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Les quarante-cinq — Tome 3

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LXXIII

L'EXPÉDITION

Henri, transporté de joie, se hâta d'aller rejoindre Diane et Remy.

— Tenez-vous prêts dans un quart d'heure, leur dit-il, nous partons. Vous trouverez deux chevaux tout sellés à la porte du petit escalier de bois qui aboutit à ce corridor; mêlez-vous à notre suite et ne soufflez mot.

Puis, apparaissant au balcon de châtaignier qui faisait le tour de la maison:

— Trompettes des gendarmes, cria-t-il, sonnez le boute-selle.

L'appel retentit aussitôt dans le bourg, et l'enseigne et ses hommes vinrent se ranger devant la maison.

Leurs gens venaient derrière eux avec quelques mulets et deux chariots. Remy et sa compagne, selon le conseil donné, se dissimulaient au milieu d'eux.

— Gendarmes, dit Henri, mon frère l'amiral m'a donné momentanément le commandement de votre compagnie, et m'a chargé d'aller à la découverte; cent de vous devront m'accompagner: la mission est dangereuse, mais c'est pour le salut de tous que vous allez marcher en avant. Quels sont les hommes de bonne volonté?

Les trois cents hommes se présentèrent.

— Messieurs, dit Henri, je vous remercie tous; c'est avec raison qu'on a dit que vous aviez été l'exemple de l'armée, mais je ne puis prendre que cent hommes parmi vous; je ne veux point faire de choix, le hasard décidera.

Monsieur, continua Henri en s'adressant à l'enseigne, faites tirer au sort, je vous en prie.

Pendant qu'on procédait à cette opération, Joyeuse donnait ses dernières instructions à son frère.

— Écoute bien, Henri, disait l'amiral, les campagnes se dessèchent; il doit exister, à ce qu'assurent les gens du pays, une communication entre Conticq et Rupelmonde; vous marchez entre une rivière et un fleuve, le Rupel et l'Escaut; pour l'Escaut, vous trouverez avant Rupelmonde des bateaux ramenés d'Anvers; le Rupel n'est point indispensable à passer. J'espère que vous n'aurez pas besoin d'ailleurs d'aller jusqu'à Rupelmonde pour trouver des magasins de vivres ou des moulins.

Henri s'apprêtait à partir sur ces paroles.

— Attends donc, lui dit Joyeuse, tu oublies le principal: mes hommes ont pris trois paysans, je t'en donne un pour vous servir de guide. Pas de fausse pitié; à la première apparence de trahison, un coup de pistolet ou de poignard.

Ce dernier point réglé, il embrassa tendrement son frère, et donna l'ordre du départ.

Les cent hommes tirés au sort par l'enseigne, du Bouchage en tête, se mirent en route à l'instant même.

Henri plaça le guide entre deux gendarmes tenant constamment le pistolet au poing.

Remy et sa compagne étaient mêlés aux gens de la suite. Henri n'avait fait aucune recommandation à leur égard, pensant que la curiosité était déjà bien assez excitée à leur endroit, sans l'augmenter encore par des précautions plus dangereuses que salutaires.

Lui-même, sans avoir fatigué ou importuné ses hôtes par un seul regard, après être sorti du bourg, revint prendre sa place aux flancs de la compagnie.

Cette marche de la troupe était lente, le chemin parfois manquait tout à coup sous les pieds des chevaux, et le détachement tout entier se trouvait embourbé.

Tant que l'on n'eut point trouvé la chaussée que l'on cherchait, on dut se résigner à marcher comme avec des entraves.

Quelquefois des spectres, fuyant au bruit des chevaux, sillonnaient la plaine; c'étaient des paysans un peu trop prompts à revenir dans leurs terres, et qui redoutaient de tomber aux mains de ces ennemis qu'ils avaient voulu anéantir.

Parfois aussi, ce n'étaient que de malheureux Français à moitié morts de froid et de faim, incapables de lutter contre des gens armés, et qui, dans l'incertitude où ils étaient de tomber sur des amis ou des ennemis, préféraient attendre le jour pour reprendre leur pénible route.

On fit deux lieues en trois heures; ces deux lieues avaient conduit l'aventureuse patrouille sur les bords du Rupel, que bordait une chaussée de pierre; mais alors les dangers succédèrent aux difficultés: deux ou trois chevaux perdirent pied dans les interstices de ces pierres, ou, glissant sur les pierres fangeuses, roulèrent avec leurs cavaliers dans l'eau encore rapide de la rivière.

Plus d'une fois aussi, de quelque bateau amarré à l'autre bord, partirent des coups de feu qui blessèrent deux valets d'armée et un gendarme.

Un des deux valets avait été blessé aux côtés de Diane; elle avait manifesté des regrets pour cet homme, mais aucune crainte pour elle.

Henri, dans ces différentes circonstances, se montra pour ses hommes un digne capitaine et un véritable ami; il marchait le premier, forçant toute la troupe à suivre sa trace, et se fiant moins encore à sa propre sagacité qu'à l'instinct du cheval que lui avait donné son frère, si bien que de cette façon il conduisait tout le monde au salut, en risquant seul la mort.

A trois lieues de Rupelmonde, les gendarmes rencontrèrent une demi- douzaine de soldats français accroupis devant un feu de tourbe: les malheureux faisaient cuire un quartier de chair de cheval, seule nourriture qu'ils eussent rencontrée depuis deux jours.

L'approche des gendarmes causa un grand trouble parmi les convives de ce triste festin: deux ou trois se levèrent pour fuir; mais l'un d'eux resta assis et les retint en disant:

— Eh bien! s'ils sont ennemis, ils nous tueront, et au moins la chose sera finie tout de suite.

— France! France! cria Henri qui avait entendu ces paroles; venez à nous, pauvres gens.

Ces malheureux, en reconnaissant des compatriotes, accoururent à eux; on leur donna des manteaux, un coup de genièvre; on y ajouta la permission de monter en croupe derrière les valets.

Ils suivirent ainsi le détachement.

Une demi-lieue plus loin, on trouva quatre chevau-légers avec un cheval pour quatre; ils furent recueillis également.

Enfin, on arriva sur les bords de l'Escaut: la nuit était profonde; les gendarmes trouvèrent là deux hommes qui tâchaient, en mauvais flamand, d'obtenir d'un batelier le passage sur l'autre rive.

Celui-ci refusait avec des menaces.

L'enseigne parlait le hollandais. Il s'avança doucement en tête de la colonne, et tandis que celle-ci faisait halte, il entendit ces mots:

— Vous êtes des Français, vous devez mourir ici; vous ne passerez pas.

L'un des deux hommes lui appuya un poignard sur la gorge, et, sans se donner la peine d'essayer à lui parler sa langue, il lui dit en excellent français:

— C'est toi qui mourras ici, tout Flamand que tu es, si tu ne nous passes pas à l'instant même.

— Tenez ferme, monsieur, tenez ferme! cria l'enseigne, dans cinq minutes nous sommes à vous.

Mais pendant le mouvement que les deux Français firent en entendant ces paroles, le batelier détacha le noeud qui retenait sa barque au rivage et s'éloigna rapidement en les laissant sur le bord.

Mais un des gendarmes, comprenant de quelle utilité pouvait être le bateau, entra dans le fleuve avec son cheval et abattit le batelier d'un coup de pistolet.

Le bateau sans guide tourna sur lui-même; mais comme il n'avait pas encore atteint le milieu du fleuve, le remous le repoussa vers la rive.

Les deux hommes s'en emparèrent aussitôt qu'il toucha le bord, et s'y logèrent les premiers.

Cet empressement à s'isoler étonna l'enseigne.

— Eh! messieurs, demanda-t-il, qui êtes-vous, s'il vous plaît?

— Monsieur, nous sommes officiers au régiment de la Marine, et vous gendarmes d'Aunis, à ce qu'il paraît.

— Oui, messieurs, et bien heureux de pouvoir vous être utiles; n'allez- vous point nous accompagner?

— Volontiers, messieurs.

— Montez sur les chariots alors, si vous êtes trop fatigués pour nous suivre à pied.

— Puis-je vous demander où vous allez? fit celui des deux officiers de marine qui n'avait point encore parlé.

— Monsieur, nos ordres sont de pousser jusqu'à Rupelmonde.

— Prenez garde, reprit le même interlocuteur, nous n'avons pas traversé le fleuve plus tôt, parce que, ce matin, un détachement d'Espagnols a passé venant d'Anvers; au coucher du soleil, nous avons cru pouvoir nous risquer; deux hommes n'inspirent pas d'inquiétude, mais vous, toute une troupe.

— C'est vrai, dit l'enseigne, je vais appeler notre chef.

Il appela Henri, qui s'approcha en demandant ce qu'il y avait.

— Il y a, répondit l'enseigne, que ces messieurs ont rencontré ce matin un détachement d'Espagnols qui suivaient le même chemin que nous.

— Et combien étaient-ils? demanda Henri.

— Une cinquantaine d'hommes.

— Eh bien! et c'est cela qui vous arrête?

— Non, monsieur le comte; mais, cependant, je crois qu'il serait prudent de nous assurer du bateau à tout hasard; vingt hommes peuvent y tenir, et, s'il y avait urgence de traverser le fleuve, en cinq voyages, et en tirant nos chevaux par la bride, l'opération serait terminée.

— C'est bien, dit Henri, qu'on garde le bateau, il doit y avoir des maisons à l'embranchement du Rupel et de l'Escaut.

— Il y a un village, dit une voix.

— Allons-y, c'est une bonne position que l'angle formé par la jonction de deux rivières. Gendarmes, en marche! Que deux hommes descendent le fleuve avec le bateau, tandis que nous le côtoierons.

— Nous allons diriger le bateau, dit l'un des deux officiers, si vous le voulez bien.

— Soit, messieurs, dit Henri; mais ne nous perdez point de vue, et venez nous rejoindre aussitôt que nous serons installés dans le village.

— Mais si nous abandonnons le bateau et qu'on nous le reprenne?

— Vous trouverez à cent pas du village un poste de dix hommes, à qui vous le remettrez.

— C'est bien, dit l'officier de marine, et d'un vigoureux coup d'aviron, il s'éloigna du rivage.

— C'est singulier, dit Henri, en se remettant en marche, voici une voix que je connais.

Une heure après il trouva le village gardé par le détachement d'Espagnols dont avait parlé l'officier: surpris au moment où ils s'y attendaient le moins, ils firent à peine résistance.

Henri fit désarmer les prisonniers, les enferma dans la maison la plus forte du village, et mit un poste de dix hommes pour les garder.

Un autre poste de dix hommes fut envoyé pour garder le bateau.

Dix autres hommes furent dispersés en sentinelles sur divers points avec promesse d'être relevés au bout d'une heure.

Henri décida ensuite que l'on souperait vingt par vingt, dans la maison en face de celle où étaient enfermés les prisonniers espagnols. Le souper des cinquante ou soixante premiers était prêt; c'était celui du poste qu'on venait d'enlever.

Henri choisit, au premier étage, une chambre pour Diane et pour Remy, qu'il ne voulait point faire souper avec tout le monde.

Il fit placer à table l'enseigne avec dix-sept hommes, en le chargeant d'inviter à souper avec lui les deux officiers de marine, gardiens du bateau.

Puis il s'en alla, avant de se mettre à table lui-même, visiter ses gens dans leurs diverses positions.

Au bout d'une demi-heure, Henri rentra.

Cette demi-heure lui avait suffi pour assurer le logement et la nourriture de tous ses gens, et pour donner les ordres nécessaires en cas de surprise des Hollandais.

Les officiers, malgré son invitation de ne point s'inquiéter de lui, l'avaient attendu pour commencer leur repas; seulement, ils s'étaient mis à table; quelques-uns dormaient de fatigue sur leurs chaises.

L'entrée du comte réveilla les dormeurs, et fit lever les éveillés.

Henri jeta un coup d'oeil sur la salle.

Des lampes de cuivre, suspendues au plafond, éclairaient d'une lueur fumeuse et presque compacte.

La table, couverte de pains de froment et de viande de porc, avec un pot de bière fraîche par chaque homme, eût eu un aspect appétissant, même pour des gens qui depuis vingt-quatre heures n'eussent pas manqué de tout.

On indiqua à Henri la place d'honneur.

Il s'assit.

— Mangez, messieurs, dit-il.

Aussitôt cette permission donnée, le bruit des couteaux et des fourchettes sur les assiettes de faïence prouva à Henri qu'elle était attendue avec une certaine impatience et accueillie avec une suprême satisfaction.

— A propos, demanda Henri à l'enseigne, a-t-on retrouvé nos deux officiers de marine?

— Oui, monsieur.

— Où sont-ils?

— Là, voyez, au bout de la table.

Non-seulement ils étaient assis au bout de la table, mais encore à l'endroit le plus obscur de la chambre.

— Messieurs, dit Henri, vous êtes mal placés et vous ne mangez point, ce me semble.

— Merci, monsieur le comte, répondit l'un d'eux, nous sommes très fatigués, et nous avions en vérité plus besoin de sommeil que de nourriture; nous avons déjà dit cela à messieurs vos officiers, mais ils ont insisté, disant que votre ordre était que nous soupassions avec vous. Ce nous est un grand honneur, et dont nous sommes bien reconnaissants. Mais néanmoins, si, au lieu de nous garder plus longtemps, vous aviez la bonté de nous faire donner une chambre….

Henri avait écouté avec la plus grande attention, mais il était évident que c'était bien plutôt la voix qu'il écoutait que la parole.

— Et c'est aussi l'avis de votre compagnon? dit Henri, lorsque l'officier de marine eut cessé de parler.

Et il regardait ce compagnon, qui tenait son chapeau rabattu sur ses yeux et qui s'obstinait à ne pas souffler mot, avec une attention si profonde, que plusieurs des convives commencèrent à le regarder aussi.

Celui-ci, forcé de répondre à la question du comte, articula d'une façon presque inintelligible ces deux mots:

— Oui, comte.

A ces deux mots, le jeune homme tressaillit.

Alors, se levant, il marcha droit au bas bout de la table, tandis que les assistants suivaient avec une attention singulière les mouvements de Henri et la manifestation bien visible de son étonnement.

Henri s'arrêta près des deux officiers.

— Monsieur, dit-il à celui qui avait parlé le premier, faites-moi une grâce.

— Laquelle, monsieur le comte.

— Assurez-moi que vous n'êtes pas le frère de M. Aurilly, ou peut-être M.
Aurilly lui-même.

— Aurilly! s'écrièrent tous les assistants.

— Et que votre compagnon, continua Henri, veuille bien relever un peu le chapeau qui lui couvre le visage, sans quoi je l'appellerai monseigneur, et je m'inclinerai devant lui.

Et en même temps, son chapeau à la main, Henri s'inclina respectueusement devant l'inconnu.

Celui-ci leva la tête.

— Monseigneur le duc d'Anjou! s'écrièrent les officiers.

— Le duc vivant!

— Ma foi, messieurs, dit l'officier, puisque vous voulez bien reconnaître votre prince vaincu et fugitif, je ne résisterai pas plus longtemps à cette manifestation dont je vous suis reconnaissant; vous ne vous trompiez pas, messieurs, je suis bien le duc d'Anjou.

— Vive monseigneur! s'écrièrent les officiers.

LXXIV

PAUL-ÉMILE

Toutes ces acclamations, bien que sincères, effarouchèrent le prince.

— Oh! silence, silence, messieurs, dit-il, ne soyez pas plus contents que moi, je vous prie, du bonheur qui m'arrive. Je suis enchanté de n'être pas mort, je vous prie de le croire, et cependant, si vous ne m'eussiez point reconnu, je ne me fusse pas le premier vanté d'être vivant.

— Quoi! monseigneur, dit Henri, vous m'aviez reconnu, vous vous retrouviez au milieu d'une troupe de Français, vous nous voyiez désespérés de votre perte, et vous nous laissiez dans cette douleur de vous avoir perdu!

— Messieurs, répondit le prince, outre une foule de raisons qui me faisaient désirer de garder l'incognito, j'avoue, puisqu'on me croyait mort, que je n'eusse point été fâché de cette occasion, qui ne se représentera probablement pas de mon vivant, de savoir un peu quelle oraison funèbre on prononcera sur ma tombe.

— Monseigneur, monseigneur!

— Non, vraiment, reprit le duc, je suis un homme comme Alexandre de Macédoine, moi; je fais la guerre avec art et j'y mets de l'amour-propre comme tous les artistes. Eh bien! sans vanité, j'ai, je crois, fait une faute.

— Monseigneur, dit Henri en baissant les yeux, ne dites point de pareilles choses, je vous prie.

— Pourquoi pas? Il n'y a que le pape qui soit infaillible, et depuis
Boniface VIII, cette infaillibilité est fort discutée.

— Voyez à quelle chose vous nous exposiez, monseigneur, si quelqu'un de nous se fût permis de donner son avis sur cette expédition, et que cet avis eût été un blâme.

— Eh bien! pourquoi pas? Croyez-vous que je ne me sois point déjà fort blâmé moi-même; non pas d'avoir livré la bataille, mais de l'avoir perdue?

— Monseigneur, cette bonté nous effraie, et que Votre Altesse me permette de le lui dire, cette gaîté n'est point naturelle. Que Votre Altesse ait la bonté de nous rassurer, en nous disant qu'elle ne souffre point.

Un nuage terrible passa sur le front du prince, et couvrit ce front, déjà si fatal, d'un crêpe sinistre.

— Non pas, dit-il, non pas. Je ne fus jamais mieux portant, Dieu merci! qu'à cette heure, et je me sens à merveille au milieu de vous.

Les officiers s'inclinèrent.

— Combien d'hommes sous vos ordres, du Bouchage?

— Cent cinquante, monseigneur.

— Ah! ah! cent cinquante sur douze mille, c'est la proportion du désastre de Cannes. Messieurs, on enverra un boisseau de vos bagues à Anvers, mais je doute que les beautés flamandes puissent s'en servir, à moins de se faire effiler les doigts avec les couteaux de leurs maris: ils coupaient bien, ces couteaux!

— Monseigneur, reprit Joyeuse, si notre bataille est une bataille de Cannes, nous sommes plus heureux que les Romains, car nous avons conservé notre Paul-Émile.

— Sur mon âme, messieurs, reprit le duc, le Paul-Émile d'Anvers, c'est Joyeuse, et, sans doute, pour pousser la ressemblance jusqu'au bout avec son héroïque modèle, ton frère est mort, n'est-ce pas, du Bouchage?

Henri se sentit le coeur déchiré par cette froide question.

— Non, monseigneur, répondit-il, il vit.

— Ah! tant mieux, dit le duc avec un sourire glacé; quoi! notre brave
Joyeuse a survécu. Où est-il que je l'embrasse?

— Il n'est point ici, monseigneur.

— Ah! oui, blessé.

— Non, monseigneur, sain et sauf.

— Mais fugitif comme moi, errant, affamé, honteux et pauvre guerrier, hélas! Le proverbe a bien raison: Pour la gloire l'épée, après l'épée le sang, après le sang les larmes.

— Monseigneur, j'ignorais le proverbe, et je suis heureux, malgré le proverbe, d'apprendre à Votre Altesse que mon frère a eu le bonheur de sauver trois mille hommes, avec lesquels il occupe un gros bourg à sept lieues d'ici, et, tel que me voit Son Altesse, je marche comme éclaireur de son armée.

Le duc pâlit.

— Trois mille hommes! dit-il, et c'est Joyeuse qui a sauvé ces trois mille hommes? Sais-tu que c'est un Xénophon, ton frère; il est pardieu fort heureux que mon frère, à moi, m'ait envoyé le tien, sans quoi je revenais tout seul en France. Vive Joyeuse, pardieu! foin de la maison de Valois; ce n'est pas elle, ma foi, qui peut prendre pour sa devise: Hilariter.

— Monseigneur, oh! monseigneur! murmura du Bouchage suffoqué de douleur, en voyant que cette hilarité du prince cachait une sombre et douloureuse jalousie.

— Non, sur mon âme, je dis vrai, n'est-ce pas, Aurilly? Nous revenons en
France pareils à François Ier après la bataille de Pavie. Tout est perdu,
plus l'honneur! Ah! ah! ah! j'ai retrouvé la devise de la maison de
France, moi!

Un morne silence accueillit ces rires déchirants comme s'ils eussent été des sanglots.

— Monseigneur, interrompit Henri, racontez-moi comment le dieu tutélaire de la France a sauvé Votre Altesse.

— Eh! cher comte, c'est bien simple, le dieu tutélaire de la France était occupé à autre chose de plus important sans doute en ce moment, de sorte que je me suis sauvé tout seul.

— Et comment cela, monseigneur?

— Mais à toutes jambes.

Pas un sourire n'accueillit cette plaisanterie, que le duc eût certes punie de mort si elle eût été faite par un autre que par lui.

— Oui, oui, c'est bien le mot. Hein? comme nous courions, continua-t-il, n'est-ce pas, mon brave Aurilly?

-Chacun, dit Henri, connaît la froide bravoure et le génie militaire de Votre Altesse, nous la supplions donc de ne pas nous déchirer le coeur en se donnant des torts qu'elle n'a pas. Le meilleur général n'est pas invincible, et Annibal lui-même a été vaincu à Zama.

— Oui, répondit le duc, mais Annibal avait gagné les batailles de la Trébie, de Trasimène et de Cannes, tandis que moi je n'ai gagné que celle de Cateau-Cambrésis; ce n'est point assez, en vérité, pour soutenir la comparaison.

— Mais monseigneur plaisante lorsqu'il dit qu'il a fui?

— Non, pardieu! je ne plaisante pas: d'ailleurs trouves-tu qu'il y ait de quoi plaisanter, du Bouchage?

— Pouvait-on faire autrement, monsieur le comte? dit Aurilly, croyant qu'il était besoin qu'il vînt en aide à son maître.

— Tais-toi, Aurilly, dit le duc; demande à l'ombre de Saint-Aignan si l'on pouvait ne pas fuir?

Aurilly baissa la tête.

— Ah! vous ne savez pas l'histoire de Saint-Aignan, vous autres; c'est vrai; je vais vous la conter en trois grimaces.

A cette plaisanterie qui, dans la circonstance, avait quelque chose d'odieux, les officiers froncèrent le sourcil, sans s'inquiéter s'ils déplaisaient ou non à leur maître.

— Imaginez-vous donc, messieurs, dit le prince sans paraître avoir le moins du monde remarqué ce signe de désapprobation, imaginez-vous qu'au moment où la bataille se déclarait perdue, il réunit cinq cents chevaux et, au lieu de s'en aller comme tout le monde, il vint à moi et me dit:

— Il faut donner, monseigneur.

— Comment, donner? lui répondis-je; vous êtes fou, Saint-Aignan, ils sont cent contre un.

— Fussent-ils mille, répliqua-t-il avec une affreuse grimace, je donnerai.

— Donnez, mon cher, donnez, répondis-je; moi je ne donne pas, au contraire.

— Vous me donnerez cependant votre cheval, qui ne peut plus marcher, et vous prendrez le mien qui est frais; comme je ne veux pas fuir, tout cheval m'est bon, à moi.

Et, en effet, il prit mon cheval blanc, et me donna son cheval noir, en me disant:

— Prince, voilà un coureur qui fera vingt lieues en quatre heures, si vous le voulez.

Puis, se retournant vers ses hommes:

— Allons, messieurs, dit-il, suivez-moi; en avant ceux qui ne veulent pas tourner le dos!

Et il piqua vers l'ennemi avec une seconde grimace plus affreuse que la première.

Il croyait trouver des hommes, il trouva de l'eau; j'avais prévu la chose, moi: Saint-Aignan et ses paladins y sont restés.

S'il m'eût écouté, au lieu de faire cette vaillantise inutile, nous l'aurions à cette table, et il ne ferait pas à cette heure une troisième grimace plus laide probablement encore que les deux premières.

Un frisson d'horreur parcourut le cercle des assistants.

— Ce misérable n'a pas de coeur, pensa Henri. Oh! pourquoi son malheur, sa honte et surtout sa naissance le protègent-ils contre l'appel qu'on aurait tant de bonheur à lui adresser!

— Messieurs, dit à voix basse Aurilly qui sentit le terrible effet produit au milieu de cet auditoire de gens de coeur par les paroles du prince, vous voyez comme monseigneur est affecté, ne faites donc point attention à ses paroles: depuis le malheur qui lui est arrivé, je crois qu'il a vraiment des instants de délire.

— Et voilà, dit le prince en vidant son verre, comment Saint-Aignan est mort et comment je vis; au reste, en mourant, il m'a rendu un dernier service: il a fait croire, comme il montait mon cheval, que c'était moi qui étais mort; de sorte que ce bruit s'est répandu non-seulement dans l'armée française, mais encore dans l'armée flamande, qui alors s'est ralentie à ma poursuite; mais rassurez-vous, messieurs, nos bons Flamands ne porteront pas la chose en paradis; nous aurons une revanche, messieurs, et sanglante même, et je me compose depuis hier, mentalement du moins, la plus formidable armée qui ait jamais existé.

— En attendant, monseigneur, dit Henri, Votre Altesse va prendre le commandement de mes hommes; il ne m'appartient plus à moi, simple gentilhomme, de donner un seul ordre là où est un fils de France.

— Soit, dit le prince, et je commence par ordonner à tout le monde de souper, et à vous particulièrement, monsieur du Bouchage, car vous n'avez pas même approché de votre assiette.

— Monseigneur, je n'ai pas faim.

— En ce cas, du Bouchage, mon ami, retournez visiter vos postes. Annoncez aux chefs que je vis, mais priez-les de ne pas s'en réjouir trop hautement, avant que nous n'ayons gagné une meilleure citadelle ou rejoint le corps d'armée de notre invincible Joyeuse, car je vous avoue que je me soucie moins que jamais d'être pris, maintenant que j'ai échappé au feu et à l'eau.

— Monseigneur, Votre Altesse sera obéie rigoureusement, et nul ne saura, excepté ces messieurs, qu'elle nous fait l'honneur de demeurer parmi nous.

— Et ces messieurs me garderont le secret? demanda le duc.

Tout le monde s'inclina.

[Illustration: Le duc plongea ses regards à travers les vitres. — PAGE 63.]

— Allez à votre visite, comte.

Du Bouchage sortit de la salle.

Il n'avait fallu, comme on le voit, qu'un instant à ce vagabond, à ce fugitif, à ce vaincu, pour redevenir fier, insouciant et impérieux.

Commander à cent hommes ou à cent mille, c'est toujours commander; le duc d'Anjou en eût agi de même avec Joyeuse. Les princes ne demandent jamais ce qu'ils croient mériter, mais ce qu'ils croient qu'on leur doit.

Tandis que du Bouchage exécutait l'ordre avec d'autant plus de ponctualité qu'il voulait paraître moins dépité d'obéir, François questionnait, et Aurilly, cette ombre du maître, laquelle suivait tous ses mouvements, questionnait aussi.

Le duc trouvait étonnant qu'un homme du nom et du rang de du Bouchage eût consenti à prendre ainsi le commandement d'une poignée d'hommes, et se fût chargé d'une expédition aussi périlleuse. C'était en effet le poste d'un simple enseigne et non celui du frère d'un grand-amiral.

Chez le prince tout était soupçon, et tout soupçon avait besoin d'être éclairé.

Il insista donc, et apprit que le grand-amiral, en mettant son frère à la tête de la reconnaissance, n'avait fait que céder à ses pressantes instances.

Celui qui donnait ce renseignement au duc, et qui le donnait sans mauvaise intention aucune, était l'enseigne des gendarmes d'Aunis, lequel avait recueilli du Bouchage, et s'était vu enlever son commandement, comme du Bouchage venait de se voir enlever le sien par le duc.

Le prince avait cru apercevoir un léger sentiment d'irritabilité dans le coeur de l'enseigne contre du Bouchage, voilà pourquoi il interrogeait particulièrement celui-ci.

— Mais, demanda le prince, quelle était donc l'intention du comte, qu'il sollicitait avec tant d'instance un si pauvre commandement?

— Rendre service à l'armée d'abord, dit l'enseigne, et de ce sentiment je n'en doute pas.

— D'abord, avez-vous dit?— quel est l'ensuite, monsieur?

— Ah! monseigneur, dit l'enseigne, je ne sais pas.

— Vous me trompez ou vous vous trompez vous-même, monsieur; vous savez.

— Monseigneur, je ne puis donner, même à Votre Altesse, que les raisons de mon service.

— Vous le voyez, dit le prince en se retournant vers les quelques officiers demeurés à table, j'avais parfaitement raison de me tenir caché, messieurs, puisqu'il y a dans mon armée des secrets dont on m'exclut.

— Ah! monseigneur, reprit l'enseigne, Votre Altesse comprend bien mal ma discrétion; il n'y a de secrets qu'en ce qui concerne M. du Bouchage; ne pourrait-il pas arriver, par exemple, que tout en servant l'intérêt général, M. Henri eût voulu rendre service à quelque parent ou à quelque ami, en le faisant escorter?

— Qui donc est ici parent ou ami du comte? Qu'on le dise; voyons, que je l'embrasse!

— Monseigneur, dit Aurilly en venant se mêler à la conversation avec cette respectueuse familiarité dont il avait pris l'habitude, monseigneur, je viens de découvrir une partie du secret, et il n'a rien qui puisse motiver la défiance de Votre Altesse. Ce parent que M. du Bouchage voulait faire escorter, eh bien!…

— Eh bien! fit le prince, achève, Aurilly.

— Eh bien! monseigneur, c'est une parente.

— Ah! ah! ah! s'écria le duc, que ne me disait-on la chose tout franchement? Ce cher Henri!… Eh! mais, c'est tout naturel… Allons, allons, fermons les yeux sur la parente, et n'en parlons plus.

— Votre Altesse fera d'autant mieux, dit Aurilly, que la chose est des plus mystérieuses.

— Comment cela?

— Oui, la dame, comme la célèbre Bradamante dont j'ai vingt fois chanté l'histoire à Votre Altesse, la dame se cache sous des habits d'homme.

— Oh! monseigneur, dit l'enseigne, je vous en supplie; M. Henri m'a paru avoir de grands respects pour cette dame, et, selon toute probabilité, en voudrait-il aux indiscrets.

— Sans doute, sans doute, monsieur l'enseigne; nous serons muet comme des sépulcres, soyez tranquille; muet comme le pauvre Saint-Aignan; seulement, si nous voyons la dame, nous tâcherons de ne pas lui faire de grimaces. Ah! Henri a une parente avec lui, comme cela tout au milieu des gendarmes? et où est-elle, Aurilly, cette parente?

— Là-haut.

— Comment! là-haut, dans cette maison-ci?

— Oui, monseigneur; mais, chut! voici M. du Bouchage.

— Chut! répéta le prince en riant aux éclats.

LXXV

UN DES SOUVENIRS DU DUC D'ANJOU

Le jeune homme, en rentrant, put entendre le funeste éclat de rire du prince; mais il n'avait point assez vécu auprès de Son Altesse pour connaître toutes les menaces renfermées dans une manifestation joyeuse du duc d'Anjou.

Il eût pu s'apercevoir aussi, au trouble de quelques physionomies, qu'une conversation hostile avait été tenue par le duc en son absence et interrompue par son retour.

Mais Henri n'avait point assez de défiance pour deviner de quoi il s'agissait: nul n'était assez son ami pour le lui dire en présence du duc.

D'ailleurs Aurilly faisait bonne garde, et le duc, qui sans aucun doute avait déjà à peu près arrêté son plan, retenait Henri près de sa personne, jusqu'à ce que tous les officiers présents à la conversation fussent éloignés.

Le duc avait fait quelques changements à la distribution des postes.

Ainsi, quand il était seul, Henri avait jugé à propos de se faire centre, puisqu'il était chef, et d'établir son quartier général dans la maison de Diane.

Puis, au poste le plus important après celui-là, et qui était celui de la rivière, il envoyait l'enseigne.

Le duc, devenu chef à la place de Henri, prenait la place de Henri, et envoyait Henri où celui-ci devait envoyer l'enseigne.

Henri ne s'en étonna point. Le prince s'était aperçu que ce point était le plus important, et il le lui confiait: c'était chose toute naturelle, si naturelle, que tout le monde, et Henri le premier, se méprit à son intention.

Seulement il crut devoir faire une recommandation à l'enseigne des gendarmes, et s'approcha de lui. C'était tout naturel aussi qu'il mît sous sa protection les deux personnes sur lesquelles il veillait et qu'il allait être forcé, momentanément du moins, d'abandonner.

Mais, aux premiers mots que Henri tenta d'échanger avec l'enseigne, le duc intervint.

— Des secrets! dit-il avec son sourire.

Le gendarme avait compris, mais trop tard, l'indiscrétion qu'il avait faite. Il se repentait, et, voulant venir en aide au comte:

— Non, monseigneur, répondit-il; monsieur le comte me demande seulement combien il me reste de livres de poudre sèche et en état de servir.

Cette réponse avait deux buts, sinon deux résultats: le premier, de détourner les soupçons du duc s'il en avait; le second, d'indiquer au comte qu'il avait un auxiliaire sur lequel il pouvait compter.

— Ah! c'est différent, répondit le duc, forcé d'ajouter foi à ces paroles sous peine de compromettre par le rôle d'espion sa dignité de prince.

Puis, pendant que le duc se retournait vers la porte qu'on ouvrait:

— Son Altesse sait que vous accompagnez quelqu'un, glissa tout bas l'enseigne à Henri.

Du Bouchage tressaillit; mais il était trop tard. Ce tressaillement lui- même n'avait point échappé au duc, et, comme pour s'assurer par lui-même si les ordres avaient été exécutes partout, il proposa au comte de le conduire jusqu'à son poste, proposition que le comte fut bien forcé d'accepter.

Henri eût voulu prévenir Remy de se tenir sur ses gardes, et de préparer à l'avance quelque réponse; mais il n'y avait plus moyen: tout ce qu'il put faire, ce fut de congédier l'enseigne par ces mots:

— Veillez bien sur la poudre, n'est-ce pas? veillez-y comme j'y veillerais moi-même.

— Oui, monsieur le comte, répliqua le jeune homme.

En chemin, le duc demanda à du Bouchage:

— Où est cette poudre que vous recommandez à notre jeune officier, comte?

— Dans la maison où j'avais placé le quartier général, Altesse.

— Soyez tranquille, du Bouchage, répondit le duc, je connais trop bien l'importance d'un pareil dépôt, dans la situation où nous sommes, pour ne pas y porter toute mon attention. Ce n'est point notre jeune enseigne qui le surveillera, c'est moi.

La conversation en resta là. On arriva, sans parler davantage, au confluent du fleuve et de la rivière; le duc fit à du Bouchage force recommandations de ne pas quitter son poste, et revint.

Il retrouva Aurilly; celui-ci n'avait point quitté la salle du repas, et, couché sur un banc, dormait dans le manteau d'un officier.

Le duc lui frappa sur l'épaule et le réveilla.

Aurilly se frotta les yeux et regarda le prince.

— Tu as entendu? lui demanda celui-ci.

— Oui, monseigneur, répondit Aurilly.

— Sais-tu seulement de quoi je veux parler?

— Pardieu! de la dame inconnue, de la parente de M. le comte du Bouchage.

— Bien; je vois que le faro de Bruxelles et la bière de Louvain ne t'ont point encore trop épaissi le cerveau.

— Allons donc, monseigneur, parlez ou faites seulement un signe, et Votre
Altesse verra que je suis plus ingénieux que jamais.

— Alors, voyons, appelle toute ton imagination à ton aide et devine.

— Eh bien, monseigneur, je devine que Votre Altesse est curieuse.

— Ah! parbleu! c'est une affaire de tempérament cela; il s'agit seulement de me dire ce qui pique ma curiosité à cette heure.

— Vous voulez savoir quelle est la brave créature qui suit ces deux messieurs de Joyeuse à travers le feu et à travers l'eau?

Per mille pericula Martis! comme dirait ma soeur Margot, si elle était là, tu as mis le doigt sur la chose, Aurilly. A propos, lui as-tu écrit, Aurilly?

— A qui, monseigneur?

— A ma soeur Margot.

— Avais-je donc à écrire à Sa Majesté?

— Sans doute.

— Sur quoi?

— Mais sur ce que nous sommes battus, pardieu! ruinés, et sur ce qu'elle doit se bien tenir.

— A quelle occasion, monseigneur?

— A cette occasion, que l'Espagne, débarrassée de moi au nord, va lui tomber sur le dos au midi.

— Ah! c'est juste.

— Tu n'as pas écrit?

— Dame! monseigneur!

— Tu dormais.

— Oui, je l'avoue; mais encore l'idée me fût-elle venue d'écrire, avec quoi eusse-je écrit, monseigneur? Je n'ai ici, ni papier, ni encre, ni plume.

— Eh bien cherche. Quaere et invenies, dit l'Évangile.

— Comment diable Votre Altesse veut-elle que je trouve tout cela dans la chaumière d'un paysan qui, il y a mille à parier contre un, ne sait pas écrire?

— Cherche toujours, imbécile, et si tu ne trouves pas cela, eh bien….

— Eh bien?

— Eh bien, tu trouveras autre chose.

— Oh! imbécile que je suis! s'écria Aurilly, en se frappant le front, ma foi, oui, Votre Altesse a raison, et ma tête s'embourbe; cela tient à ce que j'ai une affreuse envie de dormir, voyez-vous, monseigneur.

— Allons, allons, je veux bien te croire; chasse cette envie-là pour un instant, et puisque tu n'as pas écrit, toi, j'écrirai, moi; cherche-moi seulement tout ce qu'il me faut pour écrire; cherche, Aurilly, cherche, et ne reviens que lorsque tu auras trouvé; moi, je reste ici.

— J'y vais, monseigneur.

[Illustration: Il fut bien surpris de voir un homme assis près du feu. —
PAGE 68.]

— Et si, dans ta recherche, attends donc, et dans ta recherche, tu t'aperçois que la maison soit d'un style pittoresque… Tu sais combien j'aime les intérieurs flamands, Aurilly?

— Oui, monseigneur.

— Eh bien, tu m'appelleras.

— A l'instant même, monseigneur; vous pouvez être tranquille.

Aurilly se leva, et, léger comme un oiseau, il se dirigea vers la chambre voisine, où se trouvait le pied de l'escalier.

Aurilly était léger comme un oiseau; aussi à peine entendit-on un léger craquement au moment où il mit le pied sur les premières marches; mais aucun bruit ne décela sa tentative.

Au bout de cinq minutes, il revint près de son maître qui s'était installé, ainsi qu'il avait dit, dans la grande salle.

— Eh bien? demanda celui-ci.

— Eh bien, monseigneur, si j'en crois les apparences, la maison doit être diablement pittoresque.

— Pourquoi cela?

— Peste! monseigneur, parce qu'on n'y entre pas comme on veut.

— Que dis-tu?

— Je dis qu'un dragon la garde.

— Quelle est cette sotte plaisanterie, mon maître?

— Eh! monseigneur, ce n'est malheureusement pas une sotte plaisanterie, c'est une triste vérité. Le trésor est au premier, dans une chambre derrière une porte sous laquelle on voit luire de la lumière.

— Bien, après?

— Monseigneur veut dire avant.

— Aurilly!

— Eh bien! avant cette porte, monseigneur, on trouve un homme couché sur le seuil dans un grand manteau gris.

— Oh! oh! M. du Bouchage se permet de mettre un gendarme à la porte de sa maîtresse?

— Ce n'est point un gendarme, monseigneur, c'est quelque valet de la dame ou du comte lui-même.

— Et quelle espèce de valet?

— Monseigneur, impossible de voir sa figure, mais ce que l'on voit, et parfaitement, c'est un large couteau flamand passé à sa ceinture et sur lequel il appuie une vigoureuse main.

— C'est piquant, dit le duc; réveille-moi un peu ce gaillard-là, Aurilly.

— Oh! par exemple, non, monseigneur.

— Tu dis?

— Je dis que, sans compter ce qui pourrait m'arriver à l'endroit du couteau flamand, je ne vais pas m'amuser à me faire un mortel ennemi de MM. de Joyeuse, qui sont très bien en cour. Si nous eussions été roi des Pays-Bas, passe encore; mais nous n'avons qu'à faire les gracieux, monseigneur, surtout avec ceux qui nous ont sauvés; car les Joyeuse nous ont sauvés. Prenez garde, monseigneur, si vous ne le dites pas, ils le diront.

— Tu as raison, Aurilly, dit le duc en frappant du pied; toujours raison, et cependant….

— Oui, je comprends; et cependant Votre Altesse n'a pas vu un seul visage de femme depuis quinze mortels jours. Je ne parle point de ces espèces d'animaux qui peuplent les polders; cela ne mérite pas le nom d'hommes ni de femmes; ce sont des mâles et des femelles, voilà tout.

— Je veux voir cette maîtresse de du Bouchage, Aurilly; je veux la voir, entends-tu?

— Oui, monseigneur, j'entends.

— Eh bien, réponds-moi alors.

— Eh bien, monseigneur, je réponds que vous la verrez peut-être; mais pas par la porte, au moins.

— Soit, dit le prince, mais si je ne puis la voir par la porte, je la verrai par la fenêtre, au moins.

— Ah! voilà une idée, monseigneur, et la preuve que je la trouve excellente, c'est que je vais vous chercher une échelle.

Aurilly se glissa dans la cour de la maison et alla se heurter au poteau d'un appentis sous lequel les gendarmes avaient abrité leurs chevaux.

Après quelques investigations, Aurilly trouva ce qu'on trouve presque toujours sous un appentis, c'est-à-dire une échelle.

Il la manoeuvra au milieu des hommes et des animaux assez habilement pour ne pas réveiller les uns, et ne pas recevoir de coups de pied des autres, et alla l'appliquer dans la rue à la muraille extérieure.

Il fallait être prince et souverainement dédaigneux des scrupules vulgaires, comme le sont en général les despotes de droit divin, pour oser, en présence du factionnaire se promenant de long en large devant la porte où étaient enfermés les prisonniers, pour oser accomplir une action aussi audacieusement insultante à l'égard de du Bouchage, que celle que le prince était en train d'accomplir.

Aurilly le comprit et fit observer au prince la sentinelle qui, ne sachant pas quels étaient ces deux hommes, s'apprêtait à leur crier: Qui vive!

François haussa les épaules et marcha droit au soldat.

Aurilly le suivit.

— Mon ami, dit le prince, cette place est le point le plus élevé du bourg, n'est-ce pas?

— Oui, monseigneur, dit la sentinelle qui, reconnaissant François, lui fit le salut d'honneur, et n'étaient ces tilleuls qui gênent la vue, à la lueur de la lune, on découvrirait une partie de la campagne.

— Je m'en doutais, dit le prince; aussi ai-je fait apporter cette échelle pour regarder par-dessus. Monte donc, Aurilly, ou plutôt, non, laisse-moi monter; un prince doit tout voir par lui-même.

— Ou dois-je appliquer l'échelle, monseigneur? demanda l'hypocrite valet.

— Mais, au premier endroit venu, contre cette muraille, par exemple.

L'échelle appliquée, le duc monta.

Soit qu'il se doutât du projet du prince, soit par discrétion naturelle, le factionnaire tourna la tête du côté opposé au prince.

Le prince atteignit le haut de l'échelle; Aurilly demeura au pied.

La chambre dans laquelle Henri avait enfermé Diane était tapissée de nattes et meublée d'un grand lit de chêne, avec des rideaux de serge, d'une table et de quelques chaises.

La jeune femme, dont le coeur paraissait soulagé d'un poids énorme depuis cette fausse nouvelle de la mort du prince, qu'elle avait apprise au camp des gendarmes d'Aunis, avait demandé à Remy un peu de nourriture, que celui-ci avait montée avec l'empressement d'une joie indicible.

Pour la première fois alors, depuis l'heure où Diane avait appris la mort de son père, Diane avait, goûté un mets plus substantiel que le pain; pour la première fois, elle avait bu quelques gouttes d'un vin du Rhin que les gendarmes avaient trouvé dans la cave et avaient apporté à du Bouchage.

Après ce repas, si léger qu'il fût, le sang de Diane, fouetté par tant d'émotions violentes et de fatigues inouïes, afflua plus impétueux à son coeur, dont il semblait avoir oublié le chemin; Remy vit ses yeux s'appesantir et sa tête se pencher sur son épaule.

Il se retira discrètement, et, comme on l'a vu, se coucha sur le seuil de la porte, non qu'il eût la moindre défiance, mais parce que, depuis le départ de Paris, c'était ainsi qu'il agissait.

C'était à la suite de ces dispositions qui assuraient la tranquillité de la nuit, qu'Aurilly était monté et avait trouvé Remy couché en travers du corridor.

Diane, de son côte, dormait le coude appuyé sur la table, sa tête appuyée sur sa main.

Son corps souple et délicat était renversé de côté sur sa chaise au long dossier; la petite lampe de fer placée sur la table, près de l'assiette à demi garnie, éclairait cet intérieur qui paraissait si calme à la première vue, et dans lequel venait cependant de s'éteindre une tempête, qui allait se rallumer bientôt.

Dans le cristal rayonnait, pur comme du diamant en fusion, le vin du Rhin à peine effleuré par Diane; ce grand verre ayant la forme d'un calice, placé entre la lampe et Diane, adoucissait encore la lumière et rafraîchissait la teinte du visage de la dormeuse.

Les yeux fermés, ces yeux aux paupières veinées d'azur, la bouche suavement entr'ouverte, les cheveux rejetés en arrière par-dessus le capuchon du grossier vêtement d'homme qu'elle portait, Diane devait apparaître comme une vision sublime aux regards qui s'apprêtaient à violer le secret de sa retraite.

Le duc, en l'apercevant, ne put retenir un mouvement d'admiration; il s'appuya sur le bord de la fenêtre, et dévora des yeux jusqu'aux moindres détails de cette idéale beauté.

Mais tout à coup, au milieu de cette contemplation, ses sourcils se froncèrent; il redescendit deux échelons avec une sorte de précipitation nerveuse.

Dans cette situation, le prince n'était plus exposé aux reflets lumineux de la fenêtre, reflets qu'il avait paru fuir: il s'adossa donc au mur, croisa ses bras sur sa poitrine, et rêva.

Aurilly, qui ne le perdait pas des yeux, put le voir avec ses regards perdus dans le vague, comme sont ceux d'un homme qui appelle à lui ses souvenirs les plus anciens et les plus fugitifs.

Après dix minutes de rêverie et d'immobilité, le duc remonta vers la fenêtre, plongea de nouveau ses regards à travers les vitres, mais ne parvint sans doute pas à la découverte qu'il désirait, car la même ombre resta sur son front, et la même incertitude dans son regard.

Il en était là de ses recherches, lorsque Aurilly s'approcha vivement du pied de l'échelle.

— Vite, vite, monseigneur, descendez, dit Aurilly, j'entends des pas au bout de la rue voisine.

Mais au lieu de se rendre à cet avis, le duc descendit lentement, sans rien perdre de son attention à interroger ses souvenirs.

— Il était temps! dit Aurilly.

— De quel côté vient le bruit? demanda le duc.

— De ce côté, dit Aurilly, et il étendit la main dans la direction d'une espèce de ruelle sombre.

Le prince écouta.

[Illustration: Maintenant tu es bien mort. — PAGE 75.]

— Je n'entends plus rien, dit-il.

— La personne se sera arrêtée; c'est quelque espion qui nous guette.

— Enlève l'échelle, dit le prince.

Aurilly obéit; le prince, pendant ce temps, s'assit sur le banc de pierre qui bordait de chaque côté la porte de la maison.

Le bruit ne s'était point renouvelé, et personne ne paraissait à l'extrémité de la ruelle.

Aurilly revint.

— Eh bien! monseigneur, demanda-t-il, est-elle belle?

— Fort belle, répondit le prince d'un air sombre.

— Qui vous fait si triste alors, monseigneur? Vous aurait-elle vu?

— Elle dort.

— De quoi vous préoccupez-vous en ce cas?

Le prince ne répondit pas.

— Brune?… blonde?… interrogea Aurilly.

— C'est bizarre, Aurilly, murmura le prince, j'ai vu cette femme-là quelque part.

— Vous l'avez reconnue alors.

— Non, car je ne puis mettre aucun nom sur son visage; seulement sa vue m'a frappé d'un coup violent au coeur.

Aurilly regarda le prince tout étonné, puis, avec un sourire dont il ne se donna pas la peine de dissimuler l'ironie:

— Voyez-vous cela! dit-il.

— Eh! monsieur, ne riez pas, je vous prie, répliqua sèchement François; ne voyez-vous pas que je souffre?

— Oh! monseigneur, est-il possible? s'écria Aurilly.

— Oui, en vérité, c'est comme je te le dis, je ne sais ce que j'éprouve; mais, ajouta-t-il d'un air sombre, je crois que j'ai eu tort de regarder.

— Cependant, justement à cause de l'effet que sa vue a produit sur vous, il faut savoir quelle est cette femme, monseigneur.

— Certainement qu'il le faut, dit François.

— Cherchez bien dans vos souvenirs, monseigneur; est-ce à la cour que vous l'avez vue?

— Non, je ne crois pas.

— En France, en Navarre, en Flandre?

— Non.

— C'est une Espagnole peut-être?

— Je ne crois pas.

— Une Anglaise? quelque dame de la reine Élisabeth?

— Non, non, elle doit se rattacher à ma vie d'une façon plus intime; je crois qu'elle m'est apparue dans quelque terrible circonstance.

— Alors vous la reconnaîtrez facilement, car, Dieu merci! la vie de monseigneur n'a pas vu beaucoup de ces circonstances dont Son Altesse parlait tout à l'heure.

— Tu trouves? dit François, avec un funèbre sourire.

Aurilly s'inclina.

— Vois-tu, dit le duc, maintenant je me sens assez maître de moi pour analyser mes sensations: cette femme est belle, mais belle à la façon d'une morte, belle comme une ombre, belle comme les figures qu'on voit dans les rêves; aussi me semble-t-il que c'est dans un rêve que je l'ai vue; et, continua le duc, j'ai fait deux ou trois rêves effrayants dans ma vie, et qui m'ont laissé comme un froid au coeur. Eh bien! oui, j'en suis sûr maintenant, c'est dans un de ces rêves-là que j'ai vu la femme de là- haut.

— Monseigneur, monseigneur, s'écria Aurilly, que Votre Altesse me permette de lui dire que, rarement, je l'ai entendue exprimer si douloureusement sa susceptibilités matière de sommeil; le coeur de Son Altesse est heureusement trempé de manière à lutter avec l'acier le plus dur; et les vivants n'y mordent pas plus que les ombres, j'espère; tenez, moi, monseigneur, si je ne me sentais sous le poids de quelque regard qui nous surveille de cette rue, j'y monterais à mon tour, à l'échelle, et j'aurais raison, je vous le promets, du rêve, de l'ombre et du frisson de Votre Altesse.

— Ma foi, tu as raison, Aurilly, va chercher l'échelle; dresse-la et monte; qu'importe le surveillant! n'es-tu pas à moi? Regarde, Aurilly, regarde.

Aurilly avait déjà fait quelques pas pour obéir à son maître, quand soudain un pas précipité retentit sur la place et Henri cria au duc:

— Alarme! monseigneur, alarme!

D'un seul bond Aurilly rejoignit le duc.

— Vous, dit le prince, vous ici, comte! et sous quel prétexte avez-vous quitté votre poste?

— Monseigneur, répondit Henri avec fermeté, si Votre Altesse croit devoir me faire punir, elle le fera. En attendant, mon devoir était de venir ici, et m'y voici venu.

Le duc, avec un sourire significatif, jeta un coup d'oeil sur la fenêtre.

— Votre devoir, comte? Expliquez-moi cela, dit-il.

— Monseigneur, des cavaliers ont paru du côté de l'Escaut; on ne sait s'ils sont amis ou ennemis.

— Nombreux? demanda le duc avec inquiétude.

— Très nombreux, monseigneur.

— Eh bien, comte, pas de fausse bravoure, vous avez bien fait de revenir; faites réveiller vos gendarmes. Longeons la rivière qui est moins large, et décampons, c'est le plus prudent parti.

— Sans doute, monseigneur, sans doute; mais il serait urgent, je crois, de prévenir mon frère.

— Deux hommes suffiront.

— Si deux hommes suffisent, monseigneur, dit Henri, j'irai avec un gendarme.

— Non pas, morbleu! dit vivement François, non pas, du Bouchage, vous viendrez avec nous. Peste! ce n'est point en de pareils moments que l'on se sépare d'un défenseur tel que vous.

— Votre Altesse emmène toute l'escorte?

— Toute.

— C'est bien, monseigneur, répliqua Henri en s'inclinant; dans combien de temps part Votre Altesse?

— Tout de suite, comte.

— Holà! quelqu'un! cria Henri.

Le jeune enseigne sortit de la ruelle comme s'il n'eût attendu que cet ordre de son chef pour paraître.

Henri lui donna ses ordres, et presque aussitôt on vit les gendarmes se replier sur la place de toutes les extrémités du bourg, en faisant leurs préparatifs de départ.

Au milieu d'eux le duc s'entretenait avec les officiers.

— Messieurs, dit-il, le prince d'Orange me fait poursuivre, à ce qu'il paraît; mais il ne convient pas qu'un fils de France soit fait prisonnier sans le prétexte d'une bataille comme Poitiers ou Pavie. Cédons donc au nombre et replions-nous sur Bruxelles. Je serai sûr de ma vie et de ma liberté tant que je demeurerai au milieu de vous.

Puis, se tournant vers Aurilly:

— Toi, tu vas rester ici, lui dit-il. Cette femme ne peut nous suivre. Et d'ailleurs je connais assez ces Joyeuse pour savoir que celui-ci n'osera point emmener sa maîtresse avec lui en ma présence. D'ailleurs nous n'allons point au bal, et nous courrons d'un train qui fatiguerait la dame.

— Où va monseigneur?

— En France; je crois que mes affaires sont tout à fait gâtées ici.

— Mais dans quelle partie de la France? Monseigneur pense-t-il qu'il soit prudent pour lui de retourner à la cour?

— Non pas; aussi, selon toutes les apparences, je m'arrêterai en route dans un de mes apanages, à Château-Thierry, par exemple.

— Votre Altesse est-elle fixée?

— Oui, Château-Thierry me convient sous tous les rapports, c'est à une distance convenable de Paris, à vingt-quatre lieues; j'y surveillerai MM. de Guise, qui sont la moitié de l'année à Soissons. Donc, c'est à Château- Thierry que tu m'amèneras la belle inconnue.

— Mais, monseigneur, elle ne se laissera peut-être pas emmener.

— Es-tu fou? puisque du Bouchage m'accompagne à Château-Thierry et qu'elle suit du Bouchage, les choses, au contraire, iront toutes seules.

— Mais elle peut vouloir aller d'un autre côté, si elle remarque que j'ai de la pente à la conduire vers vous.

— Ce n'est pas vers moi que tu la conduiras, mais, je te le répète, c'est vers le comte. Allons donc! mais, parole d'honneur, on croirait que c'est la première fois que tu m'aides en pareille circonstance. As-tu de l'argent?

— J'ai les deux rouleaux d'or que Votre Altesse m'a donnés au sortir du camp des polders.

— Va donc de l'avant. Et par tous les moyens possibles, tu entends? par tous, amène-moi ma belle inconnue à Château-Thierry; peut-être qu'en la regardant de plus près je la reconnaîtrai.

— Et le valet aussi?

— Oui, s'il ne te gêne pas.

— Mais s'il me gêne?

— Fais de lui ce que tu fais d'une pierre que tu rencontres sur ton chemin, jette-le dans un fossé.

— Bien, monseigneur.

Tandis que les deux funèbres conspirateurs dressaient leurs plans dans l'ombre, Henri montait au premier et réveillait Remy.

Remy, prévenu, frappa à la porte d'une certaine façon, et presque aussitôt la jeune femme ouvrit.

Derrière Remy, elle aperçut du Bouchage.

— Bonsoir, monsieur, dit-elle avec un sourire que son visage avait désappris.

— Oh! pardonnez-moi, madame, se hâta de dire le comte, je ne viens point vous importuner, je viens vous faire mes adieux.

— Vos adieux! vous partez, monsieur le comte?

— Pour la France, oui, madame.

— Et vous nous laissez?

— J'y suis forcé, madame, mon premier devoir étant d'obéir au prince.

— Au prince! il y a un prince, ici? dit Remy.

— Quel prince? demanda Diane en pâlissant.

— M. le duc d'Anjou que l'on croyait mort, et qui est miraculeusement sauvé, nous a rejoints.

Diane poussa un cri terrible, et Remy devint si pâle, qu'il semblait avoir été frappé d'une mort subite.

— Répétez-moi, balbutia Diane, que M. le duc d'Anjou est vivant, que M. le duc d'Anjou est ici.

— S'il n'y était point, madame, et s'il ne me commandait de le suivre, je vous eusse accompagnée jusqu'au couvent dans lequel, m'avez-vous dit, vous comptez vous retirer.

— Oui, oui, dit Remy, le couvent, madame, le couvent.

Et il appuya un doigt sur ses lèvres.

Un signe de tête de Diane lui apprit qu'elle avait compris ce signe.

— Je vous eusse accompagnée d'autant plus volontiers, madame, continua
Henri, que vous pourrez être inquiétée par les gens du prince.

— Comment cela?

— Oui, tout me porte à croire qu'il sait qu'une femme habite cette maison, et il pense sans doute que cette femme est une amie à moi.

— Et d'où vous vient cette croyance?

— Notre jeune enseigne l'a vu dresser une échelle contre la muraille et regarder par cette fenêtre.

— Oh! s'écria Diane, mon Dieu! mon Dieu!

— Rassurez-vous, madame, il a entendu dire à son compagnon qu'il ne vous connaissait pas.

— N'importe, n'importe, dit la jeune femme en regardant Remy.

— Tout ce que vous voudrez, madame, tout, dit Remy en armant ses traits d'une suprême résolution.

— Ne vous alarmez point, madame, dit Henri, le duc va partir à l'instant même; un quart d'heure encore et vous serez seule et libre. Permettez-moi donc de vous saluer avec respect et de vous dire encore une fois que jusqu'à mon soupir de mort mon coeur battra pour vous et par vous. Adieu! madame, adieu!

Et le comte, s'inclinant aussi religieusement qu'il eût fait devant un autel, fit deux pas en arrière.

— Non! non! s'écria Diane avec l'égarement de la fièvre; non, Dieu n'a pas voulu cela; non; Dieu avait tué cet homme, il ne peut l'avoir ressuscité; non, non, monsieur; vous vous trompez, il est mort!

En ce moment même, et comme pour répondre à cette douloureuse invocation à la miséricorde céleste, la voix du prince retentit dans la rue.

— Comte, disait-elle, comte, vous nous faites attendre.

— Vous l'entendez, madame, dit Henri. Une dernière fois, adieu!

Et serrant la main de Remy, il s'élança dans l'escalier.

Diane s'approcha de la fenêtre, tremblante et convulsive comme l'oiseau que fascine le serpent des Antilles.

Elle aperçut le duc à cheval; son visage était coloré par la lueur des torches que portaient deux gendarmes.

— Oh! il vit le démon, il vit! murmura Diane à l'oreille de Remy avec un accent tellement terrible, que le digne serviteur en fut épouvanté lui- même; il vit, vivons aussi; il part pour la France. Soit, Remy, c'est en France que nous allons.

LXXVI

SÉDUCTION

Les préparatifs du départ des gendarmes avaient jeté la confusion dans le bourg; leur départ fit succéder le plus profond silence au bruit des armes et des voix.

Remy laissa ce bruit s'éteindre peu à peu et se perdre tout à fait; puis, lorsqu'il crut la maison complètement déserte, il descendit dans la salle basse pour s'occuper de son départ et de celui de Diane.

Mais, en poussant la porte de cette salle, il fut bien surpris de voir un homme assis près du feu, le visage tourné de son côté.

Cet homme guettait évidemment la sortie de Remy, quoique en l'apercevant, il eût pris l'air de la plus profonde insouciance.

Remy s'approcha, selon son habitude, avec une démarche lente et brisée, en découvrant son front chauve et pareil à celui d'un vieillard accablé d'années.

Celui vers lequel il s'approchait avait la lumière derrière lui, de sorte que Remy ne put distinguer ses traits.

— Pardon, monsieur, dit-il, je me croyais seul ou presque seul ici.

— Moi aussi, répondit l'interlocuteur; mais je vois avec plaisir que j'aurai des compagnons.

— Oh! de bien tristes compagnons, monsieur, se hâta de dire Remy, car, excepté un jeune homme malade que je ramène en France…

— Ah! fit tout à coup Aurilly en affectant toute la bonhomie d'un bourgeois compatissant, je sais ce que vous voulez dire.

— Vraiment? demanda Remy.

— Oui, vous voulez parler de la jeune dame.

— De quelle jeune dame? s'écria Remy sur la défensive.

— Là! là! ne vous fâchez point, mon bon ami, répondit Aurilly; je suis l'intendant de la maison de Joyeuse; j'ai rejoint mon jeune maître par l'ordre de son frère; et, à son départ, le comte m'a recommandé une jeune dame et un vieux serviteur qui ont l'intention de retourner en France, après l'avoir suivi en Flandre….

Cet homme parlait ainsi en s'approchant de Remy avec un visage souriant et affectueux. Il s'était placé, dans son mouvement, au milieu du rayon de la lampe, en sorte que toute la clarté l'illuminait.

Remy alors put le voir.

Mais, au lieu de s'avancer de son côté vers son interlocuteur, Remy fit un pas en arrière, et un sentiment semblable à celui de l'horreur se peignit un instant sur son visage mutilé.

— Vous ne répondez pas, on dirait que je vous fais peur? demanda Aurilly de son visage le plus souriant.

— Monsieur, répondit Remy en affectant une voix cassée, pardonnez à un pauvre vieillard que ses malheurs et ses blessures ont rendu timide et défiant.

— Raison de plus, mon ami, répondit Aurilly, pour que vous acceptiez le secours et l'appui d'un honnête compagnon; d'ailleurs, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je viens de la part d'un maître qui doit vous inspirer confiance.

— Assurément, monsieur.

Et Remy fit un pas en arrière.

— Vous me quittez?…

— Je vais consulter ma maîtresse; je ne puis rien prendre sur moi, vous comprenez.

— Oh! c'est naturel; mais permettez que je me présente moi-même, je lui expliquerai ma mission dans tous ses détails.

— Non, non, merci; madame dort peut-être encore, et son sommeil m'est sacré.

— Comme vous voudrez. D'ailleurs, je n'ai plus rien à vous dire, sinon ce que mon maître m'a chargé de vous communiquer.

— A moi?

— A vous et à la jeune dame.

— Votre maître, M. le comte du Bouchage, n'est-ce pas?

— Lui-même.

— Merci, monsieur.

Lorsqu'il eut refermé la porte, toutes les apparences du vieillard, excepté le front chauve et le visage ridé, disparurent à l'instant même, et il monta l'escalier avec une telle précipitation et une vigueur si extraordinaire, que l'on n'eût pas donné vingt-cinq ans à ce vieillard qui, un instant auparavant, en paraissait soixante.

— Madame! madame! s'écria Remy d'une voix altérée, dès qu'il aperçut
Diane.

— Eh! qu'y a-t-il encore, Remy? le duc n'est-il point parti?

— Si fait, madame; mais il y a ici un démon mille fois pire, mille fois plus à craindre que lui; un démon sur lequel tous les jours, depuis six ans, j'ai appelé la vengeance du ciel comme vous le faisiez pour son maître, et cela comme vous le faisiez aussi, en attendant la mienne.

— Aurilly, peut-être? demanda Diane.

— Aurilly lui-même; l'infâme est là, en bas, oublié comme un serpent hors du nid par son infernal complice.

— Oublié, dis-tu, Remy! oh! tu te trompes; toi qui connais le duc, tu sais bien qu'il ne laisse point au hasard le soin de faire le mal, quand ce mal, il peut le faire lui-même; non! non! Remy, Aurilly n'est point oublié ici, il y est laissé, et laissé pour un dessein quelconque, crois- moi.

— Oh! sur lui, madame, je croirai tout ce que vous voudrez!

— Me connaît-il?

— Je ne crois pas.

— Et t'a-t-il reconnu?

— Oh! moi, madame, répondit Remy avec un triste sourire, moi, l'on ne me reconnaît pas.

— Il m'a devinée, peut-être?

— Non, car il a demandé à vous voir.

— Remy, je te dis que, s'il ne m'a point reconnue, il me soupçonne.

— En ce cas, rien de plus simple, dit Remy d'un air sombre, et je remercie Dieu de nous tracer si franchement notre route; le bourg est désert, l'infâme est seul, comme je suis seul… j'ai vu un poignard à sa ceinture… j'ai un couteau à la mienne.

— Un moment, Remy, un moment, dit Diane, je ne vous dispute pas la vie de ce misérable; mais, avant de le tuer, il faut savoir ce qu'il nous veut, et si, dans la situation où nous sommes, il n'y a pas moyen d'utiliser le mal qu'il veut nous faire. Comment s'est-il présenté à vous, Remy?

— Comme l'intendant de M. du Bouchage, madame.

— Tu vois bien, il ment; donc il a un intérêt à mentir. Sachons ce qu'il veut, tout en lui cachant notre volonté à nous.

— J'agirai selon vos ordres, madame.

— Pour le moment, que demande-t-il?

— A vous accompagner.

— En quelle qualité?

— En qualité d'intendant du comte.

— Dis-lui que j'accepte.

— Oh! madame!

— Ajoute que je suis sur le point de passer en Angleterre, où j'ai des parents, et que cependant j'hésite; mens comme lui; pour vaincre, Remy, il faut au moins combattre à armes égales.

— Mais il vous verra.

— Et mon masque! D'ailleurs je soupçonne qu'il me connaît, Remy.

— Alors, s'il vous connaît, il vous tend un piège.

— Le moyen de s'en garantir, est d'avoir l'air d'y tomber.

— Cependant….

— Voyons, que crains-tu? connais-tu quelque chose de pire que la mort?

— Non.

— Eh bien! n'es-tu donc plus décidé à mourir pour l'accomplissement de notre voeu?

— Si fait; mais non pas à mourir sans vengeance.

— Remy, Remy, dit Diane avec un regard brillant d'une exaltation sauvage, nous nous vengerons, sois tranquille, toi du valet, moi du maître.

— Eh bien! soit, madame, c'est chose dite.

— Va, mon ami, va.

Et Remy descendit, mais hésitant encore. Le brave jeune homme avait, à la vue d'Aurilly, ressenti malgré lui ce frissonnement nerveux plein de sombre terreur que l'on ressent à la vue des reptiles; il voulait tuer parce qu'il avait eu peur.

Mais cependant, au fur et à mesure qu'il descendait, la résolution rentrait dans cette âme si fortement trempée, et en rouvrant la porte, il était résolu, malgré l'avis de Diane, à interroger Aurilly, à le confondre, et, s'il trouvait en lui les mauvaises intentions qu'il lui soupçonnait, à le poignarder sur la place.

C'était ainsi que Remy entendait la diplomatie.

Aurilly l'attendait avec impatience; il avait ouvert la fenêtre afin de garder d'un seul coup d'oeil toutes les issues.

Remy vint à lui, armé d'une résolution inébranlable; aussi ses paroles furent-elles douces et calmes.

— Monsieur, lui dit-il, ma maîtresse ne peut accepter ce que vous lui proposez.

— Et pourquoi cela?

— Parce que vous n'êtes point l'intendant de M. du Bouchage.

Aurilly pâlit.

— Mais qui vous a dit cela? demanda-t-il.

— Rien de plus simple. M. du Bouchage m'a quitté en me recommandant la personne que j'accompagne, et M. du Bouchage, en me quittant, ne m'a pas dit un mot de vous.

— Il ne m'a vu qu'après vous avoir quitté.

— Mensonges, monsieur, mensonges!

Aurilly se redressa; l'aspect de Remy lui donnait toutes les apparences d'un vieillard.

— Vous le prenez sur un singulier ton, brave homme, dit-il en fonçant le sourcil. Prenez garde, vous êtes vieux, je suis jeune; vous êtes faible, je suis fort.

Remy sourit, mais ne répondit rien.

— Si je vous voulais du mal, à vous ou à votre maîtresse, continua
Aurilly, je n'aurais que la main à lever.

— Oh! oh! fit Remy, peut-être me trompé-je, et est-ce du bien que vous lui voulez?

— Sans doute.

— Expliquez-moi ce que vous désirez, alors.

— Mon ami, dit Aurilly, je désire faire votre fortune d'un seul coup, si vous me servez.

— Et si je ne vous sers pas?

— En ce cas-là, puisque vous me parlez franchement, je vous répondrai avec une pareille franchise: en ce cas-là, je désire vous tuer….

— Me tuer! ah! fit Remy avec un sombre sourire.

— Oui, j'ai plein pouvoir pour cela.

Remy respira.

— Mais pour que je vous serve, dit-il, faut-il au moins que je connaisse vos projets.

— Les voici: vous avez deviné juste, mon brave homme; je ne suis point au comte du Bouchage.

— Ah! et à qui êtes-vous?

— Je suis à un plus puissant seigneur.

— Faites-y attention: vous allez mentir encore.

— Et pourquoi cela?

— Au-dessus de la maison de Joyeuse, je ne vois pas beaucoup de maisons.

— Pas même la maison de France?

— Oh! oh! fit Remy.

— Et voilà comme elle paie, ajouta Aurilly en glissant un des rouleaux d'or du duc d'Anjou dans la main de Remy.

Remy tressaillit au contact de cette main, et fit un pas en arrière.

— Vous êtes au roi? demanda-t-il avec une naïveté qui eût fait honneur même à un homme plus rusé que lui.

— Non, mais à son frère, M. le duc d'Anjou.

— Ah! très bien; je suis le très humble serviteur de M. le duc.

— A merveille.

— Mais après?

— Comment, après?

— Oui, que désire monseigneur?

— Monseigneur, très cher, dit Aurilly en s'approchant de Remy et en essayant pour la seconde fois de lui glisser le rouleau dans la main, monseigneur est amoureux de votre maîtresse.

— Il la connaît donc?

— Il l'a vue.

— Il l'a vue! s'écria Remy dont la main crispée s'appuya sur le manche de son couteau, et quand cela l'a-t-il vue?

— Ce soir.

— Impossible, ma maîtresse n'a pas quitté sa chambre.

— Eh bien! voilà justement; le prince a agi comme un véritable écolier, preuve qu'il est véritablement amoureux.

— Comment a-t-il agi? voyons, dites.

— Il a pris une échelle et a grimpé au balcon.

— Ah! fit Remy en comprimant les battements tumultueux de son coeur; ah! voilà comment il a agi?

— Il paraît qu'elle est fort belle, ajouta Aurilly.

— Vous ne l'avez donc pas vue, vous?

— Non, mais d'après ce que monseigneur m'a dit, je brûle de la voir, ne fût-ce que pour juger de l'exagération que l'amour apporte dans un esprit sensé. Ainsi donc, c'est convenu, vous êtes avec nous.

Et pour la troisième fois, Aurilly essaya de faire accepter l'or à Remy.

— Certainement que je suis à vous, dit Remy en repoussant la main d'Aurilly; mais encore faut-il que je sache quel est mon rôle dans les événements que vous préparez.

— Répondez-moi d'abord: la dame de là-haut est-elle la maîtresse de M. du
Bouchage ou de son frère?

Le sang monta au visage de Remy.

— Ni de l'un ni de l'autre, dit-il avec contrainte; la dame de là-haut n'a pas d'amant.

— Pas d'amant! mais alors c'est un morceau de roi. Une femme qui n'a pas d'amant! morbleu! monseigneur, nous avons trouvé la pierre philosophale.

— Donc, reprit Remy, monseigneur le duc d'Anjou est amoureux de ma maîtresse?

— Oui.

— Et que veut-il?

— Il veut l'avoir à Château-Thierry, où il se rend à marches forcées.

— Voilà, sur mon âme, une passion venue bien vite.

— C'est comme cela que les passions viennent à monseigneur.

— Je ne vois à cela qu'un inconvénient, dit Remy.

— Lequel?

— C'est que ma maîtresse va s'embarquer pour l'Angleterre.

— Diable! voilà en quoi justement vous pouvez m'être utile: décidez-la.

— A quoi?

— A prendre la route opposée.

— Vous ne connaissez pas ma maîtresse, monsieur; c'est une femme qui tient à ses idées; d'ailleurs, ce n'est pas le tout qu'elle aille en France au lieu d'aller à Londres. Une fois à Château-Thierry, croyez-vous qu'elle cède aux désirs du prince?

— Pourquoi pas?

— Elle n'aime pas le duc d'Anjou.

— Bah! on aime toujours un prince du sang.

— Mais comment monseigneur le duc d'Anjou, s'il soupçonne ma maîtresse d'aimer M. le comte du Bouchage ou M. le duc de Joyeuse, a-t-il eu l'idée de l'enlever à celui qu'elle aime?

— Bonhomme, dit Aurilly, tu as des idées triviales, et nous aurons de la peine à nous entendre, à ce que je vois; aussi je ne discuterai pas; j'ai préféré la douceur à la violence, et maintenant, si tu me forces à changer de conduite, eh bien! soit, j'en changerai.

— Que ferez vous?

— Je te l'ai dit, j'ai plein pouvoir du prince. Je te tuerai dans quelque coin, et j'enlèverai la dame.

— Vous croyez à l'impunité?

— Je crois à tout ce que mon maître me dit de croire. Voyons, décideras- tu ta maîtresse à venir en France?

— J'y tâcherai; mais je ne puis répondre de rien.

— Et quand aurai-je la réponse?

— Le temps de monter chez elle et de la consulter.

— C'est bien; monte, je t'attends.

— J'obéis, monsieur.

— Un dernier mot, bonhomme: tu sais que je tiens dans ma main ta fortune et ta vie?

— Je le sais.

— Cela suffit, va, je m'occuperai des chevaux pendant ce temps.

— Ne vous hâtez pas trop.

— Bah! je suis sûr de la réponse; est-ce que les princes trouvent des cruelles?

— Il me semblait que cela arrivait quelquefois.

— Oui, dit Aurilly, mais c'est chose rare, allez.

Et tandis que Remy remontait, Aurilly, comme s'il eût été certain de l'accomplissement de ses espérances, se dirigeait réellement vers l'écurie.

— Eh bien? demanda Diane en apercevant Remy.

— Eh bien! madame, le duc vous a vue.

— Et….

— Et il vous aime.

— Le duc m'a vue! le duc m'aime! s'écria Diane; mais tu es en délire,
Remy.

— Non; je vous dis ce qu'il m'a dit.

— Et qui t'a dit cela?

— Cet homme! cet Aurilly! cet infâme!

— Mais s'il m'a vue, il m'a reconnue, alors.

— Si le duc vous eût reconnue, croyez-vous qu'Aurilly oserait se présenter devant vous et vous parler d'amour au nom du prince? Non, le duc ne vous a pas reconnue.

— Tu as raison, mille fois raison, Remy. Tant de choses ont passé depuis six ans dans cet esprit infernal, qu'il m'a oubliée. Suivons cet homme, Remy.

— Oui, mais cet homme vous reconnaîtra, lui.

— Pourquoi veux-tu qu'il ait plus de mémoire que son maître?

— Oh! parce que son intérêt à lui est de se souvenir, tandis que l'intérêt du prince est d'oublier; que le duc oublie, lui, le sinistre débauché, l'aveugle, le blasé, l'assassin de ses amours, cela se conçoit. Lui, s'il n'oubliait pas, comment pourrait-il vivre? Mais Aurilly n'aura pas oublié, lui; s'il voit votre visage, il croira voir une ombre vengeresse, et vous dénoncera.

— Remy, je croyais t'avoir dit que j'avais un masque, je croyais que tu m'avais dit que tu avais un couteau.

— C'est vrai, madame, dit Remy, et je commence à croire que Dieu est d'intelligence avec nous pour punir les méchants.

Alors appelant Aurilly du haut de l'escalier:

— Monsieur, dit-il, monsieur!

— Eh bien? demanda Aurilly.

— Eh bien, ma maîtresse remercie M. le comte du Bouchage d'avoir ainsi pourvu à sa sûreté, et elle accepte avec reconnaissance votre offre obligeante.

— C'est bien, c'est bien, dit Aurilly, prévenez-la que les chevaux sont prêts.

— Venez, madame, venez, dit Remy, en offrant son bras à Diane.

Aurilly attendait au bas de l'escalier, lanterne en main, avide qu'il était de voir le visage de l'inconnue.

— Diable! murmura-t-il, elle a un masque. Oh! mais d'ici à Château-
Thierry les cordons de soie seront usés…. ou coupés.

LXXVII

LE VOYAGE

On se mit en route.

Aurilly affectait avec Remy le ton de la plus parfaite égalité, et, avec
Diane, les airs du plus profond respect.

Mais il était facile pour Remy de voir que ces airs de respect étaient intéressés.

En effet, tenir l'étrier d'une femme quand elle monte à cheval ou qu'elle en descend, veiller sur chacun de ses mouvements avec sollicitude, et ne laisser échapper jamais une occasion de ramasser son gant ou d'agrafer son manteau, c'est le rôle d'un amant, d'un serviteur ou d'un curieux.

En touchant le gant, Aurilly voyait la main; en agrafant le manteau, il regardait sous le masque; en tenant l'étrier, il provoquait un hasard qui lui fît entrevoir ce visage, que le prince, dans ses souvenirs confus, n'avait point reconnu, mais que lui, Aurilly, avec sa mémoire exacte, comptait bien reconnaître.

Mais le musicien avait affaire à forte partie; Remy réclama son service auprès de sa compagne, et se montra jaloux des prévenances d'Aurilly.

Diane elle-même, sans paraître soupçonner les causes de cette bienveillance, prit parti pour celui qu'Aurilly regardait comme un vieux serviteur et voulait soulager d'une partie de sa peine, et elle pria Aurilly de laisser faire à Remy tout seul ce qui regardait Remy.

Aurilly en fut réduit, pendant les longues marches, à espérer l'ombre et la pluie, pendant les haltes, à désirer les repas.

Pourtant il fut trompé dans son attente, pluie ou soleil n'y faisait rien, et le masque restait sur le visage; quant aux repas, ils étaient pris par la jeune femme dans une chambre séparée.

Aurilly comprit que, s'il ne reconnaissait pas, il était reconnu; il essaya de voir par les serrures, mais la dame tournait constamment le dos aux portes; il essaya de voir par les fenêtres, mais il trouva devant les fenêtres d'épais rideaux, ou, à défaut de rideaux, les manteaux des voyageurs.

Ni questions ni tentatives de corruption ne réussirent sur Remy; le serviteur annonçait que telle était la volonté de sa maîtresse et par conséquent la sienne.

— Mais ces précautions sont-elles donc prises pour moi seul? demandait
Aurilly.

— Non, pour tout le monde.

— Mais enfin, M. le duc d'Anjou l'a vue; alors elle ne se cachait pas.

— Hasard, pur hasard, répondait Remy, et c'est justement parce que, malgré elle, ma maîtresse a été vue par M. le duc d'Anjou, qu'elle prend ses précautions pour n'être plus vue par personne.

Cependant les jours s'écoulaient, on approchait du terme, et, grâce aux précautions de Remy et de sa maîtresse, la curiosité d'Aurilly avait été mise en défaut.

Déjà la Picardie apparaissait aux regards des voyageurs.

Aurilly qui, depuis trois ou quatre jours, essayait de tout, de la bonne mine, de la bouderie, des petits soins, et presque des violences, commençait à perdre patience, et les mauvais instincts de sa nature prenaient peu à peu le dessus.

On eût dit qu'il comprenait que, sous le voile de cette femme, était caché un secret mortel.

Un jour il demeura un peu en arrière avec Remy, et renouvela sur lui ses tentatives de séduction, que Remy repoussa, comme d'habitude.

— Enfin, dit Aurilly, il faudra cependant bien qu'un jour ou l'autre je voie ta maîtresse.

— Sans doute, dit Remy, mais ce sera au jour qu'elle voudra, et non au jour que vous voudrez.

— Cependant si j'employais la force? dit Aurilly.

Un éclair qu'il ne put retenir jaillit des yeux de Remy.

— Essayez! dit-il.

Aurilly vit l'éclair, il comprit ce qui vivait d'énergie dans celui qu'il prenait pour un vieillard.

Il se mit à rire.

— Que je suis fou! dit-il, et que m'importe qui elle est? C'est bien la même, n'est-ce pas, que M. le duc d'Anjou a vue?

— Certes!

— Et qu'il m'a dit de lui amener à Château-Thierry?

— Oui.

— Eh bien, c'est tout ce qu'il me faut; ce n'es pas moi qui suis amoureux d'elle, c'est monseigneur, et pourvu que vous ne cherchiez pas à fuir, à m'échapper….

— En avons-nous l'air? dit Remy.

— Non.

— Nous en avons si peu l'air, et c'est si peu notre intention, que, n'y fussiez-vous pas, nous continuerions notre route pour Château-Thierry; si le duc désire nous voir, nous désirons le voir aussi, nous.

— Alors, dit Aurilly, cela tombe à merveille.

Puis, comme s'il eût voulu s'assurer du désir réel qu'avaient Remy et sa compagne de ne pas changer de chemin:

— Votre maîtresse veut-elle s'arrêter ici quelques instants? dit-il.

Et il montrait une espèce d'hôtellerie sur la route.

— Vous savez, lui dit Remy, que ma maîtresse ne s'arrête que dans les villes.

— Je l'avais vu, dit Aurilly, mais je ne l'avais pas remarqué.

— C'est ainsi.

— Eh bien, moi qui n'ai pas fait de voeu, je m'arrête un instant; continuez votre route, je vous rejoins.

Et Aurilly indiqua le chemin à Remy, descendit de cheval et s'approcha de l'hôte, qui vint au devant de lui avec de grands respects et comme s'il le connaissait.

Remy rejoignit Diane.

— Que vous disait-il? demanda la jeune femme.

— Il exprimait son désir ordinaire.

— Celui de me voir?

— Oui.

Diane sourit sous son masque.

— Prenez garde, dit Remy, il est furieux.

— Il ne me verra pas. Je ne le veux pas, et c'est te dire qu'il n'y pourra rien.

— Mais une fois que vous serez à Château-Thierry, ne faudra-t-il point qu'il vous voie à visage découvert?

— Qu'importe, si la découverte arrive trop tard pour eux? D'ailleurs le maître ne m'a point reconnue.

— Oui, mais le valet vous reconnaîtra.

— Tu vois que jusqu'à présent ni ma voix ni ma démarche ne l'ont frappé.

— N'importe, madame, dit Remy, tous ces mystères qui existent depuis huit jours pour Aurilly, n'avaient point existé pour le prince, ils n'avaient point excité sa curiosité, point éveillé ses souvenirs, au lieu que, depuis huit jours, Aurilly cherche, calcule, suppute; votre vue frappera une mémoire éveillée sur tous les points, il vous reconnaîtra s'il ne vous a pas reconnue.

En ce moment ils furent interrompus par Aurilly, qui avait pris un chemin de traverse et qui les ayant suivis sans les perdre de vue, apparaissait tout à coup dans l'espoir de saisir quelques mots de leur conversation.

Le silence soudain qui accueillit son arrivée lui prouva significativement qu'il gênait; il se contenta donc de suivre par derrière comme il faisait quelquefois.

Dès ce moment, le projet d'Aurilly fut arrêté.

Il se défiait réellement de quelque chose, comme l'avait dit Remy; seulement il se défiait instinctivement, car, pas un instant, son esprit, flottant de conjectures en conjectures, ne s'était arrêté à la réalité.

Il ne pouvait s'expliquer qu'on lui cachât avec tant d'acharnement ce visage que tôt ou tard il devait voir.

Pour mieux conduire son projet à sa fin, il sembla de ce moment y avoir complètement renoncé, et se montra le plus commode et le plus joyeux compagnon possible durant le reste de la journée.

Remy ne remarqua point ce changement sans inquiétude.

On arriva à une ville et l'on y coucha comme d'habitude.

Le lendemain, sous prétexte que la traite était longue, on partit avec le jour.

A midi, il fallut s'arrêter pour laisser reposer les chevaux.

A deux heures on se remit en route. On marcha encore jusqu'à quatre.

Une grande forêt se présentait dans le lointain: c'était celle de La Fère.

Elle avait cet aspect sombre et mystérieux de nos forêts du Nord; mais cet aspect si imposant pour les natures méridionales, à qui, avant toute chose, il faut la lumière du jour, et la chaleur du soleil, était impuissant sur Remy et sur Diane, habitués aux bois profonds de l'Anjou et de la Sologne.

Seulement ils échangèrent un regard comme s'ils eussent compris tous deux que c'était là que les attendait cet événement qui, depuis le moment du départ, planait sur leurs têtes.

On entra dans la forêt.

Il pouvait être six heures du soir.

Au bout d'une demi-heure de marche, le jour était sur son déclin.

Un grand vent faisait tourbillonner les feuilles et les enlevait vers un étang immense, perdu dans les profondeurs des arbres, comme une autre mer Morte, et qui côtoyait la route qui s'étendait devant les voyageurs.

Depuis deux heures la pluie, qui tombait par torrents, avait détrempé le terrain argileux. Diane, assez sûre de son cheval, et d'ailleurs assez insouciante de sa propre sûreté, laissait aller son cheval sans le soutenir; Aurilly marchait à droite, Remy à gauche.

Aurilly était sur la lisière de l'étang, Remy sur le milieu du chemin.

Aucune créature humaine n'apparaissait sous les sombres arceaux de verdure, sur la longue courbe du chemin.

On eût dit que la forêt était un de ces bois enchantés sous l'ombre desquels rien ne peut vivre, si l'on n'eût entendu parfois sortir de ses profondeurs le rauque hurlement des loups que réveillait l'approche de la nuit.

Tout à coup Diane sentit que la selle de son cheval, sellé comme d'habitude par Aurilly, vacillait et tournait; elle appela Remy, qui sauta au bas du sien et se pencha pour resserrer la courroie.

En ce moment Aurilly s'approcha de Diane occupée, et du bout de son poignard coupa la ganse de soie qui retenait le masque.

Avant qu'elle eût deviné le mouvement ou porté la main à son visage, Aurilly enleva le masque et se pencha vers elle, qui de son côté se penchait vers lui.

Les yeux de ces deux créatures s'étreignirent dans un regard terrible; nul n'eût pu dire lequel était le plus pâle et lequel le plus menaçant.

Aurilly sentit une sueur froide inonder son front, laissa tomber le masque et le stylet, et frappa ses deux mains avec angoisse en criant:

— Ciel et terre!… — La dame de Monsoreau!!!

— C'est un nom que tu ne répéteras plus!… s'écria Remy en saisissant
Aurilly à la ceinture et en l'enlevant de son cheval.

Tous deux roulèrent sur le chemin.

Aurilly allongea la main pour ressaisir son poignard.

— Non, Aurilly, non, lui dit Remy en se penchant sur lui et en lui appuyant le genou sur la poitrine, non, il faut demeurer ici.

Le dernier voile qui paraissait étendu sur le souvenir d'Aurilly sembla se déchirer.

— Le Haudoin! s'écria-t-il, je suis mort!

— Ce n'est pas encore vrai, dit Remy en étendant sa main gauche sur la bouche du misérable qui se débattait sous lui, mais tout à l'heure!

Et, de sa main droite, il tira son couteau de sa gaîne.

— Maintenant, dit-il, Aurilly, tu as raison, maintenant tu es bien mort.

Et l'acier disparut dans la gorge du musicien, qui poussa un râle inarticulé.

Diane, les yeux hagards, à demi-tournée sur sa selle, appuyée au pommeau, frémissante, mais impitoyable, n'avait point détourné la tête de ce terrible spectacle.

Cependant, lorsqu'elle vit le sang jaillir le long de la lame, elle se renversa en arrière, et tomba de son cheval, raide comme si elle était morte.

Remy ne s'occupa point d'elle en ce terrible moment; il fouilla Aurilly, lui enleva les deux rouleaux d'or, puis attacha une pierre au cou du cadavre et le précipita dans l'étang.

La pluie continuait de tomber à flots.

— Efface, ô mon Dieu! dit-il, efface la trace de ta justice, car elle a encore d'autres coupables à frapper.

Puis il se lava les mains dans l'eau sombre et dormante, prit dans ses bras Diane encore évanouie, la hissa sur son cheval, et monta lui-même sur le sien en soutenant sa compagne.

Le cheval d'Aurilly, effrayé par les hurlements des loups qui se rapprochaient, comme si cette scène les eût appelés, disparut dans les bois.

Lorsque Diane fut revenue à elle, les deux voyageurs, sans échanger une seule parole, continuèrent leur route vers Château-Thierry.

LXXVIII

COMMENT LE ROI HENRI III N'INVITA POINT CRILLON A DÉJEUNER, ET COMMENT CHICOT S'INVITA TOUT SEUL.

Le lendemain du jour où les événements que nous venons de raconter s'étaient passés dans la forêt de la Fère, le roi de France sortait du bain à neuf heures du matin à peu près.

Son valet de chambre, après l'avoir roulé dans une couverture de fine laine, et l'avoir épongé avec deux nappes de cette épaisse ouate de Perse, qui ressemble à la toison d'une brebis, le valet de chambre avait fait place aux coiffeurs et aux habilleurs, qui, eux-mêmes, avaient fait place aux parfumeurs et aux courtisans.

Enfin, ces derniers partis, le roi avait mandé son maître-d'hôtel, en lui disant qu'il prendrait autre chose que son consommé ordinaire, attendu qu'il se sentait en appétit ce matin.

Cette bonne nouvelle, répandue à l'instant même dans le Louvre, y faisait naître une joie bien légitime, et le fumet des viandes commençait à s'exhaler des offices, lorsque Crillon, colonel des gardes françaises, on se le rappelle, entra chez Sa Majesté pour prendre ses ordres.

— Ma foi, mon bon Crillon, lui dit le roi, veille comme tu voudras ce matin au salut de ma personne; mais, pour Dieu! ne me force point à faire le roi; je suis tout béat et tout hilare aujourd'hui; il me semble que je ne pèse pas une once et que je vais m'envoler. J'ai faim, Crillon, comprends-tu cela, mon ami?

— Je le comprends d'autant mieux, sire, répondit le colonel des gardes françaises, que j'ai grand'faim moi-même.

— Oh! toi, Crillon, dit en riant le roi, tu as toujours faim.

— Pas toujours, sire; oh! non, Votre Majesté exagère, mais trois fois par jour; et Votre Majesté?

— Oh! moi, une fois par an, et encore quand j'ai reçu de bonnes nouvelles.

— Harnibieu! il paraît alors que vous avez reçu de bonnes nouvelles, sire? Tant mieux, tant mieux, car elles deviennent de plus en plus rares, à ce qu'il me semble.

— Pas la moindre, Crillon; mais tu sais le proverbe?

— Ah! oui: pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Je ne m'y fie pas aux proverbes, sire, et surtout à celui-là; il ne vous est rien venu du côté de la Navarre?

— Rien.

— Rien?

— Sans doute, preuve qu'on y dort.

— Et du côté de la Flandre?

— Rien.

— Rien? preuve qu'on s'y bat. Et du côté de Paris?

— Rien.

— Preuve qu'on y fait des complots.

— Ou des enfants, Crillon. A propos d'enfants, Crillon, je crois que je vais en avoir un.

— Vous, sire! s'écria Crillon, au comble de l'étonnement.

— Oui, la reine a rêvé cette nuit qu'elle était enceinte.

— Enfin, sire… dit Crillon.

— Eh bien! quoi?

— Cela me rend on ne peut plus joyeux de savoir que Votre Majesté avait faim de si grand matin. Adieu, sire.

— Va, mon bon Crillon, va.

— Harnibieu! sire, fit Crillon, puisque Votre Majesté a si grand'faim, elle devrait bien m'inviter à déjeuner.

— Pourquoi cela, Crillon?

— Parce qu'on dit que Votre Majesté vit de l'air du temps, ce qui la fait maigrir, attendu que l'air est mauvais, et que j'aurais été enchanté de pouvoir dire: Harnibieu! ce sont pures calomnies, le roi mange comme tout le monde.

— Non, Crillon, non, au contraire, laisse croire ce qu'on croit; cela me fait rougir de manger comme un simple mortel, devant mes sujets. Ainsi, Crillon, comprends bien ceci: un roi doit toujours rester poétique, et ne se jamais montrer que noblement. Ainsi, voyons, un exemple.

— J'écoute, sire.

— Rappelle-toi le roi Alexander.

— Quel roi Alexander?

— Alexander Magnus. Ah! tu ne sais pas le latin, c'est vrai. Eh bien! Alexandre aimait à se baigner devant ses soldats, parce qu'Alexandre était beau, bien fait et suffisamment dodu, ce qui fait qu'on le comparait à l'Apollon, et même à l'Antinous.

— Oh! oh! sire, fit Crillon, vous auriez diablement tort de faire comme lui et de vous baigner devant les vôtres, car vous êtes bien maigre, mon pauvre sire.

— Brave Crillon, va, dit Henri en lui frappant sur l'épaule, tu es un bien excellent brutal, tu ne me flattes pas, toi; tu n'es pas courtisan, mon vieil ami.

— C'est qu'aussi vous ne m'invitez pas à déjeuner, reprit Crillon en riant avec bonhomie et en prenant congé du roi, plutôt content que mécontent, car la tape sur l'épaule avait fait balance au déjeuner absent.

Crillon parti, la table fut dressée aussitôt.

Le maître-d'hôtel royal s'était surpassé. Une certaine bisque de perdreaux avec une purée de truffes et de marrons attira tout d'abord l'attention du roi, que de belles huîtres avaient déjà tenté.

Aussi le consommé habituel, ce fidèle réconfortant du monarque, fut-il négligé; il ouvrait en vain ses grands yeux dans son écuelle d'or; ses yeux mendiants, comme eût dit Théophile, n'obtinrent absolument rien de Sa Majesté.

Le roi commença l'attaque sur sa bisque de perdreaux.

Il en était à sa quatrième bouchée, lorsqu'un pas léger effleura le parquet derrière lui, une chaise grinça sur ses roulettes, et une voix bien connue demanda aigrement:

— Un couvert!

Le roi se retourna.

— Chicot! s'écria-t-il.

— En personne.

Et Chicot, reprenant ses habitudes, qu'aucune absence ne lui pouvait faire perdre, Chicot s'étendit dans sa chaise, prit une assiette, une fourchette, et sur le plat d'huîtres commença, en les arrosant de citron, à prélever les plus grosses et les plus grasses, sans ajouter un seul mot.

— Toi ici! toi revenu! s'écria Henri.

— Chut! lui fit de la main Chicot, la bouche pleine.

Et il profita de cette exclamation du roi pour attirer à lui les perdreaux.

— Halte-là, Chicot, c'est mon plat! s'écria Henri en allongeant la main pour retenir la bisque.

Chicot partagea fraternellement avec son prince et lui en rendit la moitié.

Puis il se versa du vin, passa de la bisque à un pâté de thon, du thon à des écrevisses farcies, avala par manière d'acquit, et par-dessus le tout, le consommé royal; puis, poussant un grand soupir:

— Je n'ai plus faim, dit-il.

— Par la mordieu! je l'espère bien, Chicot.

— Ah!… bonjour, mon roi, comment vas-tu? Je te trouve un petit air tout guilleret ce matin.

— N'est-ce pas, Chicot?

— De charmantes petites couleurs.

— Hein?

— Est-ce à toi?

— Parbleu!

— Alors, je t'en fais mon compliment.

— Le fait est que je me sens on ne peut plus dispos ce matin.

— Tant mieux, mon roi, tant mieux.

Ah ça! mais ton déjeuner ne finissait point là, et il te restait bien encore quelques petites friandises?

— Voici des cerises confites par les dames de Montmartre.

— Elles sont trop sucrées.

— Des noix farcies de raisin de Corinthe.

— Fi! on a laissé les pépins dans les raisins.

— Tu n'es content de rien.

— C'est que, parole d'honneur, tout dégénère, même la cuisine, et qu'on vit de plus en plus mal à la cour.

— Vivrait-on mieux à celle du roi de Navarre? demanda Henri en riant.

— Eh! eh!… je ne dis pas non.

— Alors, c'est qu'il s'y est fait de grands changements.

— Ah! quant à cela, tu ne crois pas si bien dire, Henriquet.

— Parle-moi un peu de ton voyage, alors; cela me distraira.

— Très volontiers, je ne suis venu que pour cela. Par où veux-tu que je commence?

— Par le commencement. Comment as-tu fait la route?

— Oh! une véritable promenade.

— Tu n'as pas eu de désagréments par les chemins?

— Moi, j'ai fait un voyage de fée.

— Pas de mauvaises rencontres?

— Allons donc! est-ce qu'on se permettrait de regarder de travers un ambassadeur de Sa Majesté très chrétienne? Tu calomnies tes sujets, mon fils.

— Je disais cela, reprit le roi, flatté de la tranquillité qui régnait dans son royaume, parce que n'ayant point de caractère officiel, ni même apparent, tu pouvais risquer.

— Je te dis, Henriquet, que tu as le plus charmant royaume du monde; les voyageurs y sont nourris gratis, on les y héberge pour l'amour de Dieu, ils n'y marchent que sur des fleurs, et, quant aux ornières, elles sont tapissées de velours à franges d'or; c'est incroyable, mais cela est.

— Enfin, tu es content, Chicot?

— Enchanté.

— Oui, oui, ma police est bien faite.

— A merveille! c'est une justice à lui rendre.

— Et la route est sûre?

— Comme celle du paradis: on n'y rencontre que de petits anges qui passent en chantant les louanges du roi.

— Chicot, nous en revenons à Virgile.

— A quel endroit de Virgile?

— Aux Bucoliques. O fortunatos nimium!

— Ah! très bien, et pourquoi cette exception en faveur des laboureurs, mon fils?

— Hélas! parce qu'il n'en est pas de même dans les villes.

— Le fait est, Henri, que les villes sont un centre de corruption.

— Juges-en: tu fais cinq cents lieues sans encombre.

— Je te le dis, sur des roulettes.

— Moi, je vais seulement à Vincennes, trois quarts de lieue….

— Eh bien?

— Eh bien! je manque d'être assassiné sur la route.

— Ah bah! fit Chicot.

— Je te conterai cela, mon ami, je suis en train d'en faire imprimer la relation circonstanciée; sans mes quarante-cinq, j'étais mort.

— Vraiment! et où la chose s'est-elle passée?

— Tu veux demander où elle devait se passer?

— Oui.

— A Bel-Esbat.

— Près du couvent de notre ami Gorenflot?

— Justement.

— Et comment s'est-il conduit dans cette circonstance, notre ami?

— A merveille, comme toujours, Chicot; je ne sais si de son côté il avait entendu parler de quelque chose, mais, au lieu de ronfler comme font à cette heure tous mes fainéants de moines, il était debout sur son balcon, tandis que tout son couvent tenait la route.

— Et il n'a rien fait autre chose?

— Qui?

— Dom Modeste.

— Il m'a béni avec une majesté qui n'appartient qu'à lui, Chicot.

— Et ses moines?

— Ils ont crié vive le roi! à tue-tête.

— Et tu ne t'es pas aperçu d'autre chose?

— De quelle chose?

— C'est qu'ils portassent une arme quelconque sous leur robe.

— Ils étaient armés de toutes pièces, Chicot; voilà où je reconnais la prévoyance du digne prieur; voilà où je me dis: Cet homme savait tout, et cependant cet homme n'a rien dit, rien demandé; il n'est pas venu le lendemain, comme d'Épernon, fouiller dans toutes mes poches, en me disant: Sire, pour avoir sauvé le roi.

— Oh! quant à cela, il en était incapable; d'ailleurs ses mains n'y entreraient pas, dans tes poches.

— Chicot, pas de plaisanteries sur dom Modeste, c'est un des plus grands hommes qui illustreront mon règne, et je te déclare qu'à la première occasion je lui fais donner un évêché.

— Et tu feras très bien, mon roi.

— Remarque une chose, Chicot, dit le roi en prenant son air profond, lorsqu'ils sortent des rangs du peuple les gens d'élite sont complets; nous autres gentilshommes, vois-tu, nous prenons dans notre sang certaines vertus et certains vices de race, qui nous font des spécialités historiques. Ainsi, les Valois sont fins et subtils, braves, mais paresseux; les Lorrains sont ambitieux et avares avec des idées, de l'intrigue, du mouvement; les Bourbons sont sensuels et circonspects, mais sans idée, sans force, sans volonté; vois plutôt Henri. Lorsque la nature, au contraire, pétrit de prime saut un homme né de rien, elle n'emploie que sa plus fine argile; ainsi ton Gorenflot est complet.

— Tu trouves?

— Oui, savant, modeste, rusé, brave; on fera de lui tout ce qu'on voudra, un ministre, un général d'armée, un pape.

— Là, là! sire, arrêtez-vous, dit Chicot: si le brave homme vous entendait, il crèverait dans sa peau, car il est fort orgueilleux, quoi que tu en dises, le prieur dom Modeste.

— Tu es jaloux, Chicot!

— Moi, Dieu m'en garde: la jalousie! fi, la vilaine passion.

— Oh! c'est que je suis juste, moi, la noblesse du sang ne m'aveugle point, stemmata quid faciunt?

— Bravo! Et tu disais donc, mon roi, que tu avais failli être assassiné?

— Oui.

— Par qui?

— Par la Ligue, mordieu!

— Comment se porte-t-elle, la Ligue?

— Toujours de même.

— Ce qui veut dire de mieux en mieux; elle engraisse, Henriquet, elle engraisse.

— Oh! oh! les corps politiques ne vivent point, qui s'en graissent trop jeunes; c'est comme les enfants, Chicot.

— Ainsi, tu es content, mon fils?

— A peu près.

— Tu te trouves en paradis?

— Oui, Chicot, et ce m'est une grande joie de te voir arriver au milieu de ma joie, et j'y entrevois un surcroît de joie.

Habemus consulem facetum, comme disait Caton.

— Tu apportes de bonnes nouvelles, n'est-ce pas, mon enfant?

— Je crois bien.

— Et tu me fais languir, friand que tu es.

— Par où veux-tu que je commence, mon roi?

— Je te l'ai déjà dit, par le commencement; mais tu divagues toujours.

— Dois-je prendre à partir de mon départ?

— Non, le voyage a été excellent, tu me l'as dit, n'est-ce pas?

— Tu vois bien que je reviens entier, ce me semble.

— Oui, voyons donc l'arrivée en Navarre.

— J'y suis.

— Que faisait Henri, quand tu es arrivé?

— L'amour.

— Avec Margot?

— Oh! non.

— Cela m'eût étonné; il est donc toujours infidèle à sa femme? le scélérat; infidèle à une fille de France! Heureusement qu'elle le lui rend. Et lorsque tu es arrivé, quel était le nom de la rivale de Margot?

— Fosseuse.

— Une Montmorency! Allons, ce n'est pas mal pour cet ours du Béarn. On parlait ici d'une paysanne, d'une jardinière, d'une bourgeoise.

— Oh! c'est vieux tout cela.

— Ainsi, Margot est trompée?

— Autant que femme peut l'être.

— Et elle est furieuse?

— Enragée.

— Et elle se venge?

— Je le crois bien.

Henri se frotta les mains avec une joie sans pareille.

— Que va-t-elle faire? s'écria t-il en riant; va-t-elle remuer ciel et terre, jeter Espagne sur Navarre, Artois et Flandre sur Espagne? va-t-elle un peu appeler son petit frère Henriquet contre son petit mari Henriot, heim?

— C'est possible.

— Tu l'as vue?

— Oui.

— Et au moment où tu l'as quittée, que faisait-elle?

— Oh! cela, tu ne devinerais jamais.

— Elle se préparait à prendre un autre amant?

— Elle se préparait à être sage-femme.

— Comment! que signifie cette phrase, ou plutôt cette inversion anti- française? Il y a équivoque, Chicot, gare à l'équivoque!

— Non pas, mon roi, non pas. Peste! nous sommes un peu trop grammairien pour faire des équivoques, trop délicat pour faire des coq-à-l'âne, et trop véridique pour avoir jamais voulu dire femme sage! Non, non, mon roi; c'est bien sage-femme que j'ai dit.

Obstetrix?

Obstetrix, oui, mon roi; Juno Lucina, si tu aimes mieux.

— Monsieur Chicot!

— Oh! roule tes yeux tant que tu voudras; je te dis que ta soeur Margot était en train de faire un accouchement quand je suis parti de Nérac.

— Pour son compte! s'écria Henri en pâlissant, Margot aurait des enfants?

— Non, non, pour le compte de son mari; tu sais bien que les derniers Valois n'ont pas la vertu prolifique; ce n'est point comme les Bourbons, peste!

— Ainsi Margot accouche, verbe actif.

— Tout ce qu'il y a de plus actif.

— Qui accouche-t-elle?

— Mademoiselle Fosseuse.

— Ma foi, je n'y comprends rien, dit le roi.

— Ni moi non plus, dit Chicot; mais je ne me suis pas engagé à te faire comprendre; je me suis engagé à te dire ce qui est, voilà tout.

— Mais ce n'est peut-être qu'à son corps défendant qu'elle a consenti à cette humiliation?

— Certainement, il y a eu lutte; mais du moment où il y a eu lutte, il y a eu infériorité de part ou d'autre; vois Hercule avec Antée, vois Jacob avec l'ange, eh bien! ta soeur a été moins forte que Henri, voilà tout.

— Mordieu! j'en suis aise, en vérité.

— Mauvais frère.

— Ils doivent s'exécrer alors?

— Je crois qu'au fond ils ne s'adorent pas.

— Mais en apparence?

— Ils sont les meilleurs amis du monde, Henri.

— Oui; mais un beau matin viendra quelque nouvel amour qui les brouillera tout à fait.

— Eh bien! ce nouvel amour est venu, Henri.

— Bah!

— Oui, d'honneur; mais veux-tu que je te dise la peur que j'ai?

— Dis.

— J'ai peur que ce nouvel amour, au lieu de les brouiller, ne les raccommode.

— Ainsi, il y a un nouvel amour?

[Illustration: Remy le précipita dans l'étang. — PAGE 76.]

— Eh! mon Dieu, oui.

— Du Béarnais?

— Du Béarnais.

— Pour qui?

— Attends donc; tu veux tout savoir, n'est-ce pas?

— Oui, raconte, Chicot, raconte; tu racontes très bien.

— Merci, mon fils; alors, si tu veux tout savoir, il faut que je remonte au commencement.

— Remonte, mais dis vite.

— Tu avais écrit une lettre au féroce Béarnais?

— Comment sais-tu cela?

— Parbleu! je l'ai lue.

— Qu'en dis-tu?

— Que si ce n'était pas délicat de procédé, c'était au moins astucieux de langage.

— Elle devait les brouiller.

— Oui, si Henri et Margot eussent été des conjoints ordinaires, des époux bourgeois.

— Que veux-tu dire?

— Je veux dire que le Béarnais n'est point une bête.

— Oh!

— Et qu'il a deviné.

— Deviné quoi?

— Que tu voulais le brouiller avec sa femme.

— C'était clair, cela.

— Oui, mais ce qui l'était moins, c'était le but dans lequel tu voulais les brouiller.

— Ah! diable! le but.

— Oui, ce damné Béarnais ne s'est-il pas avisé de croire que tu n'avais d'autre but, en le brouillant avec sa femme, que de ne pas payer à ta soeur la dot que tu lui dois!

— Ouais!

— Mon Dieu, oui, voilà ce que ce Béarnais du diable s'est logé dans l'esprit.

— Continue, Chicot, continue, dit le roi devenu sombre; après?

— Eh bien! à peine eut-il deviné cela qu'il devint ce que tu es en ce moment, triste et mélancolique.

— Après, Chicot, après?

— Alors, cela l'a distrait de sa distraction, et il n'a presque plus aimé
Fosseuse.

— Bah!

— C'est comme je te le dis; alors il a été pris de cet autre amour dont je te parlais.

— Mais c'est donc un Persan que cet homme, c'est donc un païen, un Turc? il pratique donc la polygamie? Et qu'a dit Margot?

— Cette fois, mon fils, cela va t'étonner, mais Margot a été ravie.

— Du désastre de Fosseuse, je conçois cela.

— Non pas, non pas, enchantée pour son propre compte.

— Elle prend donc goût à l'état de sage-femme?

— Ah! cette fois elle ne sera pas sage-femme.

— Que sera-t-elle donc?

— Elle sera marraine, son mari le lui a promis et les dragées sont même répandues à l'heure qu'il est.

— Dans tous les cas, ce n'est point avec son apanage qu'il les a achetées.

— Tu crois cela, mon roi?

— Sans doute, puisque je lui refuse cet apanage. Mais quel est le nom de la nouvelle maîtresse?

— Oh! c'est une belle et forte personne, qui porte une ceinture magnifique, et qui est fort capable de se défendre si on l'attaque.

— Et s'est-elle défendue?

— Pardieu!

— De sorte que Henri a été repoussé avec perte?

— D'abord.

— Ah! ah! et ensuite?

— Henri est entêté; il est revenu à la charge.

— De sorte?

— De sorte qu'il l'a prise.

— Comment cela?

— De force.

— De force!

— Oui, avec des pétards.

— Que diable me dis-tu donc là, Chicot?

— La vérité.

— Des pétards! et qu'est-ce donc que cette belle que l'on prend avec des pétards?

— C'est mademoiselle Cahors.

— Mademoiselle Cahors!

— Oui, une belle et grande fille, ma foi, qu'on disait pucelle comme Péronne, qui a un pied sur le Lot, l'autre sur la montagne, et dont le tuteur est, ou plutôt était M. de Vesin, un brave gentilhomme de tes amis.

— Mordieu! s'écria Henri furieux; ma ville! il a pris ma ville!

— Dame! tu comprends, Henriquet; tu ne voulais pas la lui donner après la lui avoir promise; il a bien fallu qu'il se décidât à la prendre. Mais, à propos, tiens, voilà une lettre qu'il m'a chargé de te remettre en main propre.

Et Chicot, tirant une lettre de sa poche, la remit au roi.

C'était celle que Henri avait écrite après la prise de Cahors, et qui finissait par ces mots:

    Quod mihi dixisti profuit multum; cognosco meos devotos; nosce tuos;
    Chicotus coetera expediet.

Ce qui signifiait:

« Ce que tu m'as dit, m'a été fort utile; je connais mes amis, connais les tiens; Chicot te dira le reste. »

LXXIX

COMMENT APRÈS AVOIR REÇU DES NOUVELLES DU MIDI HENRI EN REÇUT DU NORD

Le roi, au comble de l'exaspération, put à peine lire la lettre que Chicot venait de lui donner.

Pendant qu'il déchiffrait le latin du Béarnais avec des crispations d'impatience qui faisaient trembler le parquet, Chicot, devant un grand miroir de Venise suspendu au-dessus d'un dressoir d'orfèvrerie, admirait sa tenue et les grâces infinies que sa personne avait prises sous l'habit militaire.

Infinies était le mot, car jamais Chicot n'avait paru si grand; sa tête, un peu chauve, était surmontée d'une salade conique dans le genre de ces armets allemands que l'on ciselait si curieusement à Trêves et à Mayence, et il était occupé pour le moment à replacer sur son buffle, graissé par la sueur et le frottement des armes, une demi-cuirasse de voyage, que, pour déjeuner, il avait posée sur un buffet; en outre, tout en rebouclant sa cuirasse, il faisait sonner sur le parquet des éperons plus capables d'éventrer que d'éperonner un cheval.

— Oh! je suis trahi! s'écria Henri lorsqu'il eut achevé la lecture; le
Béarnais avait un plan, et je ne l'en ai pas soupçonné.

— Mon fils, répliqua Chicot, tu connais le proverbe: Il n'est pire eau que l'eau qui dort.

— Va-t'en au diable, avec tes proverbes!

Chicot s'avança vers la porte comme pour obéir.

— Non, reste.

Chicot s'arrêta.

— Cahors pris! continua Henri.

— Et de la bonne façon même, dit Chicot.

— Mais il a donc des généraux, des ingénieurs?

— Nenni, dit Chicot, le Béarnais est trop pauvre; comment les paierait- il? Non pas, il fait tout lui-même.

— Et… il se bat? dit Henri avec une sorte de dédain.

—Te dire qu'il s'y met tout d'abord et d'enthousiasme, non, je n'oserais pas, non; il ressemble à ces gens qui tâtent l'eau avant que de se baigner; il se mouille le bout des doigts dans une petite sueur de mauvais augure, se prépare la poitrine avec quelques meâ culpâ, le front avec quelques réflexions philosophiques; cela lui prend les dix premières minutes qui suivent le premier coup de canon, après quoi il donne une tête dans l'action et nage dans le plomb fondu et dans le feu comme une salamandre.

— Diable! fit Henri, diable!

— Et je t'assure, Henri, qu'il y faisait chaud, là-bas.

Le roi se leva précipitamment et arpenta la salle à grands pas.

— Voilà un échec pour moi! s'écriait-il en terminant tout haut sa pensée commencée tout bas, on en rira. Je serai chansonné. Ces coquins de Gascons sont caustiques, et je les entends déjà, aiguisant leurs dents et leurs sourires sur les horribles airs de leurs musettes. Mordieu! heureusement que j'ai eu l'idée d'envoyer à François ce secours tant demandé; Anvers va me compenser Cahors; le Nord effacera les fautes du Midi.

— Amen! dit Chicot en plongeant délicatement, pour achever son dessert, le bout de ses doigts dans les drageoirs et dans les compotiers du roi.

En ce moment la porte s'ouvrit et l'huissier annonça:

— M. le comte du Bouchage!

— Ah! s'écria Henri, je te le disais bien, Chicot, voilà ma nouvelle qui arrive. Entrez, comte, entrez.

L'huissier démasqua la porte, et l'on vit apparaître dans le cadre de cette porte, à la portière tombant à demi, le jeune homme qu'on venait d'annoncer, pareil à un portrait en pied d'Holbein ou du Titien.

Il s'avança lentement et fléchit le genou au milieu du tapis de la chambre.

— Toujours pâle, lui dit le roi, toujours lugubre. Voyons, ami, pour un moment, prends ton visage de Pâques, et ne me dis pas de bonnes choses avec un mauvais air; parle vite, du Bouchage, parce que j'ai soif de ton récit. Tu viens de Flandre, mon fils?

— Oui, sire.

— Et lestement, à ce que je vois.

— Sire, aussi vite qu'un homme peut marcher sur la terre.

— Sois le bienvenu. Anvers, où en est Anvers?

— Anvers appartient au prince d'Orange, sire.

— Au prince d'Orange, qu'est-ce que c'est que cela?

— A Guillaume, si vous l'aimez mieux.

— Ah ça, mais, et mon frère ne marchait-il pas sur Anvers?

— Oui, sire; mais maintenant, ce n'est plus sur Anvers qu'il marche, c'est sur Château-Thierry.

— Il a quitté l'armée?

— Il n'y a plus d'armée, sire.

—Oh! fit le roi en faiblissant des genoux et en retombant dans son fauteuil, mais Joyeuse?

— Sire, mon frère, après avoir fait des prodiges avec ses marins, après avoir soutenu toute la retraite, mon frère a rallié le peu d'hommes échappés au désastre, et a fait avec eux une escorte à M. le duc d'Anjou.

— Une défaite! murmura le roi.

Puis, tout à coup, avec un éclair étrange dans le regard:

— Alors les Flandres sont perdues pour mon frère?

— Absolument, sire.

— Sans retour?

— Je le crains.

Le front du prince s'éclaircit graduellement comme sous le jour d'une pensée intérieure.

— Ce pauvre François, dit-il en souriant, il a du malheur en couronnes. Il a manqué celle de Navarre; il a étendu la main vers celle d'Angleterre; il a touché celle de Flandre: gageons, du Bouchage, qu'il ne régnera jamais: pauvre frère, lui qui en a tant envie!

— Eh! mon Dieu! c'est toujours comme cela quand on a envie de quelque chose, dit Chicot d'un ton solennel.

— Et combien de prisonniers? demanda le roi.

— Deux mille, à peu près.

— Combien de morts?

— Autant au moins; M. de Saint-Aignan est du nombre.

— Comment! il est mort, ce pauvre Saint-Aignan?

— Noyé.

— Noyé! Comment! vous vous êtes donc jetés dans l'Escaut?

— Non pas; c'est l'Escaut qui s'est jeté sur nous.

Le comte fit alors au roi un récit exact de la bataille et de l'inondation.

Henri l'écouta d'un bout à l'autre avec une pose, un silence et une physionomie qui ne manquaient pas de majesté.

Puis, lorsque le récit fut fini, il se leva et alla s'agenouiller devant le prie-Dieu de son oratoire, fit son oraison, et, un instant après, revint avec un visage parfaitement rasséréné.

— Là! dit-il, j'espère que je prends les choses en roi. Un roi soutenu par le Seigneur est réellement plus qu'un homme. Voyons, comte, imitez- moi, et puisque votre frère est sauvé comme le mien, Dieu merci, eh bien! déridons-nous un peu.

— Je suis à vos ordres, sire.

— Que veux-tu pour prix de tes services, du Bouchage? parle.

— Sire, dit le jeune homme en secouant la tête, je n'ai rendu aucun service.

— Je le conteste; mais en tout cas, ton frère en a rendu.

[Illustration: Borromée.]

— D'immenses, sire.

— Il a sauvé l'armée, dis-tu, ou plutôt les débris de l'armée.

— Il n'y a pas, dans ce qu'il en reste, un seul homme qui ne vous dise qu'il doit la vie à mon frère.

— Eh bien! du Bouchage, ma volonté est d'étendre mon bienfait sur vous deux, et j'imiterai en cela le Seigneur tout-puissant qui vous a protégés d'une façon si visible en vous faisant tous deux pareils, c'est-à-dire riches, braves et beaux; en outre j'imiterai ces grands politiques si bien inspirés toujours, lesquels avaient pour coutume de récompenser les messagers de mauvaises nouvelles.

— Allons donc! dit Chicot, je connais des exemples de messagers pendus pour avoir été porteurs de mauvais messages.

— C'est possible, dit majestueusement Henri, mais il y a le sénat qui a remercié Varron.

— Tu me cites des républicains. Valois, Valois, le malheur te rend humble.

— Voyons, du Bouchage, que veux-tu? que désires-tu?

— Puisque Votre Majesté me fait l'honneur de me parler si affectueusement, j'oserai mettre à profit sa bienveillance; je suis las de la vie, sire; et cependant j'ai répugnance à abréger ma vie, car Dieu le défend; tous les subterfuges qu'un homme d'honneur emploie en pareil cas sont des péchés mortels; se faire tuer à l'armée, se laisser mourir de faim, oublier de nager quand on traverse un fleuve, ce sont des travestissements de suicide au milieu desquels Dieu voit parfaitement clair, car, vous le savez, sire, nos pensées les plus secrètes sont à jour devant Dieu; je renonce donc à mourir avant le terme que Dieu a fixé à ma vie, mais le monde me fatigue et je sortirai du monde.

— Mon ami! fit le roi.

Chicot leva la tête et regarda avec intérêt ce jeune homme si beau, si brave, si riche, et qui cependant parlait d'une voix si désespérée.

— Sire, continua le comte avec l'accent de la résolution, tout ce qui m'arrive depuis quelque temps fortifie en moi ce désir; je veux me jeter dans les bras de Dieu, souverain consolateur des affligés, comme il est en même temps souverain maître des heureux de la terre; daignez donc, sire, me faciliter les moyens d'entrer en religion, car, ainsi que dit le prophète, mon coeur est triste comme la mort.

Chicot, le railleur personnage, interrompit un instant la gymnastique incessante de ses bras et de sa physionomie, pour écouter cette douleur majestueuse qui parlait si noblement, si sincèrement, par la voix la plus douce et la plus persuasive que Dieu ait jamais donnée à la jeunesse et à la beauté.

Son oeil brillant s'éteignit en reflétant le regard désolé du frère de Joyeuse, tout son corps s'étendit et s'affaissa par la sympathie de ce découragement qui semblait avoir, non pas détendu, mais tranché chaque fibre du corps de du Bouchage.

Le roi, lui aussi, avait senti son coeur se fondre à l'audition de cette douloureuse requête.

— Ah! je comprends, ami, dit-il, tu veux entrer en religion, mais tu te sens homme encore, et tu crains les épreuves.

— Je ne crains pas pour les austérités, sire, mais pour le temps qu'elles laissent à l'indécision; non, non, ce n'est point pour adoucir les épreuves qui me seront imposées, car j'espère ne rien retirer à mon corps des souffrances physiques, à mon esprit des privations morales; c'est pour enlever à l'un ou à l'autre tout prétexte de revenir au passé; c'est pour faire, en un mot, jaillir de la terre, cette grille qui doit me séparer à jamais du monde, et qui, d'après les règles ecclésiastiques, d'ordinaire pousse lentement comme une haie d'épines.

— Pauvre garçon, dit le roi qui avait suivi le discours de du Bouchage en scandant pour ainsi dire chacune de ses paroles, pauvre garçon! je crois qu'il fera un bon prédicateur, n'est-ce pas, Chicot?

Chicot ne répondit rien. Du Bouchage continua:

— Vous comprenez, sire, que c'est dans ma famille même que s'établira la lutte; que c'est dans mes proches que je trouverai la plus rude opposition; mon frère le cardinal, si bon en même temps qu'il est si mondain, cherchera mille raisons de me faire changer d'avis, et s'il ne réussit point à me persuader, comme j'en suis sûr, il s'attaquera aux impossibilités matérielles, et m'alléguera Rome, qui met des délais entre chaque degré des ordres. Là, Votre Majesté est toute-puissante, là je reconnaîtrai la force du bras que Votre Majesté veut bien étendre sur ma tête. Vous m'avez demandé ce que je désirais, sire, vous m'avez promis de satisfaire à mon désir; mon désir, vous le voyez, est tout en Dieu; obtenez de Rome que je sois dispensé du noviciat.

Le roi, de rêveur qu'il était, se releva souriant, et prenant la main du comte:

— Je ferai ce que tu me demandes, mon fils, lui dit-il; tu veux être à
Dieu, tu as raison, c'est un meilleur maître que moi.

— Beau compliment que tu lui fais là! murmura Chicot entre sa moustache et ses dents.

— Eh bien! soit, continua le roi, tu seras ordonné selon tes désirs, cher comte, je te le promets.

— Et Votre Majesté me comble de joie! s'écria le jeune homme en baisant la main de Henri avec autant de joie que s'il eût été fait duc, pair ou maréchal de France. Ainsi, c'est chose dite.

— Parole de roi, foi de gentilhomme, dit Henri.

La figure de du Bouchage s'éclaira; quelque chose comme un sourire d'extase passa sur ses lèvres; il salua respectueusement le roi, et disparut.

— Voilà un heureux, un bien heureux jeune homme! s'écria Henri.

— Bon! s'écria Chicot, tu n'as rien à lui envier, ce me semble, il n'est pas plus lamentable que toi, sire.

— Mais comprends donc, Chicot, il va être moine, il va se donner au ciel.

— Eh! qui diable t'empêche d'en faire autant? Il demande des dispenses à son frère le cardinal; mais j'en connais un cardinal, moi, qui te donnera toutes les dispenses nécessaires; il est encore mieux que toi avec Rome, celui-là; tu ne le connais pas? c'est le cardinal de Guise.

— Chicot!

— Et si la tonsure t'inquiète, car, enfin, c'est une opération délicate que celle de la tonsure, les plus jolies mains du monde, les plus jolis ciseaux de la rue de la Coutellerie, des ciseaux d'or, ma foi, te donneront ce précieux symbole, qui portera au chiffre trois le nombre des couronnes que tu auras portées et qui justifiera la devise: Manet ultima coelo.

— De jolies mains, dis-tu?

— Eh bien! voyons, est-ce que tu vas dire, par hasard, du mal des mains de madame la duchesse de Montpensier après en avoir dit de ses épaules? Quel roi tu fais, et quelle sévérité tu montres à l'endroit de tes sujettes!

Le roi fronça le sourcil et passa sur ses tempes une main tout aussi blanche que celles dont on lui parlait, mais plus tremblante assurément.

— Voyons, voyons, dit Chicot, laissons tout cela, car je vois, du reste, que la conversation t'ennuie, et revenons aux choses qui m'intéressent personnellement.

Le roi fit un geste moitié indifférent, moitié approbatif.

Chicot regarda autour de lui, faisant marcher son fauteuil sur les deux pieds de derrière.

— Voyons, dit-il à demi-voix, réponds, mon fils: ces messieurs de Joyeuse sont partis comme cela pour les Flandres.

— D'abord, que veut dire ton comme cela?

— Il veut dire que ce sont des gens si âpres, l'un au plaisir, l'autre à la tristesse, qu'il me paraît surprenant qu'ils aient quitté Paris sans faire un peu de vacarme, l'un pour s'amuser, l'autre pour s'étourdir.

— Eh bien?

— Eh bien! comme tu es de leurs meilleurs amis, tu dois savoir comment ils s'en sont allés.

— Sans doute, que je le sais.

— Alors, dis-moi, Henriquet, as-tu entendu dire?…

Chicot s'arrêta.

— Quoi?

— Qu'ils aient battu quelqu'un de considérable, par exemple?

— Je ne l'ai pas entendu dire.

— Ont-ils enlevé quelque femme avec effraction et pistolades?

— Pas que je sache.

— Ont-ils… brûlé quelque chose, par hasard?

— Quoi?

— Que sais-je, moi? ce qu'on brûle pour se distraire quand on est grand seigneur, la maison d'un pauvre diable, par exemple.

— Es-tu fou, Chicot? brûler une maison dans ma ville de Paris, est-ce que l'on oserait se permettre d'y faire de ces choses-là?

— Ah! oui, l'on se gêne!

— Chicot!

— Enfin, ils n'ont rien fait dont tu aies entendu le bruit ou vu la fumée?

— Ma foi, non.

— Tant mieux, dit Chicot, respirant avec une sorte de facilité qu'il n'avait pas eue pendant tout le temps qu'avait duré l'interrogatoire qu'il venait de faire subir à Henri.

— Sais-tu une chose, Chicot? dit Henri.

— Non, je ne la sais pas.

— C'est que tu deviens méchant.

— Moi?

— Oui, toi.

— Le séjour de la tombe m'avait édulcoré, grand roi, mais ta présence me surit. Omnia letho putrescunt.

— C'est-à-dire que je suis moisi? fit le roi.

— Un peu, mon fils, un peu.

— Vous devenez insupportable, Chicot, et je vous attribue des projets d'intrigue et d'ambition que je croyais loin de votre caractère.

— Des projets d'ambition, à moi? Chicot ambitieux! Henriquet, mon fils, tu n'étais que niais, tu deviens fou, il y a progrès.

[Illustration: Quelque bruit que vous entendiez, n'y pénétrez pas. — PAGE 96.]

— Et moi je vous dis, monsieur Chicot, que vous voulez éloigner de moi tous mes serviteurs, en leur supposant des intentions qu'ils n'ont pas, des crimes auxquels ils n'ont pas pensé; je dis que vous voulez m'accaparer, enfin.

— T'accaparer! moi! s'écria Chicot; t'accaparer! pourquoi faire? Dieu m'en préserve, tu es un être trop gênant, bone Deus! sans compter que tu es difficile à nourrir en diable. Oh! non, non, par exemple.

— Hum! fit le roi.

— Voyons, explique-moi d'où te vient cette idée cornue?

— Vous avez commencé par écouter froidement mes éloges à l'endroit de votre ancien ami, dom Modeste, à qui vous devez beaucoup.

— Moi, je dois beaucoup à dom Modeste? Bon, bon, bon! après?

— Après, vous avez essayé de me calomnier mes Joyeuse, deux amis véritables, ceux-là.

— Je ne dis pas non.

— Ensuite, vous avez lancé votre coup de griffe sur les Guises.

— Ah! tu les aimes à présent, ceux-là aussi; tu es dans ton jour d'aimer tout le monde, à ce qu'il paraît.

— Non, je ne les aime pas; mais comme, en ce moment, ils se tiennent cois et couverts; comme, en ce moment, ils ne me font pas le moindre tort; comme je ne les perds pas un instant de vue; que tout ce que je remarque en eux c'est toujours la même froideur de marbre, et que je n'ai pas l'habitude d'avoir peur des statues, si menaçantes qu'elles soient, je m'en tiens à celles dont je connais le visage et l'attitude; vois-tu, Chicot, un fantôme, lorsqu'il est devenu familier, n'est plus qu'un compagnon insupportable. Tous ces Guises, avec leurs regards effarouchés et leurs grandes épées, sont les gens de mon royaume qui jusque aujourd'hui m'ont fait le moins de tort; et ils ressemblent, veux-tu que je dise à quoi?

— Dis, Henriquet, tu me feras plaisir; tu sais bien que tu es plein de subtilités dans les comparaisons.

— Ils ressemblent à ces perches qu'on lâche dans les étangs pour donner la chasse aux gros poissons et les empêcher d'engraisser par trop: mais suppose un instant que les gros poissons n'en aient pas peur.

— Eh bien?

— Elles n'ont pas assez bonnes dents pour entamer leurs écailles.

— Oh! Henri, mon enfant, que tu es donc subtil!

— Tandis que ton Béarnais….

— Voyons, as-tu aussi une comparaison pour le Béarnais?

— Tandis que ton Béarnais, qui miaule comme un chat, mord comme un tigre….

— Sur ma vie, dit Chicot, voilà Valois qui pourlèche Guise! Allons, allons, mon fils, tu es en trop bonne voie pour t'arrêter. Divorce tout de suite et épouse madame de Montpensier; tu auras au moins une chance avec elle; si tu ne lui fais pas d'enfant, elle t'en fera; n'a-t-elle pas été amoureuse de toi dans le temps?

Henri se rengorgea.

— Oui, dit-il, mais j'étais occupé ailleurs; voilà la source de toutes ses menaces. Chicot, tu as mis le doigt dessus; elle a contre moi une rancune de femme, et elle m'agace de temps en temps, mais heureusement je suis homme, et je n'ai qu'à en rire.

Henri achevait ces paroles en relevant son col rabattu à l'italienne, quand l'huissier Nambu cria du seuil de la porte:

— Un messager de M. le duc de Guise pour Sa Majesté!

— Est-ce un courrier ou un gentilhomme? demanda le roi.

— C'est un capitaine, sire.

— Par ma foi, qu'il entre, et il sera le bienvenu.

En même temps un capitaine de gendarmes entra vêtu de l'uniforme de campagne, et fit le salut accoutumé.

LXXX

LES DEUX COMPÈRES

Chicot, à cette annonce, s'était assis, et, selon son habitude, tournait impertinemment le dos à la porte, et son oeil à demi voilé se plongeait dans une de ces méditations intérieures qui lui étaient si habituelles, quand les premiers mots que prononça le messager des Guises le firent tressaillir.

En conséquence, il rouvrit l'oeil.

Heureusement, ou malheureusement, le roi, occupé du nouveau venu, ne fit point attention à cette manifestation, toujours effrayante de la part de Chicot.

Le messager se trouvait placé à dix pas du fauteuil dans lequel Chicot s'était blotti, et comme le profil de Chicot dépassait à peine les garnitures du fauteuil, l'oeil de Chicot voyait le messager tout entier, tandis que le messager ne pouvait voir que l'oeil de Chicot.

— Vous venez de la Lorraine? demanda le roi à ce messager, dont la taille était assez noble et la mine assez guerrière.

— Non pas, sire, mais de Soissons, où M. le duc, qui n'a pas quitté cette ville depuis un mois, m'a remis cette lettre que j'ai l'honneur de déposer aux pieds de Votre Majesté.

L'oeil de Chicot étincelait et ne perdait pas un geste du nouveau venu, comme ses oreilles n'en perdaient pas une parole.

Le messager ouvrit son buffle fermé par des agrafes d'argent, et tira d'une poche de cuir, doublée de soie, placée sur le coeur, non pas une lettre, mais deux lettres, car l'une entraîna l'autre à laquelle elle s'était attachée par la cire de son cachet, de sorte que, comme le capitaine n'en tirait qu'une, la seconde ne tomba pas moins sur le tapis.

L'oeil de Chicot suivit cette lettre au vol, comme l'oeil du chat suit le vol de l'oiseau.

Il vit aussi, à la chute inattendue de cette lettre, la rougeur se répandre sur les joues du messager, son embarras pour la ramasser, comme pour donner la première au roi.

Mais Henri ne vit rien, lui; Henri, modèle de confiance, c'était son heure, ne fit attention à rien. Il ouvrit seulement celle des deux lettres qu'on voulait bien lui offrir, et lut.

De son côté, le messager, voyant le roi absorbé dans sa lecture, s'absorba dans la contemplation du roi, sur le visage duquel il semblait chercher le reflet de toutes les pensées que cette intéressante lecture pouvait faire naître dans son esprit.

— Ah! maître Borromée! maître Borromée! murmura Chicot, en suivant de son côté des yeux chaque mouvement du fidèle de M. de Guise! Ah! tu es capitaine, et tu ne donnes qu'une lettre au roi quand tu en as deux dans ta poche; attends, mon mignon, attends.

— C'est bien! c'est bien! fit le roi en relisant chaque ligne de la lettre du duc avec une satisfaction visible; allez, capitaine, allez, et dites à M. de Guise que je suis reconnaissant de l'offre qu'il me fait.

— Votre Majesté ne m'honore point d'une réponse écrite? demanda le messager.

— Non, je le verrai dans un mois ou six semaines; par conséquent, je le remercierai moi-même; allez!

Le capitaine s'inclina et sortit de l'appartement.

— Tu vois bien, Chicot, dit alors le roi à son compagnon, qu'il croyait toujours dans le fond de son fauteuil, tu vois bien, M. de Guise est pur de toute machination. Ce brave duc, il a su l'affaire de Navarre: il craint que les huguenots ne s'enhardissent et ne relèvent la tête, car il a appris que les Allemands veulent déjà envoyer du renfort au roi de Navarre. Or, que fait-il? devine ce qu'il fait.

Chicot ne répondit point: Henri crut qu'il attendait l'explication.

— Eh bien! continua-t-il, il m'offre l'armée qu'il vient de lever en Lorraine pour surveiller les Flandres, et il me prévient que, dans six semaines, cette armée sera tout à ma disposition avec son général. Que dis-tu de cela, Chicot?

Silence absolu de la part du Gascon.

— En vérité, mon cher Chicot, continua le roi, tu as cela d'absurde, mon ami, que tu es entêté comme une mule d'Espagne, et que si l'on a le malheur de te convaincre de quelque erreur, ce qui arrive souvent, tu boudes; eh! oui, tu boudes comme un sot que tu es.

Pas un souffle ne vint contredire Henri dans l'opinion qu'il venait de manifester d'une façon si franche sur son ami.

Il y avait quelque chose qui déplaisait plus encore à Henri que la contradiction, c'était le silence.

— Je crois, dit-il, que le drôle a eu l'impertinence de s'endormir. Chicot, continua-t-il en s'avançant vers le fauteuil, ton roi te parle, veux-tu répondre?

Mais Chicot ne pouvait répondre, attendu qu'il n'était plus là. Et Henri trouva le fauteuil vide.

Ses yeux parcoururent toute la chambre; le Gascon n'était pas plus dans la chambre que dans le fauteuil.

Son casque avait disparu comme lui et avec lui.

Le roi fut saisi d'une sorte de frisson superstitieux; il lui passait quelquefois par l'esprit que Chicot était un être surhumain, quelque incarnation diabolique, de la bonne espèce, c'est vrai, mais diabolique, enfin.

Il appela Nambu.

Nambu n'avait rien de commun avec Henri. C'était un esprit fort au contraire, comme le sont en général ceux qui gardent les antichambres des rois. Il croyait aux apparitions et aux disparitions des êtres vivants, et non des spectres.

Nambu assura positivement à Sa Majesté avoir vu Chicot sortir cinq minutes avant la sortie de l'envoyé de monseigneur le duc de Guise.

Seulement il sortait avec une légèreté et les précautions d'un homme qui ne voulait pas qu'on le vît sortir.

— Décidément, fit Henri en passant dans son oratoire, Chicot s'est fâché d'avoir eu tort. Que les hommes sont mesquins, mon Dieu! Je dis cela pour tous, et même pour les plus spirituels.

Maître Nambu avait raison; Chicot, coiffé de sa salade et raidi par sa longue épée, avait traversé les antichambres sans grand bruit; mais quelque précaution qu'il prît, il lui avait bien fallu laisser sonner ses éperons sur les degrés qui conduisaient des appartements au guichet du Louvre, bruit qui avait fait retourner beaucoup de monde, et avait valu à Chicot force saluts, car on savait la position de Chicot près du roi, et beaucoup saluaient Chicot plus bas qu'ils n'eussent salué le duc d'Anjou.

Dans un angle du guichet, Chicot s'arrêta comme pour rattacher un éperon.

Le capitaine de M. de Guise, nous l'avons dit, était sorti cinq minutes à peine après Chicot, auquel il n'avait prêté aucune attention. Il avait descendu les degrés et avait traversé les cours, fier et enchanté à la fois; fier, parce qu'à tout prendre il n'était point un soldat de mauvaise mine, et qu'il se plaisait à faire parader ses grâces devant les Suisses et les gardes de Sa Majesté très chrétienne: enchanté, parce que le roi l'avait accueilli de façon à prouver qu'il n'avait aucun soupçon contre M. de Guise. Au moment où il franchissait le guichet du Louvre, et où il traversait le pont-levis, il fut réveillé par un cliquetis d'éperons qui semblait être l'écho des siens.

Il se retourna, pensant que le roi faisait peut-être courir après lui, et grande fut sa stupéfaction en reconnaissant, sous les pointes retroussées de sa salade, le visage bénin et la physionomie chattemite du bourgeois Robert Briquet, sa damnée connaissance.

On se rappelle que le premier mouvement de ces deux hommes à l'égard l'un de l'autre n'avait pas été précisément un mouvement de sympathie.

Borromée ouvrit sa bouche d'un demi-pied carré, comme dit Rabelais, et croyant voir que celui qui le suivait désirait avoir affaire à lui, il suspendit sa marche, de sorte que Chicot l'eut rejoint en deux enjambées.

On sait, au reste, quelles enjambées c'étaient que celles de Chicot.

— Corboeuf! dit Borromée.

— Ventre de biche! s'écria Chicot.

— Mon doux bourgeois!

— Mon révérend père!

— Avec cette salade!

— Sous ce buffle!

— C'est merveille pour moi de vous voir!

— C'est satisfaction pour moi de vous rejoindre!

Et les deux fiers à bras se regardèrent pendant quelques secondes avec l'hésitation hostile de deux coqs qui vont se quereller et qui, pour s'intimider l'un l'autre, se dressent sur leurs ergots.

Borromée fut le premier qui passa du grave au doux.

Les muscles de son visage se détendirent, et avec un air de franchise guerrière et d'aimable urbanité:

— Vive Dieu! dit-il, vous êtes un rusé compère, maître Robert Briquet!

— Moi, mon révérend! répondit Chicot, à quelle occasion me dites-vous cela, je vous prie?

— A l'occasion du couvent des Jacobins, où vous m'avez fait croire que vous n'étiez qu'un simple bourgeois. Il faut, en vérité, que vous soyez dix fois plus retors et plus vaillant qu'un procureur et un capitaine tout ensemble.

Chicot sentit que le compliment était fait des lèvres, et non du coeur.

— Ah! ah! répondit-il avec bonhomie, et que devons-nous dire de vous, seigneur Borromée?

— De moi?

— Oui, de vous.

— Et pourquoi?

— Pour m'avoir fait croire que vous n'étiez qu'un moine. Il faut, en vérité, que vous soyez dix fois plus retors que le pape lui-même; et, compère, je ne vous déprécie point en disant cela, car le pape d'aujourd'hui est, convenez-en, un rude éventeur de mèches.

— Pensez-vous ce que vous dites? demanda Borromée.

— Ventre de biche! est-ce que je mens jamais, moi?

— Eh bien! touchez là.

Et il tendit la main à Chicot.

— Ah! vous m'avez malmené au convent, frère capitaine, dit Chicot.

— Je vous prenais pour un bourgeois, mon maître, et vous savez bien le souci que nous avons des bourgeois, nous autres gens d'épée.

— C'est vrai, dit Chicot en riant, c'est comme des moines, et cependant vous m'avez pris au piège.

— Au piège?

— Sans doute; car, sous ce déguisement vous tendiez un piège. Un brave capitaine comme vous ne troque point, sans grave raison, sa cuirasse contre un froc.

— Avec un homme d'épée, dit Borromée, je n'aurai pas de secrets. Eh bien! oui, j'ai certains intérêts personnels dans le couvent des Jacobins; mais vous?

— Et moi aussi, dit Chicot; mais chut!

— Causons un peu de tout cela, voulez-vous?

— Sur mon âme, j'en brûle.

— Aimez-vous le bon vin?

— Oui, quand il est bon.

— Eh bien! je connais un petit cabaret sans rival, selon moi, dans Paris.

— Eh! j'en connais un aussi, dit Chicot; comment s'appelle le vôtre?

La Corne d'Abondance.

— Ah! ah! fit Chicot en tressaillant.

— Eh bien! que se passe-t-il donc?

— Rien.

— Avez-vous quelque chose contre ce cabaret?

— Non pas, au contraire.

— Vous le connaissez?

— Pas le moins du monde, et je m'en étonne.

— Vous plaît-il que nous y marchions, compère?

— Comment donc! tout de suite.

— Allons donc.

— Où est-ce?

— Du côté de la porte Bourdelle. L'hôte est un vieux dégustateur, et qui sait parfaitement apprécier la différence qu'il y a entre le palais d'un homme comme vous et le gosier d'un passant altéré.

— C'est-à-dire que nous y pourrons causer à l'aise.

— Dans la cave, si nous voulons.

— Et sans être dérangés?

— Nous fermerons les portes.

— Allons, dit Chicot, je vois que vous êtes l'homme de ressource, et aussi bien vu dans les cabarets que dans les couvents.

— Croiriez-vous que j'ai des intelligences avec l'hôte?

— Cela m'en a tout l'air.

— Ma foi non, et cette fois vous êtes dans l'erreur; maître Bonhomet me vend du vin quand je veux, et je le paie quand je peux, voilà tout.

— Bonhomet? dit Chicot. Sur ma parole, voilà un nom qui promet.

— Et qui tient. Venez, compère, venez.

— Oh! oh! se dit Chicot en suivant le faux moine, c'est ici qu'il faut faire un choix parmi tes meilleures grimaces, ami Chicot; car si Bonhomet te reconnaît tout de suite, c'est fait de toi, et tu n'es qu'un sot.

LXXXI

LA CORNE D'ABONDANCE

Le chemin que Borromée faisait suivre à Chicot, sans se douter que Chicot le connaissait aussi bien que lui, rappelait à notre Gascon les beaux jours de l'âge de sa jeunesse.

En effet, combien de fois, la tête vide, les jambes souples, les bras pendants ou ballants, comme dit l'admirable argot populaire, combien de fois Chicot, sous un rayon de soleil d'hiver ou dans l'ombre fraîche de l'été, avait-il été trouver cette maison de la Corne d'Abondance vers laquelle un étranger le conduisait en ce moment!

Alors quelques pièces d'or, et même d'argent sonnant dans son escarcelle, le faisaient plus heureux qu'un roi; il se laissait aller au savoureux bonheur de fainéantiser, autant que bon lui semblerait, à lui qui n'avait ni maîtresse au logis, ni enfant affamé sur la porte, ni parents soupçonneux et grondants derrière la fenêtre.

Alors Chicot s'asseyait insoucieux sur le banc de bois ou l'escabeau du cabaret; il attendait Gorenflot, ou plutôt le trouvait exact aux premières fumées du repas préparé.

Alors Gorenflot s'animait à vue d'oeil, et Chicot, toujours intelligent, toujours observateur toujours anatomiste, Chicot étudiait chacun de degrés de son ivresse, étudiant cette curieuse nature à travers la vapeur subtile d'une émotion raisonnable; et sous l'influence du bon vin, de la chaleur et de la liberté, la jeunesse remontait splendide, victorieuse et pleine de consolations à son cerveau.

Chicot, en passant devant le carrefour Bussy, se haussa sur les pointes pour tâcher d'apercevoir la maison qu'il avait recommandée aux soins de Remy, mais la rue était sinueuse, et s'arrêter n'eût pas été d'une bonne politique; il suivit donc le capitaine Borromée avec un petit soupir.

Bientôt la grande rue Saint-Jacques apparut à ses yeux, puis le cloître Saint-Benoît, et presque en face du cloître, l'hôtellerie de la Corne d'Abondance, de la Corne d'Abondance un peu vieillie, un peu crasseuse, un peu lézardée, mais ombragée toujours par des platanes et des marronniers à l'extérieur, et meublée à l'intérieur de ses pots d'étain luisants et de ses casseroles brillantes qui sont les fictions de l'or et de l'argent pour les buveurs et les gourmands, mais qui attirent réellement le véritable or et le véritable argent dans la poche du cabaretier, par des raisons sympathiques dont il faut demander compte à la nature.

Chicot, après son coup d'oeil jeté du seuil de la porte sur l'intérieur et l'extérieur, Chicot fit le gros dos, perdit encore six pouces de sa taille, qu'il avait déjà diminuée en présence du capitaine, il y ajouta une grimace de satyre fort différente de ses allures franches et de ses jeux honnêtes de physionomie, et se prépara à affronter la présence de son ancien hôte, maître Bonhomet.

D'ailleurs Borromée passa le premier pour lui montrer le chemin, et, à la vue de ces deux nasques, maître Bonhomet ne se donna la peine de reconnaître que celui qui marchait devant.

Si la façade de la Corne d'Abondance s'était lézardée, la façade du digne cabaretier, de son côté aussi, avait subi les ravages du temps.

Outre les rides, qui correspondent sur le visage humain aux gerçures que le temps imprime au front des monuments, maître Bonhomet avait pris des façons d'homme puissant, qui, pour tous autres que pour les gens d'épée, le rendaient de difficile approche, et qui racornissaient, pour ainsi dire, son visage.

Mais Bonhomet respectait toujours l'épée: c'était son faible; il avait contracté cette habitude dans un quartier fort éloigné de toute surveillance municipale, sous l'influence des Bénédictins pacifiques.

En effet, s'il s'élevait, par malheur, une querelle en ce glorieux cabaret, avant qu'on eût été à la Contrescarpe chercher les Suisses ou les archers du guet, l'épée avait déjà joué, et joué de façon à mettre plusieurs pourpoints en perce; ce méchef était arrivé sept ou huit fois à Bonhomet et lui avait coûté cent livres chaque fois; il respectait donc l'épée, d'après ce système: crainte fait respect.

Quant aux autres clients de la Corne d'Abondance, écoliers, clercs, moines et marchands, Bonhomet s'en arrangeait tout seul; il avait acquis une certaine célébrité en coiffant d'un large seau de plomb les récalcitrants ou déloyaux payeurs, et cette exécution mettait toujours de son côté certains piliers de cabaret qu'il s'était choisis parmi les plus vigoureux courtauds des boutiques voisines.

Au reste, on savait si bon et si pur le vin que chacun avait le droit d'aller chercher lui-même à la cave; on connaissait si bien sa longanimité à l'égard de certaines pratiques créditées à son comptoir, que personne ne murmurait de ses humeurs fantasques.

Ces humeurs, quelques vieux habitués les attribuaient à un fond de chagrin que maître Bonhomet aurait eu dans son ménage.

Telles furent, du moins, les explications que Borromée crut devoir donner à Chicot sur le caractère de l'hôte dont ils allaient apprécier ensemble l'hospitalité.

Cette misanthropie de Bonhomet avait eu un fâcheux résultat pour la décoration et le confortable de l'hôtellerie. En effet, le cabaretier se trouvant, c'était son idée du moins, fort au-dessus de ses pratiques, ne donna aucun soin à l'embellissement du cabaret; il en résulta que Chicot, en entrant dans la salle, se reconnut tout d'abord; rien n'était changé, sinon la teinte fuligineuse du plafond, qui, du gris, était passée au noir.

En ces temps bienheureux, les auberges n'avaient point encore contracté l'odeur si âcre et si fade du tabac brûlé, dont s'imprègnent aujourd'hui les boiseries et les tentures des salles, odeur qu'absorbe et qu'exhale tout ce qui est poreux et spongieux.

Il résultait de là que, malgré sa crasse vénérable et sa tristesse apparente, la salle de la Corne d'Abondance ne contrariait point, par des exhalaisons exotiques, les miasmes vineux profondément engagés dans chaque atome de l'établissement, en sorte que, permis soit-il de le dire, un vrai buveur trouvait plaisir dans ce temple du dieu Bacchus, car il respirait l'arôme et l'encens le plus cher à ce dieu.

Chicot passa derrière Borromée, comme nous l'avons dit, et ne fut aucunement vu, ou plutôt aucunement reconnu de l'hôte de la Corne d'Abondance.

Il connaissait le coin le plus obscur de la salle commune, et comme s'il n'en eût pas connu d'autre, il allait s'y installer, lorsque Borromée l'arrêtant:

— Tout beau! l'ami, dit-il, il y a derrière cette cloison un petit réduit où deux hommes à secrets peuvent honnêtement converser après boire, et même pendant qu'ils boivent.

— Allons-y, alors, dit Chicot.

Borromée fit un signe à notre hôte, qui voulait dire:

— Compère, le cabinet est-il libre?

Bonhomet répondit par un autre signe qui voulait dire:

— Il l'est.

Et il conduisit Chicot, qui faisait semblant de se heurter à tous les angles du corridor, dans ce petit réduit si connu de ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu perdre leur temps à lire la Dame de Monsoreau.

— Là! dit Borromée, attendez-moi ici tandis que je vais user d'un privilège accordé aux familiers de l'établissement, et dont vous userez vous-même à votre tour, quand vous y serez plus connu.

— Lequel? demanda Chicot.

— C'est d'aller moi-même à la cave choisir le vin que nous allons boire.

— Ah! ah! fit Chicot; joli privilège. Allez.

— Borromée sortit.

Chicot le suivit de l'oeil; puis, aussitôt que la porte se fut refermée derrière lui, il alla soulever de la muraille une image de l'assassinat de Crédit tué par les mauvais payeurs, laquelle image était encadrée dans un cadre de bois noir, et faisait pendant à un autre représentant une douzaine de pauvres hères tirant le diable par la queue.

Derrière cette image, il y avait un trou, et par ce trou on pouvait voir dans la grande salle sans être vu.

Ce trou, Chicot le connaissait, car c'était un trou de sa façon.

— Ah! ah! dit-il, tu me conduis dans un cabaret dont tu es l'habitué; tu me pousses dans un réduit où tu crois que je ne pourrai pas être vu, et d'où tu penses que je ne pourrai pas voir, et dans ce réduit il y a un trou, grâce auquel tu ne feras pas un geste que je ne le voie. Allons, allons, mon capitaine, tu n'es pas fort!

Et Chicot, tout en prononçant ces paroles avec un air de mépris qui n'appartenait qu'à lui, appliqua son oeil à la cloison, forée artistement dans un défaut du bois.

Par ce trou, il aperçut Borromée appuyant d'abord précautionnellement son doigt sur ses lèvres, et causant ensuite avec Bonhomet, qui acquiesçait à ses désirs par un signe de tête olympien.

Au mouvement des lèvres du capitaine, Chicot, fort expert en pareille matière, devina que la phrase prononcée par lui voulait dire:

— Servez-nous dans ce réduit, et quelque bruit que vous y entendiez, n'y pénétrez pas.

Après quoi Borromée prit une veilleuse qui brûlait éternellement sur un bahut, souleva une trappe, et descendit lui-même à la cave, profitant du privilège le plus précieux accordé aux habitués de l'établissement.

Aussitôt Chicot frappa à la cloison d'une façon particulière.

En entendant cette façon de frapper, qui devait lui rappeler quelque souvenir profondément enraciné dans son coeur, Bonhomet tressaillit, regarda en l'air et écouta.

Chicot frappa une seconde fois, et en homme qui s'étonne que l'on n'ait pas obéi à un premier appel.

Bonhomet se précipita vers le réduit et trouva Chicot debout et le visage menaçant.

A cette vue, Bonhomet poussa un cri, il croyait Chicot mort, comme tout le monde, et pensait se trouver en face de son fantôme.

— Qu'est-ce à dire, mon maître, dit Chicot, et depuis quand habituez-vous les gens de ma trempe à appeler deux fois?

— Oh! cher monsieur Chicot, dit Bonhomet, serait-ce vous, ou n'est-ce que votre ombre?

— Que ce soit moi ou mon ombre, dit Chicot, du moment où vous me reconnaissez, mon maître, j'espère que vous m'obéirez de point en point.

— Oh! certainement, cher seigneur, ordonnez.

— Quelque bruit que vous entendiez dans ce cabinet, maître Bonhomet, et quelque chose qui s'y passe, j'espère que vous attendrez que je vous appelle pour y venir.

— Et cela me sera d'autant plus facile, cher monsieur Chicot, que la recommandation que vous me faites est exactement la même que vient de me faire votre compagnon.

— Oui, mais ce n'est pas lui qui appellera, entendez-vous bien, seigneur Bonhomet, ce sera moi; ou, s'il appelle, vous entendez, ce sera exactement comme s'il n'appelait pas.

— C'est chose convenue, monsieur Chicot.

— Bien; et maintenant éloignez tous vos autres clients sous un prétexte quelconque, et que dans dix minutes nous soyons aussi libres et aussi isolés chez vous, que si nous étions venus pour y pratiquer le jeûne, le jour du vendredi-saint.

— Dans dix minutes, seigneur Chicot, il n'y aura pas un chat dans tout l'hôtel, à l'exception de votre humble serviteur.

— Allez, Bonhomet, allez, vous avez conservé toute mon estime, dit majestueusement Chicot.

— Oh! mon Dieu! mon Dieu! dit Bonhomet en se retirant, que va-t-il donc se passer dans ma pauvre maison?

Et comme il s'en allait à reculons, il rencontra Borromée qui remontait de la cave avec ses bouteilles.

[Illustration: Il appliqua un furieux coup de dague sur le dos de son compagnon. — PAGE 103.]

— Tu as entendu? lui dit celui-ci; dans dix minutes, pas une âme dans l'établissement.

Bonhomet fit de sa tête, si dédaigneuse à l'ordinaire, un signe d'obéissance et se retira dans sa cuisine, afin d'y rêver aux moyens d'obéir à la double injonction de ses deux redoutables clients.

Borromée rentra dans le réduit, et trouva Chicot qui l'attendait, la jambe en avant et le sourire sur les lèvres.

Nous ignorons comment maître Bonhomet s'y était pris; mais, la dixième minute écoulée, le dernier écolier franchissait le seuil de sa porte, donnant le bras au dernier clerc, et disant:

— Oh! oh! le temps est à l'orage chez maître Bonhomet; décampons, ou gare la grêle.

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