Les plaisirs et les jours
MÉLANCOLIQUE VILLÉGIATURE
DE
MADAME DE BREYVES
«Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée
Vous mourûtes aux bords ou vous fûtes laissée!»
I
Françoise de Breyves hésita longtemps, ce soir-là, pour savoir si elle irait à la soirée de la princesse Élisabeth d'A..., à l'Opéra, ou à la comédie des Livray.
Chez les amis où elle venait de dîner, on était sorti de table depuis plus d'une heure. Il fallait prendre un parti.
Son amie Geneviève, qui devait revenir avec elle, tenait à la soirée de madame d'A..., tandis que, sans bien savoir pourquoi, madame de Breyves aurait préféré faire une des deux autres choses, ou même une troisième, rentrer se coucher. On annonça sa voiture. Elle n'était toujours pas décidée.
—Vraiment, dit Geneviève, tu n'es pas gentille, puisque je crois que Rezké chantera et que cela m'amuse. On dirait que cela peut avoir de graves conséquences pour toi d'aller chez Élisabeth. D'abord, je te dirai que tu n'es pas allée cette année à une seule de ses grandes soirées, et liée avec elle comme tu l'es, ce n'est pas très gentil.
Françoise, depuis la mort de son mari, qui l'avait laissée veuve à vingt ans,—il y avait quatre ans de cela,—ne faisait presque rien sans Geneviève et aimait à lui faire plaisir. Elle ne résista pas plus longtemps à sa prière, et, après avoir dit adieu aux maîtres de la maison et aux invités désolés d'avoir si peu joui d'une des femmes les plus recherchées de Paris, dit au valet de pied:
—Chez la princesse d'A...
II
La soirée de la princesse fut très ennuyeuse. À un moment madame de Breyves demanda à Geneviève:
—Qui est donc ce jeune homme qui t'a menée au buffet?
—C'est M. de Laléande que je ne connais d'ailleurs pas du tout. Veux-tu que je te le présente? il me l'avait demandé, j'ai répondu dans le vague, parce qu'il est très insignifiant et ennuyeux, et comme il te trouve très jolie il ne te lâcherait plus.
—Oh alors! non, dit Françoise, il est un peu laid du reste et vulgaire, malgré d'assez beaux yeux.
—Tu as raison, dit Geneviève. Et puis tu le rencontreras souvent, cela pourrait te gêner si tu le connaissais.
Elle ajouta en plaisantant:
—Maintenant si tu désires être intime avec lui, tu perds une bien belle occasion.
—Oui, une bien belle occasion, dit Françoise,—et elle pensait déjà à autre chose.
—Après tout, dit Geneviève, prise sans doute du remords d'avoir été un si infidèle mandataire et d'avoir gratuitement privé ce jeune homme d'un plaisir, c'est une des dernières soirées de la saison, cela n'aurait rien de bien grave et ce serait peut-être plus gentil.
—Eh bien soit, s'il revient par ici.
Il ne revint pas. Il était à l'autre bout du salon, en face d'elles.
—Il faut nous en aller, dit bientôt Geneviève.
—Encore un instant, dit Françoise.
Et par caprice, surtout de coquetterie envers ce jeune homme qui devait en effet la trouver bien jolie, elle se mit à le regarder un peu longtemps, puis détournait les yeux et les fixait de nouveau sur lui. En le regardant, elle s'efforçait d'être caressante, elle ne savait pourquoi, pour rien, pour le plaisir, le plaisir de la charité, et de l'orgueil un peu, et aussi de l'inutile, le plaisir de ceux qui écrivent un nom sur un arbre pour un passant qu'ils ne verront jamais, de ceux qui jettent une bouteille à la mer. Le temps passait, il était déjà tard; M. de Laléande se dirigea vers la porte, qui resta ouverte après qu'il fut sorti, et madame de Breyves l'apercevait au fond du vestibule qui tendait son numéro au vestiaire.
—Il est temps de partir, tu as raison, dit-elle à Geneviève.
Elles se levèrent. Mais le hasard d'un mot qu'un ami de Geneviève avait à lui dire laissa Françoise seule au vestiaire. Il n'y avait là à ce moment que M. de Laléande qui ne pouvait trouver sa canne. Françoise s'amusa une dernière fois à le regarder. Il passa près d'elle, remua légèrement le coude de Françoise avec le sien, et, les yeux brillants, dit, au moment où il était contre elle, ayant toujours l'air de chercher:
—Venez chez moi, 5, rue Royale.
Elle avait si peu prévu cela et maintenant M. de Laléande continuait si bien à chercher sa canne, qu'elle ne sut jamais très exactement dans la suite si ce n'avait pas été une hallucination. Elle avait surtout très peur, et le prince d'A... passant à ce moment elle l'appela, voulait prendre rendez-vous avec lui pour faire le lendemain une promenade, parlait avec volubilité. Pendant cette conversation M. de Laléande s'en était allé. Geneviève arriva au bout d'un instant et les deux femmes partirent. Madame de Breyves ne raconta rien et resta choquée et flattée, au fond très indifférente. Au bout de deux jours, y ayant repensé par hasard, elle commença de douter de la réalité des paroles de M. de Laléande. Essayant de se rappeler, elle ne le put pas complètement, crut les avoir entendues comme dans un rêve et se dit que le mouvement du coude était une maladresse fortuite. Puis elle ne pensa plus spontanément à M. de Laléande et quand par hasard elle entendait prononcer son nom, elle se rappelait rapidement sa figure et avait tout à fait oublié la presque hallucination au vestiaire.
Elle le revit à la dernière soirée qui fut donnée cette année-là (juin finissait), n'osa pas demander qu'on le lui présentât, et pourtant, malgré qu'elle le trouvât presque laid, le sût pas intelligent, elle aurait bien aimé le connaître. Elle s'approcha de Geneviève et lui dit:
—Présente-moi tout de même M. de Laléande. Je n'aime pas à être impolie. Mais ne dis pas que c'est moi qui le demande. Cela m'engagerait trop.
—Tout à l'heure si nous le voyons, il n'est pas là pour le moment.
—Eh bien, cherche-le.
—Il est peut-être parti.
—Mais non, dit très vite Françoise, il ne peut pas être parti, il est trop tôt. Oh! déjà minuit. Voyons, ma petite Geneviève, ça n'est pourtant pas bien difficile. L'autre soir, c'était toi qui voulais. Je t'en prie, cela a un intérêt pour moi.
Geneviève la regarda un peu étonnée et alla à la recherche de M. de Laléande; il était parti.
—Tu vois que j'avais raison, dit Geneviève, en revenant auprès de Françoise.
—Je m'assomme ici, dit Françoise, j'ai mal à la tête, je t'en prie, partons tout de suite.
III
Françoise ne manqua plus une fois l'Opéra, accepta avec un espoir vague tous les dîners où elle fut encore invitée. Quinze jours se passèrent, elle n'avait pas revu M. de Laléande et souvent s'éveillait la nuit en pensant aux moyens de le revoir. Tout en se répétant qu'il était ennuyeux et pas beau, elle était plus préoccupée par lui que par tous les hommes les plus spirituels et les plus charmants. La saison finie, il ne se présenterait plus d'occasion de le revoir, elle était résolue à en créer et cherchait.
Un soir, elle dit à Geneviève:
—Ne m'as-tu pas dit que tu connaissais un M. de Laléande?
—Jacques de Laléande? Oui et non, il m'a été présenté, mais il ne m'a jamais laissé de cartes, je ne suis pas du tout en relation avec lui.
—C'est que je te dirai, j'ai un petit intérêt, même assez grand, pour des choses qui ne me concernent pas et qu'on ne me permettra sans doute pas de te dire avant un mois (d'ici là elle aurait convenu avec lui d'un mensonge pour n'être pas découverte, et cette pensée d'un secret où seuls ils seraient tous les deux lui était douce), à faire sa connaissance et à me trouver avec lui. Je t'en prie, tâche de me trouver un moyen parce que la saison est finie, il n'y aura plus rien et je ne pourrai plus me le faire présenter.
Les étroites pratiques de l'amitié, si purifiantes quand elles sont sincères, abritaient Geneviève aussi bien que Françoise des curiosités stupides qui sont l'infâme volupté de la plupart des gens du monde. Aussi de tout son cœur, sans avoir eu un instant l'intention ni le désir, pas même l'idée d'interroger son amie, Geneviève cherchait, se fâchait seulement de ne pas trouver.
—C'est malheureux que madame d'A... soit partie. Il y a bien M. de Grumello, mais après tout, cela n'avance à rien, quoi lui dire? Oh! j'ai une idée. M. de Laléande joue du violoncelle assez mal, mais cela ne fait rien. M. de Grumello l'admire, et puis il est si hôte et sera si content de te faire plaisir. Seulement toi qui l'avais toujours tenu à l'écart et qui n'aimes pas lâcher les gens après t'en être servie, tu ne vas pas vouloir être obligée de l'inviter l'année prochaine.
Mais déjà Françoise, rouge de joie, s'écriait:
—Mais cela m'est bien égal, j'inviterai tous les rastaquouères de Paris s'il le faut. Oh! fais-le vite, ma petite Geneviève, que tu es gentille!
Et Geneviève écrivit:
«Monsieur, vous savez comme je cherche toutes les occasions de faire plaisir à mon amie, madame de Breyves, que vous avez sans doute déjà rencontrée. Elle a exprimé devant moi, à plusieurs reprises, comme nous parlions violoncelle, le regret de n'avoir jamais entendu M. de Laléande qui est un si bon ami à vous. Voudriez-vous le faire jouer pour elle et pour moi? Maintenant qu'on est si libre, cela ne vous dérangera pas trop et ce serait tout ce qu'il y a de plus aimable. Je vous envoie tous mes meilleurs souvenirs,
»ALÉRIOUVRE BUIVRES.»
—Portez ce mot tout de suite chez M. de Grumello, dit Françoise à un domestique; n'attendez pas de réponse, mais faites-le remettre devant vous.
Le lendemain, Geneviève faisait porter à madame de Breyves la réponse suivante de M. de Grumello:
«Madame,
»J'aurais ôté plus charmé que vous ne pouvez le penser de satisfaire votre désir et celui de madame de Breyves, que je connais un peu et pour qui j'éprouve la sympathie la plus respectueuse et la plus vive. Aussi je suis désespéré qu'un bien malheureux hasard ait fait partir M. de Laléande il y a juste deux jours pour Biarritz où il va, hélas! passer plusieurs mois.
»Daignez accepter, Madame, etc.
»GRUMELLO.»
Françoise se précipita toute blanche vers sa porte pour la fermer à clef, elle en eut à peine le temps. Déjà des sanglots venaient se briser à ses lèvres, ses larmes coulaient. Jusque-là tout occupée à imaginer des romans pour le voir et le connaître, certaine de les réaliser dès qu'elle le voudrait, elle avait vécu de ce désir et de cet espoir sans peut-être s'en rendre bien compte. Mais par mille imperceptibles racines qui avaient plongé dans toutes ses plus inconscientes minutes de bonheur ou de mélancolie, y faisant circuler une sève nouvelle, sans qu'elle sût d'où elle venait, ce désir s'était implanté en elle. Voici qu'on l'arrachait pour le rejeter dans l'impossible. Elle se sentit déchirée, dans une horrible souffrance de tout cet elle-même déraciné tout d'un coup, et à travers les mensonges subitement éclaircis de son espoir, dans la profondeur de son chagrin, elle vit la réalité de son amour.
IV
Françoise se retira davantage chaque jour de toutes les joies. Aux plus intenses, à celles même qu'elle goûtait dans son intimité avec sa mère ou avec Geneviève, dans ses heures de musique, de lecture ou de promenade, elle ne prêtait plus qu'un cœur possédé par un chagrin jaloux et qui ne le quittait pas un instant. La peine était infinie que lui causaient et l'impossibilité d'aller à Biarritz, et, cela eût-il été possible, sa détermination absolue de n'y point aller compromettre par une démarche insensée tout le prestige qu'elle pouvait avoir aux yeux de M. de Laléande. Pauvre petite victime à la torture sans qu'elle sût pourquoi, elle s'effrayait à la pensée que ce mal allait peut-être ainsi durer des mois avant que le remède vînt, sans la laisser dormir calme, rêver libre. Elle s'inquiétait aussi de ne pas savoir s'il ne repasserait pas par Paris, bientôt peut-être, sans qu'elle le sût. Et la peur de laisser passer une seconde fois le bonheur si près l'enhardit, elle envoya un domestique s'informer chez le concierge de M. de Laléande. Il ne savait rien. Alors, comprenant que plus une voile d'espoir n'apparaîtrait au ras de cette mer de chagrin qui s'élargissait à l'infini, après l'horizon de laquelle il semblait qu'il n'y eût plus rien et que le monde finissait, elle sentit qu'elle allait faire des choses folles, elle ne savait quoi, lui écrire peut-être et devenue son propre médecin, pour se calmer un peu, elle se permit à soi-même de tâcher de lui faire apprendre qu'elle avait voulu le voir et écrivit ceci à M. de Grumello:
«Monsieur,
»Madame de Buivres me dit votre aimable pensée. Comme je vous remercie et suis touchée! Mais une chose m'inquiète. M. de Laléande ne m'a-t-il pas trouvée indiscrète! Si vous ne le savez pas, demandez-le-lui et répondez-moi, quand vous la saurez, toute la vérité. Cela me rend très curieuse et vous me ferez plaisir. Merci encore, Monsieur.»
»Croyez à mes meilleurs sentiments,
»VORAGYNES BREYVES.»
Une heure après, un domestique lui portait cette lettre:
«Ne vous inquiétez pas, Madame, M. de Laléande n'a pas su que vous vouliez l'entendre. Je lui avais demandé les jours où il pourrait venir jouer chez moi sans dire pour qui. Il m'a répondu de Biarritz qu'il ne reviendrait pas avant le mois de janvier. Ne me remerciez pas non plus. Mon plus grand plaisir serait de vous en faire un peu, etc.
»GRUMELLO.»
Il n'y avait plus rien à faire. Elle ne lit plus rien, s'attrista de plus en plus, eut des remords de s'attrister ainsi, d'attrister sa mère. Elle alla passer quelques jours à la campagne, puis partit pour Trouville. Elle y entendit parler des ambitions mondaines de M. de Laléande, et quand un prince s'ingéniant lui disait: «Que pourrais-je pour vous faire plaisir?» elle s'égayait presque à imaginer combien il serait étonné si elle lui avait répondu sincèrement, et concentrait pour la savourer toute l'enivrante amertume qu'il y avait dans l'ironie de ce contraste entre toutes les grandes choses difficiles qu'on avait toujours faites pour lui plaire, et la petite chose si facile et si impossible qui lui aurait rendu le calme, la santé, le bonheur et le bonheur des siens. Elle ne se plaisait un peu qu'au milieu de ses domestiques, qui avaient une immense admiration pour elle et qui la servaient sans oser lui parler, la sentant si triste. Leur silence respectueux et chagrin lui parlait de M. de Laléande. Elle l'écoutait avec volupté et les faisait servir très lentement le déjeuner pour retarder le moment où ses amies viendraient, où il faudrait se contraindre. Elle voulait garder longtemps dans la bouche ce goût amer et doux de toute cette tristesse autour d'elle à cause de lui. Elle aurait aimé que plus d'êtres encore fussent dominés par lui, se soulageant à sentir ce qui tenait tant de place dans son cœur en prendre un peu autour d'elle, elle aurait voulu avoir à soi des bêtes énergiques qui auraient langui de son mal. Par moments, désespérée, elle voulait lui écrire, ou lui faire écrire, se déshonorer, «rien ne lui était plus». Mais il lui valait mieux, dans l'intérêt même de son amour, garder sa situation mondaine, qui pourrait lui donner plus d'autorité sur lui, un jour, si ce jour venait. Et si une courte intimité avec lui rompait le charme qu'il avait jeté sur elle (elle ne voulait pas, ne pouvait pas le croire, même l'imaginer un instant; mais son esprit plus perspicace apercevait cette fatalité cruelle à travers les aveuglements de son cœur), elle resterait sans un seul appui au monde, après. Et si quelque autre amour survenait, elle n'aurait plus les ressources qui au moins lui demeuraient maintenant, cette puissance qui à leur retour à Paris, lui rendrait si facile l'intimité de M. de Laléande. Essayant de séparer d'elle ses propres sentiments et de les regarder comme un objet qu'on examine, elle se disait: «Je le sais médiocre et l'ai toujours trouvé tel. C'est bien mon jugement sur lui, il n'a pas varié. Le trouble s'est glissé depuis mais n'a pu altérer ce jugement. C'est si peu que cela, et c'est pour ce peu-là que je vis. Je vis pour Jacques de Laléande!» Mais aussitôt, ayant prononcé son nom, par une association involontaire cette fois et sans analyse, elle le revoyait et elle éprouvait tant de bien-être et tant de peine, qu'elle sentait que ce peu de chose qu'il était importait peu, puisqu'il lui faisait éprouver des souffrances et des joies auprès desquelles les autres n'étaient rien. Et bien qu'elle pensât qu'à le connaître mieux tout cela se dissiperait, elle donnait à ce mirage toute la réalité de sa douleur et de sa volupté. Une phrase des Maîtres Chanteurs entendue à la soirée de la princesse d'A... avait le don de lui évoquer M. de Laléande avec le plus de précision (Dem Vogel der heut sang dem war der Schnabel hold gewachsen). Elle en avait fait sans le vouloir le véritable leitmotiv de M. de Laléande, et, l'entendant un jour à Trouville dans un concert, elle fondit en larmes. De temps en temps, pas trop souvent pour ne pas se blaser, elle s'enfermait dans sa chambre, où elle avait fait transporter le piano et se mettait à la jouer en fermant les yeux pour mieux le voir, c'était sa seule joie grisante avec des fins désenchantées, l'opium dont elle ne pouvait se passer. S'arrêtant parfois à écouter couler sa peine comme on se penche pour entendre la douce plainte incessante d'une source et songeant à l'atroce alternative entre sa honte future d'où suivrait le désespoir des siens et (si elle ne cédait pas) sa tristesse éternelle, elle se maudissait d'avoir si savamment dosé dans son amour le plaisir et la peine qu'elle n'avait su ni le rejeter tout d'abord comme un insupportable poison, ni s'en guérir ensuite. Elle maudissait ses yeux d'abord et peut-être avant eux son détestable esprit de coquetterie et de curiosité qui les avait épanouis comme des fleurs pour tenter ce jeune homme, puis qui l'avait exposée aux regards de M. de Laléande, certains comme des traits et d'une plus invincible douceur que si ç'avaient été des piqûres de morphine. Elle maudissait son imagination aussi; elle avait si tendrement nourri son amour que Françoise se demandait parfois si seule aussi son imagination ne l'avait pas enfanté, cet amour qui maintenant maîtrisait sa mère et la torturait. Elle maudissait sa finesse aussi, qui avait si habilement, si bien et si mal arrangé tant de romans pour le revoir que leur décevante impossibilité l'avait peut-être attachée davantage encore à leur héros,—sa bonté et la délicatesse de son cœur qui, si elle se donnait, empesteraient de remords et de honte la joie de ces amours coupables,—sa volonté si impétueuse, si cabrée, si hardie à sauter les obstacles quand ses désirs la menaient à l'impossible, si faible, si molle, si brisée, non seulement quand il fallait leur désobéir, mais quand c'était par quelque autre sentiment qu'elle était conduite. Elle maudissait enfin sa pensée sous ses plus divines espèces, le don suprême qu'elle avait reçu et à qui l'on a, sans avoir su lui trouver son nom véritable, donné tous les noms,—intuition du poète, extase du croyant, sentiment profond de la nature et de la musique,—qui avait mis devant son amour des sommets, des horizons infinis, les avait laissés baigner dans la surnaturelle lumière de son charme et avait en échange prêté à son amour un peu du sien, qui avait intéressé à cet amour, solidarisé avec lui et confondu toute sa plus haute et sa plus intime vie intérieure, avait consacré à lui comme le trésor d'une église à la madone, tous les plus précieux joyaux de son cœur et de sa pensée, de son cœur, qu'elle écoutait gémir dans les soirées ou sur la mer dont la mélancolie et celle qu'elle avait de ne le point voir étaient maintenant sœurs: elle maudissait cet inexprimable sentiment du mystère des choses où notre esprit s'abîme dans un rayonnement de beauté, comme le soleil couchant dans la mer, pour avoir approfondi son amour, l'avoir immatérialisé, élargi, infinisé sans l'avoir rendu moins torturant, «car (comme l'a dit Baudelaire, parlant des fins d'après-midi d'automne) il est des sensations dont le vague n'exclut pas l'intensité, et il n'est pas de pointe plus acérée que celle de l'infini».
V
αὐτει ἐπ' ἀῒόνος χατετάκετο δυκιοέσσας
ἐξ άοΰς ἔχθιστον ἔχοισ’ ὑποχάρὂτον ἒλκος
Κύπριδος έκ μεγάλας τό οἲἤπατι πἂξε βέλεμνον.
(et se consumait depuis le jour levant, sur
les algues du rivage, gardant au fond du
du cœur, comme une flèche dans le foie la
plaie cuisante de la grande Kypris).
(Théocrite: le Cyclope.)
C'est à Trouville que je viens de retrouver madame de Breyves, que j'avais connue plus heureuse. Rien ne peut la guérir. Si elle aimait M. de Laléande pour sa beauté ou pour son esprit, on pourrait chercher pour la distraire un jeune homme plus spirituel ou plus beau. Si c'était sa bonté ou son amour pour elle qui l'avait attachée à lui, un autre pourrait essayer de l'aimer avec plus de fidélité. Mais M. de Laléande n'est ni beau ni intelligent. Il n'a pas eu l'occasion de lui prouver s'il était tendre ou dur, oublieux ou fidèle. C'est donc bien lui qu'elle aime et non des mérites ou des charmes qu'on pourrait trouver à un aussi haut degré chez d'autres; c'est bien lui qu'elle aime malgré ses imperfections, malgré sa médiocrité; elle est donc destinée à l'aimer malgré tout. Lui, savait-elle ce que c'était? sinon qu'il en émanait pour elle de tels frissons de désolation ou de béatitude que tout le reste de sa vie et des choses ne comptait plus. La figure la plus belle, la plus originale intelligence n'auraient pas cette essence particulière et mystérieuse, si unique, que jamais une personne humaine n'aura son double exact dans l'infini des mondes ni dans l'éternité du temps. Sans Geneviève de Buivre, qui la conduisit innocemment chez madame d'A..., tout cela n'eût pas été. Mais les circonstances se sont enchaînées et l'ont emprisonnée, victime d'un mal sans remède, parce qu'il est sans raison. Certes, M. de Laléande, qui promène sans doute en ce moment sur la plage de Biarritz une vie médiocre et des rêves chétifs, serait bien étonné s'il savait l'autre existence miraculeusement intense au point de tout se subordonner, d'annihiler tout ce qui n'est pas elle, qu'il a dans l'âme de madame de Breyves, existence aussi continue que son existence personnelle, se traduisant aussi effectivement par des actes, s'en distinguant seulement par une conscience plus aiguë, moins intermittente, plus riche. Qu'il serait étonné s'il savait que lui, peu recherché d'ordinaire sous ses espèces matérielles, est subitement évoqué où qu'aille madame de Breyves, au milieu des gens du plus de talent, dans les salons les plus fermés, dans les paysages qui se suffisent le plus à eux-mêmes, et qu'aussitôt cette femme si aimée n'a plus de tendresse, de pensée, d'attention, que pour le souvenir de cet intrus devant qui tout s'efface comme si lui seul avait la réalité d'une personne et si les personnes présentes étaient vaines comme des souvenirs et comme des ombres.
Que madame de Breyves se promène avec un poète ou déjeune chez une archiduchesse, qu'elle quitte Trouville pour la montagne ou pour les champs, qu'elle soit seule et lise, ou cause avec l'ami le mieux aimé, qu'elle monte à cheval ou qu'elle dorme, le nom, l'image de M. de Laléande est sur elle, délicieusement, cruellement, inévitablement, comme le ciel est sur nos têtes. Elle en est arrivée, elle qui détestait Biarritz, à trouver à tout ce qui touche à cette ville un charme douloureux et troublant. Elle s'inquiète des gens qui y sont, qui le verront peut-être sans le savoir, qui vivront peut-être avec lui sans en jouir. Pour ceux-là elle est sans rancune, et sans oser leur donner de commissions, elle les interroge sans cesse, s'étonnant parfois qu'on l'entende tant parler à l'entour de son secret sans que personne l'ait découvert. Une grande photographie de Biarritz est un des seuls ornements de sa chambre. Elle prête à l'un des promeneurs qu'on y voit sans le distinguer les traits de M. de Laléande. Si elle savait la mauvaise musique qu'il aime et qu'il joue, les romances méprisées prendraient sans doute sur son piano et bientôt dans son cœur la place des symphonies de Beethoven et des drames de Wagner, par un abaissement sentimental de son goût, et par le charme que celui d'où lui vient tout charme et toute peine projetterait sur elles. Parfois l'image de celui qu'elle a vu seulement deux ou trois fois et pendant quelques instants, qui tient une si petite place dans les événements extérieurs de sa vie et qui en a pris une dans sa pensée et dans son cœur absorbante jusqu'à les occuper tout entiers, se trouble devant les yeux fatigués de sa mémoire. Elle ne le voit plus, ne se rappelle plus ses traits, sa silhouette, presque plus ses yeux. Cette image, c'est pourtant tout ce qu'elle a de lui. Elle s'affole à la pensée qu'elle la pourrait perdre, que le désir—qui, certes, la torture, mais qui est tout elle-même maintenant, en lequel elle s'est toute réfugiée, après avoir tout fui, auquel elle tient comme on tient à sa conservation, à la vie, bonne ou mauvaise—pourrait s'évanouir et qu'il ne resterait plus que le sentiment d'un malaise et d'une souffrance de rêve, dont elle ne saurait plus l'objet qui les cause, ne le verrait même plus dans sa pensée et ne l'y pourrait plus chérir. Mais voici que l'image de M. de Laléande est revenue après ce trouble momentané de vision intérieure. Son chagrin peut recommencer et c'est presque une joie.
Comment madame de Breyves supportera-t-elle ce retour à Paris où lui ne reviendra qu'en janvier? Que fera-t-elle d'ici là? Que fera-t-elle, que fera-t-il après?
Vingt fois j'ai voulu partir pour Biarritz, et ramener M. de Laléande. Les conséquences seraient peut-être terribles, mais je n'ai pas à l'examiner, elle ne le permet point. Mais je me désole de voir ces petites tempes battues du dedans jusqu'à en être brisées par les coups sans trêve de cet amour inexplicable. Il rythme toute sa vie sur un mode d'angoisse. Souvent elle imagine qu'il va venir à Trouville, s'approcher d'elle, lui dire qu'il l'aime. Elle le voit, ses yeux brillent. Il lui parle avec cette voix blanche du rêve qui nous défend de croire tout en même temps qu'il nous force à écouter. C'est lui. Il lui dit ces paroles qui nous font délirer, malgré que nous ne les entendions jamais qu'en songe, quand nous y voyons briller, si attendrissant, le divin sourire confiant des destinées qui s'unissent. Aussitôt le sentiment que les deux mondes de la réalité et de son désir sont parallèles, qu'il leur est aussi impossible de se rejoindre qu'à l'ombre le corps qui l'a projetée, la réveille. Alors se souvenant de la minute au vestiaire où son coude frôla son coude, où il lui offrit ce corps qu'elle pourrait maintenant serrer contre le sien si elle avait voulu, si elle avait su, et qui est peut-être à jamais loin d'elle, elle sent des cris de désespoir et de révolte la traverser tout entière comme ceux qu'on entend sur les vaisseaux qui vont sombrer. Si, se promenant sur la plage ou dans les bois elle laisse un plaisir de contemplation ou de rêverie, moins que cela une bonne odeur, un chant que la brise apporte et voile, doucement la gagner, lui faire pendant un instant oublier son mal, elle sent subitement dans un grand coup au cœur une blessure douloureuse et, plus haut que les vagues ou que les feuilles, dans l'incertitude de l'horizon sylvestre ou marin, elle aperçoit l'indécise image de son invisible et présent vainqueur qui, les yeux brillants à travers les nuages comme le jour où il s'offrit à elle, s'enfuit avec le carquois dont il vient encore de lui décocher une flèche.
Juillet 1893.
PORTRAITS DE PEINTRES ET DES MUSICIENS
PORTRAITS DE PEINTRES
ALBERT CUYP
Cuyp, soleil déclinant dissous dans l'air limpide
Qu'un vol de ramiers gris trouble comme de l'eau,
Moiteur d'or, nimbe au front d'un bœuf ou d'un bouleau,
Encens bleu des beaux jours fumant sur le coteau,
Ou marais de clarté stagnant dans le ciel vide.
Des cavaliers sont prêts, plume rose au chapeau,
Paume au côté; l'air vif qui fait rose leur peau,
Enfle légèrement leurs fines boucles blondes,
Et, tentés par les champs ardents, les fraîches ondes,
Sans troubler par leur trot les bœufs dont le troupeau
Rêve dans un brouillard d'or pâle et de repos,
Ils partent respirer ces minutes profondes.
PAULUS POTTER
Sombre chagrin des ciels uniformément gris,
Plus tristes d'être bleus aux rares éclaircies,
Et qui laissent alors sur les plaines transies
Filtrer les tièdes pleurs d'un soleil incompris;
Potter, mélancolique humeur des plaines sombres
Qui s'étendent sans fin, sans joie et sans couleur,
Les arbres, le hameau ne répandent pas d'ombres,
Les maigres jardinets ne portent pas de fleur.
Un laboureur tirant des seaux rentre, et, chétive,
Sa jument résignée, inquiète et rêvant,
Anxieuse, dressant sa cervelle pensive,
Hume d'un souffle court le souffle fort du vent.
ANTOINE WATTEAU
Crépuscule grimant les arbres et les faces,
Avec son manteau bleu, sous son masque incertain
Poussière de baisers autour des bouches lasses...
Le vague devient tendre, et le tout près, lointain.
La mascarade, autre lointain mélancolique,
Fait le geste d'aimer plus faux, triste et charmant.
Caprice de poète—ou prudence d'amant,
L'amour ayant besoin d'être orné savamment—
Voici barques, goûters, silences et musique.
ANTOINE VAN DYCK
Douce fierté des cœurs, grâce noble des choses
Qui brillent dans les yeux, les velours et les bois,
Beau langage élevé du maintien et des poses
—Héréditaire orgueil des femmes et des rois!—,
Tu triomphes, Van Dyck, prince des gestes calmes,
Dans tous les êtres beaux qui vont bientôt mourir,
Dans toute belle main qui sait encor s'ouvrir;
Sans s'en douter,—qu'importe?—elle te tend les palmes!
Halte de cavaliers, sous les pins, près des flots
Calmes comme eux—comme eux bien proches des sanglots—;
Enfants royaux déjà magnifiques et graves,
Vêtements résignés, chapeaux à plumes braves,
Et bijoux en qui pleure—onde à travers les flammes—
L'amertume des pleurs dont sont pleines les âmes
Trop hautaines pour les laisser monter aux yeux;
Et toi par-dessus tous, promeneur précieux,
En chemise bleu pâle, une main à la hanche,
Dans l'autre un fruit feuillu détaché de la branche,
Je rêve sans comprendre à ton geste et tes yeux:
Debout, mais reposé, dans cet obscur asile,
Duc de Richmond, ô jeune sage!—ou charmant fou?—
Je te reviens toujours: Un saphir, à ton cou,
A des feux aussi doux que ton regard tranquille.
(Suivant: quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn)
PORTRAITS DE MUSICIENS
CHOPIN
Chopin, mer de soupirs, de larmes, de sanglots
Qu'un vol de papillons sans se poser traverse
Jouant sur la tristesse ou dansant sur les flots.
Rêve, aime, souffre, crie, apaise, charme ou berce,
Toujours tu fais courir entre chaque douleur
L'oubli vertigineux et doux de ton caprice
Comme les papillons volent de fleur en fleur;
De ton chagrin alors ta joie est la complice:
L'ardeur du tourbillon accroît la soif des pleurs.
De la lune et des eaux pâle et doux camarade,
Prince du désespoir ou grand seigneur trahi,
Tu t'exaltes encor, plus beau d'être pâli,
Du soleil inondant ta chambre de malade
Qui pleure à lui sourire et souffre de le voir...
Sourire du regret et larmes de l'Espoir!
GLUCK
Temple à l'amour, à l'amitié, temple au courage
Qu'une marquise a fait élever dans son parc
Anglais, où maint amour Watteau bandant son arc
Prend des cœurs glorieux pour cibles de sa rage.
Mais l'artiste allemand—qu'elle eût rêvé de Cnide!—
Plus grave et plus profond sculpta sans mignardise
Les amants et les dieux que tu vois sur la frise:
Hercule a son bûcher dans les jardins d'Armide!
Les talons en dansant ne frappent plus l'allée
Où la cendre des yeux et du sourire éteints
Assourdit nos pas lents et bleuit les lointains;
La voix des clavecins s'est tue ou s'est fêlée.
Mais votre cri muet, Admète, Iphigénie,
Nous terrifie encore, proféré par un geste
Et, fléchi par Orphée ou bravé par Alceste,
Le Styx,—sans mâts ni ciel,—où mouilla ton génie.
Gluck aussi comme Alceste a vaincu par l'Amour
La mort inévitable aux caprices d'un âge;
Il est debout, auguste temple du courage,
Sur les ruines du petit temple à l'Amour.
SCHUMANN
Du vieux jardin dont l'amitié t'a bien reçu,
Entends garçons et nids qui sifflent dans les haies,
Amoureux las de tant d'étapes et de plaies,
Schumann, soldat songeur que la guerre a déçu.
La brise heureuse imprègne, où passent des colombes,
De l'odeur du jasmin l'ombre du grand noyer,
L'enfant lit l'avenir aux flammes du foyer,
Le nuage ou le vent parle à ton cœur des tombes.
Jadis les pleurs coulaient aux cris du carnaval
Ou mêlaient leur douceur à l'amère victoire
Dont l'élan fou frémit encor dans ta mémoire;
Tu peux pleurer sans fin: Elle est à ton rival.
Vers Cologne le Rhin roule ses eaux sacrées.
Ah! que gaiement les jours de fête sur ses bords
Vous chantiez!—Mais brisé de chagrin, tu t'endors...
Il pleut des pleurs dans des ténèbres éclairées.
Rêve où la morte vit, où l'ingrate a ta foi,
Tes espoirs sont en fleurs et sou crime est en poudre...
Puis éclair déchirant du réveil, où la foudre
Te frappe de nouveau pour la première fois.
Coule, embaume, défile aux tambours ou sois belle!
Schumann, ô confident des âmes et des fleurs,
Entre tes quais joyeux fleuve saint des douleurs,
Jardin pensif, affectueux, frais et fidèle
Où se baisent les lys, la lune et l'hirondelle,
Armée en marche, enfant qui rêve, femme en pleurs!
MOZART
Italienne aux bras d'un Prince de Bavière
Dont l'œil triste et glacé s'enchante à sa langueur!
Dans ses jardins frileux il tient contre son cœur
Ses seins mûris à l'ombre, où têter la lumière.
Sa tendre âme allemande,—un si profond soupir!—
Goûte enfin la paresse ardente d'être aimée,
Il livre aux mains trop faibles pour le retenir
Le rayonnant espoir de sa charmée.
Chérubin, Don Juan! loin de l'oubli qui fane
Debout dans les parfums tant il foula de fleurs
Que le vent dispersa sans en sécher les pleurs
Des jardins andalous aux tombes de Toscane!
Dans le parc allemand où brument les ennuis,
L'Italienne encore est reine de la nuit.
Son haleine y fait l'air doux et spirituel
Et sa Flûte enchantée égoutte avec amour
Dans l'ombre chaude encor des adieux d'un beau jour
La fraîcheur des sorbets, des baisers et du ciel.
LA CONFESSION D'UNE JEUNE FILLE
«Les désirs des sens nous entraînent çà et là, mais
l'heure passée, que rapportez-vous? des remords de
conscience et de la dissipation d'esprit. On sort dans
la joie et souvent on revient dans la tristesse, et les
plaisirs du soir attristent le matin. Ainsi la joie des
sens flatte d'abord, mais à la fin elle blesse et elle
tue.»
(Imitation de Jésus-Christ,
Livre I, c. XVIII.)
I
Parmi l'oubli qu'on cherche aux fausses allégresses. Revient plus virginal à travers les ivresses, Le doux parfum mélancolique du lilas.
(Henri de Régnier.)
Enfin la délivrance approche. Certainement j'ai été maladroite, j'ai mal tiré, j'ai failli me manquer. Certainement il aurait mieux valu mourir du premier coup, mais enfin on n'a pas pu extraire la balle et les accidents au cœur ont commencé. Cela ne peut plus être bien long. Huit jours pourtant! cela peut encore durer huit jours! pendant lesquels je ne pourrai faire autre chose que m'efforcer de ressaisir l'horrible enchaînement. Si je n'étais pas si faible, si j'avais assez de volonté pour me lever, pour partir, je voudrais aller mourir aux Oublis, dans le parc où j'ai passé tous mes étés jusqu'à quinze ans. Nul lieu n'est plus plein de ma mère, tant sa présence, et son absence plus encore, l'imprégnèrent de sa personne. L'absence n'est-elle pas pour qui aime la plus certaine, la plus efficace, la plus vivace, la plus indestructible, la plus fidèle des présences?
Ma mère m'amenait aux Oublis à la fin d'avril, repartait au bout de deux jours, passait deux jours encore au milieu de mai, puis revenait me chercher dans la dernière semaine de juin. Ses venues si courtes étaient la chose la plus douce et la plus cruelle. Pendant ces deux jours elle me prodiguait des tendresses dont habituellement, pour m'endurcir et calmer ma sensibilité maladive, elle était très avare. Les deux soirs qu'elle passait aux Oublis, elle venait me dire bonsoir dans mon lit, ancienne habitude qu'elle avait perdue, parce que j'y trouvais trop de plaisir et trop de peine, que je ne m'endormais plus à force de la rappeler pour me dire bonsoir encore, n'osant plus à la fin, n'en ressentant que davantage le besoin passionné, inventant toujours de nouveaux prétextes, mon oreiller brûlant à retourner, mes pieds gelés qu'elle seule pourrait réchauffer dans ses mains... Tant de doux moments recevaient une douceur de plus de ce que je sentais que c'étaient ceux-là où ma mère était véritablement elle-même et que son habituelle froideur devait lui coûter beaucoup. Le jour où elle repartait, jour de désespoir où je m'accrochais à sa robe jusqu'au wagon, la suppliant de m'emmener à Paris avec elle, je démêlais très bien le sincère au milieu du feint, sa tristesse qui perçait sous ses reproches gais et fâchés par ma tristesse «bête, ridicule» qu'elle voulait m'apprendre à dominer, mais qu'elle partageait. Je ressens encore mon émotion d'un de ces jours de départ (juste cette émotion intacte, pas altérée par le douloureux retour d'aujourd'hui) d'un de ces jours de départ où je fis la douce découverte de sa tendresse si pareille et si supérieure à la mienne. Comme toutes les découvertes, elle avait été pressentie, devinée, mais les faits semblaient si souvent y contredire! Mes plus douces impressions sont celles des années où elle revint aux Oublis, rappelée parce que j'étais malade. Non seulement elle me faisait une visite de plus sur laquelle je n'avais pas compté, mais surtout elle n'était plus alors que douceur et tendresse longuement épanchées sans dissimulation ni contrainte. Même dans ce temps-là où elles n'étaient pas encore adoucies, attendries par la pensée qu'un jour elles viendraient à me manquer, cette douceur, cette tendresse étaient tant pour moi que le charme des convalescences me fut toujours mortellement triste: le jour approchait où je serais assez guérie pour que ma mère put repartir, et jusque-là je n'étais plus assez souffrante pour qu'elle ne reprît pas les sévérités, la justice sans indulgence d'avant.
Un jour, les oncles chez qui j'habitais aux Oublis m'avaient caché que ma mère devait arriver, parce qu'un petit cousin était venu passer quelques heures avec moi, et que je ne me serais pas assez occupée de lui dans l'angoisse joyeuse de cette attente. Cette cachotterie fut peut-être la première des circonstances indépendantes de ma volonté qui furent les complices de toutes les dispositions pour le mal que, comme tous les enfants de mon âge, et pas plus qu'eux alors, je portais en moi. Ce petit cousin qui avait quinze ans—j'en avais quatorze—était déjà très vicieux et m'apprit des choses qui me firent frissonner aussitôt de remords et de volupté. Je goûtais à l'écouter, à laisser ses mains caresser les miennes, une joie empoisonnée à sa source même; bientôt j'eus la force de le quitter et je me sauvai dans le parc avec un besoin fou de ma mère que je savais, hélas! être à Paris, l'appelant partout malgré moi par les allées. Tout à coup, passant devant une charmille, je l'aperçus sur un banc, souriante et m'ouvrant les bras. Elle releva son voile pour m'embrasser, je me précipitai contre ses joues en fondant en larmes; je pleurai longtemps en lui racontant toutes ces vilaines choses qu'il fallait l'ignorance de mon âge pour lui dire et qu'elle sut écouter divinement, sans les comprendre, diminuant leur importance avec une bonté qui allégeait le poids de ma conscience. Ce poids s'allégeait, s'allégeait; mon âme écrasée, humiliée montait de plus en plus légère et puissante, débordait, j'étais tout âme. Une divine douceur émanait de ma mère et de mon innocence revenue. Je sentis bientôt sous mes narines une odeur aussi pure et aussi fraîche. C'était un lilas dont une branche cachée par l'ombrelle de ma mère était déjà fleurie et qui, invisible, embaumait. Tout en haut des arbres, les oiseaux chantaient de toutes leurs forces. Plus haut, entre les cimes vertes, le ciel était d'un bleu si profond qu'il semblait à peine l'entrée d'un ciel où l'on pourrait monter sans fin. J'embrassai ma mère. Jamais je n'ai retrouvé la douceur de ce baiser. Elle repartit le lendemain et ce départ-là fut plus cruel que tous ceux qui avaient précédé. En même temps que la joie il me semblait que c'était maintenant que j'avais une fois péché, la force, le soutien nécessaires qui m'abandonnaient.
Toutes ces séparations m'apprenaient malgré moi ce que serait l'irréparable qui viendrait un jour, bien que jamais à cette époque je n'aie sérieusement envisagé la possibilité de survivre à ma mère. J'étais décidée à me tuer dans la minute qui suivrait sa mort. Plus tard, l'absence porta d'autres enseignements plus amers encore, qu'on s'habitue à l'absence, que c'est la plus grande diminution de soi-même, la plus humiliante souffrance de sentir qu'on n'en souffre plus. Ces enseignements d'ailleurs devaient être démentis dans la suite. Je repense surtout maintenant au petit jardin où je prenais avec ma mère le déjeuner du matin et où il y avait d'innombrables pensées. Elles m'avaient toujours paru un peu tristes, graves comme des emblèmes, mais douces et veloutées, souvent mauves, parfois violettes, presque noires, avec de gracieuses et mystérieuses images jaunes, quelques-unes entièrement blanches et d'une frôle innocence. Je les cueille toutes maintenant dans mon souvenir, ces pensées, leur tristesse s'est accrue d'avoir été comprises, la douceur de leur velouté est à jamais disparue.
II
Comment toute cette eau fraîche île souvenirs a-t-elle pu jaillir encore une fois et couler dans mon âme impure d'aujourd'hui sans s'y souiller? Quelle vertu possède cette matinale odeur de lilas pour traverser tant de vapeurs fétides sans s'y mêler et s'y affaiblir? Hélas! en même temps qu'en moi, c'est bien loin de moi, c'est hors de moi que mon âme de quatorze ans se réveille encore. Je sais bien qu'elle n'est plus mon âme et qu'il ne dépend plus de moi qu'elle la redevienne. Alors pourtant je ne croyais pas que j'en arriverais un jour à la regretter. Elle n'était que pure, j'avais à la rendre forte et capable dans l'avenir des plus hautes tâches. Souvent aux Oublis, après avoir été avec ma mère au bord de l'eau pleine des jeux du soleil et des poissons, pendant les chaudes heures du jour,—ou le matin et le soir me promenant avec elle dans les champs, je rêvais avec confiance cet avenir qui n'était jamais assez beau au gré de son amour, de mon désir de lui plaire, et des puissances sinon de volonté, au moins d'imagination et de sentiment qui s'agitaient en moi, appelaient tumultueusement la destinée où elles se réaliseraient et frappaient à coups répétés à la cloison de mon cœur comme pour l'ouvrir et se précipiter hors de moi, dans la vie. Si, alors, je sautais de toutes mes forces, si j'embrassais mille fois ma mère, courais au loin en avant comme un jeune chien, ou restée indéfiniment en arrière à cueillir des coquelicots et des bleuets, les rapportais en poussant des cris, c'était moins pour la joie de la promenade elle-même et de ces cueillettes que pour épancher mon bonheur de sentir en moi toute cette vie prête à jaillir, à s'étendre à l'infini, dans des perspectives plus vastes et plus enchanteresses que l'extrême horizon des forêts et du ciel que j'aurais voulu atteindre d'un seul bond. Bouquets de bleuets, de trèfles et de coquelicots, si je vous emportais avec tant d'ivresse, les yeux ardents, toute palpitante, si vous me faisiez rire et pleurer, c'est que je vous composais avec toutes mes espérances d'alors, qui maintenant, comme vous, ont séché, ont pourri, et sans avoir fleuri comme vous, sont retournées à la poussière.
Ce qui désolait ma mère, c'était mon manque de volonté. Je faisais tout par l'impulsion du moment. Tant qu'elle fut toujours donnée par l'esprit ou par le cœur, ma vie, sans être tout à fait, bonne, ne fut pourtant pas vraiment mauvaise. La réalisation de tous mes beaux projets de travail, de calme, de raison, nous préoccupait par-dessus tout, ma mère et moi, parce que nous sentions, elle plus distinctement, moi confusément, mais avec beaucoup de force, qu'elle ne serait que l'image projetée dans ma vie de la création par moi-même et en moi-même de cette volonté qu'elle avait conçue et couvée. Mais toujours je l'ajournais au lendemain. Je me donnais du temps, je me désolais parfois de le voir passer, mais il y en avait encore tant devant moi! Pourtant j'avais un peu peur, et sentais vaguement que l'habitude de me passer ainsi de vouloir commençait à peser sur moi déplus en plus fortement à mesure qu'elle prenait plus d'années, me doutant tristement que les choses ne changeraient pas tout d'un coup, et qu'il ne fallait guère compter, pour transformer ma vie et créer ma volonté, sur un miracle qui ne m'aurait coûté aucune peine. Désirer avoir de la volonté n'y suffisait pas. Il aurait fallu précisément ce que je ne pouvais sans volonté: le vouloir.
III
Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.
(Baudelaire.)
Pendant ma seizième année, je traversai une crise qui me rendit souffrante. Pour me distraire, on me fit débuter dans le monde. Des jeunes gens prirent l'habitude de venir me voir. Un d'entre eux était pervers et méchant. Il avait des manières à la fois douces et hardies. C'est de lui que je devins amoureuse. Mes parents l'apprirent et ne brusquèrent rien pour ne pas me faire trop de peine. Passant tout le temps où je ne le voyais pas à penser à lui, je finis par m'abaisser en lui ressemblant autant que cela m'était possible. Il m'induisit à mal faire presque par surprise, puis m'habitua à laisser s'éveiller en moi de mauvaises pensées auxquelles je n'eus pas une volonté à opposer, seule puissance capable de les faire rentrer dans l'ombre infernale d'où elles sortaient. Quand l'amour finit, l'habitude avait pris sa place et il ne manquait pas de jeunes gens immoraux pour l'exploiter. Complices de mes fautes, ils s'en faisaient aussi les apologistes en face de ma conscience. J'eus d'abord des remords atroces, je fis des aveux qui ne furent pas compris. Mes camarades me détournèrent d'insister auprès de mou père. Ils me persuadaient lentement que toutes les jeunes filles faisaient de même et que les parents feignaient seulement de l'ignorer. Les mensonges que j'étais sans cesse obligée de faire, mon imagination les colora bientôt des semblants d'un silence qu'il convenait de garder sur une nécessité inéluctable. À ce moment je ne vivais plus bien; je rêvais, je pensais, je sentais encore.
Pour distraire et chasser tous ces mauvais désirs, je commençai à aller beaucoup dans le monde. Ses plaisirs desséchants m'habituèrent à vivre dans une compagnie perpétuelle, et je perdis avec le goût de la solitude le secret des joies que m'avaient données jusque-là la nature et l'art. Jamais je n'ai été si souvent au concert que dans ces années-là. Jamais, tout occupée au désir d'être admirée dans une loge élégante, je n'ai senti moins profondément la musique. J'écoutais et je n'entendais rien. Si par hasard j'entendais, j'avais cessé de voir tout ce que la musique sait dévoiler. Mes promenades aussi avaient été comme frappées de stérilité. Les choses qui autrefois suffisaient à me rendre heureuse pour toute la journée, un peu de soleil jaunissant l'herbe, le parfum que les feuilles mouillées laissent s'échapper avec les dernières gouttes de pluie, avaient perdu comme moi leur douceur et leur gaieté. Les bois, le ciel, les eaux semblaient se détourner de moi, et si, restée seule avec eux face à face, je les interrogeais anxieusement, ils ne murmuraient plus ces réponses vagues qui me ravissaient autrefois. Les hôtes divins qu'annoncent les voix des eaux, des feuillages et du ciel daignent visiter seulement les cœurs qui, en habitant en eux-mêmes, se sont purifiés.
C'est alors qu'à la recherche d'un remède inverse et parce que je n'avais pas le courage de vouloir le véritable qui était si près, et hélas! si loin de moi, en moi-même, je me laissai de nouveau aller aux plaisirs coupables, croyant ranimer par là la flamme éteinte par le monde. Ce fut en vain. Retenue par le plaisir de plaire, je remettais de jour en jour la décision définitive, le choix, l'acte vraiment libre, l'option pour la solitude. Je ne renonçai pas à l'un de ces deux vices pour l'autre. Je les mêlai. Que dis-je? chacun se chargeant de briser tous les obstacles de pensée, de sentiment, qui auraient arrêté l'autre, semblait aussi l'appeler. J'allais dans le monde pour me calmer après une faute, et j'en commettais une autre dès que j'étais calme. C'est à ce moment terrible, après l'innocence perdue, et avant le remords d'aujourd'hui, à ce moment où de tous les moments de ma vie j'ai le moins valu, que je fus le plus appréciée de tous. On m'avait jugée une petite fille prétentieuse et folle; maintenant, au contraire, les cendres de mon imagination étaient au goût du monde qui s'y délectait. Alors que je commettais envers ma mère le plus grand des crimes, on me trouvait à cause de mes façons tendrement respectueuses avec elle, le modèle des filles. Après le suicide de ma pensée, on admirait mon intelligence, on raffolait de mon esprit. Mon imagination desséchée, ma sensibilité tarie, suffisaient à la soif des plus altérés de vie spirituelle, tant cette soif était factice, et mensongère comme la source où ils croyaient l'étancher! Personne d'ailleurs ne soupçonnait le crime secret de ma vie, et je semblais à tous la jeune fille idéale. Combien de parents dirent alors à ma mère que si ma situation eût été moindre et s'ils avaient pu songer à moi, ils n'auraient pas voulu d'autre femme pour leur fils! Au fond de ma conscience oblitérée, j'éprouvais pourtant de ces louanges indues une honte désespérée; elle n'arrivait pas jusqu'à la surface, et j'étais tombée si bas que j'eus l'indignité de les rapporter en riant aux complices de mes crimes.
IV
«À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve jamais... jamais!»
(Baudelaire.)
L'hiver de ma vingtième année, la santé de ma mère, qui n'avait jamais été vigoureuse, fut très ébranlée. J'appris qu'elle avait le cœur malade, sans gravité d'ailleurs, mais qu'il fallait lui éviter tout ennui. Un de mes oncles me dit que ma mère désirait me voir me marier. Un devoir précis, important se présentait à moi. J'allais pouvoir prouver à ma mère combien je l'aimais. J'acceptai la première demande qu'elle me transmit en l'approuvant, chargeant ainsi, à défaut de volonté, la nécessité, de me contraindre à changer de vie. Mon fiancé était précisément le jeune homme qui, par son extrême intelligence, sa douceur et son énergie, pouvait avoir sur moi la plus heureuse influence. Il était, de plus, décidé à habiter avec nous. Je ne serais pas séparée de ma mère, ce qui eût été pour moi la peine la plus cruelle.
Alors j'eus le courage de dire toutes mes fautes à mon confesseur. Je lui demandai si je devais le même aveu à mon fiancé. Il eut la pitié de m'en détourner, mais me fit prêter le serment de ne jamais retomber dans mes erreurs et me donna l'absolution. Les fleurs tardives que la joie fit éclore dans mon cœur que je croyais à jamais stérile portèrent des fruits. La grâce de Dieu, la grâce de la jeunesse,—où l'on voit tant de plaies se refermer d'elles-mêmes par la vitalité de cet âge—m'avaient guérie. Si, comme l'a dit saint Augustin, il est plus difficile de redevenir chaste que de l'avoir été, je connus alors une vertu difficile. Personne ne se doutait que je valais infiniment mieux qu'avant et ma mère baisait chaque jour mon front qu'elle n'avait jamais cessé de croire pur sans savoir qu'il était régénéré. Bien plus, on me fit à ce moment, sur mon attitude distraite, mon silence et ma mélancolie dans le monde, des reproches injustes. Mais je ne m'en fâchais pas: le secret qui était entre moi et ma conscience satisfaite me procurait assez de volupté. La convalescence de mon âme—qui me souriait maintenant sans cesse avec un visage semblable à celui de ma mère et me regardait avec un air de tendre reproche à travers ses larmes qui séchaient—était d'un charme et d'une langueur infinis. Oui, mon âme renaissait à la vie. Je ne comprenais pas moi-même comment j'avais pu la maltraiter, la faire souffrir, la tuer presque. Et je remerciais Dieu avec effusion de l'avoir sauvée à temps.
C'est l'accord de cette joie profonde et pure avec la fraîche sérénité du ciel que je goûtais le soir où tout s'est accompli. L'absence de mon fiancé, qui était allé passer deux jours chez sa sœur, la présence à dîner du jeune homme qui avait la plus grande responsabilité dans mes fautes passées, ne projetaient pas sur cette limpide soirée de mai la plus légère tristesse. Il n'y avait pas un nuage au ciel qui se reflétait exactement dans mon cœur. Ma mère, d'ailleurs, comme s'il y avait ou entre elle et mon âme, malgré qu'elle fût dans une ignorance absolue de mes fautes, une solidarité mystérieuse, était à peu près guérie. «Il faut la ménager quinze jours, avait dit le médecin, et après cela il n'y aura plus de rechute possible!» Ces seuls mots étaient pour moi la promesse d'un avenir de bonheur dont la douceur me faisait fondre en larmes. Ma mère avait ce soir-là une robe plus élégante que de coutume, et, pour la première fois depuis la mort de mon père, déjà ancienne pourtant de dix ans, elle avait ajouté un peu de mauve à son habituelle robe noire. Elle était toute confuse d'être ainsi habillée comme quand elle était plus jeune, et triste et heureuse d'avoir fait violence à sa peine et à son deuil pour me faire plaisir et fêter ma joie. J'approchai de son corsage un œillet rose qu'elle repoussa d'abord, puis qu'elle attacha, parce qu'il venait de moi, d'une main un peu hésitante, honteuse. Au moment où on allait se mettre à table, j'attirai près de moi vers la fenêtre son visage délicatement reposé de ses souffrances passées, et je l'embrassai avec passion. Je m'étais trompée en disant que je n'avais jamais retrouvé la douceur du baiser aux Oublis. Le baiser de ce soir-là fut aussi doux qu'aucun autre. Ou plutôt ce fut le baiser même des Oublis qui, évoqué par l'attrait d'une minute pareille, glissa doucement du fond du passé et vint se poser entre les joues de ma mère encore un peu pâles et mes lèvres.
On but à mon prochain mariage. Je ne buvais jamais que de l'eau à cause de l'excitation trop vive que le vin causait à mes nerfs. Mon oncle déclara qu'à un moment comme celui-là, je pouvais faire une exception. Je revois très bien sa figure gaie en prononçant ces paroles stupides... Mon Dieu! mon Dieu! j'ai tout confessé avec tant de calme, vais-je être obligée de m'arrêter ici? Je ne vois plus rien! Si... mon oncle dit que je pouvais bien à un moment comme celui-là faire une exception. Il me regarda en riant en disant cela, je bus vite avant d'avoir regardé ma mère dans la crainte qu'elle ne me le défendit. Elle dit doucement: «On ne doit jamais faire une place au mal, si petite qu'elle soit.» Mais le vin de Champagne était si frais que j'en bus encore deux autres verres. Ma tête était devenue très lourde, j'avais à la fois besoin de me reposer et de dépenser mes nerfs. On se levait de table: Jacques s'approcha de moi et me dit en me regardant fixement:
—Voulez-vous venir avec moi; je voudrais vous montrer des vers que j'ai faits.
Ses beaux yeux brillaient doucement dans ses joues fraîches, il releva lentement ses moustaches avec sa main. Je compris que je me perdais et je fus sans force pour résister. Je dis toute tremblante:
—Oui, cela me fera plaisir.
Ce fut en disant ces paroles, avant même peut-être, en buvant le second verre de vin de Champagne que je commis l'acte vraiment responsable, l'acte abominable. Après cela, je ne fis plus que me laisser faire. Nous avions fermé à clef les deux portes, et lui, son haleine sur mes joues, m'étreignait, ses mains furetant le long de mon corps. Alors tandis que le plaisir me tenait de plus en plus, je sentais s'éveiller, au fond de mon cœur, une tristesse et une désolation infinies; il me semblait que je faisais pleurer l'âme de ma mère, l'âme de mon ange gardien, l'âme de Dieu. Je n'avais jamais pu lire sans des frémissements d'horreur le récit des tortures que des scélérats font subir à des animaux, à leur propre femme, à leurs enfants; il m'apparaissait confusément maintenant que dans tout acte voluptueux et coupable il y a autant de férocité de la part du corps qui jouit, et qu'en nous autant de bonnes intentions, autant d'anges purs sont martyrisés et pleurent.
Bientôt mes oncles auraient fini leur partie de cartes et allaient revenir. Nous allions les devancer, je ne faillirais plus, c'était la dernière fois... Alors, au-dessus de la cheminée, je me vis dans la glace. Toute cette vague angoisse de mon âme n'était pas peinte sur ma figure, mais toute elle respirait, des yeux brillants aux joues enflammées et à la bouche offerte, une joie sensuelle, stupide et brutale. Je pensais alors à l'horreur de quiconque m'ayant vue tout à l'heure embrasser ma mère avec une mélancolique tendresse, me verrait ainsi transfigurée en bête. Mais aussitôt se dressa dans la glace, contre ma figure, la bouche de Jacques, avide sous ses moustaches. Troublée jusqu'au plus profond de moi-même, je rapprochai ma tête de la sienne, quand en face de moi je vis, oui, je le dis comme cela était, écoutez-moi puisque je peux vous le dire, sur le balcon, devant la fenêtre, je vis ma mère qui me regardait hébétée. Je ne sais si elle a crié, je n'ai rien entendu, mais elle est tombée en arrière et est restée la tête prise entre les deux barreaux du balcon...
Ce n'est pas la dernière fois que je vous le raconte; je vous l'ai dit, je me suis presque manquée, je m'étais pourtant bien visée, mais j'ai mal tiré. Pourtant on n'a pas pu extraire la balle et les accidents au cœur ont commencé. Seulement je peux rester encore huit jours comme cela et je ne pourrai cesser jusque-là de raisonner sur les commencements et de voir la fin. J'aimerais mieux que ma mère m'ait vu commettre d'autres crimes encore et celui-là même, mais qu'elle n'ait pas vu cette expression joyeuse qu'avait ma figure dans la glace. Non, elle n'a pu la voir... C'est une coïncidence... elle a été frappée d'apoplexie une minute avant de me voir... Elle ne l'a pas vue... Cela ne se peut pas! Dieu qui savait tout ne l'aurait pas voulu.
UN DINER EN VILLE
«Mais, Fundanius, qui partageait avec vous le
bonheur de ce repas? je suis en peine de le savoir.»
(Horace.)
I
Honoré était en retard; il dit bonjour aux maîtres de la maison, aux invités qu'il connaissait, fut présenté aux autres et on passa à table. Au bout de quelques instants, son voisin, un tout jeune homme, lui demanda de lui nommer et de lui raconter les invités. Honoré ne l'avait encore jamais rencontré dans le monde. Il était très beau. La maîtresse de la maison jetait à chaque instant sur lui des regards brûlants qui signifiaient assez pourquoi elle l'avait invité et qu'il ferait bientôt partie de sa société. Honoré sentit en lui une puissance future, mais sans envie, par bienveillance polie, se mit en devoir de lui répondre. Il regarda autour de lui. En face deux voisins ne se parlaient pas: on les avait, par maladroite bonne intention, invités ensemble et placés l'un près de l'autre parce qu'ils s'occupaient tous les deux de littérature. Mais à cette première raison de se haïr, ils en ajoutaient une plus particulière. Le plus âgé, parent—doublement hypnotisé—de M. Paul Desjardins et de M. de Vogüé, affectait un silence méprisant à l'endroit du plus jeune, disciple favori de M. Maurice Barrès, qui le considérait à son tour avec ironie. La malveillance de chacun d'eux exagérait d'ailleurs bien contre son gré l'importance de l'autre, comme si l'on eût affronté le chef des scélérats au roi des imbéciles. Plus loin, une superbe Espagnole mangeait rageusement. Elle avait sans hésiter et en personne sérieuse sacrifié ce soir-là un rendez-vous à la probabilité d'avancer, en allant dîner dans une maison élégante, sa carrière mondaine. Et certes, elle avait beaucoup de chances d'avoir bien calculé. Le snobisme de madame Fremer était pour ses amies et celui de ses amies était pour elle comme une assurance mutuelle contre l'embourgeoisement. Mais le hasard avait voulu que madame Fremer écoulât précisément ce soir-là un stock de gens qu'elle n'avait pu inviter à ses dîners, à qui, pour des raisons différentes, elle tenait à faire des politesses, et qu'elle avait réunis presque pêle-mêle. Le tout était bien surmonté d'une duchesse, mais que l'Espagnole connaissait déjà et dont elle n'avait plus rien à tirer. Aussi échangeait-elle des regards irrités avec son mari dont on entendait toujours, dans les soirées, la voix gutturale dire successivement, en laissant entre chaque demande un intervalle de cinq minutes bien remplies par d'autres besognes: «Voudriez-vous me présenter au duc?—Monsieur le Duc, voudriez-vous me présenter à la Duchesse?—Madame la Duchesse, puis-je vous présenter ma femme?» Exaspéré de perdre son temps, il s'était pourtant résigné à entamer la conversation avec son voisin, l'associé du maître de la maison. Depuis plus d'un an Fremer suppliait sa femme de l'inviter. Elle avait enfin cédé et l'avait dissimulé entre le mari de l'Espagnole et un humaniste. L'humaniste, qui lisait trop, mangeait trop. Il avait des citations et des renvois et ces deux incommodités répugnaient également à sa voisine, une noble roturière, madame Lenoir. Elle avait vite amené la conversation sur les victoires du prince de Buivres au Dahomey et disait d'une voix attendrie: «Cher enfant, comme cela me réjouit qu'il honore la famille!» En effet, elle était cousine des Buivres, qui, tous plus jeunes qu'elle, la traitaient avec la déférence que lui valaient son âge, son attachement à la famille royale, sa grande fortune et la constante stérilité de ses trois mariages. Elle avait reporté sur tous les Buivres ce qu'elle pouvait éprouver de sentiments de famille. Elle ressentait une honte personnelle des vilenies de celui qui avait un conseil judiciaire, et, autour de son front bien pensant, sur ses bandeaux orléanistes, portait naturellement les lauriers de celui qui était général. Intruse dans cette famille jusque-là si fermée, elle en était devenue le chef et comme la douairière. Elle se sentait réellement exilée dans la société moderne, parlait toujours avec attendrissement des «vieux gentilshommes d'autrefois». Son snobisme n'était qu'imagination et était d'ailleurs toute son imagination. Les noms riches de passé et de gloire ayant sur son esprit sensible un pouvoir singulier, elle trouvait des jouissances aussi désintéressées à dîner avec des princes qu'à lire des mémoires de l'ancien régime. Portant toujours les mêmes raisins, sa coiffure était invariable comme ses principes. Ses yeux pétillaient de bêtise. Sa figure souriante était noble, sa mimique excessive et insignifiante. Elle avait, par confiance en Dieu, une même agitation optimiste la veille d'une garden party ou d'une révolution, avec des gestes rapides qui semblaient conjurer le radicalisme ou le mauvais temps. Son voisin l'humaniste lui parlait avec une élégance fatigante et avec une terrible facilité à formuler: il faisait des citations d'Horace pour excuser aux yeux des autres et poétiser aux siens sa gourmandise et son ivrognerie. D'invisibles roses antiques et pourtant fraîches ceignaient son front étroit. Mais d'une politesse égale et qui lui était facile, parce qu'elle y voyait l'exercice de sa puissance et le respect, rare aujourd'hui, des vieilles traditions, madame Lenoir parlait toutes les cinq minutes à l'associé de M. Fremer. Celui-ci d'ailleurs n'avait pas à se plaindre. De l'autre bout de la table, madame Fremer lui adressait les plus charmantes flatteries. Elle voulait que ce dîner comptât pour plusieurs années, et, décidée à ne pas évoquer d'ici longtemps ce trouble-fête, elle l'enterrait sous les fleurs. Quant à M. Fremer, travaillant le jour à sa banque, et, le soir, traîné par sa femme dans le monde ou retenu chez lui quand on recevait, toujours prêt à tout dévorer, toujours muselé, il avait fini par garder dans les circonstances les plus indifférentes une expression mêlée d'irritation sourde, de résignation boudeuse, d'exaspération contenue et d'abrutissement profond. Pourtant, ce soir, elle faisait place sur la figure du financier à une satisfaction cordiale toutes les fois que ses regards rencontraient ceux de son associé. Bien qu'il ne put le souffrir dans l'habitude de la vie, il se sentait pour lui des tendresses fugitives, mais sincères, non parce qu'il l'éblouissait facilement de son luxe, mais par cette même fraternité vague qui nous émeut à l'étranger à la vue d'un Français, même odieux. Lui, si violemment arraché chaque soir à ses habitudes, si injustement privé du repos qu'il avait mérité, si cruellement déraciné, il sentait un lien, habituellement détesté, mais fort, qui le rattachait enfin à quelqu'un et le prolongeait, pour l'en faire sortir, au delà de son isolement farouche et désespéré. En face de lui, madame Fremer mirait dans les yeux charmés des convives sa blonde beauté. La double réputation dont elle était environnée était un prisme trompeur au travers duquel chacun essayait de distinguer ses traits véritables. Ambitieuse, intrigante, presque aventurière, au dire de la finance qu'elle avait abandonnée pour des destinées plus brillantes, elle apparaissait au contraire aux yeux du faubourg et de la famille royale qu'elle avait conquis comme un esprit supérieur, un ange de douceur et de vertu. Du reste, elle n'avait pas oublié ses anciens amis plus humbles, se souvenait d'eux surtout quand ils étaient malades ou en deuil, circonstances touchantes, où d'ailleurs, comme on ne va pas dans le monde, on ne peut se plaindre de n'être pas invité. Par là elle donnait leur portée aux élans de sa charité, et dans les entretiens avec les parents ou les prêtres aux chevets des mourants, elle versait des larmes sincères, tuant un à un les remords qu'inspirait sa vie trop facile à son cœur scrupuleux.
Mais la plus aimable convive était la jeune duchesse de D..., dont l'esprit, alerte et clair, jamais inquiet ni troublé, contrastait si étrangement avec l'incurable mélancolie de ses beaux yeux, le pessimisme de ses lèvres, l'infinie et noble lassitude de ses mains. Cette puissante amante de la vie sous toutes ses formes, bonté, littérature, théâtre, action, amitié, mordait sans les flétrir, comme une fleur dédaignée, ses belles lèvres rouges, dont un sourire désenchanté relevait faiblement les coins. Ses yeux semblaient promettre un esprit à jamais chaviré sur les eaux malades du regret. Combien de fois, dans la rue, au théâtre, des passants songeurs avaient allumé leur rêve à ces astres changeants! Maintenant la duchesse, qui se souvenait d'un vaudeville ou combinait une toilette, n'en continuait pas moins à étirer tristement ses nobles phalanges résignées et, pensives, et promenait autour d'elle des regards désespérés et profonds qui noyaient les convives impressionnables sous les torrents de leur mélancolie. Sa conversation exquise se parait négligemment des élégances fanées et si charmantes d'un scepticisme déjà ancien. On venait d'avoir une discussion, et cette personne si absolue dans la vie et qui estimait qu'il n'y avait qu'une manière de s'habiller répétait à chacun: «Mais, pourquoi est-ce qu'on ne peut pas tout dire, tout penser? Je peux avoir raison, vous aussi. Comme c'est terrible et étroit d'avoir une opinion.» Son esprit n'était pas comme son corps, habillé à la dernière mode, et elle plaisantait aisément les symbolistes et les croyants. Mais il en était de son esprit comme de ces femmes charmantes qui sont assez belles et vives pour plaire vêtues de vieilleries. C'était peut-être d'ailleurs coquetterie voulue. Certaines idées trop crues auraient éteint son esprit comme certaines couleurs qu'elle s'interdisait son teint.
À son joli voisin, Honoré avait donné de ces différentes figures une esquisse rapide et si bienveillante que, malgré leurs différences profondes, elles semblaient toutes pareilles, la brillante madame de Torreno, la spirituelle duchesse de D... la belle madame Lenoir. Il avait négligé leur seul trait commun, ou plutôt la même folie collective, la même épidémie régnante dont tous étaient atteints, le snobisme. Encore, selon leurs natures, affectait-il des formes bien différentes et il y avait loin du snobisme imaginatif et poétique de madame Lenoir au snobisme conquérant de madame de Torreno, avide comme un fonctionnaire qui veut arriver aux premières places. Et pourtant, cette terrible femme était capable de se réhumaniser. Son voisin venait de lui dire qu'il avait admiré au Parc Monceau sa petite fille. Aussitôt elle avait rompu son silence indigné. Elle avait éprouvé pour cet obscur comptable une sympathie reconnaissante et pure qu'elle eût été peut-être incapable d'éprouver pour un prince, et maintenant ils causaient comme de vieux amis.
Madame Fremer présidait aux conversations avec une satisfaction visible causée par le sentiment de la haute mission qu'elle accomplissait. Habituée à présenter les grands écrivains aux duchesses, elle semblait, à ses propres yeux, une sorte de ministre des Affaires étrangères tout-puissant et qui même dans le protocole portait un esprit souverain. Ainsi un spectateur qui digère au théâtre voit au-dessous de lui puisqu'il les juge, artistes, public, auteur, règles de l'art dramatique, génie. La conversation allait d'ailleurs d'une allure assez harmonieuse. On en était arrivé à ce moment des dîners où les voisins touchent le genou des voisines ou les interrogent sur leurs préférences littéraires selon les tempéraments et l'éducation, selon la voisine surtout. Un instant, un accroc parut inévitable. Le beau voisin d'Honoré ayant essayé avec l'imprudence de la jeunesse d'insinuer que dans l'œuvre de Hérédia il y avait peut-être plus de pensée qu'on ne le disait généralement, les convives troublés dans leurs habitudes d'esprit prirent un air morose. Mais madame Fremer s'étant aussitôt écriée: «Au contraire, ce ne sont que d'admirables camées, des émaux somptueux, des orfèvreries sans défaut,» l'entrain et la satisfaction reparurent sur tous les visages. Une discussion sur les anarchistes fut plus grave. Mais madame Fremer, comme s'inclinant avec résignation devant la fatalité d'une loi naturelle, dit lentement: «À quoi bon tout cela? il y aura toujours des riches et des pauvres.» Et tous ces gens dont le plus pauvre avait au moins cent mille livres de rente, frappés de cette vérité, délivrés de leurs scrupules, vidèrent avec une allégresse cordiale leur dernière coupe de vin de Champagne.
II
APRÈS DINER
Honoré, sentant que le mélange des vins lui avait un peu tourné la tête, partit sans dire adieu, prit en bas son par-dessus et commença à descendre à pied les Champs-Élysées. Il se sentait une joie extrême. Les barrières d'impossibilité qui ferment à nos désirs et à nos rêves le champ de la réalité étaient rompues et sa pensée circulait joyeusement à travers l'irréalisable en s'exaltant de son propre mouvement.
Les mystérieuses avenues qu'il y a entre chaque être humain et au fond desquelles se couche peut-être chaque soir un soleil insoupçonné de joie ou de désolation l'attiraient. Chaque personne à qui il pensait lui devenait aussitôt irrésistiblement sympathique, il prit tour à tour les rues où il pouvait espérer de rencontrer chacune, et si ses prévisions s'étaient réalisées, il eût abordé l'inconnu ou l'indifférent sans peur, avec un tressaillement doux. Sur la chute d'un décor planté trop près, la vie s'étendait au loin devant lui dans tout le charme de sa nouveauté et de son mystère, en paysages amis qui l'invitaient. Et le regret que ce fût le mirage ou la réalité d'un seul soir le désespérait, il ne ferait plus jamais rien d'autre que de dîner et de boire aussi bien, pour revoir d'aussi belles choses. Il souffrait seulement de ne pouvoir atteindre immédiatement tous les sites qui étaient disposés çà et là dans l'infini de sa perspective, loin de lui. Alors il fut frappé du bruit de sa voix un peu grossie et exagérée qui répétait depuis un quart d'heure: «la vie est triste, c'est idiot» (ce dernier mot était souligné d'un geste sec du bras droit et il remarqua le brusque mouvement de sa canne). Il se dit avec tristesse que ces paroles machinales étaient une bien banale traduction de pareilles visions qui, pensa-t-il, n'étaient peut-être pas exprimables.
«Hélas! sans doute l'intensité de mon plaisir ou de mon regret est seule centuplée, mais le conteur intellectuel en reste le même. Mon bonheur est nerveux, personnel, intraduisible à d'autres, et si j'écrivais en ce moment, mon style aurait les mêmes qualités, les mêmes défauts, hélas! la même médiocrité que d'habitude.» Mais le bien-être physique qu'il éprouvait le garda d'y penser plus longtemps et lui donna immédiatement la consolation suprême, l'oubli. Il était arrivé sur les boulevards. Des gens passaient, à qui il donnait sa sympathie, certain de la réciprocité. Il se sentait leur glorieux point de mire; il ouvrit son paletot pour qu'on vît la blancheur de son habit, qui lui seyait, et l'œillet rouge sombre de sa boutonnière. Tel il s'offrait à l'admiration des passants, à la tendresse dont il était avec eux en voluptueux commerce.
LES REGRETS
RÊVERIES COULEUR DU TEMPS
«La manière de vivre du poète devrait être si simple que les influences les plus ordinaires le réjouissent, sa gaieté devrait pouvoir être le fruit d'un rayon de soleil, l'air devrait suffire pour l'inspirer et l'eau devrait suffire pour l'enivrer.»
(EMERSON.)
I
TUILERIES
Au jardin des Tuileries, ce matin, le soleil s'est endormi tour à tour sur toutes les marches de pierre comme un adolescent blond dont le passage d'une ombre interrompt aussitôt le somme léger. Contre le vieux palais verdissent de jeunes pousses. Le souffle du vent charmé mêle au parfum du passé la fraîche odeur des lilas. Les statues qui sur nos places publiques effrayent comme des folles, rêvent ici dans les charmilles comme des sages sous la verdure lumineuse qui protège leur blancheur. Les bassins au fond desquels se prélasse le ciel bleu luisent comme des regards. De la terrasse du bord de l'eau, on aperçoit, sortant du vieux quartier du quai d'Orsay, sur l'autre rive et comme dans un autre siècle, un hussard qui passe. Les liserons débordent follement des vases couronnés de géraniums. Ardent de soleil, l'héliotrope brûle ses parfums. Devant le Louvre s'élancent des roses trémières, légères comme des mâts, nobles et gracieuses comme des colonnes, rougissantes comme des jeunes filles. Irisés de soleil et soupirants d'amour, les jets d'eau montent vers le ciel. Au bout de la Terrasse, un cavalier de pierre lancé sans changer de place dans un galop fou, les lèvres collées à une trompette joyeuse, incarne toute l'ardeur du Printemps.
Mais le ciel s'est assombri, il va pleuvoir. Les bassins, où nul azur ne brille plus, semblent des yeux vides de regards ou des vases pleins de larmes. L'absurde jet d'eau, fouetté par la brise, élève de plus en plus vite vers le ciel son hymne maintenant dérisoire. L'inutile douceur des lilas est d'une tristesse infinie. Et là-bas, la bride abattue, ses pieds de marbre excitant d'un mouvement immobile et furieux le galop vertigineux et fixé de son cheval, l'inconscient cavalier trompette sans fin sur le ciel noir.
II
VERSAILLES
«Un canal qui fait rêver les plus grands parleurs sitôt qu'ils s'on approchent et où je suis toujours heureux, soit que je sois joyeux, soit que je sois triste.»
(Lettre de Balzac à M. de Lamothe-Aigron.)
L'automne épuisé, plus même réchauffé par le soleil rare, perd une à une ses dernières couleurs. L'extrême ardeur de ses feuillages, si enflammés que toute l'après-midi et la matinée elle-même donnaient la glorieuse illusion du couchant, s'est éteinte. Seuls, les dahlias, les œillets d'Inde et les chrysanthèmes jaunes, violets, blancs et roses, brillent encore sur la face sombre et désolée de l'automne. À six heures du soir, quand on passe par les Tuileries uniformément grises et nues sous le ciel aussi sombre, où les arbres noirs décrivent branche par branche leur désespoir puissant et subtil, un massif soudain aperçu de ces fleurs d'automne luit richement dans l'obscurité et fait à nos yeux habitués à ces horizons en cendres une violence voluptueuse. Les heures du matin sont plus douces. Le soleil brille encore parfois, et je peux voir encore en quittant la terrasse du bord de l'eau, au long des grands escaliers de pierre, mon ombre descendre une à une les marches devant moi. Je ne voudrais pas vous prononcer ici après tant d'autres[1] Versailles, grand nom rouillé et doux, royal cimetière de feuillages, de vastes eaux et de marbres, lieu véritablement aristocratique et démoralisant, où ne nous trouble même pas le remords que la vie de tant d'ouvriers n'y ait servi qu'à affiner et qu'à élargir moins les joies d'un autre temps que la mélancolie du nôtre. Je ne voudrais pas vous prononcer après tant d'autres, et pourtant que de fois, à la coupe rougie de vos bassins de marbre rose, j'ai été boire jusqu'à la lie et jusqu'à délirer l'enivrante et amère douceur de ces suprêmes jours d'automne. La terre mêlée de feuilles fanées et de feuilles pourries semblait au loin une jaune et violette mosaïque ternie. En passant près du hameau, en relevant le col de mon paletot contre le vent, j'entendis roucouler des colombes. Partout l'odeur du buis, comme au dimanche des rameaux, enivrait. Comment ai-je pu cueillir encore un mince bouquet de printemps, dans ces jardins saccagés par l'automne. Sur l'eau, le vent froissait les pétales d'une rose grelottante. Dans ce grand effeuillement de Trianon, seule la voûte légère d'un petit pont de géranium blanc soulevait au-dessus de l'eau glacée ses fleurs à peine inclinées par le vent. Certes, depuis que j'ai respiré le vent du large et le sel dans les chemins creux de Normandie, depuis que j'ai vu briller la mer à travers les branches de rhododendrons en fleurs, je sais tout ce que le voisinage des eaux peut ajouter aux grâces végétales. Mais quelle pureté plus virginale en ce doux géranium blanc, penché avec une retenue gracieuse sur les eaux frileuses entre leurs quais de feuilles mortes. Ô vieillesse argentée des bois encore verts, ô branches éplorées, étangs et pièces d'eau qu'un geste pieux a posés çà et là, comme des urnes offertes à la mélancolie des arbres!
[1]Et particulièrement après MM. Maurice Barrès, Henri de Régnier, Robert de Montesquiou-Fezensac.
III
PROMENADE
Malgré le ciel si pur et le soleil déjà chaud, le vent soufflait encore aussi froid, les arbres restaient aussi nus qu'en hiver. Il me fallut, pour faire du feu, couper une de ces branches que je croyais mortes et la sève en jaillit, mouillant mon bras jusqu'au coude et dénonçant, sous l'écorce glacée de l'arbre, un cœur tumultueux. Entre les troncs, le sol nu de l'hiver s'emplissait d'anémones, de coucous et de violettes, et les rivières, hier encore sombres et vides, de ciel tendre, bleu et vivant qui s'y prélassait jusqu'au fond. Non ce ciel pâle et lassé des beaux soirs d'octobre qui, étendu au fond des eaux, semble y mourir d'amour et de mélancolie, mais un ciel intense et ardent sur l'azur tendre et riant duquel passaient à tous moments, grises, bleues et roses,—non les ombres des nuées pensives,—mais les nageoires brillantes, et glissantes d'une perche, d'une anguille ou d'un éperlan. Ivres de joie, ils couraient entre le ciel et les herbes, dans leurs prairies et sous leurs futaies qu'avaient brillamment enchantés comme les nôtres le resplendissant génie du printemps. Et glissant fraîchement sur leur tête, entre leurs ouïes, sous leur ventre, les eaux se pressaient aussi en chantant et en faisant courir gaiement devant elles du soleil.
La basse-cour où il fallut aller chercher des œufs n'était pas moins agréable à voir. Le soleil comme un poète inspiré et fécond qui ne dédaigne pas de répandre de la beauté sur les lieux les plus humbles et qui jusque-là ne semblaient pas devoir faire partie du domaine de l'art, échauffait encore la bienfaisante énergie du fumier, de la cour inégalement pavée, et du poirier cassé comme une vieille servante.
Mais quelle est cette personne royalement vêtue qui s'avance, parmi les choses rustiques et fermières, sur la pointe des pattes comme pour ne point se salir? C'est l'oiseau de Junon brillant non de mortes pierreries, mais des yeux mêmes d'Argus, le paon dont le luxe fabuleux étonne ici. Tel au jour d'une fête, quelques instants avant l'arrivée des premiers invités, dans sa robe à queue changeante, un gorgerin d'azur déjà attaché à son cou royal, ses aigrettes sur la tête, la maîtresse de maison, étincelante, traverse sa cour aux yeux émerveillés des badauds rassemblés devant la grille, pour aller donner un dernier ordre ou attendre le prince du sang qu'elle doit recevoir au seuil même.
Mais non, c'est ici que le paon passe sa vie, véritable oiseau de paradis dans une basse-cour, entre les dindes et les poules, comme Andromaque captive filant la laine au milieu des esclaves, mais n'avant point comme elle quitté la magnificence des insignes royaux et des joyaux héréditaires, Apollon qu'on reconnaît toujours, même quand il garde, rayonnant, les troupeaux d'Admète.
IV
FAMILLE ÉCOUTANT LA MUSIQUE
«Car la musique est douce,
Fait l'âme harmonieuse et comme un divin chœur
Éveille mille voix qui chantent dans le cœur.»
Pour une famille vraiment vivante où chacun pense, aime et agit, avoir un jardin est une douce chose. Les soirs de printemps, d'été et d'automne, tous, la tâche du jour finie, y sont réunis; et si petit que soit le jardin, si rapprochées que soient les haies, elles ne sont pas si hautes qu'elles ne laissent voir un grand morceau de ciel où chacun lève les yeux, sans parler, en rêvant. L'enfant rêve à ses projets d'avenir, à la maison qu'il habitera avec son camarade préféré pour ne le quitter jamais, à l'inconnu de la terre et de la vie; le jeune homme rêve au charme mystérieux de celle qu'il aime, la jeune mère à l'avenir de son enfant, la femme autrefois troublée découvre, au fond de ces heures claires, sous les dehors froids de son mari, un regret douloureux qui lui fait pitié. Le père en suivant des yeux la fumée qui monte au-dessus d'un toit s'attarde aux scènes paisibles de son passé qu'enchante dans le lointain la lumière du soir; il songe à sa mort prochaine, à la vie de ses enfants après sa mort; et ainsi l'âme de la famille entière monte religieusement vers le couchant, pendant que le grand tilleul, le marronnier ou le sapin répand sur elle la bénédiction de son odeur exquise ou de son ombre vénérable.
Mais pour une famille vraiment vivante, où chacun pense, aime et agit, pour une famille qui a une âme, qu'il est plus doux encore que cette âme puisse, le soir, s'incarner dans une voix, dans la voix claire et intarissable d'une jeune fille ou d'un jeune homme qui a reçu le don de la musique et du chant. L'étranger passant devant la porte du jardin où la famille se tait, craindrait en approchant de rompre en tous comme un rêve religieux; mais si l'étranger sans entendre le chant, apercevait l'assemblée des parents et des amis qui l'écoutent, combien plus encore elle lui semblerait assister à une invisible messe, c'est-à-dire, malgré la diversité des attitudes, combien la ressemblance des expressions manifesterait l'unité véritable des âmes, momentanément réalisée par la sympathie pour un même drame idéal, par la communion à un même rêve. Par moments, comme le vent courbe les herbes et agite longuement les branches, un souffle incline les têtes ou les redresse brusquement. Tous alors, comme si un messager qu'on ne peut voir faisait un récit palpitant, semblent attendre avec anxiété, écouter avec transport ou avec terreur une même nouvelle qui pourtant éveille en chacun des échos divers. L'angoisse de la musique est à son comble, ses élans sont brisés par des chutes profondes, suivis d'élans plus désespérés. Son infini lumineux, ses mystérieuses ténèbres, pour le vieillard ce sont les vastes spectacles de la vie et de la mort, pour l'enfant les promesses pressantes de la mer et de la terre, pour l'amoureux, c'est l'infini mystérieux, ce sont les lumineuses ténèbres de l'amour. Le penseur voit sa vie morale se dérouler tout entière; les chutes de la mélodie défaillante sont ses défaillances et ses chutes, et tout son cœur se relève et s'élance quand la mélodie reprend son vol. Le murmure puissant des harmonies fait tressaillir les profondeurs obscures et riches de son souvenir. L'homme d'action halète dans la mêlée des accords, au galop des vivaces; il triomphe majestueusement dans les adagios. La femme infidèle elle-même sent sa faute pardonnée, infinisée, sa faute qui avait aussi sa céleste origine dans l'insatisfaction d'un cœur que les joies habituelles n'avaient pas apaisé, qui s'était égaré, mais en cherchant le mystère, et dont maintenant cette musique, pleine comme la voix des cloches, comble les plus vastes aspirations. Le musicien qui prétend pourtant ne goûter dans la musique qu'un plaisir technique y éprouve aussi ces émotions significatives, mais enveloppées dans son sentiment de la beauté musicale qui les dérobe à ses propres yeux. Et moi-même enfin, écoutant dans la musique la plus vaste et la plus universelle beauté de la vie et de la mort, de la mer et du ciel, j'y ressens aussi ce que ton charme a de plus particulier et d'unique, ô chère bien-aimée.
V
Les paradoxes d'aujourd'hui sont les préjugés de demain, puisque les plus épais et les plus déplaisants préjugés d'aujourd'hui eurent un instant de nouveauté où la mode leur prêta sa grâce fragile. Beaucoup de femmes d'aujourd'hui veulent se délivrer de tous les préjugés et entendent par préjugés les principes. C'est là leur préjugé qui est lourd, bien qu'elles s'en parent comme d'une fleur délicate et un peu étrange. Elles croient que rien n'a d'arrière-plan et mettent toute chose sur le même plan. Elles goûtent un livre ou la vie elle-même comme une belle journée ou comme une orange. Elles disent l'«art» d'une couturière et la «philosophie» de la «vie parisienne». Elles rougiraient de rien classer, de rien juger, de dire: ceci est bien, ceci est mal. Autrefois, quand une femme agissait bien, c'était comme par une revanche de sa morale, c'est-à-dire de sa pensée, sur sa nature instinctive. Aujourd'hui quand une femme agit bien, c'est par une revanche de sa nature instinctive sur sa morale, c'est-à-dire sur son immoralité théorique (voyez le théâtre de MM. Halévy et Meilhac). En un relâchement extrême de tous les liens moraux et sociaux, les femmes flottent de cette immoralité théorique à cette bonté instinctive. Elles ne cherchent que la volupté et la trouvent seulement quand elles ne la cherchent pas, quand elles pâtissent volontairement. Ce scepticisme et ce dilettantisme choqueraient dans les livres comme une parure démodée. Mais les femmes, loin d'être les oracles des modes de l'esprit, en sont plutôt les perroquets attardés. Aujourd'hui encore, le dilettantisme leur plaît et leur sied. S'il fausse leur jugement et énerve leur conduite, on ne peut nier qu'il leur prête une grâce déjà flétrie mais encore aimable. Elles nous font sentir, jusqu'aux délices, ce que l'existence peut avoir, dans des civilisations très raffinées, de facile et de doux. Leur perpétuel embarquement pour une Cythère spirituelle où la fête serait moins pour leurs sens émoussés que pour l'imagination, le cœur, l'esprit, les yeux, les narines, les oreilles, met quelques voluptés dans leurs attitudes. Les plus justes portraitistes de ce temps ne les montreront, je suppose, avec rien de bien tendu ni de bien raide. Leur vie répand le parfum doux des chevelures dénouées.
VI
L'ambition enivre plus que la gloire; le désir fleurit, la possession flétrit toutes choses; il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore que la vivre ce soit encore la rêver, mais moins mystérieusement et moins clairement à la fois, d'un rêve obscur et lourd, semblable au rêve épars dans la faible conscience des bêtes qui ruminent. Les pièces de Shakespeare sont plus belles, vues dans la chambre de travail que représentées au théâtre. Les poètes qui ont créé les impérissables amoureuses n'ont souvent connu que de médiocres servantes d'auberges, tandis que les voluptueux les plus enviés ne savent point concevoir la vie qu'ils mènent, ou plutôt qui les mène.—J'ai connu un petit garçon de dix ans, de santé chétive et d'imagination précoce, qui avait voué à une enfant plus âgée que lui, un amour purement cérébral. Il restait pendant des heures à sa fenêtre pour la voir passer, pleurait s'il ne la voyait pas, pleurait plus encore s'il l'avait vue. Il passait de très rares, de très brefs instants auprès d'elle. Il cessa de dormir, de manger. Un jour, il se jeta de sa fenêtre. On crut d'abord que le désespoir de n'approcher jamais son amie l'avait décidé à mourir. On apprit qu'au contraire il venait de causer très longuement avec elle: elle avait été extrêmement gentille pour lui. Alors on supposa qu'il avait renoncé aux jours insipides qui lui restaient à vivre, après cette ivresse qu'il n'aurait peut-être plus l'occasion de renouveler. De fréquentes confidences, faites autrefois à un de ses amis, firent induire enfin qu'il éprouvait une déception chaque fois qu'il voyait la souveraine de ses rêves; mais dès qu'elle était partie, son imagination féconde rendait tout son pouvoir à la petite fille absente, et il recommençait à désirer la voir. Chaque fois, il essayait de trouver dans l'imperfection des circonstances la raison accidentelle de sa déception. Après cette entrevue suprême où il avait, à sa fantaisie déjà habile, conduit son amie jusqu'à la haute perfection dont sa nature était susceptible, comparant avec désespoir cette perfection imparfaite à l'absolue perfection dont il vivait, dont il mourait, il se jeta par la fenêtre. Depuis, devenu idiot, il vécut fort longtemps, ayant gardé de sa chute l'oubli de son âme, de sa pensée, de la parole de son amie qu'il rencontrait sans la voir. Elle, malgré les supplications, les menaces, l'épousa et mourut plusieurs années après sans être parvenue à se faire reconnaître.—La vie est comme la petite amie. Nous la songeons, et nous l'aimons de la songer. Il ne faut pas essayer de la vivre: on se jette, comme le petit garçon, dans la stupidité, pas tout d'un coup, car tout, dans la vie, se dégrade par nuances insensibles. Au bout de dix ans, on ne reconnaît plus ses songes, on les renie, on vit, comme un bœuf, pour l'herbe à paître dans le moment. Et de nos noces avec la mort qui sait si pourra naître notre consciente immortalité?
VII
—Mon capitaine, dit son ordonnance, quelques jours après que fut installée la petite maison où il devait vivre, maintenant qu'il était en retraite, jusqu'à sa mort (sa maladie de cœur ne pouvait plus la faire longtemps attendre), mon capitaine, peut-être que des livres, maintenant que vous ne pouvez plus faire l'amour, ni vous battre, vous distrairaient un peu; qu'est-ce qu'il faut aller vous acheter?
—Ne m'achète rien; pas de livres; ils ne peuvent rien me dire d'aussi intéressant que ce que j'ai fait, et puisque je n'ai pas longtemps pour cela, je ne veux plus que rien me distraie de m'en souvenir. Donne la clef de ma grande caisse, c'est, ce qu'il y a dedans que je lirai tous les jours.
Et il en sortit des lettres, une mer blanchâtre, parfois teintée, de lettres, des très longues, des lettres d'une ligne seulement, sur des cartes, avec des fleurs fanées, des objets, des petits mots de lui-même pour se rappeler les entours du moment où il les avait reçues et des photographies abîmées malgré les précautions, comme ces reliques qu'a usées la piété même des fidèles: ils les embrassent trop souvent. Et toutes ces choses-là étaient très anciennes, et il y en avait de femmes mortes, et d'autres qu'il n'avait plus vues depuis plus de dix ans.
Il y avait dans tout cela des petites choses précises de sensualité ou de tendresse sur presque rien des circonstances de sa vie, et c'était comme une fresque très vaste qui dépeignait sa vie sans la raconter, dans sa couleur passionnée seulement, d'une manière très vague et très particulière en même temps, avec une grande puissance touchante. Il y avait des évocations de baisers dans la bouche—dans une bouche fraîche où il eût sans hésiter laissé son âme, et qui depuis s'était détournée de lui,—qui le faisaient pleurer longtemps. El malgré qu'il fût bien faible et désabusé, quand il vidait d'un trait un peu de ces souvenirs encore vivants, comme un verre de vin chaleureux et mûri au soleil qui avait dévoré sa vie, il sentait un bon frisson tiède, comme le printemps en donne à nos convalescences et l'âtre d'hiver à nos faiblesses. Le sentiment que son vieux corps usé avait tout de même brûlé de pareilles flammes, lui donnait un regain de vie,—brûlé de pareilles flammes dévorantes. Puis, songeant que ce qui s'en couchait ainsi tout de son long sur lui, c'en étaient seulement les ombres démesurées et mouvantes, insaisissables, hélas! et qui bientôt se confondraient toutes ensemble dans l'éternelle nuit, il se remettait à pleurer.
Alors tout en sachant que ce n'étaient que des ombres, des ombres de flammes qui s'en étaient couru brûler ailleurs, que jamais il ne reverrait plus, il se prit pourtant à adorer ces ombres et à leur prêter comme une chère existence par contraste avec l'oubli absolu de bientôt. Et tous ces baisers et tous ces cheveux baisés et toutes ces choses de larmes et de lèvres, de caresses versées comme du vin pour griser, et de désespérances accrues comme la musique ou comme le soir pour le bonheur de se sentir s'élargir jusqu'à l'infini du mystère et des destinées; telle adorée qui le tint si fort que rien ne lui était plus que ce qu'il pouvait faire servir à son adoration pour elle, qui le tint si fort, et qui maintenant s'en allait si vague qu'il ne la retenait plus, ne retenait même plus l'odeur disséminée des pans fuyants de son manteau, il se crispait pour le revivre, le ressusciter et le clouer devant lui comme des papillons. Et chaque fois, c'était, plus difficile. Et il n'avait toujours attrapé aucun des papillons, mais chaque fois il leur avait ôté avec ses doigts un peu du mirage de leurs ailes; ou plutôt il les voyait dans le miroir, se heurtait vainement au miroir pour les toucher, mais le ternissait un peu chaque fois et ne les voyait plus qu'indistincts et moins charmants. Et ce miroir terni de son cœur, rien ne pouvait plus le laver, maintenant que les souffles purifiants de la jeunesse ou du génie ne passeraient plus sur lui,—par quelle loi inconnue de nos saisons, quel mystérieux équinoxe de notre automne?...
Et chaque fois il avait moins de peine de les avoir perdus, ces baisers dans cette bouche, et ces heures infinies, et ces parfums qui le faisaient, avant, délirer.
Et il eut de la peine d'en avoir moins de peine, puis cette peine-là même disparut. Puis toutes les peines partirent, toutes, il n'y avait pas à faire partir les plaisirs; ils avaient fui depuis longtemps sur leurs talons ailés sans détourner la tête, leurs rameaux en fleurs à la main, fui cette demeure qui n'était plus assez jeune pour eux. Puis, comme tous les hommes, il mourut.
VIII
RELIQUES
J'ai acheté tout ce qu'on a vendu de celle dont j'aurais voulu être l'ami, et qui n'a pas consenti même à causer avec moi un instant. J'ai le petit jeu de cartes qui l'amusait tous les soirs, ses deux ouistitis, trois romans qui portent sur les plats ses armes, sa chienne. Ô vous, délices, chers loisirs de sa vie, vous avez eu, sans en jouir comme j'aurais fait, sans les avoir même désirées, toutes ses heures les plus libres, les plus inviolables, les plus secrètes; vous n'avez pas senti votre bonheur et vous ne pouvez pas le raconter.
Cartes qu'elle maniait de ses doigts chaque soir avec ses amis préférés, qui la virent s'ennuyer ou rire, qui assistèrent au début de sa liaison, et qu'elle posa pour embrasser celui qui vint depuis jouer tous les soirs avec elle; romans qu'elle ouvrait et fermait dans son lit au gré de sa fantaisie ou de sa fatigue, qu'elle choisissait selon son caprice du moment ou ses rêves, à qui elle les confia, qui y mêlèrent ceux qu'ils exprimaient et l'aidèrent à mieux rêver les siens, n'avez-vous rien retenu d'elle, et ne m'en direz-vous rien?
Romans, parce qu'elle a songé à son tour la vie de vos personnages et de votre poète; cartes, parce qu'à sa manière elle ressentit avec vous le calme et parfois les fièvres des vives intimités, n'avez-vous rien gardé de sa pensée que vous avez distraite ou remplie, de son cœur que vous avez ouvert ou consolé?
Cartes, romans, pour avoir tenu si souvent dans sa main, être restés si longtemps sur sa table; dames, rois ou valets, qui furent les immobiles convives de ses fêtes les plus folles; héros de romans et héroïnes qui songiez auprès de son lit sous les feux croisés de sa lampe et de ses yeux votre songe silencieux et plein de voix pourtant, vous n'avez pu laisser évaporer tout le parfum dont l'air de sa chambre, le tissu de ses robes, le toucher de ses mains ou de ses genoux vous imprégna.
Vous avez conservé les plis dont sa main joyeuse ou nerveuse vous froissa; les larmes qu'un chagrin de livre ou de vie lui firent couler, vous les gardez peut-être encore prisonnières; le jour qui fit briller ou blessa ses yeux vous a donné cette chaude couleur. Je vous touche en frémissant, anxieux de vos révélations, inquiet de votre silence. Hélas! peut-être, comme vous, êtres charmants et fragiles, elle fut l'insensible, l'inconscient témoin de sa propre grâce. Sa plus réelle beauté fut peut-être dans mon désir. Elle a vécu sa vie, mais peut-être seul, je l'ai rêvée.
IX
SONATE CLAIR DE LUNE
I
Plus que les fatigues du chemin, le souvenir et l'appréhension des exigences de mon père, de l'indifférence de Pia, de l'acharnement de mes ennemis, m'avaient épuisé. Pendant le jour, la compagnie d'Assunta, son chant, sa douceur avec moi qu'elle connaissait si peu, sa beauté blanche, brune et rose, son parfum persistant dans les rafales du vent de mer, la plume de son chapeau, les perles à son cou, m'avaient distrait. Mais, vers neuf heures du soir, me sentant accablé, je lui demandai de rentrer avec la voiture et de me laisser là me reposer un peu à l'air. Nous étions presque arrivés à Honfleur; l'endroit était bien choisi, contre un mur, à l'entrée d'une double avenue de grands arbres qui protégeaient du vent, l'air était doux; elle consentit et me quitta. Je me couchai sur le gazon, la figure tournée vers le ciel sombre; bercé par le bruit de la mer, que j'entendais derrière moi, sans bien la distinguer dans l'obscurité. Je ne tardai pas à m'assoupir.
Bientôt je rêvai que devant moi, le coucher du soleil éclairait au loin le sable et la mer. Le crépuscule tombait, et il me semblait que c'était un coucher de soleil et un crépuscule comme tous les crépuscules et tous les couchers de soleil. Mais on vint m'apporter une lettre, je voulus la lire et je ne pus rien distinguer. Alors seulement je m'aperçus que malgré cette impression de lumière intense et épandue, il faisait très obscur. Ce coucher de soleil était extraordinairement pâle, lumineux sans clarté, et sur le sable magiquement éclairé s'amassaient tant de ténèbres qu'un effort pénible m'était nécessaire pour reconnaître un coquillage. Dans ce crépuscule spécial aux rêves, c'était, comme le coucher d'un soleil malade et décoloré, sur une grève polaire. Mes chagrins s'étaient soudain dissipés; les décisions de mon père, les sentiments de Pia, la mauvaise foi de mes ennemis me dominaient encore, mais sans plus m'écraser, comme une nécessité naturelle et devenue indifférente. La contradiction de ce resplendissement obscur, le miracle de cette trêve enchantée à mes maux ne m'inspirait aucune défiance, aucune peur, mais j'étais enveloppé, baigné, noyé d'une douceur croissante dont l'intensité délicieuse finit par me réveiller. J'ouvris les yeux. Splendide et blême, mon rêve s'étendait autour de moi. Le mur auquel je m'étais adossé pour dormir était en pleine lumière, et l'ombre de son lierre s'y allongeait aussi vive qu'à quatre heures de l'après-midi. Le feuillage d'un peuplier de Hollande retourné par un souffle insensible étincelait. On voyait des vagues et des voiles blanches sur la mer, le ciel était clair, la lune s'était levée. Par moments, de légers nuages passaient sur elle, mais ils se coloraient alors de nuances bleues dont la pâleur était profonde comme la gelée d'une méduse ou le cœur d'une opale. La clarté pourtant qui brillait partout, mes yeux ne la pouvaient saisir nulle part. Sur l'herbe même, qui resplendissait jusqu'au mirage, persistait l'obscurité. Les bois, un fossé, étaient absolument noirs. Tout d'un coup, un bruit léger s'éveilla longuement comme une inquiétude, rapidement grandit, sembla rouler sur le bois. C'était le frisson des feuilles froissées par la brise. Une à une je les entendais déferler comme des vagues sur le vaste silence de la nuit tout entière. Puis ce bruit même décrût et s'éteignit. Dans l'étroite prairie allongée devant moi entre les deux épaisses avenues de chênes, semblait couler un fleuve de clarté, contenu par ces deux quais d'ombre. La lumière de la lune, en évoquant la maison du garde, les feuillages, une voile, de la nuit où ils étaient anéantis, ne les avait pas réveillés. Dans ce silence de sommeil, elle n'éclairait que le vague fantôme de leur forme, sans qu'on put distinguer les contours qui me les rendaient pendant le jour si réels, qui m'opprimaient de la certitude de leur présence, et de la perpétuité de leur voisinage banal. La maison sans porte, le feuillage sans tronc, presque sans feuilles, la voile sans barque, semblaient, au lieu d'une réalité cruellement indéniable et monotonement habituelle, le rêve étrange, inconsistant et lumineux des arbres endormis qui plongaient dans l'obscurité. Jamais, en effet, les bois n'avaient dormi si profondément, on sentait que la lune en avait profité pour mener sans bruit dans le ciel et dans la mer cette grande fête pâle et douce. Ma tristesse avait disparu. J'entendais mon père me gronder, Pia se moquer de moi, mes ennemis tramer des complots et rien de tout cela ne me paraissait réel. La seule réalité était dans cette irréelle lumière, et je l'invoquais en souriant. Je ne comprenais pas quelle mystérieuse ressemblance unissait mes peines aux solennels mystères qui se célébraient dans les bois, au ciel et sur la mer, mais je sentais que leur explication, leur consolation, leur pardon était proféré, et qu'il était sans importance que mon intelligence ne fût pas dans le secret, puisque mon cœur l'entendait si bien. J'appelai par son nom ma sainte mère la nuit, ma tristesse avait reconnu dans la lune sa sœur immortelle, la lune brillait sur les douleurs transfigurées de la nuit et dans mon cœur, où s'étaient dissipés les nuages, s'était levée la mélancolie.
II
Alors j'entendis des pas. Assunta venait vers moi, sa tête blanche levée sur un vaste manteau sombre. Elle me dit un peu bas: «J'avais peur que vous n'ayez froid, mon frère était couché, je suis revenue.» Je m'approchai d'elle; je frissonnais, elle me prit sous son manteau et pour en retenir le pan, passa sa main autour de mon cou. Nous fîmes quelques pas sous les arbres, dans l'obscurité profonde. Quelque chose brilla devant nous, je n'eus pas le temps de reculer et fis un écart, croyant que nous butions contre un tronc, mais l'obstacle se déroba sous nos pieds, nous avions marché dans de la lune. Je rapprochai sa tête de la mienne. Elle sourit, je me mis à pleurer, je vis qu'elle pleurait aussi. Alors nous comprîmes que la lune pleurait et que sa tristesse était à l'unisson de la nôtre. Les accents poignants et doux de sa lumière nous allaient au cœur. Comme nous, elle pleurait, et comme nous faisons presque toujours, elle pleurait sans savoir pourquoi, mais en le sentant si profondément qu'elle entraînait dans son doux désespoir irrésistible les bois, les champs, le ciel, qui de nouveau se mirait dans la mer, et mon cœur qui voyait enfin clair dans son cœur.
X
SOURCE DES LARMES QUI SONT DANS LES AMOURS PASSÉES
Le retour des romanciers ou de leurs héros sur leurs amours défuntes, si touchant pour le lecteur, est malheureusement bien artificiel. Ce contraste entre l'immensité de notre amour passé et l'absolu de notre indifférence présente, dont mille détails matériels,—un nom rappelé dans la conversation, une lettre retrouvée dans un tiroir, la rencontre même de la personne, ou, plus encore, sa possession après coup pour ainsi dire,—nous font prendre conscience, ce contraste, si affligeant, si plein de larmes contenues, dans une œuvre d'art, nous le constatons froidement dans la vie, précisément parce que notre état présent est l'indifférence et l'oubli, que notre aimée et notre amour ne nous plaisent plus qu'esthétiquement tout au plus, et qu'avec l'amour, le trouble, la faculté de souffrir ont disparu. La mélancolie poignante de ce contraste n'est donc qu'une vérité morale. Elle deviendrait aussi une réalité psychologique si un écrivain la plaçait au commencement de la passion qu'il décrit et non après sa fin.
Souvent, en effet, quand nous commençons d'aimer, avertis par notre expérience et notre sagacité,—malgré la protestation de notre cœur qui a le sentiment ou plutôt l'illusion de l'éternité de son amour,—nous savons qu'un jour celle de la pensée de qui nous vivons nous sera aussi indifférente que nous le sont maintenant toutes les autres qu'elle... Nous entendrons son nom sans une volupté douloureuse, nous verrons son écriture sans trembler, nous ne changerons pas notre chemin pour l'apercevoir dans la rue, nous la rencontrerons sans trouble, nous la posséderons sans délire. Alors cette prescience certaine, malgré le pressentiment absurde et si fort que nous l'aimerons toujours, nous fera pleurer; et l'amour, l'amour qui sera encore levé sur nous comme un divin matin infiniment mystérieux et triste mettra devant notre douleur un peu de ses grands horizons étranges, si profonds, un peu de sa désolation enchanteresse...
XI
AMITIÉ
Il est doux quand on a du chagrin de se coucher dans la chaleur de son lit, et là tout effort et toute résistance supprimés, la tête même sous les couvertures, de s'abandonner tout entier, en gémissant, comme les branches au vent d'automne. Mais il est un lit meilleur encore, plein d'odeurs divines. C'est notre douce, notre profonde, notre impénétrable amitié. Quand il est triste et glacé, j'y couche frileusement mon cœur. Ensevelissant même ma pensée dans notre chaude tendresse, ne percevant plus rien du dehors et ne voulant plus me défendre, désarmé, mais par le miracle de notre tendresse aussitôt fortifié, invincible, je pleure de ma peine, et de ma joie d'avoir une confiance où l'enfermer.
XII
ÉPHÉMÈRE EFFICACITÉ DU CHAGRIN
Soyons reconnaissants aux personnes qui nous donnent du bonheur, elles sont les charmants jardiniers par qui nos âmes sont fleuries. Mais soyons plus reconnaissants aux femmes méchantes ou seulement indifférentes, aux amis cruels qui nous ont causé du chagrin. Ils ont dévasté notre cœur, aujourd'hui jonché de débris méconnaissables, ils ont déraciné les troncs et mutilé les plus délicates branches, comme un vent désolé, mais qui sema quelques bons grains pour une moisson incertaine.
En brisant tous les petits bonheurs qui nous cachaient notre grande misère, en faisant de notre cœur un nu préau mélancolique, ils nous ont permis de le contempler enfin et de le juger. Les pièces tristes nous font un bien semblable; aussi faut-il les tenir pour bien supérieures aux gaies, qui trompent notre faim au lieu de l'assouvir: le pain qui doit nous nourrir est amer. Dans la vie heureuse, les destinées de nos semblables ne nous apparaissent pas dans leur réalité, que l'intérêt les masque ou que le désir les transfigure. Mais dans le détachement que donne la souffrance, dans la vie, et le sentiment de la beauté douloureuse, au théâtre, les destinées des autres hommes et la nôtre même font entendre enfin à noire âme attentive l'éternelle parole inentendue de devoir et de vérité. L'œuvre triste d'un artiste véritable nous parle avec cet accent de ceux qui ont souffert, qui forcent tout homme qui a souffert à laisser là tout le reste et à écouter.
Hélas! ce que le sentiment apporta, ce capricieux le remporte et la tristesse plus haute que la gaieté n'est pas durable comme la vertu. Nous avons oublié ce matin la tragédie qui hier soir nous éleva si haut que nous considérions notre vie dans son ensemble et dans sa réalité avec une pitié clairvoyante et sincère. Dans un an peut-être, nous serons consolés de la trahison d'une femme, de la mort d'un ami. Le vent, au milieu de ce bris de rêves, de cette jonchée de bonheurs flétris a semé le bon grain sous une ondée de larmes, mais elles sécheront trop vite pour qu'il puisse germer.
(Après l'Invitée de M. de Curel.)
XIII
ÉLOGE DE LA MAUVAISE MUSIQUE
Détestez la mauvaise musique, ne la médisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu'elle elle s'est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes. Qu'elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l'histoire de l'Art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l'amour, de la mauvaise musique n'est pas seulement une forme de ce qu'on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c'est encore la conscience de l'importance du rôle social de la musique. Combien de mélodies, de nul prix aux yeux d'un artiste, sont au nombre des confidents élus par la foule des jeunes gens romanesques et des amoureuses. Que de «bagues d'or», de «Ah! reste longtemps endormie», dont les feuillets sont tournés chaque soir en tremblant par des mains justement célèbres, trempés par les plus beaux yeux du monde de larmes dont le maître le plus pur envierait le mélancolique et voluptueux tribut,—confidentes ingénieuses et inspirées qui ennoblissent le chagrin et exaltent le rêve, et en échange du secret ardent qu'on leur confie donnent l'enivrante illusion de la beauté. Le peuple, la bourgeoisie, l'armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs, porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d'amour, les mêmes confesseurs bien-aimés. Ce sont les mauvais musiciens. Telle fâcheuse ritournelle, que toute oreille bien née et bien élevée refuse à l'instant d'écouter, a reçu le trésor de milliers d'âmes, garde le secret de milliers de vies, dont elle fut l'inspiration vivante, la consolation toujours prête, toujours entr'ouverte sur le pupitre du piano, la grâce rêveuse et l'idéal. Tels harpèges, telle «rentrée» ont fait résonner dans l'âme de plus d'un amoureux ou d'un rêveur les harmonies du paradis ou la voix même de la bien-aimée. Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher comme un cimetière ou comme Un village. Qu'importe que les maisons n'aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s'envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l'autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci.
XIV
RENCONTRE AU BORD DU LAC
Hier, avant d'aller dîner au Bois, je reçus une lettre d'Elle, qui répondait assez froidement après huit jours à une lettre désespérée, qu'elle craignait de ne pouvoir me dire adieu avant de partir. Et moi, assez froidement, oui, je lui répondis que cela valait mieux ainsi et que je lui souhaitais un bel été. Puis, je me suis habillé et j'ai traversé le Bois en voiture découverte. J'étais extrêmement triste, mais calme. J'étais résolu à oublier, j'avais pris mon parti: c'était une affaire de temps.
Comme la voiture prenait l'allée du lac, j'aperçus au fond même du petit sentier qui contourne, le lac à cinquante mètres de l'allée, une femme seule qui marchait lentement. Je ne la distinguai pas bien d'abord. Elle me fit un petit bonjour de la main, et alors je la reconnus malgré la distance qui nous séparait. C'était elle! Je la saluai longuement. Et elle continua à me regarder comme si elle avait voulu me voir m'arrêter et la prendre avec moi. Je n'en fis rien, mais je sentis bientôt une émotion presque extérieure s'abattre sur moi, m'étreindre fortement. «Je l'avais bien deviné, m'écriai-je. Il y a une raison que j'ignore et pour laquelle elle a toujours joué l'indifférence. Elle m'aime, chère âme.» Un bonheur infini, une invincible certitude m'envahirent, je me sentis défaillir et j'éclatai en sanglots. La voiture approchait d'Armenonville, j'essuyai mes yeux et devant eux passait, comme pour sécher aussi leurs larmes, le doux salut de sa main, et sur eux se fixaient ses yeux doucement interrogateurs, demandant à monter avec moi.
J'arrivai au dîner radieux. Mon bonheur se répandait sur chacun en amabilité joyeuse, reconnaissante et cordiale, et le sentiment que personne ne savait quelle main inconnue d'eux, la petite main qui m'avait salué, avait allumé en moi ce grand feu de joie dont tous voyaient le rayonnement, ajoutait à mon bonheur le charme des voluptés secrètes. On n'attendait plus que madame de T... et elle arriva bientôt. C'est la plus insignifiante personne que je connaisse, et malgré qu'elle soit plutôt bien faite, la plus déplaisante. Mais j'étais trop heureux pour ne pas pardonner à chacun ses défauts, ses laideurs, et j'allai à elle en souriant d'un air affectueux.
—Vous avez été moins aimable tout à l'heure, dit-elle.
—Tout à l'heure! dis-je étonné, tout à l'heure, mais je ne vous ai pas vue.
—Comment! Vous ne m'avez pas reconnue? Il est vrai que vous étiez loin; je longeais le lac, vous ôtes passé fièrement en voiture, je vous ai fait bonjour de la main et j'avais bien envie de monter avec vous pour ne pas être en retard.
—Comment, c'était vous! m'écriai-je, et j'ajoutai plusieurs fois avec désolation: Oh! je vous demande bien pardon, bien pardon.
—Comme il a l'air malheureux! Je vous fais mon compliment, Charlotte, dit la maîtresse de la maison. Mais consolez-vous donc puisque vous êtes avec elle maintenant!
J'étais terrassé, tout mon bonheur était détruit.
Eh bien! le plus horrible est que cela ne fut pas comme si cela n'avait pas été. Cette image aimante de celle qui ne m'aimait pas, même après que j'eus reconnu mon erreur, changea pour longtemps encore l'idée que je me faisais d'elle. Je tentai un raccommodement, je l'oubliai moins vite et souvent dans ma peine, pour me consoler en m'efforçant de croire que c'étaient les siennes comme je l'avais senti tout d'abord, je fermais les yeux pour revoir ses petites mains qui me disaient bonjour, qui auraient si bien essuyé mes yeux, si bien rafraîchi mon front, ses petites mains gantées qu'elle tendait doucement au bord du lac comme de frêles symboles de paix, d'amour et de réconciliation pendant que ses yeux tristes et interrogateurs semblaient demander que je la prisse avec moi.
XV
Comme un ciel sanglant avertit le passant: là il y a un incendie; certes, souvent certains regards embrasés dénoncent des passions qu'ils servent seulement à réfléchir. Ce sont les flammes sur le miroir. Mais parfois aussi des personnes indifférentes et gaies ont des yeux vastes et sombres ainsi que des chagrins, comme si un filtre était tendu entre leur âme et leurs yeux et si elles avaient pour ainsi dire «passé» tout le contenu vivant de leur âme dans leurs yeux. Désormais, échauffée seulement par la ferveur de leur égoïsme,—cette sympathique ferveur de l'égoïsme qui attire autant les autres que l'incendiaire passion les éloigne,—leur âme desséchée ne sera plus que le palais factice des intrigues. Mais leurs yeux sans cesse enflammés d'amour et qu'une rosée de langueur arrosera, lustrera, fera flotter, noiera sans pouvoir les éteindre, étonneront l'univers par leur tragique flamboiement. Sphères jumelles désormais indépendantes de leur âme, sphères d'amour, ardents satellites d'un monde à jamais refroidi, elles continueront jusqu'à leur mort de jeter un éclat insolite et décevant, faux prophètes, parjures aussi qui promettent un amour que leur cœur ne tiendra pas.
XVI
L'ÉTRANGER
Dominique s'était assis près du feu éteint en attendant ses convives. Chaque soir, il invitait quelque grand seigneur à venir souper chez lui avec des gens d'esprit, et comme il était bien né, riche et charmant, on ne le laissait jamais seul. Les flambeaux n'étaient pas encore allumés et le jour mourait tristement dans la chambre. Tout à coup, il entendit une voix lui dire, une voix lointaine et intime lui dire: «Dominique,»—et rien qu'en l'entendant prononcer, prononcer si loin et si près: «Dominique,» il fut glacé par la peur. Jamais il n'avait entendu cette voix, et pourtant la reconnaissait si bien, ses remords reconnaissaient si bien la voix d'une victime, d'une noble victime immolée. Il chercha quel crime ancien il avait commis, et ne se souvint pas. Pourtant l'accent de cette voix lui reprochait bien un crime, un crime qu'il avait sans doute commis sans en avoir conscience, mais dont il était responsable,—attestaient sa tristesse et sa peur.—Il leva les yeux et vit, debout devant lui, grave et familier, un étranger d'une allure vague et saisissante. Dominique salua de quelques paroles respectueuses son autorité mélancolique et certaine.
—Dominique, serais-je le seul que tu n'inviteras pas à souper? Tu as des torts à réparer avec moi, des torts anciens. Puis, je t'apprendrai à te passer des autres qui, quand tu seras vieux, ne viendront plus.
—Je t'invite à souper, répondit Dominique avec une gravité affectueuse qu'il ne se connaissait pas.
—Merci, dit l'étranger.
Nulle couronne n'était inscrite au chaton de sa bague, et sur sa parole l'esprit n'avait pas givré ses brillantes aiguilles. Mais la reconnaissance de son regard fraternel et fort enivra Dominique d'un bonheur inconnu.
—Mais si tu veux me garder auprès de toi, il faut congédier tes autres convives.
Dominique les entendit qui frappaient à la porte. Les flambeaux n'étaient pas allumés, il faisait tout à fait nuit.
—Je ne peux pas les congédier, répondit Dominique, je ne peux pas être seul.
—En effet, avec moi, tu serais seul, dit tristement l'étranger. Pourtant tu devrais bien me garder. Tu as des torts anciens envers moi et que tu devrais réparer. Je t'aime plus qu'eux tous et t'apprendrais à te passer d'eux, qui, quand tu seras vieux, ne viendront plus.
—Je ne peux pas, dit Dominique.
Et il sentit qu'il venait de sacrifier un noble bonheur, sur l'ordre d'une habitude impérieuse et vulgaire, qui n'avait plus même de plaisirs à dispenser comme prix à son obéissance.
—Choisis vite, reprit l'étranger suppliant et hautain.
Dominique alla ouvrir la porte aux convives, et en même temps il demandait à l'étranger sans oser détourner la tête:
—Qui donc es-tu?
Et l'étranger, l'étranger qui déjà disparaissait, lui dit:
—L'habitude à qui tu me sacrifies encore ce soir sera plus forte demain du sang de la blessure que tu me fais pour la nourrir. Plus impérieuse d'avoir été obéi une fois de plus, chaque jour elle te détournera de moi, te forcera à me faire souffrir davantage. Bientôt tu m'auras tué. Tu ne me verras plus jamais. Et pourtant tu me devais plus qu'aux autres, qui, dans des temps prochains, te délaisseront. Je suis en toi et pourtant je suis à jamais loin de toi, déjà je ne suis presque plus. Je suis ton âme, je suis toi-même.
Les convives étaient entrés. On passa dans la salle à manger et Dominique voulut raconter son entretien avec le visiteur disparu, mais devant l'ennui général et la visible fatigue du maître de la maison à se rappeler un rêve presque effacé, Girolamo l'interrompit à la satisfaction de tous et de Dominique lui-même en tirant cette conclusion:
—Il ne faut jamais rester seul, la solitude engendre la mélancolie.
Puis on se remit à boire; Dominique causait gaiement mais sans joie, flatté pourtant de la brillante assistance.
XVII
RÊVE
«Tes pleurs coulaient pour moi, ma lèvre a bu tes pleurs.»
(Anatole France.)
Je n'ai aucun effort à faire pour me rappeler quelle était samedi (il y a quatre jours) mon opinion sur madame Dorothy B... Le hasard a fait que précisément ce jour-là on avait parlé d'elle et je fus sincère en disant que je la trouvais sans charme et sans esprit. Je crois qu'elle a vingt-deux ou vingt-trois ans. Je la connais du reste très peu, et quand je pensais à elle, aucun souvenir vif ne revenant affleurer à mon attention, j'avais seulement devant les yeux les lettres de son nom.
Je me couchai samedi d'assez bonne heure. Mais vers deux heures le vent devint si fort que je dus me relever pour fermer un volet mal attaché qui m'avait réveillé. Je jetai, sur le court sommeil que je venais de dormir, un regard rétrospectif et me réjouis qu'il eût été réparateur, sans malaise, sans rêves. À peine recouché, je me rendormis. Mais au bout d'un temps difficile à apprécier, je me réveillai peu à peu, ou plutôt je m'éveillai peu à peu au monde des rêves, confus d'abord comme l'est le monde réel à un réveil ordinaire, mais qui se précisa. Je me reposais sur la grève de Trouville qui était en même temps un hamac dans un jardin que je ne connaissais pas, et une femme me regardait avec une fixe douceur. C'était madame Dorothy B... Je n'étais pas plus surpris que je ne le suis le matin au réveil en reconnaissant ma chambre. Mais je ne l'étais pas davantage du charme surnaturel de ma compagne et des transports d'adoration voluptueuse et spirituelle à la fois que sa présence me causait. Nous nous regardions d'un air entendu, et il était en train de s'accomplir un grand miracle de bonheur et de gloire dont nous étions conscients, dont elle était complice et dont je lui avais une reconnaissance infinie. Mais elle médisait:
—Tu es fou de me remercier, n'aurais-tu pas fait la même chose pour moi.
Et le sentiment (c'était d'ailleurs une parfaite certitude) que j'aurais fait la même chose pour elle exaltait ma joie jusqu'au délire comme le symbole manifeste de la plus étroite union. Elle fit, du doigt, un signe mystérieux et sourit. Et je savais, comme si j'avais été à la fois en elle et en moi, que cela signifiait: «Tous les ennemis, tous tes maux, tous tes regrets, toutes tes faiblesses, n'est-ce plus rien?» Et sans que j'aie dit un mot elle m'entendait lui répondre qu'elle avait de tout aisément été victorieuse, tout détruit, voluptueusement magnétisé ma souffrance. Et elle se rapprocha, de ses mains me caressait le cou, lentement relevait mes moustaches. Puis elle me dit: «Maintenant allons vers les autres, entrons dans la vie.» Une joie surhumaine m'emplissait et je me sentais la force de réaliser tout ce bonheur virtuel. Elle voulut me donner une fleur, d'entre ses seins tira une rose encore close, jaune et rosée, l'attacha à ma boutonnière. Tout à coup je sentis mon ivresse accrue par une volupté nouvelle. C'était la rose qui, fixée à ma boutonnière, avait commencé d'exhaler jusqu'à mes narines son odeur d'amour. Je vis que ma joie troublait Dorothy d'une émotion que je ne pouvais comprendre. Au moment précis où ses yeux (par la mystérieuse conscience que j'avais de son individualité à elle, j'en fus certain) éprouvèrent le léger spasme qui précède d'une seconde le moment où l'on pleure, ce furent mes yeux qui s'emplirent de larmes, de ses larmes, pourrais-je dire. Elle s'approcha, mit à la hauteur de ma joue sa tête renversée dont je pouvais contempler la grâce mystérieuse, la captivante vivacité, et dardant sa langue hors de sa bouche fraîche, souriante, cueillait toutes mes larmes au bord de mes yeux. Puis elle les avalait avec un léger bruit des lèvres, que je ressentais comme un baiser inconnu, plus intimement troublant que s'il m'avait directement touché. Je me réveillai brusquement, reconnus ma chambre et comme, dans un orage voisin, un coup de tonnerre suit immédiatement l'éclair, un vertigineux souvenir de bonheur s'identifia plutôt qu'il ne le précéda avec la foudroyante certitude de son mensonge et de son impossibilité. Mais, en dépit de tous les raisonnements, Dorothy B... avait cessé d'être pour moi la femme qu'elle était encore la veille. Le petit sillon laissé dans mon souvenir par les quelques relations que j'avais eues avec elle était presque effacé, comme après une marée puissante qui avait laissé derrière elle, en se retirant, des vestiges inconnus. J'avais un immense désir, désenchanté d'avance, de la revoir, le besoin instinctif et la sage défiance de lui écrire. Son nom prononcé dans une conversation me fit tressaillir, évoqua pourtant l'image insignifiante qui l'eût seule accompagné avant cette nuit, et pendant qu'elle m'était indifférente comme n'importe quelle banale femme du monde, elle m'attirait plus irrésistiblement que les maîtresses les plus chères, ou la plus enivrante destinée. Je n'aurais pas fait un pas pour la voir, et pour l'autre «elle», j'aurais donné ma vie. Chaque heure efface un peu le souvenir du rêve déjà bien défiguré dans ce récit. Je le distingue de moins en moins, comme un livre qu'on veut continuer à lire à sa table quand le jour baissant ne l'éclaire plus assez, quand la nuit vient. Pour l'apercevoir encore un peu, je suis obligé de cesser d'y penser par instants, comme on est obligé de fermer d'abord les yeux pour lire encore quelques caractères dans le livre plein d'ombre. Tout effacé qu'il est, il laisse encore un grand trouble en moi, l'écume de son sillage ou la volupté de son parfum. Mais ce trouble lui-même s'évanouira, et je verrai madame B... sans émotion. À quoi bon d'ailleurs lui parler de ces choses auxquelles elle est restée étrangère.
Hélas! l'amour a passé sur moi comme ce rêve, avec une puissance de transfiguration aussi mystérieuse. Aussi vous qui connaissez celle que j'aime, et qui n'étiez pas dans mon rêve, vous ne pouvez pas me comprendre, n'essayez pas de me conseiller.
XVIII
TABLEAUX DE GENRE DU SOUVENIR
Nous avons certains souvenirs qui sont comme la peinture hollandaise de notre mémoire, tableaux de genre où les personnages sont souvent de condition médiocre, pris à un moment bien simple de leur existence, sans événements solennels, parfois sans événements du tout, dans un cadre nullement extraordinaire et sans grandeur. Le naturel des caractères et l'innocence de la scène en font l'agrément, l'éloignement met entre elle et nous une lumière douce qui la baigne de beauté.
Ma vie de régiment est pleine de scènes de ce genre que je vécus naturellement, sans joie bien vive et sans grand chagrin, et dont je me souviens avec beaucoup de douceur. Le caractère agreste des lieux, la simplicité de quelques-uns de mes camarades paysans, dont le corps était resté plus beau, plus agile, l'esprit plus original, le cœur plus spontané, le caractère plus naturel que chez les jeunes gens que j'avais fréquentés auparavant et que je fréquentai dans la suite, le calme d'une vie où les occupations sont plus réglées et l'imagination moins asservie que dans toute autre, où le plaisir nous accompagne d'autant plus continuellement que nous n'avons jamais le temps de le fuir en courant à sa recherche, tout concourt à faire aujourd'hui de cette époque de ma vie comme une suite, coupée de lacunes, il est vrai, de petits tableaux pleins de vérité heureuse et de charme sur lesquels le temps a répandu sa tristesse douce et sa poésie.
XIX
VENT DE MER A LA CAMPAGNE
«Je t'apporterai un jeune pavot, aux pétales de pourpre.»
(Théocrite: Le Cyclope.)
Au jardin, dans le petit bois, à travers la campagne, le vent met une ardeur folle et inutile à disperser les rafales du soleil, à les pourchasser en agitant furieusement les branches du taillis où elles s'étaient d'abord abattues, jusqu'au fourré étincelant où elles frémissent maintenant, toutes palpitantes. Les arbres, les linges qui sèchent, la queue du paon qui roue découpent dans l'air transparent des ombres bleues extraordinairement nettes qui volent à tous les vents sans quitter le sol comme un cerf volant mal lancé. Ce pêle-mêle de vent et de lumière fait ressembler ce coin de la Champagne à un paysage du bord de la mer. Arrivés en haut de ce chemin qui, brillé de lumière et essoufflé de vent, monte en plein soleil, vers un ciel nu, n'est-ce pas la mer que nous allons apercevoir blanche de soleil et d'écume? Comme chaque matin vous étiez venue, les mains pleines de fleurs et des douces plumes que le vol d'un ramier, d'une hirondelle ou d'un geai, avait laissé choir dans l'allée. Les plumes tremblent à mon chapeau, le pavot s'effeuille à ma boutonnière, rentrons promptement.
La maison crie sous le vent comme un bateau, on entend d'invisibles voiles s'enfler, d'invisibles drapeaux claquer dehors. Gardez sur vos genoux cette touffe de roses fraîches et laissez pleurer mon cœur entre vos mains fermées.
XX
LES PERLES
Je suis rentré au matin et je me suis frileusement couché, frissonnant d'un délire mélancolique et glacé. Tout à l'heure, dans ta chambre, tes amis de la veille, tes projets du lendemain,—autant d'ennemis, autant de complots tramés contre moi,—tes pensées de l'heure,—autant de lieues vagues et infranchissables,—me séparaient de toi. Maintenant que je suis loin de toi, cette présence imparfaite, masque fugitif de l'éternelle absence que les baisers soulèvent bien vite, suffirait, il me semble, à me montrer ton vrai visage et à combler les aspirations de mon amour. Il a fallu partir; que triste et glacé je reste loin de toi! Mais, par quel enchantement soudain les rêves familiers de notre bonheur recommencent-ils à monter, épaisse fumée sur une flamme claire et brûlante, à monter joyeusement et sans interruption dans ma tête? Dans ma main, réchauffée sous les couvertures, s'est réveillée l'odeur des cigarettes de roses que tu m'avais fait fumer. J'aspire longuement la bouche collée à ma main le parfum qui, dans la chaleur du souvenir, exhale d'épaisses bouffées de tendresse, de bonheur et de «toi». Ah! ma petite bien-aimée, au moment où je peux si bien me passer de toi, où je nage joyeusement dans ton souvenir—qui maintenant emplit la chambre—sans avoir à lutter contre ton corps insurmontable, je te le dis absurdement, je te le dis irrésistiblement, je ne peux pas me passer de toi. C'est ta présence qui donne à ma vie cette couleur fine, mélancolique et chaude comme aux perles qui passent la nuit sur ton corps. Comme elles, je vis et tristement me nuance à ta chaleur, et comme elles, si tu ne me gardais pas sur toi je mourrais.