Les plaisirs et les jours
The Project Gutenberg eBook of Les plaisirs et les jours
Title: Les plaisirs et les jours
Author: Marcel Proust
Illustrator: Madeleine-Jeanne Coll Lemaire
Release date: January 14, 2019 [eBook #58698]
Most recently updated: September 3, 2021
Language: French
Credits: Laura Natal Rodriguez & Marc D’Hooghe
MARCEL PROUST
LES PLAISIRS ET LES JOURS
Illustrations de Madeleine Lemaire
Préface d'Anatole France
Et quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
3, RUE AUBER, 3
1896
Pourquoi m'a-t-il demandé d'offrir son livre aux esprits curieux? Et pourquoi lui ai-je promis de prendre ce soin fort agréable, mais bien inutile? Son livre est comme un jeune visage plein de charme rare et de grâce fine. Il se recommande tout seul, parle de lui-même et s'offre malgré lui.
Sans doute il est jeune. Il est jeune de la jeunesse de l'auteur. Mais il est vieux de la vieillesse du monde. C'est le printemps des feuilles sur les rameaux antiques, dans la forêt séculaire. On dirait que les pousses nouvelles sont attristées du passé profond des bois et portent le deuil de tant de printemps morts.
Le grave Hésiode a dit aux chevriers de l'Hélicon les Travaux et les Jours. Il est plus mélancolique de dire à nos mondains et à nos mondaines les Plaisirs et les Jours, si, comme le prétend cet homme d'État anglais, la vie serait supportable sans les plaisirs. Aussi le livre de notre jeune ami a-t-il des sourires lassés, des attitudes de fatigue qui ne sont ni sans beauté, ni sans noblesse.
Sa tristesse même, on la trouvera plaisante et bien variée, conduite comme elle est et soutenue par un merveilleux esprit d'observation, par une intelligence souple, pénétrante et vraiment subtile. Ce calendrier des Plaisirs et des Jours marque et les heures de la nature par d'harmonieux tableaux du ciel, de la mer, des bois, et les heures humaines par des portraits fidèles et des peintures de genre, d'un fini merveilleux.
Marcel Proust se plaît également à décrire la splendeur désolée du soleil couchant et les vanités agitées d'une âme snob. Il excelle à conter les douleurs élégantes, les souffrances artificielles, qui égalent pour le moins en cruauté celles que la nature nous accorde avec une prodigalité maternelle. J'avoue que ces souffrances inventées, ces douleurs trouvées par génie humain, ces douleurs d'art me semblent infiniment intéressantes et précieuses, et je sais gré à Marcel Proust d'en avoir étudié et décrit quelques exemplaires choisis.
Il nous attire, il nous retient dans une atmosphère de serre chaude, parmi des orchidées savantes qui ne nourrissent pas en terre leur étrange et maladive beauté. Soudain, dans l'air lourd et délicieux, passe une flèche lumineuse, un éclair qui, comme le rayon du docteur allemand, traverse les corps. D'un trait le poète a pénétré la pensée secrète, le désir inavoué.
C'est sa manière et son art. Il y montre une sûreté qui surprend en un si jeune archer. Il n'est pas du tout innocent. Mais il est si sincère et si vrai qu'il en devient naïf et plaît ainsi. Il y a en lui du Bernardin de Saint-Pierre dépravé et du Pétrone ingénu.
Heureux livre que le sien! Il ira par la ville tout orné, tout parfumé des fleurs dont Madeleine Lemaire l'a jonché de cette main divine qui répand les roses avec leur rosée.
ANATOLE FRANCE.
Paris, le 21 avril 1896.
À MON AMI WILLIE HEATH
Mort à Paris le 3 octobre 1893
«Du sein de Dieu où tu reposes... révèle-moi ces vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre et la font presque aimer.»
Les anciens Grecs apportaient à leurs morts des gâteaux, du lait et du vin. Séduits par une illusion plus raffinée, sinon plus sage, nous leur offrons des fleurs et des livres. Si je vous donne celui-ci, c'est d'abord parce que c'est un livre d'images. Malgré les «légendes», il sera, sinon lu, au moins regardé par tous les admirateurs de la grande artiste qui m'a fait avec simplicité ce cadeau magnifique, celle dont on pourrait dire, selon le mot de Dumas, «que c'est elle qui a créé le plus de roses après Dieu». M. Hubert de Montesquiou aussi la célébrée, dans des vers inédits encore, avec cette ingénieuse gravité, cette éloquence sentencieuse et subtile, cet ordre rigoureux qui par fois chez lui rappellent le xviie siècle. Il lui dit, en parlant des fleurs:
«Poser pour vos pinceaux les engage à fleurir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous êtes leur Vigée et vous êtes ta Flore
Qui les immortalise, où l'autre fait mourir!»
Ses admirateurs sont une élite, et ils sont une foule. J'ai voulu qu'ils voient à la première page le nom de celui qu'ils n'ont, pas eu le temps de connaître et qu'ils auraient admiré. Moi-même, cher ami, je vous ai connu bien peu de temps. C'est au Bois que je vous retrouvais souvent le matin, m'ayant aperçu et m'attendant sous les arbres, debout, mais reposé, semblable à un de ces seigneurs qu'a peints Van Dyck, et dont vous aviez l'élégance pensive. Leur élégance, en effet, comme la vôtre, réside moins dans les vêtements que dans le corps, et leur corps lui-même semble l'avoir reçue et continuer sans cesse à la recevoir de leur âme: c'est une élégance morale. Tout d'ailleurs contribuait à accentuer cette mélancolique ressemblance, jusqu'à ce fond de feuillages à l'ombre desquels Van Dyck a souvent arrêté la promenade d'un roi; comme tant d'entre ceux qui furent ses modèles, vous deviez bientôt mourir, et dans vos yeux comme dans les leurs, on voyait alterner les ombres du pressentiment et la douce lumière de la résignation. Mais si la grâce de votre fierté appartenait de droit à l'art et un Van Dyck, vous releviez plutôt du Vinci par la mystérieuse intensité de votre vie spirituelle. Souvent le doigt levé, les yeux impénétrables et souriants en face de l'énigme que vous taisiez, vous m'êtes apparu comme le saint Jean-Baptiste de Léonard. Nous formions alors le rêve, presque le projet, de vivre de plus en plus l'un avec l'autre, dans un cercle de femmes et d'hommes magnanimes et choisis, assez loin de la bêtise, du vice et de la méchanceté pour nous sentir à l'abri de leurs flèches vulgaires.
Votre vie, telle que vous la vouliez, serait une de ces œuvres à qui il faut une haute inspiration. Comme de la foi et du génie, nous pouvons la recevoir de l'amour. Mais c'était la mort qui devait vous la donner. En elle aussi et même en ses approches résident des forces cachées, des aides secrètes, une «grâce» qui n'est pas dans la vie. Comme les amants quand ils commencent à aimer, comme les poètes dans le temps où ils chantent, les malades se sentent plus près de leur âme. La vie est chose dure qui serre de trop près, perpétuellement nous fait mal à l'âme. À sentir ses liens un moment se relâcher, on peut éprouver de clairvoyantes douceurs. Quand j'étais tout enfant, le sort d'aucun personnage de l'histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noë, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester aussi dans l'«arche». Je compris alors que jamais Noë ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré qu'elle fût close et qu'il fît nuit sur la terre. Quand commença ma convalescence, ma mère, qui ne m'avait pas quitté, et, la nuit même restait auprès de moi, «ouvrit la porte de l'arche» et sortit. Pourtant comme la colombe «elle revint encore ce soir-là». Puis je fus tout à fait guéri, et comme la colombe «elle ne revint plus». Il fallut recommencer à vivre, à se détourner de soi, à entendre des paroles plus dures que celles de ma mère; bien plus, les siennes, si perpétuellement douces jusque-là, n'étaient plus les mêmes, mais empreintes de la sévérité de la vie et du devoir qu'elle devait m'apprendre. Douce colombe du déluge, en vous voyant partir comment penser que le patriarche n'ait pas senti quelque tristesse se mêler à la joie du monde renaissant? Douceur de la suspension de vivre, de la vraie «Trêve de Dieu» qui interrompt les travaux, les désirs mauvais, «Grâce» de la maladie qui nous rapproche des réalités d'au delà de la mort—et ses grâces aussi, grâces de «ces vains ornements et ces voiles qui pèsent», des cheveux qu'une importune main «a pris soin d'assembler», suaves fidélités d'une mère et d'un ami qui si souvent nous sont apparus comme le visage même de notre tristesse ou comme le geste de la protection implorée par notre faiblesse, et qui s'arrêteront au seuil de la convalescence, souvent j'ai souffert de vous sentir si loin de moi, vous toutes, descendance exilée de la colombe de l'arche. Et qui même n'a connu de ces moments, cher Willie, où il voudrait être où vous êtes. On prend tant d'engagements envers la vie qu'il vient une heure où, découragé de pouvoir jamais les tenir tous, on se tourne vers les tombes, on appelle la mort, «la mort qui vient en aide aux destinées qui ont peine à s'accomplir». Mais si elle nous délie des engagements que nous avons pris envers la vie, elle ne peut nous délier de ceux que nous avons pris envers nous-même, et du premier surtout, qui est de vivre pour valoir et mériter.
Plus grave qu'aucun de nous, vous étiez aussi plus enfant qu'aucun, non pas seulement par la pureté du cœur, mais par une gaieté candide et délicieuse. Charles de Grancey avait le don que je lui enviais de pouvoir, avec des souvenirs de collège, réveiller brusquement ce rire qui ne s'endormait jamais bien longtemps, et que nous n'entendrons plus.
Si quelques-unes de ces pages ont été écrites à vingt-trois ans, bien d'autres (Violante, presque tous les Fragments de Comédie italienne, etc.) datent de ma vingtième année. Toutes ne sont que la vaine écume d'une vie agitée, mais qui maintenant se calme. Puisse-t-elle être un jour assez limpide pour que les Muses daignent s'y mirer et qu'on voie courir à la surface le reflet de leurs sourires et de leurs danses.
Je vous donne ce livre. Vous êtes, hélas! le seul de mes amis dont il n'ait pas à redouter les critiques. J'ai au moins la confiance que nulle part la liberté du ton ne vous y eût choqué. Je n'ai jamais peint l'immoralité que chez des êtres d'une conscience délicate. Aussi, trop faibles pour vouloir le bien, trop nobles pour jouir pleinement dans le mal, ne connaissant que la souffrance, je n'ai pu parler d'eux qu'avec une pitié trop sincère pour qu'elle ne purifiât pas ces petits essais. Que l'ami véritable, le Maître illustre et bien-aimé qui leur ont ajouté, l'un la poésie de sa musique, l'autre la musique de son incomparable poésie, que M. Darlu aussi, le grand philosophe dont la parole inspirée, plus sûre de durer qu'un écrit, a, en moi comme en tant d'autres, engendré la pensée, me pardonnent d'avoir réservé pour vous ce gage dernier d'affection, se souvenant qu'aucun vivant, si grand soit-il ou si cher, ne doit être honoré qu'après un mort.
Juillet 1894.
La mort de Baldassare Silvande
Vicomte de Sylvanie
I
«Apollon gardait les troupeaux d'Admète, disent les poètes; chaque homme aussi est un dieu déguisé qui contrerait le fou.»
(EMERSON.)
—Monsieur Alexis, ne pleurez pas comme cela, M. le vicomte de Sylvanie va peut-être vous donner un cheval.
—Un grand cheval, Beppo, ou un poney?
—Peut-être un grand cheval comme celui de M. Cardenio. Mais ne pleurez donc pus comme cela... le jour de vos treize ans!
L'espoir de recevoir un cheval et le souvenir qu'il avait treize ans firent briller, à travers les larmes, les yeux d'Alexis. Mais il n'était pas consolé puisqu'il fallait aller voir son oncle Baldassare Silvande, vicomte de Sylvanie. Certes, depuis le jour où il avait entendu dire que la maladie de son oncle était inguérissable, Alexis l'avait vu plusieurs fois. Mais depuis, tout avait bien changé. Baldassare s'était rendu compte de son mal et savait maintenant qu'il avait au plus trois ans à vivre. Alexis, sans comprendre d'ailleurs comment cette certitude n'avait pas tué de chagrin ou rendu fou son oncle, se sentait incapable de supporter la douleur de le voir. Persuadé qu'il allait lui parler de sa fin prochaine, il ne se croyait pas la force, non seulement de le consoler, mais même de retenir ses sanglots. Il avait toujours adoré son oncle, le plus grand, le plus beau, le plus jeune, le plus vif, le plus doux de ses parents. Il aimait ses yeux gris, ses moustaches blondes, ses genoux, lieu profond et doux de plaisir et de refuge quand il était plus petit, et qui lui semblaient alors inaccessibles comme une citadelle, amusants comme des chevaux de bois et plus inviolables qu'un temple. Alexis, qui désapprouvait hautement la mise sombre et sévère de son père et rêvait à un avenir où, toujours à cheval, il serait élégant comme une dame et splendide comme un roi, reconnaissait en Baldassare l'idéal le plus élevé qu'il se formait d'un homme; il savait que son oncle était beau, qu'il lui ressemblait, il savait aussi qu'il était intelligent, généreux, qu'il avait une puissance égale à celle d'un évêque ou d'un général. À la vérité, les critiques dé ses parents lui avaient appris que le vicomte avait des défauts. Il se rappelait même la violence de sa colère le jour où son cousin Jean Galéas s'était moqué de lui, combien l'éclat de ses yeux avait trahi les jouissances de sa vanité quand le duc de Parme lui avait fait offrir la main de sa sœur (il avait alors, en essayant de dissimuler son plaisir, serré les dents et fait une grimace qui lui était habituelle et qui déplaisait à Alexis) et le ton méprisant dont il parlait à Lucretia qui faisait profession de ne pas aimer sa musique.
Souvent, ses parents faisaient allusion à d'autres actes de son oncle qu'Alexis ignorait, mais qu'il entendait vivement blâmer.
Mais tous les défauts de Baldassare, sa grimace vulgaire, avaient certainement disparu. Quand son oncle avait su que dans deux ans peut-être il serait mort, combien les moqueries de Jean Galéas, l'amitié du duc de Parme et sa propre musique avaient dû lui devenir indifférentes. Alexis se le représentait aussi beau, mais solennel et plus parfait encore qu'il ne l'était auparavant. Oui, solennel et déjà plus tout à fait de ce monde. Aussi à son désespoir se mêlait un peu d'inquiétude et d'effroi.
Les chevaux étaient attelés depuis longtemps, il fallait partir; il monta dans la voiture, puis redescendit pour aller demander un dernier conseil à son précepteur. Au moment de parler, il devint très rouge:
—Monsieur Legrand, vaut-il mieux que mon oncle croie ou ne croie pas que je sais qu'il sait qu'il doit mourir?
—Qu'il ne le croie pas, Alexis!
—Mais, s'il m'en parle?
—Il ne vous en parlera pas.
—Il ne m'en parlera pas? dit Alexis étonné, car c'était la seule alternative qu'il n'eût pas prévue: Chaque fois qu'il commençait à imaginer sa visite à son oncle, il l'entendait lui parler de la mort avec la douceur d'un prêtre.
—Mais, enfin, s'il m'en parle?
—Vous direz qu'il se trompe.
—Et si je pleure?
—Vous avez trop pleuré ce matin, vous ne pleurerez pas chez lui.
—Je ne pleurerai pas! s'écria Alexis avec désespoir, mais il croira que je n'ai pas de chagrin, que je ne l'aime pas... mon petit oncle!
Et il se mit à fondre en larmes. Sa mère, impatientée d'attendre, vint le chercher; ils partirent.
Quand Alexis eut donné son petit paletot à un valet en livrée verte et blanche, aux armes de Sylvanie, qui se tenait dans le vestibule, il s'arrêta un moment avec sa mère à écouter un air de violon qui venait d'une chambre voisine. Puis, on les conduisit dans une immense pièce ronde entièrement vitrée où le vicomte se tenait souvent. En entrant, on voyait en face de soi la mer, et, en tournant la tête, des pelouses, des pâturages et des bois; au fond de la pièce, il y avait deux chats, des roses, des pavots et beaucoup d'instruments de musique. Ils attendirent un instant.
Alexis se jeta sur sa mère, elle crut qu'il voulait l'embrasser, mais il lui demanda tout bas, sa bouche collée à son oreille:
—Quel âge a mon oncle?
—Il aura trente-six ans au mois de juin.
Il voulut demander: «Crois-tu qu'il aura jamais trente-six ans?» mais il n'osa pas.
Une porte s'ouvrit, Alexis trembla, un domestique dit:
—Monsieur le vicomte vient à l'instant.
Bientôt le domestique revint faisant entrer deux paons et un chevreau que le vicomte emmenait partout avec lui. Puis on entendit de nouveaux pas et la porte s'ouvrit encore.
«Ce n'est rien, se dit Alexis dont le cœur battait chaque fois qu'il entendait du bruit, c'est sans doute un domestique, oui, bien probablement un domestique.» Mais en même temps, il entendait une voix douce:
—Bonjour, mon petit Alexis, je te souhaite une bonne fête.
Et son oncle en l'embrassant lui lit peur. Il s'en aperçut sans doute et sans plus s'occuper de lui, pour lui laisser le temps de se remettre, il se mit à causer gaiement avec la mère d'Alexis, sa belle-sœur, qui, depuis la mort de sa mère, était l'être qu'il aimait le plus au monde.
Maintenant, Alexis, rassuré, n'éprouvait plus qu'une immense tendresse pour ce jeune homme encore si charmant, à peine plus pâle, héroïque au point de jouer la gaieté dans ces minutes tragiques. Il aurait voulu se jeter à son cou et n'osait pas, craignant de briser l'énergie de son oncle qui ne pourrait plus rester maître de lui. Le regard triste et doux du vicomte lui donnait surtout envie de pleurer. Alexis savait que toujours ses yeux avaient été tristes et même, dans les moments les plus heureux, semblaient implorer une consolation pour des maux qu'il ne paraissait pas ressentir. Mais, à ce moment, il crut que la tristesse de son oncle, courageusement bannie de sa conversation, s'était réfugiée dans ses yeux qui, seuls, dans toute sa personne, étaient alors sincères avec ses joues maigries.
—Je sais que tu aimerais conduire une voiture à deux chevaux, mon petit Alexis, dit Baldassare, on t'amènera demain un cheval. L'année prochaine, je compléterai la paire et, dans deux ans, je te donnerai la voiture. Mais, peut-être, cette année, pourras-tu toujours monter le cheval, nous l'essayerons à mon retour. Car je pars décidément demain, ajouta-t-il, mais pas pour longtemps. Avant un mois je serai revenu et nous irons ensemble en matinée, tu sais, voir la comédie où je t'ai promis de te conduire.
Alexis savait que son oncle allait passer quelques semaines chez un de ses amis, il savait aussi qu'on permettait encore à son oncle d'aller au théâtre; mais tout pénétré qu'il était de cette idée de la mort qui l'avait profondément bouleversé avant d'aller chez son oncle, ses paroles lui causèrent un étonnement douloureux et profond.
«Je n'irai pas, se dit-il. Comme il souffrirait d'entendre les bouffonneries des acteurs et le rire du public!»
—Quel est ce joli air de violon que nous avons entendu en entrant? demanda la mère d'Alexis.
—Ah! vous l'avez trouvé joli? dit vivement Baldassare d'un air joyeux. C'est la romance dont je vous avais parlé.
«Joue-t-il la comédie? se demanda Alexis. Comment le succès de sa musique peut-il encore lui faire plaisir?»
À ce moment, la figure du vicomte prit une expression de douleur profonde; ses joues avaient pâli, il fronça les lèvres et les sourcils, ses yeux s'emplirent de larmes.
«Mon Dieu! s'écria intérieurement Alexis, ce rôle est au-dessus de ses forces. Mon pauvre oncle! Mais aussi pourquoi craint-il tant de nous faire de la peine? Pourquoi prendre à ce point sur lui?»
Mais les douleurs de la paralysie générale qui serraient parfois Baldassare comme dans un corset de fer jusqu'à lui laisser sur le corps des marques de coups, et dont l'acuité venait de contracter malgré lui son visage, s'étaient dissipées.
Il se remit à causer avec bonne humeur, après s'être essuyé les yeux.
—Il me semble que le duc de Parme est moins aimable pour toi depuis quelque temps? demanda maladroitement la mère d'Alexis.
—Le duc de Parme! s'écria Baldassare furieux, le duc de Parme moins aimable! mais à quoi pensez-vous, ma chère? Il m'a encore écrit ce matin pour mettre son château d'Illyrie à ma disposition si l'air des montagnes pouvait me faire du bien.
Il se leva vivement, mais réveilla en même temps sa douleur atroce, il dut s'arrêter un moment; à peine elle fut calmée, il appela:
—Donnez-moi la lettre qui est près de mon lit.
Et il lut vivement:
«Mon cher Baldassare.
«Combien je m'ennuie de ne pas vous voir, etc., etc.»
Au fur et à mesure que se développait l'amabilité du prince, la figure de Baldassare s'adoucissait, brillait d'une confiance heureuse. Tout à coup, voulant sans doute dissimuler une joie qu'il ne jugeait pas très élevée, il serra les dents et fit la jolie petite grimace vulgaire qu'Alexis avait crue à jamais bannie de sa face pacifiée par la mort.
En plissant comme autrefois la bouche de Baldassare, cette petite grimace dessilla les yeux d'Alexis qui depuis qu'il était près de son oncle avait cru, avait voulu contempler le visage d'un mourant à jamais détaché des réalités vulgaires et où ne pouvait plus flotter qu'un sourire héroïquement contraint, tristement tendre, céleste et désenchanté. Maintenant il ne douta plus que Jean Galéas, en taquinant son oncle, l'aurait mis, comme auparavant, en colère, que dans la gaieté du malade, dans son désir d'aller au théâtre il n'entrait ni dissimulation ni courage, et qu'arrivé si près de la mort, Baldassare continuait à ne penser qu'à la vie.
En rentrant chez lui, Alexis fut vivement frappé par cette pensée que lui aussi mourrait un jour, et que s'il avait encore devant lui beaucoup plus de temps que son oncle, le vieux jardinier de Baldassare et sa cousine, la duchesse d'Alériouvres, ne lui survivraient certainement pas longtemps. Pourtant, assez riche pour se retirer, Rocco continuait à travailler sans cesse pour gagner plus d'argent encore, et lâchait d'obtenir un prix pour ses roses. La duchesse, malgré ses soixante-dix ans, prenait grand soin de se teindre, et, dans les journaux, payait des articles où l'on célébrait la jeunesse de sa démarche, l'élégance de ses réceptions, les raffinements de sa table et de son esprit.
Ces exemples ne diminuèrent pas l'étonnement où l'attitude de son oncle avait plongé Alexis, mais lui en inspiraient un pareil qui, gagnant de proche en proche, s'étendit comme une stupéfaction immense sur le scandale universel de ces existences dont il n'exceptait pas la sienne propre, marchant à la mort à reculons, en regardant la vie.
Résolu à ne pas imiter une aberration si choquante, il décida, à l'imitation des anciens prophètes dont on lui avait enseigné la gloire, de se retirer dans le désert avec quelques-uns de ses petits amis et en fit part à ses parents.
Heureusement, plus puissante que leurs moqueries, la vie dont il n'avait pas encore épuisé le lait fortifiant et doux tendit son sein pour le dissuader. Et il se remit à y boire avec une avidité joyeuse dont son imagination crédule et riche écoutait naïvement les doléances et réparait magnifiquement les déboires.
II
«La chair est triste, hélas...»
STÉPHANE MALLARMÉ.
Le lendemain de la visite d'Alexis, le vicomte de Sylvanie était parti pour le château voisin où il devait passer trois ou quatre semaines et où la présence de nombreux invités pouvait distraire la tristesse qui suivait souvent ses crises.
Bientôt tous les plaisirs s'y résumèrent pour lui dans la compagnie d'une jeune femme qui les lui doublait en les partageant. Il crut sentir qu'elle l'aimait, mais garda pourtant quelque réserve avec elle: il la savait absolument pure, attendant impatiemment d'ailleurs l'arrivée de son mari; puis il n'était pas sur de l'aimer véritablement et sentait vaguement quel péché ce serait de l'entraîner à mal faire. À quel moment leurs rapports avaient-ils été dénaturés, il ne put jamais se le rappeler. Maintenant, comme en vertu d'une entente tacite, et dont il ne pouvait déterminer l'époque, il lui baisait les poignets et lui passait la main autour du cou. Elle paraissait si heureuse qu'un soir il fit plus: il commença par l'embrasser; puis il la caressa longuement et de nouveau l'embrassa sur les yeux, sur la joue, sur la lèvre, dans le cou, aux coins du nez. La bouche de la jeune femme allait en souriant au-devant des caresses, et ses regards brillaient dans leurs profondeurs comme une eau tiède de soleil. Les caresses de Baldassare cependant étaient devenues plus hardies; à un moment il la regarda; il fut frappé de sa pâleur, du désespoir infini qu'exprimaient son front mort, ses yeux navrés et las qui pleuraient, en regards plus tristes que des larmes, comme la torture endurée pendant une mise en croix ou après la perte irréparable d'un être adoré. Il la considéra un instant; et alors dans un effort suprême elle leva vers lui ses yeux suppliants qui demandaient grâce, en même temps que sa bouche avide, d'un mouvement inconscient et convulsif, redemandait des baisers.
Repris tous deux par le plaisir qui flottait autour d'eux dans le parfum de leurs baisers et le souvenir de leurs caresses, ils se jetèrent l'un sur l'autre en fermant désormais les yeux, ces yeux cruels qui leur montraient la détresse de leurs âmes, ils ne voulaient pas la voir et lui surtout fermait les yeux de toutes ses forces comme un bourreau pris de remords et qui sent que son bras tremblerait au moment de frapper sa victime, si au lieu de l'imaginer encore excitante pour sa rage et le forçant à l'assouvir, il pouvait la regarder en face et ressentir un moment sa douleur.
La nuit était venue et elle était encore dans sa chambre, les yeux vagues et sans larmes. Elle partit sans lui dire un mot, en baisant sa main avec une tristesse passionnée.
Lui pourtant ne pouvait dormir et s'il s'assoupissait un moment, frissonnait en sentant levés sur lui les yeux suppliants et désespérés de la douce victime. Tout à coup, il se la représenta telle qu'elle devait être maintenant, ne pouvant dormir non plus et se sentant si seule. Il s'habilla, marcha doucement jusqu'à sa chambre, n'osant pas faire de bruit pour ne pas la réveiller si elle dormait, n'osant pas non plus rentrer dans sa chambre à lui où le ciel et la terre et son âme l'étouffaient, de leur poids. Il resta là, au seuil de la chambre de la jeune femme, croyant à tout moment qu'il ne pourrait se contenir un instant de plus et qu'il allait entrer; puis, épouvanté à la pensée de rompre ce doux oubli qu'elle dormait d'une haleine dont il percevait la douceur égale, pour la livrer cruellement aux remords et au désespoir, hors des prises de qui elle trouvait un moment le repos, il resta là au seuil, tantôt assis, tantôt à genoux, tantôt couché. Au matin, il rentra dans sa chambre, frileux et calmé, dormit longtemps et se réveilla plein de bien-être.
Ils s'ingénièrent réciproquement à rassurer leurs consciences, ils s'habituèrent aux remords qui diminuèrent, au plaisir qui devint aussi moins vif, et, quand il retourna en Sylvanie, il ne garda comme elle qu'un souvenir doux et un peu froid de ces minutes enflammées et cruelles.
III
«Sa jeunesse lui fait du bruit, il n'entend pas.»
(Mme DE SÉVIGNÉ.)
Quand Alexis, le jour de ses quatorze ans, alla voir son oncle Baldassare, il ne sentit pas se renouveler, comme il s'y était attendu, les violentes émotions de l'année précédente. Les courses incessantes sur le cheval que son oncle lui avait donné, en développant ses forces, avaient lassé tout son énervement et avivaient en lui ce sentiment continu de la bonne santé, qui s'ajoute alors à la jeunesse, comme la conscience obscure de la profondeur de ses ressources et de la puissance de son allégresse. À sentir, sous la brise éveillée par son galop, sa poitrine gonflée comme une voile, son corps brûlant comme un feu d'hiver et son front aussi frais que les feuillages fugitifs qui le ceignaient au passage, à raidir en rentrant son corps sous l'eau froide ou à, le délasser longuement pendant les digestions savoureuses, il exaltait en lui ces puissances de la vie qui, après avoir été l'orgueil tumultueux de Baldassare, s'étaient à jamais retirées de lui pour aller réjouir des âmes plus jeunes, qu'un jour pourtant elles déserteraient aussi.
Rien en Alexis ne pouvait plus défaillir de la faiblesse de son oncle, mourir à sa fin prochaine. Le bourdonnement joyeux de son sang dans ses veines et de ses désirs dans sa tête l'empêchait d'entendre les plaintes exténuées du malade. Alexis était entré dans cette période ardente où le corps travaille si robustement à élever ses palais entre lui et l'âme qu'elle semble bientôt avoir disparu jusqu'au jour où la maladie ou le chagrin ont lentement miné la douloureuse fissure au bout de laquelle elle réapparaît, il s'était habitué à la maladie mortelle de son oncle comme à tout ce qui dure autour de nous, et bien qu'il vécût encore, parce qu'il lui avait fait pleurer une fois ce que nous font pleurer les morts, il avait agi avec lui comme avec un mort, il avait commencé à oublier.
Quand son oncle lui dit ce jour-là: «Mon petit Alexis, je te donne la voiture en même temps que le second cheval», il avait compris que son oncle pensait: «parce que sans cela tu risquerais de ne jamais avoir la voiture», et il savait que c'était une pensée extrêmement triste. Mais il ne la sentait pas comme telle, parce que actuellement il n'y avait plus de place en lui pour la tristesse profonde.
Quelques jours après, il fut frappé dans une lecture par le portrait d'un scélérat que les plus touchantes tendresses d'un mourant qui l'adorait n'avaient pas ému.
Le soir venu, la crainte d'être le scélérat dans lequel il avait cru se reconnaître l'empêcha de s'endormir. Mais le lendemain, il fit une si belle promenade à cheval, travailla si bien, se sentit d'ailleurs tant de tendresse pour ses parents vivants qu'il recommença à jouir sans scrupules et à dormir sans remords.
Cependant le vicomte de Sylvanie, qui commençait à ne plus pouvoir marcher, ne sortait plus guère du château. Ses amis et ses parents passaient toute la journée avec lui, et il pouvait avouer la folie la plus blâmable, la dépense la plus absurde, faire montre du paradoxe ou laisser entrevoir le défaut le plus choquant sans que ses parents lui fissent des reproches, que ses amis se permissent une plaisanterie ou une contradiction. Il semblait que tacitement on lui eût ôté la responsabilité de ses actes et de ses paroles. Il semblait surtout qu'on voulût l'empêcher d'entendre à force de les ouater de douceur, sinon de les vaincre par des caresses, les derniers grincements de son corps que quittait la vie.
Il passait de longues et charmantes heures couché en tête à tête avec soi-même, le seul convive qu'il eût négligé d'inviter à souper pendant sa vie. Il éprouvait à parer son corps dolent, à accouder sa résignation à la fenêtre en regardant la mer, une joie mélancolique. Il environnait des images de ce monde dont il était encore tout plein, mais que l'éloignement, en l'en détachant déjà, lui rendait vagues et belles, la scène de sa mort, depuis longtemps préméditée mais sans cesse retouchée, ainsi qu'une œuvre d'art, avec une tristesse ardente. Déjà s'esquissaient dans son imagination ses adieux à la duchesse Oliviane, sa grande amie platonique, sur le salon de laquelle il régnait, malgré que tous les plus grands seigneurs, les plus glorieux artistes et les plus gens d'esprit d'Europe y fussent réunis. Il lui semblait déjà lire le récit de leur dernier entretien:
«... Le soleil était couché, et la mer qu'on apercevait à travers les pommiers était mauve. Légers comme de claires couronnes flétries et persistants comme des regrets, de petits nuages bleus et roses flottaient à l'horizon. Une file mélancolique de peupliers plongeait dans l'ombre, la tête résignée dans un rose d'église; les derniers rayons, sans toucher leurs troncs, teignaient leurs branches accrochant à ces balustrades d'ombre des guirlandes de lumière. La brise mêlait les trois odeurs de la mer, des feuilles humides et du lait. Jamais la campagne de Sylvanie n'avait adouci de plus de volupté la mélancolie du soir.
»—Je vous ai beaucoup aimé, mais je vous ai peu donné, mon pauvre ami, lui dit-elle.
»—Que dites-vous, Oliviane? comment, vous m'avez peu donné? Vous m'avez d'autant plus donné que je vous demandais moins et bien plus en vérité que si les sens avaient eu quelque part dans notre tendresse. Surnaturelle comme une madone, douce comme une nourrice, je vous ai adorée et vous m'avez bercé. Je vous aimais d'une affection dont aucune espérance de plaisir charnel ne venait déconcerter la sagacité sensible. Ne m'apportiez-vous pas en échange une amitié incomparable, un thé exquis, une conversation naturellement ornée, et combien de touffes de roses fraîches. Vous seule avez su de vos mains maternelles et expressives rafraîchir mon front brûlant de fièvre, couler du miel entre mes lèvres flétries, mettre dans ma vie de nobles images.
»Chère amie, donnez-moi vos mains que je les baise...»
Seule l'indifférence de Pia, petite princesse syracusaine, qu'il aimait encore avec tous ses sens et avec son cœur et qui s'était éprise pour Castruccio d'un amour invincible et furieux, le rappelait de temps en temps à une réalité plus cruelle, mais qu'il s'efforçait d'oublier. Jusqu'aux derniers jours, il avait encore été quelquefois dans des fêtes où, en se promenant à son bras, il croyait humilier son rival; mais là même, pendant qu'il marchait à côté d'elle, il sentait ses yeux profonds distraits d'un autre amour que seule sa pitié pour le malade lui faisait essayer de dissimuler. Et maintenant, cela même il ne le pouvait plus. L'incohérence des mouvements de ses jambes était devenue telle qu'il ne pouvait plus sortir. Mais elle venait souvent le voir, et comme si elle était entrée dans la grande conspiration de douceur des autres, elle lui parlait sans cesse avec une tendresse ingénieuse que ne démentait plus jamais comme autrefois le cri de son indifférence ou l'aveu de sa colère. Et plus que de toutes les autres, il sentait l'apaisement de cette douceur s'étendre sur lui et le ravir.
Mais voici qu'un jour, comme il se levait de sa chaise pour aller à table, son domestique étonné le vit marcher beaucoup mieux. Il fit demander le médecin qui attendit pour se prononcer. Le lendemain il marchait bien. Au bout de huit jours, on lui permit de sortir. Ses parents et ses amis conçurent alors un immense espoir. Le médecin crut que peut-être une simple maladie nerveuse guérissable avait affecté d'abord les symptômes de la paralysie générale, qui maintenant, en effet, commençaient à disparaître. Il présenta ses doutes à Baldassare comme une certitude et lui dit:
—Vous êtes sauvé!
Le condamné à mort laissa paraître une joie émue en apprenant sa grâce. Mais, au bout de quelque temps, le mieux s'étant accentué, une inquiétude aiguë commença à percer sous sa joie qu'avait déjà affaiblie une si courte habitude. À l'abri des intempéries de la vie, dans cette propice atmosphère de douceur ambiante, de calme forcé et de libre méditation, avait obscurément commencé de germer en lui le désir de la mort. Il était loin de s'en douter encore et sentit seulement un vague effroi à la pensée de recommencer à vivre, à essuyer les coups dont il avait perdu l'habitude et de perdre les caresses dont on l'avait entouré. Il sentit aussi confusément qu'il serait mal de s'oublier dans le plaisir ou dans l'action, maintenant qu'il avait fait connaissance avec lui-même, avec le fraternel étranger qui, tandis qu'il regardait les barques sillonner la mer, avait conversé avec lui pendant des heures, et si loin, et si près, en lui-même. Comme si maintenant il sentait un nouvel amour natal encore inconnu s'éveiller en lui, ainsi qu'en un jeune homme qui aurait été trompé sur le lieu de sa patrie première, il éprouvait la nostalgie de la mort, où c'était d'abord comme pour un éternel exil qu'il s'était senti partir.
Il émit une idée, et Jean Galéas, qui le savait guéri, le contredit violemment et le plaisanta. Sa belle-sœur, qui depuis deux mois venait le matin et le soir resta deux jours sans venir le voir. C'en était trop! Il y avait trop longtemps qu'il s'était déshabitué du bât de la vie, il ne voulait plus le reprendre. C'est qu'elle ne l'avait pas ressaisi par ses charmes. Ses forces revinrent et avec elles tous ses désirs de vivre; il sortit, recommença à vivre et mourut une deuxième fois à lui-même. Au bout d'un mois, les symptômes de la paralysie générale reparurent. Peu à peu, comme autrefois, la marche lui devint difficile, impossible, assez progressivement pour qu'il pût s'habituer à son retour vers la mort et avoir le temps de détourner la tête. La rechute n'eut même pas la vertu qu'avait eue la première attaque vers la fin de laquelle il avait commencé à se détacher de la vie, non pour la voir encore dans sa réalité, mais pour la regarder, comme un tableau. Maintenant, au contraire, il était de plus en plus vaniteux, irascible, brûlé du regret des plaisirs qu'il ne pouvait plus goûter.
Sa belle-sœur, qu'il aimait tendrement, mettait seule un peu de douceur dans sa fin en venant plusieurs fois par jour avec Alexis.
Une après-midi qu'elle allait voir le vicomte, presque au moment d'arriver chez lui, ses chevaux prirent peur; elle fut projetée violemment à terre, foulée par un cavalier, qui passait au galop, et emportée chez Baldassare sans connaissance, le crâne ouvert.
Le cocher, qui n'avait pas été blessé, vint tout de suite annoncer l'accident au vicomte, dont la figure jaunit. Ses dents s'étaient serrées, ses yeux luisaient débordant de l'orbite, et, dans un accès de colère terrible, il invectiva longtemps le cocher; mais il semblait que les éclats de sa violence essayaient de dissimuler un appel douloureux qui, dans leurs intervalles, se laissait doucement entendre. On eût dit qu'un malade se plaignait à côté du vicomte furieux. Bientôt cette plainte, faible d'abord, étouffa les cris de sa colère, et il tomba en sanglotant sur une chaise.
Puis il voulut se faire laver la figure pour que sa belle-sœur ne fût pas inquiétée par les traces de son chagrin. Le domestique secoua tristement la tête, la malade n'avait pas repris connaissance. Le vicomte passa deux jours et deux nuits désespérées auprès de sa belle-sœur. À chaque instant, elle pouvait mourir. La seconde nuit, on tenta une opération hasardeuse. Le matin du troisième jour, la fièvre était tombée, et la malade regardait en souriant Baldassare qui, ne pouvant plus contenir ses larmes, pleurait de joie sans s'arrêter. Quand la mort était venue à lui peu à peu il n'avait pas voulu la voir; maintenant il s'était trouvé subitement en sa présence. Elle l'avait épouvanté en menaçant ce qu'il avait de plus cher; il l'avait suppliée, il l'avait fléchie.
Il se sentait fort et libre, fier de sentir que sa propre vie ne lui était pas précieuse autant que celle de sa belle-sœur, et qu'il éprouvait autant de mépris pour elle que l'autre lui avait inspiré de pitié. C'était la mort maintenant qu'il regardait en face, et non les scènes qui entoureraient sa mort. Il voulait rester tel jusqu'à la fin, ne plus être repris par le mensonge, qui, en voulant lui faire une belle et célèbre agonie, aurait mis le comble à ses profanations en souillant les mystères de sa mort comme il lui avait dérobé les mystères de sa vie.
IV
«Demain, puis demain, puis demain glisse ainsi à petits pas jusqu'à la dernière syllabe que le temps écrit dans son livre. Et tous nos hiers ont éclairé pour quelques fous le chemin de la mort poudreuse. Éteins-toi! Éteins-toi, court flambeau! La vie n'est qu'une ombre errante, un pauvre comédien qui se pavane et se lamente pendant son heure sur le théâtre et qu'après on n'entend plus. C'est un conte, dit par un idiot, plein de fracas et de furie, et qui ne signifie rien.»
(SHAKESPEARE, Macbeth.)
Les émotions, les fatigues de Baldassare pendant la maladie de sa belle-sœur avaient précipité la marche de la sienne. Il venait d'apprendre de son confesseur qu'il n'avait plus un mois à vivre; il était dix heures du matin, il pleuvait à verse. Une voiture s'arrêta devant le château. C'était la duchesse Oliviane. Il s'était dit alors qu'il ornait harmonieusement les scènes de sa mort:
«... Ce sera par une claire soirée. Le soleil sera couché, et la mer qu'on apercevra entre les pommiers sera mauve. Légers comme de claires couronnes flétries et persistants comme des regrets, de petits nuages bleus et roses flotteront à l'horizon...»
Ce fut à dix heures du matin, sous un ciel bas et sale, par une pluie battante, que vint la duchesse Oliviane; et fatigué par son mal, tout entier à des intérêts plus élevés, et ne sentant plus la grâce des choses qui jadis lui avaient paru le prix, le charme et la gloire raffinée de la vie, il demanda qu'on dit à la duchesse qu'il était trop faible. Elle fit insister, mais il ne voulut pas la recevoir. Ce ne fut même pas par devoir: elle ne lui était plus rien. La mort avait vite fait de rompre ces liens dont il redoutait tant depuis quelques semaines l'esclavage. En essayant de penser à elle, il ne vit rien apparaître aux yeux de son esprit: ceux de son imagination et de sa vanité s'étaient clos.
Pourtant, une semaine à peu près avant sa mort, l'annonce d'un bal chez la duchesse de Bohême où Pia devait conduire le cotillon avec Castruccio qui partait le lendemain pour le Danemark, réveilla furieusement sa jalousie. Il demanda qu'on fit venir Pia; sa belle-sœur résista un peu; il crut qu'on l'empêchait de la voir, qu'on le persécutait, se mit en colère, et pour ne pas le tourmenter, on la fit chercher aussitôt.
Quand elle arriva, il était tout à fait calme, mais d'une tristesse profonde. Il l'attira près de son lit et lui parla tout de suite du bal de la duchesse de Bohême. Il lui dit:
—Nous n'étions pas parents, vous ne porterez pas mon deuil, mais je veux vous adresser une prière: N'allez pas à ce bal, promettez-le-moi.
Ils se regardaient dans les yeux, se montrant au bord des prunelles leurs âmes, leurs âmes mélancoliques et passionnées que la mort n'avait pu réunir.
Il comprit son hésitation, contracta douloureusement ses lèvres et doucement lui dit:
—Oh! ne promettez plutôt pas! ne manquez pas à une promesse faite à un mourant. Si vous n'êtes pas sûre de vous, ne promettez pas.
—Je ne peux pas vous le promettre, je ne l'ai pas vu depuis deux mois et ne le reverrai peut-être jamais; je resterais inconsolable pour l'éternité de n'avoir pas été à ce bal.
—Vous avez raison, puisque vous l'aimez, qu'on peut mourir... et que vous vivez encore de toutes vos forces... Mais vous ferez un peu pour moi; sur le temps que vous passerez à ce bal, prélevez celui que, pour dérouter les soupçons, vous auriez été obligée de passer avec moi. Invitez mon âme à se souvenir quelques instants avec vous, ayez quelque pensée pour moi.
—J'ose à peine vous le promettre, le bal durera si peu. En ne le quittant pas, j'aurai à peine le temps de le voir. Je vous donnerai un moment tous les jours qui suivront.
—Vous ne le pourrez pas, vous m'oublierez; mais si, après un an, hélas! plus peut-être, une lecture triste, une mort, une soirée pluvieuse vous font penser à moi, quelle charité vous me ferez. Je ne pourrai plus jamais, jamais vous voir... qu'en âme, et pour cela il faudrait que nous pensions l'un à l'autre ensemble. Moi je penserai à vous toujours pour que mon âme vous soit sans cesse ouverte s'il vous plaisait d'y entrer. Mais que l'invitée se fera longtemps attendre! Les pluies de novembre auront pourri les fleurs de ma tombe, juin les aura brûlées et mon âme pleurera toujours d'impatience. Ah! j'espère qu'un jour la vue d'un souvenir, le retour d'un anniversaire, la pente de vos pensées mènera votre mémoire aux alentours de ma tendresse; alors ce sera comme si je vous avais entendue, aperçue, un enchantement aura tout fleuri pour votre venue. Pensez au mort. Mais, hélas! puis-je espérer que la mort et votre gravité accompliront ce que la vie avec ses ardeurs, et nos larmes, et nos gaietés, et nos lèvres n'avaient pu faire.
V
«Voilà un noble cœur qui se
brise.
«Bonne nuit, aimable prince, et
que des essaims d'anges bercent en
chantant ton sommeil.»
(SHAKESPEARE, Hamlet.)
Cependant une fièvre violente accompagnée de délire ne quittait plus le vicomte; on avait dressé son lit dans la vaste rotonde où Alexis l'avait vu le jour de ses treize ans, l'avait vu si joyeux encore, et d'où le malade pouvait regarder à la fois la mer, la jetée du port et de l'autre côté les pâturages et les bois. De temps en temps, il se mettait à parler; mais ses paroles ne portaient plus la trace des pensées d'en haut qui, pendant les dernières semaines, l'avaient purifié de leur visite. Dans des imprécations violentes contre une personne invisible qui le plaisantait, il répétait sans cesse qu'il était le premier musicien du siècle et le plus grand seigneur de l'univers. Puis, soudain calmé, il disait à son cocher de le mener dans un bouge, de faire seller les chevaux pour la chasse. Il demandait du papier à lettres pour convier à dîner tous les souverains d'Europe à l'occasion de son mariage avec la sœur du duc de Parme; effrayé de ne pouvoir payer une dette de jeu, il prenait le couteau à papier placé près de son lit et le braquait devant lui comme un revolver. Il envoyait des messagers s'informer si l'homme de police qu'il avait rossé la nuit dernière n'était pas mort et il disait en riant, à une personne dont il croyait tenir la main, des mots obscènes. Ces anges exterminateurs qu'on appelle Volonté, Pensée, n'étaient plus là pour faire rentrer dans l'ombre les mauvais esprits de ses sens et les basses émanations de sa mémoire. Au bout de trois jours, vers cinq heures, il se réveilla comme d'un mauvais rêve dont on n'est pas responsable, mais dont on se souvient vaguement. Il demanda si des amis ou des parents avaient été près de lui pendant ces heures où il n'avait donné l'image que de la partie infime, la plus ancienne et la plus morte de lui-même, et il pria, s'il était repris par le délire, qu'on les fît immédiatement sortir et qu'on ne les laissât rentrer que quand il aurait repris connaissance.
Il leva les yeux autour de lui dans la chambre, et regarda en souriant son chat noir qui, monté sur un vase de Chine, jouait avec un chrysanthème et respirait la fleur avec un geste de mime. Il fit sortir tout le monde et s'entretint longuement avec le prêtre qui le veillait. Pourtant, il refusa de communier et demanda au médecin de dire que l'estomac n'était plus en état de supporter l'hostie. Au bout d'une heure il fit dire à sa belle-sœur et à Jean Galeas de rentrer. Il dit:
—Je suis résigné, je suis heureux de mourir et d'aller devant Dieu.
L'air était si doux qu'on ouvrit les fenêtres qui regardaient la mer sans la voir, et à cause du vent trop vif on laissa fermées celles d'en face, devant qui s'étendaient les pâturages et les bois.
Baldassare fit traîner son lit près des fenêtres ouvertes. Un bateau, mené à la mer par des marins qui sur la jetée tiraient la corde, partait. Un beau mousse d'une quinzaine d'années se penchait à l'avant, tout au bord; à chaque vague, on croyait qu'il allait tomber dans l'eau, mais il se tenait ferme sur ses jambes solides. Il tendait le filet pour ramener le poisson et tenait une pipe chaude entre ses lèvres salées par le vent. Et le même vent qui enflait la voile venait rafraîchir les joues de Baldassare et fit voler un papier dans la chambre. Il détourna la tête pour ne plus voir cette image heureuse des plaisirs qu'il avait passionnément aimés et qu'il ne goûterait plus. Il regarda le port: un trois-mâts appareillait.
—C'est le bateau qui part pour les Indes, dit Jean Galéas.
Baldassare ne distinguait pas les gens debout sur le pont qui levaient des mouchoirs, mais il devinait la soif d'inconnu qui altérait leurs yeux; ceux-là avaient encore beaucoup à vivre, à connaître, à sentir. On leva l'ancre, un cri s'éleva, et le bateau s'ébranla sur la mer sombre vers l'Occident où, dans une brume dorée, la lumière mêlait les petits bateaux et les nuages et murmurait aux voyageurs des promesses irrésistibles et vagues.
Baldassare fit fermer les fenêtres de ce côté de la rotonde et ouvrir celles qui donnaient sur les pâturages et les bois. Il regarda les champs, mais il entendait encore le cri d'adieu poussé sur le trois-mâts, et il voyait le mousse, la pipe entre les dents, qui tendait ses filets.
La main de Baldassare remuait fiévreusement. Tout à coup il entendit un petit bruit argentin, imperceptible et profond comme un battement de cœur. C'était le son des cloches d'un village extrêmement éloigné, qui, par la grâce de l'air si limpide ce soir-là et de la brise propice, avait traversé bien des lieues de plaines et de rivières avant d'arriver jusqu'à lui pour être recueilli par son oreille fidèle. C'était une voix présente et bien ancienne; maintenant il entendait son cœur battre avec leur vol harmonieux, suspendu au moment où elles semblent aspirer le son, et s'exhalant après longuement et faiblement avec elles. À toutes les époques de sa vie, dès qu'il entendait le son lointain des cloches, il se rappelait malgré lui leur douceur dans l'air du soir, quand, petit enfant encore, il rentrait au château, par les champs.
À ce moment, le médecin fit approcher tout le monde, ayant dit:
—C'est la fin!
Baldassare reposait, les yeux fermés, et son cœur écoutait les cloches que son oreille paralysée par la mort voisine n'entendait plus. Il revit sa mère quand elle l'embrassait en rentrant, puis quand elle le couchait le soir et réchauffait ses pieds dans ses mains, restant près de lui s'il ne pouvait pas s'endormir; il se rappela son Robinson Crusoé et les soirées au jardin quand sa sœur chantait, les paroles de son précepteur qui prédisait qu'il serait un jour un grand musicien, et l'émotion de sa mère alors, qu'elle s'efforçait en vain de cacher. Maintenant il n'était plus temps de réaliser l'attente passionnée de sa mère et de sa sœur qu'il avait si cruellement trompée. Il revit le grand tilleul sous lequel il s'était fiancé et le jour de la rupture de ses fiançailles, où sa mère seule avait su le consoler. Il crut embrasser sa vieille bonne et tenir son premier violon. Il revit tout cela dans un lointain lumineux doux et triste comme celui que les fenêtres du côté des champs regardaient sans le voir.
Il revit tout cela, et pourtant deux secondes ne s'étaient pas écoulées depuis que le docteur écoutant son cœur avait dit:
—C'est la fin!
Il se releva en disant:
—C'est fini!
Alexis, sa mère et Jean Galéas se mirent à genoux avec le duc de Parme qui venait d'arriver. Les domestiques pleuraient devant la porte ouverte.
Octobre 1894.
VIOLANTE ou LA MONDANITÉ
«Ayez peu de commerce avec les jeunes gens et les personnes du monde... Ne désirez point, de paraître devant les grands.»
(Imitation de Jésus-Christ,
Liv. I, Ch. VIII.)
CHAPITRE PREMIER
ENFANCE MÉDITATIVE DE VIOLANTE
La vicomtesse de Styrie était généreuse et tendre et toute pénétrée d'une grâce qui charmait. L'esprit du vicomte son mari était extrêmement vif, et les traits de sa figure d'une régularité admirable. Mais le premier grenadier venu était plus sensible et moins vulgaire. Ils élevèrent loin du monde, dans le rustique domaine de Styrie, leur fille Violante, qui, belle et vive comme son père, charitable et mystérieusement séduisante autant que sa mère, semblait unir les qualités de ses parents dans une proportion parfaitement harmonieuse. Mais les aspirations changeantes de son cœur et de sa pensée ne rencontraient pas en elle une volonté qui, sans les limiter, les dirigeât, l'empêchât de devenir leur jouet charmant et fragile. Ce manque de volonté inspirait à la mère de Violante des inquiétudes qui eussent pu, avec le temps, être fécondes, si dans un accident de chasse, la vicomtesse n'avait péri violemment avec son mari, laissant Violante orpheline à l'âge de quinze ans. Vivant presque seule, sous la garde vigilante mais maladroite du vieil Augustin, son précepteur et l'intendant du château de Styrie, Violante, à défaut d'amis, se fit de ses rêves des compagnons charmants et à qui elle promettait alors de rester fidèle toute sa vie. Elle les promenait dans les allées du parc, par la campagne, les accoudait à la terrasse qui, fermant le domaine de Styrie, regarde la mer. Élevée par eux comme au-dessus d'elle-même, initiée par eux, Violante sentait tout le visible et pressentait un peu de l'invisible. Sa joie était infinie, interrompue de tristesses qui passaient encore la joie en douceur.
CHAPITRE II
SENSUALITÉ
«Ne vous appuyez point sur un roseau qu'agite le vent et n'y mettez pas votre confiance, car toute chair est comme l'herbe et sa gloire passe comme la fleur des champs.»
(Imitation de Jésus-Christ.)
Sauf Augustin et quelques enfants du pays, Violante ne voyait personne. Seule une sœur puînée de sa mère, qui habitait Julianges, château situé à quelques heures de distance, visitait quelquefois Violante. Un jour qu'elle allait ainsi voir sa nièce, un de ses amis l'accompagna. Il s'appelait Honoré et avait seize ans. Il ne plut pas à Violante, mais revint. En se promenant dans une allée du parc, il lui apprit des choses fort inconvenantes dont elle ne se doutait pas. Elle en éprouva un plaisir très doux, mais dont elle eut honte aussitôt. Puis, comme le soleil s'était couché et qu'ils avaient marché longtemps, ils s'assirent sur un banc, sans doute pour regarder les reflets dont le ciel rose adoucissait la mer. Honoré se rapprocha de Violante pour qu'elle n'eût froid, agrafa sa fourrure sur son cou avec une ingénieuse lenteur et lui proposa d'essayer de mettre en pratique avec son aide les théories qu'il venait de lui enseigner dans le parc. Il voulut lui parler tout bas, approcha ses lèvres de l'oreille de Violante qui ne la retira pas; mais ils entendirent du bruit dans la feuillée. «Ce n'est rien, dit tendrement Honoré.—C'est ma tante,» dit Violante. C'était le vent. Mais Violante qui s'était levée, rafraîchie fort à propos par ce vent, ne voulut point se rasseoir et prit congé d'Honoré, malgré ses prières. Elle eut des remords, une crise de nerfs, et deux jours de suite fut très longue à s'endormir. Son souvenir lui était un oreiller brûlant qu'elle retournait sans cesse. Le surlendemain, Honoré demanda à la voir. Elle fit répondre qu'elle était partie en promenade. Honoré n'en crut rien et n'osa plus revenir. L'été suivant, elle repensa à Honoré avec tendresse, avec chagrin aussi, parce qu'elle le savait parti sur un navire comme matelot. Quand le soleil s'était couché dans la mer, assise sur le banc où il l'avait, il y a un an, conduite, elle s'efforçait à se rappeler les lèvres tendues d'Honoré, ses yeux verts à demi fermés, ses regards voyageurs comme des rayons et qui venaient poser sur elle un peu de chaude lumière vivante. Et par les nuits douces, par les nuits vastes et secrètes, quand la certitude que personne ne pouvait la voir exaltait son désir, elle entendait la voix d'Honoré lui dire à l'oreille les choses défendues. Elle l'évoquait tout entier, obsédant et offert comme une tentation. Un soir à dîner, elle regarda en soupirant l'intendant qui était assis en face d'elle.
—Je suis bien triste, mon Augustin, dit Violante. Personne ne m'aime, dit-elle encore.
—Pourtant, repartit Augustin, quand, il y a huit jours, j'étais allé à Julianges ranger la bibliothèque, j'ai entendu dire de vous: «Qu'elle est belle!»
—Par qui? dit tristement Violante.
Un faible sourire relevait à peine et bien mollement un coin de sa bouche comme on essaye de relever un rideau pour laisser entrer la gaieté du jour.
—Par ce jeune homme de l'an dernier, M. Honoré...
—Je le croyais sur mer, dit Violante.
—Il est revenu, dit Augustin.
Violante se leva aussitôt, alla presque chancelante jusqu'à sa chambre écrire à Honoré qu'il vint la voir. En prenant la plume, elle eut un sentiment de bonheur, de puissance encore inconnu, le sentiment qu'elle arrangeait un peu sa vie selon son caprice et pour sa volupté, qu'aux rouages de leurs deux destinées qui semblaient les emprisonner mécaniquement loin l'un de l'autre, elle pouvait tout de même donner un petit coup de pouce, qu'il apparaîtrait la nuit, sur la terrasse, autrement que dans la cruelle extase de son désir inassouvi, que ses tendresses inentendues—son perpétuel roman intérieur—et les choses avaient vraiment des avenues qui communiquaient et où elle allait s'élancer vers l'impossible qu'elle allait rendre viable en le créant. Le lendemain elle reçut la réponse d'Honoré, qu'elle alla lire en tremblant sur le banc où il l'avait embrassée.
«Mademoiselle,
«Je reçois votre lettre une heure avant le départ de mon navire. Nous n'avions relâché que pour huit jours, et je ne reviendrai que dans quatre ans. Daignez garder le souvenir de
«Votre respectueux et tendre
«HONORÉ.»
Alors, contemplant cette terrasse où il ne viendrait plus, où personne ne pourrait combler son désir, cette mer aussi qui l'enlevait à elle et lui donnait en échange, dans l'imagination de la jeune fille, un peu de son grand charme mystérieux et triste, charme des choses qui ne sont pas à nous, qui reflètent trop de cieux et baignent trop de rivages, Violante fondit en larmes.
—Mon pauvre Augustin, dit-elle le soir, il m'est arrivé un grand malheur.
Le premier besoin des confidences naissait pour elle des premières déceptions de sa sensualité, aussi naturellement qu'il naît d'ordinaire des premières satisfactions de l'amour. Elle ne connaissait pas encore l'amour. Peu de temps après, elle en souffrit, qui est la seule manière dont on apprenne à le connaître.
CHAPITRE III
PEINES D'AMOUR
Violante fut amoureuse, c'est-à-dire qu'un jeune Anglais qui s'appelait Laurence fut pendant plusieurs mois l'objet de ses pensées les plus insignifiantes, le but de ses plus importantes actions. Elle avait chassé une fois avec lui et ne comprenait pas pourquoi le désir de le revoir assujettissait sa pensée, la poussait sur les chemins à sa rencontre, éloignait d'elle le sommeil, détruisait son repos et son bonheur. Violante était éprise, elle fut dédaignée. Laurence aimait le monde, elle l'aima pour le suivre. Mais Laurence n'y avait pas de regards pour cette campagnarde de vingt ans. Elle tomba malade de chagrin et de jalousie, alla oublier Laurence aux Eaux de..., mais elle demeurait blessée dans son amour-propre de s'être vu préférer tant de femmes qui ne la valaient pas, et, décidée à conquérir, pour triompher d'elles, tous leurs avantages.
—Je te quitte, mon bon Augustin, dit-elle, pour aller près de la cour d'Autriche.
—Dieu nous en préserve, dit Augustin. Les pauvres du pays ne seront plus consolés par vos charités quand vous serez au milieu de tant de personnes méchantes. Vous ne jouerez plus avec nos enfants dans les bois. Qui tiendra l'orgue à l'église? Nous ne vous verrons plus peindre dans la campagne, vous ne nous composerez plus de chansons.
—Ne t'inquiète pas, Augustin, dit Violante, garde-moi seulement beaux et fidèles mon château, mes paysans de Styrie. Le monde ne m'est qu'un moyen. Il donne des armes vulgaires, mais invincibles, et si quelque jour je veux être aimée, il me faut les posséder. Une curiosité m'y pousse aussi et comme un besoin de mener une vie un peu plus matérielle et moins réfléchie que celle-ci. C'est à la fois un repos et une école que je veux. Dès que ma situation sera faite et mes vacances finies, je quitterai le monde pour la campagne, nos bonnes gens simples et ce que je préfère à tout, mes chansons. À un moment précis et prochain, je m'arrêterai sur cette pente et je reviendrai dans notre Styrie, vivre auprès de toi, mon cher.
—Le pourrez-vous? dit Augustin.
—On peut ce qu'on veut, dit Violante.
—Mais vous ne voudrez peut-être plus la même chose, dit Augustin.
—Pourquoi? demanda Violante.
—Parce que vous aurez changé, dit Augustin.
CHAPITRE IV
LA MONDANITÉ
Les personnes du monde sont si médiocres, que Violante n'eut qu'à daigner se mêler à elles pour les éclipser presque toutes. Les seigneurs les plus inaccessibles, les artistes les plus sauvages allèrent au-devant d'elle et la courtisèrent. Elle seule avait de l'esprit, du goût, une démarche qui éveillait l'idée de toutes les perfections. Elle lança des comédies, des parfums et des robes. Les couturières, les écrivains, les coiffeurs mendièrent sa protection. La plus célèbre modiste d'Autriche lui demanda la permission de s'intituler sa faiseuse, le plus illustre prince d'Europe lui demanda la permission de s'intituler son amant. Elle crut devoir leur refuser à tous deux cette marque d'estime qui eût consacré définitivement leur élégance. Parmi les jeunes gens qui demandèrent à être reçus chez Violante, Laurence se fit remarquer par son insistance. Après lui avoir causé tant de chagrin, il lui inspira par là quelque dégoût. Et sa bassesse l'éloigna d'elle plus que n'avaient fait tous ses mépris. «Je n'ai pas le droit de m'indigner, se disait-elle. Je ne l'avais pas aimé en considération de sa grandeur d'âme et je sentais très bien, sans oser me l'avouer, qu'il était vil. Cela ne m'empêchait pas de l'aimer, mais seulement d'aimer autant la grandeur d'âme. Je pensais qu'on pouvait être vil et tout à la fois aimable. Mais dès qu'on n'aime plus, on en revient à préférer les gens de cœur. Que cette passion pour ce méchant était étrange puisqu'elle était toute de tête, et n'avait pas l'excuse d'être égarée par les sens. L'amour platonique est peu de chose.» Nous verrons qu'elle put considérer un peu plus tard que l'amour sensuel était moins encore.
Augustin vint la voir, voulut la ramener en Styrie.
—Vous avez conquis une véritable royauté, lui dit-il. Cela ne vous suffit-il pas? Que ne redevenez-vous la Violante d'autrefois.
—Je viens précisément de la conquérir, Augustin, repartit Violante, laisse-moi au moins l'exercer quelques mois.
Un événement qu'Augustin n'avait pas prévu dispensa pour un temps Violante de songer à la retraite. Après avoir repoussé vingt altesses sérénissimes, autant de princes souverains et un homme de génie qui demandaient sa main, elle épousa le duc de Bohême qui avait des agréments extrêmes et cinq millions de ducats. L'annonce du retour d'Honoré faillit rompre le mariage à la veille qu'il fut célébré. Mais un mal dont il était atteint le défigurait et rendit ses familiarités odieuses à Violante. Elle pleura sur la vanité de ses désirs qui volaient jadis si ardents vers la chair alors en fleur et qui maintenant était déjà pour jamais flétrie. La duchesse de Bohême continua de charmer comme avait fait Violante de Styrie, et l'immense fortune du duc ne servit qu'à donner un cadre digne d'elle à l'objet d'art qu'elle était. D'objet d'art elle devint objet de luxe par cette naturelle inclinaison des choses d'ici-bas à descendre au pire quand un noble effort ne maintient pas leur centre de gravité comme au-dessus d'elles-mêmes. Augustin s'étonnait de tout ce qu'il apprenait d'elle. «Pourquoi la duchesse, lui écrivait-il, parle-t-elle sans cesse de choses que Violante méprisait tant?»
—Parce que je plairais moins avec des préoccupations qui, par leur supériorité même, sont antipathiques et incompréhensibles aux personnes qui vivent dans le monde, répondit Violante. Mais je m'ennuie, mon bon Augustin.
Il vint la voir, lui expliqua pourquoi elle s'ennuyait:
—Votre goût pour la musique, pour la réflexion, pour la charité, pour la solitude, pour la campagne, ne s'exerce plus. Le succès vous occupe, le plaisir vous retient. Mais on ne trouve le bonheur qu'à faire ce qu'on aime avec les tendances profondes de son âme.
—Comment le sais-tu, toi qui n'as pas vécu? dit Violante.
—J'ai pensé et c'est tout vivre, dit Augustin. Mais j'espère que bientôt vous serez prise du dégoût de cette vie insipide.
Violante s'ennuya de plus en plus, elle n'était plus jamais gaie. Alors, l'immoralité du monde, qui jusque-là l'avait laissée indifférente, eut prise sur elle et la blessa cruellement, comme la dureté des saisons terrasse les corps que la maladie rend incapables de lutter. Un jour qu'elle se promenait seule dans une avenue presque déserte, d'une voiture qu'elle n'avait pas aperçue tout d'abord une femme descendit qui alla droit à elle. Elle l'aborda, et lui ayant demandé si elle était bien Violante de Bohème, elle lui raconta qu'elle avait été l'amie de sa mère et avait eu le désir de revoir la petite Violante qu'elle avait tenue sur ses genoux. Elle l'embrassa avec émotion, lui prit la taille et se mit à l'embrasser si souvent que Violante, sans lui dire adieu, se sauva à toutes jambes. Le lendemain soir, Violante se rendit à une fête donnée en l'honneur de la princesse de Misène, qu'elle ne connaissait pas. Elle reconnut dans la princesse la dame abominable de la veille. Et une douairière, que jusque-là Violante avait estimée, lui dit:
—Voulez-vous que je vous présente à la princesse de Misène?
—Non! dit Violante.
—Ne soyez pas timide, dit la douairière. Je suis sûre que vous lui plairez. Elle aime beaucoup les jolies femmes.
Violante eut à partir de ce jour deux mortelles ennemies, la princesse de Misène et la douairière, qui la représentèrent partout comme un monstre d'orgueil et de perversité. Violante l'apprit, pleura sur elle-même et sur la méchanceté des femmes. Elle avait depuis longtemps pris son parti de celle des hommes. Bientôt elle dit chaque soir à son mari:
—Nous partirons après-demain pour ma Styrie et nous ne la quitterons plus.
Puis il y avait une fête qui lui plairait peut-être plus que les autres, une robe plus jolie à montrer. Les besoins profonds d'imaginer, de créer, de vivre seule et par la pensée, et aussi de se dévouer, tout en la faisant souffrir de ce qu'ils n'étaient pas contentés, tout en l'empêchant de trouver dans le monde l'ombre même d'une joie s'étaient trop émoussés, n'étaient plus assez impérieux pour la faire changer de vie, pour la forcer à renoncer au monde et à réaliser sa véritable destinée. Elle continuait à offrir le spectacle somptueux et désolé d'une existence faite pour l'infini et peu à peu restreinte au presque néant, avec seulement sur elle les ombres mélancoliques de la noble destinée qu'elle eût pu remplir et dont elle s'éloignait chaque jour davantage. Un grand mouvement de pleine charité qui aurait lavé son cœur comme une marée, nivelé toutes les inégalités humaines qui obstruent un cœur mondain, était arrêté par les mille digues de l'égoïsme, de la coquetterie et de l'ambition. La bonté ne lui plaisait plus que comme une élégance. Elle ferait bien encore des charités d'argent, des charités de sa peine même et de son temps, mais toute une partie d'elle-même était réservée, ne lui appartenait plus. Elle lisait ou rêvait encore le matin dans son lit, mais avec un esprit faussé, qui s'arrêtait maintenant au dehors des choses et se considérait lui-même, non pour s'approfondir, mais pour s'admirer voluptueusement et coquettement comme en face d'un miroir. Et si alors on lui avait annoncé une visite, elle n'aurait pas eu la volonté de la renvoyer pour continuer à rêver ou à lire. Elle en était arrivée à ne plus goûter la nature qu'avec des sens pervertis, et le charme des saisons n'existait plus pour elle que pour parfumer ses élégances et leur donner leur tonalité. Les charmes de l'hiver devinrent le plaisir d'être frileuse, et la gaieté de la chasse ferma son cœur aux tristesses de l'automne. Parfois elle voulait essayer de retrouver, en marchant seule dans une forêt, la source naturelle des vraies joies. Mais, sous les feuillées ténébreuses, elle promenait des robes éclatantes. Et le plaisir d'être élégante corrompait pour elle la joie d'être seule et de rêver.
—Partons-nous demain? demandait le duc.
—Après-demain, répondait Violante.
Puis le duc cessa de l'interroger. À Augustin qui se lamentait, Violante écrivit: «Je reviendrai quand je serai un peu plus vieille.»—«Ah! répondit Augustin, vous leur donnez délibérément votre jeunesse; vous ne reviendrez jamais dans votre Styrie.» Elle n'y revint jamais. Jeune, elle était restée dans le monde pour exercer la royauté d'élégance que presque encore enfant elle avait conquise. Vieille, elle y resta pour la défendre. Ce fut en vain. Elle la perdit. Et quand elle mourut, elle était encore en train d'essayer de la reconquérir. Augustin avait compté sur le dégoût. Mais il avait compté sans une force qui, si elle est nourrie d'abord par la vanité, vainc le dégoût, le mépris, l'ennui même: c'est l'habitude.
Août 1892.
FRAGMENTS DE COMÉDIE ITALIENNE
«De même que l'écrevisse, le bélier, le scorpion, la balance et le verseau perdent toute bassesse quand ils apparaissent comme signes du zodiaque, ainsi on peut voir sans colère ses propres vices dans des personnages éloignés...»
(EMERSON.)
I
LES MAÎTRESSES DE FABRICE
La maîtresse de Fabrice était intelligente et belle; il ne pouvait s'en consoler. «Elle ne devrait pas se comprendre! s'écriait-il en gémissant, sa beauté m'est gâtée par son intelligence; m'éprendrais-je encore de la Joconde chaque fois que je la regarde, si je devais dans le même temps entendre la dissertation d'un critique, même exquis?» Il la quitta, prit une autre maîtresse qui était belle et sans esprit. Mais elle l'empêchait continuellement de jouir de son charme par un manque de tact impitoyable. Puis elle prétendit à l'intelligence, lut beaucoup, devint pédante et fut aussi intellectuelle que la première avec moins d'aisance et des maladresses ridicules. Il la pria de garder le silence: même quand elle ne parlait pas, sa beauté reflétait cruellement sa stupidité. Enfin, il lit la connaissance d'une femme chez qui l'intelligence ne se trahissait que par une grâce plus subtile, qui se contentait de vivre et ne dissipait pas dans des conversations trop précises le mystère charmant de sa nature. Elle était douce comme les hôtes gracieuses et agiles aux yeux profonds, et troublait comme, au matin, le souvenir poignant et vague de nos rêves. Mais elle ne prit point la peine de faire pour lui ce qu'avaient fait les deux autres: l'aimer.
II
LES AMIES DE LA COMTESSE MYRTO
Myrto, spirituelle, bonne et jolie, mais qui donne dans le chic, préfère à ses autres amies Parthénis, qui est duchesse et plus brillante qu'elle; pourtant elle se plaît avec Lalagé, dont l'élégance égale exactement la sienne, et n'est pas indifférente aux agréments de Cléanthis, qui est obscure et ne prétend pas à un rang éclatant. Mais qui Myrto ne peut souffrir, c'est Doris; la situation mondaine de Doris est un peu moindre que celle de Myrto, et elle recherche Myrto, comme Myrto fait de Parthénis, pour sa plus grande élégance.
Si nous remarquons chez Myrto ces préférences et cette antipathie, c'est que la duchesse Parthénis non seulement procure un avantage à Myrto, mais encore ne peut l'aimer que pour elle-même; que Lalagé peut l'aimer pour elle-même et qu'en tout cas étant collègues et de même grade, elles ont besoin l'une de l'autre; c'est enfin qu'à chérir Cléanthis, Myrto sent avec orgueil qu'elle est capable de se désintéresser, d'avoir un goût sincère, de comprendre et d'aimer, qu'elle est assez élégante pour se passer au besoin de l'élégance. Tandis que Doris ne s'adresse qu'à ses désirs de chic, sans être en mesure de les satisfaire; qu'elle vient chez Myrto, comme un roquet près d'un matin dont les os sont comptés, pour tâter de ses duchesses, et si elle peut, en enlever une; que, déplaisant comme Myrto par une disproportion fâcheuse entre son rang et celui où elle aspire, elle lui présente enfin l'image de son vice. L'amitié que Myrto porte à Parthénis, Myrto la reconnaît avec déplaisir dans les égards que lui marque Doris. Lalagé, Cléanthis même lui rappelaient ses rêves ambitieux, et Parthénis au moins commençait de les réaliser: Doris ne lui parle que de sa petitesse. Aussi, trop irritée pour jouer le rôle amusant de protectrice, elle éprouve à l'endroit de Doris les sentiments qu'elle, Myrto, inspirerait précisément à Parthénis, si Parthénis n'était pas au-dessus du snobisme: elle la hait.
III
HELDÉMONE, ADELGISE, ERCOLE
Témoin d'une scène un peu légère, Ercole n'ose la raconter à la duchesse Adelgise, mais n'a pas même scrupule devant la courtisane Heldémone.
—Ercole, s'écrie Adelgise, vous ne croyez pas que je puisse entendre cette histoire? Ah! je suis bien sûre que vous agiriez autrement avec la courtisane Heldémone; vous me respectez: vous ne m'aimez pas.
—Ercole, s'écrie Heldémone, vous n'avez pas la pudeur de me taire cette histoire? Je vous en fais juge; en useriez-vous ainsi avec la duchesse Adelgise? Vous ne me respectez pas: vous ne pouvez donc m'aimer.
IV
L'INCONSTANT
Fabrice qui veut, qui croit aimer Béatrice à jamais, songe qu'il a voulu, qu'il a cru de même quand il aimait, pour six mois, Hippolyta, Barbara ou Clélie. Alors il essaye de trouver dans les qualités réelles de Béatrice une raison de croire que, sa passion finie, il continuera à fréquenter chez elle, la pensée qu'un jour il vivrait sans la voir étant incompatible avec un sentiment qui a l'illusion de son éternité. Puis, égoïste avisé, il ne voudrait pas se dévouer ainsi, tout entier, avec ses pensées, ses actions, ses intentions de chaque minute, et ses projets pour tous les avenirs, à la compagne de quelques-unes seulement de ses heures. Béatrice a beaucoup d'esprit et juge bien: «Quel plaisir, quand j'aurai cessé de l'aimer, j'éprouverai à causer avec elle des autres, d'elle-même, de mon défunt amour pour elle...» (qui revivrait ainsi, converti en amitié plus durable, il espère). Mais, sa passion pour Béatrice finie, il reste deux ans sans aller chez elle, sans en avoir envie, sans souffrir de ne pas en avoir envie. Un jour qu'il est forcé d'aller la voir, il maugrée, reste dix minutes. C'est qu'il rêve nuit et jour à Giulia, qui est singulièrement dépourvue d'esprit, mais dont les cheveux pâles sentent bon comme une herbe fine, et dont les yeux sont innocents comme deux fleurs.
V
La vie est étrangement facile et douce avec certaines personnes d'une grande distinction naturelle, spirituelles, affectueuses, mais qui sont capables de tous les vices, encore qu'elles n'en exercent aucun publiquement et qu'on n'en puisse affirmer d'elles un seul. Elles ont quelque chose de souple et de secret. Puis, leur perversité donne du piquant aux occupations les plus innocentes, comme se promener la nuit, dans des jardins.
VI
CIRES PERDUES
I
Je vous vis tout à l'heure pour la première fois, Cydalise, et j'admirai d'abord vos cheveux blonds, qui mettaient comme un petit casque d'or sur votre tête enfantine, mélancolique et pure. Une robe d'un velours rouge un peu pâle adoucissait encore cette tête singulière dont les paupières baissées paraissaient devoir sceller à jamais le mystère. Mais vous élevâtes vos regards; ils s'arrêtèrent sur moi, Cydalise, et dans les yeux que je vis alors semblait avoir passé la fraîche pureté des matins, des eaux courantes aux premiers beaux jours. C'étaient comme des yeux qui n'auraient jamais rien regardé de ce que tous les yeux humains ont accoutumé à refléter, des yeux vierges encore d'expérience terrestre. Mais à vous mieux regarder, vous exprimiez surtout quelque chose d'aimant et de souffrant, comme d'une à qui ce qu'elle aurait voulu eût été refusé, dès avant sa naissance, par les fées. Les étoiles mêmes prenaient sur vous une grâce douloureuse, s'attristaient sur vos bras surtout, vos bras juste assez découragés pour rester simples et charmants. Puis j'imaginais de vous comme d'une princesse venue de très loin, à travers les siècles, qui s'ennuyait ici pour toujours avec une langueur résignée, princesse aux vêtements d'une harmonie ancienne et rare et dont la contemplation serait vite devenue pour les yeux une douce et enivrante habitude. J'aurais voulu vous faire raconter vos rêves, vos ennuis. J'aurais voulu vous voir tenir dans la main quelque hanap, ou plutôt une de ces buires d'une forme si fière et si triste et qui vides aujourd'hui dans nos musées, élevant avec une grâce inutile une coupe épuisée, furent autrefois, comme vous, la fraîche volupté des tables de Venise dont un peu des dernières violettes et des dernières roses semble flotter encore dans le courant limpide du verre écumeux et troublé.
II
«Comment pouvez-vous préférer Hippolyta aux cinq autres que je viens de dire et qui sont les plus incontestables beautés de Vérone? D'abord, elle a le nez trop long et trop busqué.»—Ajoutez qu'elle a la peau trop fine, et la lèvre supérieure trop mince, ce qui tire trop sa bouche par le haut quand elle rit, en fait un angle très aigu. Pourtant son rire m'impressionne infiniment, et les profils les plus purs me laissent froid auprès de la ligne de son nez trop busquée à votre avis, pour moi si émouvante et qui rappelle l'oiseau. Sa tête aussi est un peu d'un oiseau, si longue du front à la nuque blonde, plus encore ses veux perçants et doux. Souvent, au théâtre, elle est accoudée à l'appui de sa loge; son bras ganté de blanc jaillit tout droit, jusqu'au menton, appuyé sur les phalanges de la main. Son corps parfait enfle ses coutumières gazes blanches comme des ailes reployées. On pense à un oiseau qui rêve sur une patte élégante et grêle. Il est charmant aussi de voir son éventail de plume palpiter près d'elle et battre de son aile blanche. Je n'ai jamais pu rencontrer ses fils ou ses neveux, qui tous ont comme elle le nez busqué, les lèvres minces, les yeux perçants, la peau trop fine, sans être troublé en reconnaissant sa race sans doute issue d'une déesse et d'un oiseau. À travers la métamorphose qui enchaîne aujourd'hui quelque désir ailé à cette forme de femme, je reconnais la petite tête royale du paon, derrière qui ne ruisselle plus le flot bleu de mer, vert de mer, ou l'écume de son plumage mythologique. Elle donne l'idée du fabuleux avec le frisson de la beauté.
VII
SNOBS
I
Une femme ne se cache pas d'aimer le bal, les courses, le jeu même. Elle le dit, ou l'avoue simplement, ou s'en vante. Mais n'essayez pas de lui faire dire qu'elle aime le chic, elle se récrierait, se fâcherait tout de bon. C'est la seule faiblesse qu'elle cache soigneusement, sans doute parce que seule elle humilie la vanité. Elle veut bien dépendre des cartes, non des ducs. Parce qu'elle fait une folie, elle ne se croit inférieure à personne; son snobisme implique au contraire qu'il y a des gens à qui elle est inférieure, ou le peut devenir, en se relâchant. Aussi l'on voit telle femme qui proclame le chic une chose tout à fait stupide, y employer une finesse, un esprit, une intelligence, dont elle eût pu écrire un joli conte ou varier ingénieusement les plaisirs et les peines de son amant.
II
Les femmes d'esprit ont si peur qu'on puisse les accuser d'aimer le chic qu'elles ne le nomment, jamais; pressées dans la conversation, elles s'engagent dans une périphrase pour éviter le nom de cet amant qui les compromettrait. Elles se jettent au besoin sur le nom d'Elégance, qui détourne les soupçons et qui semble attribuer au moins à l'arrangement de leur vie une raison d'art plutôt que de vanité. Seules, celles qui n'ont pas encore le chic ou qui l'ont perdu, le nomment dans leur ardeur d'amantes inassouvies ou délaissées. C'est ainsi que certaines jeunes femmes qui se lancent ou certaines vieilles femmes qui retombent parlent volontiers du chic que les autres ont, ou, encore mieux, qu'ils n'ont pas. À vrai dire, si parler du chic que les autres n'ont pas les réjouit plus, parler du chic que les autres ont les nourrit davantage, et fournit à leur imagination affamée comme un aliment plus réel. J'en ai vu, à qui la pensée des alliances d'une duchesse donnait des frissons de plaisir avant que d'envie. Il y a, paraît-il, dans la province, des boutiquières dont la cervelle enferme comme une cage étroite des désirs de chic ardents comme des fauves. Le facteur leur apporte le Gaulois. Les nouvelles élégantes sont dévorées en un instant. Les inquiètes provinciales sont repues. Et pour une heure des regards rassérénés vont briller dans leurs prunelles élargies par la jouissance et l'admiration.
III
CONTRE UNE SNOB
Si vous n'étiez pas du monde et si l'on vous disait qu'Élianthe, jeune, belle, riche, aimée d'amis et d'amoureux comme elle est, rompt avec eux tout d'un coup, implore sans relâche les faveurs et souffre sans impatience les rebuffades d'hommes, parfois laids, vieux et stupides, qu'elle connaît à peine, travaille pour leur plaire comme au bagne, en est folle, en devient sage, se rend à force de soins leur amie, s'ils sont pauvres leur soutien, sensuels leur maîtresse, vous penseriez: quel crime a donc commis Élianthe et qui sont ces magistrats redoutables qu'il lui faut à tout prix acheter, à qui elle sacrifie ses amitiés, ses amours, la liberté de sa pensée, la dignité de sa vie, sa fortune, son temps, ses plus intimes répugnances de femme? Pourtant Élianthe n'a commis aucun crime. Les juges qu'elle s'obstine à corrompre ne songeaient guère à elle et l'auraient laissée couler tranquillement sa vie riante et pure. Mais une terrible malédiction est sur elle: elle est snob.
IV
À UNE SNOB
Votre âme est bien, comme parle Tolstoy, une forêt obscure. Mais les arbres en sont d'une espèce particulière, ce sont des arbres généalogiques. On vous dit vaine? Mais l'univers n'est pas vide pour vous, il est plein d'armoiries. C'est une conception du monde assez éclatante et symbolique. N'avez-vous pas aussi vos chimères qui ont la forme et la couleur de celles qu'on voit peintes sur les blasons? N'êtes-vous pas instruite? Le Tout-Paris, le Gotha, le High-Life vous ont appris le Bouillet. En lisant le récit, des batailles que les ancêtres avaient gagnées, vous avez retrouvé le nom des descendants que vous invitez à dîner et par cette mnémotechnie vous avez retenu toute l'histoire de France. De là une certaine grandeur dans votre rêve ambitieux auquel vous avez sacrifié votre liberté, vos heures de plaisir ou de réflexion, vos devoirs, vos amitiés, l'amour même. Car la figure de vos nouveaux amis s'accompagne dans votre imagination d'une longue suite de portraits d'aïeux. Les arbres généalogiques que vous cultivez avec tant de soin, dont vous cueillez chaque année les fruits avec tant de joie, plongent leurs racines dans la plus antique terre française. Votre rêve solidarise le présent au passé. L'âme des croisades anime pour vous de banales figures contemporaines et si vous relisez si fiévreusement vos carnets de visite, n'est-ce pas qu'à chaque nom vous sentez s'éveiller, frémir et presque chanter, comme une morte levée de sa dalle blasonnée, la fastueuse vieille France.
VIII
ORANTHE
Vous ne vous êtes pas couché cette nuit et ne vous êtes pas encore lavé ce matin?
Pourquoi le proclamer, Oranthe?
Brillamment doué comme vous l'êtes, pensez-vous n'être pas assez distingué par là du reste du monde et qu'il vous faille jouer encore un aussi triste personnage?
Vos créanciers vous harcèlent, vos infidélités poussent votre femme au désespoir, revêtir un habit serait pour vous endosser une livrée, et personne ne saurait vous contraindre à paraître dans le monde autrement qu'échevelé. Assis à dîner vous n'ôtez pas vos gants pour montrer que vous ne mangez pas, et la nuit si vous avez la fièvre, vous faites atteler votre victoria pour aller au bois de Boulogne.
Vous ne pouvez lire Lamartine que par une nuit de neige et écouter Wagner qu'en faisant brûler du cinname.
Pourtant vous êtes honnête homme, assez riche pour ne pas faire de dettes si vous ne les croyiez nécessaires à votre génie, assez tendre pour souffrir de causer à votre femme un chagrin que vous trouveriez bourgeois de lui épargner, vous ne fuyez pas les compagnies, vous savez y plaire, et votre esprit, sans que vos longues boucles fussent nécessaires, vous y ferait assez remarquer. Vous avez bon appétit, mangez bien avant d'aller dîner en ville, et enragez pourtant d'y rester à jeun. Vous prenez la nuit, dans les promenades où votre originalité vous oblige, les seules maladies dont vous souffriez. Vous avez assez d'imagination pour faire tomber de la neige ou brûler du cinname sans le secours de l'hiver ou d'un brûle-parfums, assez lettré et assez musicien pour aimer Lamartine et Wagner en esprit et en vérité. Mais quoi! à l'âme d'un artiste vous joignez tous les préjugés bourgeois dont, sans réussir à nous donner le change, vous ne nous montrez que l'envers.
IX
CONTRE LA FRANCHISE
Il est sage de redouter également Percy, Laurence et Augustin. Laurence récite des vers, Percy fait des conférences, Augustin dit des vérités. Personne franche, voilà le titre de ce dernier et sa profession, c'est ami véritable.
Augustin entre dans un salon; je vous le dis en vérité, tenez-vous sur vos gardes et n'allez pas oublier qu'il est votre ami véritable. Songez qu'à l'instar de Percy et de Laurence, il ne vient jamais impunément, et qu'il n'attendra pas plus pour vous les dire que vous lui demandiez quelques-unes de vos vérités, que ne faisait Laurence pour vous dire un monologue ou Percy ce qu'il pense de Verlaine. Il ne se laisse ni attendre ni interrompre, parce qu'il est franc comme Laurence est conférencier, non dans votre intérêt, mais pour son plaisir. Certes votre déplaisir avive son plaisir, comme votre attention celui de Laurence. Mais ils s'en passeraient au besoin. Voilà donc trois impudents coquins à qui l'on devrait refuser tout encouragement, régal, sinon aliment de leur vice. Bien au contraire, ils ont leur public spécial qui les fait vivre. Celui d'Augustin le diseur de vérités est même très étendu. Ce public, égaré par la psychologie conventionnelle du théâtre et l'absurde maxime: «Qui aime bien châtie bien», se refuse à reconnaître que la flatterie n'est parfois que l'épanchement de la tendresse et la franchise la bave de la mauvaise humeur. Augustin exerce-t-il sa méchanceté sur un ami? ce public-là oppose vaguement dans son esprit la rudesse romaine à l'hypocrisie byzantine et s'écrie avec un geste fier, les yeux allumés par l'allégresse de se sentir meilleur, plus fruste, plus indélicat: «Ce n'est pas lui qui vous parlerait tendrement... Honorons-le: Quel ami véritable!...»
X
Un milieu élégant est celui où l'opinion de chacun est faite de l'opinion des autres. Est-elle faite du contre-pied de l'opinion des autres? c'est un milieu littéraire.
* * *
L'exigence du libertin qui veut une virginité est encore une forme de l'éternel hommage que rend l'amour à l'innocence.
* * *
En quittant les **, vous allez voir les ***, et la bêtise, la méchanceté, la misérable situation des ** est mise à nu. Pénétré d'admiration pour la clairvoyance des ***, vous rougissez d'avoir d'abord eu quelque considération pour les **. Mais quand vous retournez chez eux, ils percent de part en part les *** et à peu près avec les mêmes procédés. Aller de l'un chez l'autre, c'est visiter les deux camps ennemis. Seulement comme l'un n'entend jamais la fusillade de l'autre, il se croit le seul armé. Quand on s'est aperçu que l'armement est le même et que les forces, ou plutôt la faiblesse, sont à peu près pareilles, on cesse alors d'admirer celui qui tire et de mépriser celui qui est visé. C'est le commencement de la sagesse. La sagesse même serait de rompre avec tous les deux.
XI
SCENARIO
Honoré est assis dans sa chambre. Il se lève et se regarde dans la glace:
SA CRAVATE.—Voici bien des fois que tu charges de langueur et que tu amollis rêveusement mon nœud expressif et un peu défait. Tu es donc amoureux, cher ami; mais pourquoi es-tu triste?...
SA PLUME.—Oui, pourquoi es-tu triste? Depuis une semaine tu me surmènes, mon maître, et pourtant j'ai bien changé de genre de vie! Moi qui semblais promise à des tâches plus glorieuses, je crois que je n'écrirai plus que des billets doux, si j'en juge par ce papier à lettres que tu viens de faire faire. Mais ces billets doux seront tristes, comme me le présagent les désespoirs nerveux dans lesquels tu me saisis et me reposes tout à coup. Tu es amoureux, cher ami, mais pourquoi es-tu triste?
DES ROSES, DES ORCHIDÉES, DES HORTENSIAS, DES CHEVEUX DE, DES ANCOLIES, qui remplissent la chambre.—Tu nous a toujours aimées, mais jamais tu ne nous appelas autant à la fois à te charmer par nos poses fières et mièvres, notre geste éloquent et la voix touchante de nos parfums. Certes, nous te présentons les grâces fraîches de la bien-aimée. Tu es amoureux, mais pourquoi es-tu triste?...
DES LIVRES.—Nous fûmes toujours tes prudents conseillers, toujours interrogés, toujours inécoutés. Mais si nous ne t'avons pas fait agir, nous t'avons fait comprendre, tu as couru tout de même à la défaite; mais au moins tu ne t'es pas battu dans l'ombre et comme dans un cauchemar: ne nous relègue pas à l'écart comme de vieux précepteurs dont on ne veut plus. Tu nous as tenus dans tes mains enfantines. Tes yeux encore purs s'étonnèrent en nous contemplant. Si tu ne nous aimes pas pour nous-mêmes, aime-nous pour tout ce que nous te rappelons de toi, de tout ce que tu as été, de tout ce que tu aurais pu être, et avoir pu l'être n'est-ce pas un peu, tandis que tu y songeais, l'avoir été?
Viens écouter notre voix familière et sermonneuse; nous ne te dirons pas pourquoi tu es amoureux, mais nous te dirons pourquoi tu es triste, et si notre enfant se désespère et pleure, nous lui raconterons des histoires, nous le bercerons comme autrefois quand la voix de sa mère prêtait à nos paroles sa douce autorité, devant le feu qui flambait de toutes ses étincelles, de tous tes espoirs et de tous tes rêves.
HONORÉ.—Je suis amoureux d'elle et je crois que je serai aimé. Mais mon cœur me dit que moi qui fus si changeant, je serai toujours amoureux d'elle, et ma bonne fée sait que je n'en serai aimé qu'un mois. Voilà pourquoi, avant d'entrer dans le paradis de ces joies brèves, je m'arrête sur le seuil pour essuyer mes yeux.
SA BONNE FÉE.—Cher ami, je viens du ciel t'apporter ta grâce, et ton bonheur dépendra de toi. Si, pendant un mois, au risque de gâter par tant d'artifices les joies que tu te promettais des débuts de cet amour, tu dédaignes celle que tu aimes, si tu sais pratiquer la coquetterie et affecter l'indifférence, ne pas venir au rendez-vous que vous prendrez et détourner tes lèvres de sa poitrine qu'elle te tendra comme une gerbe de roses, votre amour fidèle et partagé s'édifiera pour l'éternité sur l'incorruptible base de ta patience.
HONORÉ, sautant de joie.—Ma bonne fée, je t'adore et je t'obéirai.
LA PETITE PENDULE DE SAXE.—Ton amie est inexacte, mon aiguille a déjà dépassé la minute où tu la rêvais depuis si longtemps et où la bien-aimée devait venir. Je crains bien de rythmer encore longtemps de mon tic tac monotone ta mélancolique et voluptueuse attente; tout en sachant le temps, je ne comprends rien à la vie, les heures tristes prennent la place des minutes joyeuses, se confondent en moi comme des abeilles dans une ruche...
La sonnette retentit; un domestique va ouvrir la porte.
LA BONNE FÉE.—Songe à m'obéir et que l'éternité de ton amour en dépend.
La pendule bat fiévreusement, les parfums des roses s'inquiètent et les orchidées tourmentées se penchent anxieusement vers Honoré; une a l'air méchant. Sa plume inerte le considère avec la tristesse de ne pouvoir bouger. Les livres n'interrompent point leur grave murmure. Tout lui dit: Obéis à la fée et songe que l'éternité de ton amour en dépend...
HONORÉ, sans hésiter.—Mais j'obéirai, comment pouvez-vous douter de moi?
La bien-aimée entre; les roses, les orchidées, les cheveux de Vénus, la plume et le papier, la pendule de Saxe, Honoré haletant vibrent comme une harmonie d'elle.
Honoré se précipite sur sa bouche en s'écriant: «Je t'aime!...»
ÉPILOGUE.—Ce fut comme s'il avait soufflé sur la flamme du désir de la bien-aimée. Feignant d'être choquée de l'inconvenance de ce procédé, elle s'enfuit et il ne la revit jamais que le torturant d'un regard indifférent et sévère...
XII
ÉVENTAIL
Madame, j'ai peint pour vous cet éventail.
Puisse-t-il selon votre désir évoquer dans votre retraite les formes vaines et charmantes qui peuplèrent votre salon, si riche alors de vie gracieuse, à jamais fermé maintenant.
Les lustres dont toutes les branches portent de grandes fleurs pâles, éclairent des objets d'art de tous les temps et de tous les pays. Je pensais à l'esprit de notre temps en promenant avec mon pinceau les regards curieux de ces lustres sur la diversité de vos bibelots. Comme eux, il a contemplé les exemplaires de la pensée ou de la vie des siècles à travers le monde. Il a démesurément étendu le cercle de ses excursions. Par plaisir, par ennui, il les a variées comme des promenades, et maintenant, découragé de trouver, non pas même le but, mais le bon chemin, sentant ses forces défaillir, et que son courage l'abandonne, il se couche la face contre terre pour ne plus rien voir, comme une brute. Je les ai pourtant peints avec tendresse, les rayons de vos lustres; ils ont caressé avec une amoureuse mélancolie tant de choses et tant d'êtres, et maintenant ils se sont éteints à jamais. Malgré les petites dimensions du cadre, vous reconnaîtrez peut-être les personnes du premier plan, et que le peintre impartial a mis en même valeur, comme votre sympathie égale, les grands seigneurs, les femmes belles et les hommes de talent. Conciliation téméraire aux yeux du monde, insuffisante au contraire, et injuste selon la raison, mais qui fit de votre société un petit univers moins divisé, plus harmonieux que l'autre, vivant pourtant, et qu'on ne verra plus. Aussi je ne voudrais pas que mon éventail fût regardé par un indifférent, qui n'aurait pas fréquenté dans des salons comme le vôtre et qui s'étonnerait de voir «la politesse» réunir des ducs sans morgue et des romanciers sans prétention. Mais peut-être ne comprendrait-il pas non plus, cet étranger, les vices de ce rapprochement dont l'excès ne facilite bientôt qu'un échange, celui des ridicules. Sans doute, il trouverait d'un réalisme pessimiste le spectacle que donne la bergère de droite où un grand écrivain, avec les apparences d'un snob, écoute un grand seigneur qui semble pérorer sur le poème qu'il feuillette et auquel l'expression de son regard, si j'ai sa la faire assez niaise, montre assez qu'il ne comprend rien.
Près de la cheminée vous reconnaîtrez C...
Il débouche un flacon et explique à sa voisine qu'il y a fait concentrer les parfums les plus violents et les plus étranges.
B..., désespéré de ne pouvoir renchérir sur lui, et pensant que la plus sûre manière de devancer la mode, c'est d'être démodé avec éclat, respire deux sous de violettes et considère C... avec mépris.
Vous-même n'eûtes-vous pas de ces retours artificiels à la nature? J'aurais voulu, si ces détails n'eussent été trop minuscules pour rester distincts, figurer dans un coin retiré de votre bibliothèque musicale d'alors, vos opéras de Wagner, vos symphonies de Franck et de d'Indy mises au rancart, et sur votre piano quelques cahiers encore ouverts de Haydn, de Haendel ou de Palestrina.
Je n'ai pas craint de vous figurer sur le canapé rose. T... y est assis auprès de vous. Il vous décrit sa nouvelle chambre savamment goudronnée pour lui suggérer les sensations d'un voyage en mer, vous dévoile toutes les quintessences de sa toilette et de son ameublement.
Votre sourire dédaigneux témoigne que vous prisez peu cette imagination infirme à qui une chambre nue ne suffit pas pour y faire passer toutes les visions de l'univers, et qui conçoit l'art et la beauté d'une façon si pitoyablement matérielle.
Vos plus délicieuses amies sont là. Me le pardonneraient-elles si vous leur montriez l'éventail? Je ne sais. La plus étrangement belle, qui dessinait devant nos yeux émerveillés comme un Whistler vivant, ne se serait reconnue et admirée que portraiturée par Bouguereau. Les femmes réalisent la beauté sans la comprendre.
Elles diront peut-être: Nous aimons simplement une beauté qui n'est pas la vôtre. Pourquoi serait-elle, moins que la vôtre, la beauté.
Qu'elles me laissent dire au moins: combien peu de femmes comprennent l'esthétique dont elles relèvent. Telle vierge de Botticelli, n'était la mode, trouverait ce peintre gauche et sans art.
Acceptez cet éventail avec indulgence. Si quelqu'une des ombres qui s'y sont posées après avoir voltigé dans mon souvenir, jadis, ayant sa part de la vie, vous a fait pleurer, reconnaissez-la sans amertume en considérant que c'est une ombre et que vous n'en souffrirez plus.
J'ai pu les porter innocemment, ces ombres, sur ce frôle papier auquel votre geste donnera des ailes, parce qu'elles sont, pour pouvoir faire du mal, trop irréelles et trop falotes...
Pas plus peut-être qu'au temps où vous les conviiez à venir pendant quelques heures anticiper sur la mort et vivre de la vie vaine des fantômes, dans la joie factice de votre salon, sous les lustres dont les branches s'étaient couvertes de grandes fleurs pâles.
XIII
OLIVIAN
Pourquoi vous voit-on chaque soir, Olivian, vous rendre à la Comédie? Vos amis n'ont-ils pas plus d'esprit que Pantalon, Scaramouche ou Pasquarello? et ne serait-il pas plus aimable de souper avec eux? Mais vous pourriez faire mieux. Si le théâtre est la ressource des causeurs dont l'ami est muet ou la maîtresse insipide, la conversation, même exquise, est le plaisir des hommes sans imagination. Ce qu'on n'a pas besoin de montrer aux chandelles à l'homme d'esprit, parce qu'il le voit en causant, on perd son temps à essayer de vous le dire, Olivian. La voix de l'imagination et de l'âme est la seule qui fasse retentir heureusement l'imagination et l'âme tout entière, et un peu du temps que vous avez tué à plaire, si vous l'aviez fait vivre, si vous l'aviez nourri d'une lecture ou d'une songerie, au coin de votre feu l'hiver ou l'été dans votre parc, vous garderiez le riche souvenir d'heures plus profondes et plus pleines. Ayez le courage de prendre la pioche et le râteau. Un jour, vous aurez plaisir à sentir un parfum doux s'élever de votre mémoire, comme d'une brouette jardinière remplie jusqu'aux bords.
Pourquoi voyagez-vous si souvent? Les carrosses de voiture vous emmènent bien lentement où votre rêve vous conduirait si vite. Pour être au bord de la mer, vous n'avez qu'à fermer les yeux. Laissez ceux qui n'ont que les yeux du corps déplacer toute leur suite et s'installer avec elle à Pouzzoles ou à Naples. Vous voulez, dites-vous, y terminer un livre? Où travaillerez-vous mieux qu'à la ville? Entre ses murs, vous pouvez faire passer les plus vastes décors qu'il vous plaira; vous y éviterez plus facilement qu'à Pouzzoles les déjeuners de la princesse de Bergame et vous serez moins souvent tenté de vous promener sans rien faire. Pourquoi surtout vous acharner à vouloir jouir du présent, pleurer de n'y pas réussir? Homme d'imagination, vous ne pouvez jouir que par le regret ou dans l'attente, c'est-à-dire du passé ou de l'avenir.
Voilà pourquoi, Olivian, vous êtes mécontent de votre maîtresse, de vos villégiatures et de vous-même. La raison de ces maux, vous l'avez peut-être déjà remarquée; mais alors pourquoi vous y complaire au lieu de chercher à les guérir? C'est que vous êtes bien misérable, Olivian. Vous n'étiez pas encore un homme, et déjà vous êtes un homme de lettres.
XIV
PERSONNAGES DE LA COMÉDIE MONDAINE
De même que dans les comédies Scaramouche est toujours vantard et Arlequin toujours balourd, que la conduite de Pasquino n'est qu'intrigue, celle de Pantalon qu'avarice et que crédulité; de même la société a décrété que Guido est spirituel mais perfide, et n'hésiterait pas pour faire un bon mot à sacrifier un ami; que Girolamo capitalise, sous les dehors d'une rude franchise, des trésors de sensibilité; que Castruccio, dont on peut flétrir les vices, est l'ami le plus sûr et le fils le plus délicat; qu'Iago, malgré dix beaux livres, n'est qu'un amateur, tandis que quelques mauvais articles de journaux ont aussitôt sacré Ercole un écrivain; que Césare doit tenir à la police, être reporter ou espion. Cardenio est snob et Pippo n'est qu'un faux bonhomme, malgré ses protestations d'amitié. Quant à Fortunata, c'est chose à jamais convenue, elle est bonne. La rondeur de son embonpoint garantit assez la bienveillance de son caractère: comment une si grosse dame serait-elle une méchante personne?
Chacun d'ailleurs, déjà très différent par nature du caractère que la société a été chercher dans le magasin général de ses costumes et caractères, et lui a prêté une fois pour toutes, s'en écarte d'autant plus que la conception a priori de ses qualités, en lui ouvrant un large crédit de défauts inverses, crée à son profit une sorte d'impunité. Son personnage immuable d'ami sur en général permet à Castruccio de trahir chacun de ses amis en particulier. L'ami seul en souffre: «Quel scélérat devait-il être pour être lâché par Castruccio, cet ami si fidèle!» Fortunata peut répandre à longs flots les médisances. Qui serait assez fou pour en chercher la source jusque sous les plis de son corsage, dont l'ampleur vague sert à tout dissimuler. Girolamo peut pratiquer sans crainte la flatterie à qui sa franchise habituelle donne un imprévu plus charmant. Il peut pousser avec un ami sa rudesse jusqu'à la férocité, puisqu'il est entendu que c'est dans son intérêt qu'il le brutalise. Cesare me demande des nouvelles de ma santé, c'est, pour en faire un rapport au doge. Il ne m'en a pas demandé: comme il sait cacher son jeu! Guido m'aborde, il me complimente sur ma bonne mine. «Personne n'est aussi spirituel que lui, mais il est vraiment trop méchant,» s'écrient en chœur les personnes présentes. Cette divergence entre le caractère véritable de Castruccio, de Guido, de Cardenio, d'Ercole, de Pippo, de Cesare et de Fortunata et le type qu'ils incarnent irrévocablement aux yeux sagaces de la société, est sans danger pour eux, puisque cette divergence, la société ne veut pas la voir. Mais elle n'est pas sans terme. Quoi que fasse Girolamo c'est un bourru bienfaisant. Quoi que dise Fortunata, elle est bonne. La persistance absurde, écrasante, immuable du type dont ils peuvent s'écarter sans cesse sans en déranger la sereine fixité s'impose à la longue avec une force attractive croissante à ces personnes d'une originalité faible, et d'une conduite peu cohérente que finit par fasciner ce point de mire seul identique au milieu de leurs universelles variations. Girolamo, en disant à un ami «ses vérités», lui sait gré de lui servir ainsi de comparse et de lui permettre de jouer, en le «gourmandant pour son bien», un rôle honorable, presque éclatant, et maintenant bien près d'être sincère. Il mêle à la violence de ses diatribes une pitié indulgente bien naturelle envers un inférieur qui fait ressortir sa gloire; il éprouve pour lui une reconnaissance véritable, et finalement la cordialité que le monde lui a si longtemps prêtée qu'il a fini par la garder. Fortunata, que son embonpoint croissant, sans flétrir son esprit ni altérer sa beauté, désintéresse pourtant un peu plus des autres en étendant la sphère de sa propre personnalité, sent s'adoucir on elle l'acrimonie qui seule l'empêchait de remplir dignement les fonctions vénérables et charmantes que le monde lui avait déléguées. L'esprit des mots «bienveillance», «bonté», «rondeur», sans cesse prononcés devant elle, derrière elle, a lentement imbibé ses paroles, habituellement élogieuses maintenant et auxquelles sa vaste tournure confère comme une plus flatteuse autorité. Elle a le sentiment vague et profond d'exercer une magistrature considérable et pacifique. Parfois elle semble déborder sa propre individualité et apparaît alors comme rassemblée plénière, houleuse et pourtant molle, des juges bienveillants qu'elle préside et dont l'assentiment l'agite au loin... Et quand, dans les soirées où l'on cause, chacun, sans s'embarrasser des contradictions de la conduite de ces personnages, sans remarquer leur lente adaptation au type imposé, range avec ordre leurs actions dans le tiroir bien à sa place et soigneusement défini de leur caractère idéal, chacun sent avec une satisfaction émue qu'incontestablement le niveau de la conversation s'élève. Certes, on interrompt bientôt ce travail pour ne pas appesantir jusqu'au sommeil des têtes peu habituées à l'abstraction (on est homme du monde). Alors, après avoir flétri le snobisme de l'un, la malveillance de l'autre, le libertinage ou la dureté d'un troisième, on se sépare, et chacun, certain d'avoir payé largement son tribut à la bienveillance, à la pudeur, et à la charité, va se livrer sans remords, dans la paix d'une conscience qui vient de donner ses preuves, aux vices élégants qu'il cumule.
Ces réflexions, inspirées par la société de Bergame, appliquées à une autre, perdraient leur part de vérité. Quand Arlequin quitta la scène bergamasque pour la française, de balourd il devint bel esprit. C'est ainsi que dans certaines sociétés Liduvina passe pour une femme supérieure et Girolamo pour un homme d'esprit. Il faut ajouter aussi que parfois un homme se présente pour qui la société ne possède pas de caractère tout fait ou au moins de caractère disponible, un autre tenant l'emploi. Elle lui en donne d'abord qui ne lui vont pas. Si c'est vraiment un homme original et qu'aucun ne soit à sa taille, incapable de se résigner à essayer de le comprendre et faute de caractère à sa mesure, elle l'exclut; à moins qu'il puisse jouer avec grâce les jeunes premiers, dont on manque toujours.
MONDANITÉ ET MÉLOMANIE
DE BOUVARD ET PÉCUCHET[1]
I
MONDANITÉ
—Maintenant que nous avons une situation, dit Bouvard, pourquoi ne mènerions-nous pas la vie du monde?
C'était assez l'avis de Pécuchet, mais il fallait pouvoir y briller et pour cela étudier les sujets qu'on y traite.
La littérature contemporaine est de première importance.
Ils s'abonnèrent aux diverses revues qui la répandent, les lisaient à haute voix, s'efforçaient à écrire des critiques, recherchant surtout l'aisance et la légèreté du style, en considération du but qu'ils se proposaient.
Bouvard objecta que le style de la critique, écrite même en badinant, ne convient pas dans le monde. Et ils instituèrent des conversations sur ce qu'ils avaient lu, dans la manière des gens du monde.
Bouvard s'accoudait à la cheminée, taquinait avec précaution, pour ne pas les salir, des gants clairs sortis tout exprès, appelant Pécuchet «Madame» ou «Général», pour compléter l'illusion.
Mais souvent ils en restaient là; ou l'un d'eux s'emballant sur un auteur, l'autre essayait en vain de l'arrêter. Au reste, ils dénigraient tout. Leconte de Lisle était trop impassible, Verlaine trop sensitif. Ils rêvaient, sans le rencontrer, d'un juste milieu.
—Pourquoi Loti rend-il toujours le même son?
—Ses romans sont tous écrits sur la même note.
—Sa lyre n'a qu'une corde, concluait Bouvard.
—Mais André Laurie n'est pas plus satisfaisant, car il nous promène chaque année ailleurs et confond la littérature avec la géographie. Son style seul vaut quelque chose. Quant à Henri de Régnier, c'est un fumiste ou un fou, nulle autre alternative.
—Tire-toi de là, mon bonhomme, disait Bouvard, et tu fais sortir la littérature contemporaine d'une rude impasse.
—Pourquoi les forcer? disait Pécuchet en roi débonnaire; ils ont peut-être du sang, ces poulains-là. Laissons-leur la bride sur le cou: la seule crainte, c'est qu'ainsi emballés, ils ne dépassent le but; mais l'extravagance même est la preuve d'une nature riche.
—Pendant ce temps, les barrières seront brisées, criait Pécuchet;—et, remplissant de ses dénégations la chambre solitaire, il s'échauffait:—Du reste, dites tant que vous voudrez que ces lignes inégales sont des vers, je me refuse à y voir autre chose que de la prose, et sans signification, encore!
Mallarmé n'a pas plus de talent, mais c'est un brillant causeur. Quel malheur qu'un homme aussi doué devienne fou chaque fois qu'il prend la plume. Singulière maladie et qui leur paraissait inexplicable. Mæterlinck effraye, mais par des moyens matériels et indignes du théâtre; l'art émeut à la façon d'un crime, c'est horrible! D'ailleurs, sa syntaxe est misérable.
Ils en firent spirituellement la critique en parodiant dans la forme d'une conjugaison son dialogue: «J'ai dit que la femme était entrée.—Tu as dit que la femme était entrée.—Vous avez dit que la femme était entrée.—Pourquoi a-t-on dit que la femme était entrée?»
Pécuchet voulait envoyer ce petit morceau à la Revue des Deux Mondes, mais il était plus avisé, selon Bouvard, de le réserver pour le débiter dans un salon à la mode. Ils seraient classés du premier coup selon leur mérite. Ils pourraient très bien le donner plus tard à une revue. Et les premiers confidents de ce trait d'esprit, le lisant ensuite, seraient flattés rétrospectivement d'en avoir eu la primeur.
Lemaître, malgré tout son esprit, leur semblait inconséquent, irrévérencieux, tantôt pédant et tantôt bourgeois; il exécutait trop souvent la palinodie. Son style surtout était lâché, mais la difficulté d'improviser à dates fixes et si rapprochées doit l'absoudre. Quant à France, il écrit bien, mais pense mal, au contraire de Bourget, qui est profond, mais possède une forme affligeante. La rareté d'un talent complet les désolait.
Cela ne doit pourtant pas être bien difficile, songeait Bouvard, d'exprimer ses idées clairement. Mais la clarté ne suffit pas, il faut la grâce (unie à la force), la vivacité, l'élévation, la logique. Bouvard ajoutait l'ironie. Selon Pécuchet, elle n'est pas indispensable, fatigue souvent et déroute sans profit pour le lecteur. Bref, tout le monde écrit mal. Il fallait, selon Bouvard, en accuser la recherche excessive de l'originalité; selon Pécuchet, la décadence des mœurs.
—Ayons le courage de cacher nos conclusions dans le monde, dit Bouvard; nous passerions pour des détracteurs, et, effrayant chacun, nous déplairions à tout le monde. Rassurons au lieu d'inquiéter. Notre originalité nous nuira déjà assez. Même tâchons de la dissimuler. On peut ne pas y parler littérature.
Mais d'autres choses y sont importantes.
—Comment faut-il saluer? Avec tout le corps ou de la tête seulement, lentement ou vite, comme on est placé ou en réunissant les talons, en s'approchant ou de sa place, en rentrant le bas du dos ou en le transformant en pivot? Les mains doivent-elles tomber le long du corps, garder le chapeau, être gantées? La figure doit-elle rester sérieuse ou sourire pendant la durée du salut? Mais comment reprendre immédiatement sa gravité le salut fini.
Présenter aussi est difficile.
Par le nom de qui faut-il commencer? Faut-il désigner de la main la personne qu'on nomme, ou d'un signe de tête, ou garder l'immobilité avec un air indifférent? Faut-il saluer de la même manière un vieillard et un jeune homme, un serrurier et un prince, un acteur et un académicien? L'affirmative satisfaisait aux idées égalitaires de Pécuchet, mais choquait le bon sens de Bouvard.
Comment donner son titre à chacun?
On dit monsieur à un baron, à un vicomte, à un comte; mais «bonjour, monsieur le marquis», leur semblait plat, et «bonjour, marquis», trop cavalier, étant donné leur âge. Ils se résigneraient à dire «prince» et «monsieur le duc» bien que ce dernier usage leur parût révoltant. Quand ils arrivaient aux Altesses, ils se troublaient; Bouvard, flatté de ses relations futures, imaginait mille phrases où cette appellation apparaissait sous toutes ses formes; il l'accompagnait d'un petit sourire rougissant, en inclinant un peu la tête, et en sautillant sur ses jambes. Mais Pécuchet déclarait qu'il s'y perdrait, s'embrouillerait toujours, ou éclaterait de rire au nez du prince. Bref, pour moins de gêne, ils n'iraient pas dans le Faubourg Saint-Germain. Mais il entre partout, de loin seulement semble un tout compact et isolé!... D'ailleurs, on respecte encore plus les litres dans la haute banque, et quant à ceux des rastaquouères, ils sont innombrables. Mais, selon Pécuchet, on devait être intransigeant avec les faux nobles et affecter de ne point leur donner de particules même sur les enveloppes des lettres ou en parlant à leurs domestiques. Bouvard, plus sceptique, n'y voyait qu'une manie plus récente, mais aussi respectable que celle des anciens seigneurs. D'ailleurs, la noblesse, d'après eux, n'existait plus depuis qu'elle avait perdu ses privilèges. Elle est cléricale, arriérée, ne lit pas, ne fait rien, s'amuse autant que la bourgeoisie; ils trouvaient absurde de la respecter. Sa fréquentation seule était possible, parce qu'elle n'excluait pas le mépris. Bouvard déclara que pour savoir où ils fréquenteraient, vers quelles banlieues ils se hasarderaient une fois l'an, où seraient leurs habitudes, leurs vices, il fallait d'abord dresser un plan exact de la société parisienne. Elle comprenait, suivant lui, le Faubourg Saint-Germain, la finance, les rastaquouères, la société protestante, le monde des arts et des théâtres, le monde officiel et savant. Le Faubourg, à l'avis de Pécuchet, cachait sous des dehors rigides le libertinage de l'ancien régime. Tout noble a des maîtresses, une sœur religieuse, conspire avec le clergé. Ils sont braves, s'endettent, ruinent et flagellent les usuriers, sont inévitablement les champions de l'honneur. Ils régnent par l'élégance, inventent des modes extravagantes, sont des fils exemplaires, affectueux avec le peuple et durs aux banquiers. Toujours l'épée à la main ou une femme en croupe, ils rêvent au retour de la monarchie, sont terriblement oisifs, mais pas fiers avec les bonnes gens, faisant fuir les traîtres et insultant les poltrons, méritent par un certain air chevaleresque notre inébranlable sympathie.
Au contraire, la finance considérable et renfrognée inspire le respect mais l'aversion. Le financier est soucieux dans le bal le plus fou. Un de ses innombrables commis vient toujours lui donner les dernières nouvelles de la Bourse, même à quatre heures du matin; il cache à sa femme ses coups les plus heureux, ses pires désastres. On ne sait jamais si c'est un potentat ou un escroc; il est tour à tour l'un et l'autre sans prévenir, et, malgré son immense fortune, déloge impitoyablement le petit locataire en retard sans lui faire l'avance d'un terme, à moins qu'il ne veuille en faire un espion ou coucher avec sa fille. D'ailleurs, il est toujours en voiture, s'habille sans grâce, porte habituellement un lorgnon.
Ils ne se sentaient pas un plus vif amour de la société protestante; elle est froide, guindée, ne donne qu'à ses pauvres, se compose exclusivement de pasteurs. Le temple ressemble trop à la maison, et la maison est triste comme le temple. On y a toujours un pasteur à déjeuner; les domestiques font des remontrances aux maîtres en citant des versets de la Bible; ils redoutent trop la gaieté pour ne rien avoir à cacher et font sentir dans la conversation avec les catholiques une rancune perpétuelle de la révocation de l'édit de Nantes et de la Saint-Barthélemy.
Le monde des arts, aussi homogène, est bien différent; tout artiste est farceur, brouillé avec sa famille, ne porte jamais de chapeau haute forme, parle une langue spéciale. Leur vie se passe à jouer des tours aux huissiers qui viennent pour les saisir et à trouver des déguisements grotesques pour des bals masqués. Néanmoins, ils produisent constamment des chefs-d'œuvre, et chez la plupart l'abus du vin et des femmes est la condition même de l'inspiration, sinon du génie; ils dorment le jour, se promènent la nuit, travaillent on ne sait quand, et la tête toujours en arrière, laissant flotter au vent une cravate molle, roulent perpétuellement des cigarettes.
Le monde des théâtres est à peine distinct de ce dernier; on n'y pratique à aucun degré la vie de famille, on y est fantasque et inépuisablement généreux. Les artistes, quoique vaniteux et jaloux, rendent sans cesse service à leurs camarades, applaudissent à leurs succès, adoptent les enfants des actrices poitrinaires ou malheureuses, sont précieux dans le monde, bien que, n'ayant pas reçu d'instruction, ils soient souvent dévots et toujours superstitieux. Ceux des théâtres subventionnés sont à part, entièrement dignes de notre admiration, mériteraient d'être placés à table avant un général ou un prince, ont dans l'âme les sentiments exprimés dans les chefs-d'œuvre qu'ils représentent sur nos grandes scènes. Leur mémoire est prodigieuse et leur tenue parfaite.
Quant aux juifs, Bouvard et Pécuchet, sans les proscrire (car il faut être libéral), avouaient détester se trouver avec eux; ils avaient tous vendu des lorgnettes en Allemagne dans leur jeune âge, gardaient exactement à Paris—et avec une piété à laquelle en gens impartiaux ils rendaient d'ailleurs justice—des pratiques spéciales, un vocabulaire inintelligible, des bouchers de leur race. Tous ont le nez crochu, l'intelligence exceptionnelle, l'âme vile et seulement, tournée vers l'intérêt; leurs femmes, au contraire, sont belles, un peu molles, mais capables des plus grands sentiments. Combien de catholiques devraient les imiter! Mais pourquoi leur fortune était-elle toujours incalculable et cachée? D'ailleurs, ils formaient une sorte de vaste société secrète, comme les jésuites et la franc-maçonnerie. Ils avaient, on ne savait où, des trésors inépuisables, au service d'ennemis vagues, dans un but épouvantable et mystérieux.
[1]Bien entendu les opinions prêtées ici aux deux célèbres personnages de Flaubert ne sont nullement celles de l'auteur.
II
MÉLOMANIE
Déjà, dégoûtés de la bicyclette et de la peinture, Bouvard et Pécuchet se mirent sérieusement à la musique. Mais tandis qu'éternellement ami de la tradition et de l'ordre, Pécuchet laissait saluer en lui le dernier partisan des chansons grivoises et du Domino noir, révolutionnaire s'il en fut, Bouvard, faut-il le dire, «se montra résolument wagnérien». À vrai dire, il ne connaissait pas une partition du «braillard de Berlin» (comme le dénommait cruellement Pécuchet, toujours patriote et mal informé), car on ne peut les entendre en France, où le Conservatoire crève dans la routine, entre Colonne qui bafouille et Lamoureux qui épelle, ni à Munich, où la tradition ne s'est pas conservée, ni à Bayreuth que les snobs ont insupportablement infecté. C'est un non-sens que de les essayer au piano: l'illusion de la scène est nécessaire, ainsi que l'enfouissement de l'orchestre, et, dans la salle, l'obscurité. Pourtant, prêta foudroyer les visiteurs, le prélude de Parsifal était perpétuellement ouvert sur le pupitre de son piano, entre les photographies du porte-plume de César Franck et du Printemps de Botticelli.
De la partition de la Walkyrie, soigneusement le «Chant du Printemps» avait été arraché. Dans la table des opéras de Wagner, à la première page, Lohengrin, Tannhäuser avaient été biffés, d'un trait indigné, au crayon rouge. Rienzi seul subsistait des premiers opéras. Le renier est devenu banal, l'heure est venue, flairait subtilement Bouvard, d'inaugurer l'opinion contraire. Gounod le faisait rire, et Verdi crier. Moindre assurément qu'Eric-Sati, qui peut aller là contre? Beethoven, pourtant, lui semblait considérable à la façon d'un Messie. Bouvard lui-même pouvait, sans s'humilier, saluer en Bach un précurseur. Saint-Saëns manque de fond et Massenet de forme, répétait-il sans cesse à Pécuchet, aux yeux de qui Saint-Saëns, au contraire, n'avait que du fond et Massenet que de la forme.
—C'est pour cela que l'un nous instruit et que l'autre nous charme, mais sans nous élever, insistait Pécuchet.
Pour Bouvard, tous deux étaient également méprisables. Massenet trouvait quelques idées, mais vulgaires, d'ailleurs les idées ont fait leur temps. Saint-Saëns possédait quelque facture, mais démodée. Peu renseignés sur Gaston Lemaire, mais jouant du contraste à leurs heures, ils opposaient éloquemment Chausson et Chaminade. Pécuchet, d'ailleurs, et malgré les répugnances de son esthétique, Bouvard lui-même, car tout Français est chevaleresque et fait passer les femmes avant tout, cédaient galamment à cette dernière la première place parmi les compositeurs du jour.
C'était en Bouvard le démocrate encore plus que le musicien qui proscrivait la musique de Charles Levadé; n'est-ce pas s'opposer au progrès que s'attarder encore aux vers de madame de Girardin dans le siècle de la vapeur, du suffrage universel et de la bicyclette? D'ailleurs, tenant pour la théorie de l'art pour l'art, pour le jeu sans nuances et le chant sans inflexions, Bouvard déclarait ne pouvoir l'entendre chanter. Il lui trouvait le type mousquetaire, les façons goguenardes, les faciles élégances d'un sentimentalisme suranné.
Mais l'objet de leurs plus vifs débats était Reynaldo Hahn. Tandis que son intimité avec Massenet lui attirant sans cesse les cruels sarcasmes de Bouvard, le désignait impitoyablement comme victime aux prédilections passionnées de Pécuchet, il avait le don d'exaspérer ce dernier par son admiration pour Verlaine, partagée d'ailleurs par Bouvard. «Travaillez sur Jacques Normand, Sully Prudhomme, le vicomte de Borelli. Dieu merci, dans le pays des trouvères, les poètes ne manquent pas», ajoutait-il patriotiquement. Et, partagé entre les sonorités tudesques du nom de Hahn et la désinence méridionale de son prénom Reynaldo, préférant l'exécuter en haine de Wagner plutôt que l'absoudre en faveur de Verdi, il concluait rigoureusement en se tournant vers Bouvard:
—Malgré l'effort de tous vos beaux messieurs, notre beau pays de France est un pays de clarté, et la musique française sera claire ou ne sera pas, énonçait-il en frappant sur la table pour plus de force.
»Foin de vos excentricités d'au delà de la Manche et de vos brouillards d'outre-Rhin, ne regardez donc pas toujours de l'autre côté des Vosges!—ajoutait-il en regardant Bouvard avec une fixité sévère et pleine de sous-entendus,—excepté pour la défense de la patrie. Que la Walkyrie puisse plaire même en Allemagne, j'en doute... Mais, pour des oreilles françaises, elle sera toujours le plus infernal des supplices—et le plus cacophonique! ajoutez le plus humiliant pour notre fierté nationale. D'ailleurs cet opéra n'unit-il pas à ce que la dissonance a de plus atroce ce que l'inceste a de plus révoltant! Votre musique, monsieur, est pleine de monstres, et on ne sait plus qu'inventer! Dans la nature même,—mère pourtant de la simplicité,—l'horrible seul vous plaît. M. Delafosse n'écrit-il pas des mélodies sur les chauves-souris, où l'extravagance du compositeur compromettra la vieille réputation du pianiste? que ne choisissait-il quelque gentil oiseau? Des mélodies sur les moineaux seraient au moins bien parisiennes; l'hirondelle a de la légèreté et de la grâce, et l'alouette est si éminemment française que César, dit-on, en faisait piquer de toutes rôties sur le casque de ses soldats. Mais des chauves-souris!!! Le Français, toujours altéré de franchise et de clarté, toujours exécrera ce ténébreux animal. Dans les vers de M. de Montesquieu, passe encore, fantaisie de grand seigneur blasé, qu'à la rigueur on peut lui permettre, mais en musique! à quand le Requiem des Kangourous?...—Cette bonne plaisanterie déridait Bouvard.—Avouez que je vous ai fait rire, disait Pécuchet (sans fatuité répréhensible, car la conscience de leur mérite est tolérable chez les gens d'esprit), topons-là, vous êtes désarmé!»