipage ne se sent pas de joie. La Baleine! c'est la Baleine, capitaine, crient tous les matelots.—Oui. mes amis, c'est la Baleine, leur répond Rodriguez, et l'Albatros mange le gras de la Baleine. A l'abordage, tout le monde, à l'abordage!

Ce commandement n'est que trop bien exécuté. Les forbans pleurent sur le pont de l'Anglais, qui résiste bravement, mais en vain, à cette terrible et seconde attaque. Ils frappent avec frénésie sur tout ce qu'ils rencontrent encore vivant à bord du brick, et les trois navires, amarrés ensemble, n'en forment plus qu'un. Le vent souffle dans leurs voiles désorientées, et les pousse irrégulièrement sur les flots que le sang rougit autour d'eux. Rodriguez, le pistolet au poing, est sauté à bord de l'Anglais à la tête de ses gens; poursuivi, après avoir fait un carnage horrible, par cinq ou six matelots ennemis, il va recevoir un coup de sabre, lorsque Mosquita, qui voit le danger que court son amant, se précipite sur lui, et tombe sous le coup qui lui était destiné. Son amant, furieux, s'élance sur ceux qui l'ont poursuivi: quelques-uns de ses hommes volent à son secours. L'acharnement des corsaires se décuple, et bientôt ils restent maîtres du navire, dont ils ont haché les deux tiers de l'équipage....

Un moment d'affaissement suit cette victoire si chèrement achetée.

Une centaine de cadavres embarrassent les pieds des combattants, qui contemplent avec une atroce ivresse le carnage qu'ils ont fait. On relève les corsaires blessés, on les transporte à bord de l'Albatros. Rodriguez a déjà placé sa Mosquita toute sanglante dans sa cabine, et le chirurgien du navire assure que sa blessure, quoique grave, ne sera pas mortelle.

—Elle sera mortelle cependant cette blessure, répond Rodriguez.

—Et pour qui? demande le chirurgien.—Pour vous, capitaine?

—Non, pour eux! Et il montrait les Anglais.

Ce mot en dit assez, et le chirurgien devina qu'il était un arrêt de mort pour tous les ennemis qui avaient échappé à la fureur des corsaires.

Le brick anglais est donc réduit. L'Albatros, comme l'avait dit le capitaine Rodriguez, avant l'abordage, a mangé le gras de la Baleine. Il faut prendre connaissance de la nouvelle capture. Elle est belle! quelques canons, un équipage à moitié massacré, un navire fin voilier, mais à peu près écrasé par le choc du trois-mâts, qui le serrait à babord, et par le choc du corsaire, qui l'a accosté violemment par tribord. La prise marchande, le trois-mâts que l'Albatros a amariné le premier, produira mieux. Là, au moins, on trouvera quelques sacs de gourdes, un peu d'or dans la chambre du capitaine. Il faut voir les forbans, tout ensanglantés encore du combat dont ils viennent de sortir, fouillant partout: ils pillent ce qu'ils trouvent de précieux; ils s'enivrent du vin et du rum qu'ils puisent dans le fond des barriques, qu'ils enfoncent à coup de hache... Les officiers et les matelots anglais que le fer des forbans a épargnés, contemplent avec effroi, groupés dans un coin de l'arrière de leur malheureux navire, tous les pirates barbouillés de peinture noire et blanche, de sueur et de sang; ils frémissent en les voyant jeter à l'eau les cadavres des infortunés qui ont péri sous leurs coups. Quel sera le destin des prisonniers et des blessés, que l'on se met à peine en devoir de secourir? Quelques malheureux Anglais, écharpés dans le combat, implorent comme une faveur, qu'on les lance à la mer avec ceux de leurs camarades qui ont reçu la mort. Mais les forbans n'ont pas assez de pitié pour exaucer leurs voeux. Ils sourient à leurs cris de douleur, ils chantent quand les blessés les supplient. Rodriguez se promène, l'air sombre, les pieds nus, le pantalon retroussé jusqu'à la cheville; il se promène dans le sang, les bras croisés, et l'oeil distrait. Gouffier, son fidèle et digne second, est venu l'embrasser après la victoire. C'est lui qui commandait les cent hommes jetés sur la prise. Il n'a seulement pas reçu une égratignure, et de sa terrible main il se félicite d'avoir tué une demi-douzaine d'ennemis.

—Qu'allons-nous faire de ce reste? demande t-il à son capitaine, en regardant les prisonniers tremblants.

—Tu vas le savoir, répond Rodriguez, en abaissant le sourcil sur ses yeux irrités.... Ils ont frappé Mosquita, ma femme, d'un coup de sabre... Va me chercher le rôle d'équipage de ce trick...

—Il est dans ma chambre, s'écrie le commandant du navire, qui a survécu au carnage.

—C'est bien! Qu'on me l'apporte!

Le rôle est remis dans les mains de Rodriguez. Il appelle les noms; les hommes encore vivants lui répondent: Présents. Mais en parcourant ce registre, un nom le frappe, il s'arrête... Ce nom est celui d'un amiral qui se rendait en mission, sur la Baleine, pour traiter avec les Mexicains, au nom de son gouvernement.... Woodbridge! s'écrie Rodriguez, en lisant avec effroi ce mot dans la liste des passagers..... Woodbridge! cet amiral a-t-il été tué dans l'action? Existe-t-il encore? Voyons! où est-il? qu'on me réponde! Je donnerais tout mon sang pour qu'il vécût encore....

A ces mots pressés, à cette émotion si vive, on ne doute pas que le capitaine de l'Albatros ne porte le plus touchant intérêt à la conservation de l'amiral. Un vieillard, à la figure calme et noble, paraît: il est devant Rodriguez. Rodriguez jette sur lui des regards pénétrants et rapides. On ne sait quel sentiment peut l'agiter.... Il va parler, et la parole expire sur ses lèvres contractées... Un soupir, longtemps contenu dans son sein, s'en exhale avec force... Le vieillard attend, et Rodriguez l'examine encore de la tête aux pieds, sans pouvoir détacher de lui ses regards de feu.

—C'est donc vous que l'on appelle l'amiral Woodbridge?

—Oui, c'est moi, et je ne sais quel intérêt vous pouvez avoir à connaître mon nom.

—Vous l'apprendrez bientôt. C'est vous qui avez commandé une division qui croisait, pendant la guerre dernière, devant Ouessant?

—C'est moi!

—C'est donc vous, en ce cas, qui avez... qui avez quelquefois épargné de pauvres pêcheurs, que les cruelles lois de la guerre vous auraient permis de sacrifier impunément?...

—J'ai pu rendre des services à quelques infortunés dans ma longue carrière, mais ce n'est pas à vous qu'il appartient de m'en récompenser. —Oh si! si, vous vous trompez; c'est à moi, c'est bien à moi.... Mes enfants, jetez par-dessus le bord ceux de nos camarades qui ont vaillamment péri: inhumez-les avec les honneurs de la guerre et à la manière des forbans, comme nous: une poignée de main dans leur main glacée, un coup de pistolet dans leur tête endormie; mais frappez-les sur le front, en avant, afin que si on retrouve leurs cadavres, on sache qu'ils ont péri sans détourner les yeux. Après avoir rempli ce devoir, vous nettoierez le pont du brick: je ne veux pas voir une seule tache de sang sur ces bordages... On apprêtera la table ensuite, la table de la chambre du navire,... on la couvrira de tout ce qu'on pourra trouver à bord pour composer un repas splendide, s'il est possible... Mon intention est d'offrir à dîner à ces braves prisonniers et de me réconcilier avec eux avant de les quitter.

Les prisonniers, à ces mots, tressaillent de joie. Ils espèrent la vie. Chacun d'eux se rappelle que souvent on a vu des forbans se montrer aussi généreux après le carnage qu'ils avaient été cruels dans le combat. L'air élevé du capitaine pirate ne semble pas éloigner l'idée d'un acte de générosité et de clémence. Les infortunés!

Rodriguez, après avoir donné ses ordres à bord du brick, saute à bord de l'Albatros. Il se présente tout palpitant aux yeux affaiblis de sa maîtresse, sur la plaie de qui on a posé le premier appareil. Mosquita jette sur son amant des regards où se peignent à la fois la douleur, l'espoir et la satisfaction. Sa bouche décolorée murmure, malgré les recommandations du chirurgien, des mots que l'oreille de Rodriguez recueille avec distraction. Je t'ai sauvé la vie, lui dit-elle, c'est là ce que je demandais au ciel avec le plus de ferveur. Oh! que je serais heureuse de mourir pour toi!... Mais qu'as-tu donc, mon ami? que cherches-tu ainsi avec tant d'agitation?—Je ne puis tout t'expliquer encore, Mosquita. J'avais une soeur... Celui qui me l'a ravie, l'infâme capitaine anglais, je le tiens... Tu sais cette lettre signée de son nom odieux, jamais encore elle ne m'avait quitté... Avant le combat j'ai ôté ma veste; la lettre était dans ma poche, je la cherche!.. je la... Ah! que le hasard soit béni! tiens la voilà, la voilà, cette lettre!... Ils ont répandu ton sang les lâches... Ils vont payer cher chacune des gouttes de ce sang précieux.... Sois tranquille, dans une heure je serai près de toi, et tu auras été vengée, et le ravisseur de ma soeur aura expié son crime... Adieu. une heure de patience encore, ma Mosquita, ma bien-aimée...

Rodriguez, en prononçant ces paroles, revient à bord du brick anglais; les prisonniers l'attendent; le repas de réconciliation est servi dans la chambre, comme il l'a ordonné; le mot, un mot mystérieux est donné aux forbans par leur capitaine: ils n'ont répondu à ses ordres cachés que par des signes de tête, et en jetant des regards brûlants sur leurs victimes. Les officiers prisonniers descendent: ils se placent à table, Rodriguez au milieu d'eux, le vieil amiral en face de lui. On sert le dîner: les bouches sont muettes; les mets sont à peine effleurés par les tristes convives de ce festin si sombre; c'est par complaisance et pour obéir à la fantaisie de leur funeste vainqueur, que les Anglais ont consenti à s'asseoir à ses côtés. Le dessert est servi: Rodriguez sourit; le vin est versé dans des verres qu'élèvent des mains tremblantes. A la réconciliation et à la générosité! dit en se levant le vieil amiral!... Non, répond Rodriguez d'une voix tonnante: A la vengeance et à la mort! Connais-tu cette écriture et ce nom? s'écrie-t-il, en présentant à l'amiral sa propre lettre au bout d'un poignard.—Ah! nous sommes perdus! crie le vieillard à la vue de ce billet qu'il reconnaît avoir écrit aux pêcheurs d'Ouessant. Il a à peine le temps de prononcer ces derniers mots: les forbans restés dans le vestibule et au bas de l'escalier de la chambre pendant le repas, entrent le poignard levé: chacun d'eux saisit un des Anglais, et d'un bras guidé par la rage, ils clouent sur la table même où ils s'étaient assis, les convives infortunés de ce repas de sang! Les meurtriers montent haletants sur le pont; les autres prisonniers ont entendu les cris de leurs chefs: ils veulent fuir les pirates en se jetant dans les flots; la fureur de leurs assassins les poursuit partout: ils tombent sous les coups qu'ils cherchent à éviter, et leurs cadavres saignants sont hissés au bout des vergues, suspendus sous les hunes ou amarrés dans les haubans....

C'est alors que l'on sépare le trois-mâts et le corsaire, du brick où la mort seule règne... L'ordre d'incendier le trois-mâts est donné: son malheureux équipage va périr dans les flammes, et pendant cette exécrable exécution, Rodriguez, un morceau de craie à la main, trace avec rapidité sur les bordages et les pavois du brick anglais, ce mot, ce mot cruel qui s'échappe de son coeur et que sa bouche convulsive murmure encore: VENGEANCE! VENGEANCE!

L'Albatros s'éloigne du trois-mâts, qui flamboie, et du brick, qui se balance sur les flots avec ses vergues garnies de cadavres et ses dalots d'où le sang coule pour aller rougir la mer qui clapote sur les bordages couverts de chairs éparpillées... La nuit descend bientôt sur les vagues plaintives, et au loin dans l'obscurité, les pirates, le menton appuyé sur le bastingage de leur corsaire, contemplent l'incendie du trois-mâts, qu'ils aperçoivent encore comme un phare immense. L'Albatros cingle vers Carthagène. Il est temps qu'après tant d'exploits et de fatigues, les pirates aillent chercher dans le port ce repos qu'ils ont si vaillamment et si noblement acheté!

Quelques jours, un mois peut-être, après ce massacre, des caboteurs rencontrèrent à la mer le brick la Baleine. Les premiers marins qui l'abordèrent dans leurs embarcations, s'en éloignèrent avec terreur en voyant ces cadavres putréfiés suspendus au bout des vergues, ou cloués avec des poignards rouillés sur la table de la chambre, encore couverte des restes du repas funeste.... Au haut des mâts, des têtes d'hommes pourrissaient, battues par les vents et la pluie.... Sur toutes les côtes et dans toutes les îles, on entendit répéter que des pirates massacraient les équipages qui tombaient entre leurs mains; et le mot VENGEANCE, VENGEANCE écrit sur les pavois du brick la Baleine, alla porter l'effroi bien au-delà encore des mers où l'Albatros avait laissé la trace sanglante de sa route!



10

Crainte, dégoût, trame homicide, fuite,
rencontre.

«Enfants, nous nous sommes tous conduits avec bravoure, et de manière à nous faire pendre ou fusiller si jamais on vient à découvrir ce que nous avons fait de grand et d'audacieux. Je compte aussi sur votre silence, parce que votre tête est au bout de la moindre indiscrétion; mais si l'un de vous osait trahir ses camarades, son affaire serait bientôt prête. Je promets un baril de piastres à celui qui m'apportera le cadavre du coupable. Au moyen de cette récompense, je serai sûr de trouver plus de vengeurs que de traîtres parmi nous. Voilà ce que j'avais à vous dire pour votre sûreté et la mienne, avant de rentrer à Carthagène... Amure la grand'voile, hisse et borde les perroquets, et laisse courir la barque!»

Cette simple allocution de leur capitaine est accueillie avec faveur par les forbans. Ils jurent d'exterminer le premier d'entre eux qui ouvrira la bouche sur les événements qui doivent être ensevelis dans l'oubli le plus profond. L'ivrognerie, disent-ils, n'excusera même pas l'indiscrétion, et celui qui, même fût-il en ribote, rompra un silence qui importe à tous, ne se réveillera pas de sa coupable ivresse.—Et, à ces mots, les mains des matelots ont arraché leurs poignards de leurs ceintures, pour sceller leur serment de la plus terrible menace...

L'Albatros rencontre sur sa route des croiseurs, des corvettes et des frégates. Mais, travesti en dogre comme il l'est, mais misérablement barbouillé, et ayant l'air de se traîner péniblement sur les flots, aucun bâtiment de guerre ne songe à lui donner chasse et à le visiter. Une frégate française va même jusqu'à lui demander s'il n'a pas eu connaissance d'un brick peint en noir, avec une guibre surmontée d'une figure représentant un oiseau de proie. C'est l'Albatros lui-même que veut désigner la frégate, et le capitaine de l'Albatros lui répond qu'il a laissé le navire dont on lui parle mouillé à Saint-Thomas sous pavillon colombien. La frégate le remercie de ce renseignement, et elle s'éloigne du pirate, qui, pour lui parler, a fait cacher tous ses matelots dans la cale, et fait mettre inoffensivement ses canons en vache, le long du bord.

Bientôt on aperçoit la côte de Carthagène! Carthagène, d'où le terrible Albatros est parti avec de la poudre et des canons, et où il va rentrer chargé d'or et de gloire, car les forbans prennent le carnage pour de la gloire! Déjà dans le port un grand nombre des prises qu'il a faites ont attéri. Le nom de Rodriguez a été porté aux nues par les indépendants, et c'est Rodriguez qui revient avec des blessés, avec son navire avarié et sortant victorieux d'un long et terrible combat.

—Contre qui s'est-il battu ainsi? se demande-t-on.

—Contre deux navires espagnols, qu'il a incendiés et coulés.

—Qu'a-t-il fait des prisonniers?

—Rien: il ne fait jamais de prisonniers, vous savez bien.

—Oh! le vaillant capitaine que ce Rodriguez! Gloire à Rodriguez! C'est le pourvoyeur de notre république. Des couronnes à lui, le triomphe pour Rodriguez! Vive le capitaine de l'Albatros!

Le Libérateur l'embrasse, le peuple le porte en triomphe. On couvre de fleurs et de lauriers le cadre dans lequel on débarque Mosquita blessée, toute rayonnante, toute émue de la gloire de son amant.

—Où va loger l'illustre capitaine, l'honneur de la marine colombienne? Le Libérateur a dit de porter ses effets dans l'hôtel du gouvernement.

—Oui, mais moi je veux qu'on les porte dans l'ancienne maison que j'habitais.

—Quoi! dans la case de Mosquita?

—Justement; c'est là que j'ai été heureux et tranquille quelques jours; ce sera mon palais.

—Oh! le brave et digne capitaine! C'est cela un homme courageux et simple, comme il en faudrait mille à la république!

—Oui, tas de badauds, on vous en donnera mille comme moi. Allons, suivez les ordres que je vous ai donnés, et pas de compliments.

Il croyait, notre pirate, retrouver dans la chambre de sa maîtresse cette lueur de plaisir qui l'avait un instant séduit avant son départ sur l'Albatros. Mais les vives émotions qu'il avait éprouvées dans ses courses, ces émotions plus conformes à ses goûts altiers, que les tendres sentiments de l'amour, avaient déjà distrait son âme du penchant qu'il croyait encore avoir pour sa maîtresse. Quand un devoir de reconnaissance l'attachait pendant des jours entiers près du lit où elle souffrait encore pour lui, ces jours lui semblaient éternels. La satiété des plaisirs avait rendu ce coeur à son indifférence naturelle pour tout ce qui n'était pas irritant ou remuant. Les sensations nouvelles et inconnues qu'il avait éprouvées dans ses premières amours avec Mosquita, il ne les retrouvait plus avec elle. Plus la tendresse de celle-ci s'était augmentée pour lui, et plus ses marques d'attachement paraissaient lui être devenues importunes. Par égard peut-être il lui disait encore quelquefois cependant: Tu souffres, Mosquita, et c'est pour moi.

—Oui, lui répondait avec passion sa maîtresse; mais chacune de mes douleurs m'est plus chère que je ne puis te l'exprimer. Je t'ai sauvé la vie au prix de mon sang, et je ne demandais rien de plus au ciel. Ah! si j'avais pu mourir pour toi!...

—Quelle idée!

—C'était là le plus vif de mes désirs secrets. En mourant ainsi j'aurais du moins laissé dans ton âme un souvenir ineffaçable.

—Et crois-tu que jamais je puisse oublier les liens nouveaux qui nous unissent, et que tu as scellés de ton sang?

—Je ne sais si je m'abuse, et si la tendresse toujours plus vive que tu m'inspires ne me rend pas plus exigeante; mais il me semble que tu ne m'aimes plus comme autrefois.

—Et qui m'obligerait, s'il en était ainsi, à feindre pour toi un amour que je n'aurais plus?

—Oh, tu sais bien qu'aimée ou détestée, je me suis attachée à toi pour toujours, et que je périrais plutôt de ta main, que de séparer jamais mon existence de la tienne. Mais laisse-moi m'enivrer d'une erreur qui fait encore ma félicité. Dis-moi que tu n'as pas cessé de m'aimer, et je tâcherai de te croire.

La convalescence de Mosquita arriva. Penchée sur le bras de son amant, elle aimait à se montrer encore affaiblie, dans les rues de Carthagène, où tout le monde admirait le dévoûment que lui avait inspiré l'amour. Sans cesse elle rappelait à Rodriguez le bonheur qu'elle ressentait de lui avoir conservé, au péril de sa vie, des jours qui lui rendaient l'existence si précieuse. Les femmes ne se doutent pas de ce qu'elles perdent en cherchant à nous enchaîner à elles par les liens de la reconnaissance qu'elles veulent imposer à notre amour. Les sacrifices qu'elles nous offrent obtiennent rarement le prix qu'elles attachent à leur dévoûment le plus absolu. Ils nous deviennent à charge dès l'instant où elles semblent ne pas les ignorer assez ou s'en faire un trop grand mérite.

Un mois se passe pour Rodriguez dans la contrainte et le désoeuvrement. Il n'y tient plus. Il apprend qu'un bâtiment anglais est venu à Carthagène, pour procéder à une enquête sur la dernière croisière de l'Albatros. Le Libérateur a repoussé tous les faits qui paraissent s'élever contre son capitaine, qu'il regarde comme une des gloires de la république. Les matelots de Rodriguez se sont tus. Mais les soupçons les plus terribles planent sur lui. Mosquita, alarmée sur le sort de son amant, court à lui: Tu ne sais pas, lui dit-elle, ce que les Anglais exigent du Libérateur?

—Que peuvent-ils exiger?

—Qu'il te livre à leur justice. Les plus sinistres accusations planent sur toi.

—Que pourront-ils me prouver?

—Rien; mais la violence et la force peuvent tout.

—Le pavillon colombien me protège; mon titre de citoyen de la république me préserve.

—Tu dois tout redouter d'une vengeance peut-être trop méritée. Il faut partir!

—Oui; mais sur mon corsaire même. Il va armer. Tous mes braves compagnons de course me redemandent. J'irai chercher un refuge au milieu d'eux, et c'est là que l'Anglais viendra m'arracher, s'il veut me punir des maux que je lui ai déjà fait souffrir.

—Ma prévoyance t'a réservé un destin plus sûr et plus heureux. Cet argent que tu as conquis d'une manière si funeste à la mer, tu l'as placé, par mes conseils, sous un nom supposé, en Europe. En prenant ce nom, et en nous dérobant à toutes les poursuites, nous pourrons échapper à la réputation que partout ici tu traînerais avec toi. Comment, d'ailleurs, oserais-tu reparaître sur l'Albatros dans ces mers où tu as déjà porté tant d'effroi.

—Mon projet n'est pas non plus de prendre ici le commandement du corsaire. J'irai l'attendre à Saint-Thomas. C'est là qu'il me rejoindra, et que je pourrai m'élancer avec lui sur ces flots où je veux répandre une nouvelle terreur. La vie me parut indifférente dès que je pus la connaître: aujourd'hui elle m'est à charge. Je partirai.

Fuir! se dit-il en lui-même, dès qu'il put s'abandonner seul à ses réflexions.... Oui, je fuirai, mais en affranchissant ma vie des obsessions d'une femme que je crus aimer, et en courant porter ailleurs l'effroi chez des ennemis qui s'acharnent sur moi après le combat. Homme sans patrie, sans liens, sans famille, sans préjugés, sans crainte, et sans honte, qu'ai-je à faire ici plus qu'ailleurs? Qu'un autre jouisse de l'existence qu'il s'est créée sur le coin de terre où il est né; qu'il s'attache, une fois que la fortune l'abandonne, au gîte où sont ses habitudes, pour pleurer les biens qu'il n'a plus! Moi je vois en pitié et les jouissances et les larmes du vulgaire des hommes. J'ai de l'or, de l'or, que j'ai teint du sang de mes ennemis! Eh bien! ce n'est pas à lui que je demanderai le bonheur. J'ai étanché dans les bras d'une femme jolie, séduisante, cette soif de volupté à laquelle succède la satiété. Le bonheur n'est pas fait pour moi: il n'y a pas assez de plaisirs dans toute la vie des êtres d'ici-bas, pour occuper mon imagination, pour remplir ce coeur avide de choses fortes. Allons porter sur un autre théâtre les désordres que je rêve encore; mais que nul des hommes qui m'ont accompagné dans mes courses, et qui se sont faits les complices de mon existence aventureuse, ne puisse venir un jour me trahir ou m'importuner! Un forban doit briser les instruments dont il s'est servi, dès que le sort l'oblige à fuir. Ces misérables, qui se sont voués à moi pour eux-mêmes, et qui peut-être m'auraient égorgé si je ne leur avais pas imposé le joug d'une règle de fer, doivent périr. Il faut que seul, tout seul, je reste de tout l'équipage de l'Albatros. Mosquita elle-même....

À ce nom il s'arrête; il ne veut prendre aucune résolution contre celle qui fut maîtresse si dévouée, si résignée... Il ne l'aime plus, mais son sang a coulé pour lui. La pitié ne l'intéresse pas en faveur d'une femme qui lui est devenue importune; mais il éloigne de son âme l'idée d'un attentat qui coûterait la vie à l'être qui lui a sacrifié la sienne.

On réarmait l'Albatros. Il se rend à bord. Il appelle le contre-maître des noirs qui travaillent dans la cale.

—Benito! lui dit-il, avec mystère: Tu es un vaillant nègre.

—On le dit, capitaine.

—Je te crois capable de tout?

—C'est vrai, capitaine.

—Je t'ai chargé de l'arrimage du navire. J'attends de toi un service secret, pour lequel je vais te donner cinq cents gourdes. C'est cinq cents fois ce que tu gagnes dans un jour. Si, après avoir reçu ma confidence, tu hésites ou si tu dis un mot, tu me connais: tu n'existeras pas une heure après m'avoir trahi.

—Captaine, j'écoute: que faut-il faire?

—Il faut, sans que personne ne puisse s'en douter, au moyen d'une des pinces dont tu te sers pour l'arrimage, pousser en dehors du navire une ou deux des gournables au-dessous de la flottaison, de manière que le corsaire ne fasse pas d'eau en rade, mais qu'au premier mauvais temps au large, les gournables partent.

—J'entends bien! vous voulez qu'il aille au fond. Mais vous, capitaine, vous ne serez donc pas à bord?

—Ce n'est pas ton affaire. Voilà six onces d'or! c'est ce que je t'ai promis. Tu en recevras autant dès que ta discrétion m'aura été prouvée.

—Dans une heure, mon capitaine, vos ordres auront été exécutés, et ma journée sera gagnée.

L'Albatros se trouve prêt enfin à mettre sous voiles. Il est convenu entre les officiers et le capitaine, que celui-ci ira attendre à Saint-Thomas le navire, qui se rendra sans lui dans cette dernière île, pour ne pas donner trop de crédit aux soupçons qui se sont élevés sur son compte. Oui, l'Albatros se séparera de Rodriguez, comme un coursier fidèle se sépare du maître qui l'a dompté, et sous lequel il est habitué à courir au combat! Mais il le faut: l'équipage approuve la prudence de son capitaine, et à Saint-Thomas il le retrouvera pour ne plus le quitter. Jusqu'à ce moment on est bien décidé à ne rien entreprendre, à ne rien hasarder; et qu'oserait-on tenter sans Rodriguez, lui le chef le plus renommé entre tous les corsaires, lui, l'idole des forbans, si les forbans peuvent avoir une idole! C'est lorsqu'il aura rejoint ceux qu'il appelle ses braves, qu'on se dédommagera de n'avoir rien fait dans les premiers jours de mer. Rodriguez part pour Maracaïbo: il a son plan arrêté. Son équipage connaît le motif de son départ: personne ne s'alarme de son absence. Mosquita seule accourt: elle n'a pas été prévenue de la fuite de son amant; elle l'accuse de trahison; elle veut partir sur l'Albatros; mais le nègre dont Rodriguez s'est servi dans l'arrimage du corsaire, la supplie de rester, prenant en pitié le sort qui l'attend si elle s'obstine à suivre le perfide qui a voulu aussi la sacrifier. L'Albatros appareille, et Mosquita, les yeux attachés sur ce navire, qui lui rappelle tant et de si cruels souvenirs, reste sur le rivage en proie au désespoir le plus affreux, et elle voit disparaître à l'horizon cette voile si connue, cette voile si redoutable, qui porte la terreur sur ces mers où elle doit bientôt s'engloutir!

Rodriguez, sous le nom de l'espagnol Montenegro, a réussi à gagner Curaçao. Un passeport et des lettres de change, obtenus sous ce faux nom, lui permettent de prendre passage sur une mauvaise galiote hollandaise qui doit se rendre à Londres. C'est à bord de cet humble navire qu'il cachera sa funeste célébrité. Le plus cruel des pirates va naviguer au milieu d'un équipage paisible, qui, pendant le quart de nuit, racontera, en frémissant, les exploits récents de l'écumeur de mer; et lui, à côté du conteur troublé, écoutera en souriant les récits de ces bonnes gens, si éloignées de penser que le héros de leurs terribles histoires est là tout près d'eux, qu'il les regarde et qu'il les entend.

La grosse galiote file vers les débouquements avec une bien pauvre cargaison et une marche bien médiocre. Tous les navires qu'elle aperçoit la dépassent en quelques heures. Peu de jours après sa sortie de Curaçao, vers le soir, elle est ralliée par un bâtiment dans la mâture duquel elle distingue des signaux de détresse. Le temps menace, la mer commence à grossir, et la nuit va se faire. Le bon capitaine hollandais attend le navire aperçu, pour lui porter secours, s'il lui est possible. C'est un grand brick armé, et Rodriguez reconnaît dans ce brick, son Albatros! À cette vue, devinant trop bien le motif des signaux du corsaire, le faux Montenegro descend dans sa cabine, où il se couche, malade qu'il se dit, du mal de mer. L'Albatros est déjà rendu le long de la galiote hollandaise. Mettre une embarcation à la mer avec quelques hommes et un officier dedans, n'est pour lui que l'affaire de peu d'instants. Cet officier accoste la galiote.

—Capitaine, dit-il, au Hollandais, je viens te demander un peu de cuir et des clous à pompe. Depuis notre sortie de Carthagène nous avons usé toutes les garnitures de nos appareils de pompe; nous faisons de l'eau comme un panier.

Le Hollandais s'empresse de donner à l'officier ce qu'il juge qu'il ne serait ni humain ni prudent de lui refuser. Il s'informe de la cause, qui a pu déterminer une aussi forte voie d'eau.

—Oh! cette cause-là, nous la connaissons à peu près: c'est un complot.

—Un complot! vous avez donc des montres à bord.

—Non, les monstres, ou plutôt le monstre n'est pas à bord. Mais nous le trouverons peut-être à Saint-Thomas, où nous allons. Deux pieds d'eau à l'heure, concevez-vous cela, vous autres Hollandais, qui n'en faites jamais à bord de vos grosses barques? Mais à propos, de quoi êtes-vous chargé?

—De sucre et de café.

—Raffale que tout cela! Ce ne serait pas la peine de vous chagriner pour si peu, dans votre voyage. Nous n'en voulons qu'à l'argent nous autres. Et pas de passagers, sans doute, à bord de votre paquebot à cul-rond?

—Un seul passager. Il est couché: le mal de mer l'a gagné.

—Le mal de mer! Ce n'est donc pas un habitué? Mais voyons-lui donc un peu la mine; je suis docteur en mal de mer, tel que vous me voyez...

Rodriguez entend cette conversation. Il tremble que l'officier, dont il reconnaît la voix, ne vienne lui arracher la couverture sous laquelle il s'est blotti dans sa cabine. L'officier a déjà fait un pas sur l'escalier de la chambre: il va descendre, lorsque du corsaire il entend qu'on lui crie au porte-voix: Revenez à bord, avant le grain! L'officier, à cet ordre, s'empresse de sauter dans son embarcation avec ses hommes, et de pousser au large de la galiote, muni du cuir et des clous à pompe que lui a donnés le capitaine hollandais.

Rodriguez respire: il monte sur le pont; il jette sur l'Albatros un regard de curiosité et de colère, et bientôt il voit son ancien corsaire disparaître au sein du nuage qui s'abaisse sur les flots pour l'envelopper et peut-être pour le plonger sous les vagues que la tempête qui se prépare amoncèle entre les deux bâtiments.

Le pirate Rodriguez enfin quitte bientôt ces mers, qu'il a remplies de son nom exécré. La tête pleine de funestes souvenirs et de projets plus funestes encore, il se promène pendant deux mois de traversée sur le pont étroit du tranquille bâtiment qui porte sa fortune et ses destinées nouvelles. C'est à Londres, qu'à la faveur du nom sous lequel il s'est caché, il pourra, seul de tout l'équipage de l'Albatros, réaliser les vues qu'il caresse, comme un lion caresse sa crinière.



11

Londres, reconnaissance, contrariété, passagers,
préparatifs de départ, départ.

En débarquant dans la vaste capitale du monde marin, notre Montenegro se sentit soulagé du poids des réflexions auxquelles deux mois de traversée l'ont livré sans distraction aucune. Il se retrouve au milieu de ces Anglais qu'il déteste, mais qui ne peuvent trahir son incognito. Cette multitude innombrable de figures qui passent sous ses yeux fatigués, ne lui offre aucun visage qu'il puisse craindre. Il peut rester là impuni, tandis qu'il lit dans les journaux et dans les brochures qu'on crie autour de lui: l'Histoire des crimes du pirate Rodriguez. Il éprouve même un certain plaisir à pouvoir braver, sans danger, la fatale réputation qu'il s'est acquise, au milieu de ses ennemis les plus acharnés. On raconte sa mort à ses côtés; on parle en sa présence des pirateries qu'il n'a jamais faites; et pendant qu'on exagère ses affreux exploits, il rêve aux moyens d'ajouter de nouveaux faits aux faits qui déjà ont attaché une si odieuse célébrité au nom qu'il a laissé chez les Colombiens.

Maître de choisir, avec les lettres de change qu'il a dans son portefeuille, le navire auquel il pourra confier sa fortune sur des mers éloignées, il parcourt les quais immenses des docks de Londres. Un trois-mâts désarmé, récemment capturé sur les côtes d'Afrique, fixe son attention: il le visite, il le marchande; il l'achète. Dans ces bureaux où des courtiers d'hommes vendent des matelots pour toutes les opérations que l'industrie ou l'avidité veulent tenter, il trouve un équipage. Son nouveau bâtiment portera le nom de Revanche: ce nom s'accorde bien avec les désirs qu'il nourrit et les projets qu'il médite. Il fait annoncer que la Revanche partira bientôt pour Calcutta, sous le commandement d'un capitaine anglais, qu'il associe à une entreprise dont il cache le but réel sous l'apparence d'une expédition commerciale. La Revanche devient l'objet de la curiosité des marins et des promeneurs, qui admirent, et la vélocité de ses formes, et l'élégance de son gréement, et le bon goût de ses emménagements.

Un jour où il se rend à bord pour donner, comme à l'ordinaire, les ordres qui doivent régler les travaux de l'armement, son capitaine anglais l'informe que des passagers sont venus visiter les chambres: un colonel de la compagnie des Indes et son épouse. Une fille, une gouvernante qui les suivait, lui a remis, avec une sorte de mystère, une lettre pour M. Rodriguez Montenegro. Ce nom de Rodriguez inscrit sur l'adresse, agite le coeur de notre pirate: il ouvre précipitamment la lettre et il lit avec effroi, avec terreur, ces mots qui lui laissent à peine la force de cacher son émotion au capitaine anglais, dont l'oeil suit tous ses mouvements:

«Celle à qui tu as voulu arracher la vie, pour prix d'avoir conservé tes jours, existe encore. Elle ne doit le malheur de te revoir qu'au nègre que tu avais chargé d'exécuter l'affreux projet qui a fait périr les complices de tes crimes. Enchaînée à tes pas, j'ai su découvrir le lieu où tu voulais échapper à tous les soupçons qui planaient sur toi. Un bâtiment m'a débarquée à Londres au moment où tu y arrivais. J'ai su m'attacher aux personnes que j'ai décidées à venir aujourd'hui chercher un passage à bord de ton bâtiment J'emploierai les jours que tu as voulu me ravir, à te poursuivre partout où tu voudras m'éviter. Si tu dis un seul mot, je te démasquerai, je t'accuserai et je périrai avec toi, toi sans qui il m'est impossible de vivre ou de mourir.

«Je ne me nomme pas. À cette écriture, que j'ai tracée de mon sang, tu reconnaîtras ce sang qui a déjà coulé pour toi, et tu devineras le nom de l'infortunée qui s'attache à ta vie, comme un remords ou comme un reste d'espérance.

«Adieu! tu me reverras bientôt pour ne plus te quitter.»

Mosquita! encore Mosquita! murmure Montenegro en se promenant sur le pont avec fougue et dépit. Maudit soit le jour où je crus aimer une femme! La vengeance d'un homme me paraîtrait cent fois moins implacable que les obsessions de cette jalousie qui s'acharne à me poursuivre jusque sur les mers que je voulais mettre comme un abîme, entre elle et moi!... Mais qu'elle ne croie pas m'asservir à l'esclavage qu'elle prétend m'imposer. La mort, la mort la plus affreuse me paraîtrait préférable au supplice de redouter sans cesse la présence d'un être qui m'est devenu si odieux!.. Elle s'attacher à ma vie comme un fantôme accusateur!... Elle me menacer de faire tomber sur ma tête le soupçon, qu'elle tiendrait suspendu comme une épée!... Tous les liens qui m'attachaient à elle sont rompus depuis long-temps, et, une fois l'amour évanoui, la pitié éteinte, il reste le dégoût, la vengeance et le châtiment...

Une voiture élégante roule sur le quai du dock où la Revanche est amarrée. Cette voiture, dont le bruit arrache Montenegro à sa préoccupation, s'arrête. Un jockei descend; il remet dans les mains agitées du pirate, un billet de la part du colonel Fischel. C'est une invitation au capitaine espagnol de vouloir bien se rendre chez le colonel pour traiter du passage que celui-ci désire prendre à bord de la Revanche. La voiture attend Montenegro. Elle le conduit à Peccadilli, dans un hôtel élégant. Le marin voit s'avancer vers lui, du fond d'une longue cour, un homme d'une quarantaine d'années, à la figure noble et froide, aux manières polies et réservées. C'est le colonel. Il invite le capitaine à monter dans un salon où une femme belle, encore jeune et richement parée, lit avec distraction un livre qu'elle quitte nonchalamment eu apercevant Montenegro. Après quelques questions sur le jour du départ, la longueur présumée de la traversée, l'état du navire, sa marche, les commodités du logement, on parle du prix du passage. Le colonel veut occuper toute la chambre, à l'exception des cabines réservées au capitaine et aux officiers. Montenegro, encore tout ému de la lettre de Mosquita, répond avec distraction, et en prévoyant avec inquiétude l'instant où Mosquita peut-être paraîtra. Il n'insiste pas d'ailleurs sur le prix qu'il a fixé, Ses manières, dont la contrainte qu'il éprouve laisse encore deviner l'abandon et la vivacité, paraissent plaire au colonel; et sa femme, la jolie Sophia, remarque, avec une modeste curiosité, les nobles traits de ce jeune marin, empreints d'un air d'héroïsme et de franchise. On parle du nombre de passagers dont se compose la famille du colonel: lui, sa femme et trois domestiques... Mosquita sans doute sera comprise dans ces derniers... Mais elle ne paraît pas encore, et Montenegro respire plus librement. On se quitte, on est tombé d'accord sur toutes les conditions. On reverra le capitaine chaque jour avant le départ de la Revanche... Les époux anglais sont enchantés de Montenegro, et lui s'abandonnerait presqu'au plaisir de s'être assuré de tels compagnons de voyage jusqu'à Calcutta, sans la crainte qu'il éprouve de voir arriver avec eux la femme dont l'idée pèse tant sur son coeur et sur son esprit.

L'armement de la Revanche s'exécute avec promptitude, et le colonel, fidèle à sa promesse, vient chaque jour à bord; quelquefois Sophia l'accompagne, mais Mosquita ne paraît pas avec eux. Le moment du départ approche pourtant, et Montenegro se flatte de l'espoir que la femme qui s'est promis de le suivre, aura peut-être renoncé à la folie de son projet inconcevable. Ce n'est qu'au bas de la Tamise que ses passagers le rejoindront. Le navire dérive avec le courant du fleuve, et l'on voit arriver enfin à bord, le colonel, son épouse, deux domestiques et une femme dont les traits sont voilés sous un large chapeau de paille. Sa mise est simple, sa tournure modeste. Montenegro ne s'occupe que d'elle: aucun de ses mouvements ne lui échappe. Il ne pressent que trop que c'est là le fantôme qui depuis près d'un mois, agite toutes ses nuits, poursuit tous ses rêves d'avenir... Cette femme passe devant lui: il cherche à voir la figure qu'elle évite encore de lui montrer... Il parvient enfin à découvrir cette figure, qui l'inquiète, qui le tourmente, qui le fatigue: c'est Mosquita! c'est Mosquita!..

—Malheureuse, toi ici! redoute ma vengeance!

—Crains plutôt de te trahir!...

On part: le bâtiment quitte les eaux de la Tamise; la terre fuit, et Montenegro trouve à peine le sang-froid qui lui est nécessaire pour commander l'appareillage et la manoeuvre. Un sentiment de malaise qu'il n'a jamais éprouvé encore, l'enchaîne sans force et sans volonté, pendant toute la nuit, sur son banc de quart; et à bord de ce navire qui enlève l'équipage et les passagers aux adieux de leurs parents et de leurs amis, tout avec le soir semble s'abandonner au repos, à la langueur et au silence. Tout est tranquille, excepté Montenegro et Mosquita, qui veillent eux, et qui souffrent!

Chargement de la publicité...