Les pilotes de l'Iroise
12
Amour, jalousie, duel, délire, remords, désespoir,
retour à Ouessant, fin.
Si quelque chose avait pu arracher Montenegro aux sombres pensées qui l'agitaient, avec quel plaisir il eût vu sa Revanche sillonner les flots plus mâles, plus impétueux de l'Océan, en quittant les eaux de la Tamise! C'est au large qu'elle pourra s'élancer en liberté, batailler avec les vents, et bondir courroucée sur les lames qu'elle va faire gémir, écumer et retentir sous sa guibre si leste et si fine! Elle cingle dans la Manche avec vitesse, et pour ainsi dire avec colère. Les bâtiments nombreux qu'elle rencontre et qu'elle dépasse, comme s'ils étaient à l'ancre, arborent leur pavillon à son approche. Elle ne leur répond seulement pas, tant elle paraît les mépriser. Son capitaine, nonchalamment assis sur le bastingage, contemple de temps à autre, mais encore avec distraction, la haute et flexible mâture de son léger navire, qui, à chaque coup de tangage, secoue tout son gréement, comme une lionne, sortant des eaux, secouerait sa crinière! Que de cuivre vert, si bien appliqué un peu au-dessus de la flottaison, contraste bien avec le noir de cette peinture, qui reluit comme du jais sur ces presceintes polies que l'on croirait grattées avec du verre! La Revanche, avec seize pieds de tirant d'eau, est rase au-dessus des flots, comme une chaloupe; ses mâts effilés et ses longues vergues décèlent seuls, avec l'entredeux de ses phares, les vastes dimensions de sa coque: mais à voir son plabord à trois pieds du niveau de la mer, on dirait qu'elle coule sous la charge, et pourtant elle est sur lest... Ce n'est que lorsqu'on l'examine de l'arrière ou de l'avant, que l'on peut remarquer ses larges flancs ras et arrondis vers sa poupe élégante, et que l'on croirait que c'est le fond d'une frégate que l'on a pris pour en faire un aussi joli navire.
Oh! qu'avec ma coureuse, dit le capitaine, je ferai de ravages sur les mers de l'Inde! A chaque gros navire qu'il dépasse, et qui paraît richement chargé, l'écumeur de mer sent palpiter son coeur; ses dents claquent d'impatience de ne pouvoir sauter à bord du bâtiment qu'il est encore forcé de laisser derrière lui. Enchaînez un vautour auprès d'une faible alouette, et vous aurez une idée de la figure que fait Montenegro, réduit à ne pas happer les bâtiments dans chacun desquels il voit une capture qui lui échappe.
Mais de quoi se compose l'état-major de la Revanche, et son équipage?
De quatre à cinq officiers, cinq passagers, le colonel Fischel, son épouse, deux domestiques et Mosquita... Mosquita!...
De trente hommes qui, une fois rendus dans l'Inde, serviront à former le noyau du personnel avec lequel Montenegro ira écumer les mers de Ceylan, de Sumatra et des îles de la Sonde.
L'épouse du colonel vient, avec cette coquette agacerie que le mal de mer n'ôte pas toujours aux jolies passagères, arracher le capitaine Montenegro à ses rêveries. C'est la première fois qu'elle paraît sur le pont depuis le départ. Il y a deux jours que l'on est à la mer, et c'est en entendant dire que l'on est en vue d'Ouessant, que Sophia s'est efforcée de monter, pour voir l'île, que l'on découvre à peine encore à l'horizon, du côté de babord. Les regards de la jolie passagère restent long-temps attachés sur cette terre lointaine, qui bientôt va disparaître sous le cercle immense que le ciel et les flots forment autour du rapide navire. Pour Montenegro, il ne peut arracher ses yeux du point où, le premier, il a vu la petite île qui lui retrace tant de souvenirs, depuis si long-temps oubliés. Il ne peut, en se rappelant, presque malgré lui, les premières années de son enfance, se défendre d'une émotion dont il ne se croyait plus susceptible. Le bonhomme Tanguy, sa nourrice Soisic, les rochers du rivage, les bateaux des pêcheurs, sa soeur enlevée à sa tendresse, dans les parages même où il se trouve, s'offrent à son imagination pénétrée; et il s'étonne de sentir des larmes couler de ses yeux immobiles, attachés toujours sur l'île, qu'il va perdre de vue. La voix de Sophia, une voix douce et caressante, vient encore dans ce moment ajouter au trouble qu'il éprouve, et qu'il se reproche. Sophia lui adresse des questions auxquelles il répond avec intérêt, parce que sa passagère lui parle de cette terre, de cette côte dont l'aspect agite son coeur. C'est sur le bras de Montenegro, plus sûr que celui de son mari, fort peu accoutumé aux mouvements du navire, qu'elle s'appuie pour regagner sa chambre, et l'officieux capitaine se sent déjà tout subjugué du son de cette voix qui s'est insinuée dans son âme, et de la légèreté de cette main qui, en effleurant son bras, semble y avoir laissé une impression douce comme une caresse... Il admire les manières simples et nobles de cette femme dont la taille est si belle et la figure si élevée.... C'est une sorte d'extase qu'il éprouve en la voyant sourire à son époux..... La figure de Mosquita se montre au même instant à lui, comme pour lui disputer les regards qu'il tient attachés sur Sophia..... Il s'éloigne....
Les jours de la traversée se succèdent à bord de la Revanche avec leur triste uniformité. Les passagers se rapprochent des officiers, et du capitaine surtout. L'heure du repas réunit à la même table cette petite colonie de voyageurs et de marins. On s'étudie: on cause, on se devine, on se choisit. Le colonel anglais, avec sa politesse un peu froide, témoigne beaucoup d'égards et de confiance au capitaine. La douce Sophia semble rechercher sa conversation avec un intérêt qu'elle explique en exagérant le désir qu'elle a de s'exercer à parler l'espagnol. Le colonel sourit toutes les fois qu'il voit sa femme s'efforcer, en s'appuyant sur le bras du capitaine, à traduire sa pensée dans un idiôme qu'elle n'a encore qu'imparfaitement étudié. Mais lorsque les matelots, assis nonchalamment devant, remarquent leur capitaine se promenant avec la belle passagère, ils tirent à leur manière l'horoscope de cette récente familiarité: Cette femme-là, se disent-ils, en veut à notre capitaine, et le colonel anglais en aura à garder.
Quant à la malheureuse Mosquita, son rôle à bord est tout passif en apparence. Montenegro seul éprouve combien cette femme peut avoir d'influence sur sa vie. Depuis qu'il est condamné à vivre près d'elle, il ne lui a pas adressé un seul mot... Dès que les regards de Mosquita s'arrêtent sur lui, avec l'expression du désespoir ou du reproche, il y répond avec l'air du mépris ou de la colère, et l'infortunée va cacher sa douleur dans le petit appartement qu'on lui a préparé auprès de celui de sa maîtresse.
Sophia, qui quelquefois croit avoir deviné la préoccupation avec laquelle sa femme de chambre suit les mouvements de Montenegro plaisante celui-ci sur l'intérêt qu'il semble avoir inspiré à la jeune camériste. Savez-vous bien, capitaine, lui dit-elle, que vous pourriez bien, malgré vous peut-être, et en dépit de ce dédain que vous paraissez témoigner à notre sexe, avoir fait naître une passion sérieuse?
—Moi, madame? Et quelle passion, s'il vous plaît?
—Quelle passion? Avec moins de modestie, vous ne me le demanderiez pas. Voyez cette pauvre Mosquita! Je crois qu'elle maigrit et qu'elle en a perdu le contentement et le sommeil. Le colonel l'a remarqué comme moi, et vous seul paraissez ignorer les tendres douleurs dont vous êtes l'heureux objet.
—Au reste, je reconnaîtrais bien encore dans cette circonstance, si elle était vraie, la bizarrerie de ma destinée.
—Et pourquoi cela? Mosquita est une jeune et piquante orpheline, chez qui, je le parierais, une passion vive a laissé des traces fort touchantes. Elle est un peu brune, il est vrai, sa beauté a acquis, sous le climat où elle est née, des formes un peu prononcées; mais n'est-ce pas quelque chose de séduisant pour un chevalier espagnol, que cette langueur que laissent après eux les orages du coeur! Plaisanterie à part, je vous assure que c'est bien la meilleure et la plus intelligente des filles. Elle se présenta à moi, avant notre départ de Londres, avec un air si malheureux et si suppliant, que je crus faire une bonne action en l'attachant à mon service; et aujourd'hui plus que jamais j'ai lieu de me féliciter pour moi-même d'avoir cédé à ce mouvement de compassion. Mosquita, telle que vous la voyez, a déjà fait deux ou trois voyages sur mer. C'est presque un matelot féminin. Sa vie est tout un roman; mais elle est sur ce qui la concerne d'une réserve qui me fait penser que beaucoup d'amour a passé par là... Tenez, capitaine, voyez comme elle nous écoute et comme elle nous regarde! La pauvre fille sait que je parle d'elle, quoiqu'elle n'entende pas un mot d'anglais...
Montenegro était au supplice pendant des entretiens semblables: aussi, dès que la conversation prenait un caractère qui le contrariait, on le voyait aussitôt se promener gravement sur le pont et s'occuper, comme pour échapper à une situation pénible, du soin de la manoeuvre de son bâtiment.
Mais quel peut être cet homme, se demandait Sophia, après avoir remarqué ces mouvements impétueux et la réserve que gardait Montenegro dans tout ce qui semblait se rattacher à sa naissance, à ses voyages, à sa vie passée. Certes, ce n'est pas là un être vulgaire, se disait-elle. Il y a dans sa physionomie quelque chose de trop élevé, dans sa conversation des traits trop saillants, pour qu'il soit né dans une condition commune. Je ne sais, mais, malgré la défiance qu'il m'inspire quelquefois, j'aime dans cet homme l'empire qu'il paraît exercer sur tous ses marins, le mépris qu'il montre au milieu des dangers, et l'attitude à la fois noble et franche de sa personne. Quelle figure énergique et expressive! Et condamné, à un âge encore si jeune, à passer sa vie sur les flots, parmi quelques grossiers matelots!... Oh! qu'élevé pour la société et pour un haut rang, Montenegro aurait brillé dans nos cercles, et près des femmes surtout!..
Le mari de Sophia n'avait pas conçu une opinion plus désavantageuse sur le compte du capitaine. Souvent il avait parlé à sa femme des brillantes qualités que lui semblait posséder Montenegro; mais il trouvait en lui quelque chose d'impénétrable: jamais, dans les fréquentes conversations qulls avaient eues ensemble, il n'était parvenu à découvrir ce qu'il tenait le plus à savoir à l'égard du jeune marin. «Cet homme, répétait-il, est un problème. Il a reçu beaucoup d'éducation; il a dû avoir une vie fort agitée; mais il se cache si adroitement sous son air de franchise et de brusquerie, que l'on ne peut rien deviner... C'est un être indéfinissable... Au surplus, tout cela pique la curiosité, il est vrai, mais ce qu'il est et ce qu'il fut ne doit pas nous intéresser au-delà de ce que nous pouvons exiger de lui. Qu'il nous conduise vite à Calcutta, c'est tout ce que nous lui demandons.»
Les soirées délicieuses que l'on passe sous le ciel des Tropiques et de la Ligne, arrivèrent. Assis nonchalamment sur leurs nattes, à l'abri des tentes du gaillard d'arrière, les passagers se livraient, pendant de longues heures, à ces conversations intimes que le doux bruit des vagues et de la brise indolente semblait accompagner mélodieusement. Oh! que dans ces moments d'exquise oisiveté l'âme se sent disposée aux impressions tendres et mélancoliques! Sophia, placée presque toujours entre son mari et Montenegro, écoutait celui-ci raconter avec originalité les sensations diverses qu'il avait éprouvées dans sa carrière de marin. Ces naïfs récits l'amusaient beaucoup plus que tout ce qu'elle avait encore entendu dans le monde.
Souvent, pendant ces narrations si expansives et si attachantes par leur simplicité même, l'épouse du colonel laissait échapper de ses doigts distraits l'ouvrage qu'elle avait pris pour se donner une contenance. Rien n'égalait sa gaîté à bord; il n'y avait que lorsque Montenegro lui parlait qu'elle se montrait pensive ou préoccupée. Son mari avait vu avec étonnement, mais avec plaisir, au moins le disait-il, le changement heureux que la mer avait opéré dans le caractère, ordinairement mélancolique, de son épouse... Ce changement, qu'elle ignorait encore elle-même, n'avait pas non plus échappé à Mosquita, et la malheureuse fille se désespérait en voyant sa maîtresse captiver l'attention de Montenegro, et partager le plaisir qu'il semblait avoir à passer des heures entières auprès d'elle. La jalousie est la plus pénétrante de toutes les passions. Ce que Sophia ne s'était pas encore avoué, Mosquita l'avait deviné. Aucun mot, aucune plainte n'était échappée de sa bouche; elle souffrait et se taisait. Ses yeux seuls exprimaient à son amant tout ce qu'elle voulait cacher aux personnes parmi lesquelles elle s'était condamnée à vivre, pour jouir de la cruelle satisfaction de suivre, de voir et de surveiller un homme qui ne payait tant d'amour et de constance, que par du mépris et de la haine.
Montenegro ne pouvait plus s'abuser sur le sentiment qu'il inspirait à Sophia, ni sur celui qu'elle avait fait naître dans son propre coeur. Ce n'était pas de l'amour qu'il avait pour elle: c'était quelque chose de moins fougueux, mais de plus tendre et de plus soumis.... Quelque chose de tendre à lui! Avec une âme comme celle qu'il s'était faite, soupirer aux pieds d'une femme! Oh! s'il n'avait éprouvé qu'une folle ardeur pour Sophia, il n'aurait eu qu'un mot à dire, qu'un ordre à donner, pour se débarrasser de son mari, de Mosquita elle-même, et pour triompher en pirate de sa nouvelle conquête.... Mais près de Sophia, il sentait le désir s'éteindre, son impétuosité se calmer et sa volonté s'évanouir. Il ne se reconnaissait plus. Sa force même l'abandonnait, ses habitudes les plus dures s'amollissaient, et c'est à peine s'il retrouve quelquefois assez de colère pour punir des matelots mutins ou paresseux. Ce n'est que lorsqu'il voit l'importune Mosquita épier les mots qu'il adresse à Sophia, qu'il sent s'allumer dans son coeur cette indignation, qui auparavant aurait coûté la vie à qui eût osé le braver à son bord, ou s'opposer à son impérieuse volonté.
En doublant le cap de Bonne-Espérance, la Revanche est assaillie par ces tempêtes qui accueillent ordinairement les navires dans ces parages redoutés. Pendant plusieurs jours la peur retient les passagers prisonniers dans leurs chambres. Montenegro ne quitte pas le pont, et Mosquita seule essaie de se tenir près de lui. Mais il ordonne à ses gens de le délivrer de la présence de cette femme imprudente, et la malheureuse est condamnée à ne pas quitter sa maîtresse. Que ces jours de mauvais temps passés sans voir Sophia, sont pénibles! Mais la bourrasque s'apaise enfin; le calme renaît du sein de l'orage; on se revoit: les yeux fatigués de Sophia expriment la langueur, mais aussi ils peignent le plaisir qu'elle éprouve à retrouver Montenegro, qui de son côté oublie ses fatigues pour recommencer ses entretiens du soir. La politesse du colonel pour le capitaine devient moins froide: elle ressemble un peu même à de l'affectation. Le colonel au reste paraît si bon homme! Il se montre heureux de la bienveillance que son épouse témoigne au capitaine espagnol, tant il est loin de deviner les progrès que le marin a faits dans le coeur de sa femme, et du sentiment que celui-ci a conçu pour celle à qui, lui, mari confiant, il a cru avoir inspiré non pas peut-être de la passion, mais la plus tendre estime.
Près de quatre mois s'écoulent ainsi sur les flots, temps d'ennui pour le colonel, temps de douleur pour Mosquita, mais de bonheur et de douce inquiétude pour Montenegro et Sophia... On va bientôt atteindre le terme du voyage: on va annoncer la terre, et c'est alors seulement que la tendre Sophia, en entrevoyant le jour où il faudra se séparer de Montenegro, ne peut plus s'abuser sur l'état de son coeur. Par quelle fatalité s'est-elle laissé entraîner vers cet homme, qu'elle ne comprend pas, vers cet être mystérieux, dont la vie est une énigme, et dont l'âme paraît recéler des passions si peu faites pour égarer une femme résignée jusque-là avec tant de vertu à ses devoirs d'épouse! Par quelle effrayante bizarrerie éprouve-t-elle pour un inconnu, élevé loin du monde, au milieu des mers, un entraînement que ne lui a jamais inspiré l'époux qui la chérit, l'homme distingué à qui elle s'est unie, à qui elle doit bonheur, rang et fortune! À un père, à un frère, elle pourrait au moins confier le désordre et le trouble de son âme.... Mais son penchant coupable, à qui l'avouer?... À son époux, dont il ferait le désespoir et peut-être le déshonneur?... Non loin de lui paraître redoutable, le terme du voyage viendra l'arracher au danger, à la honte de sa position cruelle. Elle dévorera, loin du triste objet de son criminel penchant, le crime d'avoir aimé un homme à qui elle ne peut plus penser sans remords.... L'immensité des mers, l'éternité du temps les sépareront....
On aperçoit la terre. Les pilotes anglais du Gange viennent aborder la Revanche au large. L'équipage et les passagers sont dans la joie. Montenegro est calme et sévère: Sophia essaie de sourire, et des larmes roulent dans ses yeux. L'aspect de ce pays, si étrange pour elle, lui rappelle trop douloureusement encore la patrie qu'elle a perdue, dit le colonel en parlant de sa femme. Mais la patrie sera pour elle dans les soins que je lui prodiguerai... Époux trop confiant, la patrie pour Sophia était auprès de Montenegro, et bientôt c'est près de toi que ton épouse se croira exilée!
La Revanche remonte les eaux bourbeuses du vaste fleuve, qui, après avoir parcouru six cents lieues, vient jeter ses ondes, révérées des Indous, dans la vaste mer du Bengale. Les gens de l'équipage, dans les intervalles de temps que leur laisse la manoeuvre du navire, regardent avec étonnement les bords opulents de ce Gange, dont l'antique superstition de l'Inde a fait un Dieu. Ils voient pendant le jour rouler le long du bâtiment les cadavres dont les avides albatros se disputent les lambeaux: ils contemplent avec effroi et curiosité ces troupeaux de léopards et ces bandes d'éléphants sauvages traversant à la nage le courant au milieu duquel ils se jouent. La nuit, les matelots cherchent des yeux ces feux errants, qui, sur les bords du rivage, indiquent que les Indous transportent un ami, un parent malade, sur les limites du fleuve sacré, dont l'onde religieuse deviendra pour lui un tombeau ou la source de régénérescence. Ils écoutent les cris glapissants des chacals, qui se disputent les dépouilles des morts, que la fureur de ces chiens indomptés entraîne sur les vases. Les murmures de l'onde, les cris des bêtes féroces, dont l'air troublé retentit, les rugissements affreux qui se prolongent dans les bois, tout dans cette rapide navigation du Gange porte dans l'âme des Européens une émotion que l'habitude seule pourra affaiblir. Mais pendant que l'équipage et les passagers du navire s'abandonnent aux impressions que ces scènes si nouvelles produisent sur eux, Montenegro reste indifférent à ce qui se passe autour de lui: Sophia est immobile et glacée: Mosquita, la tête pressée dans ses deux mains, semble vouloir se cacher l'avenir qu'elle prévoit et qui l'épouvante.
On arrive à Calcutta. Les malles et les effets de la famille anglaise ont été disposés par les ordres du colonel, pour être transportés à terre. Plusieurs personnes, informées de l'arrivée du colonel Fischel et de son épouse, s'empressent de venir à leur rencontre dans des barques élégantes, ornées avec un luxe tout oriental. L'instant de se séparer est venu. Sophia et son époux vont quitter la Revanche. Le colonel s'approche du capitaine: il le remercie d'un ton solennel de tous les égards dont il a été entouré à bord, et puis, en lui serrant la main avec une affectation qui étonne Montenegro, il prononce ces seuls mots: «Nous nous reverrons bientôt, monsieur le capitaine.»
Sophia, surmontant l'émotion qui lui laisse à peine l'usage de la parole, adresse aussi ses adieux à Montenegro. Elle retient ses larmes, mais les efforts qu'elle fait pour cacher sa douleur, oppressent son sein, agitent ses lèvres, et sa main tremblante, que Montenegro ose presser, se retire glacée pour saisir avec force le bras de son époux...
Mosquita les suit. Elle a tout vu, tout pénétré, tout maudit: elle adressera aussi ses adieux à Montenegro, et, pour parodier les mots que le confiant époux de Sophia vient d'adresser au capitaine, elle lui répète, avec une infernale ironie, en le quittant: Tu me reverras bientôt aussi.
Il reste à peine assez de résolution à Montenegro, pour qu'il puisse s'occuper des affaires qui se rattachent à son arrivée dans le port étranger... Oui, je la reverrai, se dit-il, cette femme, qui exerce sur toutes mes idées un empire qui me confond et qui humilie ma fierté!... À quelle folle ardeur elle a livré tous mes sens! Les projets que j'avais formés avant de la voir se sont évanouis depuis que je l'ai connue. Je ne sais plus que faire, que résoudre; et misérable jouet du charme dont elle m'a environné, je ne puis penser qu'à elle, qu'à elle seule, lorsque j'appelais à Londres avec tant d'impatience le moment où je pourrais porter la terreur de mon nom, sur ces rivages où je languis maintenant en enfant!... Quels adieux son mari m'a faits! Aurait-il soupçonné ma ridicule et imprudente passion? Non si le funeste penchant, que je n'ai pas su peut-être cacher assez, a dû l'alarmer, la réserve et la sagesse de son épouse l'auront rassuré sur les suites d'une inclination dont lui-même a sans doute été le premier à mépriser la vanité.... Je veux les revoir cependant: il me serait pénible de rester dans cette anxiété qui me tue, dans cette incertitude qui me révolte....
Le lendemain de son entrée à Calcutta, on remet à Montenegro un billet de la part du colonel Fischel: Ah! je respire, dit-il, en le recevant; c'est sans doute une invitation polie, dictée peut-être par Sophia. Oh! que je reconnais bien là la finesse ordinaire des femmes et le complaisant aveuglement des maris. Il ouvre avec précipitation le billet, et il lit:
«Monsieur le capitaine,
Je hais le scandale, et je sais la subordination qui doit exister à bord d'un bâtiment, où tout est soumis à l'autorité du chef. Pendant la traversée, j'ai supporté la conduite que vous teniez à l'égard de la femme que je n'ose plus appeler mon épouse. Aujourd'hui je viens vous demander satisfaction d'un outrage qui m'a été révélé, et que je n'avais que trop bien deviné. Je vous attends avec des armes, à cinq heures, derrière les magasins de la Compagnie. Si, contre mon attente, vous me refusez la réparation que j'exige de vous, je vous insulterai à chaque rencontre. C'est assez vous dire que je n'admettrai aucune excuse, ni aucune explication.
Le colonel FISCHEL.»
Cette lettre tombe des mains tremblantes de Montenegro. Il en croit à peine ses yeux. Il la relit plusieurs fois... Il n'y a plus à en douter: le colonel a été abusé par un soupçon jaloux, ou égaré par des rapports calomnieux... Mosquita n'échappera pas à la vengeance du pirate, qui, en pensant à elle, retrouve toute la fureur qu'il avait perdue auprès de Sophia. Mais il n'est plus temps de chercher à éclairer le mari de l'infortunée, sur son erreur. Il menace Montenegro de l'insulter chaque fois qu'il le rencontrera, dans le cas où il ne pourrait pas obtenir la satisfaction qu'il réclame... Ai-je donc un front fait pour recevoir des outrages perpétuels! s'écrie en pâtissant de rage, le terrible adversaire que vient de provoquer le colonel. Courons apprendre à cet insolent Anglais ce qu'on gagne à irriter un coeur comme celui qui frémit sous ma main... Le besoin de frapper un ennemi se réveille dans ce coeur où la haine s'était trop long-temps endormie... Marchons au lieu du rendez-vous. Il ne faut pas lui faire trop long-temps attendre le coup fatal qu'il est venu chercher avec tant d'imprudence et d'imbécile orgueil.
Un palanquin transporte Montenegro et un de ses lieutenants, derrière les magasins de la Compagnie. Le colonel Fischel et deux officiers Anglais se trouvaient déjà rendus à l'endroit désigné. Ils remarquent, avec curiosité, le palanquin qui s'avance vers eux. Un jeune homme, vêtu négligemment, y saute lestement à terre, avant que les nègres ne se soient arrêtés. Ce jeune homme, avant d'adresser un mot aux trois Anglais, jette au loin son habit sur le sable, et demande une arme au colonel. Les témoins l'entourent pour régler les conditions du combat. Il les écoute long-temps avec dédain, et se borne ensuite, pour le choix des armes, à faire remarquer, d'un ton ironique, que le colonel porte une épée. A ce geste, le malheureux Fischel s'avance l'épée nue vers Montenegro, qui s'est armé en jetant sur son adversaire un regard de mépris et de pitié. Je jure, s'écrie-t-il, par ceux qui m'entendent, que la femme de ce malheureux fou est innocente, et que ce n'est qu'à regret que je suis réduit à venger l'affront qu'il m'a fait! Le colonel s'indigne de ce propos insultant. Les fers se croisent: la pointe de chaque épée voltige sur le sein de chacun des adversaires; le colonel avance en furieux; Montenegro se défend avec sang-froid et sans chercher à tirer parti de la supériorité de sa force. Les témoins, effrayés, suivent de l'oeil les mouvements rapides des épées, qui s'enlacent et qui se froissent en brillant comme des éclairs. La main du colonel s'élève et réussit à faire glisser son arme sur celle de Montenegro. Le bras de Montenegro, traversé par le fer de son adversaire, se raidit, et la poitrine du colonel vient s'enferrer sur la pointe de l'épée qui lui présente la mort.
Il tombe: sa bouche expirante vomit avec le sang, qui rougit le sable, quelques mots que l'on ne comprend pas. Il expire, et Montenegro s'éloigne sans attendre que son palanquin s'approche pour le prendre. Il court vers la ville, exalté qu'il est par la douleur que lui cause sa blessure, et égaré par le spectacle douloureux qui, malgré son impassibilité ordinaire, a affecté ses regards. En parcourant une des rues de Calcutta, dans le désordre de ses sens et de ses idées, la vue de la tranquille maison de Sophia le frappe. Il monte: les femmes placées dans les appartements veulent l'arrêter, il les repousse, et, tout haletant, tout saignant de la plaie que le fer vient d'ouvrir, il se précipite vers Sophia, qui vole au-devant de lui.
—Ah! grand Dieu! que venez-vous m'apprendre? quel malheur vous est-il arrivé?
—Je viens t'apprendre la mort de ton mari. Je l'ai tué!
—Mon mari! vous! La voix expire sur les lèvres décolorées de la malheureuse épouse.....
Montenegro s'est emparé d'une de ses mains; il s'attache à elle; il implore son pardon, il accuse le ciel; il se traîne sur les pas de Sophia, qui le repousse avec horreur... Oui, s'écrie-t-il, tu me fuis comme un monstre... Mais ce n'est pas moi qui suis le monstre que tu dois punir... Le monstre est ici, tu l'as caché dans ton sein: c'est là, s'il le faut, que j'irai le frapper!... Qu'elle paraisse, l'infâme Mosquita; elle est ici, qu'elle paraisse: je veux la dévorer et éteindre dans son coeur la soif de vengeance qui me brûle!..On entoure Montenegro et Sophia, qui se débat dans ses bras palpitants: l'infortunée parvient enfin à s'échapper des mains de celui qui s'attache à elle, comme un démon à sa proie. Montenegro la poursuit; il renverse une porte qu'elle oppose à sa rage, et, en franchissant le seuil de cette porte, le corps d'une femme roule à ses pieds: c'est Mosquita, qui vient de s'entr'ouvrir le sein avec un poignard, qu'elle jette tout sanglant sur Montenegro... Des mots entrecoupés sortent de la bouche de cette nouvelle victime... Je suis vengée du pirate! s'écrie-t-elle, et ce n'est plus qu'un cadavre que Montenegro presse de ses pieds chancelants!... Effrayé du spectacle de tant d'horreurs, affaibli par le sang qui coule de son bras, il tremble, il se trouble; un nuage s'étend sur sa vue, et une sueur froide coule de son front, sur sa poitrine, sur tous ses membres..... Il tombe sur le corps encore palpitant de Mosquita... Des esclaves l'enlèvent, le transportent sur un lit où, pendant plusieurs jours, il reste enseveli comme dans un tombeau...
La raison lui revint trop tôt hélas! Entouré de quelques Européens que son malheur avait intéressés, il ne se rappelait plus ce qui lui était arrivé... Autour de lui il n'apercevait que des figures inconnues! Un des vieux matelots de son navire le gardait avec calme et respect..... Il lui demande ce qu'on fait à bord... On vous attend, mon capitaine, lui répond le marin... Il y a donc long-temps que je suis malade? reprend Montenegro.—Mais, mon capitaine, depuis quinze, jours la fièvre vous a ôté la connaissance?—Et notre passagère, où est-elle? je ne la vois pas.—Qui? la dame du colonel?—Oui, la dame du colonel!... Et à ces mots le malade commence à se rappeler l'événement funeste après lequel la vie semble s'être séparée de lui... Il regarde son bras; il touche sa blessure: l'appareil est encore sur la plaie: un médecin, avec de douces paroles, s'oppose à ce qu'il lève son bras encore engourdi... Ah! je me rappelle tout à présent, s'écrie-t-il douloureusement: la mort aurait mieux valu que vos soins homicides... C'est vous qui m'avez tué en me rendant à la vie, et c'est votre art qui est homicide, et non pas le désespoir auquel je devais succomber.
Il ne pleurait pas: il ne pouvait pas pleurer; les larmes sont la ressource bienfaisante des âmes tendres: elles ne viennent pas aux coeurs qui ne sont que passionnés, car les passions extrêmes ont aussi leur endurcissement.
Les officiers de la Revanche vinrent voir chaque jour leur capitaine, dès qu'ils apprirent qu'il pouvait leur parler, et leur donner des ordres.
—Dans quelle maison suis-je ici? leur demanda-t-il en les apercevant. On n'a pas encore voulu me le dire.
—Mais, capitaine, dans la maison qu'avait occupée le... nos passagers, à leur arrivée.... Votre état de faiblesse n'a pas permis qu'on vous transportât ailleurs, et nous avons obtenu qu'on vous laissât ici.
—Et de qui avez-vous obtenu cette faveur?
—De personne. Nous avons loué la maison.
—Et les passagers, les personnes qui l'occupaient, où sont-elles allées?
—Nous ne savons. Elles ont pris des appartements ailleurs, à une des extrémités de Calcutta.
Un long soupir, à ces mots, s'exhale péniblement de la poitrine oppressée du malade. Puis il ajoute, après un moment de sombre silence: Messieurs, en partant de Londres, et même en arrivant ici, j'avais des projets que je voulais confier à votre bravoure et surtout à votre discrétion. Mais les événements qui sont survenus, et la douleur qui a affaibli jusqu'à ma volonté, en ont décidé autrement. Je ne suis plus en état d'entreprendre: je ne sais plus que souffrir... Ma convalescence sera longue... Vous retournerez en Europe sans moi: dès que je pourrai vous rejoindre à Londres, vous me verrez... Le chargement du navire est assuré: je me repose sur vous pour tous les soins que je ne puis donner à mes affaires. Votre intelligence suppléera à ma faiblesse.
Après son rétablissement, la sombre mélancolie qu'avait éprouvée le malade sembla redoubler. Ce n'était plus ce jeune homme impétueux, nourrissant avec une apparente satisfaction les funestes desseins vers lesquels une fatalité, qu'il paraissait ignorer, conduisait toutes ses idées. Caché à tous les regards pendant le jour, il ne parcourt que la nuit les quartiers de Calcutta, seul, livré à ses déchirantes réflexions. Souvent il porte, avec un froid délire, ses regards altérés sur la demeure où Sophia a cherché un asile pour sa douleur, et peut-être un refuge contre la passion de son effroyable amant. Durant des heures entières, il s'arrête devant cette maison, où règne le calme du malheur et la solitude du veuvage. Lorsqu'une lumière pâle et mourante projette sa lueur vacillante sur les rideaux de l'appartement où veille Sophia, le coeur de Montenegro se gonfle, ses yeux s'enflamment; des soupirs, long-temps contenus, se pressent dans sa poitrine bouillonnante... Mille vagues idées passent dans sa tête égarée... Mille projets, aussitôt évanouis que conçus, se présentent à son esprit bouleversé... Un soir, à l'heure où tout est encore tranquille dans cette demeure, sur les portes de laquelle sont nonchalamment assis les esclaves et les domestiques, affaissés par le poids du jour brûlant qui s'éteint, Montenegro s'introduit dans le vaste jardin sur lequel donnent les croisées de Sophia. Il pénètre jusque dans l'appartement où la veuve va bientôt venir chercher le repos, qui semble toujours la fuir. De légères persiennes, que le souffle d'un vent tiède et lourd agite à peine près d'un lit que des voiles de deuil entourent, le dérobent aux yeux des jeunes Indiennes qui préparent la couche de leur maîtresse....
Sophia s'avance: sa figure souffrante et amaigrie parait avoir pris la blancheur d'un linceul sous les crêpes qui l'environnent. Sa démarche est lente et maladive. L'infortunée tombe au pied de la couche qu'elle va bientôt occuper, et sa tête s'abaisse sur ses mains jointes... C'est une prière que ses lèvres murmurent, et que des sanglots viennent interrompre.... Elle se relève avec effort; ses yeux mouillés de pleurs se tournent vers le portrait de l'époux à qui elle adresse du fond de l'âme une humble parole, à qui peut-être aussi elle demande un pardon.... Un homme, un fantôme s'offre à ses yeux... C'est Montenegro!...
Un cri d'épouvante part de sa bouche... Ce cri ne sera pas entendu... Sa main, agitée par l'effroi, cherche une porte! Cette porte s'est refermée sur elle..... C'est en présence du meurtrier de son époux, qu'elle se trouve seule, sans défense dans la nuit, dans la solitude.... Elle tombe sans force, sans idée, sur un fauteuil, et Montenegro s'avance vers elle:
—Écoute, Sophia, ce n'est pas la mort que je t'apporte ici.
—Je le sais; c'est le déshonneur.
—Je suis couvert du sang le plus précieux, mais ce sang j'ai été réduit à le répandre pour échapper à l'infamie..... Ma vie! je n'ai pu la perdre....
—Tu as arraché celle de mon époux.
—Pour te posséder, j'aurais commis plus qu'un crime ordinaire. J'étais innocent. Le sort m'a condamné à subir ta haine. Je veux me venger du sort qui me poursuit, et de cette fatalité qui m'entraîne vers toi. Ma vie t'appartient, mais je ne mourrai qu'après avoir mérité d'être maudit par la femme à qui je veux m'immoler.
—Ah! plutôt, je t'en supplie, si quelque pitié peut encore entrer dans ton coeur, frappe, frappe-moi, avant de me déshonorer.
—Non; c'est ton déshonneur qu'il faut à ma rage. Il y a entre toi et moi un abîme que le crime seul peut franchir.... Je m'abandonne à cette destinée infernale qui m'entraîne vers toi...
—Au nom du ciel, qui m'abandonne! au nom des mânes de mon époux, qui planent en ce moment sur moi! oh! je t'en supplie, par la mémoire de ta mère, épargne, épargne encore une infortunée qui te fut chère!...
—Non, non, rien! toi, toi seule et la mort!
Un silence de mort succède à ce funeste et rapide entretien. Plus de mots pour exprimer l'horreur de la victime, plus de mots pour exprimer le délire de son persécuteur. Les souvenirs du tombeau sont oubliés; les voiles de deuil sont profanés, non par l'amour, non par la volupté des désirs, mais par la rage de la passion la plus infernale... Mais cet homme, qui n'avait pu trouver de larmes pour sa douleur, en trouve enfin dans ses yeux dessillés, quand il n'a plus à pleurer que sa frénésie...... Il pleure comme un enfant sur le sein de la victime que sa fureur vient de sacrifier à la fougue de son imagination égarée. Il pleure avec amertume sur cette destinée fatale qui l'a conduit au crime malgré lui, et comme pour le rendre le plus misérable et le plus à plaindre des hommes. Pour venger son honneur outragé, sa main a répandu un sang innocent.... Mais lui, n'était-il pas innocent aussi du crime que l'erreur lui imputait? Il a caché long-temps dans son coeur cette passion funeste qui pouvait faire le malheur de deux époux.... Mais cette passion ne le rendait-elle pas le plus malheureux de tous les êtres? La mort! une mort qu'il n'a pas cherché à donner, a rompu tous les liens qui s'opposaient à ses désirs: le préjugé le condamne à fuir l'objet du seul amour qu'il ait éprouvé dans sa vie: il se soumet à ce préjugé. Il fuit celle à qui il a voué sa triste vie; il se soumet à tout ce qu'une vaine morale qu'il commence à comprendre, lui impose de souffrances: mais le sort, plus fort encore que sa volonté et que sa raison, semble prendre plaisir à le ramener vers les occasions du crime qu'il redoute, qu'il emploie tous ses efforts à éviter.... Il se repaît du déshonneur de la victime que lui offre une implacable destinée, et, après l'avoir immolée, et, après avoir ravi à la femme qu'il adore, à la femme pour qui il donnerait sa vie, tout ce qu'elle a de plus cher, il se sent plus malheureux mille fois, que lorsqu'il se trouvait condamné au supplice de ne pas la posséder.... Oh! qu'il est malheureux, après avoir triomphé si cruellement de la résistance de sa déplorable amante, cet homme qui a répandu tant de sang! Oh! que le remords qui le déchire est venu tard dans ce coeur impétueux, et que les larmes ont été long-temps refusées à ces yeux qui maintenant s'abreuvent de pleurs inutiles...
Le jour vient: il éclaire de ses premiers rayons la honte de l'infortunée Sophia, et l'opprobre de son amant. Réduite à le supplier encore, après lui avoir immolé jusqu'à ses remords, elle lui répète: Fuis, fuis, malheureux! Laisse-moi seule à mon désespoir! Te faut-il encore plus que mon déshonneur! Montenegro trouve à peine assez de force pour s'éloigner de ces lieux où son délire a porté le crime, la profanation et la fureur. Il fuit enfin, mais plus à plaindre peut-être que l'infortunée dont il n'ose implorer le pardon. Il fuit en promettant à sa victime que les adieux qu'il lui adresse sont éternels, et les larmes intarissables de Sophia ont répondu à ses derniers adieux.
Dans ces pays de l'Inde, où les moeurs participent, pour ainsi dire, du relâchement du climat, on excuse toutes les fautes, parce qu'on les oublie bientôt par un effet de l'inconstance des esprits. La mort du colonel Fischel, loin d'avoir détruit la calomnie qu'elle n'avait que trop favorisée, tendit à donner un nouveau degré de probabilité aux coupables liaisons que l'on supposait avoir existé entre Sophia et Montenegro.—Le capitaine reste, dirent les Européens; il a laissé partir son bâtiment, c'est qu'il veut jouir du fruit de sa victoire. En Europe, on aurait condamné sans pitié la prétendue faiblesse de Sophia. A Calcutta on ne l'excusa pas, mais on se l'expliqua: un duel avec un mari trompé n'était qu'une partie dans laquelle le mari avait eu le malheur d'avoir mauvais jeu, et il était assez juste que le gagnant se dédommageât des chances qu'il avait courues. Sophia seule, plus innocente qu'on ne le supposait, s'accusait bien plus que la voix publique ne la blâmait, et se trouvait bien plus malheureuse encore que les soupçons qui planaient sur elle n'avaient été calomnieux. Seuls à souffrir, seuls à pleurer leur malheur dans cette ville immense où ils ne trouvaient que des indifférents ou des curieux, les deux amants, conduits l'un vers l'autre par une fatalité à laquelle ils sentaient ne pouvoir échapper, ou peut-être par le besoin d'apaiser leurs remords en confondant leur douleur, se virent encore. Sans rien se cacher de sa coupable faiblesse, Sophia croit qu'elle a obéi à une destinée irrésistible; car elle éprouvait qu'il y avait dans ce qu'elle se reprochait comme un crime quelque chose de plus fort que toutes ses résolutions et que toute cette vertu, qui, jusqu'à la mort de son époux, avait été la règle de toute sa vie.
«Oui, répétait-elle à Montenegro, je sens comme toi qu'il y a dans l'affreuse destinée qui nous réunit, une influence fatale à laquelle je ne puis échapper. Je t'aime avec tout l'entraînement du crime, et sans aucune des illusions de la passion. Je te crains, et je me livre à toi, comme à un être infernal que je voudrais fuir, et qui triomphe, par un charme invincible, de tous mes efforts et de tous mes remords. Seul entre tous les hommes, tu m'as inspiré un sentiment que j'ai pris pour de l'amour, et qui, trop souvent, a ressemblé à de l'effroi... Ce nom de mère, que j'aurais été si fière de porter avec mon époux, fera bientôt mon désespoir, car c'est toi qui seras le père de cet enfant que je porte si douloureusement dans mon sein.... Je n'ai pu échapper à mon sort; le ciel, qui connaît mon coeur, m'en est témoin. Mais, au moins, aide-moi à échapper à l'opprobre de notre union, ou à cacher ma honte à ce monde qui nous oubliera dès que le spectacle de notre criminel attachement ne fatiguera plus ses yeux. Il est, dans ces contrées, des êtres réprouvés qui s'ensevelissent au milieu des forêts, et qui vouent un culte mystérieux aux dieux impuissants que l'Inde proscrit. Eh bien! imitons ces infortunés. Que notre honte nous exile, comme la superstition exile loin des villes ces castes vouées, innocentes, au mépris de la société. Coupables, nous, notre exil sera plus difficile à supporter. Mais nos remords, nous les cacherons, et ils seront moins poignants quand personne ne viendra insulter à notre repentir. Dans le fond des forêts, nous ne porterons pas notre culte: quels dieux pourrions-nous invoquer! Mais là je crois que je pourrai t'aimer avec moins d'effroi, peut-être, et quoique ignorée dans tes bras, je mourrai avec moins de terreur, en offrant, comme une trop faible expiation, mes dernières souffrances à ce ciel qui ne m'a pas permis de vivre innocente et pure.
—Cesse, oh! cesse! je t'en supplie, au nom de ce ciel que tu implores, de me poursuivre de ces craintes qui ne pèsent que trop déjà sur mon coeur malade, fatigué de tout ce que tu souffres, de tout ce qui te déchire. Enchaîné près de toi, lorsque la vie s'ouvrait encore pleine d'avenir à mes yeux abusés, je sens que j'aurais pu, sans cesse soumis à la vertu, parcourir avec bonheur une carrière peut-être glorieuse. Ta douceur angélique aurait exercé sur moi un charme si puissant, un empire si absolu! Car tu es la première femme pour laquelle j'aie éprouvé ce sentiment qui domine toute la vie, et qui, comme la pins impérieuse des passions, commande à toutes les passions coupables..... Mais c'est lorsqu'il ne m'était plus permis de revenir sur les événements qui ont marqué ma malheureuse existence, que je t'ai connue. C'est lorsqu'il ne m'était plus permis de te posséder qu'en violant tous les devoirs, qu'en étouffant tous les sentiments généreux, que la fatalité m'a entraîné vers toi, que je t'ai vue, que je t'ai aimée... Tu me parles, n'est-ce pas, de cette fatalité qui semble nous pousser l'un vers l'autre pour nous condamner à des regrets éternels. Eh bien, sache qu'il n'est pas un reproche que tu ne te fasses, que je ne me sois mille fois adressé! Je t'aime, que dis-je? je t'idolâtre; jamais le moindre préjugé n'a troublé mon âme, que la passion a pu soumettre, mais qu'une force plus qu'ordinaire a toujours placée au-dessus des terreurs du vulgaire; et cependant, lorsque je cherche dans tes bras ces moments de volupté, pour un seul desquels je donnerais toute ma vie, je frémis des caresses que je recois ou que je te prodigue. Une impression vague et pénible se mêle à cet abandon au sein duquel je voudrais éteindre les derniers instants de mon existence. Qu'y a-t-il donc dans notre amour? N'est-il donc pas des amants plus coupables que nous, avec moins de remords? Seraient-ce les fautes cruelles dont j'ai marqué quelques-unes des années de ma fougueuse carrière, qui me feraient payer si chèrement le malheur de vivre encore? Mais toi, toujours si pure, toujours si vertueuse, qu'aurais-tu fait au ciel, pour éprouver les mêmes tourments que moi? Et cependant tu souffres, comme je souffre, et cependant tu subis les mêmes tortures que celles auxquelles je suis en proie! Oh! que la destinée des êtres faibles et passionnés comme nous, est inconcevable, et que la Providence, s'il existe une Providence, est quelquefois cruelle pour des crimes qu'elle a permis, ou pour l'innocence même qu'elle devrait préserver et protéger!
—Mais quels funestes pressentiments viens-tu m'inspirer encore! Tu me parles de fautes coupables dont tu as semé ton existence! Aurais-je encore quelque chose à redouter, en soulevant le voile dont tu as toujours cherché à couvrir le passé!... Ah! mon ami, s'il est quelque chose qui puisse ajouter aux terreurs qui m'agitent, c'est ce sombre mystère qui reste étendu sur toute ta vie. L'aveu de tous les crimes qu'un homme ait pu commettre serait aussi affreux pour moi, que l'effroyable réserve avec laquelle tu m'as caché jusqu'ici ta naissance, ton pays et tes parents. Peut-être moins impénétrable pour moi, m'aurais-tu inspiré moins de contrainte et de terreur. Mais en recueillant mes souvenirs et en me rappelant la mort de cette femme, à qui nous devons nos malheurs, je me suis senti souvent agitée d'un effroi involontaire... Par pitié, Montenegro, ne me cache plus rien... Et que pourrions-nous avoir à nous cacher encore! Le sort t'a peut-être fait naître dans un rang obscur: ce serait là le moindre de ses torts envers toi et envers nous; car moi-même, riche et élevée dans l'opulence, je n'ai pas reçu le jour au sein du luxe qui m'environnait lorsque tu m'as connue... Hélas! depuis bien long-temps déjà j'ai oublié l'orgueil que je mettais à dissimuler l'humble condition à laquelle j'étais appelée dès mes premières années. Le moment des illusions est passé pour Sophia... Ah! par pitié pour moi, ne laisse plus planer entre nous un mystère qui me fait peur. Parle, parle, au nom du ciel, au nom de notre amour, qui est la seule puissance que je puisse invoquer. Parle, parle! Je meurs d'impatience et d'effroi.
—Tu le veux? C'est le dernier sacrifice que je puisse te faire. Tu vas frémir, me détester, me maudire....
—Ne crains rien: nous sommes seuls dans ces immenses jardins. Les domestiques et les esclaves se sont retirés: ils sommeillent eux! Personne ne peut nous entendre. La nuit est sombre, le silence règne sous ces arbres immobiles qui nous recouvrent. Parle, mais donne-moi ta main; j'aurai moins de peur. J'écoute.
—. Tu as entendu nommer quelquefois, pendant ton séjour à Londres, un pirate, un monstre, dont on racontait, en les exagérant encore, les cruautés inouïes et les crimes?
—Rodriguez, peut-être?
—Oui, Rodriguez.
—Grands dieux! que dis-tu! Était-ce ton père, ton frère, ton capitaine? Je tremble, achève.
—C'est moi!
—Toi! malheureux! Ah! que m'apprends-tu? C'est donc toi qui, conduit par la rage, as sacrifié le vieillard le plus respectable, le plus généreux.
—Un vieillard? Oui, je me rappelle. Oh! son souvenir est trop présent encore à ma pensée, il a pesé trop violemment sur ma vie, pour que je l'oublie. Cette vengeance-là du moins fut juste, légitime.
—Légitime! Et tu l'as assassiné?
—L'infâme Woodbrige! Oui, eût-il eu mille vies à perdre, il n'aurait pu, en tombant coup à coup sous ma main, satisfaire la soif de vengeance qui me dévorait. N'est-ce pas lui qui m'avait arraché ma soeur?
—Ta soeur!...
—Écoute, écoute-moi! Laisse encore ta main dans la mienne.....Écoute, Sophia. Recueillis en mer par quelques pêcheurs, après le naufrage du bâtiment qui nous portait, sur les côtes de Bretagne, ma jeune soeur et moi nous fûmes élevés par la pitié des pauvres gens qui nous avaient arrachés à la mort.... Ma soeur.... Mais ta main se glace!... Sophia! Ciel! qu'as-tu?...
O mon amie!... Elle s'évanouit..... Elle se meurt..... Quelqu'un! quelqu'un! Je suis seul!... A moi! à moi! au secours!... Elle se meurt!...
Des domestiques accourent aux cris qu'ils entendent. Leur maîtresse vient de tomber sans connaissance dans les bras de Montenegro, qui lui-même chancelle. On transporte l'infortunée sur le lit qu'elle a tant de fois inondé de ses larmes. Des médecins sont appelés: ils arrivent, et leurs efforts parviennent, au bout de quelques heures, à rendre à la vie la femme qui gémit de revoir encore le jour et de recouvrer si tôt la raison. Ah! j'avais cru, dit-elle d'une voix qui semble sortir du cercueil, avoir obtenu la seule grâce que j'eusse à demander au ciel!... Montenegro est là, agenouillé près du chevet de Sophia; sa tête repose sur une de ses mains glacées que ses pleurs inondent. Sophia, en tournant ses yeux autour d'elle, aperçoit son amant: elle jette un cri d'épouvante, et sa main mourante se retire avec effort de celle de Montenegro. Le malheureux, désespéré, le coeur brisé, et l'âme en proie au plus affreux délire, retombe en sanglotant au pied de la couche qu'il craint de profaner en la touchant... Sophia, les regards attachés sur lui, paraît le plaindre encore, et ses larmes, qui la suffoquent, coulent en abondance de ses yeux presque éteints... Approche, approche, lui dit-elle,... le moment de te pardonner est arrivé... Demain il ne sera plus temps peut-être... Mais ne me touche pas... tes caresses me... me brûleraient. Il y a de l'enfer même jusque dans nos regards... Montenegro, je veux rester seule un moment avec l'homme qui reçut les dernières volontés de mon époux, un jour avant sa mort... Qu'on appelle vite cet homme qui consacre, comme une loi, les derniers voeux des mourants... Tu me reverras après... A lui mes dernières volontés, à toi mon dernier soupir...
—Sophia, ma Sophia, de grâce, au nom du ciel, éloigne ces funestes idées... Pense à notre enfant, lui n'est pas coupable; il doit vivre, vivre avec toi!
—Non, le ciel n'est pas si cruel, il doit mourir, mourir avec moi, mourir avant d'avoir reçu le jour qu'il souillerait... Je suis donc bien criminelle, puisqu'on me refuse d'écouter mes dernières volontés!
Les médecins entraînent Montenegro, anéanti, loin de l'appartement de la mourante. Le notaire arrive: il s'enferme avec elle et deux autres personnes pour recueillir les voeux de l'infortunée... Montenegro, que l'on retient avec peine, s'élance, dès qu'il le voit sortir, dans l'appartement de Sophia. Ses mains suppliantes s'étendent vers elle, comme vers l'image sacrée d'une divinité que l'on implore...
—Viens, lui dit-elle en le voyant, viens, je me sens plus tranquille; viens, mais de grâce, c'est une mourante qui t'en supplie, n'approche pas ta main de la mienne,... tu me ferais trop de mal!
—Voilà donc, Sophia, l'effet de ces aveux horribles qu'hier encore tu me demandais avec tant d'ardeur, malgré mes justes appréhensions. Tu le voulais, j'ai obéi, et maintenant tu me regardes comme un monstre, ma présence semble infecter l'air que tu respires, et ton coeur, si tendre, si compatissant, me maudit au milieu même des souffrances qui absorbent toute la sensibilité de ton âme angélique.
—Peut-on maudire quand on va mourir?... Va, Montenegro, mon ami, mon... ah! je ne te hais pas. Le sort a été plus coupable que toi... Une puissance plus forte, plus criminelle que nous encore, a tout fait... Mais je n'ai plus que peu d'instants à passer près de toi... Ecoute:
Mes dernières volontés viennent d'être tracées... Tu les respecteras, toi, toi dont le coeur gardera seul le souvenir que je vais laisser sur cette terre de deuil et de malheur... Oui, ma mémoire te sera chère... et tu ne l'oublieras jamais... Tu m'as dit hier...
—Que viens-tu me rappeler... Non, je ne t'ai rien dit...
—Tu m'as dit hier, oh! je m'en souviens bien, que, recueilli mourant sur les flots par de pauvres pêcheurs, tu fus élevé avec ta soeur par la pitié de ces bonnes gens... C'est parmi eux, c'est aux lieux où ton enfance s'écoula dans l'innocence et le bonheur, qu'il faut que tu ailles vivre... après moi..., qu'il faut que tu ailles oublier ou du moins expier les fautes que tu pourrais te reprocher... Tu m'as parlé, je crois, de l'île où tu as été élevé... Attends... je sais... j'ai su son nom... Tiens, vois-tu ces papiers déposés sur le pied de mon lit... Ils sont cachetés... Prends-les... Je le veux....
—Oh! par pitié, cesse, Sophia... Ta voix affaiblie épuise ton sein que tes efforts accablent... Cesse, cesse, par pitié de mes larmes..
—Et qu'importe une minute de plus ou de moins.... Je n'ai que trop vécu.... Prends ces papiers.. J'ai le droit d'ordonner aujourd'hui...
—Les voilà.
—Ils renferment mes derniers voeux, la dernière espérance que je vais porter dans la tombe... Tu me promets, n'est-ce pas? de retourner, après ma mort, au milieu de tes parents adoptifs?...
—Qu'exiges-tu? la douleur t'égare! Pourquoi me parler sans cesse de ta mort?....
—C'est que je sens là qu'elle s'avance..... Me promets-tu.... me promets-tu... de n'ouvrir... de n'ouvrir ces papiers... ma dernière volonté.... qu'au milieu des pêcheurs?... Je meurs si tu ne parles....
—Oui, je promets, je jure à genoux...
—Tu le jures... à genoux... O mon ami!... mon.... Le ciel t'a entendu!..... que le ciel nous pardonne!.... Ah!...
A ce cri échappé avec le râle de la mort, Montenegro se lève avec effroi: ses yeux épouvantés se fixent sur ceux de Sophia, que le trépas a déjà éteints. Ses bras s'enlacent sur ce corps qui s'est convulsivement raidi.... Sa bouche cherche avec avidité la bouche décolorée de son amante—Cette bouche pâle, béante, se referme sous ses lèvres avec un horrible claquement de dents.... Le malheureux tombe inanimé auprès du corps glacé.
Au bruit de sa chute, les domestiques, restés dans l'appartement voisin, accourent effrayés:
Ce fut seulement quelques jours après qu'un peu de terre eut recouvert le corps de Sophia, que son amant retrouva des larmes pour la pleurer. Une fièvre dévorante, en lui ravissant l'usage de ses sens, lui avait au moins épargné le spectacle de ces funérailles qui renouvellent tant de fois la douleur que laisse la mort à ceux qui gémissent. Quelques-uns de ces hommes qui n'aiment personne, mais qui, par curiosité, s'intéressent aux infortunes qu'on leur signale comme extraordinaires, avaient entouré Sophia et Montenegro de ces attentions banales, qu'on accorde assez volontiers aux étrangers malheureux, dans les colonies surtout. Une fois le dénouement du drame connu, les curieux s'éloignèrent. Ils n'avaient plus rien de pathétique à voir, rien qu'un homme absorbé dans sa douleur, ou ne sortant de ses rêveries sombres que par la folie; triste spectacle, ennuyeuse monotonie, même pour les plus avides d'émotions. Pour s'ôter de dessous les yeux un objet importun, les personnes qui daignèrent encore, par un reste de convenance, s'occuper de Montenegro, l'engagèrent, pour lui-même et pour remplir les dernières volontés de la femme qu'il pleurait sans cesse, à quitter les lieux où sa douleur ne rencontrait que trop d'aliment. C'est en Europe qu'il devait aller chercher des consolations au sein de sa famille et de ses amis. En restant plus long-temps à Calcutta, l'action d'un climat qui tue les plus fortes constitutions, finirait par le conduire au tombeau avant qu'il ne pût remplir les devoirs que ses serments avaient dû lui rendre sacrés. Le reste d'existence qu'il traînait si péniblement ne pouvait être mieux employé qu'à satisfaire l'engagement solennel qu'il avait pris aux pieds de sa maîtresse expirante. Les distractions auxquelles on est forcé de se livrer pendant le cours d'un long voyage, triompheraient, plus que toute la force de sa raison, de la mélancolie profonde qui le consumait trop visiblement. Il fallait partir enfin par raison, par vertu, par honneur.... Montenegro consentit à quitter Calcutta.... Un navire anglais fut choisi.... Mais à bord de navire, il ne devait pas voyager seul avec sa douleur, ses regrets et ses remords. Le cercueil de Sophia, déposé dans la chambre qui lui est destiné, l'accompagnera dans son voyage. Cette idée si amère le console: c'est près de cette dépouille si précieuse, arrachée à une terre inhospitalière, qu'il reposera plus tranquille au bruit des flots, au mugissement de la tempête..... C'est près des cendres refroidies de sa maîtresse qu'il pourra adresser sa prière de tous les jours à ce ciel, à ce Dieu, qu'il commence à comprendre depuis qu'il souffre.....
Seul, il appellerait peut-être le naufrage qui menacerait sa vie, mais avec les restes de Sophia, il craindra les tempêtes, il redoutera le naufrage, comme s'il avait encore quelque chose à perdre.... Et puis quand la mort viendra pour lui, c'est encore auprès du cercueil de sa maîtresse, que son corps dormira plus paisible dans l'éternité, protégé peut-être par ces cendres chéries sur lesquelles le pardon du ciel a déjà dû descendre!...
Le navire s'éloigne du port: c'est un tombeau qu'il porte sur les flots religieux de ce Gange où Sophia, quelques mois auparavant, voyait avec tant d'indifférence les Indiens offrir à leur divinité un tribut de souffrance et de larmes... La mer, la vaste mer bat bientôt ses flancs rapides, et les vents conduisent le sépulcre à travers les flots et les orages. Les éléments seront en aide au navire, car un culte est voué à ce sépulcre. Montenegro prie toute la nuit au pied du cercueil: c'est l'âme de Sophia qui semble habiter la chambre de l'infortuné, et qui parait animer le bâtiment où ses restes ont été déposés... Quel recueillement elle inspire à son amant! Quelle douce mélancolie a succédé aux sombres accès de son désespoir, maintenant qu'il est seul avec ses souvenirs et un tombeau!... Oh! depuis la mort de celle qu'il a perdue, ce n'est que maintenant qu'il a vécu et qu'il s'est senti vivre!... Le moment le plus cruel pour lui, sera celui où il découvrira la terre. Mais sur cette terre qui vit son enfance, il peut faire reposer les cendres de son amie... Mais si le soin sacré de lui faire expier les cruautés de sa vie, lui rendait jamais sa soeur, sa soeur bien aimée, qu'avec transport il lui dirait: Tiens, viens, toi qui fus toujours innocente, viens prier pour moi et Sophia, là, sur ce tombeau qui cache celle qui, plus que toi, encore, me fut chère, trop chère!...
Les mois d'ennui d'une longue traversée se succèdent pour l'équipage du navire, avec ces alternatives de calme, de tempêtes, d'orages et de fatigues, accidents trop ordinaires dans la vie monotone du marin. Mais le temps n'a plus rien de trop pénible pour le coeur de Montenegro. Il souffre encore, mais non plus sans consolation, si c'est sans espérance. Il ne demande plus rien à l'avenir, car il n'a plus rien à espérer. Un devoir seul lui reste à remplir; Sophia lui a confié l'exécution de ses dernières volontés; ces volontés suprêmes sont contenues dans les papiers qu'avec un soin religieux son amant a placés sur son cercueil. Le vieux prêtre d'Ouessant, s'il vit encore, sera l'interprète de la pensée de Sophia expirante... Mais quelle a pu être la dernière pensée que Sophia a confiée au notaire de Calcutta... Tu m'as dit hier, répéta-t-elle, une minute avant d'expirer, Tu m'as dit hier que, recueilli mourant sur les flots, par de pauvres pécheurs, tu fus élevé avec ta soeur par la pitié de ces bonnes gens!... C'est parmi eux qu'il faut que tu ailles vivre, après moi... Oh! c'est sans doute une pensée d'ange, la dernière volonté d'une céleste créature, qui vit comme un bienfait de la divinité, dans ces papiers auxquels j'ai consacré un culte!... Que la terre paraît lente à se montrer!... Qu'avec impatience j'attends le moment où mon pied pourra franchir ces bords, sur lesquels Sophia va reposer en m'attendant! Des lois, que j'ai bravées il y a déjà long-temps, m'interdisent encore la terre de France; mais qu'ai-je à redouter quand j'ai tout perdu, et que je n'ai plus rien à espérer? Le déshonneur! est-il donc encore de l'honneur à mes yeux? La mort! mais ai-je autre chose à désirer... Oh! la mort cependant, sans l'assurance de dormir près du cercueil de Sophia, me serait bien amère... Mais pourra-t-on me refuser une place à mon gré dans la tombe! Les haines humaines seraient-elles assez lâches pour ne pas s'éteindre sur un cadavre!
Du haut des mâts du navire, on cria Terre, enfin. A ce mot, à ce signal si connu de Montenegro, son coeur, tranquillisé pour ainsi dire par la coutume du malheur, battit plus fort qu'il n'avait encore fait depuis long-temps. Moi qui croyais, dit-il, n'avoir plus d'émotion à redouter pour cette âme que je supposais fermée à tous sentiments nouveaux!... Palpiter encore de crainte ou d'espoir, comme aux jours où je vivais près de Sophia!... Quel pressentiment m'agite et me trouble! descendons encore une fois près de son cercueil, là je me sentirai plus tranquille, mieux protégé contre les coups du sort que je commence à redouter encore aujourd'hui.
Un bateau-pilote des Scylly vient d'aborder le navire, qui déjà se trouve arrivé en Manche.
Le capitaine annonce cette nouvelle à Montenegro, encore plongé dans ses méditations ordinaires.
Un bateau-pilote! s'écrie-t-il comme en sortant d'un rêve que des fantômes auraient agité. Où sommes nous donc?
—A cinq à six lieues des îles Scylly, et à vingt-cinq ou vingt-six lieues d'Ouessant.
—D'Ouessant! Mais en êtes-vous bien sûr, capitaine?
—Parbleu! si j'en suis sûr! Mon point se trouve parfaitement d'accord avec les renseignements que viennent de me donner les pilotes... Voyez plutôt la carte.
—En ce cas, je n'ai pas un instant à perdre. Demandez, je en vous prie, je vous en supplie en grâce, à ces pilotes, s'ils veulent me transporter à Ouessant. Les vents sont Nord, n'est-ce pas?
—Oui; Nord tirant un peu vers le Nord-Nord-Est; mais à la bordée, on peut dans quelques heures toucher Ouessant.
—Eh bien! à quelque prix que ce soit, il faut que le bateau-pilote m'y conduise. Offrez aux pilotes tout ce qu'ils voudront, et dans un quart d'heure je pars, je vous quitte.
—Mais il vous faudra au moins le temps de vous préparer, d'arranger et d'embarquer vos malles et vos effets.
—Songez seulement à embarquer ce cercueil!.. Vous le savez depuis long-temps, c'est là mon seul bagage; mon unique compagnon de voyage!...
—Excellent et malheureux jeune homme!
Le capitaine fait un prix avec les pilotes; ceux-ci disposent leur bateau à recevoir le bagage du passager. Les matelots du navire, le chapeau bas, la bouche muette, pénètrent avec recueillement dans la chambre de Montenegro. Ils montent les escaliers de la chambre avec lenteur, et portent sur leurs larges épaules le cercueil que Montenegro suit avec sollicitude, et en palpitant de peur qu'un faux pas de la part de ceux qui le transportent, ne l'expose à se briser sur le pont ou à tomber à la mer. Les pilotes, rangés silencieusement dans leur bateau, reçoivent avec respect le fardeau précieux... Montenegro, les larmes aux yeux, le coeur gonflé, tend la main au capitaine. Le brave homme, attendri, s'élance, et presse sur son coeur ému son pauvre passager, son malheureux collègue, comme il l'appelle; car il sait que Montenegro a été marin comme lui... Tout l'équipage, attristé par cette scène de deuil, ne prononce pas un mot; quelques sanglots étouffés viennent seuls interrompre le silence de ce moment de recueillement, et la barque, couverte des bénédictions de tous les marins, déborde du navire, s'éloigne et se perd bientôt à l'horizon, comme une de ces ombres fantastiques que l'on voit errer sous la voûte du ciel, dans les jours où les nuages se jouent avec les flots lointains.
Il était nuit depuis quelques heures, quand les pilotes aperçurent le feu solitaire d'Ouessant, spectre imposant, sortant du sein des vagues pour braver les tempêtes et guider vers le port les infortunés marins poursuivis par la fureur des vents. A cette vue, Montenegro se sentit presque défaillir. Tous les souvenirs de son enfance étaient venus se grouper autour de ce phare immobile, témoin des jeux, des peines et des espérances de ses premières années. Ses yeux, voilés long-temps par la douleur, se raniment à l'aspect des lieux où il va retrouver l'innocence et la candeur des moeurs dans lesquelles il fut élevé... Il va presser dans ses bras le bon Tanguy, la femme simple et affectueuse qui fut sa nourrice, sa mère. Des larmes douces et pures vont inonder ses joues flétries par le malheur, minées par le remords,... et ce remords empoisonnera ce moment d'ivresse, et le malheur le poursuivra jusque dans les embrassements de la seule famille qu'il ait eue...
La barque aborde à Ouessant. Tout est calme dans l'île, tout repose à cette heure de la nuit. Un pêcheur seul s'approche des voyageurs. Montenegro lui parle de Tanguy; le pêcheur lui propose d'aller réveiller le maître pilote. Mais Tanguy est devenu aveugle; il ne pourra venir à la rencontre de celui qui le demande. Jean-Marie est mort; Soisic et Jeannette vivent encore...
—C'est Tanguy que je veux voir, dit Montenegro.
—A l'heure même, monsieur? lui demanda le pêcheur.
—A l'heure même. Dis-lui que c'est son fils, Cavet, qui arrive chez lui.
—Cavet! Quoi ce serait!... Cela suffit, mon bon monsieur; suivez-moi; je vais vous conduire chez maître Tanguy.
Montenegro et les pilotes suivent leur guide, mais lentement; car ils portent avec eux le cercueil. Aux cris du pêcheur qui l'appelle, Tanguy, sa femme et ses enfants se lèvent. Des lumières paraissent. Tanguy a reconnu la voix de son fils, et Soisic, dans ses traits altérés par l'âge et le malheur, cherche à reconnaître son nourrison. Toute la famille l'entoure, le presse; des larmes d'attendrissement coulent de tous les yeux, et, à la vue du cercueil, une scène de consternation succède à ce court moment d'ivresse. Tanguy, privé de la vue, n'éprouve que la joie de retrouver celui qui devait faire la joie de ses vieux jours. Le bon Dieu, s'écrie-t-il, a exaucé une partie de mes voeux: il m'a ôté l'usage de mes pauvres yeux, mais il me rend mon fils... Mais qu'avez-vous donc, vous autres? Je ne vous entends plus, et vous pleurez;... et toi aussi, tu pleures, mon pauvre Cavet... Va, ne me plains pas trop: avec toi, je serai moins malheureux que tu ne penses... Que de temps il y a que je ne t'ai vu, mon pauvre ami! Et quand tu reviens parmi nous, les yeux n'y sont plus. Embrasse-nous donc, embrasse-nous encore une fois tous... Mais d'où viens-tu? qu'as-tu fait? Depuis un siècle on n'a pas entendu parler de toi.
Le reste de la nuit se passa dans ces alternatives d'épanchement d'une part et de contrainte de l'autre. On parla du cercueil apporté sur les pas de Cavet dans la maison de Tanguy. «C'est la cendre de ma femme, de la femme qui m'a été la plus chère, que je ramène de bien loin avec moi au milieu de vous... À ses derniers moments, vous l'avez occupée, mes bons amis: elle savait tout ce que vous avez fait pour moi, et ce paquet que je porte sur mon coeur contient les dispositions qu'elle a faites avant d'expirer, pour assurer votre bonheur et soulager votre vieillesse.
—Est-il possible! quoi s'occuper de nous, misérables pêcheurs?... Mais dis donc, Cavet, sais-tu bien que nous n'avons besoin de rien, et que ta soeur, avant de faire un long voyage, nous a fait parvenir beaucoup d'argent?
—Quoi, ma soeur! l'auriez-vous vue? Auriez-vous, depuis notre séparation, reçu quelques indices sur son sort?
—Hélas, non, la pauvre enfant! Tout ce que nous avons su d'elle, ce sont ses bienfaits pour nous. Une lettre à peu près comme la première que tu nous lus, et de l'argent, voilà tout.
—Mais encore, dans cette dernière lettre, que disait-elle?
—Qu'elle était mariée, qu'elle était riche, bien riche, et qu'elle allait faire un long voyage. Ah! elle parlait aussi de toi, et nous avons gardé une grosse somme qu'elle t'envoyait....
—Voici le jour, mon père; je suis venu ici pour remplir un devoir sacré. Le curé, m'avez-vous dit, existe encore. Il faut qu'il vienne. C'est lui que la femme angélique que je pleure, a chargé de vous faire connaître les dernières volontés exprimées dans ce testament... Ma mère, ma bonne Soisic, invitez, s'il vous plaît, le respectable curé à se rendre ici, au milieu de nous, en famille. Jeannette, la nourrice de ma soeur, est là avec ses enfants.... Le curé nous lira le testament, et j'aurai rempli le seul devoir dont je tienne encore à m'acquitter...
Un moment de recueillement suivit ces paroles de Cavet. Tanguy, Jeannette et leurs enfants, agenouillés près de la bière de Sophia, se mirent à prier, et bientôt Soisic arrive avec le ministre des autels. Après avoir embrassé avec attendrissement Cavet, dont il se rappelait à peine les traits, le vieillard jeta un regard, de compassion sur le cercueil, qu'il bénit d'un air pénétré; puis, se tournant vers Cavet, il lui dit:
—Mon fils, je connais le motif pour lequel vous avez réclamé mon ministère. C'est un devoir bien pieux que vous avez rempli. Le ciel vous en récompensera. Ma voix, cassée par l'âge, va vous faire entendre la dernière volonté d'un être qui n'est plus, et bientôt cette voix s'éteindra elle-même aussi dans la nuit de la mort. L'ecclésiastique prend des mains de Cavet, le testament que celui-ci lui présente avec respect. Après avoir fait le signe de la croix, il l'ouvre, il va lire; chacun écoute, prosterné, comme si le ministre des autels allait prier ou parler au nom de la Divinité. Le prêtre dit, avec une émotion solennelle: «Je meurs loin de vous, bien loin de vous qui fûtes mes parents et ma seule famille... Mes bons, mes respectables amis, priez pour moi, quand je ne serai plus, priez pour votre fille, qui meurt bien malheureuse...
Vous avez occupé sa dernière pensée, et ma seule consolation, au moment de paraître devant Dieu, est de pouvoir vous rendre riches, en m'acquittant de ce que vous avez fait pour moi et mon frère...»
—Grands dieux, qu'entends-je? que dites-vous, mon père? cette lettre!...
—Cette lettre est donc de ta soeur Jeannette, de ta pauvre soeur?... C'est donc son cercueil que tu as ramené avec toi? La voilà, là près de nous, et tu ne nous le disais pas, malheureux enfant!
—Mais non, non, il n'est pas possible! Cette lettre que je viens d'entendre n'est pas, ne peut pas être... de... Ma tête s'égare... Mon père, lisez, lisez encore, voyez la signature...
Le curé lit: Mon fils, cette lettre, qu'une main mourante a sans doute signée, porte en caractères tremblants, le nom de...
—Le nom de... Achevez, achevez, je n'ai plus de sang dans les veines, achevez...
—Le nom de votre soeur... JEANNETTE!...
—Quoi, il serait possible!... Ah! je comprends enfin maintenant ce funeste secret, cet affreux mystère de l'enfer... Malédiction sur moi! anathème sur ma vie, sur mon front, sur le sang qui brûle dans mon coeur, qui coule, avec le remords éternel, dans toutes mes artères... Ma soeur, elle ma soeur?.. Montrez-moi ce nom, ce nom qui doit être écrit en caractères de sang et de feu!... Jeannette, oui, Jeannette! Je me meurs, je brûle, je me sens glacer...Au secours! au secours!...
—Sa tête se perd, sa raison s'égare! Ah! monsieur le curé, j'entends qu'il se déchire la poitrine! Cavet, mon fils, calme ce désespoir! Oh! que je suis malheureux de n'avoir plus mes yeux! Soisic, ma femme, mes enfants; empêchez-le de crier ainsi, d'attenter à ses jours!...
—Non, non, ne craignez plus rien, mon père, mes amis! laissez-moi respirer en liberté... Je me sens plus calme... Voilà le cercueil de ma soeur, de Jeannette! Oui, c'est bien elle qui dort là, qui repose du sommeil d'un ange! Et moi, malheureux, misérable, criminel, oh! oui, bien criminel, je souffre sans espoir, je gémis sans consolation... Une éternité de douleurs et de remords!... Par pitié, laissez-moi... Je suis tranquille... Ah! si j'avais une arme sous ma main, qu'avec joie, qu'avec plaisir, je déchirerais ces entrailles qui me brûlent, ce coeur qui me tourmente! Ah! grands Dieux, pas une larme dans mes yeux, pas une seule larme!... J'étouffe, je succombe!
C'est au sein de ces tortures, c'est au milieu des pauvres pêcheurs qui le retiennent dans leurs bras, que l'infortuné Cavet achève de perdre sa raison, déjà altérée par son long désespoir. Ses parents, ses amis, attendris, pleurent autour de lui, sans pouvoir deviner le fatal motif de son égarement! Quel spectacle pour ces bonnes gens, qui, en accueillant leur ami après plusieurs années de séparation, ne le retrouvent que pour voir sa raison s'éteindre sur le cercueil de sa soeur! Quel funèbre mystère dans cet événement que les mots échappés au délire de Cavet n'expliquent à personne! Une bière, un testament, un homme fou! Tels sont les seuls indices de ce mystère épouvantable...
Et le malheureux Cavet, que va-t-il devenir? Il court, il échappe à ses amis, qui s'opposent à la funeste résolution qu'il a paru méditer... On croit qu'il va attenter à ses jours, et terminer, par un suicide, l'existence qu'il maudit! Non! il ne se désespère plus; il rit au contraire, mais d'un rire infernal. Sa bouche murmure encore des mots étouffés, sans suite, mais il ne lance plus vers le ciel de menaces furieuses... Le jour, assis sur le bord du rivage, il porte ses yeux égarés sur la vaste mer qui mugit à son oreille, et qui vient expirer à ses pieds... Quelquefois il nomme ses amis, son père Tanguy, sa mère Soisic, et puis la nuit, quand les vents amènent la tempête, il erre sur les rochers, et là il crie: Jeannette! Jeannette! ma soeur! ma soeur! et sa voix plaintive, mêlée au bruit des flots et de l'orage, se prolonge répétée par l'écho sépulcral des cavernes.
Les habitants d'Ouessant qui le rencontrent pâle, amaigri, déguenillé, le regardent avec compassion, et lui les fuit avec effroi. En passant à ses côtés, ils font le signe de la croix, et lui, répond à leurs marques de sensibilité et de respect, en leur montrant la mer et en courant se cacher, comme un des monstres du rivage, dans les grottes profondes où la mer et les vents viennent s'engouffrer.
Le malheureux! plaignez-le bien, car il existe peut-être encore sur cette petite île, où les flots hospitaliers jetèrent son berceau dans une barque de pilote!
FIN.
TABLE DES CHAPITRES.
I.—Trouvaille en mer.
II.—Le Baptême par précaution.
III.—Ouessant.
IV.—Voyage à Brest.
V.—Première Prise.
VI.—Course, Capture, Baraterie du Patron, avant-goût de Piraterie.
VII.—Le Renégat.
VIII.—Appareillage pour courir Bon-Bord.
IX.—Course, Combats.
X.—Crainte. Dégoût, Trame homicide, Fuite, Rencontre.
XI.—Londres, Reconnaissance, Contrariété, Passagers, Préparatifs de Départ. Départ.
XII.—Amour, Jalousie, Duel. Délire, Remords, Désespoir, Retour à Ouessant.